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Laënnec HURBON
docteur en Théologie (Institut catholique de Paris) et en Sociologie (Sorbonne),
directeur de recherche au CNRS et professeur à l'Université Quisqueya de Port-au-Prince
(1996)
LES TRANSITIONS
DÉMOCRATIQUES.
Actes du colloque international
de Port-au-Prince, Haïti.
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composé exclusivement de bénévoles.
Cette édition électronique a été réalisée par Rency Inson Michel, bénévole,
étudiant en sociologie à la Faculté d’ethnologie à l’Université d’État
d’Haïti et fondateur du Réseau des jeunes bénévoles des Classiques des
sciences sociales en Haït, à partir de :
Sous la direction de
Laënnec HURBON
Courriel : lhurbon@yahoo.com
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Courriels :
SOUS LA DIRECTION DE
Laënnec HURBON
docteur en Théologie (Institut catholique de Paris) et en Sociologie (Sorbonne),
directeur de recherche au CNRS et professeur à l'Université Quisqueya de Port-au-Prince
Quatrième de couverture
[4]
[4]
REMERCIEMENTS
[5]
PREMIÈRE PARTIE
Les expériences démocratiques [13]
DEUXIÈME PARTIE
Transition démocratique en Haïti [159]
TROISIÈME PARTIE
Interrogations et incertitudes [313]
[9]
INTRODUCTION
[13]
Première partie
LES EXPÉRIENCES
DÉMOCRATIQUES
[14]
Sous la direction de Laënnec Hurbon, Les transitions démocratiques. (1996) 20
[15]
“Transition démocratique
en Argentine.”
extrait de la communication de Raoul Alfonsin,
ex-président de la République d’Argentine
[17]
“Transitions et consolidations
démocratiques en Amérique latine
et dans les Caraïbes.”
Régimes autoritaires
et changements politiques
riste, fondé sur l’équité [23] plus que sur l’égalité ; il acquiert parfois
une dimension qualitative Oorsque, par exemple, l’accès à un certain
type d’éducation, et non à la seule alphabétisation, est revendiqué).
Enfin, il existe désormais une véritable échelle d’allégeances ci-
toyennes : démocratie de proximité, nationalité, participation aux en-
sembles régionaux intégrés.
Si les chemins de la citoyenneté sont encore semés d’embûches, on
peut toutefois noter un certain nombre d’indices positifs récents, no-
tamment en matière d’exercice du droit de vote. Nous pouvons jeter
un regard rétrospectif sur la stabilisation de cette institution clé de la
démocratie qu’est la sélection des dirigeants au moyen d’élections
concurrentielles 12.
Du « temps latino-américain »
à la « longue durée » :
les chantiers de la stabilisation démocratique
Références bibliographiques
[28]
Sous la direction de Laënnec Hurbon, Les transitions démocratiques. (1996) 38
[29]
[35]
précis. Ce sont des nations qui naissent des forces bourgeoises à la re-
cherche de marchés internes permanent, d’où la nécessité de délimita-
tion des frontières d’un territoire dans lequel juridiquement s’unifor-
mise l’exploitation du travail par le capital à travers des codes légaux,
linguistiques et culturels.
Aussi, dès l’émergence des sociétés nationales, apparaissent
d’autres sujets sociopolitiques tels que les classes exploitées et margi-
nales, les classes dépossédées, les entités socio-ethniques. Cet en-
semble de classes et de groupes sociaux que forme le peuple s’intègre
de plus en plus au sein d’un processus de formation de la nation dans
une lutte permanente pour la survie et le développement, pour finale-
ment rompre avec les schémas de domination et d’exploitation capita-
liste. Le peuple-nation imprime ainsi ses caractéristiques particulières
à la nation à travers sa participation aux luttes pour l’indépendance
nationale, pour l’amélioration de ses conditions de travail et sociales,
et par une résistance permanente à travers tous les espaces culturels,
politiques et sociaux 19.
Cette idée de nationalisme populaire est présentée par Lénine dans
un bref écrit intitulé « l’orgueil national des Russes 20 » où il spécifie
que l’amour de la patrie s’exprime dans la lutte contre l’oppression
des classes dominantes, idées qui certainement aujourd’hui tiennent
encore une place importante [38] dans le discours politique de l’Ar-
mée zapatiste de libération nationale (EZLN) 21
Lénine n’a pas développé sa pensée dans cette direction car il
considérait, entre autres, que les problèmes nationaux devaient aboutir
à l’indépendance politique. Aujourd’hui, il est clair que l’indépen-
dance politique n’est pas suffisante, que le développement de la nation
continue à partir d’une nation dominée par la bourgeoisie vers l’éta-
Néo-libéralisme et nation
[44]
Sous la direction de Laënnec Hurbon, Les transitions démocratiques. (1996) 55
[45]
Patrick Michel *
sociologue (CNRS), groupe de sociologie des religions,
spécialiste de l’Europe de l’Est.
36 Mais aussi le tiers monde : la guerre du Golfe procède ainsi sans nul
doute d’une profonde erreur d’interprétation de Saddam Hussein sur la si-
tuation internationale réelle après l’effondrement du communisme.
37 Comme le dit fort bien Jacek Kuron : « L’ordre mondial s’est effondré.
Si le conflit bosniaque avait éclaté [avant cet effondrement], les deux grands
auraient pu le régler en une demi-heure s’ils l’avaient voulu, et sans doute
l’auraient-ils voulu. Aujourd’hui, le communisme c’est fini. Or la course
entre les deux blocs motivait l’activité humaine. Je suis même convaincu
que dans le futur, on tirera un bilan positif de cette course. Elle a permis
l’émancipation de races, de classes, de nations ; la domination des droits de
l’homme, c’est aussi le résultat de cette course. Mais tout cela est terminé, et
certains n’ont pas encore compris. » Voir « On ne peut pas bâtir sur les
mythes du passé », in Libération, 3 août 1993.
38 Concernant le « supplément d’âme », se reporter à la réaction du pasteur
Milos Rejchrt, ancien porte-parole de la Charte 77, dans son texte « Vers la
Sous la direction de Laënnec Hurbon, Les transitions démocratiques. (1996) 65
[55]
“L’Église catholique
et la transition vers
la démocratie au Brésil.”
Michael Löwy
sociologue, directeur de recherche au CNRS
Dans ces conditions, il n’est pas étonnant que les évêques opposi-
tionnels deviennent la « bête noire » du régime et soient accusés de
menées subversives. Certains idéologues du régime militaire attaquent
aussi l’Église, la qualifiant utopiste, féodale et rétrograde en raison de
son opposition à la « modernisation » et au « progrès » tels que les
conçoivent les experts du gouvernement. D’autre part, de nombreux
mouvements sociaux, de défense des droits de l’homme ou de lutte
syndicale se réfugient sous le parapluie protecteur de l’Église, qui
connaît, au cours de ces années, l’essor de deux phénomènes nou-
veaux : la théologie de la libération et les communautés ecclésiales de
base.
Les théologiens de la libération - les frères Leonardo et Clodovis
Boff, Frei Betto (emprisonné pendant plusieurs années par les mili-
taires), Hugo Assmann, Yvo Lesbaupin Gui aussi emprisonné), les bi-
blistes Carlos Mesters et Frei Gorgulho, et beaucoup d’autres - contri-
buent à façonner une nouvelle culture religieuse, anti-autoritaire, dé-
mocratique et égalitaire. Leurs critiques de la dictature et du capita-
lisme dépendant vont inspirer, à partir de 1971, toute une génération
de militants chrétiens. Le thème principal de leurs écrits est la trans-
formation des pauvres en sujets de leur propre histoire, en acteurs de
leur propre libération, avec l’aide de Dieu - en suivant le paradigme
rédempteur de l’Exode vétero-testamentaire.
Quant aux communautés ecclésiales de base, leur essor au cours
des années 1970 est impressionnant : on calcule leur nombre à environ
100 000, regroupant plus d’un million de croyants. Composées en leur
majorité de femmes, les CEBs sont aussi souvent animées par des
sœurs appartenant aux ordres religieux féminins. Il s’agit, bien enten-
du, d’une « minorité prophétique » dans l’Église, mais, par leur im-
plantation dans les couches populaires (aussi bien urbaines que ru-
rales), elles vont fournir, au cours des prochaines années, une bonne
partie des activistes du mouvement populaire, ouvrier et paysan qui
lutte contre l’état d’exception 41.
[59]
La souffrance commune (pauvreté) et l’espoir de rédemption sont
des composantes essentielles de la culture politico/religieuse des
CEBs brésiliennes, dont l’ethos présente beaucoup de traits communs
avec l’idéal-type de la religion de communauté (Gemeindereligiosität)
décrit par Max Weber dans sa « Parenthèse théorique » : prophéties de
salut fondées sur la souffrance commune des croyants, éthique de réci-
procité entre voisins sublimée dans une système de valeurs absolues,
enfin un « communisme d’amour » fondé sur la fraternité (brüder-
liche Liebeskommunismus) 42.
Comment expliquer le changement si rapide (six ou sept années)
qui a conduit l’Église à cesser d’être un des piliers du régime autori-
taire pour se transformer en un de ses principaux adversaires ? La ré-
pression contre des secteurs de l’Église a sans doute joué un rôle dans
cette radicalisation des évêques ; mais en soi-même cela n’est pas une
explication suffisante, comme le montre avec force le contre-exemple
argentin... On peut mentionner aussi l’influence du concile Vatican II,
celle, plus proche et plus radicale, de la conférence de Medellin
(1968), ou encore le rôle grandissant des laïcs et des ordres religieux.
Essayant de rendre compte du tournant de l’Église brésilienne
l’éminent spécialiste américain Scott Mainwaring écrit : « Ce ne fut ni
une stratégie consciente pour protéger des intérêts institutionnels, ni le
processus politique en soi même qui ont amené l’Église à changer.
C’est plutôt la combinaison d’une nouvelle identité institutionnelle
avec des conditions sociales, politiques et économiques nouvelles qui
explique le changement de l’Église. Présenter soit les conditions so-
ciales et politiques, soit la nouvelle idéologie institutionnelle comme
le seul facteur de changement serait rater le caractère dialectique de ce
processus 43. » Ce qui est quelque peu absent de cette analyse, par
ailleurs intéressante, c’est le rôle de la « base » religieuse, les milliers
de chrétiens - laïcs ou membres du clergé, militants de la JUC et de la
JOC, religieux et religieuses, intellectuels et ouvriers - activement en-
gagés dans le combat contre le régime d’exception, qui ont été sans
42 Max Weber, « Zwischenbetrachtung », in Die Wirtschatftsethik der
Weltreligionen. Konfuzianismus und Taoismus, Tübingen, JCB
Mohr, 1989, p. 486.
43 Scott Mainwaring, The Catholic Church and Brazilian Politics 1916-
1985, p. 115.
Sous la direction de Laënnec Hurbon, Les transitions démocratiques. (1996) 73
[63]
Max DOMINIQUE
prêtre spiritain, professeur à l’École normale supérieure
d’Haïti
Préambules
L’Église synodale,
voix des sans voix (1980-1986)
Premières tensions :
où campe l’Église ? (1986-1987)
cherchant à vivre dans ses tréfonds la vie menacée des pauvres. Elle
balbutie un discours tremblant sur la mort, le témoignage, le martyre,
à partir de l’assassinat de notre frère, Jean-Marie Vincent. Enfin, les
urgences se font jour de la critique et de l’autocritique. La théologie
est perçue de plus en plus comme langage critique, utopique et escha-
tologique en ces temps très sombres d’apocalypse.
Du retour et de la construction
de la démocratie (1994-....)
Références bibliographiques
[73]
TRANSITION DÉMOCRATIQUE
ET RELIGION
(DÉBAT)
Retour à la table des matières
mais qu’elle intéresse Dieu lui-même. Dieu est concerné parce que la
situation des pauvres est intolérable. La misère émeut le cœur de
Dieu. Depuis l’exode, Dieu a dit : « J’ai entendu la clameur de mon
peuple ». Je pense que c’est sur cela que se fonde un engagement poli-
tique des chrétiens dans la politique, parce que cette misère a des
causes structurelles qui sont bâties sur des régimes d’oppression.
Maintenant, si votre intervention vise à revendiquer l’autonomie du
politique vis-à-vis du religieux, je suis d’accord et je me bats pour
cela. Mais si nous n’offrons pas une alternative à cette société injuste,
cruelle, qui, de par le monde avec le nouvel ordre international, conti-
nue à exclure les pauvres, à les marginaliser, nous sommes redevables
aux yeux de Dieu lui-même.
S. Silva Gotay : Cette règle selon laquelle il faut donner à César ce
qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu peut apparaître comme un
leurre si l’on donne trop à César. On perdrait ainsi une partie fonda-
mentale de l’Évangile. Je voudrais citer quelques exemples qui
montrent à quel point l’Évangile se préoccupe de la question des
pauvres d’un point de vue social, économique et politique. L’Ancien
Testament insiste déjà sur le fait que Dieu ne veut pas de sacrifices
mais la justice. Alors Dieu leur répond : « Ce n’est pas des sacrifices
que je vous demande, je veux que vous aidiez les pauvres qui frappent
à votre porte et que vous ne maltraitiez pas le travailleur. C’est alors
que vous verrez la gloire du Seigneur. » Isaïe s’occupe de questions
qui sont fondamentalement économiques. Dans un très beau texte où
il est question d’un nouveau ciel et d’une nouvelle terre, Isaïe dit aussi
que dans ce nouveau monde, les gens ne vont pas semer pour que
d’autres mangent, qu’ils ne vont pas construire des [76] maisons pour
que d’autres les habitent. Cette tradition est vivante pour le peuple
juif, et l’on voit cela clairement dans le texte du Magnificat où il est
dit que Dieu renverse les puissants de leur trône et les remplace par
les humbles. En langage politique, on appelle cela une révolution.
Dans le livre de saint Luc, il y a sept épisodes de rencontres entre
riches et pauvres où les mêmes idées reviennent : les pauvres sont ré-
tribués et les riches sont renvoyés les mains vides. D’où la célèbre pa-
role de l’Évangile : « Il est plus facile à un chameau de passer par le
chas d’une aiguille qu’à un riche d’entrer dans le royaume des cieux. »
Il y a des centaines de constellations théologiques dans l’Ancien et le
Nouveau Testament qui affirment cette idée. Si l’on disait que les
Sous la direction de Laënnec Hurbon, Les transitions démocratiques. (1996) 93
[79]
47 Ibid.
Sous la direction de Laënnec Hurbon, Les transitions démocratiques. (1996) 104
jours est-il que Rousseau nous conduit vers deux anciennes colonies
portugaises d’Afrique occidentale, aujourd’hui États indépendants.
Un « destin » commun oriente l’histoire de ces deux peuples, de-
puis l’époque des découvertes maritimes et de l’immense trafic né-
grier, jusqu’à leur souveraineté respective, fruit d’une lutte conjointe
et d’une unité anticoloniale.
Cabrai, héros unique, fondateur du prestigieux Parti africain pour
l’indépendance de la Guinée-Bissau et des îles du Cap-Vert (PAIGC) a
rappelé les fondements historiques de cette communauté de destin. Il a
« mené, selon le mot de Gérard Chailland, la guerre la plus juste et la
plus rationnelle du XXe siècle. » Cette guerre, Cabrai l’entendait
d’abord comme un acte de culture.
De cette histoire politique, de cette guerre-culture aux transitions
dont nous parlons, un fait importe relativement à notre problématique.
Parti de « militants armés », engagé dans une « guerre du peuple »,
le PAIGC conduit deux luttes d’indépendance, dans deux territoires
distincts. Cette guerre a deux conséquences majeures. D’une part, le
retour de la démocratie au Portugal. En effet, le Mouvement des
forces armées (MLA), agent [86] essentiel de la transition démocra-
tique qui renverse le régime salazariste en métropole, est comme on le
dit « sorti » de la forêt bissau-guinéenne 48. D’autre part, à sa victoire,
le PAIGC instaure un régime monopartite, mais, cas unique au monde,
dans deux États-nations : aux îles du Cap-Vert et en Guinée-Bissau.
Nous sommes, en cela, hors du cadre classique du régime monopartite
traditionnel.
Bref, au coeur de la deuxième transition démocratique portugaise,
le parti de Cabrai met en place un régime d’unité. Or, l’éclatement de
cette unité déterminera, de façon profonde, les transitions démocra-
tiques qui nous occupent. Décrivons-en le processus.
Un double coup d’État vient mettre un terme à l’unité. Le premier
a lieu en novembre 1980 en Guinée-Bissau. Le second - qui n’a ja-
mais dit son nom et qui a trouvé dans le précédent sa justification - se
déroule au Cap-Vert, où le PAIGC est dissout et remplacé par le Parti
pective invite [89] à penser, comme Rousseau, que la richesse des na-
tions n’est pas le ferment nécessaire de la démocratie. Et surtout tel le
donne à penser Cabrai la culture est l’être lui-même, ou encore,
comme le poétise Rilke 49 :
« Ce qui s’appelle le Destin, c’est cela : faire face rien d’autre que cela
et toujours être en face ! »
[90]
49 Rainer Maria Rilke, Poésies, Œuvres II, p.39, Paris, Seuil, 1972.
Sous la direction de Laënnec Hurbon, Les transitions démocratiques. (1996) 109
[91]
Dominique Bangoura
Observatoire politique et stratégique de l’Afrique, Paris
[93]
Or les forces instituées ne sont porteuses d’aucune sécurité. En réa-
lité, dans les années 1980, la crise politique montre que dans un
contexte de pouvoir autoritaire et illégitime, État plus « sécurité » sans
liberté n’entraînent aucun développement. En l’occurrence, les diri-
geants se protègent à l’aide d’idéologies sécuritaires pour asseoir leur
stabilité.
Par ailleurs, les forces armées, affectées de tâches extra-militaires -
construction de route, et de ponts, travaux agricoles, formation, ensei-
gnement, animation de services civiques... - se montrent très vite dan-
gereuses pour le pouvoir civil (en se rendant indispensables, elles sont
tentées par les coups d’État) et pour elles-mêmes (en se civilisant,
elles perdent leur capacité de défense et leur autonomie). Trois décen-
nies de régimes militaires en Afrique suffisent amplement pour dé-
montrer l’incompatibilité entre armée et développement, du fait que
les militaires ne sont ni préparés ni mandatés pour cela.
Par conséquent, le champ des ruptures naît de la triple crise de
l’État et du pouvoir politique, de la société, des relations entre armée
et société, et peut se définir comme le lieu spécifique de la compéti-
tion pour le contrôle de l’appareil d’État et du pouvoir politique en
soulignant la dimension proprement coercitive du politique 53.
fense. Utilisées à des fins politiciennes, elles perdent leur raison d’être
et leurs compétences et deviennent à maints égards conflictuelles.
Sous la direction de Laënnec Hurbon, Les transitions démocratiques. (1996) 114
Le pouvoir politique est issu de la force : soit par coup d’État mili-
taire 54, soit du fait de la nature et de la longévité du pouvoir 55. D’une
part, la majorité des régimes sont militaires, d’autre part, régimes ci-
vils et militaires s’appuient sur un parti unique et des milices armées
pour garantir leur longévité.
Dans les régimes civils, tantôt l’armée devient un instrument du
pouvoir, tantôt elle se voit remplacée par des forces armées concur-
rentes : forces [94] paramilitaires (gardes présidentielles, milices) ou
par les forces de l’ordre (gendarmerie, police…) 56.
De ce fait, les Constitutions, les partis politiques, les élections
existent,, mais restent de pure forme, illustrant un légalisme dénué de
fondement démocratique. Par conséquent, les dirigeants au pouvoir et
la minorité qui les entoure adoptent des idéologies sécuritaires pour
renforcer leur régime, au détriment du peuple.
sociale ou militaire ne peut être tenue à l’écart des enjeux et des pro-
jets de société et c’est là qu’intervient la notion d’État de droit et de
société démocratique.
[99]
La seconde remarque est relative aux conditions économiques dé-
favorables qui agissent sur les forces armées pendant la période de
transition.
Le Fonds monétaire international et la Banque mondiale font pres-
sion sur les gouvernements africains pour obtenir une chute des effec-
tifs militaires - au même titre que les effectifs de la fonction publique -
par souci de rigueur budgétaire. Or, si de telles mesures peuvent trou-
ver justification dans le domaine financier, elles s’avèrent par ailleurs
déstabilisantes aux plans politique, social voire strictement militaire.
Certains pays comme l’Angola, le Mozambique, le Mali, le Niger
sont en cours de restructuration de leurs forces armées - gouverne-
mentales et ex rebelles - en armée réunifiée. Une réduction drastique
des effectifs ne facilite pas les négociations qui ont déjà mis en péril
plusieurs cessez-le-feu ainsi que le processus de transition proprement
dit.
En principe, les forces armées sont conçues pour prévenir ou ré-
pondre à une menace. C’est la nature de la menace qui devrait déter-
miner les effectifs et les équipements nécessaires et non des institu-
tions extérieures, là encore s’impose un vaste débat de société sur les
missions et les moyens à attribuer aux forces armées.
Deux cas devraient attirer l’attention sur l’influence de l’armée
dans un processus de transition politique :
Conclusion
[101]
TRANSITION DÉMOCRATIQUE
ET DROITS DE L’HOMME
(DÉBAT)
À quoi bon faire la vérité lorsqu’on sait que du point de vue juri-
dique, avec la loi d’amnistie on a pratiquement fermé toutes les possi-
bilités de procédure pour exercer des poursuites légales ?
Le travail de la commission de Vérité et Justice ne devrait-il pas
permettre d’assister à une véritable naissance des droits de l’homme,
qui n’ont rien à voir avec les droits de l’homme dans les sociétés dites
démocratiques ?
La commission rendra-t-elle publics les noms des coupables ?
F. Boucard : Je ne suis pas juriste, mais, si j’en crois ce qu’on m’a
dit lorsque j’ai accepté de prendre cette charge, la loi d’amnistie
concerne uniquement le coup porté à l’État. Le mandat de la commis-
sion consiste à identifier les victimes et à faire le jour sur les graves
violations qui ont été commises au nom de l’État, par des agents de
l’État ou par des personnes attachées au service [103] de ces agents.
Ce qui est du ressort de la loi d’amnistie est donc différent de ce qui
entre dans le mandat de la commission.
Il est vrai, par ailleurs que malgré les résistances de certains pays
(on l’a vu à la conférence du Caire) d’admettre le droit au développe-
ment des peuples, les droits des personnes et des collectivités doivent
être promus dans des sociétés comme les nôtres où, jusqu’à présent,
c’était l’armée qui faisait la loi.
En ce qui concerne le travail de la commission, il n’a commencé
que le premier avril 1995. Ce type de commission existe un peu par-
tout dans le monde, ce qu’on en fera ici dépendra de l’ensemble des
Haïtiens. On a dit que la commission n’avait pas reçu ce qu’il fallait
Sous la direction de Laënnec Hurbon, Les transitions démocratiques. (1996) 127
[104]
F. Boucard : Je suis portée à être vigilante sur l’utilisation que l’on
pourrait faire des résultats de cette commission. Il s’agit de faire que
notre action débouche sur une capacité de la société civile d’agir sur
l’État de manière à ce qu’il dispose d’un cadre constitutionnel qui
puisse permettre à la population de vivre librement.
Être l’organe de la clameur publique peut être un couteau à double
tranchant : la clameur publique peut ne pas être fondée. Il faut que la
justice puisse se prononcer, quelle ait la capacité de faire des enquêtes.
Tant que nous n’aurons pas un système judiciaire qui fonctionne, la
clameur sera notre seul recours. Mais nous devons tendre vers des ins-
titutions solides capables d’assurer la justice.
Dans notre pays, seul le président pouvait instituer cette commis-
sion. Il l’a fait et je ne vois pas en quoi cela rend le travail de la com-
mission impossible. Tout dépend de la conception que l’on a de la ré-
conciliation. Si l’on considère qu’il s’agit d’un concept moral, comme
lorsque les parents disent aux enfants qui se sont disputés « réconci-
liez-vous », ce n’est pas sérieux. Mais si nous considérons qu’il s’agit
de la recherche de la cohésion sociale afin que les conflits soient ré-
glés de façon démocratique et non par l’élimination physique d’un des
protagonistes, alors on peut accepter cette notion de réconciliation.
Sous la direction de Laënnec Hurbon, Les transitions démocratiques. (1996) 129
[105]
Luc de Heusch
anthropologue, université libre de Bruxelles
Mais cette magie-là est d’une toute autre nature que celle des rois
ashantis, incarnation provisoire d’un pouvoir de nature solaire, dont le
trône d’or est le symbole permanent, le symbole d’une unité réalisée à
travers les violences de l’histoire.
La colonie britannique de Gold Coast réunissait au milieu du XX e
siècle les peuples les plus divers, dont les Ashanti n’étaient que l’une
des composantes. Nrkumah, leader charismatique d’une nation à la re-
cherche d’elle-même doit réaliser, comme d’autres leaders africains,
l’unité problématique de sociétés caractérisées par des systèmes poli-
tiques hétérogènes, parfois antagonistes, sans pouvoir faire appel à
cette dimension essentielle de la royauté sacrée : les rituels magico-re-
ligieux nationaux.
Comment s’étonner, dans ces conditions, que des conflits eth-
niques ou tribaux sont apparus un peu partout et se sont reflétés au tra-
vers des luttes pour le pouvoir central ?
Les leaders africains de l’indépendance, pas plus que leurs succes-
seurs, n’ont évidemment pu forger ces indispensables outils métaphy-
siques du pouvoir. Tout au plus la rumeur publique entretient-elle par-
fois le soupçon qu’ils disposent de puissantes médecines magiques,
plus ou moins redoutables pour leurs adversaires. Mais cet aspect, non
négligeable, de la sacralité du pouvoir - dont Duvalier lui même fut
crédité - n’a jamais été intégré à l’idéologie officielle, qui se veut mo-
derniste. Les chefs d’État africains doivent se contenter [107] d’un cé-
rémonial, généralement militaire, hérité directement de la situation co-
loniale, voire de l’idéologie napoléonienne, comme ce fut le cas de
l’empereur Bokassa qui, mêlant l’ancien et le moderne dans une
étrange synthèse mégalomaniaque, fit appel aux fantasmes de la sor-
cellerie anthropophagique pour consolider de fragiles fastes impé-
riaux. Ultime perversion du système colonial et du système tradition-
nel, envers laquelle, faut-il le rappeler, l’ancien colonisateur fut étran-
gement complaisant.
Il est consternant de constater que tous ces leaders charismatiques -
quelle que fût leur stature - ont sombré dans le despotisme. Le plus
sanguinaire fut celui qui apparaissait alors comme le nationaliste le
plus farouche : Sékou Touré, responsable de l’état de délabrement de
la Guinée. Aucun des autres chefs d’État ne put - ou ne voulut - fonder
Sous la direction de Laënnec Hurbon, Les transitions démocratiques. (1996) 132
mières risquent d’être ici de peu d’utilité. Dans cette histoire conster-
nante, où l’idéologie de la décolonisation s’est retournée comme un
gant - un nouveau type d’oppression se substituant à la précédente -,
le délire paranoïaque du pouvoir et de l’appétit du gain se conjuguent
à plaisir.
De telles formules inédites, toutes fondées sur la dictature du parti
unique, s’autorisent parfois d’une prétendue philosophie africaine du
pouvoir, fondée sur le consentement unanime. Il y a quelque mauvaise
foi à identifier la terreur imposée par le bras armé des nouveaux pou-
voirs despotiques, au consensus qui caractérise, en effet, souvent les
décisions politiques des sociétés africaines traditionnelles, indiffé-
rentes aux débats parlementaires codifiés par l’Occident.
Mais il est vain de croire que l’on peut réduire à un modèle unique
la pensée africaine, l’art africain ou l’extraordinaire diversité de la vie
politique en Afrique. La distance est considérable, des petites commu-
nautés, dont l’horizon se limite au village ou à un groupe de villages,
aux grands royaumes d’Afrique centrale ou occidentale. La genèse de
ceux-ci fait problème, et il n’est pas question d’aborder ici ce dossier
anthropologique complexe. Dans ces États sans écriture, sans bureau-
cratie, fondés sur la tradition orale comme dans les sociétés lignagères
plus ou moins « acéphales », le pouvoir central dévolu à un chef sacré
varie considérablement d’un lieu à l’autre, en fonction d’une histoire
contingente, toujours unique. Le despotisme, certes, n’y est pas incon-
nu ni certaines formes d’esclavagisme. Mais l’on y rencontre aussi
d’heureuses exceptions qui laissent entendre qu’une certaine démocra-
tie n’était pas absolument incompatible avec la royauté sacrée.
Je me bornerai à évoquer le petit royaume des Kuba, dans le Kasai,
au cœur du Zaïre. Il avait réussi, en effet, à intégrer de manière har-
monieuse, les différentes factions dans un système politique unifié où
l’opinion publique s’exprimait à différents niveaux. La stratification
sociale est faiblement marquée. Une petite minorité d’esclaves domes-
tiques, une majorité d’hommes libres, membres des clans matrili-
néaires, une minorité d’aristocrates composée des membres du lignage
royal, ainsi que des nombreux fils et petits-fils des rois (grands poly-
games), qui n’appartiennent pas au groupe précédent en vertu du
mode de descendance. La mobilité politique est très grande. Aucune
des nombreuses dignités (charges administratives, judiciaires, mili-
taires) n’est [109] héréditaire : elles sont accessibles, à quelques ex-
Sous la direction de Laënnec Hurbon, Les transitions démocratiques. (1996) 134
les signes du prestige social qui lui ouvre le droit de solliciter l’une ou
l’autre dignité du roi.
La démocratie moderne occidentale implique une autre condition,
étroitement liée à la précédente. Elle repose sur la circulation critique
des [110] idées, que seule l'instruction généralisée permet de générer
et d’entretenir. Cette libre circulation des idées, toujours menacée par
les discours de type magique, est, d’ailleurs, la seule assise véritable
du développement scientifique, technologique et économique. Il n’y a
là aucune illusion à nourrir. Sans un tel développement, la démocratie
moderne, contrôlée à l’échelle planétaire par les puissances de l’ar-
gent, ne serait qu’un leurre.
Oserais-je avouer que l’avenir ne m’inspire guère confiance ?
C’est en réaction contre l’horreur du nazisme - oeuvre d’un leader
charismatique, Adolphe Hitler -, c’est contre cette dégradation absolue
de l’éthique, que les quelques États, peu nombreux, qui constituèrent
après la Seconde Guerre mondiale, l’Organisation des Nations unies,
votèrent avec soulagement, et avec un immense espoir, la déclaration
universelle des droits de l’homme.
Le monde était censé entrer dans le paradis. Nous allions enfin,
après quelques égarements de la raison - travailler vraiment, toutes na-
tions réunies, au progrès social et économique, tout en établissant à ja-
mais la dignité de la personne humaine. Le désenchantement s’est ins-
tallé aujourd’hui dans les esprits, en Occident comme chez les peuples
libérés du colonialisme, qui, le plus souvent, ont découvert à leurs dé-
pens qu’ils étaient désormais victimes d’une double exploitation : sur
le plan économique, celle des anciens maîtres, à présent débarrassés
du souci colonial de maintenir l’ordre, de développer des services ; sur
le plan politique, celle des nouveaux maîtres qui prétendent parler et
agir en leur nom sur la scène internationale.
En fait, les innombrables sociétés africaines différentes, dont les
cultures survivent inégalement aux destructions que leur a infligé la
colonisation, sont totalement étrangères à l’État moderne - ou à sa ca-
ricature - qui leur a été imposé. Il y a une évidente solution de conti-
nuité sociologique, entre cette superstructure plus ou moins récente et
la société civile, paysanne dans son immense majorité, qui lui paie tri-
but. Presque partout, cette paysannerie diversifiée, qui a produit mille
cultures originales, où le pouvoir ne pouvait s’exercer sans un mini-
Sous la direction de Laënnec Hurbon, Les transitions démocratiques. (1996) 136
[111]
Paulin Houtoundji
Professeur de philosophie, université de Cotonou, Répu-
blique du Bénin
La gestion de la justice
Pour juger les criminels, il faut un appareil judiciaire efficace et
compétent. Comment faire en sorte que l’un des instruments les plus
importants de l’État de droit cesse d’être inadapté et corrompu ?
[113]
“La démocratisation
dans les Caraïbes du Commonwealth,
citoyenneté, ethnicité, égalité.” *
Fred Constant
professeur des universités à l’Institut d’études politiques de
Strasbourg
L’histoire ou la délégitimation
de la citoyenneté
[119]
[122]
leur cardinale par rapport à laquelle s’ordonnent tous les autres types
de lien social, il s’agit au contraire d’intercaler l’appartenance com-
munautaire dans les relations entre le citoyen et l’État. La démocratie
est alors médiatisée par les communautés subnationales qui co-
exercent le pouvoir politique au moyen d’arrangements institutionnels
garantissant la représentation des minorités. Dans cette vision alterna-
tive de l’unité nationale, l’appartenance ethnique précède tout autre
type d’affiliation sociale ; elle devient le vecteur d’intégration natio-
nale par excellence mais sur la base de petites collectivités plus ou
moins indépendantes les unes des autres. L’ennui est que ces collecti-
vités excluent autant de problèmes et d’acteurs qu’elles en intègrent.
Parmi ceux-ci, trois au moins méritent d’être [123] mentionnés. Tout
d’abord, l’approche consociative présente l’inconvénient de figer les
clivages ethnoculturels en pensant les neutraliser au moyen d’une illu-
soire répartition égalitaire des ressources étatiques. Ensuite, elle sou-
lève la question classique, mais non moins redoutable, de savoir si une
polité peut fonctionner durablement et pacifiquement, si le citoyen n’a
pas d’abord une obligation envers l’État en tant que gouvernement lé-
gitime plutôt qu’envers sa communauté d’origine en tant que « petite
république autonome ». Enfin, elle réduit l’unité nationale à une
simple juxtaposition de communautés subnationales, l’intégration so-
ciale à l’interaction fonctionnelle de ses membres, la paix civile à un
équilibre entre collectivités « particulières » plutôt qu’au partage de
valeurs « transcommunautaires ».
Le multiculturalisme permet-il de sortir de cette impasse commu-
nautariste sans céder pour autant aux illusions du libéralisme assimila-
tionniste ? La démocratisation - tant les transitions que les consolida-
tions démocratiques - passe-t-elle par l’amélioration de la protection
juridique des droits individuels des citoyens ou bien par le renforce-
ment de la cohésion sociale des communautés ? Peut-on se satisfaire
du pieux mensonge du refoulement des différences culturelles dans la
seule sphère du privé ou convient-il désormais de leur assurer une
place dans l’espace politique ? Et laquelle ? Ces questions fondamen-
tales se situent au carrefour des discussions relatives à l’universalisme
démocratique et au relativisme culturel. Avant de leur apporter
quelques éléments de réponse, précisons le terme même de multicultu-
ralisme.
Sous la direction de Laënnec Hurbon, Les transitions démocratiques. (1996) 153
Références bibliographiques
[127]
Max Puig
Professeur à l’université autonome de Santo Domingo, Ré-
publique Dominicaine
Le cas haïtien
vis des autres processus de changements qui ont eu lieu dans la Ca-
raïbe récemment, en particulier, ceux de la République Dominicaine et
de Cuba, les deux pays les plus peuplés de la Caraïbe insulaire.
Le cas dominicain
tateur Trujillo, en 1961, deux idées forces ont pris corps dans ce pays :
l’idée de démocratie et celle de développement. Après trois décennies,
la plupart des Dominicains sont profondément déçus d’une démocratie
qui a très peu servi à résoudre les besoins primordiaux d’une popula-
tion vivant dans la misère et la pauvreté. Des études à caractère psy-
chosocial récemment réalisées montrent aujourd’hui la prédominance
des sentiments de déception et de frustration chez les Dominicains.
Les analyses montrent aussi un cadre commun de référence : la socié-
té dominicaine se perçoit comme soumise à un processus de change-
ment vertigineux, dénué d’un sens ou d’une direction claire, processus
planifié par les groupes dirigeants et préalablement « avalisé » par la
population.
L’absence d’une autorité de référence et cette perception chaotique
du changement a un rapport avec la crise de l’État et la perception du
gouvernement, qui est vu comme un antre profond au centre duquel
un vieux président, beaucoup plus préoccupé par son programme
d’œuvres publiques, se trouve entouré par une masse informe de fonc-
tionnaires d’identification difficile et d’appétits personnels très pous-
sés, utilisant leurs positions pour s’enrichir, sans que le drame quoti-
dien de la population ne les préoccupe.
L’opinion que la population a des fonctionnaires du gouvernement
s’étend à l’ensemble des dirigeants des partis politiques, considérés
comme corrompus. Le rejet des politiciens et des partis, et leur identi-
fication à la recherche d’un enrichissement personnel, sont des thèmes
communs profondément enracinés dans la société dominicaine. Ces
perceptions entraînent des réactions secondaires de désespoir et de cy-
nisme liées aux réactions primaires d’impotence.
La critique exprimée par rapport aux politiciens n’est pas fonction
d’un désintérêt politique. Au contraire, des études réalisées montrent,
chez la population, un haut niveau d’information et d’intérêt pour les
affaires publiques en République Dominicaine et la conviction que la
politique pourrait être le chemin adéquat pour résoudre les problèmes
du pays, si elle était [135] exercée de manière correcte. Le profond re-
jet des dirigeants politiques est étroitement lié à la perception d’une
politique de « voleurs » qui ont enlevé à la population la possibilité
d’influencer les décisions publiques.
Sous la direction de Laënnec Hurbon, Les transitions démocratiques. (1996) 167
Le cas cubain
[138]
Sous la direction de Laënnec Hurbon, Les transitions démocratiques. (1996) 170
[139]
“État-Nation, souveraineté,
et autodétermination
dans la Caraïbe.” 77
Onofre Rojas
Centre d’investigation et de promotion sociale (CIPROS),
Santo Domingo, République Dominicaine
Le néo-libéralisme comme
plate-forme économique du nouvel ordre
78 Pour de plus amples détails sur ce point, voir notre travail sur « La sécu-
rité alimentaire nationale » publiée dans le Bulletin de l’institut dominicain
pour l’alimentation et la nutrition de la République Dominicaine, vol. l, jan-
vier-mars, 1994.
Sous la direction de Laënnec Hurbon, Les transitions démocratiques. (1996) 173
- l’indépendance ;
- la dimension mondiale de la loi de la valeur qui prévaut sur les
dimensions locales ;
- la mondialisation des relations du pouvoir (politique) et de la
culture spécialement comme moyen fondamental du maintien
de ce système, grâce à un important support des médias ;
- le développement technologique et la globalisation de la pro-
duction provoquent aussi des effets mondiaux sur l’environne-
ment (tel que l’amincissement de la couche d’ozone) ;
- l’immigration qui est un facteur décisif dans les nouvelles rela-
tions mondiales et qui constitue un élément important dans la
constitution de la classe ouvrière des pays du centre.
[142]
Une bonne partie des politiques des pays développés se sont senti
concernés par le problème de l’immigration vers les métropoles pro-
voqué par les dynamismes politiques, économiques et sociales des
pays en voie de développement.
Il y a eu dans les pays du centre, une ouverture des frontières par
les marchés. Mais, il est curieux que les décisions politiques et que les
questions concernant le milieu ambiant ne soient pas conçues en fonc-
tion des migrants, puisqu’une grande partie de l’orientation de la poli-
tique migratoire est dirigée vers la fixation de la population des pays
du tiers monde à l’intérieur des frontières nationales.
Or, cela devient indispensable « [...] parce que les populations in-
satisfaites de l’Est et du Sud prennent le chemin des vieilles démocra-
ties occidentales. [143] On voit bien qu’elles l’ont déjà pris. Les
conséquences de ce phénomène sont évidentes. De fait, les vieilles dé-
mocraties réagissent comme si elles étaient prises d’assaut par des
barbares mettant en danger le bien-être déjà atteint dans ces vieux
pays 80 ».
Enfin, j’aimerais commenter dans ce contexte le rôle que les pays
du Centre ont, jusqu’ici, assigné à la coopération internationale et aux
ONG à l’intérieur du schéma d’amenuisement de l’État, du point de
vue de sa fonction essentielle et sur le plan national.
L’auteur d’origine égyptienne Samir Amin, qui a beaucoup tra-
vaillé sur les problèmes du développement du monde d’aujourd’hui et,
spécialement sur l’échec du monde dit « développé », se questionne
sur l’ancien mode de coopération internationale pour le développe-
ment qui a été remplacé par l’« aide humanitaire ». Le caractère hu-
manitaire de cette aide a été mis en doute ; cela est dû à la cohabita-
tion d’un monde superdéveloppé avec un autre très pauvre et misé-
rable.
D’autres aspects fondamentaux liés à la coopération internationale
posent des problèmes et nous interpellent : comment les politiques
entre les États sont-elles orientées ? Des directives très précises sont
imposées à travers les organismes de coopération. Ces directives sont
80 À cet égard, je suggère de voir les notes du sociologue dominicain Max
Puig sur « Société et Politique dans le nouveau contexte mondial » élaborés
pour l’atelier d’Action social œcuménique latino-américaine, tenue à Los
Teques, Venezuela, juin 1994.
Sous la direction de Laënnec Hurbon, Les transitions démocratiques. (1996) 176
[145]
Lors de la chute du gouvernement du président Aristide, à la suite
d’un sanglant coup d’État, le gouvernement dominicain cacha à peine
sa satisfaction.
Bien qu’il ait formellement accepté l’embargo, décidé par les
États-Unis, contre Haïti, le gouvernement dominicain manifesta à plu-
sieurs reprises son désaccord à ce sujet. De multiples évidences
montrent que le gouvernement dominicain ne fit pas tous les efforts
nécessaires pour que cet embargo soit strictement observé.
Durant l’évolution de la crise haïtienne, des demandes de plus en
plus directes ont été formulées au gouvernement dominicain, afin
d’obtenir sa coopération pour un respect de l’embargo. La situation
qui prévalait était décrite dans les cercles politiques nord-américains
et notamment dans le New York Times du 10 mai 1994. Dans un édito-
rial publié ce jour-là, cet important journal précise que « l’Administra-
tion (Clinton) peut présenter trois options fermes à la République Do-
minicaine dont la frontière avec Haïti présente une hémorragie qui
nuit à l’embargo pétrolier : patrouiller la frontière de manière efficace,
accepter une aide internationale pour la surveillance de la frontière ou
suspendre toute l’aide nord-américaine 83 ».
Le 25 mai, à partir des dénonciations de fraudes électorales formu-
lées par l’opposition, et tandis que l’ambassadeur des États-Unis en
Haïti, William Swing, dénonçait le fait que la frontière ne respectait
pas l’embargo, on annonça que la président Balaguer s’était mis d’ac-
cord avec l’envoyé du président Clinton, William H. Gray, et celui des
Nations unies et de l’Organisation des États américains, Dante Capu-
to, pour « fermer la frontière ».
Il fut précisé que pour « rendre effective la fermeture totale de la
zone frontalière, l’ONU, l’OEA et le gouvernement nord-américain
apporteraient à la République Dominicaine l’assistance technique, ci-
vile et logistique 84 ». Suite à cette annonce, le New York Times publia,
depuis Santo Domingo, des commentaires qui expliquaient l’accepta-
La question de la démocratie
Les forces politiques et sociales des différents pays ont le droit in-
aliénable d’impulser un plus large mouvement régional en faveur de
l’unité et de nos droits politiques, écologiques, économiques et so-
ciaux.
Ce mouvement doit prendre en considération nos racines cultu-
relles profondes et les liens qui, historiquement ont uni nos peuples.
Aujourd’hui, nous parlons d’intégration, mais il y a longtemps que
Marti, Duarte, Betances et beaucoup d’autres grands patriotes entre-
prirent le tracé du chemin de l’unité pour maintenir la dignité et la
souveraineté de nos peuples. Cette unité doit permettre les plus grands
liens de coopération possibles, dans une dynamique Sud-Sud, afin de
promouvoir une véritable participation vers le développement et les
avancées de la science et de la technologie.
Sous la direction de Laënnec Hurbon, Les transitions démocratiques. (1996) 188
[153]
TRANSITION DÉMOCRATIQUE
ET CULTURE DE LA PAIX
(DÉBAT)
tion, Toussaint Louverture, etc. Vous faites partie d’une histoire améri-
caine partagée.
Certains économistes de la Banque mondiale ne s’expliquent pas
comment les gens peuvent vivre avec des revenus par tête si bas ; il
existe dans ces régions des savoir-faire, des stratégies de survie très
riches. La législation considère cette économie comme informelle,
mais c’est cette économie qui nourrit les gens. C’est l’économie
réelle. Comment permettre le développement d’une économie popu-
laire qui puisse permettre aux gens de survivre convenablement ?
Comment le système scolaire peut-il mettre en valeur les stratégies de
survivance ?
E. Matoko : Il est évident qu’il ne faut pas omettre les autres lieux
d’éducation, ni les autres formes, ni les autres cibles. Mais il est clair
que l’école est le lieu essentiel de transmission des valeurs parce
qu’on s’adresse à un groupe d’âge particulièrement réceptif. Cepen-
dant, l’éducation populaire, l’alphabétisation fonctionnelle, liée à des
notions pratiques, sont autant d’espaces qu’il faut exploiter et que l’on
exploite de plus en plus d’ailleurs. Les effets de retour, lorsque les pa-
rents transmettent leurs connaissances à leurs enfants, sont très impor-
tants. Ce sont autant de lieux privilégiés où l’on enseigne la démocra-
tie. Mais ce qui est important, c’est la méthode. On a [155] considéré
que l’école était un lieu de reproduction sociale, et pour tenter de re-
médier à cela on a élaboré, depuis une quinzaine d’années, de nou-
velles méthodes pédagogiques que j’appellerai participatives, mais
que l’on appelait maïeutiques au temps de Socrate où l’élève a une
plus grande participation dans l’apprentissage.
[157]
Deuxième partie
TRANSITIONS
DÉMOCRATIQUES
EN HAÏTI
[158]
Sous la direction de Laënnec Hurbon, Les transitions démocratiques. (1996) 195
[159]
“Jean-Bertrand Aristide
président de la République d’Haïti,
témoin et acteur de la transition
démocratique en Haïti, s’interroge...”
[161]
Laënnec Hurbon
directeur de recherche au CNRS
Doutes et incertitudes
sur le nouvel ordre mondial 90
93 Voir pour de plus amples informations sur le rôle des religions en Haïti
dans les processus démocratique, nos articles (1994 et 1995).
Sous la direction de Laënnec Hurbon, Les transitions démocratiques. (1996) 208
par des discussions [170] publiques et par une réflexion continue sur
elle-même. De surcroît, et paradoxalement, dès qu’une société accède
à la démocratie, elle entre, comme dit Claude Lefort (1986), dans une
phase d’indétermination foncière, au sens où désormais cette société
accepte de ne pas pouvoir disposer d’un savoir total sur elle-même et
qu’il lui appartient de créer progressivement ses propres repères sans
aucun appui possible sur une définition toute faite de l’homme. Pour
le moment, le processus en cours en Haïti nous donne à voir d’un peu
plus près les multiples tentations qui peuvent le mettre en péril. Nous
nous bornerons à souligner quelques-unes en guise de conclusion.
Au plan intérieur, tout d’abord l’obstacle institutionnel que repré-
sentait l’armée a été surmonté pour la première fois depuis la chute de
Jean-Claude Duvalier en 1986. Toutes les difficultés rencontrées jus-
qu’ici au cours de la longue transition démocratique trouvent leur ex-
plication directe et dernière dans la volonté de l’armée de contrôler ri-
goureusement le jeu démocratique en Haïti. Certes, elle avait coutume
de faire et défaire les présidents, mais c’est depuis l’instauration du ré-
gime de Duvalier (1957), quelle était empêchée d’exercer un tel pou-
voir. En revanche, dès la chute de la dictature, elle s’est crue la juste
héritière du duvaliérisme et ne semblait guère comprendre le phéno-
mène de l’irruption du peuple dans les choses politiques du pays. Le
démantèlement de l’armée ne pouvait apparaître que comme l’ouver-
ture des possibilités de réalisation d’un système politique dans lequel
tous les Haïtiens acquièrent au moins l’égalité formelle devant la loi.
L’armée autant que la bourgeoisie semblent avoir d’ailleurs compris le
vote populaire en faveur d’Aristide comme une sorte de « fin des
temps, ou fin de leur temps ». Il n’y aurait pas d’autre explication à
l’intensité de la répression sans précédent qui s’est abattue sur le
peuple pendant les trois années du coup d’État. Ce n’est pas à force
d’arguments qu’on a mis l’armée hors d’état de nuire, il a fallu l’inter-
vention d’une force plus puissante. C’est dire que la tâche qui consiste
à assurer la sécurité de la population et qui est celle de l’État de droit
naissant demeure entière : d’un côté, la force multinationale devra tôt
ou tard repartir du pays, de l’autre, il convient de créer une police qui
ne peut être préparée dans la hâte et qui devra être assez nombreuse et
assez bien formée pour couvrir tout le territoire national. La tentation
est grande de chercher à combler l’angoisse que peuvent susciter les
difficultés de création ou de réforme des institutions de la police ou de
Sous la direction de Laënnec Hurbon, Les transitions démocratiques. (1996) 209
clairs qui ne soient pas de la charité, mais qui répondent aux besoins
vitaux de toute la population.
Au plan international, on se souvient que l’affrontement dans l’opi-
nion publique américaine entre pour et contre l’intervention paraissait
une illustration des contradictions dans lesquelles la communauté in-
ternationale tout entière demeurait encore prise en s’engageant dans la
crise politique haïtienne. Que des intérêts politiques immédiats aient
été mêlés à l’intervention américaine en Haïti, que même ait été domi-
nante aux États-Unis la vision de la démocratie comme bonne et es-
sentielle à la société américaine et comme un bien relatif pour d’autres
peuples (ceux du tiers monde en particulier), cela demeure patent ;
mais cela n’empêche pas qu’ait été mise en valeur, du moins [172]
formellement, l’idée d’une humanité universelle, à travers une inter-
vention qui porte le label « Soutien à la démocratie ». Certes, et nous
croyons l’avoir déjà souligné, les couches populaires haïtiennes ont dû
prendre à la lettre l’impératif universel de la démocratie au nouvel
ordre mondial. Mais ce qu’on ne cesse en effet d’observer en Haïti,
après le retour de l’ordre constitutionnel, c’est la recherche par les
États-Unis d’un réaménagement de leur hégémonie, qui semble dispo-
nible à se satisfaire d’un régime démocratique qui serve seulement de
décor à leurs propres intérêts et qui protège ceux-là même qui ont en-
sanglanté le pays pendant les années de la dictature duvaliériste et mi-
litaire. Il n’y a pas par exemple une corrélation nécessaire entre l’ou-
verture au marché mondial et la démocratie, mais cette corrélation
semble aller de soi avec le néolibéralisme triomphant et se moque de
la revendication de justice. Tout se passe alors comme si la démocratie
se vidait peu à peu de tout contenu. Une telle perspective conduit à
l’instrumentalisation systématique des instances internationales au
service du capital international. C’est dire que, le principe du droit
passant au second plan dans les relations internationales, rien ne per-
mettra le dépassement de ce que Hobbes appelait « la guerre de tous
contre tous ». Le soutien que peut accorder la communauté internatio-
nale au processus démocratique en Haïti concerne en dernière instance
l’avenir de la démocratie dans le monde, car il donne à voir à travers
ses hésitations et ses contradictions que le paradigme de la guerre
froide survit dans un monde planétarisé où, comme le dit I. Waller-
stein (1991), « il n’est pas de salut sinon celui de l’humanité tout en-
tière ».
Sous la direction de Laënnec Hurbon, Les transitions démocratiques. (1996) 211
Références bibliographiques
[174]
Sous la direction de Laënnec Hurbon, Les transitions démocratiques. (1996) 213
[175]
“Re-fondation de
la démocratie en Haïti.”
La difficile transition
La conquête de la citoyenneté
et de la participation populaire
Le démantèlement de l’armée
Un gouvernement
pour le développement économique et social
Ainsi, malgré le chaos causé par le coup d’État militaire avec son cor-
tège d’exil, de répression, et ses conséquences, en terme d’embargo et
d’intervention internationale, le peuple a réaffirmé son choix et a assu-
ré la victoire de la légitimité, et de la lutte diplomatique menée avec
une admirable ténacité par le président Aristide.
Ainsi furent créées les conditions pour une nouvelle impulsion his-
torique à l’action de la majorité en faveur du changement, pour renfor-
cer la lutte pour la reconquête de l’espace démocratique, ressusciter
ou restructurer les organisations de la société civile, renforcer l’orga-
nisation politique Lavalas qui s’était constituée, dans les dures condi-
tions imposées par le régime militaire, en un important instrument
structuré de la lutte politique.
Ces acquis organisationnels ont garanti la participation majoritaire
du peuple aux élections municipales, législatives et présidentielles.
L’action et la présence organisatrice de l’OPL, la concertation « Bo
tab la » des diverses branches du mouvement Lavalas, l’appui du pré-
sident Aristide aux candidats de coalition ont assuré la victoire de La-
valas, devenue la force principale au Congrès, au centre de laquelle
émerge l’OPL comme parti majoritaire.
Ainsi, au terme d’une décennie de luttes sociales et politiques pour
la démocratie et le changement, Haïti entre aujourd’hui dans la phase
finale de ce difficile processus historique qui se concrétise à niveau
gouvernemental par des avances réelles.
Cette synthèse des résultats d’un processus complexe, d’une dé-
cennie terrible, marquée de difficultés extrêmes et d’un nombre im-
pressionnant de victimes malgré son caractère pacifique, montre com-
ment la lutte du peuple haïtien a débouché sur un programme fixé dès
1986 : changer l’État premier pas de la re-fondation de la démocratie,
par et pour les majorités et vers une société plus juste...
Sous la direction de Laënnec Hurbon, Les transitions démocratiques. (1996) 221
[181]
Franklin Midy
département de sociologie, université du Québec à Mont-
réal
Remarques préliminaires
Ces études montrent, dans la plupart des cas, que l’issue de tels
processus a plutôt été incertaine, et leur développement imprévisible ?
Le résultat final peut tout autant être l’instauration de la démocratie
politique que la restauration [185] d’un régime encore plus autoritaire
(Pakistan) ou d’un ordre social plus injuste [Godelier, 1991 ; Hermet,
1993], Il peut être aussi bien une succession de formules de gouverne-
ment mal définies, instables et précaires (Haïti) que l’installation de
régimes révolutionnaires plus ou moins durables issus d’affrontements
violents (Cambodge). Il ne semble pas y avoir de voie réglée et prédé-
terminée de la transition de l’autoritarisme à la démocratie ; Le pas-
sage de la dictature à la démocratie n’apparaît pas comme un proces-
sus linéaire rationnel. D’un pays à l’autre, celui-ci présente des carac-
téristiques particulières. Il ne semble pas y avoir de théorie détermi-
niste ou de science positive des processus de transition.
Voilà donc qui rend difficile l’étude des processus de transition. On
n’observe pas des États bien définis, on suit des processus indétermi-
nés : va-et-vient des acteurs, scène politique changeante, interactions
fluctuantes, identité labile, stratégies mobiles. En phase de transition,
rien n’est stable. Y aurait-il une théorie qui permette de saisir une réa-
lité en mouvement et en voie de constitution, un objet aussi informe et
fluant, aussi peu déterminé et fixé ?
Il faudra sans doute recourir à une approche multiple qui prenne en
compte la complexité et l’autonomie de processus qui semblent appa-
rentés aux processus vitaux et cognitifs, qui impliqueraient, comme
ces derniers, des phénomènes d’« autopoièse » [Varela, 1986]. O’Don-
nell et Schmitter parlent, de leur côté, de « théorie de l’anormalité ».
Peu importe la justesse de l’expression, elle indique une direction de
recherche nouvelle, invite à une approche multiple. Ces auteurs sou-
lignent la nécessité de prendre en considération le haut degré d’indé-
termination des phénomènes reliés au processus de transition. Ils
conseillent de prendre en compte aussi bien ce qui tient de l’accidentel
(fortuna, chance) et du génie individuel ( charisme personnel) que ce
qui relève des facteurs structurels lourds (système social, régime poli-
tique).
L’analyse du processus de transition en Haïti devra tenir compte
aussi bien de ce qui est de l’ordre du macrostructurel (le système so-
cial haïtien, le régime militaire, la crise structurelle de la société haï-
tienne) que du niveau subjectif et conjoncturel (aspirations à l’égalité,
Sous la direction de Laënnec Hurbon, Les transitions démocratiques. (1996) 227
102 Voir Michel Juffé, « Être en société, c’est être reconnu. » [Juffé, 1995, p.
76.]
Sous la direction de Laënnec Hurbon, Les transitions démocratiques. (1996) 235
[196]
103 Aux élections présidentielles de 1990, Marc Bazin était le candidat de
Washington. Roger Lafontant, disqualifié pour la course électorale, était
l’homme de l’armée ; il devait dès le 6 janvier 1991 tenter un coup d’État
qui avorta devant l’intervention rapide des masses populaires. Quant à l’oli-
garchie, elle était enlignée derrière deux ou trois candidats de droite, dont
Marc Bazin et Thomas Dézulmé.
Sous la direction de Laënnec Hurbon, Les transitions démocratiques. (1996) 240
Références bibliographiques
[203]
Franck Laraque
professeur cinéaste, City College, New York
Préalables ou exigences
d’une transition démocratique
Préambule
Le peuple haïtien proclame la présente constitution :
de le laisser dire son mot dans les décisions affectant l’orientation poli-
tique et économique du pays. Le gouvernement américain est plus arro-
gant que jamais, comme le montre si bien l’assistant secrétaire d’État
Strobe Talbott déclarant ostentatoirement en mars au Comité des affaires
étrangères du Sénat : « Je vous donne l’assurance formelle, Monsieur le
Président, que même après notre départ en février 1996, nous continuerons
à diriger par l’intermédiaire de l’Agence des États-Unis pour le développe-
ment international et du secteur privé. » (Notre traduction.)
Idéologie et puissance
sans une lutte armée. En conséquence, tout devra être tenté au plus
vite pour se débarrasser de Jean-Bertrand Aristide, le président élu.
Le 6 janvier 1991 marque un tournant historique important. Le
docteur Roger Lafontant, chef des macoutes, protégé par l’armée, allié
d’un secteur bourgeois corrompu et de la hiérarchie catholique, entre
au palais national (pourtant sous contrôle de l’armée) comme dans un
moulin et se déclare président provisoire malgré un mandat d’arrêt de
la justice contre lui. Les masses lavalassiennes, armées de bâtons, de
pics et de machettes, cernent le palais national et obligent les mili-
taires à arrêter Lafontant et ses acolytes. Ce coup raté aura des consé-
quences néfastes et durables. Grâce à la colère populaire massive et
inattendue, Aristide prête serment comme président le 7 février 1991.
En revanche, elle crée l’illusion qu’un appel à cette muraille vivante,
sans autre structure de défense rationnelle, suffit à assurer la sécurité
du nouveau chef d’État et à garantir la durée de son mandat. Les mili-
taires en arrivent à une interprétation bien différente : pour assurer le
succès du prochain coup, il leur faudra tuer dans l’œuf, et à n’importe
quel prix, toute tentative de rassemblement populaire.
Le président de Jean-Bertrand Aristide, de février à septembre
1991, malgré d’intenses conflits, représente une réelle transition dé-
mocratique. En effet, élu au cours d’élections libres et démocratiques,
le représentant de la majorité de la population veut soumettre l’armée
à l’autorité civile, réparer les injustices sociale, intégrer les masses
jusqu’alors marginales dans le courant politique et économique domi-
nant, combattre la corruption, exiger le paiement des taxes et des ar-
riérés, en bref appliquer la constitution de 1987 ! Il s’incline devant la
nécessité de négocier avec le FMI, la Banque mondiale et autres insti-
tutions financières. Il accepte le principe de certains ajustements struc-
turels, mais s’oppose à une dépendance structurelle. Il fait preuve
d’une rare souplesse politique dans le respect des principes. Il n’ou-
blie pas qu’il est le représentant d’une nation souveraine et indépen-
dante, que son contrat avec [209] elle, scellé par les élections de 1990,
s’appuie sur deux piliers immuables : la lutte contre le macoutisme et
la lutte contre la dépendance économique.
Le putsch de 1991 est une interruption catastrophique. Les forces
réactionnaires nationales et internationales estiment que la constitu-
tion de 1987 est un instrument révolutionnaire qu’utilise un déma-
gogue au service de la populace. Elles mettent à exécution le complot
Sous la direction de Laënnec Hurbon, Les transitions démocratiques. (1996) 255
104 On trouvera dans notre livre Défi de la pauvreté (pp. 58-93) des recomman-
dations dont certaines sont encore pertinentes.
Sous la direction de Laënnec Hurbon, Les transitions démocratiques. (1996) 260
[214]
Sous la direction de Laënnec Hurbon, Les transitions démocratiques. (1996) 261
[215]
Émile Ollivier
écrivain, université du Québec à Montréal
n’est pas du tout mise en pratique. Elle se présente comme une mé-
thode efficace de gestion pacifique des conflits puisque, là où elle est
appliquée, la vie politique paraît moins violente qu’ailleurs alors que
le nationalisme produit des situations conflictuelles réfractaires aux
procédures de décisions démocratiques. C’est sans doute là une des
principales difficultés politiques. Donc la démocratie, tout en ayant un
lien historique étroit avec le nationalisme, est à notre époque la cause
la plus fréquente de conflits politiques violents.
La troisième remarque amène une distinction : le degré de compa-
tibilité entre nationalisme et démocratie n’est pas le même partout
dans l’histoire, dans le développement des pays, ni même, d’une
conjoncture à l’autre dans un même pays.
Pour pondérer cette distinction, il faut se dépêcher de préciser qu’il
existe deux types de nationalisme, un nationalisme identitaire qui défi-
nit la nation à partir de l’origine, de la langue, de la religion et un na-
tionalisme civique qui met l’accent sur la solidarité nationale incluant
tous les citoyens d’un État. Ces deux types de nationalisme n’ont pas
le même visage et font l’objet, en Amérique comme en Europe de
nombreux débats. L’exemple classique qu’on convoque pour une
meilleure compréhension est celui de la conjoncture qui suit l’an-
nexion de l’Alsace par l’Allemagne en 1871, et qui fut marquée par de
vives polémiques entre Allemands et Français. La position des Alle-
mands relevait du nationalisme identitaire : les Alsaciens, parce que la
plupart d’entre eux parlent allemand, sont des Allemands, quelles que
soient leurs préférences. La position des Français était celle du natio-
nalisme civique : les Alsaciens, parce que la plupart d’entre eux pré-
fèrent être français, sont des français, quelle que soit leur langue.
Toutefois, il convient de remarquer que la discussion a souvent été
obscurcie par le fait qu’on a souvent voulu décider lequel des deux na-
tionalismes était le vrai. Ceux qui approuvent le nationalisme et pré-
fèrent sa variante civique veulent quelle seule soit vraiment du natio-
nalisme, et que l’autre soit du tribalisme, de l’ethnisme ou du racisme.
Ceux qui ne tournent pas vers le nationalisme cherchent à montrer que
celui-ci est toujours identitaire, et préfèrent appeler « patriotisme » sa
variante civique. On pourrait ainsi multiplier les [219] exemples, et le
débat qui traverse actuellement le Québec est à cet effet édifiant.
Sous la direction de Laënnec Hurbon, Les transitions démocratiques. (1996) 266
Je ne crois pas que les mots puissent avoir un vrai sens. La distinc-
tion dont je parle ici n’est pas originale, mais l’utilisation que je fais
des expressions « nationalisme civique » et « nationalisme identitaire »
m’aide à parvenir au cœur du propos. Mon but, par les trois remarques
produites ci-dessus, était de rappeler que le nationalisme est un
construit social et idéologique en même temps que nous devons, mal-
gré leur accouplement historique, prendre acte qu’il n’y a pas une
compatibilité absolue entre nationalisme et démocratie ; il y a lieu de
distinguer entre la variante identitaire et la variante civique. La pre-
mière, selon moi, est celle qui possède le plus grand potentiel de divi-
sion entre les citoyens : elle dégénère parfois en luttes sanglantes, en
tueries sauvages et barbares. On n’a qu’à regarder l’ex-Yougoslavie,
le Rwanda. La variante civique m’apparaît beaucoup plus porteuse de
cohésion sociale, de justice et de paix civile.
Conclusion
[223]
Références bibliographiques
[224]
Sous la direction de Laënnec Hurbon, Les transitions démocratiques. (1996) 272
[225]
“Démocratie
et société civile.”
Introduction
Localiser la transition
108 Il est difficile de changer les vieilles habitudes. Les négociations concer-
nant le retour du président Aristide n’ont pas engagé le monde rural. Iro-
nique et indicateur, puisque la première présidence d’Aristide était en partie
possible à cause des changements politiques profonds dans ce qu’on appelle
encore l’arrière- pays, basés sur les églises rurales et le mouvement paysan
naissant.
Sous la direction de Laënnec Hurbon, Les transitions démocratiques. (1996) 279
Paysannerie et transition
109 J’ai largement exposé mes doutes sur tout programme économique qui
ferait fi de la réalité sociale haïtienne pour ne pas y revenir ici. Voir Michel-
Rolph Trouillot, « Aristide’s Challenge, » The New York Review of Books,
1994, pp. 39-40.
Sous la direction de Laënnec Hurbon, Les transitions démocratiques. (1996) 280
[231]
Le fait d’attirer l’attention sur la paysannerie comme étant l’acteur
le plus opprimé et le plus nécessaire de la scène politique haïtienne
n’est pas faire preuve de romantisme. On a vu l’échec total - social,
politique, financier et culturel - du jean-claudisme, qui prétendait faire
la « révolution économique » sans se soucier de la paysannerie et de la
base rurale du peuple. On a vu les blessures infligées au pays, la déva-
luation rapide après un faux « départ » (économique, celui-là). On a
vu surtout, l’émigration en masse vers l’étranger et vers Port-au-
Prince. L’autruche jean-claudiste finit au Brooklyn de toutes parts ou
dans les bateys dominicains 111.
En revanche, accepter ce présent paysan pour un futur à définir re-
vient à faire face à la réalité - et surtout à se donner les moyens d’en
sortir. Mesurer la transition, c’est mesurer le degré où d’autres parte-
naires sociaux modifient le rapport parasitaire de la bourgeoisie et des
classes moyennes à l’État. Mesurer la transition, c’est se demander
vers quoi la paysannerie est en train de transiter, vers quel avenir éco-
nomique, vers quel rapport à l’État la majorité de ce peuple avance.
C’est admettre que le baromètre final se situe au mitan du bien-être de
cette population. C’est admettre que, au bout du compte, la démocra-
tie haïtienne se produira dans les sections rurales ou ne se produira pas
du tout.
[232]
[233]
“Éducation et transition
démocratique.”
Jacky Lumarque
consultant international en éducation professeur à l’École
normale supérieure de Port-au-Prince
[236]
Sous la direction de Laënnec Hurbon, Les transitions démocratiques. (1996) 285
[237]
TRANSITION DÉMOCRATIQUE
ET ÉDUCATION
(DÉBAT)
pas ? Que peut-on faire pour que le créole cesse d’être une langue
folklorique ?
Pourquoi ne pas penser à des mesures simples : des examens d’État
dans les deux langues, des manuels scolaires dans les deux langues,
par exemple ?
A . Adler : La question linguistique est centrale dans le processus
démocratique haïtien, mais elle a été centrale dans tous les processus
de démocratisation et de modernisation du tiers monde. Les réponses
qui y ont été données n’ont jamais été évidentes et se situent toutes
dans un contexte de compromis difficile. En Chine, en 1949, la grande
majorité de la population chinoise ne parlait pas chinois. Encore au-
jourd’hui, environ 50% de la population ne le parlent pas. Le choix du
gouvernement a été de réaliser un enseignement obligatoire pour tous
dans la langue régionale, parce que les instituteurs que le régime com-
muniste a envoyé dans toutes les campagnes chinoises avaient appris à
lire et à écrire les caractères qui peuvent être compris dans toutes
sortes de langues différentes en Chine. Mais en même temps, dès l’en-
seignement secondaire, il y a eu un effort fantastique d’unification lin-
guistique, puisque, aujourd’hui, sur 1,2 milliard de Chinois, environ
six cents à sept cents millions comprennent ou parlent le mandarin,
c’est-à-dire le dialecte cultivé de la Chine du Nord, qui joue à peu près
le rôle du français en Haïti. Aujourd’hui, les régions où on ne parle
pas le mandarin, ce sont des [240] régions développées comme Hong-
Kong ou Taïwan, où les gens se refusent à apprendre le mandarin ou
le prononcent fort mal.
En Inde, on a résisté, à cause de l’Inde du Sud, à l’unification par
l’hindi qui est la langue compréhensible dans le nord de l’Inde et non
dans le sud, et l’anglais n’a cessé de progresser. En Algérie, une poli-
tique d’arabisation forcée n’a non seulement pas limité l’extension du
français, mais en a étendu l’usage tout en le privatisant, c’est-à-dire
que, encore aujourd’hui, les vrais examens, les vrais moyens de pro-
motion en Algérie se font à travers l’usage de la langue française et
que celle-ci devient un moyen d’appropriation privée puisque l’ensei-
gnement public l’a expulsée au profit d’un arabe littéral que les Algé-
riens comprennent mal, puisque le rapport à l’arabe littéral est le
même que le rapport au français des créolophones. Ils parlent un arabe
dialectal, qui, lui, n’est pas enseigné, ou des langues berbères qui
n’ont rien à voir avec l’arabe. Le résultat, c’est aussi la guerre civile
Sous la direction de Laënnec Hurbon, Les transitions démocratiques. (1996) 289
algérienne qui peut aussi, par certains aspects, être comprise comme
une opposition entre arabophones et francophones. Cela n’épuise cer-
tainement pas le sujet, mais c’en est un élément. Donc cette affaire est
compliquée. On a cependant deux pôles de certitude. Le premier, c’est
qu’il n’y aura pas de démocratie si l’immense majorité du peuple haï-
tien continue à être bafouée dans sa langue et n’a pas les moyens de
s’exprimer dans sa langue, ce qui veut dire qu’il faut un programme
massif de traduction en créole d’ouvrage de toutes natures afin de
faire du créole une langue écrite. L’autre pôle de certitude, c’est qu’il
faudra encore et toujours, compte tenu de ce qu’est l’histoire haï-
tienne, une seconde langue de connexion avec le monde extérieur.
Cette langue a été le français avec des réussites exceptionnelles, puis-
qu’il y a de très grands écrivains de langue française qui sont des Haï-
tiens, comme Roumain, J.-S. Alexis, René Depestres. J’ajouterai
même que les Antilles en général ont enrichi, à cause de leur arrière-
plan créole, le français d’une manière extraordinaire. Je pense que le
plus grand écrivain français vivant est Edouard Glissant. Nous avons
avec Chamoiseau un autre grand écrivain et depuis Saint-John Perse,
on voit un enrichissement par le créole de la langue française. En Haï-
ti, l’alternative au français, c’est l’anglais, bien entendu. Or, si l’an-
glais devient dominant, je crains que Haïti reste définitivement dans le
giron américain, donc dans un système ultra-libéral. C’est pourquoi je
crois que la France doit aider Haïti. Dans l’avenir, Haïti, comme Cuba
d’ailleurs, pourrait représenter une alternative à l’ultra-libéralisme
américain.
J. Dahomay : La question de la langue est inséparable de la visée
politique que l’on a. M. Montiel avait l’air de remettre en cause cer-
taines de mes options pour la modernité républicaine, la citoyenneté,
en défendant d’autres [241] formes de lien social comme le clan ou
l’ethnie. Pourquoi rejeter des formes de lien social qui existent depuis
des millénaires ? C’est une question importante. Le lien social peut
être fondé sur le clan ou sur l’ethnie, mais cela entraîne inévitable-
ment la guerre civile, la barbarie.
Il me semble qu’il y a trois grandes visions de l’école correspon-
dant à trois visions politiques : la vision républicaine, la vision techni-
ciste, qui domine actuellement en occident, et enfin la vision d’inspi-
ration nationaliste populiste marxiste. Lorsqu’on croit défendre une
théorie plus concrète de l’école, on est toujours dans l’idéologie, parce
Sous la direction de Laënnec Hurbon, Les transitions démocratiques. (1996) 290
[242]
Sous la direction de Laënnec Hurbon, Les transitions démocratiques. (1996) 291
[243]
Mats Lundahl
École de sciences économiques et commerciales de Stock-
holm
Même si les chiffres ne sont pas tout à fait exacts 115, les observa-
teurs s’accordent tous pour reconnaître la pauvreté des Haïtiens. Les
Haïtiens ont des salaires si bas qu’ils ne peuvent se permettre d’avoir
un train de vie décent, en ce qui concerne la nourriture, l’eau, l’habi-
tat, les systèmes d’évacuation, l’habillement et l’éducation. De plus,
au cours des dernières années, le niveau de vie a chuté de façon dras-
tique, en raison du régime militaire kleptocratique et des sanctions in-
ternationales qui s’ensuivirent. De 1992 à 1994, la valeur nette du PIB
a diminué de 30% 116, alors que dans le même temps la population du
pays augmentait d’environ 2,3% par an 117, ce qui provoque une ter-
rible détérioration du niveau de vie des groupes les plus vulnérables,
ceux dont les revenus étaient déjà insuffisants avant que le président
Aristide ne soit chassé du pouvoir en 1991.
Les opinions divergent sur les causes de cette pauvreté. Générale-
ment, deux courants de pensée s’opposent. Un courant met l’accent
sur les imperfections [244] du marché, arguant que les masses haï-
tiennes - surtout les paysans - sont exploitées par une minorité de pro-
priétaires terriens, d’intermédiaires, de marchands et d’industriels vi-
vant en milieu urbain 118. D’après le second courant, ceux qui dé-
noncent les imperfections du marché exagèrent, car les marchés
tendent à être compétitifs dans la plupart des cas, à moins que les
forces politiques n’interviennent. Pour les partisans de cette thèse, ce
sont surtout ces forces politiques combinées à des facteurs structurels,
comme la croissance démographique et l’érosion, qui sont respon-
sables du sous-développement en Haïti.
Le but de cette étude est de faire un bilan des facteurs que je crois
déterminants dans le phénomène du sous-développement en Haïti 119.
La discussion portera sur quatre points différents : la croissance démo-
graphique et l’érosion, le fonctionnement des marchés, le manque de
progrès technologique et les caractéristiques de l’État haïtien.
[246]
126 Voir Lundahl (1979), chapitre 4, Girault (1981), Lundahl (1983), cha-
pitre 10, (1992), Bourdet et Lundahl (1989), pour la principale discussion.
127 Ce résultat, dans l’ensemble, est ensuite confirmé par d’autres enquêtes.
Voir Lopez et Dossainviil (1990) et Lopez et Vous (1993a), (1993b).
128 Cf. Griffin (1969), chapitre 1.
129 Lundahl et Vedovato (1991).
130 Cf. Griffin (1969), p. 72.
Sous la direction de Laënnec Hurbon, Les transitions démocratiques. (1996) 297
Lun des aspects les plus frappants de l’économie haïtienne est son
faible niveau technologique, dans le secteur agricole particulière-
ment 134. Le paysan haïtien travaille sa terre à l’aide de quelques outils
et une sorte de capital mobile sous la simple forme de grains et
plantes. Les méthodes utilisées exigent une main-d’œuvre très inten-
sive.
L’aspect le plus frappant du facteur sus-mentionné est que, durant
la période coloniale française, un système de plantation utilisant
quelques-unes des pratiques technologiques les plus avancées pour
l’époque s’était développé. Cependant, durant la guerre d’indépen-
dance 1791-1803, et durant les premières décennies de l’indépen-
dance, cette sophistication céda le pas aux techniques plus simples qui
peuvent être observées aujourd’hui. Haïti a subi une régression tech-
nologique dont le pays n’a jamais été capable de se remettre.
Cette régression n’est pas difficile à expliquer. Durant la guerre,
toute la force de travail éduquée disparut avec les Français en même
temps que l’essentiel du stock de capitaux. Ce choc plongea l’écono-
mie haïtienne dans une impasse caractérisée par une faible technolo-
gie qui requiert, pour être surmontée, une formation considérable de
capital humain. Le problème est que l’éducation ou l’accumulation de
connaissances est une activité qui tend généralement à partager la ca-
tégorie déjà formée. Plus le niveau d’éducation d’un pays est élevé,
plus il lui devient facile de s’éduquer davantage. Inversement, dans un
pays où le stock de capital humain est plus ou moins inexistant, il ne
sera pas rentable pour des individus de s’éduquer eux-mêmes. Les bé-
néfices de l’éducation deviennent trop faibles pour que l’effort en
vaille la peine 135. Le manque de capital humain en Haïti vient aussi de
l’échec de l’État à bâtir un système éducatif qui ne discrimine pas les
134 Lundahl (1979), chapitre 12, (1983), chapitres 13-14, (1995).
135 Lundahl (1995).
Sous la direction de Laënnec Hurbon, Les transitions démocratiques. (1996) 300
Conclusion
142 Lundahl (1992), chapitre 19.
Sous la direction de Laënnec Hurbon, Les transitions démocratiques. (1996) 305
Cet essai résume certains de mes points de vue sur ce qui a déter-
miné dans le passé le sous-développement en Haïti. Il est difficile de
ne pas interpréter les données disponibles par rapport aux mécanismes
du marché et de dire que les marchés sont essentiellement compétitifs
en Haïti. Les principales exceptions à cette règle ont eu lieu quand le
processus politique - de nature hautement douteuse - a entravé ces mé-
canismes.
Les éléments principaux dans l’équation du sous-développement
doivent au contraire être trouvés dans des forces structurelles telles
l’interaction entre la croissance démographique et l’érosion - un mé-
canisme qui conduit inexorablement le revenu per capita à décroître
dans les zones rurales - le manque de progrès technologique et l’état
désastreux de la politique. Les deux premiers éléments cités continue-
ront à être présents dans le pays gouverné par des forces démocra-
tiques et un immense effort devra être déployé si ces obstacles doivent
être surmontés. Il n’est pas aisé de prédire une telle réalisation. Le fu-
tur peut se révéler plus sombre que ce que pensent la plupart des ob-
servateurs 143. Cependant, étant donné qu'Haïti a été finalement placée
sur les rails de la démocratie et de l’influence populaire - ce qui reste,
certes, encore à être confirmé - nous avons déjà là 144 au moins un si-
gnal de départ pour un développement futur.
[255]
Références bibliographiques*
[256]
Sous la direction de Laënnec Hurbon, Les transitions démocratiques. (1996) 308
[257]
“Quelles possibilités
de réponses locales face
au Nouvel Ordre mondial ?”
Paul Farmer
médecin, anthropologue, université de Harvard
alors treize ans. Son père est devenu dépressif et brutal, ce qui l’a dé-
terminé à quitter la maison : « Je ne supportais plus ses engueulades »,
disait-elle plus tard en racontant cette histoire. « J’ai bien vu que
j’étais pauvre, que j’avais faim, et que ça n’allait pas changer. Il fallait
partir pour la ville. J’étais si maigre ! Et partant de là, j’ai cru me sau-
ver la vie. » Avec moins de trois dollars en poche, et ne sachant pas
très bien ce qu’elle allait faire, Anita est partie pour Port-au-Prince.
Elle a travaillé quelque temps comme une restavek, c’est-à-dire
comme bonne à tout faire logée et nourrie, avec un salaire de dix dol-
lars par mois. Mais cette situation a pris fin quand son employeur a
perdu son travail en usine. Jetée à la rue, Anita a fini par trouver asile
chez une tante. Cette parente, vivant dans un quartier misérable au
nord de la capitale, l’a présentée à Vincent, un jeune homme qui tra-
vaillait à l’aéroport comme manutentionnaire. Anita n’avait même pas
quinze ans au début de sa première et unique liaison sexuelle.
« Qu’est-ce que j’ai pu faire ? Il avait un bon emploi. Ma tante m’a
poussée à sortir avec lui. » Vincent, qui au moment de se mettre en
ménage avec Anita avait au moins une autre partenaire sexuelle, est
tombé malade après moins de deux ans de vie commune. Il est mort
victime de nombreuses infections, dont la tuberculose.
Et, bientôt, Anita elle-même est tombée malade, atteinte elle aussi
de la tuberculose pulmonaire. Après son retour au village natal, en
1987, elle a vite réagi aux médicaments antituberculeux, mais
quelques mois plus tard, des examens sérologiques menés au cours
d’une rechute ont révélé que le VIH [259] était la cause de son immu-
nosuppression. Son déclin a alors été lent mais inéluctable. Elle est
morte du sida au mois de février 1988.
Nous autres médecins avons parfois la chance de guérir des ma-
lades, d’alléger leurs souffrances. Mais notre savoir médical ne nous
donne pas à lui seul les moyens d’expliquer d’où vient cette souf-
france et comment elle se répand. Les médecins, les travailleurs so-
ciaux, les psychologues ont beau préparer et publier leurs études de
cas, ils ne percevront pas le noyau dur de la souffrance humaine tant
qu’ils n’auront pas dépassé le niveau de l’expérience individuelle pour
situer chaque cas dans son contexte historique, économique, politique.
Faisons cela avec le cas d’Anita. Par rapport aux séropositifs nord-
américains du même âge, Anita a eu un passé sexuel tout simple - ce
qui est typique, d’après mon expérience, chez les Haïtiens ruraux vic-
Sous la direction de Laënnec Hurbon, Les transitions démocratiques. (1996) 311
mis, il ne faut pas que ce bel idéal périsse. Alors, la lutte pour la jus-
tice, une lutte parfois spectaculaire, parfois tragique, parfois pro-
saïque, cette lutte continuera comme elle l’a fait pendant déjà plus de
cinq cents ans.
[264]
Sous la direction de Laënnec Hurbon, Les transitions démocratiques. (1996) 317
[265]
Patrick Staelens
professeur-chercheur à l’Universidad Autonoma Metropoli-
tana de Mexico et consultant du Bureau international du
travail
protéger, tout d’abord, les plus jeunes ainsi que ceux qui sont exposés
aux travaux dangereux pour leur santé. Mais la responsabilité de tout
gouvernement est considérable dans ce domaine et tout processus de
démocratisation doit affronter ce problème car les futurs citoyens se
forment dans les écoles et non dans les usines.
Conclusion
[271]
“Libéralisme et démocratie.”
Etzer Charles
ambassadeur, délégué permanent d’Haïti auprès de
l’UNESCO
faires qui sont parvenus à placer à leur service des militaires, des
fonctionnaires et des bandes armées pour mieux régner sur le marché ;
ce règne pousse même certains à posséder leurs propres « ports ».
Dans cette situation de crise politique particulière, inhérente au
coup d’État, nous assistons, à travers un libéralisme périphérique,
sous-développé, porté jusqu’aux limites extrêmes de ses spécificités, à
une privatisation de l’appareil d’État. Celle-ci est fortement révéla-
trice de l’alliance d’intérêts qui s’est réalisée au sein de l’oligarchie,
entre chefs militaires et hommes d’affaires.
La position ou le pouvoir des agents sur le marché se mesure à leur
degré d’alliance. Dès lors, l’équilibre de ce marché se rapporte à la loi
du plus fort, et l’ordre public, appelé à garantir cet équilibre, devient
celui de la terreur, étant donné la nature de la lutte en cours.
Maintenant, face aux problèmes actuels, la question suivante s’im-
pose : comment peuvent être interprétés les choix libéraux par rapport
à l’ordre démocratique ?
Cette question ne concernent pas seulement Haïti, mais tous les
pays confrontés aux choix libéraux du nouvel ordre international, no-
tamment ceux du tiers monde.
[273]
Parlant de choix libéraux, la question est : dans la quête démocra-
tique actuelle des pays du tiers monde, faut-il moins ou plus d’État,
privatiser tous les secteurs de la production et donner la primauté à
l’individu, ou bien permettre une intervention étatique qui privilégie la
collectivité ?
La question ainsi posée cache quelque peu une certaine hypocrisie
du discours libéral. Car, au fond, l’État est toujours présent, sous des
formes multiples plus ou moins apparentes dans l’espace économique.
Le problème est en réalité celui de la nature de l’intervention, ou en-
core de deux modes particuliers d’intervention qui se définissent par
rapport aux groupes d’intérêts, aux groupes sociaux, bénéficiaires ou
non des mesures étatiques.
Deux principaux groupes s’opposent généralement dans les pays
sous- développés : d’un côté, une minorité dominante très attachée au
libéralisme pour pouvoir s’enrichir davantage, de l’autre, une majorité
pauvre qui exige la démocratie, un meilleur partage des revenus et un
Sous la direction de Laënnec Hurbon, Les transitions démocratiques. (1996) 328
[277]
Bernardo Vega
historien et économiste, Santo Domingo, République Do-
minicaine
Que s’est-il passé après ces contacts fréquents entre nos grands-pa-
rents ?
Il se trouve que, pendant plus de deux générations, il n’y a pas eu
simultanément, de part et d’autre de la frontière, de liberté d’expres-
sion et cela a entraîné l’interruption de contacts qui auraient dû se
poursuivre, pour des motifs d’intérêt commun.
Les deux pays ont fait l’objet d’une occupation militaire qui a
coïncidé avec le commencement de la Première Guerre mondiale.
Quand les Marines américains ont abandonné Haïti en 1934, les Do-
minicains étaient sous le joug de la cruelle dictature de Trujillo ;
lorsque celle-ci a pris fin en 1961, en Haïti, Duvalier était au pouvoir
depuis quatre ans déjà.
Ce n’est qu’en 1986, soixante et onze ans plus tard, que la liberté
d’expression a coïncidé à nouveau des deux côtés de l’île et, là encore,
pendant une période très brève.
En un mot, des deux côtés de l’île, les régimes politiques ont été
une entrave aux relations entre chefs d’entreprise, dirigeants syndi-
caux, intellectuels [278] et politiciens dominicains et haïtiens qui, le
plus souvent, ne se sont connus que lorsqu’ils se sont retrouvés en exil
dans un pays tiers.
Deux périodes de notre histoire ont suscité entre nous des tensions,
des craintes et des suspicions. Ces événements ont beau s’être dérou-
lés il y a longtemps, ils continuent malheureusement à influer sur
l’image que chacun d’entre nous se fait de l’autre.
L’occupation de ce qui est aujourd’hui la République Dominicaine
par les troupes haïtiennes, de 1822 à 1844, et les batailles ultérieures
que se sont livrées les armées des deux pays ont perpétué chez beau-
coup de Dominicains l’impression erronée qu’Haïti continuait à s’in-
téresser au territoire dominicain et qu’une seconde occupation pouvait
se produire. En effet, selon une clause de la Constitution haïtienne, qui
n’est plus en vigueur depuis plus d’un siècle, l’île était « une et indivi-
sible ». Si par la suite, au XX siècle, l’occupation par la voie militaire
e
Pendant cette période, qui ne dépasserait pas huit ans, le pays bé-
néficierait de la loi de parité des États-Unis en ce qui concerne ses ex-
portations de produits assemblés dans les zones franches industrielles.
Ensuite, il ferait partie de l’Accord de libre-échange nord-américain
(ALENA). Pour ce dernier, il existe plusieurs possibilités : la Répu-
blique Dominicaine pourrait être invitée par les États-Unis, le
Mexique et le Canada à y participer toute seule ; ou bien conjointe-
ment avec Haïti, ou bien avec Haïti et une Cuba démocratique. Il
existe également la possibilité qu’elle soit invitée à y participer
conjointement avec l’Amérique centrale ou la CARICOM, régions
avec lesquelles la République Dominicaine aurait établi des liens de-
puis plusieurs années déjà, par le biais des accords bilatéraux de libre-
échange cités précédemment. Souvenez-vous que le Mexique, le Ca-
nada et les États-Unis ont conservé leurs tarifs douaniers communs et
que, par conséquent, être membre de l’ALENA n’impliquera pas
l’obligation d’adopter les tarifs douaniers d’autres pays ou régions.
Quant à moi, je considère que le processus consistant à inviter de
nouveaux pays à devenir membres de l’ALENA se fera plus lente-
ment, surtout après le désastre mexicain. Le Chili, l’Argentine et peut-
être la Jamaïque (ou la Trinité-et-Tobago) représentent, dans cet ordre,
le profil probable de cette liste d’attente.
Dans plusieurs de nos ouvrages 147, nous avons expliqué que dans
les pays de la Caraïbe nous bénéficions déjà de l’une des meilleures
conjonctures, car nous avons déjà pratiquement des relations de libre-
échange avec les États-Unis et la Communauté européenne, par le
biais de l’Initiative pour le bassin de la Caraïbe et la convention de
Lomé, sans avoir été obligés pour autant d’accorder à l’Amérique du
Nord ou à l’Europe la réciprocité en matière de commerce. Il n’est
donc nullement urgent pour nous d’être sur cette liste d’invités. Pour
des pays comme la République Dominicaine et Haïti, l’ALENA offri-
rait davantage une garantie de maintien des règles de jeu, ce qui sti-
mulerait les investissements étrangers, que des avantages commer-
ciaux supplémentaires, que nous possédons déjà.
[281]
147 Voir par exemple, Escogiendo entre amigos, exposé fait à la sixième
conférence européo-caribéenne, tenue à Saint-Domingue, le 10 novembre
1993.
Sous la direction de Laënnec Hurbon, Les transitions démocratiques. (1996) 337
Sur les neuf chapitres de notre étude, deux sont consacrés aux rela-
tions dominico-haïtiennes. Nous y expliquons que le marché haïtien
équivaut, en termes de pouvoir d’achat, à 20% du marché dominicain.
Un fabricant dominicain performant devrait donc pouvoir vendre près
de 20% de sa production en Haïti. Nous avons également établi une
comparaison des coûts de production industriels et agricoles dans les
deux pays, et nous avons recommandé la suppression d’une série de
lois et de décrets dominicains qui stipulent des autorisations et des
restrictions aux exportations dominicaines vers Haïti, qui n’existent
pas pour les exportations vers d’autres pays. Nous y critiquons égale-
ment le rôle de l’armée dominicaine qui entrave les exportations do-
minicaines en direction d’Haïti.
Nous avons également conseillé des investissements conjoints do-
minico-haïtiens dans des entreprises d’assemblage jumelées, de sorte
que la production qui a besoin de la plus forte intensité de main-
d’œuvre s’effectuerait en Haïti et que la seconde étape aurait lieu en
République Dominicaine. Si Haïti parvient à la stabilité politique,
nous sommes convaincus que de nombreuses entreprises de zones
franches, qui sont installées actuellement en République Dominicaine,
partiraient s’établir en Haïti.
Il pourrait également y avoir des investissements conjoints dans
des projets touristiques. Le trajet Saint-Domingue-Barahona-lac Enri-
quillo-étang Saumâtre-Port-au-Prince a également un grand potentiel.
Nous pensons qu’en Haïti comme à Saint-Domingue le tourisme ne se
concentrera pas dans la capitale, car elles sont toutes deux dépourvues
de bonnes places, mais animera plutôt des endroits relativement dis-
tants du pays.
Sur le plan monétaire, le peso dominicain a fait l’objet d’une déva-
luation supérieure à celle de la gourde, ce qui favorise les exportations
dominicaines. Le taux de dévaluation de la gourde est actuellement
celui du peso dominicain en 1987. Pour que la gourde atteigne le ni-
veau de dévaluation du peso dominicain, il faudrait que le taux de
change soit de 67 gourdes pour un dollar.
Sous la direction de Laënnec Hurbon, Les transitions démocratiques. (1996) 338
Aspects politiques
[286]
Sous la direction de Laënnec Hurbon, Les transitions démocratiques. (1996) 343
[287]
André Corten
professeur de science politique et d’analyse du discours à
l’université du Québec à Montréal. Visiting Scholar à Co-
lumbia University
parce que l’argent qui apparaît (parfois comme prélèvement fiscal des
pays consommateurs) est la contrepartie d’un travail non effectué de
reproduction des ressources naturelles. Dans [290] l’État populo-cor-
poratiste, cette destruction a, à son tour, comme contrepartie un mode
particulier de production de la population se signalant notamment par
un taux élevé de croissance démographique (et d’emplois). Dans
l’État faible, la destruction poussée à ses limites ultimes englobe la
population elle-même qui s’autodétruit au niveau des rapports dans
lesquels elle est engagée 160. La population elle-même fuit (une partie
importante de la population vit à l’étranger) ou/et est astreinte à des
conditions de misère extrême.
Bien que dotée, à plusieurs reprises dans son histoire, d’un régime
dictatorial, Haïti est un État faible. Cet État faible repose traditionnel-
lement sur des rapports de rente. Durant près de deux siècles, ces rap-
ports ont concerné la production du café. Le petit producteur de café
effectue un travail gratuit en faveur de ses créanciers vis-à-vis de qui
il est en dépendance perpétuelle. S’il parvient à survivre, c’est grâce à
son lopin vivrier. Celui-ci ne lui permet pas toutefois d’avoir le temps
nécessaire pour reproduire les ressources naturelles, notamment la
couverture végétale. Au contraire, c’est parfois le même petit produc-
teur qui pour survivre détruit systématiquement celle-ci à l’échelle du
pays. Christian Girault 161 avait, en 1981, publié un livre retentissant,
montrant le caractère non compétitif de la production et de la com-
mercialisation du café. Sans utiliser une conceptualisation en termes
de rente, ce sont ces processus qu’il analyse dans son ouvrage.
Haïti a connu un mouvement révolutionnaire d’indépendance
exemplaire 162. Malgré cela, elle a été incapable de retenir sa rente agri-
cole 163. Cette incapacité n’est pas sans rapport avec la condition de
160 Corten, 1989, 1993.
161 Christian Girault, Le Commerce du café, habitants, spéculateurs et ex-
portateurs, Paris, CNRS, 1981.
162 David Nicholls, From Dessalines to Duvalier, Race, Colour and National
Independence in Haiti, Cambridge, Cambridge University Press, 1979.
163 D’An André-Marcel, Haïti : Paysage et société, Paris, Karthala, 1987.
Sous la direction de Laënnec Hurbon, Les transitions démocratiques. (1996) 348
171 CEPAL, Estudio Económico de America Latinay el Caribe, 1990, vol. II,
Santiago de Chile, 1991.
172 Christian Girault, « La crise économique », in Barthélemy G., Girault C.,
(sous la dir.), 1993, pp. 267- 293.
Sous la direction de Laënnec Hurbon, Les transitions démocratiques. (1996) 350
[292]
Source : EIU (The Economie Intelligence Unit, Londres) Country Report, 2e tri-
mestre 1995, p. 27. * De 1981 à 1990, taux cumulatif de - 19,6.
Transformations au plan
de la souveraineté nationale
poser au départ d’un groupe de policiers aux États-Unis. Nous avons posé
deux conditions : primo, le recrutement doit être fait par le gouvernement
haïtien, et secundo, une délégation haïtienne doit se rendre aux États-Unis
pour nous permettre d’informer périodiquement la nation au sujet de cette
formation. » Le Monde, 26 juillet 1995, p. 3.
183 Rapport du secrétaire général de l’ONU en date du 24 juillet 1995. Haïti
en Marche, vol. IX, n° 26, août 1995, p. 7.
184 Selon les résultats annoncés par le Conseil électoral provisoire (transmis
par l’AFP - Libération, le 13 juillet 1995), la plate-forme politique Lavalas
réunissant l’OPL (Organisation politique Lavalas) et deux petits partis
proches d’Aristide (le PLB - Parti Louvri Baryè - et le MPO - Mouvement
d’organisation du pays) a d’ores et déjà 4 élus au Sénat et 10 autres de ses
candidats se trouvent en ballottage favorable (18 des 28 sièges de sénateurs
sont à pourvoir) ; de même il a 16 députés élus et 39 autres se trouvent en
ballotage favorable (sur 83 sièges). Il aurait également remporté 80 des 200
postes de maires, dont ceux de Port-au-Prince, Cap-Haïtien, Gonaïves, les
Cayes, Port-de-Paix, Hinche, Jacmel. Le FNCD arrive souvent en deuxième
position.
185 Corten Olivier, op. cit., 1995, André Corten, 1994.
Sous la direction de Laënnec Hurbon, Les transitions démocratiques. (1996) 355
Bien qu’à travers les siècles, la contrebande ait été le rapport tradi-
tionnel entre les deux pays, en particulier durant les XVIIIe e t XIXe
siècles, et qu’elle soit un trait de l’indifférenciation caractéristique de
l’État faible, celle-ci semble s’être atténuée de 1937 à 1986 189. Cette
période est marquée en République Dominicaine par une vaine straté-
gie de substitution des importations - peu compatible avec une écono-
mie de rente -, stratégie qui se dilue à partir des années 1980 dans
l’essor du tourisme et des industries d’assemblage. L’économie domi-
nicaine repose aussi, durant cette période sur la surexploitation de la
main d’œuvre haïtienne dans les plantations sucrières 190. À partir de
1986, les prébendes que les deux armées - haïtienne et dominicaine -
tiraient non seulement du commerce des « braceros » mais de l’usage
de travailleurs haïtiens clandestins dans de larges secteurs de l’écono-
mie dominicaine s’amoindrissent avec la fin de l’ère duvaliériste et la
prise de conscience de leurs droits par les Haïtiens.
Désormais, les prébendes sont recherchées dans le commerce in-
formel. Alors que les statistiques du Commerce extérieur dominicain
(CEDOPEX) ne font apparaître qu’un échange formel de l’ordre de 6
millions de dollars, les estimations du commerce informel varient
dans une fourchette de 50 à 200 millions de dollars. Dans le cadre de
la « politique néo-libérale », on laisse entrer en Haïti, en provenance
du pays voisin, des produits comme le riz, le [297] sucre, la farine, le
propane. Le commerce devient si florissant que du côté dominicain,
s’élèvent dans certains milieux des plaintes quant à la pénurie des pro-
duits essentiels. Les produits acheminés vers Haïti sont en effet des
produits subventionnés. Aussi le gouvernement dominicain se doit-il
d’empêcher ce commerce. « Les entraves bureaucratiques domini-
189 Rappelons que, en 1937, Trujillo fait massacrer 12 000 Haïtiens dans la
région frontalière. Par ailleurs, comme on sait, 1986 est la date du départ de
Jean-Claude Duvalier.
190 Americas Watch, Harvesting Oppression : Forces Haitian Labour in the
Dominican Sugar Industry, juin 1990. Plant, Roger, Sugar and Modern Sla-
very, A Tale of Two Countries, Londres, Zed Books Ltd., 1987. Corten
Duarte, 1995.
Sous la direction de Laënnec Hurbon, Les transitions démocratiques. (1996) 357
ont promis des aides, chacune spécialisée dans un secteur. Mais de-
vant l’incapacité des ministères à canaliser celles-ci, on s’oriente dans
certains domaines vers le traitement directe avec les villes. Un sémi-
naire organisé par le PNUD a posé la question de la nécessaire « auto-
nomie des villes ». Cela scandalise certains milieux haïtiens : « Ce
sont les conseillers de ces ambassades qui gèrent au jour le jour la po-
litique de l’aménagement du territoire. .. Dans quel pays du monde
voit-on des bennes à ordures porter l’affiche publicitaire de l’ambas-
sade du pays qui finance le ramassage des détritus 202 ? »
L’action massive des ONG 203 scandalise plus encore. On stigmatise
cette action ; il est question de « République des ONG 204 ». Le mi-
nistre des Affaires étrangères - madame Claudette Werleigh - l’ex-
prime de son côté : « Actuellement, certaines ONG essaient de sup-
planter l’État, d’opérer de façon tout à fait indépendante sans aucune
velléité de coordination de leurs activités avec [300] les pouvoirs pu-
blics ou avec d’autres ONG œuvrant sur le terrain. C’est inaccep-
table 205. »
On peut avoir des doutes sur le démantèlement de l’appareil ré-
pressif. De même peut-on s’interroger sur le changement concernant
l’éviction de l’État. Par le passé, l’État avait-il vraiment un rôle de co-
ordination ? Il est plus prudent de se limiter ici à observer des modifi-
cations dans la pondération des différents types d’appareil (perte d’in-
fluence de l’appareil militaire) et d’examiner leurs conséquences (qua-
trième hypothèse). D’une part, ces modifications remodèlent ces appa-
reils - souvent inconsistants - ainsi que leur personnel surnuméraire en
aménageant de nouveaux « nœuds de rigidités » (et de potentielles
tion à la gestion des catastrophes, à fournir une assistance au gouvernement
haïtien pour l’exécution de programmes vétérinaires d’immunisation et de
surveillance nutritionnelle, à fournir un appui technique pour des travaux
publics et à assurer, en collaboration avec les autorités municipales, le dé-
blayage des centaines d’épaves qui jonchent les rues à Port-au-Prince. » (24
juillet 1995.)
202 Haïti Progrès, vol. 13, n° 9, 24-30 mai, p. 15.
203 On compte aujourd’hui plus de 800 organisations non gouvernemen-
tales. Selon l’expression de Barthélemy (1995, p. 53), « la plus grande
d’entre elles relève des sectes protestantes nord-américaines ». Notons
l’usage disqualifiant du terme de « sectes ».
204 Haïti Progrès, vol. 13.
205 Claudette Werleigh, Haïti en Marche, vol. IX, n° 16, 31 mai 1995, p. 12.
Sous la direction de Laënnec Hurbon, Les transitions démocratiques. (1996) 361
Transformation
dans la représentation du politique
210 Le terme d’acceptable est employé ici, et plus loin dans le texte, dans
son sens chomskyen tel qu’adapté par Faye dans son analyse du langage to-
talitaire. Faye Jean-Pierre, Langages totalitaires, Paris, Hermann, 1972.
211 Le 13 août doit avoir lieu un « tour de rattrapage » concernant 14 cir-
conscriptions de députés, 19 municipalités et près de 2 000 bureaux de vote,
soit 20% des bureaux du pays, et le « second tour » prévu par la Constitu-
tion.
212 Certaines radios dont Radio Haïti de Jean Dominique mais aussi le quo-
tidien en créole, Liberté.
213 Éric Landowski, La Société réfléchie, Paris, Seuil, 1989, chap. l, « L’opi-
nion publique et ses porte-parole », 21-56.
Sous la direction de Laënnec Hurbon, Les transitions démocratiques. (1996) 363
Conclusion
culent sans effet car ils ne peuvent prendre de valeur que dans le cadre
de représentation du politique. Celle-ci est encore ensevelie dans l’his-
toire du « barbare imaginaire ». 215
Sous les traits du prêtre, symbole de l’« anti-barbarie », se déve-
loppe dans le domaine religieux un anti-discours 216. À court terme, il
masque les contradictions. À long terme, il est porteur du défrichage
de l’« énoncé originaire ». Encore faudra-t-il le mettre dans une
langue politique qui permette à la société, et non à un prophète, de
dire ce qui est acceptable et désirable 217.
[304]
Références bibliographiques
[306]
Sous la direction de Laënnec Hurbon, Les transitions démocratiques. (1996) 370
[307]
“Savane zombi.” *
1
En rêve, je recommence sans cesse à monter la même rue abrupte.
Un camion vert olive vient à ma rencontre ; il est chargé de soldats en
tenues léopard, mitraillettes décrantées entre les genoux, le casque au
filet de camouflage garni de verts rameaux d’olivier profondément ra-
battu sur le visage ; sur le marchepied, un civil en clair costume d’été,
les yeux cachés derrière des lunettes noires, et qui en brandissant son
revolver me fait signe de dégager la route. En réalité, il en fut tout au-
trement : je descendais en roue libre la rue abrupte quand un camion
militaire tourna de l’avenue Martin-Luther-King dans la rue Panamé-
ricaine et vint à ma rencontre en klaxonnant bruyamment ; je dus frei-
ner pour le laisser passer ; dans le rétroviseur je vis les visages riants
des soldats et le tonton macoute sur le marche-pied, il me faisait signe
avec son pistolet : ce fut seulement plus tard, en découvrant la balle
aplatie qui avait transpercé le coffre et le siège arrière et était restée fi-
chée dans le tableau de bord, que je compris que la sourde détonation
Sous la direction de Laënnec Hurbon, Les transitions démocratiques. (1996) 372
2
Ils avaient encore bien des projets pour ce jour-là. C’était le 29 no-
vembre 1987, un dimanche. Toute la nuit, les chiens avaient aboyé,
comme ils ne le font d’ordinaire qu’à la pleine lune. Longtemps avant
le lever du soleil, les coqs commencèrent à coqueriquer et annon-
cèrent l’aurore d’un nouveau jour ; des paysans ivres de sommeil s’ar-
rachèrent à leur lit et, chargés de paniers et de légumes en bottes, des-
cendirent des montagnes dans l’obscurité. Un peu avant cinq heures,
ponctuel comme chaque matin, le soleil avait surgi au-dessus des
montagnes et avait chassé des vallées les ombres de la nuit ; au-dessus
de la ville, sur les pentes nord et les flancs ouest des montagnes, les
ténèbres s’attardaient encore un peu. Les riches qui résidaient ici dans
leurs villas luxueuse se laissaient chatouiller les narines par les rayons
de soleil qui pénétraient entre les lames de la jalousie, et ouvraient en
bâillant le journal du matin servi avec le petit déjeuner sur un plateau
d’argent, la manchette en caractères gras évoquait les prochaines élec-
tions présidentielles ; un porte-parole de la junte militaire au pouvoir
protestait contre toute ingérence étrangère dans les affaires intérieures
du pays et appelait la population à la [309]prudence et à la discipline ;
il mettait en garde les électeurs contre les agitateurs et les fauteurs de
troubles. Dans un commentaire rédactionnel, on exprimait l’espoir que
les élections se dérouleraient dans le calme et sans incident. Pendant
ce temps, les habitants des quartiers plus pauvres faisaient la queue
devant les bureaux de vote fermés et qui devaient être ouverts à huit
heures : chômeurs venus des slums * et paysans analphabètes, petits
employés, écoliers et étudiants avec des sacs de raphia et des car-
tables, des provisions pour le petit déjeuner et des livres de chant sous
le bras, leurs nouvelles cartes d’électeur, délivrées par le comité élec-
toral, à la main ; après le vote, ils iraient à la messe et ensuite, jus-
* Bas quartier, bidonville (en anglais dans le texte).
Sous la direction de Laënnec Hurbon, Les transitions démocratiques. (1996) 373
qu’au soir, l’estomac grondant de famine, ils resteraient assis sur les
bancs publics, discutant les événements politiques ou étudiant leurs
manuels, afin de tuer le temps et pour se préparer à la leçon scolaire
de la semaine prochaine, car dans leurs cabanes il n’y avait ni eau ni
électricité ; à présent ils se groupaient autour du possesseur d’un poste
à transistors et écoutaient les nouvelles du matin transmises par
l’émetteur catholique Radio Soleil, où il était question d’attaques et
d’incendies dans les bureaux de vote de la province.
3
Le camion s’arrête dans un grincement de freins. Le civil au cos-
tume clair et aux lunettes noires qui était sur le marchepied fit un
signe avec son pistolet aux soldats dans le camion ; peut-être tira-t-il
en l’air. Les hommes, qui selon les déclarations de témoins oculaires
étaient vêtus de tenues léopard ou d’uniformes vert olive - d’autres
parlèrent de mercenaires au military look - bondirent de la surface de
chargement et mirent leurs fusils automatiques en joue ; peut-être ont-
ils immédiatement ouvert le feu, sans sommation ni avertissement
préalable. On n’entendit d’abord que quelques sèches détonations ap-
paremment inoffensives, comme des pièces d’artifice ou des bouchons
de champagne qui sautent. Les gens qui faisaient la queue devant le
bureau de vote dans la ruelle, pour la plupart des écoliers et des étu-
diants qui allaient à l’école ou travaillaient ici, levèrent les yeux, sur-
pris ; tout alla si vite qu’ils n’eurent pas le temps de courir s’abriter.
Quand ils se jetèrent sur le sol, c’était trop tard, leurs camarades se
roulaient déjà dans leur sang. Un silence plein de tension s’établit sur
la place, les sourdes détonations des coups de feu le soulignaient sans
le troubler : puis on entendit un cri d’épouvante qui monta, se propa-
gea dans les rangs des gens qui se dispersaient et se ruaient les uns
contre les autres, et se brisa soudain, étouffé par le feu continu des mi-
trailleuses et des fusils automatiques dont les salves fauchaient les
fuyards comme herbe ondulante.
Sous la direction de Laënnec Hurbon, Les transitions démocratiques. (1996) 374
[310]
4
Ils avaient encore bien des projets pour ce jour-là. À présent ils
dormaient ; non, ils ne dormaient pas, ils étaient morts. Leurs yeux
étaient grands ouverts, mais sans me voir, ils regardaient dans le néant
ou dans un autre monde. En réalité les morts ne sont pas comme au ci-
néma ou au théâtre : leurs traits ne sont pas grimaçants, leurs mouve-
ments ne sont pas convulsivement figés. En réalité la mort n’est ni
obscène ni cruelle, pas même grotesque. La mort dénoue la crampe,
transfigure les traits du visage et rend à l’homme sa dignité perdue
dans le combat de la mort, qui devrait s’appeler le combat de la vie.
Les morts ne saignent pas ; seuls les vivants saignent ou se vident de
leur sang, jusqu’à l’arrivée de la mort. Ensuite le sang cesse de couler,
la blessure se ferme. Bien que tout fût souillé de sang, la cour de
l’école, l’escalier, le corridor parsemé de vêtements souillés de sang et
de souliers, cahiers d’école, cartables et livres dont les pages arrachées
et froissées n’étaient pas tachées d’encre rouge, mais de sang, même
les murs peints en vert de la salle de classe étaient éclaboussés de sang
jusqu’au plafond, il aurait fallu observer et examiner chaque mort
exactement un par un pour trouver la blessure par où son sang s’était
écoulé. Les gens, ici, n’avaient pas eu le temps de se préparer à la
mort, tout était allé trop vite et trop soudainement, la mort était tom-
bée sur eux comme un coup de tonnerre dans un ciel serein, sans s’an-
noncer, sans avertissement, elle avait mis fin à leur vie. Bien qu’ils
aient eu encore beaucoup de projets pour ce jour-là, ils avaient l’air de
n’avoir plus rien à attendre de la vie et d’avoir fait la paix avec la mort
qui les avait attrapés en pleine rue, mais non avec leurs assassins, qui
liquidaient d’un revers de machette ou d’un coup de revoler dans la
nuque tout ce qui râlait encore, gémissait ou demandait grâce d’une
voix faible. Le travail fait, les soldats se groupèrent, fumant des ciga-
rettes, et chassèrent les photographes en gesticulant avec leurs armes,
tandis que des infirmiers en blouses tachées de sang empoignaient les
morts par les mains et les pieds et les chargeaient, entassés comme des
sardines, dans la benne d’un camion qui, laissant derrière lui une
mince traînée de sang, s’éloigne vers un but inconnu.
Sous la direction de Laënnec Hurbon, Les transitions démocratiques. (1996) 375
5
Le soldat m’ordonna de m’agenouiller. Étrangement, je n’avais pas
peur tandis que je roulais devant la station-service Shell incendiée et
que je tournais pour m’engager dans la rue semée d’éclats de verre et
de cartouches, qui soudain se révéla être une impasse : une auto au
pare-brise percé d’impacts, placée en travers, bloquait la voie. Devant
moi, je voyais le bâtiment de l’école, peint en blanc verdâtre, une villa
victorienne dont l’entrée était gardée par des soldats, mitraillettes dé-
crantées, tandis que des infirmiers chargeaient un camion à benne
dans la cour de l’école ; dans le rétroviseur, je vis une pompe à es-
sence cabossée et le mort recouvert d’un drap, sur lequel passait une
fumée huileuse. Je passai la marche arrière et voulus accélérer, mais
un soldat, qui m’agitait sous le nez son fusil-mitrailleur d’un air mena-
çant, m’ordonna [311] de m’arrêter et de descendre. Pour souligner
ses paroles, il tira plusieurs coups en l’air. Ses camarades me regar-
daient en ricanant présenter mes papiers, qu’il feuilletait d’un air per-
plexe ; il semblait être analphabète. À la recherche d’armes ou d’ar-
gent, il fouilla l’intérieur de l’auto. Je dus ouvrir le bouchon du radia-
teur et le coffre et vider la boîte à gants. Quand j’eus retourné les
poches de mon pantalon et étalé par terre leur contenu, le soldat me
dirigea vers un mur parsemé d’impacts frais et là, il me força à m’age-
nouiller, les mains croisées sur la nuque. J’entendis un cliquetis métal-
lique et je vis du coin de l’œil qu’il glissait un magasin plein dans le
chargeur de son pistolet-mitrailleur. C’était un pistolet-mitrailleur lé-
ger, de marque israélienne, un Ouzi. Étrangement, je n’avais toujours
pas peur. Un lieutenant qui s’était détaché du groupe des hommes en
uniforme se fit remettre mon portefeuille par la sentinelle. Il mit les
dollars en billets dans sa poche et donna la monnaie à son subalterne.
Puis il me rendit passeport et traveller’s chèques et me fit comprendre
d’un signe de tête que je devais m’éclipser au plus vite. Je mis le
contact, accélérai et, la tête rentrée dans les épaules, sortis en marche
arrière de la voie à sens unique. Au moment où je m’engageai dans la
rue principale, le pare-brise vola en éclats sous une rafale de pistolet-
mitrailleur. Une pluie de petits cubes de verre s’abattit sur moi. Je me
baissai derrière le tableau de bord et roulai sans me retourner jusqu’à
l’hôtel. Plus tard seulement, en retrouvant dans le hall de l’hôtel les
deux journalistes avec lesquels je devais déjeuner, je sentis mes ge-
Sous la direction de Laënnec Hurbon, Les transitions démocratiques. (1996) 376
6
Voici donc l’endroit où l’on apporte les morts. À droite, des col-
lines chauves tremblant dans la chaleur, à gauche, au-delà des racines
aériennes des mangroves devant lesquelles volettent des flamants
roses, la mer bleuit ; devant moi, en ligne droite jusqu’à l’horizon,
l’asphalte ondulé et troué de la route nationale n° 1, dans mon dos les
cheminées fumantes de la fabrique de ciment qui saupoudre tout d’une
poussière farineuse. Entre les montagnes et la mer s’étend, parallèle à
la côte, un désert de sel où poussent des cactus, avec une source sulfu-
reuse, nommée Source puante, où mon grand-père avait l’habitude de
se baigner : après quoi, assis dans le fossé à côté de sa Ford 1927, il
nourrissait avec son casse-croûte les enfants et les chiens affamés. À
présent il y a ici une décharge publique avec des pneus en feu, dont la
fumée nauséabonde fait venir les larmes aux yeux, cimetière de car-
casses en fer rouillé et aluminium étincelant au soleil, où les riverains
déguenillés cherchent des pièces de métal récupérables, tandis que des
bœufs maigres broutent l’herbe salée de la savane environnante. Au
point le plus profond d’une dépression située au-dessous du niveau de
la mer, pointe une croix de bois abîmée par les intempéries, plantée de
guingois dans le sol semé de loques et de sandales de caoutchouc. Une
odeur douce-amère monte de la terre fraîchement labourée, où à
chaque pas j’enfonce plus profondément, miasmes écœurants que j’ai
déjà rencontrés lors d’une visite à la morgue. Une brume [312] de
mort et de corruption m’entoure. Je suis devant un charnier, un golgo-
tha ; la terre ici est engraissée de cadavres. Des chiens errants ont
creusé des trous et disséminé les restes des morts sur le terrain envi-
ronnant : fémurs, articulations, mâchoires inférieures avec des dents et
crânes blanchis par le soleil, à différents stades de décomposition. Un
nouvel Hamlet pourrait émettre ici des considérations poétiques sur le
caractère transitoire de tout ce qui est terrestre, mais à la vue de la tête
couverte de cheveux crépus qui, à demi enterrée, émerge du sol, j’es-
père que l’envie lui en passerait.
Chaque vendredi matin, avant le lever du soleil, un camion de la
voirie municipale livre ici un chargement de cadavres : mendiants et
Sous la direction de Laënnec Hurbon, Les transitions démocratiques. (1996) 377
[313]
Troisième partie
INTERROGATIONS
ET INCERTITUDES
[314]
Sous la direction de Laënnec Hurbon, Les transitions démocratiques. (1996) 379
[315]
“Démocratie - Nation -
République.”
Jean Ziegler
sociologue, professeur à l’Institut de sociologie, Genève
La thèse
La nation
219 J.P Eckermann, Gesprache mit Goethe in den letzten Jahren seines
Lebens, Wiesbaden, Insel-Verlag, 1955.
Sous la direction de Laënnec Hurbon, Les transitions démocratiques. (1996) 382
pendante de toute identité ethnique. Elle est donc à mille lieux des si-
nistres idéologies dites « nationalitaires ». Exemple : le fascisme serbe
contemporain des Milosevic, Karadic, Madijc, qui prônent une com-
munauté serbe liée par le sang et l’appartenance à une terre « sacrée ».
Entre la nation et la tribu, il existe un abîme.
Mais la réalité, comme toujours, est impure. 1907 : congrès antico-
lonial de la IIe Internationale ouvrière à Stuttgart ; Jean Jaurès, en
terre allemande, fait son célèbre et lucide discours sur la nécessaire
fraternité entre travailleurs allemands et français, sur l’absurdité de la
querelle territoriale autour de l’Alsace-Lorraine, sur le patriotisme qui
est internationalisme, c’est-à-dire identité singulière et amour tolérant
de l’autre. De retour à Paris, au nom de la nation française, il se fait
agresser sauvagement. Autre exemple qui montre que rarement la
conscience nationale se donne à voir dans sa pureté. L’armée de Val-
my était la première armée nationale de l’histoire se dressant contre
des armées professionnelles royales, impériales, c’est-à-dire des ar-
mées de mercenaires. Or, quand en 1798 la Convention vote la loi
Jourdan, la loi de la conscription générale, des révoltes éclatent, la
plus sanglante étant celle des provinces de Vendée.
La République
Objection
Que faire ?
[321]
Samir AMIN
économiste
les cultures locales anciennes. Cette différence ne tient pas aux carac-
tères propres des cultures tributaires diverses mais aux formes de l’ex-
pansion capitaliste, centrales et périphériques.
Dans son expansion mondiale, le capitalisme a fait apparaître la
contradiction entre ses prétentions universalistes et la polarisation
qu’il produit dans la réalité matérielle. Vidées de tout contenu, les va-
leurs invoquées par le capitalisme au nom de l’universalisme d’indivi-
dualisme, la démocratie, la liberté, l’égalité, la laïcité, l’État de droit,
etc.) apparaissent alors aux peuples victimes du système comme des
mensonges, ou des valeurs propres à la « culture occidentale ». Cette
contradiction est évidemment permanente, mais chaque phase d’ap-
profondissement de la mondialisation - comme la nôtre - en accuse la
violence. Le système découvre alors, par le pragmatisme qui le carac-
térise, les moyens de gérer cette contradiction. Pour cela, il suffit en
effet que les uns et les autres acceptent leurs « différences » que les
opprimés cessent de revendiquer la démocratie et l’individualisme, la
liberté et l’égalité, pour leur substituer leurs valeurs prétendues
« propres », c’est-à-dire en général le contraire des premières. Ils inté-
riorisent alors leur statut subalterne et permettent à l’expansion capita-
liste de se déployer sans que le renforcement de la polarisation quelle
entraîne ne rencontre d’obstacles sérieux.
Impérialisme et culturalisme font toujours bon ménage. Le premier
s’exprime dans la certitude arrogante que l’« Occident » est parvenu
au terme [329] de l’histoire, que se formules de gestion de l’économie
(la propriété privée, le marché), de la politique (la démocratie), de la
société (la liberté individuelle) sont définitives et indépassables. Les
contradictions réelles observables sont décrétées imaginaires ou pro-
duites par des résistances absurdes à la soumission à la raison capita-
liste. Pour tous les autres peuples, le choix est simple : accepter les va-
leurs de l’Occident ou s’enfermer dans leurs spécificités culturelles
propres. Si, comme il est probable, la première de ces deux options
s’avère impossible, refusée, alors le conflit des cultures occupera le
devant de la scène, puisque les sociétés de l’Occident sont définitive-
ment pacifiées de l’intérieur. Mais dans ce conflit les dés sont pipés :
l’Occident l’emportera nécessairement, les autres seront toujours bat-
tus. C’est pourquoi l’option culturaliste de ces derniers peut être non
seulement tolérée, voire encouragée. Elle ne menace que les peuples
qui sont ses victimes.
Sous la direction de Laënnec Hurbon, Les transitions démocratiques. (1996) 397
des réformes radicales qui peuvent être mises en œuvre dans leur
cadre, dépendent des conditions concrètes tant locales (le degré d’iso-
lement possible des groupes compradores, courroies de transmission des
logiques réactionnaires dominantes mondialement) que régionales
(succès dans la reconstruction de fronts du Sud en conflit avec les lo-
giques de la mondialisation) et mondiales (succès dans l’isolement de
la puissance hégémonique - les États-Unis - et de ses alliés majeurs).
Il appartient aux luttes populaires d’élargir progressivement l’ampleur
de ces marges.
Références bibliographiques
[337]
“Démocratie et révolution.”
Yves BÉNOT
historien, spécialiste de la révolution aux colonies
rien d’autre que développer les principes généraux pour leur donner
toute leur extension.
Quand on prend le soin de les distinguer, c’est surtout pour les op-
poser, de sorte qu’on suggère par là qu’il y aurait des droits que l’on
baptise « droits-créances », qui seraient plus ou moins facultatifs ou
relatifs, alors que les principes seraient absolus et obligatoires. En tout
cas, cette casuistique dont on constate qu’elle peut servir à donner ap-
parence de justification aux incessants empiétements sur les droits hu-
mains à l’instruction, à la santé, à la protection sociale, auxquels on
assiste un peu partout de nos jours - n’a pas été, et c’est heureux, celle
de la déclaration universelle de l’ONU qui spécifie soigneusement les
suites pratiques des principes.
[343]
À ce point, il faut s’arrêter sur ce qui a donné lieu à beaucoup de
controverses et d’interprétations : la garantie du droit de propriété. On
n’entrera pas ici dans un examen historique des significations mul-
tiples, voire opposées, qui en ont été présentées entre 1789 et 1796.
On retiendra seulement que la première d’entre elles, qui faisait et fait
toujours l’unanimité, entendait par propriété, en premier lieu, la pro-
priété de soi. En ce sens, il est vrai, elle tend à se confondre avec la
garantie de la sécurité individuelle. Mais, pour aller plus loin, il
convient de définir ce à quoi s’oppose la mention expresse de la pro-
priété, ce qu’elle nie ; c’est le pouvoir que s’arroge l’État, que ce soit
celui de la monarchie absolue ou celui de bien des dictatures mo-
dernes, de procéder de son propre chef à des confiscations ou accapa-
rements en dehors de toute loi - mais non de tout intérêt des tenants du
pouvoir. A noter que les confiscations contemporaines s’abattent tout
aussi bien sur des personnages en vue, pour des motivations politiques
ou simplement pour l’enrichissement des dirigeants, que sur des terres
de paysans ; les exemples ne manqueraient pas, si on y tenait. Il reste
que, prise en ce sens, la garantie de la propriété individuelle, tant
qu’elle n’enfreint ni les lois ni les principes fondamentaux, reste ac-
tuelle, encore une fois tout particulièrement pour ceux d’en bas, pay-
sans et ruraux surtout. La question est de savoir si ce droit doit être
illimité et inconditionnel, autrement dit donner droit à un enrichisse-
ment sans contrainte, et de ce fait créant une nouvelle catégorie de pri-
vilégiés. C’est précisément, en gros, l’interprétation courante dans les
Sous la direction de Laënnec Hurbon, Les transitions démocratiques. (1996) 413
Or, aujourd’hui, force est de constater qu’au sein de ces mêmes dé-
mocraties bourgeoises, les résultats atteints jusqu’ici sont mis en dan-
ger par des attaques systématiques contre les services publics, contre
la protection sociale, contre les droits spécifiés dont nous avons parlé,
tout cela au nom de la liberté d’entreprise et de concurrence, au nom
d’un libéralisme qui menace les libertés de la nation. À plus forte rai-
son, ces mêmes démocraties du centre veulent-elles imposer ce nou-
veau modèle (accordé aux vues du FMI) aux pays du tiers monde dont
beaucoup ont pourtant encore fort à faire pour seulement atteindre le
niveau précédent de l’État de démocratie bourgeoise.
Dès lors, n’est-il pas clair que, de ce point de vue, en quelque sorte
interne, la rupture ne s’impose pas moins que du point de vue des rap-
ports entre centre et périphérie ? Elle ne peut pas être l’œuvre des
couches sociales qui profitent de l’état de choses actuel, c’est assez
évident. Au demeurant, ces couches, dans beaucoup de pays du tiers
monde, ne sont qu’une frange minoritaire. La rupture ne peut résulter
que de l’intervention et de l’action de ceux d’en bas, des couches po-
pulaires démunies et victimes de ce même état de choses. C’est bien
ce qui constitue une révolution. Le mot et l’idée ne sont pas à la mode,
mais ce n’est pas une raison. Cependant, pour éviter tout malentendu,
il doit être entendu que la Révolution ne se définit pas par la violence
qu’elle déploie quand elle y est contrainte par ses ennemis, mais par
l’ampleur des changements et déplacements des forces sociales et de
leurs rapports qu’elle provoque. Elle est proprement démocratique
précisément dans la mesure où elle part d’en bas et fait prévaloir l’in-
térêt général des couches sociales majoritaires sur les intérêts particu-
liers des nantis minoritaires. Bien entendu, cette caractéristique essen-
tielle n’exclut en aucune manière que ce mouvement comporte une
convergence avec les thèses et idées émises et présentées par des
groupes d’intellectuels qui, au nom des mêmes principes, s’opposent
aux classes dominantes. Peut-être même devrait-on souligner que
cette convergence est une condition du succès final de la rupture.
[346]
[347]
Enrique Dussell
philosophe et professeur à l’université autonome de Mexico
* (Note de l’Editeur) : Nous ne publions ici, faute de place, que des ex-
traits de la communication de E. Dussel.
221 Il y a aujourd’hui celles qui donnent de l’importance à l’histoire pour re-
découvrir le sens éthique comme dans le cas de Maclntyre (1981 et 1988) ;
ou Taylor (1975, 1989 et 1992) ; celles qui décrivent quelques sphères de la
justice avec Walzer (1983) ; ou les anciens moralistes des valeurs comme
Scheler (1954) ; celle de la Sittlichkeit de Hegel ; etc. Cependant, celles qui
sont nommées ici n’ont pas ce que nous aurions appelé sens « critique », à
l’exception peut-être de Walzer quoique celui -ci n’intègre pas suffisamment
le niveau formel de méthode.
Sous la direction de Laënnec Hurbon, Les transitions démocratiques. (1996) 418
paroles des plus vieux des vieux de notre peuple. Et nous apprenons
dans ces paroles que la longue nuit de douleur de nos gens venait des
mains et des paroles des puissants,
que notre misère était richesse pour quelques uns,
que se construisit une maison pour les puissants sur les os et la
poussière de nos ancêtres et de nos fils,
et que nos pieds ne pouvaient passer le seuil de cette maison,
et que l’abondance de sa table se remplissait du vide de nos esto-
macs,
et que ces luxes étaient les parures de notre pauvreté,
et que la force de leurs toitures et de leurs murs s’élevait sur la fra-
gilité de nos corps,
et que la santé qui remplissait leurs espaces venait de la mort des
nôtres,
et que le savoir qui y demeurait était nourri par notre ignorance,
que la paix qu’elle abritait était la guerre pour nos gens.
[...] »
C’est un critère de « contenu », matériel, de corporéité, de sur-vie,
d’éthique matérielle, au niveau du « bien » qui invalide le système ou
le projet [352] de « vie bonne », qui produit la pauvreté ou l’infélicité
des dominés ou des exclus (en tant qu’impératif universel négatif ou
interdiction d’une maxime non généralisable ou de la simple « impos-
sibilité à choisir de mourir ») : qu’il s’agisse de normes, d’actes, d’ins-
titutions ou d’arguments comme dans le cas du capital. Marx plus que
personne a bien fait ressortir ce fait, du siècle dernier, parce qu’il
touche une dimension fondamentale de la matérialité éthique : l’ex-
ploitation du sujet éthique, membre de la communauté de vie, dans sa
corporéité à travers le travail quotidien qui se traduit en non-satisfac-
tion des besoins de bases : malheur (impossibilité de vivre). Le sujet
éthique pauvre se trouve matériellement opprimé et formellement ex-
clu. On devrait donc développer une analytique du critère éthique for-
mel et définir à partir de cela le principe critique. Du critère de sur-vie
se déduit aujourd’hui un critère négatif : le critère de l’interdiction de
la non sur-vie, de l’interdiction éthique d’appauvrir, de faire souffrir,
Sous la direction de Laënnec Hurbon, Les transitions démocratiques. (1996) 424
La praxis de libération
Sous la direction de Laënnec Hurbon, Les transitions démocratiques. (1996) 428
[358]
Sous la direction de Laënnec Hurbon, Les transitions démocratiques. (1996) 430
[359]
“Transition démocratique :
un concept problématique.”
Alain MÉNIL
professeur de philosophie, Paris
Si l’on s’entend généralement assez bien sur ce que l’on veut dési-
gner par l’expression de « transition démocratique » quand on l’ap-
plique à un certain nombre de phénomènes politiques majeurs de ces
dernières années, c’est parce qu’on voit bien de quoi ils participent :
d’une récusation des politiques autoritaires ou dictatoriales longtemps
menées au mépris des droits de l’homme, d’une dislocation des totali-
tarismes des pays de l’Est. Jusque-là, l’expression semble aller de soi.
Pourtant il n’est pas sûr qu’elle ait la consistance d’un concept rigou-
reusement déterminé, ni qu’elle ne repose sur un certain nombre de
présupposés implicites, dont le premier serait précisément une pré-
compréhension de la démocratie, univoquement déterminée selon les
normes et les formes des démocraties occidentales - qualifiées parfois
de « grandes démocraties ». Serait-ce que des pays de « transition » ou
en « transition démocratique » en seraient encore à l’enfance de la dé-
mocratie, les oscillations comme les hésitations de leurs divers par-
cours renvoyant à une sorte de bégaiement politique, comme s’il y
Sous la direction de Laënnec Hurbon, Les transitions démocratiques. (1996) 431
champ, mais elle doit en passer par la forme d’un différend sur l’ordre
existant, et d’abord en ce qui concerne le ou les comptes du partage
établi 224. Et de fait, il est difficile de ne pas reconnaître que, dans bien
des cas, la révolte contre un ordre autoritaire est allée de pair avec une
volonté de redéfinir les attendus de ce qui pouvait jusque-là passer
pour la forme d’un « contrat social » entre un pouvoir autoritaire et
qui exerce autoritairement son autorité et la population. Peut-on alors
envisager les mesures sociales qu’un nouveau régime devrait prendre
comme une simple « transition » vers la démocratie ? Ne serait-ce pas
déjà là de la démocratie qui se trouverait ainsi mise enjeu sinon en
question ? Ne serait-ce pas ce qui se trouve mis enjeu lorsqu’on parle
de « démocratiser » ?
[361]
Sauf à s’en tenir à une vague euphémisation de la démocratie et de
la politique, démocratiser ne peut se laisser réduire à la seule instaura-
tion des formes politiques et des règles de l’échange, principalement
au sens des lois du marché, tel qu’il réponde en effet aux conditions
juridiques, institutionnelles et économiques que la conception libérale
assigne en général à la catégorie de démocratie. Ne s’agit-il pas aussi,
et parallèlement, de cette transformation de la société par laquelle la
société - ceux qui y participent de droit, ainsi que ceux dont le compte
non tenu précisément suscite la remise en jeu du partage établi - en-
tend redéfinir les termes de ses échanges comme la forme des diverses
relations qui peuvent s’observer en son sein ? En ce sens, on com-
224 Je me réfère ici aux travaux de Jacques Rancière, et principalement à la
distinction qu’il établit entre « police » et « politique », réservant à ce der-
nier terme le sens proprement politique dont la démocratie est à la fois l’en-
jeu et le nom propre. Cf. La Mésentente, Galilée, 1994, notamment le cha-
pitre 2. On retiendra ceci : « La politique est d’abord le conflit sur l’exis-
tence d’une scène commune, sur l’existence et la qualité de ceux qui y sont
présents. [...] Il y a de la politique parce que ceux qui n’ont pas droit à être
comptés comme êtres parlants s’y font compter et instituent une communau-
té par le fait de mettre en commun le tort qui n’est rien d’autre que l’affron-
tement même, la contradiction de deux mondes logés en un seul. [...] On ap-
pelle généralement du nom de politique l’ensemble des processus par les-
quels s’opèrent l’agrégation et le consentement des collectivités, l’organisa-
tion des pouvoirs, la distribution des places et fonctions, et les systèmes de
légitimation de cette distribution. Je propose de donner un autre nom à cette
distribution et au système de ces légitimations. Je propose de l’appeler “po-
lice” ». (Ibid., pp. 49-51.)
Sous la direction de Laënnec Hurbon, Les transitions démocratiques. (1996) 433
225 Les travaux de Claude Lefort nous ont appris à ne pas nous contenter de
cette assimilation juridique de la démocratie à un certain rapport de pou-
voir : ainsi peut-on lire, dans les dernières pages d'Écrire à l’épreuve du po-
litique, une redéfinition de la tâche essentielle dévolue à la démocratie. « La
tâche n’est-elle pas de concevoir la démocratie comme une forme de société
politique, un régime dans lequel nous faisons une expérience de notre huma-
nité, délivrés des mythes qui dissimulaient la complication de l’Histoire ?
Ce régime, comme tout autre, se caractérise par une Constitution et un mode
de vie. Encore ne faut-il pas prendre le terme de Constitution dans une ac-
ception purement juridique ni traiter du mode de vie comme d’un simple
fait. La démocratie ne se laisse pas réduire à un ensemble d’institutions et de
règles de conduite dont on pourrait donner une définition positive par le
moyen d’une comparaison avec d’autres régimes connus. Elle requiert
l’adhésion des hommes. » (Op. rit., Agora, 1995, p. 374.)
Ce que vise Lefort est précisément la méconnaissance du « propre » de
la démocratie : celui-ci excède le juridico-institutionnel proprement dit, à
quoi l’on réduit en effet le plus souvent la signification politique de la démo-
cratie. « Cette adhésion ne se formule pas en termes strictement politiques »,
précise-t-il. Mais c’est peut-être souligner symétriquement que le politique
excède précisément le partage et la répartition qu’il permet d’effectuer en-
suite. Sous couvert de l’instauration d’un certain régime de liberté publique
et de droits afférents à la liberté de l’homme, est perdue de vue la dimension
proprement politique de la vie démocratique comme indétermination a prio-
ri d’une essence (que ce soit celle de l’homme, du pouvoir de celui-ci ou de
la nature du régime). Plus exactement est méconnu le sens de la démocratie
comme invention.
Sous la direction de Laënnec Hurbon, Les transitions démocratiques. (1996) 434
donner le terrain. Du reste, n’est-ce pas sur ce point que l’accent est
mis quand un coup d’arrêt est mis à ce que l’on appelle un processus
de démocratisation, que le résultat des élections soit suspendu ou que,
après une politique d’ouverture, le pouvoir autoritaire ou dictatorial
préfère la répression, la violence dont il est coutumier ?
Pourtant, s’il est vrai qu’à l’application du concept de transition
démocratique répondent des situations incertaines, comme en suspens,
une autre dimension se révèle au travers de ce moment démocratique
d’avant l’institution de la démocratie : celle où le sujet-citoyen parti-
cipe en effet aux processus [368] en cours, y intervient comme jamais
il ne le fera par la suite, lorsqu’il aura laissé cela au jeu réglé de
l’ordre établi, au cadre institutionnel, bref, quand il aura laissé l’éta-
tique l’emporter sur le politique. S’il y a crise aujourd’hui de la démo-
cratie, ce n’est pas seulement parce qu’elle est fragile ou menacée par
ses ennemis. La crise quelle traverse dans les démocraties advenues et
accomplies que seraient les « démocraties adultes » - comme on quali-
fie un peu péremptoirement les démocraties occidentales - contraste
étrangement avec l’éclat que les pays en voie de transition attachent
encore à sa signification. N’y aurait-il pas alors en retour quelque
chose qui, dans le cadre des transitions démocratiques, y serait expéri-
menté et aurait été comme perdu par la suite - non seulement le sens
des valeurs attachées à l’idée de République 229, comme [369] celui de
231 Kant, La Religion dans les limites de la simple raison, iy 2, § 4, éd. Vrin,
trad. Gibelin, p. 202, note. Il ajoute ceci, qui éclaire prospectivement les en-
jeux actuels de la transition démocratique : « Les premiers essais [de la li-
berté] en seront sans doute grossiers, et liés d’ordinaire à une condition plus
pénible et dangereuse que lorsqu’on se trouvait encore sous les ordres, mais
aussi sous la prévoyance d’autrui ; cependant jamais on ne mûrit pour la rai-
son autrement que grâce à ses tentatives personnelles (qu’il faut être libre de
pouvoir entreprendre). Je ne fais pas d’objection à ce que ceux qui dé-
tiennent le pouvoir renvoient encore loin, bien loin, obligés par les circons-
tances, le moment d’affranchir de ces trois chaînes. Mais, ériger en principe
que la liberté ne vaut rien d’une manière générale pour ceux qui leur sont as-
sujettis et qu’on ait le droit de les en écarter toujours, c’est là une atteinte
aux droits régaliens de la divinité elle-même qui a créé l’homme pour la li-
berté. Il est plus commode évidemment de régner dans l’État, la famille et
l’Église quand on peut faire aboutir un pareil principe. Mais est-ce plus
juste ? » Cette seule question suffit à lever l’apparente restriction que Kant
semblait mettre à sa propre position en invoquant une sorte de principe de
réalité. Il s’agit là plutôt d’une concession rhétorique à un certain état de
l’espace public propre au moment historique où il écrit ces lignes ; en réalité
le principe invoqué par ceux qui remettent à plus tard la liberté est d’abord
un déni de justice, un mécompte évident au regard de la justice distributive,
ici appliquée à la liberté.
Sous la direction de Laënnec Hurbon, Les transitions démocratiques. (1996) 445
IV et V)
233 Cf. R Rosanvallon, « L’histoire du mot démocratie à l’époque mo-
derne », in La Pensée politique, « Situations de la démocratie », n° 1, Hautes
Études, Gallimard-Seuil, 1993.
Sous la direction de Laënnec Hurbon, Les transitions démocratiques. (1996) 447
projets, si elle en a, ceux de ses enjeux qui sont en débat seront pré-
sentement traités, tranchés, conclus, en tant qu’ils se manifestent sous
la condition d’une visibilité, sous la forme d’un horizon.
[374]
L’horizon des solutions politiques n’appartient ni au passé glorieux
dont on aurait la nostalgie, ni aux lendemains radieux : il est à portée
de main - il est et se donne au présent, et c’est pourquoi il y a lieu d’en
débattre. Projetée dans un futur lointain, la discussion s’apparenterait
à un choix entre de simples hypothèses fictives ; les enjeux de la dé-
mocratie sont moins romanesques : ils sont à régler ici et maintenant
et si c’est demain qu’ils le feront, c’est parce que aujourd’hui l’on
peut déjà les déceler et en prévoir les modalités. En somme, si la dé-
mocratie se comprend par rapport à d’autres tentations politiques (soit
le retour à un régime d’ordre autoritaire appuyé sur le fantasme d’un
passé légendaire, soit la fuite en avant dans un processus révolution-
naire dont la seule issue est la projection dans un avenir fictif où
toutes les difficultés, toutes les questions auront été réglées, et où il
n’y aura donc plus lieu d’en débattre), c’est précisément sous le cou-
vert de ce présent : la démocratie est à elle-même son horizon et son
propre futur - celui dont Aristote considérait que le caractère hypothé-
tique était précisément la raison d’être des discours politiques qui de-
vaient chercher à persuader le citoyen, ce qui était déjà articuler poli-
tique, langage et temporalité -, son futur donc est son présent, non
seulement lorsqu’elle n’est pas « achevée », mais parce qu’elle est de
l’ordre de l’inachevable. Ce que souligne le commentaire de Jacques
Derrida, au terme de sa très belle méditation consacrée aux « poli-
tiques de l’amitié » : « Car la démocratie reste à venir, c’est là son es-
sence en tant qu’elle reste : non seulement elle restera indéfiniment
perfectible, donc toujours insuffisante et future mais, appartenant au
temps de la promesse, elle restera toujours, en chacun de ses temps fu-
turs à venir : même quand il y a la démocratie, celle-ci n’existe ja-
mais, elle n’est jamais présente, elle reste le thème d’un concept non
présentable 239. »
C’est pourquoi il est non seulement injuste de ne pas penser le
transit du temps propre à la transition démocratique, il est inexact de
à étendre les droits ou à intégrer dans les droits ceux qui en étaient
jusqu’alors exclus, ce n’est pas simplement une nouvelle division
qu’on a à effectuer, entraînant un nouveau résultat, c’est une opération
autre qu’il s’agit d’effectuer puisque la règle elle-même du partage a
dû être repensée en faveur ou à la défaveur de certains. On ne peut
donc parler de « transition démocratique » uniformément, sans distin-
guer entre les diverses conceptions de la « démocratie », sans tenir
compte de sa pluralité de significations. Si l’on tient à l’aspect
contemporain de sa signification politique - qui implique un certain
nombre de dispositions générales sur lesquelles on peut s’accorder (à
savoir ce qu’une liste systématique ferait apparaître de déterminations
essentielles à la question de la démocratie) la transition démocratique
a en effet pour objectif l’instauration d’un certain système représenta-
tif, de droits garantis, et d’un certain climat, d’une certaine modalité
du vivre- ensemble : la démocratie n’a pas simplement pour objectif
d’établir un espace public, de permettre un débat public et de laisser à
l’opinion publique la possibilité de se former librement en débattant
publiquement, elle suppose un certain rapport à l’individu citoyen, et
pose dès lors le sujet dans l’autonomie de son individualité - ce qui est
tout différent de son enfermement dans la structure égoïste de l’indivi-
dualisme. Autrement dit, si la démocratie n’est pas simplement une
modalité particulière d’établissement des rapports entre les diverses
instances du pouvoir, ni même un certain type de rapport entre gou-
vernant et gouverné, c’est parce qu’elle signifie non moins essentielle-
ment un certain mode de vie, où nul n’est supposé détenteur d’un pou-
voir sur autrui, ni d’un droit à régir la conduite même de sa vie.
D’où la complexité des questions en jeu sous la figure ambiguë de
la transition démocratique en tant que transition vers, ce n’est pas en-
core la démocratie installée dont la stabilité préserve chacun d’une re-
mise en cause permanente et violente de ses libertés individuelles ;
mais, en tant que démocratique, on imagine mal une transition qui ne
fasse déjà l’expérience ou [378] l’épreuve de la démocratie, à son ni-
veau peut-être le plus simple d’un « laisser-faire » en ce qui concerne
les modes mêmes du vivre-ensemble. C’est pourquoi il me semble que
sous ce concept plusieurs choses très différentes sont en cause : d’une
part les modalités proprement politiques qui concernent en effet la
constitution d’un appareil d’État conforme à un État démocratique ;
mais d’autre part, dans l’irruption de cette parole et de cet agir non pas
Sous la direction de Laënnec Hurbon, Les transitions démocratiques. (1996) 454
[379]
Jacques RANCIÈRE
philosophe, professeur à l’université de Paris I
242 Il est clair que par cette réflexion rapide sur la signification de l’institu-
tion démocratique en Grèce, je n’entends pas faire l’économie de tout ce que
l’anthropologie du politique a pu nous apprendre. Mon objet est ici la démo-
cratie et la solidarité de l’institution démocratique avec l’idée même de la
politique comme forme spécifique de l’être-ensemble. Pour un développe-
ment un peu plus détaillé des propositions avancées ici, je me permets de
renvoyer à mon livre, La Mésentente, Paris, Galilée, 1995.
Sous la direction de Laënnec Hurbon, Les transitions démocratiques. (1996) 459
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