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La cartographie,
enjeu contemporain
Jacques Lévy, professeur à l'Universités de Reims et à l'Institut
d'études politiques de Paris, fellow au Wissenschaftskolleg zu Berlin
“De ce vieux Mercator, à quoi bon Pôle Nord concernent des usages autres que la simple lec-
Tropiques, Equateurs, Zones et Méridiens ?” ture. C’est alors le GPS (Global Positioning
Tonnait l´Homme à la cloche ; et chacun de System, système de localisation planétaire)
répondre : embarqué dans une automobile qui devient la
“Ce sont conventions qui ne riment à rien ! figure emblématique, évitant à ceux que la carte
Quels rébus que ces cartes, avec tous ces caps routière rebute de devoir s’y plonger, …ou s’y
Et ces îles ! Remercions le Capitaine noyer. Plus généralement, alors que certaines
De nous avoir à nous acheté la meilleure - évolutions se font jour dans le monde scientifi-
Qui est parfaitement et absolument vierge”. que et technique en faveur d’une diversification
Lewis Carroll, La Chasse au snark (1876). des objets cartographiques, la formation des uti-
Trad. Henri Parisot. lisateurs de ces objets ne semble pas progresser
dans le système éducatif, dans les médias ou
Le paysage actuel de la cartographie fait ap- ailleurs. La carte la plus traditionnelle et/ou la
paraître un triple paradoxe : nous produisons plus mal conçue écrase de sa lourde présence
de plus en plus de cartes et pourtant I. celles-ci toute autre image. Cela gêne la diffusion de
intéressent de moins en moins d’utilisateurs ; II. cartes qui seraient davantage en prise sur les
la divergence entre les “cartes savantes” et les travaux récents et permettraient de rendre plus
“cartes populaires” s’accroît ; et III. on observe lisible l’espace des sociétés. Enfin, cette dyna-
un écart croissant entre les cartes dont nous mique savante demeure très timide. Elle reste
disposons et celles dont nous aurions besoin bien en deçà de ce qu’on pourrait imaginer pour
pour mieux comprendre le monde qui nous prendre en compte tout autant les changements
entoure. spectaculaires, à toutes les échelles, qui mar-
Explicitons : les technologies de l’audio- quent les espaces de la planète et les nouvelles
visuel et de l’informatique, ensemble (multi- manières de les pratiquer. On peut parler de “li-
média) ou séparément (systèmes d’information bertés géographiques” récemment acquises ou
géographique – SIG –, imagerie de masse), à acquérir par les habitants de la planète. Elles
multiplient le nombre d’objets que l’on peut relèvent du développement de la capacité à aller
nommer cartes, les “cartes météo” en offrant et venir, mais aussi de la possibilité de choisir
une illustration éclatante. Mais, simultanément, parmi tous les liens imaginables entre l’endroit
la carte est de plus en plus souvent rendue subs- où l’on est et celui ou, peut-être, l’on se rendra.
tituable par d’autres technologies qui, cette fois, Parmi ces innombrables virtualités, les acteurs
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Planisphère d'Ortelius (1569)
que nous sommes ne cessent d’arbitrer, lorsque de la cartographie savante d’aujourd’hui. Les
nous allons au travail, en vacances, en voyage cartes d’avant la “cartographie mathématique”,
d’affaires, que nous déménageons, que nous mi- les images publicitaires utilisant le langage car-
grons… La carte devrait logiquement être très tographique, les multiples usages esthétiques de
présente dans la préparation et le déroulement la carte méritent notre attention, non seulement
de l’action spatiale, qu’elle soit “stratégique” à titre de curiosité mais tout simplement comme
ou “tactique”. Ce ne semble pas être le cas. En source de connaissance. A bien y regarder, ces
matière de cartes, en bref, on ne peut que se cartes qui n’appartiennent pas au paysage stan-
sentir frustré de ces décalages béants entre le dard se révèlent à l’occasion fort proches des
nécessaire, le possible et l’actuel. innovations des cartographes professionnels.
Cependant, beaucoup de choses intéressan- Celles-ci gagnent elles aussi à être mieux con-
tes – anciennes ou nouvelles – méritent d’être nues car, tout en provenant de cheminements
signalées dans ce champ de la connaissance qui intellectuels et techniques complexes, elles
touche à la fois la recherche fondamentale et la sont souvent, dans leur principe et dans leurs
communication de masse. En montrer le sens résultats, aisément compréhensibles et facile-
et la valeur et les rendre ainsi plus aisément ment reproductibles. D’où l’idée que ces cartes
utilisables constituent l’objet de ce fascicule. “vivent en société” et peuvent être abordées
On insistera notamment sur le fait que des comme des outils dans diverses actions menées
cartes pertinentes et originales se rencontrent par les individus et les organisations.
parfois – sinon surtout – en dehors du champ
Bruits visuels
En effet, faute d’une autolimitation rigoureuse
de la part du concepteur, la carte perd sa lisibi-
lité en tant qu’image et bascule dans le registre
des listes ordonnées. La suppression des bruits
visuels permet en revanche d’éviter les effets
secondaires que des informations superflues
pourraient avoir sur le message. Le recours
à des contours simplifiés (qu’on appelle en
cartographie “généralisés”) apparaît ainsi
légitime puisqu’il contribue à concentrer le
regard du lecteur sur l’essentiel, mais, si l’on
va trop loin dans ce sens, on bascule vers des
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formes géométriques qui peuvent fort bien l’excès d’autoréférence, c’est-à-dire par le
revêtir des significations symboliques fortes risque que la cartographie devienne un exer-
dans une société donnée. Ainsi les figures les cice clos sur lui-même, oublieux de ce qui est
plus simples (cercle, triangle, carré) possèdent cartographié. Le dialogue entre les cartes a pour
souvent des connotations de pureté qui tendent équivalent ce qu’on appelle intertextualité dans
à rendre plus “vrais”, plus “naturels” ou plus les langages verbaux, et on en connaît l’impor-
“légitimes” les objets représentés. Si on les tance. Cependant, dans le langage naturel, le
utilise de manière trop massive ou exclusive, domaine du discours est si proche du monde
cela peut créer de nouvelles interférences et des social ordinaire (où la parole ne cesse de cir-
effets indésirables. culer) que, si l’on évoque l’autoréférence, ce
Ainsi la concision du message dans le pro- sera plutôt une manière d’aborder, au moyen
pos crée-t-elle dans la lecture de la carte une du langage, les caractéristiques d’un contexte
“dictature de l’instant” qu’on ne peut jamais culturel. Ce n’est pas le cas pour les cartes qui,
renverser vraiment. Contrairement aux textes lorsqu’elles ne font que “se parler entre elles”,
écrits, la carte ne peut disposer en elle-même tendent à se couper du monde. Avec la carte,
d’appuis systématiques et non limités en volume on construit un univers propre, qui est d’autant
pour étayer et développer ses raisonnements. plus magique qu’il n’est pas immédiatement
Cette limitation rend décisifs les dispositifs de accessible mais, en même temps, relativement
traduction du langage cartographique vers le facile à contourner. Le monde de la carte reste
langage verbal, et inversement. C’est dans la lé- un domaine à part.
gende que les choses se jouent. Là se trouve un Du fait de sa double spatialité, celle du ré-
des pièges tendus à la cartographie scientifique. férent et celle du langage, la carte se présente
On peut tenter de vouloir tout dire dans la carte : comme une manifestation concrète de l’objet
ce fut la tendance des cartes encyclopédiques, de la géographie, ce qui ne manque pas de créer
saturées d’un brouillard de toponymes ou de des confusions. Ainsi, l’idée que la carte d’état-
figurés. On peut, au contraire, rester allusif et major (devenue ensuite carte topographique”)
renvoyer la formulation explicite à une légende était une “carte générale”, c’est-à-dire qu’elle
qui, parfois, demeure elle aussi squelettique. contenait toutes les informations fondamenta-
C’est là un des reproches qui a été fait à l’appro- les pour comprendre un espace, a été diffusée
che chorématique (cf. p.44) : faute d’énoncés par la géographie classique. Cela illustrait les
d’explicitation, les cartes peuvent prendre un faiblesses théoriques de la discipline géogra-
caractère ésotérique ou, à l’inverse, simpliste. phique à l’époque de Paul Vidal de La Blache
Dans les deux cas, le moment de la discussion et de ses successeurs. Toute carte est évidem-
et de la réfutation s’en trouve affaibli. ment thématique, elle suppose un projet et
La carte exploite un système de signes elle exprime des choix, ce qui signifie qu’elle
spécifique. Ce langage est “minoritaire” et exclut une multitude d’autres cartes possibles.
pèse peu face à la domination des langages Cette illusion de transparence nous apparaîtrait
verbaux. En conséquence, il est guetté par seulement puérile, si elle n’avait pas eu des ef-
fets de réalité non négligeables en matière de
géopolitique. L’illusion d’un absolu cartogra-
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Corse phique donnait la main à un autre absolu, celui
des idéologies nationalistes visant à imposer
leur propre matrice comme principe unique de
lecture des espaces. A l’époque de la proto-
géographie de l’École française, cette naïveté
a aussi servi de ressource pour l’empirisme,
pour le refus d’une réflexion sur l’objet et les
méthodes de la recherche. Elle a assuré, pour
quelques décennies, un court-circuit confortable
entre le réel et la pensée.
Échelle(s)
La question de l’échelle a souvent aussi été l’oc-
casion d’attitudes paresseuses. Ce fut prétexte à
retarder la reconnaissance du caractère propre
du langage cartographique.
L’échelle cartographique, exprimée origi-
nairement de manière graphique (sous forme
d’un objet qui ressemble à une échelle), plus
tard associée à une fraction, indique un rapport
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Maroc
de réduction qui peut, dans le principe, être égal qui l’accompagne qui ont fini par faire prendre
ou supérieur à 1 (ce dernier cas est exceptionnel conscience aux concepteurs et aux usagers de
en matière de cartes). Mais la notion d’échelle la carte du caractère “non trivial” de l’échelle.
cartographique peut se généraliser à toute
production d’un objet analogue à un autre de Un autre espace
manière à pouvoir en étudier ou en manipuler
plus aisément les caractères, que ce soit en La projection d’une sphère sur un plan impose
deux ou en trois dimensions (maquettes), que en effet de faire des choix : on ne peut respecter
ce soit en diminuant ou en augmentant la taille à la fois les angles (projections conformes) et les
de l’objet d’origine. surfaces (équivalentes). Quant aux longueurs
Dans la cartographie classique, on traite (principe d’équidistance), ce n’est possible
les distances dans le cadre de la métrique qu’à partir d’un point ou sur une ligne et non
euclidienne : il s’agit d’un système cohérent, pour toute une surface. La première méthode
permettant une mesure uniforme, continue, (comme dans la projection de Mercator) a long-
sans lacune. C’est la manière la plus banale et temps dominé la production ; or l’échelle y est
la plus conventionnelle de mesurer les distan- variable, le plus souvent plus grande aux hautes
ces, en mètres ou en kilomètres, par exemple. qu’aux basses latitudes, fabriquant un Groen-
L’analogie entre la carte et la réalité est d’autant land plus grand que l’Australie alors que, sur le
plus facile à réaliser que, dans les deux cas, la terrain, sa superficie est près de quatre fois plus
même métrique est utilisée. Une telle simplicité petite. Cela retire à l’échelle son universalité.
emporte aisément l’adhésion ; cependant, on Par ailleurs, la nécessité de traiter les surfaces
note que cette formule ne vaut que pour les indépendamment des longueurs (projections
longueurs, dont la mesure (routes terrestres ou équivalentes), qui paraît étrange en géométrie
maritimes, portée d’artillerie, etc.) a longtemps plane, donne à voir ce que les promoteurs de
constitué un usage important des cartes. Si l’on la cartographie mathématique ont longtemps
passe aux surfaces, la proportion sera égale au souhaité ne pas mettre en lumière : le caractère
carré de l’échelle nominale. Pour une carte au discrétionnaire des choix en matière d’échelle.
1/100 000 (1 cm pour 1 km), le rapport des Celle-ci est le résultat d’options prises parmi une
surfaces sera donc de 1/10 000 000 000 : il y série de possibles et non d’une vérité intrinsè-
a bien 10 milliards de cm2 dans 1 km2. Un tel que “découverte” par la carte. Dès lors que le
décalage peut avoir pour effet de rendre con- caractère construit de l’échelle est admis, rien
tre-intuitive une lecture qui justement tirait de n’interdit de s’interroger sur la nature du terrain
son caractère analogique une facilité apparente que la carte est censée transcrire analogiquement.
d’accès à l’information. C’est la réalisation de Ce peut être une autre réalité que la superficie : la
mappemondes et la réflexion sur les projections population, la richesse ou tout autre chose.
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Une différenctiation par les De même, la confusion, plus ou moins in- à une vision à vol d’oiseau, a des effets radicaux
ooptions au sein du langage volontaire, entre deux sens bien différents du de dévalorisation de tout espace dont la taille
cartographique mot “échelle” – géographique et cartographique n’est pas liée à ces paramètres. Du point de vue
– a contribué à retarder la réflexion critique des des échelles géographiques, une ville, une “pe-
géographes sur la carte. Il est courant, depuis tite ville” même, est un grand espace, comparé
quelques décennies, d’entendre des géographes à un arrière-pays désert. Comme objet sur une
reprendre d’autres géographes pour les prier carte euclidienne, elle se trouvera au contraire
d’inverser le sens de “grand” et “petit” à propos minorée.
d’échelle. Cela a même fait partie, pour certains, Cependant, si la carte n’est pas l’espace,
du mouvement de rénovation de la discipline. une carte est bien un espace. Comme le dit
“Petite échelle” signifierait “grand espace” et in- Michel Lussault, ce nouvel espace s’ajoute
versement. On peut comprendre que, pratiquant à tous ceux qui lui préexistent et enrichit, en
la cartographie et s’intéressant, par ailleurs, aux s’y incorporant, l’ensemble des spatialités qui
échelles spatiales, les géographes aient été en- contribuent à définir une situation. On peut
traînés à leur insu vers ce glissement de sens. bien sûr traiter une carte comme un simple
Le caractère récent et volontariste de l’inver- tableau de données, et notamment comme
sion incline à penser qu’il s’agit plutôt là d’une un simple croisement entre des coordonnées
idéologie professionnelle, consistant à légitimer terrestres et une autre information (toponymes,
une position institutionnelle par la maîtrise d’un cotes hypsométriques ou bathymétriques), et
langage technique initiatique. Du point de vue l’on s’éloignera alors de la carte pour en faire
de la connaissance, cette attitude est en tout cas une charte (en anglais, l’usage du mot chart
intenable. On peut fort bien représenter un petit s’est maintenu pour les cartes marines). Si
espace sur une carte à petite échelle et un grand au contraire, on assume la lecture spatiale,
sur une carte à grande échelle : il suffit de faire c’est-à-dire instantanée et globale, de la carte,
varier la taille du support, papier ou écran. Il celle-ci devient ipso facto un modèle graphique,
faut donc être clair sur ce point : l’échelle car- émettant un message forcément restreint par les
tographique et l’échelle géographique sont deux conditions de sa réception. En tant qu’univers
notions distinctes et qui ne doivent en aucun cas idéel, dont l’intérêt n’est pas moindre que les
être confondues. On doit donc être toujours cons- mondes matériels comme source d’information
cient que le choix de mesures conventionnelles ou, tout simplement, comme objet à connaître,
des longueurs et des surfaces, par exemple par la la carte devient un “terrain” parmi d’autres pour
métrique euclidienne, qui réduit tout espacement les sciences sociales.
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Une différenctiation parle contenu Attention, projections désarmée. Plus généralement, l’espace mondial
et le traitement de l'information pose la question de son agencement. Les ma-
thématique La thématique de la projection, quant à elle, a nières dont la carte peut en rendre compte sont
accompagné la naissance et le raffinement de la multiples, en centrant sa réflexion sur les règles
cartographie mathématique. Ce problème aux de base de la construction de la carte. C’est là
solutions inévitablement bâtardes n’est pas for- (cf. infra) l’un des chantiers contemporains de
cément essentiel. Ce n’est qu’un cas particulier rénovation de la cartographie.
de la question, plus générale, du traitement de Par leur caractère spatial, les cartes présen-
la réalité empirique par sa “mise en carte”. tent un ordre langagier qui enrichit et dérange
D’abord, parce que, pour des étendues de pe- l’univers habituel des “énoncés” à visée scienti-
tite dimension en comparaison de la planète, les fique. D’où la réaction des marins de La Chasse
choix de projections ont peu d’effet. Ensuite et au snark. Gênés par les “signes conventionnels”
surtout, parce que la projection n’est qu’une des des cartes habituelles, ils plébiscitent la carte
options pour représenter l’espace de la planète, totalement vide que l’Homme à la cloche leur
et pas toujours la meilleure. En mettant tous les présente, a map they could all understand. En
points de la Terre sur le même plan, le résultat tant qu’acte de connaissance, la carte ne va
d’une projection en deux dimensions, la map- jamais de soi ; elle est d’abord un problème
pemonde, donne en effet le primat aux océans posé par le cartographe, ensuite, peut-être, une
(qui représentent 71 % de sa surface). Du fait de solution. Le simple classement des différents
la perte de la circularité planétaire, cela aboutit types de cartes (voir les schémas ci-dessus) est
notamment à créer des ruptures exagérées entre déjà assez complexe. Aucune carte ne s’est faite
les continents. D’où la nécessité de reprendre toute seule, aucune carte ne traduit un ordre
cette question en fonction d’un problème expli- immanent que son auteur n’aurait fait que “re-
cite, en remettant éventuellement en cause les trouver”, aucune carte ne peut être totalement
postulats de la projection. Les développements extraite d’un contexte qui a rendu possible et
des mathématiques hors géométrie euclidienne souhaitable sa réalisation. Aussi l’histoire de
peuvent ici être précieux. On peut ainsi considé- la cartographie constitue-t-elle une démarche
rer la Terre non plus comme un espace en trois pertinente et percutante pour approcher les
dimensions mais comme une surface courbe, dynamiques de la relation des sociétés à elles-
ce pour quoi la cartographie n’est nullement mêmes et à ce qui les entoure.
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Carte chinoise
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La cuisine au beurre ...
ges urbains. L’archipel métropolitain mondial D’où la nécessité de dessiner des cartes qui
(qu’on peut approcher simplement en croisant assument ce décalage entre des aires limitées
la taille des villes et leur richesse), constitue la (celles que représentent habituellement les car-
trame principale de l’espace mondial, son fond tes) et les spatialités sans rivage de ceux qui y
de carte, en somme. Or ces pierres d’angles, ces vivent. Cela a des conséquences directes sur
lignes de fond, surtout organisées en réseaux, les représentations cartographiques de l’habitat.
apparaissent peu, et surtout ne jouent pas de rôle Pendant longtemps, les recensements ont ex-
structurant, sur les mappemondes les plus cou- primé l’idée que pour comprendre l’espace des
rantes. La carte est-elle en train de renoncer à la individus, il était nécessaire et suffisant de ne
part la plus informative de sa mission : décrire s’intéresser qu’à un lieu, leur lieu de résidence.
par l’espace le monde d’aujourd’hui ? On ne peut pourtant plus “assigner à résidence”
des populations qui ressemblent davantage à des
électrons libres qu’aux moutons d’un troupeau.
Liens et lieux
Dans cet esprit, il faut trouver les voies d’une
L’émergence d’un acteur individuel, capable de prise en compte de la relative indétermination
construire des visées stratégiques et de peser sur de la localisation de chaque individu à chaque
la transformation de nos espaces, multiplie les instant, non tant parce que l’information serait
points de vue pertinents. Dans une démocratie, hors de portée que parce que cela n’a pas de
ce sont aussi immédiatement des points de vue sens, sinon comme photographie éphémère
légitimes. Les perceptions, les comportements, d’une réalité changeante. Très concrètement,
les représentations et les attentes de chacun de- il faudrait se rendre capable de mesurer jus-
viennent des objets d’étude de plein exercice et qu’à quel point résidence principale et habitat
non plus, comme on le voyait parfois naguère, cessent d’être synonymes.
un “supplément d’âme” venant in fine couron-
ner une étude des infrastructures ou des flux. Quelle mesure des distances dans
De même, les cartes mentales ne peuvent plus un monde à vitesses multiples ?
être traitées comme simples déformations des Nous vivons dans un monde à plusieurs vites-
réalités “objectives”. Pendant trois décennies ses, et dire cela ne constitue qu’un aspect de la
de forte périurbanisation, l’imagerie spatiale, diversification des métriques, c’est-à-dire des
explicite ou non, de ceux qui en ont été les manières de mesurer et de gérer la distance.
acteurs principaux, les habitants, a pesé lourd. Nous n’assistons pas en effet à la mise en place
C’est elle qui, dans une large mesure, a con- d’un temps unifié comme étalon universel de la
traint l’espace matériel à s’adapter. L’irruption mesure de l’espace. Au contraire, les approches
de multiples acteurs ouvre aussi sur un constat conventionnelles du temps (en heures, en jours
dont nous n’avons pas encore sans doute pris ou en semaines) se révèlent tout aussi insuffi-
la pleine mesure : de par ses mobilités actuelles santes que celles de l’espace. Ainsi, dans les
ou virtuelles, chaque individu – le plus petit enquêtes sur le choix d’un mode de transport,
opérateur spatial – s’approprie d’une manière les automobilistes et les usagers des transports
llllllllllllllllllll ou d’une autre toutes les échelles, de la maison publics ne mesurent pas le temps de la même
Carte mentale au Monde. manière, tout simplement parce qu’ils ne le vi-
vent pas et ne l’évaluent pas selon les mêmes
critères, critères qui sont fortement corrélés…
avec le choix du mode de transport. A vouloir
trop simplifier, on passe à côté de ce qui compte
vraiment, de ce qui fait sens pour les intéressés.
Nous devons admettre qu’il existe une infinité
de modalités de mesure de la distance, non seu-
lement parce qu’elles varient selon les acteurs,
individuels et collectifs, mais aussi parce que,
pour chacun d’entre eux, il s’agit d’un système
complexe et mouvant.
En fait, contrairement à ce que l’on pou-
vait observer dans les époques précédentes,
les métriques ne permettent pas de classer les
individus dans des groupes stables. Ce n’est
plus la portée du déplacement, pas plus que sa
vitesse, qui définit la position hiérarchique de
l’individu dans la société, mais un ensemble
multidimensionnel de relations à l’espace. Ce
sont à la fois les touristes des pays riches et les
migrants des pays pauvres qui empruntent les
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Rendre la carte
contemporaine
Dans ce contexte, prenant acte du décalage
entre les attentes et les insatisfactions, cer-
taines voix annoncent la mort de la carte.
Ils mettent en avant deux points décisifs que
peuvent bouleverser les outils informatiques :
llllllllllllllllllll le caractère statique d’un document figé, face
Air France à la possibilité d’organiser la carte en séquen-
ces dynamiques, faites d’images multiples ; la
restriction à deux dimensions face aux procédés
avions longs-courriers, et la plupart du temps de simulation des trois dimensions sur un écran
dans la même classe de sièges. Dans les mé- ou même avec des dispositifs plus sophistiqués
tropoles, ce sont, de manière croissante, les de “réalité virtuelle” (“faux” et “vrai” et 3D). Il
habitants qui peuvent recourir à des modes de y a certainement là des ouvertures stimulantes ;
transports apparemment lents qui tirent partie ce sont de nouveaux objets qui voient le jour
au mieux de la ressource urbaine. mais qui ne mettent pas forcément en cause
Ce sont eux qui apparaissent les mieux dotés l’intérêt pour un document stable à deux di-
en capital spatial, défini comme la capacité à mensions. De même que le cinéma n’a pas tué
utiliser au mieux les lieux et leur configuration la photographie, on peut penser que la carte
au bénéfice de leurs stratégies. Ces phénomènes possède des règles de construction qui valent
sont la conséquence du fait que l’accroissement par les contraintes qu’elles imposent : les deux
des mobilités ne traduit pas une explosion vi- dimensions correspondent à un aspect signi-
brionnante des mouvements dans l’espace. Le ficatif de l’organisation des sociétés, celui-là
déplacement n’est que l’actualisation d’une même qu’étudie la géographie ; l’image fixe
partie minoritaire des mouvements possibles, et permet un meilleur contrôle du message par le
ces virtualités ne prennent sens que par rapport récepteur, le maintenant comme lecteur plutôt
à la fonction de lien entre les lieux qui fonde la que comme spectateur, visent à montrer que,
mobilité. La maîtrise de l’espace, c’est d’abord dans les techniques comme dans les images pro-
aujourd’hui la “métrise”, c’est-à-dire le pouvoir duites, beaucoup d’innovations valent la peine
– patrimoine d’expériences et compétence pour d’être développées, connues et valorisées.
en vivre de nouvelles – de gérer à leur profit La multiplication de technologies alterna-
des métriques. C’est la possibilité d’organiser tives oblige cependant la carte à se “recentrer
l’intégration d’une multitude de distances et de sur son créneau d’excellence”. Celui-ci se situe
liaisons de natures différentes entre les lieux notamment dans la capacité de donner à voir,
porteurs d’opportunités. Autrement dit, les de manière réglée, l’interaction entre espace et
éléments fixes, les “biens situés”, comme les étendue, la relation entre une spatialité parti-
villes, qui tiennent en partie leur valeur de leur culière et un fond de carte. C’est justement
localisation, représentent eux aussi une dimen- ce dernier qui avait été traité sur le mode de
sion fondamentale de la modernité. l’évidence à la suite de l’imposition du fond
C’est là un autre défi posé à la carte. Com- euclidien unique et dont il convient de retra-
ment, d’un même mouvement, exprimer à la vailler les principes de construction. Cela passe
fois des distances et des flux, d’une part, des par l’ouverture des métriques (sans exclure les
masses et des attributs localisés, de l’autre ? métriques réticulaires), la recherche de fonds
Non seulement il faut être attentif à la diversité multisalaires, la réalisation d’une autoconfigu-
des vitesses et de leurs usages, mais il faut en ration de l’ensemble de la carte par les distances
plus donner toute leur place à des objets cen- relatives entre objets représentés (cartes sans
sés être trop “petits” pour être cartographiés fond). C’est aussi une voie de sortie des impas-
(comme les espaces publics) alors qu’ils jouent ses de la projection, ce qui peut affranchir les
souvent, par leur agencement spatial, un rôle cartes du Monde de contraintes trop dirimantes.
majeur dans les sociétés locales. Renonçant au mythe de la “carte générale”, on
Il y a ainsi de quoi être préoccupé des retards entrerait alors plus franchement dans l’univers
de la réflexion cartographique, qui éprouve les du “cartogramme”, une carte en anamorphose
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dont le fond est défini par une grandeur autre Plus généralement, l’enjeu scientifique con-
que la superficie. Ce genre d’images cartogra- siste à dessiner des cartes capables de transcrire
phiques porte des messages plus explicites que la diversité des vitesses sans s’en tenir aux car-
la carte traditionnelle et peut devenir plus faci- tes isochrones à origine unique et d’“écouter”
lement l’objet d’une lecture critique, y compris la multiplicité des pratiques spatiales en allant
de la part de non-spécialistes. Le cartogramme au-delà des cartes mentales habituelles. Recon-
offre des solutions dans la manière de gérer le naissons que le défi cognitif est redoutable et
rapport réel/représentation en s’affranchissant que l’on s’engage ici sur un terrain encore mal
de la projection, et en intégrant davantage la balisé. L’utilisation de toutes les ressources
thématique (le “contenu” de la carte) dans le intellectuelles disponibles en géographie, bien
développement du langage lui-même. Dans ses sûr, mais aussi en mathématiques, notamment
différentes variantes, la démarche cartogram- dans les branches que les langages cartographi-
matique aboutit donc à une réintégration en un ques ont jusqu’ici trop peu utilisés (topologie
même dispositif intellectuel des différentes et prétopologie, fractales), en ingéniérie des
caractéristiques de la carte. transports (analyse des réseaux) ou en sciences
cognitives, apparaît indispensable.
Citoyens-cartographes
Sommes-nous capables de produire des cartes à cinétique. Mettre à la disposition des Français
la fois lisibles, utilisables et pertinentes pour re- et des Européens un outil, fruste mais robuste,
présenter les espaces complexes d’aujourd’hui ? tel que celui du Census Bureau des États-Unis
De la réponse à cette question dépend pour une serait bien utile. Cet organisme public donne
part le statut à venir de la cartographie, simple accès à travers un site Internet, à une grande
technique de transcription ou outil véritable quantité de données qui peuvent être transfor-
pour la réflexion. mées en cartes, chaque utilisateur déterminant
à son choix le cadrage, l’échelle, le thème et les
Ça marche mieux avec les figurés de la carte.
intéressés L’enjeu civique de ces innovations est
considérable. D’abord, la multiplication des
On peut bien sûr prévoir une poursuite de cartes diffusées sur un nombre croissant de
l’expansion de la production, suivant celle supports pose la question de la culture mini-
plus générale des images de toutes sortes et des male nécessaire pour éviter les naïvetés, sinon
supports multimédia. Le développement très ra- les (auto)manipulations. En outre, les valeurs
pide des systèmes d’information géographique démocratiques nous invitent à produire des
(SIG) et des logiciels qui les rendent possibles cartes dans des “conditions d’énonciation” qui
appelle un premier objectif de capitalisation des permettent au lecteur de manifester son esprit
techniques déjà utilisées, notamment dans la critique. Cela regarde les dispositifs de diffu-
cartographie interactive (choix des thèmes, des sion (s’assurer, par exemple, que la légende
échelles, des données, des principes de discré- accompagne la carte) mais aussi de production.
tisation (cf. p.36), des modes de lecture…) et De même que l’on ne fait pas la même carte
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