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Quel rôle les Tupamaros ont-ils joué dans pes politiques ou de l’État sous sa forme terro-
le coup d’État de 1973 en Uruguay ? Glo- riste. Les acteurs politiques et sociaux s’accor-
pable de maintenir les acquis économiques uns et des autres ont suivi une logique causale
et sociaux cimentant le pacte social. L’autre et circulaire affirmant que l’action d’un acteur
affirme au contraire que le putsch a évité au entraînait une réponse inévitable de la part
pays de glisser vers une dérive terroriste et de son adversaire. Derrière ces explications
totalitaire, ouvrant ainsi la voie à la démo- se trouve la notion de « guerre juste 2 » par
cratie. La situation, pourtant, se révèle infi- laquelle des acteurs de gauche comme de droite
niment plus complexe, comme le suggèrent ont cherché à justifier le recours à la violence,
les analyses d’Aldo Marchesi. en arguant que son usage n’était que la réponse
au processus antérieur enclenché par l’ennemi.
En Uruguay, le débat public concernant l’his- Ainsi, les actions que le mouvement guérillero
toire récente 1 reste marqué par la question de Tupamaros mena dans le contexte démocrati-
l’origine de la violence, qu’elle émane de grou- que et libéral de la fin des années 1960 justi-
fient, de manière répétée, le coup d’État uru-
(1) Généralement, on conçoit « l’histoire récente uru-
guayen. Des milieux de l’armée et de la droite
guayenne » comme une séquence qui court de 1958 à 1989. civile, mais aussi parfois de la gauche les ont
Cette période fait référence au cycle de polarisation politique rendu responsables de la situation de chaos et
et sociale, conséquence de la stagnation structurelle de l’éco-
nomie, de la crise du modèle de l’État-providence et du sys- de menace institutionnelle qui pesait sur le pays,
tème politique bipartiste. Pendant les années 1960, cette crise créant pour certains les conditions d’une solu-
acquiert une dimension plus dramatique avec l’intensification
des conflits sociaux et politiques. Cette polarisation atteint son tion autoritaire et pour d’autres la justifiant.
apogée en 1973, lorsque l’armée et des milieux de la droite Les Tupamaros sont l’un des thèmes récur-
politique imposent une dictature militaire. À partir des années
1980 débute un lent processus de transition démocratique qui rents dans la culture uruguayenne des dernières
culmine avec l’élection au suffrage universel de Julio María décennies. La production de livres écrits par des
Sanguinetti à la présidence de la République en 1985. Appa-
raissent alors des divergences croissantes entre les différents
milieux politiques sur la question du traitement des person- (2) Pour une analyse dans l’histoire occidentale, voir Michael
nes impliquées dans des violations des droits de l’Homme pen- Walzer, Guerras justas e injustas, un razonamiento moral con ejem-
dant la dictature. Ces divergences s’achèvent provisoirement en plos, Madrid, Paidos Ediciones, 2001. Clara Aldrighi a utilisé
1989 avec la tenue d’un référendum qui accorde l’amnistie aux cette notion pour les Tupamaros, mais on peut en réalité l’ap-
militaires. Cependant, les victimes de la dictature continuent de pliquer à d’autres acteurs des années 1960. (Clara Aldrighi, La
réclamer, aujourd’hui encore, que la vérité soit faite sur ces vio- izquierda armada : ideología, ética e identidad en el MLN-Tupama-
lations, que justice soit rendue et que mémoire en soit gardée. ros, Montevideo, Trilce, 2001, p. 143-165)
partie, à l’aune des différentes thèses concer- dinateur) chargée de l’autodéfense du syndi-
nant l’émergence de la violence politique en cat agricole. C’est dans ce contexte que se pro-
Uruguay dans les années 1960 et son rôle dans duit le vol des armes au Club de tir suisse. À
l’instauration d’un État autoritaire. El coordinador appartiennent des membres du
parti socialiste, des ex-militants du parti com-
Une brève histoire du MLN-T muniste, des groupes proches de la Révolution
chinoise, des anarchistes et des militants d’or-
La construction du mouvement guérillero
ganisations sociales. Chez certains militants
Tupamaros
germe alors l’idée de construire une nouvelle
Contrairement à ce qu’affirment la plupart organisation politico-militaire, qui ne voit le
des discours officiels, le Mouvement de libé- jour que quelques années plus tard. La création
ration nationale-Tupamaros, en tant qu’or- d’El coordinador n’est pas exempte de conflits
ganisation, ne surgit pas en 1963 après qu’un et de divisions au sein des organisations qui y
groupe de militants de gauche a réussi à s’em- ont initialement pris part et beaucoup de mili-
parer de quelques vieilles armes dans le Club tants, refusant d’intégrer la nouvelle structure,
de tir suisse 2. C’est seulement en janvier 1966, retournent à leur activité d’origine.
à l’issue d’une première convention qui réunit Tout au cours de l’année 1966 et pendant
une quarantaine de personnes, que le MLN-T une grande partie de l’année suivante, le jeune
Mouvement de libération nationale-Tupa-
ramaros est une organisation ne comptant
(1) Il existe aussi un sérieux déficit de production historiogra-
phique concernant l’époque précédant l’émergence des Tupa- pas plus de quarante membres, une parmi les
maros, c’est-à-dire la période des années 1950 et du début des nombreuses autres qui composent le petit uni-
années 1960. Une exception notable se trouve dans Rosa Alonso
Eloy et Carlos Demasi, Uruguay, 1958-1968 : crisis y estanca-
vers complexe de la gauche dite « révolution-
miento, Montevideo, Ed. de la Banda Oriental, 1986. naire 3 ». Ces deux années sont mises à pro-
(2) Sur la création d’El coordinador et la constitution du
MLN-T, voir Clara Aldrighi, op. cit., p. 73-75 ; Eleuterio Fer-
nández Huidobro, Historia de los Tupamaros, Montevideo,
Túpac Amaru, 1986, 2 vol. ; Eduardo Rey Tristán, A la vuelta (3) Selon les ouvrages cités dans la note précédente, on ne
de la esquina : la izquierda revolucionaria Uruguaya, 1955-1973, compte pas moins de six organisations affirmant l’inéluctabilité
Montevideo, Fin de Siglo, 2006, p. 96-108. du recours aux armes et la nécessité de la révolution en 1967.
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TUPAMAROS ET DICTATURE
fit pour créer une infrastructure militaire de politique se solde par la mort de trois étu-
base, mais ses militants ont conscience que les diants, conduisant nombre de leaders estudian-
conditions pour rendre publique l’organisation tins à intégrer les rangs du MLN-T 2. À partir
guérillera ne sont pas réunies. Cette prépara- de la seconde moitié de l’année, les Tupama-
tion est mise à mal par la police qui, à au moins ros mènent des actions de soutien à la mobili-
deux reprises, en décembre 1966 et novem- sation sociale, de dénonciation de la corruption
bre 1967, découvre les projets de l’organisa- et de la spéculation et d’approvisionnement en
tion et menace de la faire disparaître. Cepen- armes. Elles sont pour l’essentiel des vols, à
dant, le traitement de ces actions policières par l’exception de quelques enlèvements de fonc-
la presse provoque un élan de solidarité envers tionnaires ayant joué un rôle central dans cer-
le MLN-T, ce qui lui permet de compenser la tains conflits syndicaux.
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ALDO MARCHESI
défier les deux partis traditionnels, conduit partir de cette défaite, le mouvement va ten-
à douter de la stratégie armée du MLN-T. ter de se réorganiser à l’étranger, dans le Chili
Jusqu’alors, celui-ci représentait la seule oppo- de Salvador Allende d’abord 3, puis en Argen-
sition réelle au système des partis politiques en tine ensuite 4, avant d’envisager un retour au
vigueur depuis le début du 20e siècle. Avec la pays. Ces tentatives, soutenues tant par les
création du Frente amplio s’ouvre la possibi- Cubains que par d’autres organisations armées
lité d’une voie légale et institutionnelle capa- de la région n’ont jamais permis d’atteindre ce
ble de mettre un terme à la domination des dernier objectif. À partir de 1974, le MLN-T
partis traditionnels. Le MLN-T démontre sa entre dans un processus de désagrégation ter-
flexibilité en s’adaptant à la nouvelle conjonc- ritoriale et politique, qui se prolonge jusqu’en
ture. Il propose un soutien critique à la gauche 1985 avec le retour de la démocratie.
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TUPAMAROS ET DICTATURE
double pouvoir 1. Cette quantification lui per- composante centrale, mais les leaders en assu-
met d’arriver à la même conclusion que celle de ment progressivement certaines idées concer-
Francisco Panizza. nant la formation du parti. Le nationalisme est
Ainsi, tout en ayant un effet important dans un autre aspect présent dans le discours poli-
le champ politique, les actions du MLN-T ne tique du mouvement. Une grande partie de
représentent en aucun cas un défi militaire à son répertoire symbolique est liée aux luttes
l’appareil d’État. Lorsqu’à partir de 1972, les d’émancipation du début du 19e siècle. Les lut-
Tupamaros tentent de développer une straté- tes des années 1960 sont ainsi conçues comme
gie militaire offensive, ils sont vite contenus et une deuxième étape dans la guerre pour l’indé-
anéantis par les forces armées et la police. En pendance nationale, à la différence près qu’il
d’autres termes, le mouvement constitue une ne s’agit plus de se battre contre l’Empire espa-
du Cône sud, le MLN-T s’est toujours mon- l’opposition entre marxisme et libéralisme.
tré réticent à définir précisément son idéolo- Néanmoins se retrouve, dans certains récits des
gie au sein de la pensée de gauche. Il faut atten- membres du MLNT une sorte de continuité
dre le début de 1973 pour que, dans le cadre entre les batailles menées par le parti national
d’une réflexion collective au Chili, les militants au tournant du 20e siècle pour les droits politi-
du MLN-T admettent que la défaite de 1972 ques contre le parti de l’État (le Partido colorado)
est due, entre autres, à l’absence de positionne- et la réaction tupamara face à la progression de
ment idéologique. Ils adoptent en conséquence l’autoritarisme du gouvernement colorado de
le marxisme-léninisme comme ligne officielle 2. Pacheco Areco. Mais comment les différents
Cette lacune et l’origine diverse des militants acteurs politiques de l’époque se positionnent-
expliquent que les chercheurs aient proposé de ils par rapport au mouvement ?
multiples versions de leur idéologie 3.
Trois courants principaux se distinguent dans
le discours politique tupamaro. Le plus connu Le discours des acteurs politiques
et évident est le courant marxiste, au sens d’une La « subversion antinationale » selon les militaires
critique du développement du capitalisme et de
la formulation indéfinie d’un projet socialiste. Pendant la dictature, les militaires se sont
À l’origine, le léninisme ne constitue pas une focalisés sur une histoire particulière visant à
souligner l’importance de la menace qu’avait
représentée pour la survie de la nation la « sub-
(1) Eduardo Rey Tristán, op. cit., p. 329.
(2) Voir MLN-T, symposium de Viña del Mar, non daté. version », à justifier l’action de tous les corps
(3) Voir Clara Aldrighi, La izquierda armada..., op. cit., d’armée et de la police dans la « lutte antisub-
p. 75-78 ; Hebert Gatto, op. cit., p. 370-390. Les fondements
théoriques de cette « lutte antisubversive » sont tirés de la versive » et à expliquer qu’un ordre autoritaire
doctrine de la sécurité nationale. Dans le contexte de la guerre s’imposait comme l’unique moyen capable d’y
froide, cette doctrine attribue un nouveau rôle aux armées
latino-américaines en remplaçant l’hypothèse d’un ennemi mettre un terme.
externe par celle d’un ennemi interne, antinational, soutenu Cette obsession pour l’histoire se manifeste,
par le communisme international. Les méthodes de la lutte
anti-insurrectionnelle proviennent de l’expérience de l’armée
entre autres, par la parution de deux grands
française en Algérie et de l’armée états-unienne au Vietnam. ouvrages sur les actions de la « subversion »,
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ALDO MARCHESI
ouvrages de large diffusion auprès du public. tées pour sa propre défense 5 ». Néanmoins,
Publiés en 1976, deux volumineux tomes inti- l’histoire des efforts déployés par la « subver-
tulés Las fuerzas armadas al pueblo oriental (L’ar- sion » prend dans ce récit des proportions ini-
mée au peuple oriental) comptent environ 800 maginables. Elle ne se limite pas aux années
pages chacun. Le premier volume, titré La sub- 1960, le texte proposant une périodisation par-
versión, prétend « mettre à nu l’entière vérité, tant de 1848 et de la rédaction du Manifeste du
afin de permettre une réelle appréciation des parti communiste.
faits, et cela à travers un vaste cycle, encore ina- Des commémorations des « héros tombés
chevé, englobant les origines du mouvement dans la lutte contre la sédition » cherchent éga-
du début des années 1960 à nos jours 1 ». Cette lement à souligner le danger que la « subver-
publication entend présenter le résultat « de sion » incarnait pour le pays. Les événements
le deuxième volet décrit la prise du pouvoir par est requise et certains se souviennent encore de
les forces armées à partir de février de 1973 et la minute de silence imposée dans les établis-
l’évolution du gouvernement militaire. sements scolaires. Tout est pensé pour confé-
En réponse aux critiques adressées au gou- rer un aspect grandiose à ces manifestations
vernement sur le plan international au sujet de publiques, auxquelles la population est conviée
la violation des droits de l’Homme (critiques à grand renfort d’annonces dans la presse. Elles
émises principalement par le gouvernement débutent par une phrase de la chanson Mi ban-
Carter), les militaires publient ensuite Testimo- dera (Mon drapeau), « et c’est son ombre que
nio de una nación agredida (Témoignage d’une les braves recherchent à l’heure de la mort », à
nation agressée) 3. Développant un argumen- laquelle succède la déclaration « le peuple et les
taire similaire au précédent, l’ouvrage tente, autorités rendent hommage à tous ceux qui ont
d’un point de vue rhétorique, à conférer un offert leur vie pour la patrie ».
nouveau sens à certaines notions, afin de répli- Ces initiatives entendent assimiler la « sub-
quer aux discours que les différents réseaux des version » à un agent antinational et présen-
droits de l’Homme commencent à tester de par ter la dictature comme une issue nécessaire
le monde 4. Face aux témoignages des person- et inévitable afin de contenir et de détruire la
nes ayant subi le terrorisme d’État, les militai- « menace subversive ». Le parallèle historique
res cherchent à transformer la nation en vic- entre les héros de l’armée d’indépendance du
time, la présentant en « proie des mouvements 19e siècle qui avaient libéré le territoire de la
internationaux qui sapent les fondations [du] menace étrangère et le rôle de l’armée dans la
pays », tout en montrant « les mesures adop- « lutte antisubversive » contemporaine y est
souligné 6.
(1) Junta de Comandantes en Jefe, Las fuerzas armadas al
pueblo oriental, Montevideo, Junta de Comandantes en Jefe,
1976, 2 vol.
(2) Ibid., vol. 1, p. 1-2. (5) Comando general del Ejército, op. cit., p. 369.
(3) Comando general del Ejército, Testimonio de una nación (6) Cette commémoration a été analysée par Aldo Mar-
agredida, Montevideo, El Comando, 1978. chesi : « Guerra o terrorismo de Estado ? Recuerdos enfren-
(4) Vania Markarian, Left in Transformation : Uruguayan Exi- tados sobre el pasado reciente uruguayo », in Elizabeth Jelin
les and the Latin American Human Rights Networks, 1967-1984, (dir.), Las conmemoraciones : las disputas en las fechas « in-felices »,
New York, Routledge, 2005. Madrid/Buenos Aires, Siglo XXI, 2002.
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TUPAMAROS ET DICTATURE
Les « ennemis de la démocratie » selon les partis des leçons de l’histoire, de ces anciennes légions
À partir du retour de la démocratie en 1985, romaines, qui rentraient en silence lorsqu’el-
les étaient défaites, ou se montraient arrogantes
la majorité du Partido colorado et une frange
et dangereuses après la victoire quand elles pas-
significative du parti national, construisent par
saient les portes de la Cité impériale pour exhi-
la voix de leurs dirigeants respectifs, les ex-pré- ber leur force et leurs trophées 1. »
sidents Julio María Sanguinetti et Luis Alberto
Lacalle, un discours en certains points sem- Ce type d’explication se fonde sur une argu-
blable à celui des militaires concernant le rôle mentation connue sous le nom de « théorie des
du MLN-T dans le processus qui conduit au deux démons ». Le terme est forgé en Argen-
coup d’État. Il diffère cependant sur l’évalua- tine en réponse au discours qui accompagne la
tion proposée de la dictature. Le regard porté politique des droits de l’Homme du gouverne-
suscite pas de publications comparables à cel- d’un côté et des milieux de l’armée de l’autre),
les des militaires. En général, les commentai- déchargeant de toute responsabilité la majeure
res sur le passé apparaissent dans le cadre de partie de la société supposée démocratique 2.
déclarations publiques lancées sur des sujets Dans le cas uruguayen, cette argumentation
d’actualité concrets, lors de commémorations ne traite cependant pas les deux « démons »
liées à cette période, voire lors d’élections où de manière identique. La responsabilité ini-
ces hommes tentent, en utilisant certains argu- tiale repose uniquement sur la guérilla. Selon
ments, d’arracher des voix à la gauche. Ils pré-
Lacalle, « le 27 juin [jour du coup d’État] n’est
cisent alors leur position et leur action face à
pas un événement surgi du néant, comme un
l’« histoire récente ».
éclair lors d’une soirée d’été. Il est préparé par
En 2008, année des trente-cinq ans du coup
les violations du droit par le terrorisme qui
d’État, l’ex-président Julio María Sanguinetti
détruit les plus belles valeurs civiques nationa-
publie un article dans le journal argentin La
les, terrorisme qui n’a rien à voir avec nos pra-
Nación qui résume parfaitement cette vision. À
tiques et est inspiré de l’étranger 3 ». Et, selon
la question « comment une démocratie stable
les termes de Julio María Sanguinetti : « Dans
reposant sur de larges classes sociales et s’ap-
notre cas, la guérilla a préparé le chemin de
puyant depuis le début du 20e siècle sur un
État-providence pionnier a-t-elle pu se trans-
former en une dictature ? », il répond : (1) Julio María Sanguinetti, « Las lecciones de la historia »,
La Nación, 11 juillet 2008, http://www.lanacion.com.ar/nota.
« Un groupe de jeunes gens radicaux, inspirés par asp?nota_id=1029130.
(2) Le gouvernement Alfonsín a cherché à promouvoir une
la révolution cubaine, [se lance] en 1963 dans une
stratégie judiciaire qui prétendait emprisonner les membres de
aventure armée, déclenchant un fort processus de la junte militaire et les principaux dirigeants de la guérilla des
polarisation de la société qui culmine en 1971. Il années 1970. Au sujet de l’application du concept des « deux
démons » à l’Uruguay, voir Aldo Marchesi, op. cit. ; Carlos
[est] alors demandé aux forces armées de combat-
Demasi, « Un repaso a la teoría de los dos demonios », in Aldo
tre la subversion, ce qu’elles font en un peu moins Marchesi, Vania Markarian, Álvaro Rico et Jaime Yaffé, El pre-
de six mois. La décision de mettre les militaires sente de la dictadura, Montevideo, Trilce, p. 67-74.
(3) Citations extraites de Aldo Marchesi, « 27 de junio…
dans la rue [est] un sujet de préoccupation pour
políticos y disputas por el pasado. Suplemento : a 30 años del
les dirigeants politiques de l’époque, conscients golpe de estado », Semanario Brecha, 27 juin 2003.
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ALDO MARCHESI
l’intervention des militaires, qui, dans l’ivresse sionnellement au MLN-T, restructuré et léga-
du succès, ont excédé leur mission et ont fini lisé depuis 1985, d’avoir créé les conditions
par exercer directement le pouvoir 1. » d’une intervention des militaires dans la vie
En résumé, les militaires et les hommes poli- politique du pays.
tiques des partis traditionnels partagent une Pour se justifier, le MLN-T a présenté le
vision identique des origines du coup d’État, recours aux armes comme une réponse à la
mais divergent sur l’action de l’armée. Pour les répression des couches populaires par les gou-
hommes politiques, la « subversion » est bat- vernements constitutionnels de Jorge Pacheco
tue en 1972 par un gouvernement démocra- Areco (1967-1971) et Juan María Borda-
tique, grâce à l’appui des forces armées ; tan- berry (1971-1976). Selon les Tupamaros, leurs
dis que, pour les militaires, la dictature marque actions sont une simple défense contre l’auto-
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TUPAMAROS ET DICTATURE
position, mais construire un régime alterna- tique chez certains acteurs sociaux. Selon lui,
tif. Les actions et les documents de l’époque l’Uruguay est tiraillé, pendant les années 1960,
confirment que le MLN-T ne se préoccupait entre deux tendances contradictoires. D’un
guère de défendre la démocratie, préférant la côté, on assiste à un processus de modernisa-
transformer par la voie révolutionnaire 1. Par- tion de la structure sociale (augmentation des
delà ces lectures a posteriori, on peut s’interro- moyens de communication de masse, amélio-
ger sur le rôle que les Tupamaros ont joué dans ration de l’éducation, croissance de l’urbanisa-
la violence des années 1960 et le coup d’État tion, etc.). De l’autre, le recul économique qui
militaire de 1973. suit le boom des deux guerres mondiales com-
mence à affecter les revenus des classes moyen-
Mythes et réalités sur le rôle du MLN-T nes. « Les tendances opposées de ces deux phé-
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ALDO MARCHESI
Selon d’autres lectures, la crise du système Dans le même sens, d’autres chercheurs
politique et le recours systématique à l’autori- estiment que les idées du MLN-T dérivent du
tarisme expliqueraient l’émergence de la vio- débat latino-américain de l’époque, sans être
lence politique de gauche. En 1971, Real de en phase avec les traditions politiques natio-
Azúa constate l’inexistence de concurrence nales. Germán Rama, dans son livre La demo-
électorale au cours des années 1960 et pré- cracia en Uruguay, intègre le facteur internatio-
sente les Tupamaros et le mouvement social nal dans le processus de crise des années 1960.
comme la seule opposition réelle à un système Dans un chapitre intitulé « Le cycle de l’inter-
de partis qui bloque toute possibilité de réno- nationalisation et l’irruption de la violence »,
vation et changement 1. En 1988, Luis Costa il explique que, pendant cette période de crise,
Bonino insiste sur la dimension politique de la les élites ont eu tendance à se replier sur elles-
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TUPAMAROS ET DICTATURE
affirment que le caractère « déloyal » du mou- forces armées dans la vie politique nationale.
vement, selon la terminologie de Juan J. Linz 1, Cependant, selon eux, ces événements ne sem-
constitue l’un des facteurs ayant contribué à blent pas capitaux pour comprendre le phéno-
l’émergence du pouvoir militaire, car il défen- mène autoritaire.
dait un projet révolutionnaire alternatif à la L’autre ensemble de travaux se concentre
démocratie libérale. sur la dynamique de polarisation politique de
Les travaux de recherche de Clara Aldri- la période 1968-1973. En général, ces études
ghi représentent l’un des exemples les plus comptent le MLN-T parmi les acteurs qui,
récents de la première approche 2. Ils tentent par leurs pratiques et discours, contribuent à la
de montrer que la constitution et la radicali- crise démocratique aboutissant au coup d’État.
sation de la gauche armée étaient étroitement Plusieurs auteurs insistent sur l’impossibilité
voquée par l’épuisement de l’État-providence les plus conservateurs des partis traditionnels,
à la fin des années 1950. Álvaro Rico s’inscrit dont le courant du président Pacheco, et les
également dans cette perspective. Dévelop- Tupamaros sont les acteurs les plus mention-
pant un point de vue plus théorique, il insiste nés dans ces analyses 4. À partir d’approches
sur la particularité du cas uruguayen par rap- différentes (analyse de discours politique, étu-
port aux autres régimes autoritaires du Cône des des institutions, sociologie politique, etc.),
sud 3. Le coup d’État en Uruguay ne signe pas ces travaux insistent sur la rupture que repré-
une rupture mais une évolution qu’il appelle la sentent le MLN-T et les forces armées par
« voie démocratique vers la dictature ». Álvaro rapport à la tradition politique nationale. De
Rico n’étudie pas spécifiquement le MLN-T. même, pendant cette période, ces deux acteurs,
Dans sa grille de lecture, le développement de du fait de leur complémentarité dichotomique,
cette organisation est seulement une des mul- occupent une place prépondérante dans le jeu
tiples résistances qu’oppose la société civile à la politique, effaçant les autres protagonistes.
poussée autoritaire du régime libéral. Ces lec- Ce choix de la rupture les éloigne de la politi-
tures ne se réduisent pas à un examen des faits
que traditionnelle et suscite parfois des atten-
à travers cette seule perspective. Dans les deux
tes dans une société qui assiste désespérée à la
cas, ils reconnaissent que certaines actions du
montée de la crise. Après la défaite du MLN-T
MLN-T ont pu faciliter l’intervention des
en 1972, seule l’armée maintient cette illusion
(1) Juan J. Linz, The Breakdown of Democratic Regimes : Cri-
de rupture. Les militaires déplacent leur criti-
sis, Breakdown, and Reequilibration, Baltimore, Johns Hopkins que de la « subversion » vers les partis tradi-
University Press, 1978. tionnels, pour ainsi s’ériger en unique sauveur
(2) Clara Aldrighi, La izquierda armada..., op. cit. ; Clara
Aldrighi, La intervención de Estados Unidos en Uruguay..., op. cit. et justifier leur prise de pouvoir définitive.
(3) Álvaro Rico, « Uruguay, 1967-1973 : del Estado de
derecho al Estado de policía », in Estado de derecho y Estado
de excepción : Alemania y Uruguay, las décadas violentas, Monte- (4) Voir Luis Costa Bonino, op. cit. ; Luis Eduardo González,
video, Trilce/Institut Goethe, 1999, p. 44-100 ; Álvaro Rico, Estructuras políticas y democracia en Uruguay, Montevideo, Fun-
« La dictadura, hoy », in Aldo Marchesi (dir.), op. cit., p. 222- dación de cultura económica, 1993 ; Francisco Panizza, op. cit. ;
230 ; Álvaro Rico, Cómo nos domina la clase gobernante : orden Carlos Zubillaga et Romeo Pérez, « La democracia atacada »,
político y obediencia social en la democracia pos dictadura, Uruguay in El Uruguay de la dictadura, 1973-1985, Montevideo, Ed. de
1985-2005, Montevideo, Trilce, 2005. la Banda Oriental, 1988 ; Germán Rama, op. cit.
67
ALDO MARCHESI
Bien que la période 1968-1973 soit appro- ros semble être le principal détonateur du pro-
priée à ce type d’analyses, les conclusions qui cessus qui débouche sur le coup d’État. Or, la
s’en dégagent élargissent la lecture à l’ensem- production universitaire, même la plus critique
ble du 20e siècle uruguayen. Francisco Panizza envers le MLN-T, montre qu’il n’est que l’un
considère que cette période résume l’incapacité des acteurs d’un scénario beaucoup plus com-
du modèle instauré par José Batlle y Ordóñez, plexe. Remis en cause par les partis politiques,
le « père de l’État-providence uruguayen », à les Tupamaros, l’État, les forces armées et la
s’adapter à de nouveaux contextes historiques. police, le régime démocratique est miné par la
Selon lui, il s’agit de l’échec des « transformis- situation critique des structures politiques et
mos » (transformations) que le « batllismo » économiques du pays.
(courant politique inauguré par José Battle y D’une manière générale, le discours des
n’ont pas pu résister. Au sein de son raisonne- de la violence politique de gauche) et établit
ment, le « fractionnement » du système politi- un lien causal entre l’émergence du MLN-T
que et le quasi-présidentialisme constituent les et la dictature. Le mouvement, en tant que tel,
éléments déterminants dans les deux ruptures se forme en 1966, mais son incidence réelle
institutionnelles du 20e siècle en Uruguay, et dans la vie politique se limite à quatre années
la polarisation politique n’a fait qu’éroder ces de 1968 à 1972. Dans le long cycle des années
structures. D’après Germán Rama, la violence 1960 (1959-1973), la participation du MLN-T
politique de gauche et de droite provient de ne concerne donc qu’un tiers de la période
l’impossibilité, depuis la moitié du 20e siècle, considérée. Or, on assiste pendant les premiè-
du modèle de développement intégrateur à se res années de ce cycle à une progression de la
rénover et à innover. Développant des appro- mobilisation sociale et à une refondation poli-
ches plus conjoncturelles et contingentes, ces tique de la gauche. Le mouvement n’en est
auteurs montrent que les responsabilités par- qu’une des multiples conséquences qui se mani-
tagées entre les différents acteurs ont contri- festent dans la seconde moitié de la décennie.
bué à éroder le système démocratique libé- Cependant, les périodisations proposées par
ral. Cependant, elles offrent toutes une vision les militaires et les milieux politiques tradition-
de long terme qui ne se limite pas aux événe- nels amplifient cette période d’activité de qua-
ments survenus entre 1968 et 1973, puisqu’el- tre ans, en faisant remonter l’émergence du
les les lient à des signes de crise visibles depuis MLN-T sur la scène politique à 1962 ou 1963.
la seconde moitié du siècle. Les militaires, eux, prolongent la « menace sub-
versive » au-delà de 1972, année de la défaite
du mouvement, le maintien de cette menace
Cet article a permis d’examiner les enjeux gravi- justifiant selon eux l’instauration d’un régime
tant autour du MLN-T et son rôle dans le pro- militaire. Le même jugement peut être porté
cessus conduisant au coup d’État militaire de sur le surdimensionnement du pouvoir mili-
1973. Partant du discours des acteurs de cette taire du MLN-T. Les travaux de recherche ont
époque, et pour l’essentiel de celui des milieux très bien montré le décalage entre l’indiscuta-
politiques traditionnels, l’action des Tupama- ble habilité de celui-ci à développer une poli-
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TUPAMAROS ET DICTATURE
terdiction des activités syndicales, les mesures blir un lien de causalité entre l’émergence
sécuritaires et le désenchantement progres- d’une guérilla et la réponse autoritaire 2.
sif envers les différents modèles expérimentés (traduit de l’espagnol
pour échapper à la crise économique qui frap- par Olivier Harispe et Stéphane Boisard)
pait le pays depuis le milieu des années 1950. Aldo Marchesi,
Ce discours a surtout réussi à élaborer un Centro de estudios interdisciplinarios uruguayos,
récit causal dans lequel un processus en déclen- Université de la république de l’Uruguay, 11300,
che automatiquement un autre, en englobant Montevideo, Uruguay.
des acteurs qui, a priori, ne partageaient pas
cette vision des faits. Comme nous l’avons
dit, la gauche, aujourd’hui force majoritaire
Enseignant-chercheur à l’Université de la république de l’Uru-
du pays, se montre incapable de débattre du
guay et chercheur de niveau 1 dans le système de recherche
sujet publiquement. Si, sur des thèmes liés au uruguayen (ANII), Aldo Marchesi est doctorant en histoire
« terrorisme d’État », elle semble avoir réussi latino-américaine à l’Université de New York. Son travail de
à faire reconnaître officiellement les violations recherche porte sur les processus de violence politique, les
dictatures en Uruguay et dans le Cône sud de l’Amérique
des droits de l’Homme commises par la dicta- latine, et les querelles liées à ce passé survenues lors des
ture, sa posture timide et ambiguë ne lui a en transitions à la démocratie. Son projet de recherche en cours
revanche pas permis de concurrencer le récit s’intitule « Géographie de la lutte armée : nouvelle gauche et
latino-américanisme pendant la guerre froide (1964-1976) »
dominant sur le sujet des « années 1960 ». En et traite des échanges entre les différents groupes armés du
2007, le Dr Tabaré Vázquez, actuel président Cône sud. (aldomarchesi70@gmail.com)
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