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ESPACE ESTHÉTIQUE ET ESPACE GÉOMÉTRIQUE CHEZ KANT

Michel Fichant

Presses Universitaires de France | « Revue de métaphysique et de morale »

2004/4 n° 44 | pages 530 à 550


ISSN 0035-1571

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ISBN 9782130548140
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Dossier : f20593 Fichier : meta04-04 Date : 11/6/2007 Heure : 14 : 12 Page : 530

Espace esthétique
et espace géométrique chez Kant

RÉSUMÉ. — On désigne ici comme « espace esthétique » la forme subjective et pure


de l’intuition du sens externe, telle que la met à jour l’exposition métaphysique de

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l’espace. Kant l’appelle ainsi « espace métaphysique » en l’opposant rigoureusement à
l’« espace géométrique », déjà conceptualisé et ne relevant plus comme tel de l’Esthé-
tique transcendantale dans son moment originaire. L’espace esthétique doit pouvoir être
atteint dans son essence pure avant et indépendamment de ce que la « mathématique de
l’étendue » constitue du second : il faut délier le moment propre de l’Esthétique de toute
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subordination à la géométrie. À l’inverse, on esquissera la genèse transcendantale des


différents types d’objectivité géométrique désignés dans des « concepts d’espace » (le
quantum, la figure, l’espace lui-même considéré objectivement).

ZUSAMMENFASSUNG. — Hier wird als « ästhetischer Raum » die reine subjektive Form
der Anschauung des äußeren Sinnes gezeichnet, so wie sie die metaphysische Erörterung
des Raumes ins Licht stellt. Kant nennt ihn auch « metaphysischen Raum » und setzt ihn
streng dem « geometrischen Raum » entgegen, der bereits begrifflich bestimmt ist und
als solcher von der transzendentalen Ästhetik in ihren ursprünglichen Moment nicht
mehr abhebt. Der ästhetische Raum muss in seinem reinen Wesen vor und unabhängig
von dem erreichbar sein, was die « Mathematik der Ausdehnung » am geometrischen
Raum konstituirt : deswegen soll auch das eigene Moment der Ästhetik von jeglicher
Unterordnung zur Geometrie abgebunden werden. Hier wird umgekehrt die transzen-
dentale Genesis der unterschiedlichen Typen geometrischer Objektivität entworfen, die
durch « Raumbegriffen » – Quantum, Gestalt, Raum selbst « als Gegenstand vorgestellt »
– bezeichnet werden.

Une bonne part des malentendus auxquels a donné lieu la première Critique
provient de l’interprétation de l’Esthétique transcendantale. Cette section de
40 pages (sur 884 dans la seconde édition de 1787) est probablement la partie
de l’ouvrage qui, dès sa parution et jusqu’aux plus récentes interprétations, a
soulevé le plus de problèmes : directement par ses thèses les plus explicites
(qu’est-ce qu’une « intuition sensible pure » ?), ou bien de façon indirecte par
des conceptions qui semblent avoir en elle leur principale source : la question
de la chose en soi, ou celle de l’idéalisme attribué à Kant, se posent à partir de
l’Esthétique, même si celle-ci ne suffit pas comme telle à en fournir toutes les

Revue de Métaphysique et de Morale, No 4/2004


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Espace esthétique et espace géométrique chez Kant 531

dimensions. Le statut accordé par l’Esthétique à l’espace et au temps, comme


« formes a priori de l’intuition » ou « intuitions pures », difficilement compré-
hensible aux premiers lecteurs, a ouvert la double voie, psychologique et psy-
chophysiologique d’un côté, épistémologique de l’autre, entre lesquelles s’est
séparé l’héritage kantien au long du XIXe siècle.
L’Esthétique transcendantale a provoqué dans l’interprétation plus récente
d’autres oppositions de principe : on a pu y voir avec l’école de Marbourg (Cohen,
Natorp et Cassirer) un vestige de conceptions précritiques, dont la rémanence
dans la Critique n’aurait qu’une signification provisoire 1. D’autres y ont trouvé

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au contraire la découverte la plus fondamentale et la plus originale de la philoso-
phie critique, au point d’y reconnaître « l’assise », le socle ou la fondation de
l’ontologie critique 2. Si, plutôt que de trouver essentiellement dans la Critique
une théorie de la connaissance scientifique ou une épistémologie, on y reconnaît
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une ontologie qui lui est propre, c’est alors l’Esthétique transcendantale qui devra
d’abord en exhiber le trait caractéristique : la finitude d’un sujet affecté par une
donation. Il est du reste suffisamment admis aujourd’hui que, quels que soient
d’ailleurs les formidables suggestions et l’appel d’air qu’a représentés à l’origine
l’interprétation heideggerienne, on peut opter pour une lecture ontologique de la
Critique sans pour autant faire sienne l’ensemble de cette interprétation.
On se propose donc d’apporter ici, sous la forme d’un échantillon restreint,
une contribution à la discussion sur le niveau de radicalité et d’originalité propre
à l’Esthétique transcendantale, relativement à l’autre partie de la Théorie des
éléments, la Logique transcendantale 3. La réunion de l’Esthétique et de la
Logique doit selon Kant répondre à la question de la possibilité de la connais-
sance, qui est d’abord celle de la possibilité de la métaphysique. Pour une lecture
comme celle de Hermann Cohen, cette réunion signifiait la subordination de
l’Esthétique à la Logique, et l’effacement de la sensibilité au profit de l’intel-
lectus ipse 4. C’est cette lecture qui sera contestée ici, dans un propos qui se
limitera à une interrogation sur le statut de l’espace dans l’Esthétique.
On formulera initialement la question en ces termes : y a-t-il une eidétique
kantienne de l’espace ? La formule suggère évidemment une référence à un

1. La thèse de l’antériorité génétique et de la subordination systématique de l’Esthétique est


affirmée avec une netteté particulière dans l’article d’Ernst CASSIRER (en réponse à Russell et
Couturat), « Kant und die moderne Mathematik », Kantstudien, XII (1907), not. p. 32 s.
2. Voir François-Xavier CHENET, L’Assise de l’ontologie critique. L’Esthétique transcendantale,
Presses universitaires de Lille, 1994.
3. La présente étude prolonge celle que nous avons déjà publiée sous le titre « L’espace “grandeur
infinie donnée” et la radicalité de l’Esthétique transcendantale », Philosophie, no 56 (1997).
4. Hermann COHEN, Kants Theorie der Erfahrung, 18852. On peut toujours se reporter à la
remarquable présentation de l’interprétation de Cohen donnée dans Jules VUILLEMIN, L’Héritage
kantien et la révolution copernicienne, Paris, Presses universitaires de France, 1954.
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concept fondamental de la méthode phénoménologique, quitte à en supposer


l’assouplissement pour l’utiliser dans d’autres contextes que celui de l’œuvre
de Husserl. Peut-on trouver dans la doctrine kantienne de l’espace une carac-
térisation de celui-ci qui répondrait à l’exigence première d’une analyse eidé-
tique, qui est d’aller à la chose même (zu der Sache selbst), en deçà de toute
présupposition empruntée aux sciences, au savoir sédimenté comme à l’attitude
naturelle ? À s’en tenir à la seule Critique de la raison pure, il semble difficile
de donner d’emblée une réponse affirmative : la méthode phénoménologique
fait de la réduction eidétique une démarche distincte et préalable à la réduction

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transcendantale (de sorte qu’on a pu et qu’on peut encore défendre l’idée d’une
phénoménologie authentique qui s’en tiendrait à la première) ; au contraire,
Kant semble s’installer d’emblée dans la problématique transcendantale des
conditions a priori et subjectives (subjectives parce qu’a priori) de la connais-
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sance des objets, dont les sciences constituées, mathématique et physique, four-
nissent le paradigme.
C’est pourquoi de nombreux commentateurs de l’œuvre de Kant (à l’excep-
tion notable de Heidegger) admettent un lien réciproque entre les thèses de
l’Esthétique transcendantale et la conception de la connaissance mathématique.
S’agissant de l’espace, la doctrine de Kant serait entièrement déterminée par
l’exclusive qu’elle attribue à la géométrie euclidienne : elle aboutirait ainsi à
faire de l’espace euclidien la forme nécessaire, a priori, de toute intuition
externe. Mais cette forme étant commune à l’espace de la perception et à celui
de la science, toute extension de la géométrie à d’autres formes d’espace serait
rendue impossible, sinon impensable. Que cette extension ait pourtant eu lieu
dans l’histoire de la géométrie ne signifierait rien d’autre que la réfutation de
facto de l’Esthétique transcendantale.
Sans doute Kant a-t-il très largement donné des gages à cette lecture : il
soutient que son explication de l’espace comme forme de l’intuition du sens
externe est la seule qui rende concevable la possibilité de la géométrie (B 41),
et, par là même, de son applicabilité à la connaissance de la nature. Car il est
clair que pour Kant, la structure spatiale de l’objectivité physique est la structure
euclidienne : là même, dans son premier écrit Sur la véritable évaluation des
forces vives (1747), où il avait évoqué « une science de tous les espaces possi-
bles », c’est-à-dire d’espaces autres que tridimensionnels, qui serait « la plus
haute géométrie que puisse atteindre un entendement fini » (§ 10), il soutenait,
de façon obscure et maladroite sans doute, l’existence d’une corrélation entre
la forme des lois physiques et la structure de l’espace géométrique, la première
déterminant la seconde 5. En effet, il pensait à ce moment-là que la structure

5. Von der wahren Schätzung der lebendigen Kräften, AK I, 24-25.


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Espace esthétique et espace géométrique chez Kant 533

tridimensionnelle de l’espace de notre expérience géométrisée dépendait de la


forme particulière de la loi selon laquelle les corps s’attirent en raison inverse
du carré des distances. Si cette attraction avait lieu selon un autre rapport
métrique, l’espace serait autre quant à ses dimensions. Thèse parfaitement obs-
cure dans le détail de sa formulation, mais parfaitement claire à la fois dans
son intention d’impliquer la forme euclidienne de l’espace géométrique dans la
détermination des lois de la nature.
Cependant, le niveau propre d’une Esthétique transcendantale doit se situer
en principe et d’emblée en deçà des concepts purs d’objets (les catégories) et

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des lois formelles de la nature (les principes transcendantaux de l’expérience).
On y atteint un espace dont Kant dit qu’il est à la fois la forme de l’intuition
sensible telle qu’elle se réalise dans le sens externe, et qu’il est une intuition
pure. C’est ce qu’on peut appeler un espace esthétique, pour marquer sa relation
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essentielle à la sensibilité, ou encore espace intuitif, pour souligner que sa


représentation est intuition et non concept. Il doit donc être théoriquement
possible de dissocier cet espace esthétique purement intuitif des élaborations
conceptuelles de la géométrie applicables à l’objet physique, qu’il s’agisse aussi
bien de celui de la science mathématique de la nature que de celui de la
perception 6. Il faut en outre souligner ici que, contrairement à un préjugé
répandu, ce n’est pas l’Esthétique transcendantale qui fournit par elle-même la
justification complète de la géométrie comme science, ni de la connaissance
mathématique en général. Cette justification se trouve de la façon la plus recon-
naissable dans la Méthodologie transcendantale. Mais la philosophie kantienne
des mathématiques, et donc spécialement de la Géométrie, a son noyau dans
l’Analytique transcendantale, et indirectement dans la Dialectique (plus préci-
sément dans la discussion des deux premières antinomies). Provisoirement, il
suffira d’observer que si la connaissance mathématique est bien pour Kant une
« connaissance par construction de concepts », encore faut-il qu’il y ait en
mathématiques des concepts : or, des concepts relèvent toujours de l’entende-
ment et de la spontanéité des actions de la pensée, donc de la Logique, et, si
ce sont des concepts a priori, de la Logique transcendantale. La construction
est requise pour fournir à des concepts déjà formés des objets qui y correspon-
dent, ce n’est pas la construction elle-même qui forme ces concepts. La repré-
sentation d’un triangle n’est pas une intuition sensible, dont la formation relè-
verait du seul champ de l’Esthétique, c’est un concept que Kant appelle un

6. Ce que Kant appelle l’expérience constitue le domaine d’objectivité commun à la connaissance


commune et à la connaissance scientifique. Le terme « perception » (Wahrnehmung) est utilisé par
Kant dans des acceptions qui varient selon les contextes (voir l’article « Perception » du Kant-
Lexicon de Rudolf Eisler, édition établie et augmentée par Anne-Dominique Balmès et Pierre Osmo,
Paris, Gallimard, 1994), et dont l’unité mériterait un examen à part.
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« concept sensible pur 7 » (et non, remarquons-le, une intuition sensible pure),
dont la détermination en tant que concept appartient, comme en tout concept,
à l’entendement.

E X P O S I T I O N M É TA P H Y S I Q U E
E T E X P O S I T I O N T R A N S C E N DA N TA L E

La possibilité de distinguer de l’espace géométrique un espace purement

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esthétique ou intuitif est confirmée par Kant lui-même, notamment par la réor-
ganisation des arguments de l’Esthétique transcendantale dans la seconde édition
(B, 1787) de la Critique. Cette réorganisation n’a du reste été respectée de façon
complète et systématique que dans le cas de l’espace. Elle consiste à redistribuer
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les cinq arguments qui concluent à son caractère d’intuition pure sous deux
chefs bien distincts : les arguments 1, 2, 4 et 5 de la première édition (A, 1781)
deviennent les arguments 1, 2, 3 et 4 de l’exposition métaphysique du concept
d’espace – 1, 2 et 3 de B reproduisant textuellement 1, 2 et 4 de A, et le 4 de
B substituant une rédaction nouvelle au 5 de A ; l’argument 3 de A disparaît,
mais son sens général se retrouve, sous une rédaction beaucoup plus rigoureuse,
dans ce que B donne comme l’exposition transcendantale du concept d’espace.
Le sens de cette redistribution est clair : il revient à l’exposition métaphysique
de montrer d’abord en quoi le concept d’espace est a priori, en un sens où est
appelé « métaphysique » ce qui est indépendant de l’expérience ; en fait, l’expo-
sition métaphysique établit davantage en inscrivant l’espace à sa place dans une
topique des représentations : car non seulement le concept d’espace n’est pas
empirique mais a priori, mais il ne s’agit pas du tout, au sens strict, d’un
concept, c’est-à-dire d’une représentation générale et discursive – il est donc
intuition 8.
La thèse de Kant sur l’espace tient donc en un énoncé, et elle est acquise par
la seule exposition métaphysique : l’espace est une intuition pure. Une intuition
est pour Kant une représentation (Vorstellung), et précisément une représentation
immédiate et singulière : immédiate en ce qu’elle réfère à son objet sans inter-
médiaire, sans détours, singulière en ce que son objet est unique. Ces deux

7. L’expression « concept sensible pur » (reiner sinnlichen Begriff) se trouve en A140/B180,


aussitôt illustrée par l’exemple du concept d’un triangle, puis relayée par celle de « concept sensi-
ble » (sinnlicher Begriff) en A141/B181, rapportée aux « figures dans l’espace ».
8. On ne se laissera pas arrêter par l’apparente difficulté terminologique qui tient à ce que Kant
utilise le mot « concept » en un sens large, équivalent à celui de « représentation », et en un sens
strict, selon lequel le concept est une représentation générale et médiate, par opposition à l’intuition,
représentation singulière et immédiate. L’exposition métaphysique vise précisément à établir que
le « concept » (au premier sens) d’espace n’est précisément pas un « concept » (au second sens).
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déterminations sont connexes, puisque a contrario un concept est toujours une


représentation universelle, qui vaut d’une multitude indéterminée d’objets, et
médiatisée, puisqu’elle désigne ces objets par l’entremise d’une caractéristique
commune, nota communis. Le concept n’atteint jamais l’individu comme tel,
qui ne peut qu’être objet d’intuition.
En outre, et toujours pour rappeler les données élémentaires et bien connues,
Kant professe qu’il n’y a pour nous hommes, für uns Menschen, d’intuition que
sensible, c’est-à-dire par la donnée de l’objet affectant la réceptivité de l’esprit :
il n’y a pour nous d’intuitus que derivativus, par opposition à ce que la connais-

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sance métaphysique de Dieu lui réserve comme intuitus originarius, c’est-à-dire
comme une intuition qui se donne à elle-même l’objet en lui conférant l’exis-
tence.
L’exposition métaphysique conduit à son terme l’analyse de la représentation
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de l’espace sans faire appel à la relation de l’espace à la géométrie. C’est à


l’exposition transcendantale qu’il revient d’exploiter en un second moment cette
relation. Est dite transcendantale, en ce sens particulier, non plus la mise en
évidence directe de ce qu’il y a d’a priori dans la connaissance, mais la connais-
sance indirecte de ce même a priori comme condition de possibilité d’autres
connaissances a priori. Ce rapport de conditionnement est parcouru dans l’expo-
sition transcendantale selon un procédé analytique, qui va du conditionné à sa
condition. Le conditionné, c’est la géométrie, qui est une science qui établit de
façon synthétique, quoique a priori, les propriétés de l’espace. La condition qui
le rend possible, c’est que l’espace soit lui-même une intuition pure : pure, pour
que la science de ses propriétés soit a priori et ne se fonde pas sur l’expérience,
mais intuition pour que cette science procède synthétiquement à une extension
nécessaire de connaissance, et ne se borne pas à un enchaînement logique de
concepts. Il est clair que, sauf à tomber dans un cercle, cette dérivation du
conditionné n’est effective que si la condition, l’intuition pure, peut être atteinte
préalablement et directement, ce pourquoi elle ne peut pas contenir déjà en
elle-même les « propriétés de l’espace » que détermine la Géométrie.
L’interprétation puissante de Hermann Cohen a reconnu dans la seconde
édition de la Critique un progrès qui se manifesterait, en ce cas précis, de la
même manière que dans ceux des autres corrections que Kant a apportées à son
texte de 1787 : la dissociation explicite du moment métaphysique et du moment
transcendantal signifierait la subordination du premier au second. Comme telle,
l’exposition métaphysique resterait psychologique, en s’offrant comme l’analyse
d’une représentation du point de vue de son origine subjective. Avec elle, le
risque ne serait pas surmonté de confondre l’a priori et sa nécessité intrinsèque
avec une innéité contingente : sauf à recourir à l’artifice divin d’une harmonie
préétablie, il n’y a aucun moyen de reconnaître l’accord nécessaire de repré-
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sentations innées avec des objets. Seule l’exposition transcendantale atteint


l’universalité que garantit l’objectivité de son résultat, en l’intégrant à ce qui
fait la possibilité d’une science incontestable, la géométrie : il y a une géométrie
qui enseigne un réseau de vérités nécessaires portant sur l’espace, donc il faut
que la représentation de l’espace soit une intuition pure, suivant une nécessité
qui est fondamentalement la même que celle de la géométrie. La voie épisté-
mologique dissipe les obscurités de la psychologie et sauve de tout malentendu
scolastique le concept de forme : dire de l’espace qu’il est une forme, c’est dire
qu’au fondement de la géométrie il est avant tout une méthode, celle de la

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construction des objets proprement dits de la géométrie et de l’enchaînement
de leurs propriétés 9.
L’exposition transcendantale est donc essentiellement indirecte : elle ne dit
rien de l’espace de façon intrinsèque, mais elle réunit dans un rapport médiat
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de conditionnement deux thèses, au risque de cercle : l’une concerne la géo-


métrie quant à son objet et quant à sa constitution prédicative ou judicatoire :
la géométrie est science des propriétés de l’espace, et elle est un corps de
jugements synthétiques a priori ; l’autre thèse est que l’espace est une intuition
pure. Toutefois, le fait que l’exposition transcendantale vienne après l’exposition
métaphysique implique que l’on sache déjà, par l’examen direct de l’espace,
non médiatisé par la science géométrique de ses propriétés, qu’il est bien en
effet, de manière intrinsèque, une intuition pure. La réussite du procédé métho-
dique résultant de la distinction et de la conjonction à la fois des deux expositions
suppose qu’il y ait identité de leurs aboutissements selon deux voies différentes
et indépendantes. Or, c’est ce qui, à bien des égards, reste problématique.
Comme le notait Joseph Moreau : « Il y a, dans l’Esthétique transcendantale,
une disproportion, ordinairement inaperçue, entre les résultats de l’exposition
métaphysique de l’espace (§ 2), et les réquisits de l’exposition transcendantale
(§ 3) 10. » Cette disproportion apparaît si l’on demande : Que signifie, par rapport
à l’espace, et sachant qu’il est une intuition pure, « propriétés de l’espace » ?
Et cette question enveloppe cette autre : Qu’en est-il aussi de ce que Kant appelle
« l’espace représenté comme un objet comme le requiert la géométrie » (B160,
note) ?

9. La thèse de Cohen est fortement résumée en ces termes par Henri Dussort : « De même que
l’“a priori métaphysique” n’est pas pleinement compréhensible sans l’“a priori transcendantal”, de
même l’esthétique ne l’est pas sans la Logique, exactement pour la même raison » (L’École de
Marbourg, Paris, Presses universitaires de France, 1963, p. 92). On aura compris que c’est aussi
pour la même raison qu’on défend ici l’indépendance originaire et radicale de l’exposition méta-
physique de l’espace à l’égard de l’exposition transcendantale et, du même coup, la semblable
priorité de l’Esthétique par rapport à la Logique.
10. Joseph MOREAU, « Intuition et Appréhension », Kantstudien (1980), p. 284. Voir, du même,
La Conscience et l’être, Paris, Aubier-Montaigne, 1958, p. 62.
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L ’ E S PAC E M É TA P H Y S I Q U E , E S T H É T I Q U E , I N T U I T I F

Une autre donnée textuelle vient confirmer, dans la ligne de la réorganisation


des deux expositions de l’Esthétique transcendantale, que Kant a reconnu la
distinction de l’espace intuitif et de l’espace géométrique : il s’agit de ses notes
préparées pour la réponse aux articles de Kästner 11. Dans ce document remar-
quable, Kant dresse une opposition détaillée entre la conception de l’espace
selon la métaphysique et celle qui s’élabore selon la géométrie : il parle donc

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en ce sens d’un « espace métaphysique » et d’un « espace géométrique ». Non
seulement, l’essence du premier n’est pas déterminée par les propriétés du
second, mais on doit leur reconnaître des caractéristiques antagonistes. Le géo-
mètre peut se contenter de n’en rien savoir, alors même qu’il présuppose pourtant
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toujours cet espace métaphysique comme le « fondement des constructions »,


c’est-à-dire comme le fondement de la connaissance mathématique qu’il déve-
loppe. Soit le tableau des oppositions terme à terme 12 :

L’Espace métaphysique est : L’Espace géométrique est :

Donné [gegeben] Factice ou décrit [gemacht = beschrieben]


Originaire [ursprünglich] Dérivé [abgeleitet]
Un (unique) espace [Ein (einziger) Raum] [Plusieurs] espaces [(viele) Raüme]
Donné subjectivement [subjectiv gegeben] Donné objectivement [objectiv gegeben]
Actu infinitum a parte cogitantis potentiale infinitum
[« infini en acte du côté du sujet »] [« infini potentiel »]
Fondement de la construction [Grund der
Construction]
Idéal [Idealität]

L’espace géométrique est, au sens que donne à ce mot le vocabulaire cartésien


de la classification des idées, « factice », c’est-à-dire formé et produit par nous
dans la description d’une ligne ou d’une figure, etc. Cette description ne relève
pas de l’intuition, mais elle est une action de la spontanéité, un mouvement
pur, qui n’est pas celui d’un objet dans l’espace, mais un acte pur de la synthèse
successive du multiple dans l’intuition externe par l’imagination productive
(B 154-155, avec la note infrapaginale). « Donné objectivement » signifie donné
selon un concept, en vertu de la corrélation transcendantale entre l’unité du
concept et l’unité de l’objet. À l’opposé, on reconnaît à l’évidence dans l’espace

11. AK XX, 410-423. Je renvoie à ma traduction de ce document parue dans Philosophie, no 56


(1997).
12. Ce tableau résume le texte de Kant aux pages AK XX, 419-420, trad. cit. p. 17-18.
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538 Michel Fichant

métaphysique de la réponse à Kästner l’espace de l’exposition métaphysique de


la Critique. Il est aisé de retrouver dans cette exposition métaphysique les
caractères essentiels qui sont reconnus ici à l’espace métaphysique. Du même
coup, la manière dont l’espace métaphysique est opposé trait pour trait à l’espace
de la géométrie comporte une leçon importante pour l’interprétation de l’expo-
sition métaphysique elle-même, et donc de l’Esthétique transcendantale en tant
que telle. D’un mot : cet espace métaphysique est précisément l’espace esthé-
tique, intuitif et prégéométrique, dont il faut maintenant préciser les traits selon
l’Esthétique transcendantale.

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Les propriétés de l’espace selon l’exposition métaphysique peuvent être répar-
ties sous deux titres :
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a. Selon l’ordination et mise en relation : la notion de forme.


Avant même l’exposition proprement dite, et dans un alinéa de préambule au
§ 2 (selon la numérotation introduite en B) qui présente l’ensemble de la
problématique espace-temps, Kant livre une première approche descriptive et
intuitive (au sens naïf du terme) de l’espace : nous nous y représentons « ... les
objets comme hors de nous, et ceux-ci globalement dans l’espace. En lui, leur
figure, leur grandeur et leur relation mutuelle sont déterminées ou détermina-
bles » (A22/B37).
Auparavant, au § 1, la présentation provisoire de la notion de forme avait été
éclairée par l’analyse abstractive de la représentation d’un corps : qu’on en
écarte ce qui y est pensé sous des concepts par l’entendement (substance, force,
divisibilité), ensuite ce qui relève de l’impression sensible empirique (couleur,
dureté, etc.), toute représentation n’en aura pas pour autant disparu, et un résidu
demeurera. C’est lui qui identifie l’intuition pure : « De cette intuition empi-
rique, il me reste encore quelque chose, à savoir étendue et figure. Celles-ci
appartiennent à l’intuition pure... » (A21/B35). Cette réduction constitue ce que
l’on pourrait reconnaître comme le moment cartésien préalable, où la réduction
du corps à l’étendue donne le fil conducteur que Kant poursuit, autrement que
Descartes, jusqu’à l’identification d’une source de connaissance spécifique. À la
fois pure et distincte de l’entendement 13.
Le double caractère d’extériorité, relativement au repère que constitue la place
du sujet, et de juxtaposition des éléments (le multiple, das Mannigfaltige) de

13. Voir DESCARTES, Principia Philosophiae, Pars Secunda, art. III et IV (AT VIII-1, 41-42). Pour
Descartes, la reconduction du corps « considéré en général » à ce qu’il « consiste seulement en ce
qu’il soit une chose étendue en long, en large et en profond » procède de l’usage du « seul
entendement » à l’encontre des « perceptions des sens ».
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Espace esthétique et espace géométrique chez Kant 539

cette extériorité, constitue le noyau de l’argument 1 de l’exposition métaphy-


sique (ces arguments seront notés par la suite Mn).
M1, ou principe d’extériorité : « ... Certaines sensations [sont] rapportées à
quelque chose hors de moi (i.e. à quelque chose dans un autre lieu de l’espace
que celui où je me trouve), et en cela... je peux les représenter comme en dehors
et les unes à côté des autres, par conséquent comme différentes, mais comme
en des lieux différents... Pour cela, la représentation de l’espace doit déjà être
fondatrice » (A23/B38).
On reconnaît ainsi à la relation élémentaire d’extériorité un caractère dual :

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que l’espace soit juxtaposition, partes extra partes, c’est une caractéristique
traditionnellement reconnue (par ex. par Descartes). Cet « en dehors et à côté
les uns des autres » ordonne les éléments du multiple, et désigne l’espace comme
« ce dans quoi » le multiple prend place, l’étendue comme champ général
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d’extériorité. Mais Kant précise que cette relation est conjointe à une signifi-
cation plus radicale de l’extériorité, celle-là même qui constitue le sens externe
comme tel : « en dehors de moi/de nous ». Kant précise « dans un autre lieu de
l’espace que celui dans lequel je me trouve ». Quel rapport y a-t-il entre lieu et
espace ? La réponse de Kant se trouve dans deux autres textes qu’on ne peut
pas ne pas évoquer ici : d’une part, l’analyse de la signification du verbe
« s’orienter » donnée dans l’opuscule Qu’est-ce que s’orienter dans la pensée ?
(1786) ; d’autre part, le célèbre essai Sur le principe de la distinction des régions
de l’espace (1768) 14. La leçon commune de ces deux textes est que le lieu dans
lequel je me trouve est assigné par mon corps, comme origine sentie (Kant dit
bien qu’il s’agit d’un Gefühl) de l’opposition des directions fondamentales
droite-gauche, haut-bas, devant-derrière. Espace du géographe comme celui de
l’astronome présupposent toujours cette référence primaire aux axes selon les-
quels la constitution de mon corps d’homme, la station debout, la latéralisation,
la vision de face ordonnent toute saisie de l’extériorité et donc de l’espace
comme englobant universel de tout ce qui est dehors. Dans l’opuscule de 1768,
la distinction originelle des régions est aussi rapportée à l’espace du corps, au
sens de « notre corps », et l’espace absolu, séparé, distinct et antérieur aux
choses qui sont dans l’espace se construit à partir de ces régions : la différence
des régions est ce qui permet d’assigner à chaque chose un rapport à l’espace
qui précède et fonde les relations que les choses ont entre elles dans l’espace 15.
Ce que la Critique appelle « lieu » (Ort), c’est la « région » (Gegend) de 1768,
et il est clair que le lieu précède l’espace, non dans un ordre génétique, mais

14. Respectivement AK VIII, 133-147 et II, 377-383. Sur le traitement de l’espace d’orientation
dans Qu’est-ce que s’orienter dans la pensée ?, voir les remarques de Heidegger, Sein und Zeit,
Tübingen, Max Niemeyer, 1960, § 23, 109-110.
15. AK II, 379-380.
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540 Michel Fichant

dans une liaison eidétique : la distinction des lieux entre mon corps et le reste
offre ce reste à l’extériorité partes extra partes dont l’englobant est l’espace 16.
C’est d’ailleurs en référence anticipée à ce type de mise en relation et d’ordi-
nation élémentaire que le § 1 introduisait la notion de forme en lui assignant
comme ancrage l’esprit (l’intraduisible Gemüt) :

Ce qui... fait que le multiple de l’apparition peut être ordonné sous certaines rela-
tions 17, je le nomme la forme de l’apparition. Comme ce en quoi seulement les
sensations peuvent être ordonnées et mises sous une certaine forme ne peut être

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lui-même derechef sensation, la matière de toute apparition ne nous est bien donnée
qu’a posteriori, mais sa forme doit résider a priori dans l’esprit déjà prête pour toutes
les apparitions dans leur ensemble, et de ce fait doit pouvoir être considérée séparé-
ment de toute sensation. [A20/B34.]
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b. Selon les nécessités intrinsèques de la représentation.


M2 est, pour ainsi dire, le principe d’évacuation de l’espace, qui atteste son
indépendance par rapport aux objets localisés : « On ne peut jamais se faire une
représentation qu’il n’y ait pas d’espace, quoiqu’on puisse très bien s’imaginer
qu’il ne s’y trouve pas d’objets » (A24/B38-39).
M3 est le principe d’unicité de l’espace. Il comporte trois moments :
[a] « ... [on ne peut] se représenter qu’un unique espace, et quand on parle
de plusieurs espaces, on entend par là seulement les parties d’un seul et même
espace. »
[b] « Ces parties ne peuvent pas non plus précéder l’unique espace qui englobe
tout comme si elles étaient ses parties constituantes (à partir desquelles une
composition serait possible), mais elles peuvent seulement être pensées en lui. »
[c] « Il est essentiellement un, le multiple en lui, et donc aussi le concept
universel d’espaces en général, repose simplement sur des limitations » (A25/
B39).
Enfin M4 énonce le principe d’infinité de l’espace : « L’espace est représenté
comme une grandeur infinie donnée ... (car toutes les parties de l’espace à
l’infini sont simultanées) » (B39-40).
On reconnaît aisément dans ces caractères nécessaires de la représentation
originaire de l’espace ceux que la Réponse à Kästner attribue à l’espace méta-
physique, en l’opposant à l’espace géométrique. L’instruction que cette Réponse
nous apporte quant à l’interprétation de l’Esthétique transcendantale est donc
décisive : c’est qu’aucun de ces traits n’est une des « propriétés de l’espace »,

16. En 1768, la diversité des régions fonde un espace absolu. La Critique radicalise la démarche
en assignant l’absoluité de cet espace à la constitution formelle de la sensibilité du sujet.
17. Le texte de A portait : « Ce qui ... fait que le multiple de l’apparition est intuitionné, ordonné
sous certaines relations... »
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Espace esthétique et espace géométrique chez Kant 541

au sens où la géométrie est dite science des propriétés de l’espace. L’unité non
compositive de l’espace, son unicité, son infinité subjectivement donnée, son
inaliénabilité qui le fait résister à toute exténuation imaginaire de son contenu
sont établies et doivent être comprises en dehors de toute référence à la géo-
métrie 18.
Une objection pourrait toutefois nous arrêter : M3 semble en effet invoquer
déjà la géométrie à l’appui de la reconnaissance du caractère intuitif et non
conceptuel de l’espace :

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Il s’ensuit que relativement à lui, une intuition a priori (qui n’est pas empirique)
réside au fondement de tous les concepts de l’espace. Ainsi encore tous les principes
géométriques, par exemple que dans un triangle deux côtés sont ensemble plus grands
que le troisième, ne sont jamais dérivés des concepts universels de ligne et de triangle,
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mais de l’intuition, et bien a priori avec une certitude apodictique. [A25/B39.]

Ne serait-ce pas là reconnaître que l’exposition métaphysique est, au moins en


partie, déjà déterminée par l’exposition transcendantale, et donc accorder l’iden-
tification d’une caractérisation de l’espace esthétique à partir de l’espace géo-
métrique ? L’objection peut cependant être levée :
1/ Il s’agit explicitement ici d’une conséquence qui illustre ce qui précède,
et non d’un argument préalable qui interviendrait en sa faveur. Ce qui précède
doit d’abord avoir été établi indépendamment de cette remarque confirmative
empruntée à la géométrie. Cette relation logique de la thèse à sa conséquence
répond à la distinction entre l’espace métaphysique originaire et l’espace géo-
métrique dérivé.
2/ Car, très précisément, Kant dit ici que les concepts d’espace sont toujours
fondés sur une intuition a priori, qui donc en tant que telle précède toujours de
tels concepts. Mais que sont ces concepts ? Kant en fournit immédiatement un
exemple, avec le concept de triangle, c’est-à-dire un concept géométrique, ou
encore un concept impliqué dans les propositions fondamentales (Grundsätze)
de la géométrie. De tels concepts présupposent toujours une intuition qui, jus-
tement pour cela, est prégéométrique. Précisément : les concepts géométriques
de l’espace sont fondés sur une intuition prégéométrique de l’espace, ou encore :
l’espace intuitif, prégéométrique, précède l’espace géométrique, qui est celui
des concepts d’espace.

18. Dans le cas de l’infinité, on aboutirait à une contradiction manifeste et grossière de Kant
avec lui-même. Voir notre article mentionné ci-dessus note 3.
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542 Michel Fichant

D E S « C O N C E P T S D ’ E S PAC E »
À « L ’ E S PAC E R E P R É S E N T É C O M M E U N O B J E T »

Il y a deux possibilités aprioriques pour déterminer un « concept d’espace » :


la plus simple ne requiert que la catégorie de la quantité et donne le quantum
comme objet mesurable ; si la catégorie de qualité intervient de surcroît le
quantum est spécifié selon le concept de figure :

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[...] un concept de l’espace... comme quantum peut être représenté a priori dans
l’intuition, i.e. construit ou bien avec simultanément sa qualité (sa figure), ou bien
simplement [selon] sa quantité (la simple synthèse du multiple homogène) à l’aide
du nombre. [A720/B748.]
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Les « quanta »
Un « concept de l’espace » est aussi « la représentation d’un espace déter-
miné » (B202). Sous la catégorie de la quantité (quantitas), un tel concept
détermine l’espace comme grandeur (quantum) 19 ; or le concept de grandeur
(quantum) est « la conscience de l’homogène multiple dans l’intuition en tant
que telle, pour autant que devient d’abord possible par là la représentation d’un
objet » (B203). Ou autrement : « Le concept déterminé d’une grandeur est le
concept de la production de la représentation d’un objet par la composition
[Zusammensetzung] de l’homogène 20. »
Cette conscience formatrice de concept est donc celle de l’unité de la synthèse
qui procède à la composition d’éléments homogènes. Bien que le concept d’un
quantum vaille aussi bien pour des grandeurs non spatiales (à commencer par
des temps déterminés, mais aussi des vitesses, etc.) et qu’il relève à ce titre
d’une Mathesis entendue comme « théorie des grandeurs [Größenlehere] » plus
générale que la seule « mathématique de l’étendue » qu’est la géométrie (A162/
B204) 21, il reste que l’espace fournit « l’image pure de toutes les grandeurs

19. En allemand, Kant ne dispose que du seul terme Größe pour l’une et l’autre acception, qu’il
distingue à l’occasion par l’indication des mots latins correspondants. En général, le contexte permet
de reconnaître le sens dans lequel le terme est utilisé, et cette équivoque peut et doit être levée dans
la traduction française. Voir H. J. DIETRICH, Kant’s Begriff des Ganzen in seiner Raum-Zeitlehre
und das Verhältnis zu Leibniz, Halle, 1916, not. chap. 2 : « Quantum und Quantitas » ; Dietrich
pointe la formule qui figure dans la preuve de la thèse de la première Antinomie : « Die Größe
eines Quanti » (A427/B455), que, pour éviter l’amphibologie que peut aussi comporter en français
le terme « grandeur », on traduira par « la quantité d’un quantum ».
20. Premiers principes métaphysiques de la science de la nature (Metaphysische Anfangsgründe
der Naturwissenschaft), AK IV, 489.
21. La qualification de la Mathesis comme « reine Größenlehere » se trouve quelques lignes
avant le passage cité à la note précédente. En 1763, Kant professait une conception de l’architecture
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Espace esthétique et espace géométrique chez Kant 543

(quanta) pour le sens externe » (A142/B182). De là que la composition trouve


naturellement son exemple figuré dans le procédé élémentaire de construction
d’une ligne par adjonction réitérée de segments : telle est l’image de la com-
position où « la représentation des parties rend possible la représentation du
tout (et donc la précède nécessairement) » et qui produit ainsi la grandeur qu’on
appelle extensive (A162/B203). Une telle grandeur est donc conceptuellement
structurée comme un agrégat ou ensemble (Menge) de parties appréhendées les
unes après les autres dans une « synthèse successive (de partie à partie) » (A163/
B204). En tant que tel, cet agrégat peut donc être à son tour soumis à un

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dénombrement de ses composants, qui détermine le même objet grandeur (quan-
tum) du point de vue de sa quantité (quantitas) en donnant « la réponse à la
question : de combien est-ce grand ? » (ibid) : à cette question répond le nombre,
qui est « le schème pur [et non seulement l’image pure] de la quantité (quantitas)
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comme concept de l’entendement » (A142/B182). Ainsi s’ouvre le domaine de


l’évaluation mathématique des grandeurs, qui en est « l’évaluation par concepts
de nombre (ou par leurs signes en Algèbre) » :

Or nous ne pouvons obtenir de concepts déterminés du combien est-ce grand que par
nombres (du moins par approximations par des séries numériques allant à l’infini),
dont l’unité fournit la mesure ; et à ce titre toute évaluation logique des grandeurs est
mathématique 22.

C’est bien pourquoi le quantum ainsi objectivé, et pour autant qu’il est mesu-
rable, est tel qu’il est impossible de concevoir un quantum maximum, « puisque
la puissance des nombres (die Macht der Zahlen) va à l’infini » (ibid.) : sem-
blablement, la composition d’une ligne par adjonction de segments peut toujours
être poursuivie suivant un infini simplement potentiel. De ce point de vue, et
en ce sens seulement, il convient de dire qu’en concevant « la quantité d’un
quantum » par « l’adjonction répétée de l’unité à elle-même » (A429/B457),
nous pouvons aussi conclure qu’« une grandeur infinie donnée... est impossi-
ble » (A431/B459). Cette conclusion concerne la grandeur de l’espace géomé-
trique, comme forme de l’étendue du monde ou de l’ensemble des phénomènes
soumis via l’imagination aux conditions intellectuelles des catégories ; à ce titre,

des mathématiques qui subordonnait franchement la Géométrie à la théorie des grandeurs identifiée
à une arithmétique universelle : « Comme la quantité constitue l’objet de la mathématique, et que
dans sa prise en considération on ne regarde qu’à combien de fois quelque chose est posé, il saute
clairement aux yeux que cette connaissance doit reposer des principes peu nombreux et très clairs
de la Théorie universelle des grandeurs (qui est proprement l’Arithmétique universelle). ... Quelques
concepts fondamentaux peu nombreux de l’espace permettent l’application de cette connaissance
générale des grandeurs à la Géométrie » (Recherche sur l’évidence des principes de la Théologie
naturelle et de la Morale, AK II, 282).
22. Critique de la faculté de juger, § 26, AK V, 251.
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544 Michel Fichant

elle n’entre pas en contradiction avec le principe d’infinité (M4) de l’Esthétique


transcendantale, qui concerne l’espace esthétique ou métaphysique, dont l’unité
est celle d’un tout donné antérieurement à ses parties, et non celle d’une synthèse
procédant par composition du tout par parties 23.

Les figures
L’adjonction au simple quantum de la prise en compte de la qualité détermine
la figure. L’exemple canonique du triangle suggère assez que les concepts d’es-

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pace ainsi mis en œuvre sont en général ceux qui déterminent des objets spécifiés
par leurs seules propriétés spatiales, celles que conserve invariante la relation de
similitude entre des formes quantitativement distinctes. En d’autres termes, le
concept d’une figure est la classe d’équivalence des configurations semblables
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(par exemple, tous les triangles rectangles dont le rapport des deux côtés de l’angle
droit est le même, indépendamment de leur mesure, relèvent d’un même concept
de figure). Ce que Kant désigne aussi comme des espaces repose ainsi sur des
limitations de l’espace intuitif unique conformément à une règle qui fixe les inva-
riants de la construction. La limitation est opérée par la conceptualisation géomé-
trique, dont l’objet propre est la figure : « Toutes les figures sont possibles seule-
ment en tant que différentes manières de limiter l’espace infini » (A578/B606).
On ne manquera pas de rapprocher cette formule de la définition euclidienne
de la figure :

Déf. 14 : Une figure est ce qui est contenu par quelque ou quelques frontière(s). On
se rapportera à la Déf. 13 : Une frontière est ce qui est limite de quelque chose 24.

23. La doctrine de l’évaluation des grandeurs exposée au § 26 de la Critique de la faculté de


juger confirme le caractère dérivé du mathématique par rapport à l’esthétique : Si l’unité de mesure
qui fonde le dénombrement des parties « ne devait être à son tour évaluée que par nombres, dont
l’unité serait forcément une autre mesure, et donc mathématiquement, nous ne pourrions par suite
avoir non plus aucun concept déterminé d’une grandeur donnée » : l’unité doit d’abord pouvoir être
saisie immédiatement et sans composition dans une intuition pour que l’imagination puisse
l’employer à l’exhibition du concept numérique (AK V, 251). Pour la même raison, l’évaluation
esthétique de la grandeur reconnaît un quantum maximum, un absolument grand, qui n’est jamais
rejoint par la comparaison d’une grandeur avec d’autres grandeurs de même espèce. Au prix d’un
approfondissement de la notion même d’esthétique, qui englobe désormais des principes a priori
du sentiment, c’est bien la même grandeur infinie donnée de l’espace qui, dans la troisième Critique,
ouvre l’expérience du sublime, qui est dit « mathématique » au motif que le jugement réfléchissant
n’y considère que la seule forme d’immensité de la nature et non la puissance dynamique qui s’y
déploie.
24. EUCLIDE D’ALEXANDRIE, Les Éléments, traduction et commentaires par Bernard Vitrac, vol. I,
Paris, Presses universitaires de France, 1990, p. 161. Voir aussi The Thirteen Books of Euclid’s
Elements, translated with introduction and commentary by Sir Thomas L. Heath, Dover, New York,
1956, vol. I, p. 182-183.
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Espace esthétique et espace géométrique chez Kant 545

L’interprétation kantienne de cette définition classique est qu’une figure est


toujours une détermination délimitante de l’intuition pure par le concept
construit qui lui assigne des frontières : « Déterminer dans l’espace une intuition
a priori (figure)... c’est une opération de la raison par construction de concepts »
(A723/B751). Dans son simple concept, une figure est déterminée par les seuls
éléments intrinsèques de sa configuration, et c’est pourquoi, considérée en tant
que telle, comme pure Gestalt, son concept la spécifie comme une grandeur
particulière (un quantum) considéré essentiellement, et par surcroît de la seule
mesure, sous la catégorie de la qualité.

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En cela, c’est l’entendement qui forme le concept en introduisant dans l’uni-
formité de l’espace prégéométrique la distinction des propriétés dont la géomé-
trie est la science : comme science des figures, elle va au-delà de la seule
métrique pour prendre en compte le dispositif de construction qui qualifie
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proprement, dans ses propriétés intrinsèques, la figure comme telle. Cela est
formulé de la façon la plus claire par un passage important des Prolégomènes,
au § 38 :

L’espace est... quelque chose d’uniforme, et d’indéterminé au regard de toutes les


propriétés particulières... Ce qui détermine l’espace à la figure du cercle, à la confi-
guration du cône ou de la sphère, c’est l’entendement... La simple forme universelle
de l’intuition, qui s’appelle l’espace, est donc bien le substrat de toutes les intuitions
déterminables à des objets particuliers, et en lui réside assurément la condition de la
possibilité et de la multiplicité de ces dernières, mais l’unité des objets est seulement
déterminée par l’entendement, et selon bien sûr des conditions qui résident dans sa
propre nature. [AK IV, 321-322.]

Ces conditions sont évidemment les catégories et, s’agissant de ce qui distingue
les figures les unes des autres, indépendamment de leurs rapports de mesure,
la catégorie de la qualité.
La construction de concepts confère donc aux espaces géométriques diffé-
renciés que sont les figures un caractère biface : d’un côté, l’unité de l’objet est
donnée par l’entendement, comme une fonction de la pensée, qui détermine par
limitation l’espace, conformément à une règle (et c’est l’entendement qui est
le pouvoir des règles) – mais d’autre part les propriétés de l’objet, parce qu’elles
sont aussi les propriétés de l’espace, sont irréductibles aux seules déterminations
purement conceptuelles et à leurs connexions simplement analytiques, et ne sont
données que sur fond de forme de l’intuition.
Soit donc à nouveau l’exemple paradigmatique du triangle : d’une part, nous
le pensons comme un objet, conformément à un concept qui fournit une règle
de composition de la figure :
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546 Michel Fichant

Nous nous figurons un triangle comme objet en nous rendant conscients de la com-
position de trois lignes droites suivant une règle, conformément à laquelle une telle
intuition peut toujours être exhibée. Mais cette unité de la règle détermine tout le
multiple et le limite à des conditions qui rendent possible l’unité de l’aperception, et
le concept de cette unité est la représentation de l’objet = X, que je pense par les
prédicats indiqués du triangle. [A105.]

Mais d’autre part, comment savons-nous que deux lignes droites n’enferment
pas une figure, alors qu’avec trois lignes droites une figure est possible ? Nous

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ne le connaissons certainement pas par la seule analyse logique des concepts
de ligne droite et de nombre : le concept d’une figure contenue par deux lignes
droites n’implique dans sa composition logique aucune contradiction et, en ce
sens purement formel, il serait possible. Mais il ne l’est pas réellement, en vertu
d’une impossibilité qui n’est pas celle du concept, mais qui résulte d’une
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contrainte non conceptuelle inhérente à l’espace comme tel : c’est-à-dire qu’il


est impossible dans l’intuition (A220-221/B268, cf. A323/B271). De là l’obli-
gation de recourir à l’intuition pure dans toute proposition géométrique dont la
synthèse rencontre ce qui, dans l’espace, est donné avec une nécessité non
conceptuelle qui précède la connaissance que nous en prenons (et c’est en ce
sens qu’il y a bien une découverte effective dans le déploiement des propriétés
de l’espace) :

S’il n’y avait pas en vous un pouvoir d’intuitionner a priori... comment pourriez-vous
dire que ce qui réside nécessairement dans vos conditions à construire un triangle
doive aussi convenir nécessairement au triangle en lui-même ? Car vous ne pouvez
ajouter rien de nouveau (la figure) à vos concepts (de trois lignes), qui devrait néces-
sairement se trouver dans l’objet pour la raison qu’il est donné avant votre connais-
sance et non par elle. [A48/B65.]

On reconnaîtra que le caractère biface de l’objet géométrique élémentaire (la


figure), tenant à la fois du concept et de l’intuition, répond très exactement au
site intermédiaire entre l’entendement et la sensibilité qui est pour Kant celui
de l’imagination. La détermination de la forme pure de l’intuition par la
construction du concept est un acte non de la sensibilité (où il n’y a pas d’acte,
mais une réceptivité), mais de l’imagination, et non du seul entendement 25.

25. C’est en cela que Kant résout l’aporie ouverte par la fameuse critique, faite par Locke, du
concept général de triangle, qui devrait, par impossibilité, être à la fois rectangle, obtusangle,
acutangle, équilatéral, isocèle, scalène, et pourtant n’être ni rectangle, ni équilatéral, etc. Le concept
de triangle exprime simplement la règle de délimiter un espace par trois lignes droites, sans autre
prescription, et le flottement de l’imagination permet justement de préserver dans la construction
la généralité du concept : « Quand je dis : avec trois lignes, dont deux prises ensemble sont plus
grandes que la troisième, on peut tracer un triangle, j’ai là la simple fonction de l’imagination
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Espace esthétique et espace géométrique chez Kant 547

Nous savons maintenant ce que sont « les espaces » dont le géomètre


s’occupe, répondant aux « concepts d’espace » qui sont de son ressort. Nous
savons aussi en quoi ces concepts requièrent au fondement de leur construction
l’intuition prégéométrique de l’espace intuitif, « substratum » sur lequel la
construction se fonde.

L’espace comme objet


Nous n’avons pas pour autant épuisé la caractérisation géométrique de

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l’espace. Kant reconnaît aussi, en deçà des espaces délimités qui sont les objets
propres de la géométrie, un espace-objet qui serait, dans son unité, un réquisit
de la géométrie : tel serait « l’espace représenté comme objet (comme on en a
effectivement besoin en géométrie) », dont parle la si difficile note au § 26 de
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la version B de la Déduction transcendantale :

L’espace représenté comme objet (comme on en a effectivement besoin en géo-


métrie), contient plus que la simple forme de l’intuition, à savoir le rassemblement
du multiple donné selon la forme de la sensibilité dans une représentation intuitive,
de sorte que la forme de l’intuition donne simplement le multiple mais que l’intui-
tion formelle donne l’unité de la représentation. Dans l’Esthétique, j’ai mis cette
unité au compte de la sensibilité uniquement, pour remarquer seulement qu’elle
précède tout concept, quoiqu’elle présuppose une synthèse qui n’appartient pas aux
sens, mais par laquelle tous les concepts d’espace sont d’abord rendus possibles.
[B160-161, note.]

Ce passage redoutable a suscité une abondance de commentaires qui ont tenté


d’en reconstruire l’interprétation. Prenons ici le risque de quelques propositions

productive, qui peut tirer les lignes plus grandes ou plus petites, tout en les faisant se rencontrer
suivant toutes sortes d’angles à discrétion » (A164/B205). – Il y a évidemment une infinité de
manières de proposer une image singulière satisfaisant à cette condition. Mais le schéma (le mot
même qui, dans le texte grec d’Euclide, désigne la figure !) n’est pas une image, mais « un procédé
général de l’imagination pour former pour un concept son image » : « De fait, au fondement de nos
concepts sensibles purs [= les concepts géométriques !], il n’y a pas d’images des objets, mais des
schèmes. Aucune image ne serait jamais adéquate au concept d’un triangle en général. En effet elle
n’atteindrait pas l’universalité du concept, qui fait que celui-ci vaut pour tous les triangles, rectangles
ou obliques, etc., mais elle serait toujours limitée à une partie de cette sphère [comprendre : la
sphère de l’extension de ce concept !]. Le schème du triangle ne peut jamais exister autrement que
dans la pensée, et il signifie une règle de la synthèse de l’imagination au regard des pures figures
dans l’espace » (A140-141/B180). – Sans doute peut-on contester la légitimité d’une philosophie
de la géométrie qui cherche à définir le statut de l’objet mathématique dans une élucidation de ce
qu’il faut bien reconnaître comme des opérations mentales (des facultés, des formes et des actes
de ce que Kant appelle le Gemüt, qui désigne, sans aucune substantialisation d’une âme, le simple
pouvoir des représentations en général). Peut-être n’y a-t-il là en effet que psychologie déguisée.
Il me semble cependant qu’on doit reconnaître à cette entreprise une authenticité que ses détracteurs
lui ont déniée, et qu’on ne saurait récuser au seul motif du caractère élémentaire des exemples.
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548 Michel Fichant

en partie inédites. L’espace comme forme de l’intuition est l’espace esthétique


ou intuitif. Les concepts d’espace sont ce que nous venons d’étudier, c’est-
à-dire les délimitations déterminées par une règle qui découpe cette forme.
Entre les deux vient s’insérer une représentation intuitive qui se rapporte à
une unité de l’espace qui résulte du rassemblement du multiple de l’extériorité,
telle que l’exposition métaphysique en a exhibé la forme. Cette représentation
intuitive de l’unité de l’espace (et non de sa seule multiplicité (Mannigfaltig-
keit), ni non plus d’une limitation opérée sur son substrat) fait de celui-ci un
objet, et est ce que Kant appelle aussi une intuition formelle, pour l’opposer

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à la simple forme de l’intuition. À la différence de l’espace-unitotalité de
l’exposition métaphysique, cet espace résulte bien d’une synthèse – d’une
synthèse qui, bien entendu, ne peut relever des sens, mais qui pourtant précède
tout concept. Cette situation intermédiaire ne peut être à nouveau que celle
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de l’imagination, dont la fonction n’est pas ici de construire un concept de


l’entendement, mais de conférer une unité à la simple intuition pure. Tel serait
l’espace représenté paradoxalement comme un objet en manque de concept :
comme l’espace esthétique, il est lui aussi unique ; or pour Kant la représen-
tation qui ne réfère qu’à un corrélat unique est toujours intuition et non
concept. Mais, en même temps, il s’agit d’un objet qui déborde l’intuition
pure, en raison de l’unité qui y est conférée à la multiplicité ou variété
(Mannigfaltigkeit) que livre la forme originaire de l’espace esthétique. L’uni-
cité relève ici de l’intuition avant toute synthèse, cependant que l’unité pro-
cède d’une synthèse avant tout concept 26.
C’est de cet espace qu’il est question lorsque Kant rapporte des propositions,
axiomes ou principes géométriques qui ne concernent pas strictement des gran-

26. Le même paradoxe explique aussi comment, à l’inverse, cet « espace représenté comme
objet » tel que le suppose la géométrie ne fournit pas encore de connaissances proprement dites,
c’est-à-dire véritablement et complètement objectivées : telle est la pauvreté cognitive de l’espace,
comme « concept mathématique » séparé de son application à des « choses dans l’espace » qui ne
peuvent être données que dans une perception empirique (B147). Ce qui fait que la géométrie
comme simple « mathématique de l’étendue » (A163/B204) n’a pas proprement de réalité objective,
puisque celle-ci consiste dans le sens (Bedeutung) qu’un concept reçoit de son rapport à un objet
de l’expérience : « Même l’espace [...], si pur de tout élément empirique que soit ce concept, et si
certain qu’il soit qu’il est représenté complètement a priori dans l’esprit, serait pourtant sans validité
objective et sans signification et sens, si n’était pas montré son usage nécessaire relativement aux
objets de l’expérience » (A156/B195). De l’« espace pur » comme simple forme de l’intuition,
c’est-à-dire de l’espace esthétique, on ne peut pas dire qu’il ne soit pas quelque chose, alors même
qu’« il n’est pas lui-même un objet qui soit intuitionné » : il est une « intuition vide sans objet, ens
imaginarium » (A291-292/B347-348). Mais la table des acceptions du Néant ne donne aucune place
à cet être hybride au statut ontologique flottant qu’est l’espace géométrique, « représenté comme
objet » sans être proprement un objet, sous un « concept » qui emprunte les caractéristiques de
l’intuition. En ce sens, il est vrai de dire, avec l’interprétation néokantienne, que la géométrie ne
reçoit de valeur objective que de son application à la physique. Mais ce rapport d’objectivation
laisse intact l’espace esthétique proprement dit.
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Espace esthétique et espace géométrique chez Kant 549

deurs ou des figures, comme dans le cas des textes précédemment exploités.
En fait, Kant ne mentionne guère qu’une proposition qui vaille de cet espace-
objet unique, et non de telle ou telle délimitation obtenue en lui par construction :
c’est la proposition qui affirme la tridimensionalité de l’espace, dont les men-
tions sont d’ailleurs assez rares dans la Critique. L’une se trouve, et on ne s’en
étonnera pas, dans l’exposition transcendantale de l’espace (B41). La seule
indication précise qui nous soit fournie en outre à son propos résulte indirec-
tement de son traitement comme exemple parmi d’autres à l’appui de la mise
en évidence de la synthèse transcendantale de l’imagination dans laquelle

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l’entendement détermine le sens interne, en ordonnant la succession des élé-
ments synthétisés : « Nous ne pouvons nous figurer aucune ligne, sans la tirer
en pensée, ni penser aucun cercle, sans le décrire, ni nous représenter les trois
dimensions de l’espace, sans tirer trois lignes perpendiculairement les unes aux
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autres à partir du même point ... » (B154).


On en conclura que la propriété de tridimensionalité est une détermination
de l’intuition formelle de l’espace, c’est-à-dire d’un espace déjà objectivé et
synthétisé par l’imagination pour les besoins de la géométrie : il est clair qu’elle
imposera dès lors sa contrainte à toutes les constructions particulières des espa-
ces figurés qui relèvent proprement des concepts géométriques. Mais si l’on
admet la lecture proposée de la connexion et de l’ordre des instances de repré-
sentation que postule la conception kantienne de la connaissance, il faut dire
qu’inversement cette contrainte de tridimensionalité ne s’applique pas à la forme
de l’intuition comme telle : l’espace esthétique ou intuitif n’est pas concerné
par elle et reste pour ainsi dire neutre à cet égard 27.

Dans la Critique de la raison pure, la thèse de la tridimensionalité nécessaire


de l’espace géométrique doit être essentiellement rapportée à la conception
épistémologique générale qui subordonne la géométrie à la connaissance des
objets comme phénomènes, et donc à son application à la physique. L’exposition
transcendantale de l’espace, anticipation dans l’Esthétique de la Logique trans-
cendantale, ne pouvait y trouver qu’une signification provisoire et incomplète,
puisque la valeur transcendantale de l’espace géométrique en fait un espace

27. C’est en ce sens seulement qu’on peut dire que les géométries non euclidiennes n’affectent
en rien la validité de l’Esthétique transcendantale comme telle, même si elles atteignent la conception
kantienne des structures géométriques de l’expérience physique. Je rejoins une fois de plus Joseph
Moreau : voir « Construction de concepts et intuition pure », dans Joachim KOPPER et Wolfgang
MARX (éd.), Kant. 200 Jahre Kritik der reinen Vernunft, Hildesheim, Gerstenberg Verlag, 1981,
not. p. 238-244.
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550 Michel Fichant

pour la physique 28, une méthode pour la construction de l’objectivité 29. C’est
en outre une conception constamment présente chez Kant que l’objet de per-
ception et l’objet de connaissance scientifique sont en continuité l’un avec
l’autre. Perception et science ont une armature conceptuelle commune et une
même référence ontologique : l’apparition de ce qui apparaît (l’Erscheinung).
La structure euclidienne de l’espace concerne l’espace géométrique, que Kant
postule être aussi celui de la perception des objets d’expérience commune, et
dont l’Analytique transcendantale (et non l’Esthétique) détermine le concept
comme celui qui est d’abord exigé par la légalité de la nature. C’est la nature,

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telle qu’elle est connue selon les théories scientifiques régnantes (paradigmati-
ques), elles-mêmes portées par les principes de l’entendement, qui soutient la
revendication d’exclusivité de la géométrie euclidienne, comme la seule géo-
métrie relevant d’une interprétation physique concevable (ce que Kant disait
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déjà d’une certaine façon en 1747).


Reste que la référence ontologique à l’Erscheinung est fondée sur une donnée
d’intuition dont l’Esthétique transcendantale a dû préalablement dégager la
couche originaire, en deçà de l’armature conceptuelle de la science et de la
perception, et par là même aussi en deçà de l’espace euclidien.
Cet en deçà est celui de l’espace esthétique, que l’exposition métaphysique
a rendu à ses droits d’antériorité et à son indépendance par rapport à l’exposition
transcendantale. Fondement intuitif des concepts géométriques, cet espace pos-
sède en propre des caractères eidétiques qui ne relèvent pas de la géométrie,
alors même que toute géométrie doit faire fond sur eux.
La relative pauvreté des indications données par Kant sur cette nécessaire
eidétique de l’espace intuitif ne doit pas nous empêcher de lui reconnaître une
authenticité phénoménologique, que l’Esthétique transcendantale indique en
creux comme une tâche qu’elle n’avait pas les moyens de réaliser pleinement.

Michel FICHANT
Université de Paris-Sorbonne (Paris IV)

28. « Quoique nous connaissions bien de l’espace en général, ou des figures que l’imagination
productrice trace en lui, tant de choses a priori dans des jugements synthétiques, ... cette connais-
sance ne serait pourtant absolument rien, sinon une occupation avec un simple fantôme, si l’espace
n’était pas à considérer comme condition des phénomènes, qui constituent le matériau pour l’expé-
rience externe » (A157/B196). – « Par conséquent aucun des concepts mathématiques pris pour
eux-mêmes n’est une connaissance, sauf dans la mesure où l’on présuppose qu’il y a des choses,
qui ne se laissent présenter à nous que conformément à la forme de cette intuition pure sensible »
(B147).
29. Par exemple, le principe transcendantal des Axiomes de l’intuition donne l’interprétation
physique de l’axiome d’Archimède comme fondement de toute métrique des phénomènes dans
l’espace.

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