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nien de la fin du Ve siècle av. J.-C., nomme caractère spectaculaire du régime athénien.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 42.60.191.222 - 16/06/2019 08h02. © Éditions de l'EHESS
les Athéniens présents à l’assemblée. Noémie Aristote, enfin, observe le phénomène théâtral
Villacèque écrit l’histoire de « la démocratie et l’histoire politique de la démocratie. C’est
comme spectacle » à Athènes, de la fin du VIe l’essentiel de la littérature athénienne des
Ve et IVe siècles av. J.-C. qui est utilisé, une
à la fin du IVe siècle av. J.-C. (508-322 av. J.-C.),
en plaçant au centre de son étude la question longue durée qui pose le problème de la varia-
de l’analogie entre le théâtre et la politique. tion du sens des textes selon les contextes his-
toriques et, bien sûr, selon les discours. Croiser
Son but est de comprendre et déconstruire le
les sources est une méthode que connaît bien
topos de la démocratie comme spectacle. Pour
l’historienne.
ce faire, elle précise les formes et les enjeux
Les données iconographiques sont pour
de la participation du dèmos (le peuple des
leur part pauvres : les assemblées ne sont pas
citoyens) pour montrer que « la démocratie
un thème retenu par l’imagerie athénienne,
comme spectacle » n’est pas un simple lieu
exception faite d’une stèle de Dèmos cou-
commun mais une représentation sociale lar-
ronné par Demokratia qu’étudie N. Villacèque.
gement partagée par les Athéniens, qui a été Quant à l’archéologie, elle est indispensable
utilisée à des fins et à des degrés divers durant pour comparer les lieux de rassemblement : la
deux siècles. C’est parce que les Athéniens Pnyx, le théâtre de Dionysos et les espaces
constatent dans les faits une ressemblance judiciaires. Au-delà de la similitude des confi-
entre les assemblées politiques et judiciaires gurations, il faut savoir comment le peuple des
et le théâtre qu’ils élaborent le topos du spec- citoyens occupe ces différents espaces et
tacle de la démocratie. Interroger ce topos, ses comprendre comment ils évoluent. Le plan du
fondements historiques et son évolution per- livre en trois parties s’appuie sur ces types
met à N. Villacèque d’éclairer d’un jour nou- d’espace : le théâtre de Dionysos et la mise en
veau les pratiques délibératives des citoyens et scène de la politique, les tribunaux et leurs
d’interroger la nature même de la démocratie. drames judiciaires, la colline de la Pnyx et les
Pour mener à bien cette étude, N. Villacèque pratiques délibératives, mais la pluralité de
a recours à trois types de sources : littéraires, fonction des lieux et la perméabilité des sources
iconographiques et archéologiques. Les pre- rendent fréquents les échos d’une partie à
mières sont les plus sollicitées car les l’autre.
plus utiles pour le sujet. Elles comprennent Avant d’entrer dans le vif du sujet, un cha-
l’ensemble du corpus théâtral comique et pitre préliminaire campe le contexte historio- 187
COMPTES RENDUS
graphique (la question de la participation du nus dans la version qu’en donne Xénophon :
dèmos est en effet un sujet très débattu par le procès des Arginuses en 406 et celui de
les historiens) et historique de façon utile pour Théramène en 403. Les procès sont des
un lecteur non spécialiste de l’Antiquité. drames judiciaires mais aussi des concours
Cette présentation permet à N. Villacèque de dramatiques où chacun propose sa pièce au
récuser l’idée selon laquelle il y avait des public des jurés.
gouvernés et des gouvernants, des notions qui La troisième partie est consacrée à la
relèvent d’une conception moderne de la théâtralité de l’assemblée. Le personnage du
citoyenneté, non applicable au régime athé- démagogue Cléon, qui est accusé de trans-
nien. Le citoyen n’est en rien passif. Chaque former l’assemblée en théâtre, est longuement
partie commence par un état des lieux qui, en évoqué chez Aristophane et chez Thucydide.
quelques pages de synthèse, retrace le cadre N. Villacèque montre, à rebours des explica-
topographique et mentionne les hypothèses tions habituelles, que, bien loin d’être berné,
archéologiques les plus récentes. Les plans et le spectateur en position d’observateur est en
les illustrations en fin de volume complètent fait souverain. C’est lui qui va voter et juger,
l’information et permettent d’avoir une vision contrôlant ainsi les démagogues. La citation
de son travail d’érudition. L’auteure s’appuie et j’observe à tout coup, mine de rien, leurs
souvent sur ses lectures multiples, rendant filouteries et puis je les force à dégorger tout
compte de façon extrêmement précise des ce qu’ils m’ont filouté : moi je vote et eux ils
analyses et des idées des autres chercheurs, rotent. »
dont les démonstrations citées sont toujours Les détracteurs athéniens de la démocratie
traduites, ce qui rend le texte très vivant. retiennent pour leur part l’image d’un dèmos
Dans la première partie consacrée au stupide qui se laisse berner (une assemblée de
théâtre, N. Villacèque étudie d’abord la comé- moutons) et celle d’un dèmos trop agité : deux
die d’Aristophane, puis la tragédie. Par une facettes de la critique de la démocratie qui
démonstration au plus près des textes, elle s’explique par la théâtralisation de la politique.
montre de façon convaincante que dans la Le thorubos peut avoir plusieurs sens, du bruit
comédie le dialogue est constant entre l’orches- tumultueux de l’assemblée à la confusion
tra (lieu de la parole du poète par le biais des désordonnée, mais il est aussi le signe de la
acteurs) et les gradins du public et que le spec- liberté d’expression du dèmos. N. Villacèque
tateur est avant tout un citoyen. La tragédie, souligne que le chahut de l’assemblée relève
par l’usage d’adresses aux spectateurs et par de l’exercice normal de la liberté de parole et
le personnage du messager, crée également la constitue un régulateur du fonctionnement
cohésion et incite le dèmos à la participation. des institutions collectives. Le silence est au
Le citoyen-spectateur rendu capable de juger contraire le signe d’un régime oligarchique,
un type de pouvoir peut ainsi le contrôler. voire d’une tyrannie.
Enfin, l’édifice du théâtre lui-même a pu être Dans cette partie sur l’assemblée, la plus
le lieu d’assemblées politiques. longue et, à mes yeux, la plus originale,
Dans la deuxième partie, le tribunal est N. Villacèque esquisse une périodisation du
abordé également par le biais des pièces déclin progressif de ce topos de la démocratie
d’Aristophane (l’auteur fétiche de N. Villacèque) comme spectacle autour de deux exemples :
qui transforme l’orchestra en scène judiciaire, L’assemblée des femmes d’Aristophane, qui mettrait
en particulier dans Les guêpes et Les grenouilles. en scène ce topos en le dépassionnant et en
Les citoyens sont alors juges et spectateurs. le dépolitisant, les plaidoyers de Démosthène
Le dèmos spectateur ne juge qu’en fonction et d’Eschine, où le topos devient une simple
du plaisir que le spectacle lui a procuré. Puis, insulte, instrument de la joute oratoire. Si le
188 deux exemples de procès célèbres sont rete- topos ne met plus en cause le système démocra-
HISTOIRE POLITIQUE
tique, c’est parce que les enjeux et le contexte pats d’Auguste et Tibère, à travers une analyse
politique ont évolué. À ce changement est du fonctionnement des assemblées romaines
consacré le dernier chapitre du livre qui – les comices – durant cette période charnière
résume le débat, maintenant dépassé comme que constituent la fin de la République et le
le remarque N. Villacèque, sur le déclin ou début de l’Empire. L’objectif de ce livre est
non de la démocratie au IVe siècle av. J.-C., de mesurer aussi précisément que possible
insiste sur l’importance du théâtre encore à l’impact, sur une institution républicaine, de
cette époque et montre avec Aristote que, l’arrivée au pouvoir d’un princeps dont le
désormais, si faire du théâtre pour s’adresser régime monarchique ne fut officiellement
à la foule n’est pas un idéal, c’est bien une jamais présenté comme tel et, bien au
nécessité. contraire, inscrit dans le prolongement des
À l’entrée de l’Aréopage et sur la Pnyx, les institutions traditionnelles. L’ambiguïté fon-
Athéniens pouvaient lire la loi contre la tyran- damentale du principat instauré par Auguste
nie, votée par l’assemblée athénienne en 336 constitue ainsi la trame d’un travail dont la pro-
av. J.-C., inscrite sur une stèle où était figuré blématique peut être présentée en deux ques-
le Peuple athénien (Dèmos) assis sur un trône tions essentielles, clairement exposées dans
du peuple et de son régime politique résume que sous la République, le sens à lui accorder
l’importance de ce livre. C’est un vrai et beau a-t-il toujours la même importance politique
sujet d’histoire que de vouloir mettre à plat et ou ne devient-il progressivement qu’un acte
comprendre la notion de politique-spectacle formel ?
si courante dans les commentaires contem- En trois chapitres globalement équilibrés
porains. Dans le sillage des anthropologues qui et accompagnés d’un index des sources, d’une
se sont intéressés ces dernières années aux riche bibliographie et d’un glossaire, Virginie
pratiques d’assemblées, des politistes qui étu- Hollard s’efforce de répondre à ces deux inter-
dient le spectacle en politique, des historiens rogations en rassemblant, tout au long de son
qui scrutent la théâtralité de la vie politique ouvrage, un certain nombre d’arguments à
lors de la Révolution française, N. Villacèque l’appui d’une thèse fréquemment répétée et
donne un livre personnel et fort bien écrit. solidement étayée : les sollicitations du peuple
Nourri d’une excellente connaissance des aux comices ne diminuèrent pas sous l’Empire ;
textes et d’un intérêt constant pour les ana- bien au contraire, les deux assemblées conti-
lyses des autres historiens, il prend toute sa nuèrent d’apparaître comme la source de tout
place au cœur du renouvellement de l’histoire pouvoir, notamment de celui du prince. Inver-
du politique grec, en écrivant l’histoire de la sement, cette continuité institutionnelle
mise en représentation de la vie politique s’accompagna d’une formalisation de cette
athénienne à l’époque classique. participation, d’une « ritualisation » marquée
par la mutation d’une pratique, le vote, dont
PAULINE SCHMITT PANTEL le sens politique premier (l’expression d’une
opinion) évolua vers celui d’une légitima-
tion du nouveau pouvoir, l’originalité de
Virginie Hollard la démarche se situant précisément dans
Le rituel du vote. Les assemblées romaines la volonté de reconsidérer cette ritualisation,
du peuple de l’étudier pour elle-même et d’en montrer
Paris, CNRS Éditions, 2010, 292 p. l’importance.
Pour ce faire, l’auteur ne pouvait s’épar-
Cet ouvrage, issu d’une thèse de doctorat sou- gner le détour par une présentation du rôle des
tenue en 2006, se propose d’étudier les rôles assemblées romaines à l’époque républicaine.
législatif et électoral du peuple sous les princi- Dans un premier chapitre qui se veut un 189
COMPTES RENDUS
veaux, tant dans le débat historiographique notables éduens : le premier en 298 par le
sur la nature réelle – démocratique ou aristo- rhéteur Eumène, professeur et directeur des
cratique – de la res publica Romana que dans écoles d’Autun, devant un gouverneur provin-
le mouvement de réévaluation du principat cial en tournée d’inspection dans la capitale
augustéen, en montrant que l’interprétation de la cité des Éduens ; le second par un ora-
de l’activité comitiale à l’époque d’Auguste teur anonyme devant Constantin à Trèves le
et de Tibère comme représentant les derniers 25 juillet 311. C’est en isolant ces deux textes
soubresauts d’un système républicain en voie et quelques extraits d’autres Panégyriques
de disparition est clairement à revoir. (également prononcés par des orateurs éduens)
qu’A. Hostein parvient à en décrypter le sens
et à en restituer l’importance historique. En
CYRIL COURRIER
effet, le corpus des Panégyriques, agencé à la
fin du IVe siècle, a été longtemps négligé par
1 - Giovanni ROTONDI, Leges publicae populi
les historiens qui, jusqu’au milieu du XXe siècle,
Romani. Elenco cronologico con una introduzione
considéraient avec un certain mépris l’Anti-
sull’attività legislativa dei comizi romani, Hildesheim,
quité tardive d’une part, la rhétorique d’autre
L’analyse institutionnelle et juridique des table instantané » (p. 440) plutôt que comme
discours se révèle extrêmement riche. L’au- une leçon d’histoire générale de l’Occident
teur, qui décode la rhétorique sans verser dans romain dans l’Antiquité tardive.
l’hypercriticisme, livre une description pas- Un des nombreux intérêts de ces discours
sionnante d’un moment dans la vie d’une cité est de nous faire connaître le milieu des grands
particulièrement opulente et prestigieuse de notables éduens de la fin du III e siècle. En
l’Occident romain. La cité des Éduens a en particulier, le chapitre consacré à Eumène est
effet traversé une longue crise à la fin du IIIe l’occasion d’un beau portrait de ce rhéteur ori-
et au début du IVe siècle. A. Hostein examine ginaire d’Autun, nommé par l’empereur à la
avec minutie le déroulement des événements tête des écoles de la cité après une brillante
tels que les Panégyriques les laissent entrevoir. carrière équestre dans la chancellerie impé-
Dans un premier temps, la ville subit le siège riale. Si l’objet du discours est d’obtenir l’accord
de Victorin en 270 : les Éduens ont choisi de impérial pour l’évergésie du rhéteur, le texte
faire sécession de l’« empire gaulois » et se livre en filigrane beaucoup d’informations per-
sont rangés du côté de Claude II. Trente ans mettant de retracer la carrière d’un administra-
plus tard, les discours montrent de quelle teur équestre de la fin du IIIe siècle, qui est
une partie des revenus fiscaux qui auraient dû téenne, trouve en ce petit-fils d’un rhéteur
être versés au Trésor impérial. Eumène, lors athénien un parfait avocat. Ce témoignage est
de son discours de 297, expose également sa d’autant plus précieux que l’autocélébration
propre évergésie : avec l’autorisation impé- des élites gauloises passe davantage par la rhé-
riale, il consacre son salaire à la restauration des torique que par l’épigraphie.
écoles d’Autun. Ces premières mesures étant Le langage de l’éloge permet en outre aux
insuffisantes, la crise se déplace dans les orateurs de dresser le portrait du prince exem-
campagnes et la cité frôle la banqueroute. plaire. Le « métier d’empereur », selon l’ex-
Constantin accorde alors une substantielle pression de Michel Christol, est ici un métier
réduction de la pression fiscale, ce dont il est de bon administrateur plutôt que de bon chef
remercié dans le discours de 311. militaire. Loin d’être une creuse flagornerie,
Par la mise en relation des différents dis- le discours est un moyen de « communication
cours éduens, A. Hostein parvient à dresser politique » destiné à susciter les bienfaits.
un tableau relativement précis de la crise et à Cette lecture politique permet à A. Hostein
en souligner la particularité, tout en relevant de revenir sur des questions institutionnelles
ce qui la relie aux évolutions générales de et historiques fondamentales. Par exemple, il
l’Empire. La restauration des bâtiments de propose de voir dans le titre de fratres populi
la capitale éduenne illustre l’intérêt des romani, porté par les Éduens depuis les années
tétrarques et de Constantin pour le rétablis- 150-140 av. J.-C., une « transcription latine
sement des cités et de la Gaule, tandis que d’un terme celte en usage dans le cadre des
la banqueroute de la fin des années 300 pratiques diplomatiques gauloises » (p. 365).
s’explique en partie par l’augmentation de la Quant au statut d’Autun, la thèse de l’auteur
pression fiscale, après l’application de la est que la cité a été dotée du statut de colonie
réforme de Dioclétien et l’établissement du latine à l’époque d’Auguste, ainsi que l’indique-
nouveau cens de Galère. Tout en multipliant rait sa titulature : Iulia Polia Florentia Flavia.
les liens avec les réformes administratives et Cela expliquerait l’existence de la célèbre
fiscales impériales, l’auteur se garde de géné- enceinte urbaine d’Autun, habituellement
raliser la situation des Éduens à toute la Gaule, considérée comme un privilège exceptionnel
encore moins à tout l’Occident. L’influence dans l’Occident romain. Le rappel de ce statut
revendiquée de la microstoria se fait sentir dans municipal envié au Haut-Empire, même s’il
192 la façon de traiter les textes comme « un véri- a perdu sa valeur juridique au Bas-Empire,
HISTOIRE POLITIQUE
fournit un argument majeur aux orateurs de dant en considération non pas la seule biblio-
l’Antiquité tardive pour convaincre les empe- graphie en langue anglaise mais bien l’ensemble
reurs de faire preuve de générosité à l’égard des travaux portés par des réseaux de cher-
de la cité. Dans le même temps, les succès cheurs européens. La recherche sur le haut
des demandes éduennes sont un aspect de la Moyen Âge est en effet un des lieux où la
politique municipale de Constantin. Le lan- dimension européenne a été systématique-
gage de l’éloge, analysé avec minutie et pris ment prise en compte depuis les années 1980
au sérieux, témoigne donc de la situation poli- et on sait gré à cette synthèse de restituer
tique du début du IVe siècle et des stratégies l’ensemble de ces travaux, à la fois dans les
des acteurs, tant du côté de la cité que de celui notes et dans l’abondante bibliographie qui
du pouvoir impérial. l’accompagne.
Dans le débat sur la nature de la romanisa- Un des objectifs de ce livre est de mieux
tion, cette étude parvient à rendre compte à la faire comprendre les particularités du monde
fois de l’adhésion à la romanité – et même du carolingien qui nous est irréductiblement
« légitimisme » des élites éduennes (p. 433) –, étranger, avec une aristocratie à la fois pieuse
du patriotisme local et des rapports de force et violente, un système de gouvernement qui
Les chapitres thématiques sont tous d’une émanaient en effet davantage de la base que
grande richesse et donnent une image claire, du sommet, et les auteurs montrent dans plu-
sans être simplificatrice, de ce que pouvait sieurs chapitres comment pouvoir royal et pou-
représenter le monde carolingien : un Empire voir aristocratique agissaient dans une logique
qui n’est pas comparable aux empires colo- de coopération, et non pas nécessairement
niaux du XIXe siècle qui reposaient sur une dif- dans une logique de concurrence.
férentiation radicale entre ce qui relevait du Il faut saluer la publication de cette syn-
centre – la métropole – et ce qui relevait de la thèse qui est beaucoup plus qu’un manuel,
périphérie, soumise sur le plan politique mais parce qu’elle reflète l’aboutissement des
aussi économique ; un Empire qui n’était pas recherches de toute une génération de cher-
non plus construit sur le modèle de l’Empire cheurs qui ont tenté de faire sortir le monde
romain polarisé par la ville de Rome. L’Empire carolingien de l’image caricaturale où il était
carolingien était plutôt une agglomération de confiné : même si ce monde se caractérise par
régions possédant chacune une identité propre des traits qui peuvent nous sembler para-
et un degré d’autonomie plus ou moins grand. doxaux, il faut le lire comme une des interpré-
En réalité, ce livre tente de montrer qu’il n’exis- tations possibles des différents ensembles qui
Une étape décisive, mais pas définitive, est pas avoir été un concile, plutôt une discussion
franchie à Chalcédoine en 451 : on y affirme au cours d’un plaid général; les Francs paraissent
que le Christ est constitué de deux natures y avoir été plus témoins du débat romano-
(humaine et divine) qui ne se confondent pas. byzantin qu’acteurs. De fait, la réforme de
Le deuxième volet introductif porte sur Pépin le Bref porte sur la discipline, non sur
la théologie trinitaire ibérique, puisque c’est la doctrine, et s’appuie sur l’alliance avec la
en partie en réaction à l’« adoptianisme » que papauté. Dans les sources plus tardives, telles
les Carolingiens s’intéressent à la question. les Annales du royaume des Francs rédigées sous
La conversion officielle du royaume des Charlemagne, Gentilly est présenté comme le
Wisigoths au catholicisme, en 589, consacre à premier concile occidental traitant de théo-
la fois l’importance du primat de Tolède et logie, en présence des Grecs et du pape. Il s’agit
l’autonomie de cette Église face à Rome, sans doute d’une élaboration visant, d’un côté,
renforcée par la conquête musulmane de 711. à effacer l’humiliation diplomatique que les
La querelle trinitaire qui voit le jour dans Byzantins viennent de faire subir à la politique
les années 780 est donc avant tout un débat matrimoniale des Carolingiens et, d’un autre
interne à l’Église ibérique. Peut-être en réaction côté, à créer un précédent de souverain franc
aux affirmations de Migétius, l’archevêque intervenant en matière doctrinale.
Élipand de Tolède affirme que l’incarnation Une étape décisive est franchie en 792 avec
du Christ est indissociable de son adoption par la réunion du concile de Ratisbonne : Félix
le Père. Cette dernière, fondée sur une exé- d’Urgel, condamné pour hérésie, est envoyé
gèse de l’épître aux Philippiens 2, 6-11, est à Rome rédiger une profession de foi avant
entendue comme résultat de la kénose, c’est- de retourner dans son diocèse. Deux raisons
à-dire du fait que le Verbe s’est dépouillé de ont déclenché cette réaction doctrinale de
sa divinité en s’incarnant, par humilité. Cela Charlemagne. D’une part, l’hérésie se répand
suppose une continuité de substance, non une dans son royaume, nuisant à l’unité. D’autre
altération de la relation entre Fils et Père. Les part, il est mécontent d’avoir été écarté de
détracteurs de cette thèse ont entendu l’adop- Nicée II et en récuse donc l’œcuménicité.
tion dans un sens juridique : la création d’une Avec Félix, il envoie à Rome le Capitulare
filiation « artificielle », associée à une rupture aduersus synodum dans lequel il expose une
de substance. À l’échelle du monde chrétien théologie carolingienne des images. Le pape
ibérique, le débat oppose, sur le plan politique le rassure en réaffirmant l’importance de 195
COMPTES RENDUS
une compétence théologique, une capacité à conisé et généralisé. Le De fide sanctae trinitatis
interpréter la tradition scripturaire et doctri- et indiuiduae trinitatis d’Alcuin, arrivé à la cour
nale sur laquelle se fonde toute orthodoxie. Ce en 802, connaît un succès important. F. Close
faisant, les Carolingiens déplacent les divers montre que les conciles provinciaux et diocé-
débats christologiques (images, filioque, adop- sains, l’hagiographie, la documentation sur la
tianisme) pour les insérer dans une réflexion dévotion monastique témoignent d’un intérêt
trinitaire centrée sur la question qui leur est effectif pour la Trinité, donc d’une efficacité
chère, celle de l’unité.
de cette campagne de prédication. Si c’est
La deuxième partie montre que la seconde
l’arrivée des actes de Nicée II qui a éveillé
querelle adoptianiste (797-799) voit s’intensi-
l’intérêt de Charlemagne pour le champ théo-
fier l’activité théologique à la cour franque,
logique, l’irruption concomitante de l’adop-
surtout du fait d’Alcuin. Informé que l’hérésie
tianisme dans son royaume et la présence de
survit dans le Sud-Ouest du royaume, Alcuin
conseillers militant pour l’unité dogmatique
écrit directement à Félix, puis entreprend de
l’ont conduit à devenir le défenseur d’une foi
rédiger un traité. Avant même qu’il l’ait ter-
unifiée.
miné, Félix a protesté auprès de Charlemagne
F. Close fournit avec beaucoup de clarté
qui délègue la riposte à Alcuin. Ce dernier
et de précision une synthèse sur la dimension
compose alors les Contra Felicem libri VII,
religieuse du pouvoir de Charlemagne, à partir
annotés à la cour début 799. Peu après, Félix
du discours sur le pouvoir mais surtout, et c’est
est convoqué au concile d’Aix, condamné pour
là son principal apport, à partir de la descrip-
hérésie et interdit de retour dans son diocèse.
Alcuin offre au roi son traité corrigé, tel un tion du pouvoir en action. Elle reconstitue les
glaive spirituel. Il écrit également un Aduersus points de vue qui, en se confrontant, mûrissent
Elipandum et une lettre à Beatus, en qui il et aboutissent progressivement à une concep-
suppose un allié – à tort, le moine asturien se tion et à un exercice nouveaux du pouvoir. Le
méfiant autant de la théologie carolingienne tout s’appuie sur une approche critique et éru-
que d’une politique qui pourrait nuire à l’auto- dite des sources montrant toutes les questions
nomie du royaume des Asturies. Cette seconde que posent encore les œuvres théologiques
phase est donc une « campagne de prédica- carolingiennes.
tion » destinée à prévenir l’hérésie, à fourbir
196 des armes spirituelles pour les pasteurs du SUMI SHIMAHARA
HISTOIRE POLITIQUE
Auguste et des généalogies associant les trois raison de s’attaquer aux premières occurrences
lignées royales des Francs. En comparant les du thème « Charlemagne et l’Orient » aux IXe
chroniques latines écrites aux XIIe et XIIIe siècles, et Xe siècles, mais elle contourne certains pro-
A. Latowsky établit que la faible mobilisation blèmes historiographiques épineux. Ainsi, elle
du thème « Charlemagne et l’Orient » en évoque les Fausses Décrétales et la Donation
France rend d’autant plus évidente son utili- de Constantin sans tenir compte des décou-
sation continue par les Saliens et les Staufen. vertes de Klaus Zechiel-Eckes sur le contexte
La thèse est convaincante. Elle donne une de leur rédaction et leur positionnement
réplique à la fois respectueuse et sans détour contre l’idéal impérial carolingien. Elle adopte
aux auteurs canoniques en cette matière, Robert la datation précoce de la Vita Karoli proposée
Folz, Ernst Kantorowicz et Carl Erdmann. Ce par Rosamond McKitterick et Matthew Innes,
faisant, elle aborde des dossiers difficiles et puis la lecture de Paul Dutton, et donc leur
lourds de polémiques historiennes, avec un interprétation des intentions d’Éginhard. Face
aplomb qu’autorisent l’originalité et la préci- à la grande question des inquiétudes de l’an
sion de son approche. Ainsi, A. Latowsky jette mil, elle fait siennes les positions de Richard
un doute sur l’authenticité des lettres insérées Landes. Tout cela se justifie, mais le lecteur
par Benzon d’Albe dans ses Libri ad Heinricum, doit garder à l’esprit que ces propositions ne
qui ont été lues comme des témoins authen- font pas l’unanimité alors qu’elles jouent sur
tiques du développement de l’idée de croi- l’interprétation des textes. Par ailleurs, cer-
sade. Elle reprend l’analyse des fausses lettres tains argumenta e silentio restent conjecturaux,
d’Hillin de Trèves, lesquelles portent atteinte ce qui participe du même problème.
au pape en attribuant à sa plume des erreurs En fait, le regard critique d’A. Latowsky
grossières. Dans la même idée, elle propose une révèle sa précision et sa vivacité à partir du
relecture stimulante de la lettre du Prêtre Jean chapitre sur Benzon d’Albe et il se maintient
et réinterprète la canonisation de Charlemagne dans le traitement du règne de Frédéric Ier
en refusant les analyses franco-centristes qui avant de se perdre quelque peu au dernier cha-
ont fait école. pitre. Par exemple, les pages sur la place de
La contribution d’A. Latowsky dépasse le Charlemagne dans l’imaginaire des premiers
niveau de ces ajustements. Elle parcourt diffé- croisés n’ont pas une fonction cohérente dans
rents champs des études médiévales, qui se l’argumentaire général du livre. La proposition
198 trouvent trop souvent dissociés les uns des est intéressante, mais trop peu étayée. Les chro-
HISTOIRE POLITIQUE
niques latines peuvent-elles nous renseigner avaient des « servantes » vaquant à leurs néces-
sur un tel sujet ? Assez peu en vérité. Peut-on sités matérielles, à l’instar des « convers » de
l’aborder sans considérer la tradition verna- la plupart des ordres monastiques du Moyen
culaire ? Probablement pas. Mais A. Latowsky Âge central. Le fait s’explique par le caractère
ne traite des textes romans et des auteurs exté- aristocratique d’un recrutement initial res-
rieurs à la sphère impériale que de façon acces- treint aux seules familles nobles d’Assise. Si le
soire. D’entrée de jeu, A. Latowsky explique lavement des pieds le jeudi saint est un rite
qu’elle en est venue aux chroniques latines habituel du monachisme médiéval, en y ajou-
alors qu’elle travaillait sur le Charlemagne de tant le baiser, Claire rappelle en même temps
la tradition française. Il reste à espérer qu’elle le geste de la Madeleine, pécheresse embras-
complétera cet ouvrage stimulant en retour- sant les pieds du Christ, associant ainsi figures
nant aux sources vernaculaires de son projet masculine et féminine. L’épisode, minime, est
initial. pris comme révélateur du paradoxe majeur du
christianisme, religion d’un Dieu incarné et
MARTIN GRAVEL crucifié, constitutivement portée par une inver-
sion des valeurs et dont le souverain pontife
Paris, Alma, 2012, 456 p. tutionnelles qui ont cherché à donner corps
à cette inversion des hiérarchies : l’installation
Dans cet essai riche et stimulant, Jacques d’une abbesse, choisie parmi les converses
Dalarun revient sur un sujet qu’il avait déjà laïques et non les vierges, à la tête de Fontevraud
abordé, sous un autre angle, dans un précédent comme successeur de Robert d’Arbrissel,
ouvrage consacré à la question du pouvoir dans auquel fait écho le projet d’un monastère
l’ordre franciscain 1 : une expérience religieuse double imaginé par Pierre Abélard pour le
fondée sur le refus de l’appropriation et du Paraclet ; la suprématie des convers sur les
pouvoir personnel plaçait l’organisation de clercs dans l’ordre de Grandmont, source
masse qui en a résulté face à une aporie insti- d’instabilité permanente ; la tentative avortée
tutionnelle. La forme totalement renouvelée de Dominique, visant à confier, sur le même
de l’enquête et de la problématique de ce nou- modèle, l’administration de l’ordre des prê-
veau livre, qui abandonne les textes normatifs cheurs aux convers afin que les frères lettrés
pour l’examen de situations concrètes, n’est pas se consacrent à la prédication ; le maintien
étrangère au fait que l’auteur a, entre-temps, pendant plusieurs décennies d’une telle inver-
dirigé plusieurs recueils importants de tra- sion à la tête de l’ordre franciscain, qui asso-
duction et d’analyse de sources produites par ciait clercs et laïcs sans distinction de statut,
ou consacrées à Robert d’Arbrissel, François jusqu’à l’éviction de frère Élie en 1239 par un
d’Assise et, très récemment, Claire d’Assise 2. groupe de clercs, à la fois prêtres et universi-
De caractère volontairement fragmenté, cet taires.
essai se compose de trois gros articles, l’un inédit La troisième partie se concentre à nouveau
et un autre largement augmenté. sur l’examen d’un épisode unique. Un commen-
Le premier chapitre a pour motif central taire suivi des cours de Michel Foucault de
un épisode de la vie de Claire d’Assise, tel que l’hiver 1978 sur le pouvoir pastoral introduit
rapporté par plusieurs témoins de son procès à l’étude d’une situation de pastorat minimal,
de canonisation. Alors que l’abbesse lavait les mettant aux prises François d’Assise et son
pieds d’une servante, celle-ci retira brusque- compagnon, secrétaire et confesseur, frère
ment l’un d’eux, heurtant la bouche de sa Léon. Le billet adressé par François à Léon,
supérieure, qui mena pourtant l’action à son dont l’autographe fut pieusement conservé par
terme en lui baisant le pied. L’histoire atteste ce dernier, est soumis à une minutieuse ana-
tout d’abord un fait peu connu : les clarisses lyse paléographique et syntaxique qui permet 199
COMPTES RENDUS
François ajoute encore que Léon pourra mal- l’appareil de domination agissait en même
gré tout se tourner vers lui s’il a besoin d’une temps comme incitation permanente à l’émer-
consolation. La lecture lente, répétée, rumi- gence de « contre-conduites ». Pour autant, ce
née de ces quelques lignes permet de mettre ressort n’agit jamais à l’état pur, hors de condi-
en évidence certains des traits essentiels du tions sociales spécifiques. Une grande réussite
« gouvernement » franciscain, à la fois mater- de l’ouvrage tient à la façon dont il parvient
nel et pastoral. à intégrer les données sociales et religieuses.
Si la principale vertu d’un essai n’est pas de L’entrée en religion n’est jamais une totale
clore une démonstration mais plutôt d’ouvrir sortie du monde ; les distinctions sociales s’y
la réflexion, cet objectif semble pleinement maintiennent, avec une pesanteur que les his-
atteint. L’ouvrage peut appeler plusieurs types toriens ont souvent eu tendance à négliger.
d’observation. La première concerne la forme Reste à s’interroger sur la pertinence du
du livre. On s’est parfois demandé si le modèle sous-titre choisi. Parler de « démocratie médié-
de la micro-histoire était pertinent pour l’his- vale » ne peut s’entendre, à l’évidence, qu’en un
toire médiévale, ou s’il n’était pas, de fait, un sens généalogique. Les situations examinées,
luxe réservé à l’histoire sociale de périodes plus y compris les modalités d’élection dans l’ordre
récentes, dotées d’une forte intensité documen- de Grandmont, ne relèvent en rien de procé-
taire. Sans inscrire expressément son propos dures démocratiques au sens actuel du terme.
dans ce cadre, J. Dalarun apporte une réponse La promotion de l’indignité au pouvoir a certes
par l’exemple : l’analyse intensive de sources contribué à accentuer la distinction entre la
parcimonieuses constitue assurément l’équi- fonction et l’individu qui l’exerce. Ce ne sont
valent, pour la médiévistique, de ce qu’a apporté pourtant pas quelques innovations isolées qu’il
la « micro-analyse » à l’histoire moderne. Et faudrait retenir, mais le tableau pris dans sa
parce que la compréhension d’un geste ou globalité. La formule doit avant tout s’entendre
d’une parole implique l’histoire longue du comme une provocation, opposée aux narra-
christianisme, la démarche suivie relève d’un tions, qui font passer sans transition l’histoire
«jeu d’échelles » qui autorise à ancrer sur l’inter- de la démocratie de la Grèce antique à l’époque
prétation de quelques détails une réflexion moderne. Au contraire, comme le suggère
théorique d’ensemble. De longues pages sont admirablement J. Dalarun, l’histoire médié-
consacrées à suivre les cours de M. Foucault vale, y compris et peut-être même surtout
200 de l’hiver 1978 sur le pouvoir pastoral et les l’histoire de ses expérimentations religieuses,
HISTOIRE POLITIQUE
mérite de figurer au premier plan dans une tation publique de force utilisée par les consuls
généalogie complète de la politique moderne. comme une arme politique pour renforcer leur
autorité. Mais si la lutte engagée entre juridic-
SYLVAIN PIRON tion comtale et juridiction capitoulaire tourne
plutôt à l’avantage des seconds, l’installation
1 - Jacques DALARUN, François d’Assise ou le tant des pratiques de l’Inquisition que du
pouvoir en question. Principes et modalités du gouverne- pouvoir royal, qui impose, à partir de 1283, la
ment dans l’ordre des Frères mineurs, Bruxelles/Paris, présence de son viguier au cours du processus
De Boeck université, 1999. judiciaire, déstabilise le pouvoir des consuls en
2 - Jacques DALARUN et Armelle LE HUËROU la matière et instaure une situation de concur-
(dir.), Claire d’Assise. Écrits, Vies, documents, Paris,
rence juridictionnelle que viennent encore
Les Éd. du Cerf/Éd. franciscaines, 2013.
compliquer le for ecclésiastique, l’application
du droit d’asile – que les magistrats urbains
Patricia Turning n’hésitent pas à violer en 1288 – et, bien
Municipal Officials, Their Public, and the entendu, les privilèges de l’Université, qui
soustraient maîtres et étudiants à l’autorité des
recuites entre voisins, à l’image de cet avocat doute pas et, en la matière, de nombreux épi-
défiguré en plein jour à l’instigation de l’un de sodes ultérieurs de cette histoire toulousaine
ses anciens clients. La cour de justice fonc- attestent de la poursuite d’une tradition
tionne désormais comme un « forum qui défi- d’affrontement entre une partie de la popula-
nit les cercles d’inclusion et d’exclusion de la tion urbaine et les autorités royales.
communauté » (p. 95), ce dont témoignent les Au final, si la thèse initiale paraissait sédui-
cas de diffamation, puisque le jugement res- sante, la démonstration se révèle largement
taure l’honorabilité du citoyen et le réintègre moins convaincante parce qu’elle reste très en
au sein de sa communauté. surface des choses, sans chercher à pénétrer
Dans le maintien de cet ordre public dont en profondeur les mécanismes sociaux et poli-
ils sont responsables, les capitouls se doivent tiques qui constituent les ressorts de la mobili-
aussi de tenir compte du comportement tant sation de la population en un moment donné
d’une population toujours susceptible d’exiger et pour une cause donnée. De ce point de vue,
justice par le biais de la violence – ainsi l’ignorance du renouvellement de l’historio-
lorsqu’en 1268 un messager du viguier est sorti graphie des séditions urbaines est patente,
de sa prison et mis à mort avant que son comme l’est celle de pans entiers d’une historio-
pas d’agressions ou de viols, sans oublier les frappe ici : les comtes de Toulouse n’ont jamais
inévitables conflits de type town and gown été « comtes de Languedoc » (p. 5), la ville n’a
induits par la coexistence, en une même ville, pas été fondée sous l’Empire romain, elle
de citoyens et d’étudiants se livrant une n’est pas non plus « la capitale administrative
concurrence féroce pour la maîtrise de l’espace du Languedoc » (p. 66), sauf à oublier les
urbain et l’accès aux femmes et aux tavernes. sièges de sénéchaussée que sont Carcassonne
L’agression que subit, en 1332, le capitoul et Beaucaire, sa cathédrale n’est pas Saint-
François de Gaure en est l’expression paradig- Sernin mais bien Saint-Étienne, et la monnaie
matique. Si le magistrat urbain en sort défi- en usage n’est pas le sou tol mais le sou tolsan.
guré, elle provoque en retour une « grande En outre, si l’auteure multiplie les points de
agitation de peuple » qui conduit, dans un pre- comparaison avec Paris au XIVe siècle, Gand au
mier temps, à l’arrestation du coupable et, XVe siècle ou encore Augsbourg au XVIe siècle,
dans un second temps, à un châtiment aussi elle ne prend appui sur aucune des grandes
exemplaire que symbolique qui mène de l’une villes méridionales alors que les travaux ne
des portes de la ville jusqu’à la maison de la manquent ni pour Carcassonne, Narbonne,
victime, devant laquelle la main de l’agresseur Montpellier ou encore Nîmes. P. Turning va
est tranchée avant que son corps ne soit atta- même jusqu’à citer, à propos des plaintes de
ché à la queue d’un cheval et traîné ainsi villageois à l’encontre du comportement de
jusqu’aux abords du château Narbonnais, où il sergents royaux, l’enquête menée à l’initiative
subit la décapitation. Une peine publique dans de Louis IX dans les Ardennes sans mentionner
laquelle l’auteure voit le signe d’une réponse les grandes enquêtes conduites en Languedoc
des capitouls à une demande de justice portée à la même période. Son refus systématique de
par la population, en même temps qu’une rétablir les graphies occitanes des noms des
opportunité saisie par les magistrats pour réaf- individus rencontrés dans les archives ou des
firmer leur autonomie en matière judiciaire, quartiers et autre lieux-dits semble aller dans
sans en référer ni à l’autorité royale, ni aux le même sens et ne peut que brouiller la lec-
autorités ecclésiastiques. Faut-il pour autant ture et le repérage. On pourrait encore ajouter
voir dans cette affaire un tournant dans l’his- à ces reproches des transcriptions fautives et
toire toulousaine en raison de la réaction royale un nombre trop important de coquilles. Mais
et le point de départ d’une soumission défi- on préférera conclure avec les mots de Lucien
202 nitive de la ville au pouvoir capétien ? Sans Febvre rendant compte de la thèse de Philippe
HISTOIRE POLITIQUE
Wolff : « Pour moi, si j’avais dû écrire son livre, Asenjo González, ces synthèses sont assurément
je l’aurais fait tout entier sur un plan de discri- l’un des points forts du livre, elles scandent la
mination. Je suis à Toulouse [...]. Je dois don- lecture et facilitent le projet comparatiste, tout
ner le sentiment intense de ce qui est le fait comme les deux conclusions de Jean-Philippe
toulousain, de l’originalité propre à Toulouse, Genet et José Manuel Nieto Soria.
de ce climat, de cette aura qui est spécifique- Les formes possibles de la contractualisa-
ment de Toulouse 1. » tion et les cas dans lesquels elles s’appliquent
dans les sociétés médiévales font l’objet d’ana-
VINCENT CHALLET lyses qui se rejoignent souvent. Ainsi, Mario
Ascheri présente la contractualisation comme
1 - Lucien FEBVRE, compte rendu de Philippe étant soit horizontale soit verticale : pacte
WOLFF, Commerces et marchands de Toulouse (1350- horizontal à l’échelle du groupe social, com-
1450), Paris, Plon, 1954, Annales ESC, 11-1, 1956, munautaire ou familial, sans parler du contrat
p. 86.
commercial ; pacte vertical entre le prince et
les représentants de ses sujets, qui fonde la
légitimité de cette représentation, mais aussi
massive dans la pensée de l’État au XVe siècle. élaboré en prévision du transport du Dauphiné
P. Boucheron observe que souveraineté et à la couronne de France et édité en annexe de
contrat politique entretiennent une relation son article. L’examen du statut de l’exception
paradoxale dans ce contexte où les formes envisagée dans la quasi-totalité des clauses du
princières de gouvernement dominent et texte, à la lumière des analyses de Giorgio
représentent ce à quoi les gouvernants aspirent Agamben sur la souveraineté, lui permet de
en Italie, alors que bien souvent leur légitimité montrer que « liant dans l’action mais non
émane d’une contractualisation sous-jacente. À point dans leur essence les deux acteurs du
ce sujet, la contribution remarquable d’Armand jeu politique, l’exception peut apparaître ainsi
Jamme sur l’État pontifical pose la chronologie comme le lieu par excellence d’un contrat »
de la dynamique de contractualisation mise en (p. 305). Par ce procédé, le statut de 1349 se
place par le cardinal Albornoz entre les cités donne comme contrat fondateur nouant la
et le pape, où les accords successifs participent relation entre le souverain et ses sujets, mais
pleinement à la construction étatique. La sans toutefois accéder au rang de loi.
chancellerie pontificale, elle, mobilise une Une ombre au tableau peut-être : l’absence
rhétorique familiale dans le cadre de laquelle d’un index qui aurait sans doute facilité le
insistance sur la familiarité permet à Rome de la contractualité politique médiévale mené par
naturaliser la relation d’obéissance sans la qua- F. Foronda, il s’impose de saluer l’ambition,
lifier en termes politiques. Le « contrat tacite » l’utilité et la fécondité de cette entreprise
castillan présenté par Ana Isabel Carrasco qui a opportunément débordé les limites de
Manchado entre ici en résonance de façon l’historiographie ibérique.
inattendue avec la politique pontificale aussi
bien qu’avec l’analyse de Christopher Fletcher ROXANE CHILÀ
sur l’Angleterre.
La variété des sources sur lesquelles 1 - François FORONDA et Ana Isabel CARRASCO
s’appuient les contributions est l’une des MANCHADO (dir.), Du contrat d’alliance au contrat
forces du recueil, car elle révèle ce décalage politique. Cultures et sociétés politiques dans la pénin-
entre les discours et les pratiques. Le domaine sule Ibérique de la fin du Moyen Âge, Toulouse, CNRS-
de la fiscalité apparaît en revanche, de façon Université de Toulouse-Le Mirail, 2007 ; Id., El
peut-être plus attendue, comme un territoire contrato político en la Corona de Castilla. Cultura y
d’élection où s’épanouit un contractualisme sociedad políticas entre los siglos X al XVI, Madrid,
revendiqué qu’il importe de signaler alors que Dykinson, 2008.
la majorité des cas étudiés relèvent de l’impli- 2 - Maria Teresa FERRER MALLOL et al. (dir.),
cite. Soulignons encore l’apport d’A. Carrasco Negociar en la Edad Media, Barcelone, CSIC, 2005.
Manchado, qui rend compte de la découverte
récente par Pedro Cátedra García d’un dis-
cours prononcé par le letrado Juan Díaz de François Foronda
Alcocer à l’occasion de l’accession au pou- El espanto y el miedo. Golpismo, emociones
voir d’Isabelle la Catholique. Son analyse du políticas y constitucionalismo en la Edad
document est l’occasion de battre en brèche le Media
paradigme ancien opposant un « absolutisme Madrid, Dykinson, 2013, 225 p.
castillan » aux pactismes navarrais, aragonais,
etc. L’histoire politique castillane et ibérique Dans cet ouvrage ont été rassemblés trois
profitera assurément de leurs travaux. Du articles de François Foronda consacrés aux
point de vue méthodologique, Anne Lemonde- relations entre le roi et la noblesse castillane
Santamaria propose une étude particulière- aux XIVe et XVe siècles. Les trois expressions
204 ment stimulante du statut delphinal de 1349, placées en sous-titre reprennent la thématique
HISTOIRE POLITIQUE
principale de chacun des trois articles qui XIVe siècle, les chroniqueurs soulignant alors
forment un ensemble cohérent. Ces articles, sa dimension imaginaire.
dont la méthode repose sur une analyse fine Le troisième article poursuit la réflexion
du vocabulaire, sont tous dotés d’annexes très sur la peur et ses déclinaisons au XVe siècle
complètes, en particulier le deuxième qui pro- à travers trois épisodes marquants dans la
pose un impressionnant corpus de textes sur Castille d’Henri IV, la Catalogne en guerre
les occurrences de la peur au XIVe siècle. de Jean II et la France de Louis XI lors de la
Le premier article s’intéresse, à travers une guerre du Bien public. Le but de l’article est
analyse lexicométrique de quatorze chroniques, de montrer le rôle joué par les émotions dans la
aux coups d’État commis par l’aristocratie cas- justification de mesures qui cherchent à limiter
tillane dans le contexte d’une redéfinition des l’arbitraire royal et qui conduisent à l’élabora-
alliances au sein de la noblesse. À une époque tion de (pré)constitutions. La peur des Grands
où la noblesse seconde préfère le patronage était avant tout d’être détenus ou tués par le roi.
royal à celui de la haute aristocratie, la figure Elle devient dans les années 1460, sous diverses
du favori royal (privado) émerge et le roi, qui déclinaisons – l’« angoisse » en Catalogne ou
renforce son pouvoir, feint de se laisser manipu- le « doute » en France –, un argument pour
XVe siècle, cairotes et surtout damascaines. et les journaux mis à contribution dans cette
Faisant écho à l’attention nouvelle que por- étude appartenaient tous en effet, à des degrés
taient ces auteurs (davantage que leurs prédé- divers, au milieu des oulémas, maîtres des
cesseurs) à la poursuite et au châtiment des savoirs de l’islam et gardiens autoproclamés de
crimes, le livre se donne pour objet l’histoire sa loi, la charia. Baignant dans une culture juri-
de la justice criminelle et, à travers elle, entre- dique hégémonique, ils décrivent la société avec
prend de saisir la réalité sociale de la délin- les mots du droit. Si les Bédouins sont souvent
quance au cours des dernières décennies qui qualifiés de « coupeurs de route », les buveurs
précèdent la chute des mamelouks en 1517 1. de vin de « semeurs de trouble », c’est qu’à ces
En l’absence d’archives judiciaires (et en pré- catégories juridiques correspondent des châti-
sence d’une abondante littérature juridique ments définis par le Coran : cela n’en fait pas
qui est ici laissée de côté, sauf pour établir les pour autant, sans précaution, des catégories
catégories et la hiérarchie théorique des faits de sociologie historique. Bien souvent hostiles
délictuels), l’intégralité de l’enquête repose sur (non sans raison) aux autorités mameloukes,
les anecdotes rapportées avec une précision et ces lettrés qualifient les violences de la société
une fidélité inégales par des chroniqueurs dont militaire avec le lexique du crime : est-ce une
l’auteur pointe dûment les faiblesses, la dépen- raison pour placer ces exactions sur le même
dance à l’égard de la rumeur et l’intérêt com- plan d’analyse (une sociologie criminelle) que
plaisant pour certains types de crime. De cette les vols et les meurtres commis par les sujets ?
moisson d’anecdotes données à lire à l’appui Plus fondamentalement, l’attention nou-
de chaque item, B. Martel-Thoumian tire une velle que ces lettrés accordent dans leurs écrits
étude très détaillée conduite en cinq temps : à la punition (justifiée ou non) des délinquants
la sociologie de la délinquance, les institutions est étroitement liée à l’affirmation de nouveaux
judiciaires à l’épreuve de leur fonctionnement, acteurs dans le champ de la justice criminelle.
la panoplie des délits, celle des châtiments, celle B. Martel-Thoumian le souligne : la justice ordi-
enfin des mesures prises pour lutter contre le naire des cadis (les magistrats de la charia) est
flot irrépressible du crime. pratiquement absente des chroniques et jour-
Car, en cette fin du XVe siècle, l’heure semble naux de la fin du XVe siècle, qui décrivent en
à la hausse de la criminalité et à l’impuissance revanche avec force détails la poursuite et le châ-
des autorités, signes d’un effondrement des timent des criminels par le sultan et ses émirs,
206 valeurs qui annoncent celui du régime. Certes, magistrats d’une justice souveraine (appelée
HISTOIRE POLITIQUE
nelle par les autorités militaires au détriment de l’État moderne » n’en sont pas absentes, il
des magistrats ordinaires – dont les oulémas reste que le mot « État » doit s’y entendre de
de Damas et du Caire se sont faits les témoins, façon assez étendue et même polysémique : il
partagés entre un sentiment d’horreur pour cette renvoie à l’appareil d’État lui-même, mais
innovation et une aspiration bien comprise à aussi aux différents États italiens. L’État est
l’ordre social. C’est à cette expérimentation la clef plutôt que l’objet unique de ce livre,
que l’on doit leurs innombrables notations qui est autant un essai de synthèse et de
relatives à la poursuite et au châtiment des cri- réflexion sur l’histoire politique de la pénin-
minels, dont B. Martel-Thoumian a entrepris sule aux XIVe et XVe siècles qu’une recherche
de faire l’inventaire et le classement, et non spécifique sur la forme étatique.
à une hausse irrépressible de la criminalité. Après une brève introduction d’Andrea
La conclusion du livre ne s’y trompe pas : rien Gamberini et Isabella Lazzarini, la première
n’a changé avec l’avènement des Ottomans en partie comporte onze contributions qui couvrent
1517 – pour la simple raison qu’ils reprirent à à peu près toute la péninsule, du Midi vers le
leur compte et portèrent à son expression la Nord : travail peut-être un peu ingrat comparé
plus aboutie la mise en œuvre de la justice à celui de la deuxième partie, qui est théma-
souveraine inaugurée en Égypte et en Syrie tique, mais travail fort utile. La couverture du
par leurs prédécesseurs, les Mamelouks.
territoire italien peut paraître inégale, sans
JULIEN LOISEAU doute : la Corse, la Savoie ou l’outre-mer sont
un peu vite expédiés, et l’on peut se demander
1 - Carl F. PETRY, The Criminal Underworld in quels sont les critères retenus pour figurer
a Medieval Islamic Society: Narratives from Cairo and dans cette liste des « États italiens », mais les
Damascus under the Mamluks, Chicago, Middle East principaux États y sont. Les contributions font
Documentation Center, 2012. la part belle aux scansions chronologiques
2 - Carl F. PETRY, Protectors or Praetorians? The majeures de chacun des espaces considérés,
Last Mamluk Sultans and Egypt’s Waning as a Great
ainsi qu’à l’historiographie politique récente,
Power, Albany, State University of New York Press,
1994.
qui a parfois formulé des propositions nou-
3 - Yossef RAPOPORT, « Royal Justice and velles. C’est particulièrement net pour l’historio-
Religious Law: Siyāsah and Shariah Under the graphie du Midi de l’Italie : la Sicile présentée
Mamluks », Mamluk Studies Review, 16, 2012, par Fabrizio Titone, qui bat en brèche le vieux
p. 71-102. modèle historiographique des « barons contre 207
COMPTES RENDUS
le roi » au profit d’une insistance sur la vitalité tiques économiques publiques. Enfin, Giorgio
de la politique locale ; Naples par Francesco Chittolini mesure l’autorité du pape dans la
Senatore, qui refuse la comparaison systéma- péninsule et Andrea Zorzi offre une vision
tique avec le Nord et souligne l’importance du riche et à plusieurs niveaux du thème de la
travail restant à faire ; la Sardaigne et la Corse justice lui aussi très présent dans l’historio-
par Olivetta Schena. L’État pontifical fait graphie récente. Suivent une longue biblio-
l’objet d’une remarquable contribution de graphie, comportant surtout des références de
Sandro Carocci qui, sans nier sa particularité, langue italienne et de langue anglaise, et un
relève ce qu’il a de commun avec les autres riche index.
États italiens et conclut à la nature composite Il est un peu facile de signaler les lacunes
de sa structure politique reposant sur une du livre – les responsables du volume anti-
grande pluralité d’acteurs territoriaux. L’Italie cipent la critique en évoquant eux-mêmes
centro-septentrionale compte, elle, sept contri- certains de ces manques : presque rien sur
butions, qu’on ne peut hélas présenter en détail. l’humanisme ou sur l’art, écrivent-ils, ce qui
La deuxième partie du livre compte treize pourra surprendre qui a de la « Renaissance »
contributions. Les principaux thèmes de une vision un peu étroite. Ajoutons, à titre
l’État pontifical (au profit de réalités politiques une place fort réduite est accordée aux
régionales) par le manque de stabilité du sys- échanges avec ce qui n’est pas italien ou ce
tème politique, le déclin démographique, la qui ne l’est pas entièrement (Empire, cou-
crise militaire des cités-États et la victoire ronne d’Aragon, France, Turcs, etc.), si bien
corollaire des oligarchies locales. Les autres que s’impose une vision peu ouverte aux
contributions présentent les communautés influences du monde et insistant sur la pénin-
rurales (Massimo Della Misericordia), dont est sule dans son unité (d’ailleurs, parmi les acquis
soulignée la force ; les fiefs et les « petits du livre, signalons la remise en cause salutaire
États » (Federica Cengarle) ; les factions et les de l’opposition ancienne et rigide entre un
partis (Marco Gentile), dont l’historiographie Centre-Nord qui serait l’Italie des villes et
récente a mesuré combien ils informaient le des communautés et un Sud qui serait l’Italie
politique ; les groupes sociaux (E. Igor Mineo) ; des monarchies et des barons). Ces remarques
les femmes (Serena Ferente), qui ont la possi- n’enlèvent rien à la valeur et à l’utilité remar-
bilité d’une agency, déterminée d’abord par quables de ce volume, qui atteint son principal
leur âge et le réseau social dont elles dis- objectif : faire la synthèse de la recherche ita-
posent ; le monde des officiers, qui est en cours lienne sur l’histoire politique entre le début
de formation (Guido Castelnuovo) ; la docu- du XIVe et celui du XVIe siècle, sur les différents
mentation publique (Gian Maria Varanini, qui États italiens et sur les thèmes principaux de
embrasse de façon large les plans chrono- l’historiographie la plus récente.
logique et géographique, mais aussi pour ce Quel est donc l’État qui apparaît au terme
qui est des « niveaux » d’États, et qui conclut de la lecture ? Avec mille nuances, on peut
sur le processus de centralisation de ces considérer l’État italien de la Renaissance
archives et le passage d’une conception des comme un État dont le pouvoir passe par des
archives comme trésor à des archives dont on accords et une négociation avec des éléments
pense d’abord la « sédimentation ») ; les « lan- dans lesquels on identifiait jadis des limites à
gages politiques » (A. Gamberini), que l’on ce pouvoir ; un État qui autorise des pratiques
peut lire comme une sorte d’introduction au diverses du pouvoir (factions, réseaux, partis)
volume ; ou encore la diplomatie (I. Lazzarini). et, pour utiliser un mot récurrent dans ce livre,
Remarquable nous paraît le vaste travail sur qui repose sur des pratiques « informelles » ;
l’économie de Franco Franceschi et Luca un État qui résulte largement de la société
208 Molà, qui insistent sur l’importance des poli- politique qu’il prétend encadrer. Voilà qui,
HISTOIRE POLITIQUE
peut-être, ne trace pas les contours d’une thèse La tête de Pierre de Médicis est mise à prix
forte : au reste, que ce volume comporte une pour 2 000 ducats. Cet exil désorganise durable-
fort brève introduction et pas de conclusion ment la banque des Médicis, marquant notam-
n’est-il pas symptomatique ? La thèse est ment la fin des filiales. Il ne prend fin qu’avec
peut-être dans cette absence même de para- l’entrée triomphale de Jean de Médicis (futur
digme : on retient une vision complexe et pape Léon X) à Florence en septembre 1512.
quasiment chorale du fait étatique, que l’on Pourtant, le poids économique des Médicis n’a
peut continuer de définir comme en progrès, pas disparu.
si l’on n’oublie pas qu’il est toujours en cours Götz-Rudiger Tewes, déjà auteur d’un
de définition. article sur le rapport entre les Médicis et la
France sous le pontificat de Léon X 1, offre
PIERRE SAVY au lecteur une reconstruction érudite utilisant
des sources très diverses : lettres, chroniques
et surtout de nombreux documents comp-
Götz-Rüdiger Tewes tables inédits de la famille des Médicis ou de
leurs alliés comme les Bartolini ou les da
Kampf um Florenz. Die Medici im Exil,
Leurs forces s’unissent dans des secteurs parti- avec les Tornabuoni, les Salviati, les Bartolini,
culiers comme celui du crédit et du change, les Ridolfi, les Bracci, les Lanfredini et les
du commerce de tissus précieux ou de la com- Ginori. Ce document trouve son prolongement
mercialisation de l’alun avec Agostino Chigi. dans un très utile schéma qui présente l’articula-
Dans ces opérations, la place bancaire de Lyon tion des compagnies des Médicis de Florence,
et ses foires jouent un rôle central. L’auteur Rome, Lyon, Naples, Lucques, Montpellier et
offre ainsi une vision d’ensemble des acteurs celles de leurs alliés dans ces mêmes villes.
des réseaux Médicis, hiérarchisant avec clarté Reste à espérer que l’ouvrage, malgré son
l’extraordinaire ramification qui les unit, des plus volume important, pourra être traduit rapide-
importants, comme les Bartolini, Sanseverino, ment.
Orsini, Lanfredini, Salviati, jusqu’à ceux de
moindre influence, comme Francesco et AGNÈS PALLINI-MARTIN
Domenico Naldini à Toulouse.
Les deux derniers chapitres analysent les 1 - Götz-Rüdiger TEWES, « Die Medici und
tractations politiques menées à partir du ponti- Frankreich im Pontifikat Leos X. Ursachen, For-
ficat de Jules II (1503-1513), qui permettent
(la définition est celle de L. Marks) ; les quelques dance du budget public florentin de prêts à
dizaines d’individus qui en faisaient partie court terme et à taux d’intérêt élevé. Il propo-
empiétait sur les recettes publiques et influen- sait aussi de les surmonter avec une réforme
çaient la législation et les offices fiscaux, tout de l’armée, organique et idéologiquement cohé-
en bénéficiant de la réputation de patriotisme rente, dont le but ultime était, précisément, le
qui découlait de la volonté de financer les desserrage et la rupture de ces pièges finan-
caisses de l’État avec leurs patrimoines privés. ciers qui emprisonnaient la République. Ce
La démarche de J. Barthas s’écarte cepen- chapitre des Discorsi fonctionne ainsi comme
dant complètement de celle des études précé- point de départ pour un effort impressionnant
dentes, puisque son approche n’est pas celle de relecture de l’œuvre de Machiavel, et conduit
de l’historien des institutions et de la société, J. Barthas à structurer son volume d’une manière
mais bien celle de l’historien de la pensée poli- singulière, en évitant, par exemple, un ordre
tique. L’une des surprises de cette étude est chronologique ou simplement thématique.
qu’en effet, bien que l’analyse des contextes Après un chapitre introductif, deux sections,
politiques et fiscaux soit un élément essentiel de plus ou moins même longueur, composent
de la thèse de l’auteur, elle n’est ni le cœur ni le volume. La première est une pars destruens
l’auteur. Les denses pages consacrées aux cécité du secrétaire florentin au sujet des pro-
« Éléments d’analyse historique » et surtout la blèmes économiques, mais aussi combien une
courte mais précieuse « Appendice 2 », réunis- tradition proprement philologique d’études
sant des documents relatifs à la dette décou- (principalement attribuée à Mario Martelli et
verts par J. Barthas dans les Archives d’État de Francesco Bausi), dont la neutralité philoso-
Florence, laissent pourtant entrevoir la possi- phique n’est qu’apparente, a pesé dans l’inter-
bilité d’un livre très différent de ce que l’on lit. prétation des œuvres de Machiavel. L’esprit
L’idée forte de cette étude, si forte qu’elle de polémique est d’ailleurs un trait caractéris-
conduirait à une réinterprétation globale de tique de l’écriture de J. Barthas – certains lec-
la pensée machiavellienne, est la suivante : teurs le trouveront captivant, d’autres peut-être
Machiavel visa consciemment la profonde exaspérant : c’est précisément cet esprit polé-
connexion entre finances publiques et structure mique, en tout cas, qui anime, entraîne et jus-
constitutionnelle dans la Florence des Médicis, tifie la reconstruction entrelacée de la fortune
puis républicaine ; la phrase si étonnante textuelle et historiographique des Discorsi, qui
« l’argent n’est pas le nerf de la guerre », le occupe une grande partie de la première section.
titre du chapitre 10 du deuxième livre des La seconde partie du livre est articulée en
Discorsi sulla Prima Deca di Tito Livio, ouvrirait thèses, corollaires et scolies. Elle part du texte
une fenêtre sur la réflexion de Machiavel en et de là se dénoue librement, en produisant
matière de politique économique. un réseau de parallèles et de contrastes avec
Selon J. Barthas, le paradoxe apparent, la d’autres passages des Discorsi (le plus immé-
« prétendue erreur » dans Discorsi II, 10 est au diat et important étant le chapitre II, 30) et
contraire la clé qui permet de comprendre la d’autres œuvres de Machiavel, de ses contempo-
pensée économique (souvent fiscale, en fait, rains, de ses lecteurs modernes. Beaucoup plus
et on regrette un peu que les deux concepts que d’autres interprètes récents de Machiavel,
ne soient pas plus clairement distingués dans J. Barthas a une confiance inébranlable dans la
le discours) de Machiavel. En renversant le cohérence philosophique, si ce n’est proprement
lien entre la finance et l’organisation de l’appa- la systématicité, de la pensée de Machiavel, et
reil militaire, Machiavel faisait référence à une cela le conduit souvent à des interprétations
conscience généralisée (au moins depuis la intéressantes. Dans d’autres cas – par exemple
révolte des Ciompi, d’ailleurs) des consé- concernant les solutions qu’il propose afin
quences politiques emportées par la dépen- d’expliquer des erreurs de citation de Machiavel 211
COMPTES RENDUS
restitue ainsi à l’allégorie une valeur morale et autobiographiques, les vicissitudes qu’elle sus-
religieuse essentielle, ce qui conduit le lecteur cite renvoient au trouble qu’une existence
à s’interroger sur son sens en pays protestant singulière et malmenée peut apporter à sa
au XVIe siècle. La fin de l’ouvrage montre qu’elle communauté d’origine, « le topos de la fortune
peut y être reprise pour « servir l’affirmation autoris[ant] le récit de soi [...] puisqu’il permet
de la doctrine de la prédestination et du serf de résorber la singularité dans l’exemplarité »
arbitre » (p. 468-469). Un tel réinvestissement (p. 246).
de l’image par un contenu confessionnel incom- Fortune sert-elle à définir des règles d’action
patible avec celui qui avait présidé à sa concep- politique ? Elle intervient peu dans les miroirs
tion (œuvrer à son salut à chaque instant) du prince, à l’exception notable du Prince de
renvoie au fil directeur de l’étude : « Fortune Machiavel, parce qu’il est destiné à l’institu-
n’a pas de définition en soi parce qu’elle n’est tion d’un prince de rupture. En revanche, ses
pas un concept, mais une forme, remplie de occurrences sont fréquentes dans les recueils
manière différente suivant son contexte » de proverbes illustrés et/ou d’emblèmes, qui
(p. 64-65) ; comprendre l’allégorie de la Fortune se veulent « encyclopédies pratiques » pour
à la Renaissance, c’est renoncer à l’idée que guider l’action « d’un prince en mouvement »
cette « image de mémoire malléable » puisse (p. 309). Ces recueils manuscrits, dont des
revêtir un « contenu philosophique précis » variantes circulent dans les milieux curiaux
(p. 491-492). Ce qui n’empêche pas qu’elle français, expriment une culture commune aux
soit présentée sous des traits plutôt positifs, en familles de l’aristocratie féodale (Bourbons,
Fortune favorable ou Occasion à saisir (d’où Montmorency) et aux grands robins (Robertet),
sa mèche frontale) et, si elle se rapporte à un ce qui n’a « pas empêché les commentateurs
prince, comme signe d’élection divine. d’y chercher une ‘mentalité populaire’ ou des
Appliquée aux princes, l’allégorie de la aspirations bourgeoises, voire des revendica-
Fortune est liée à l’idée de renovatio impériale, tions sociales hostiles à la noblesse » (p. 341) :
ce qui avait échappé à Frances Yates. Dans tout au contraire, ils développent les thèmes
les « constellations de thèmes » (p. 309) identi- ressassés de l’anti-aulicisme et servent, dans
fiables dans les discours d’apparat (Paul Veyne), un ton volontiers anticlérical, une vision res-
Fortune a partie liée avec les motifs évoquant tauratrice de la société. Image de mémoire,
le retour de l’Âge d’or (Hercule, Auguste, la Fortune sert à fixer des préceptes d’action,
Paix, l’Abondance). Son intervention vise à souvent contradictoires, mais que subsume un 213
COMPTES RENDUS
éloge de la prudence, entendue comme capa- phant que le XXe siècle avait voulu voir en
cité à opérer le choix idoine dans une situation Fortune. Servant aussi bien une conception
donnée. Cette fonction pédagogique éclate traditionnelle de l’histoire, surdéterminée par
dans le Liber Fortunae d’Imbert d’Angely, resté la volonté divine, qu’une conception nouvelle,
à ce jour à l’état de manuscrit, réalisé entre mettant en jeu la responsabilité des hommes,
1538 et 1568 et illustré par Jean Cousin le fils, Fortune conduit « à la ‘suspension’ même du
l’une des perles archivistiques dénichées par récit historique, en équilibre exactement entre
les investigations de F. Buttay-Jutier. ces deux pôles » (p. 425) et, serait-on tenté
Tous les écrits historiques de la Renaissance d’ajouter, à la suspension de l’analyse histo-
ne convoquent pas l’image de la fortune. rique, subordonnée à la narration descriptive
Lorsqu’ils le font, c’est d’abord comme emblème des variations de Fortune et de leurs effets, ce
de l’histoire et non pour signaler un récit qui qui a pu contribuer au discrédit, déploré par
s’écarterait d’une histoire du salut, ainsi qu’ont F. Buttay-Jutier, de l’historiographie humaniste.
voulu le croire les historiens allemands Frederick De simple image de mémoire, Fortune
Pickering et Michael Schilling : « sa présence devient outil polémique dans les affronte-
seule ne caractérise pas une histoire séculière par ments religieux du XVIe siècle. Suspect depuis
et l’instabilité des choses humaines (un seul allégorique. Jean Calvin le proscrit, notamment
regret bibliographique : que le traité de Louis parce que la doctrine de la prédestination ne
Le Roy, De la vicissitude ou variété des choses en réserve nul « lieu pour ce lieu commun » (p. 433),
l’univers, publié en 1575, n’ait pas été exploré) et peut-être parce que Fortune est une cible
emblématisées par la fortune, ce qui ferait de commode pour escamoter les difficultés les
celle-ci un « anti-imaginaire panique de fin du plus épineuses dans son argumentation contre
monde » (p. 409). D’où une critique radicale de le libre arbitre. À cette hostilité se greffe le
l’« individualisme » de la Renaissance : dans débat autour des images profanes et sacrées,
de tels récits, les acteurs historiques, ballotés catégorisation problématique jusque sous la
par la mutabilité des choses et des hommes, plume de Gabriele Paleotti, auteur en 1582
ne sont pas des individus structurés mais des d’un Discorso intorno alle imagini sacre e profani,
« précipités instables » de qualités et d’opinions lequel contribue aussi à enraciner une caté-
diverses, susceptibles d’être « changées inopi- gorisation parallèle, opposant culture savante
nément ‘par la fortune’ » (p. 410). Se déve- et culture populaire. Rangée par les clercs au
loppe alors une culture de l’occasion dans nombre des « superstitions populaires », Fortune
laquelle « échafauder un scénario à long terme devient donc objet de censure : sont visées les
est une faute » (p. 417), la prudence politique occurrences qui portent atteinte à l’honneur
ne résidant pas dans l’art d’anticiper, mais « en du clergé, préoccupation principale des cen-
une vigilance aiguë » portée à la situation envi- seurs (ce qui rend rétrospectivement suspectes
ronnante pour y déceler et saisir les occasions des représentations plus anciennes de Fortunes-
d’action réussie. Fortune conduit ainsi le prince Vanités), ou qui sont susceptibles de renvoyer
et ses sujets sur la voie de la docilité aux décrets à la doctrine de la prédestination. Fortune est
du sort : dans cette Italie peuplée de « princes donc non pas proscrite, mais cantonnée dans
nouveaux », où la victoire confère la légitimité un registre profane en cours de définition. Dans
politique, le vaincu n’a d’autre parti que de le premier quart du XVIe siècle, l’image morale
céder à Fortune et d’exhorter ses sujets à agir est progressivement investie d’un contenu
de même, représentation de l’action politique politique : elle sert à illustrer une situation
qui excède le champ de l’écriture historique conjoncturelle puis devient image de combat.
et se répercute sur les modalités effectives de S’inscrivant dans la mouvance d’un Michel de
la prise de décision. On est loin de l’image Certeau qui observe comment le discours se
214 émancipatrice d’un individu moderne et triom- met à « tourner autrement », F. Buttay-Jutier
HISTOIRE POLITIQUE
éclaire les processus par lesquels la Renaissance de François Ier). C’est la tragique expérience des
forge les outils polémiques qui, tout à la fois, guerres de Religion qui fonda les bases d’une
créent des espaces de débat et y diffusent des transformation discrète, mais irrésistible, de
opinions présentées comme publiques. l’imaginaire monarchique : sous Henri IV, le
La notion d’usage autour de laquelle pouvoir absolu est devenu la norme, alors que,
F. Buttay-Jutier articule son étude la fait se jusqu’à Henri II, il était conçu comme une
confronter à trois questions majeures relatives exception ne rompant que momentanément
à l’image envisagée comme objet et document avec les formes « ordinaires » de l’exercice du
d’histoire : celles de son statut, de ses condi- pouvoir.
tions de production et de ses appropriations. Le cosmos politique dans lequel se déployait
L’ouvrage y répond de façon exemplaire parce l’action des Valois se référait à une interprétation
qu’il les traite conjointement, faisant ressortir thomiste du monde où un ordre providentiel
leur constante interaction : par des changements assurait la continuité : à l’origine était la loi
de registre (moral, théologique, politique), par divine, dont découlait la loi naturelle où s’enra-
des glissements dans les motifs employés, cinait le droit proprement humain. L’éclatement
les types iconographiques se modifient ; sous de l’ecclesia médiévale en deux confessions,
curiaux, colonies marchandes étrangères...) qui ment positive et même opportuniste ; son lien
cherchent à imposer comme dominantes leurs avec les fins dernières de l’existence s’obscur-
propres représentations de l’ordre du monde, cit presque définitivement. Le monde politique
les imaginaires évoluent. La circulation démul- se désenchanta et les conceptions corporatives
tipliée des productions culturelles stimule des qui structuraient les relations humaines ne
appropriations nouvelles et différenciées, les- trouvèrent plus d’application dans le régime
quelles suscitent à leur tour d’autres formes et monarchique, dont la tête ne partagea censé-
d’autres motifs. Grand livre sur la Renaissance, ment plus les fonctions de gouvernement avec
Fortuna enseigne aussi un art difficile : appré- les magistrats, ces yeux et ces mains des princes
hender les imaginaires sans divaguer. C’est, au qui formaient avec eux un corps « politique »
sens fort du terme, un livre magistral. ou « mystique », partageant collectivement les
lumières divines. Pourtant on n’assistait nul-
JEAN-FRANÇOIS DUBOST lement à une désacralisation du politique. Le
« paradoxe de l’État » réside là : c’est parce
qu’il resta malgré tout religieux que l’État put
Arlette Jouanna entrer dans un processus d’autonomisation au
Le pouvoir absolu. Naissance de l’imaginaire XVIIe siècle 1. Le droit divin laïc voyait dans la
politique de la royauté personne du roi l’intercesseur principal entre
Paris, Gallimard, 2013, 436 p. les Français et le Ciel ; cet étrange droit divin
congédiait le rôle intégrateur de l’Église, qui
Le ton est juste, le propos clair, la réflexion avait permis, depuis le XIIIe siècle, de penser le
nuancée. Cet ouvrage traite d’un vieux pro- lien social à travers le dogme du corpus Christi.
blème historique – la nature politique du régime L’Église gallicane, corps social parmi d’autres,
monarchique à l’époque moderne –, mais l’inter- était désormais dans l’État, bouleversement
prétation en est renouvelée par la lecture origi- dont les conséquences furent à long terme
nale d’une riche moisson de textes, dont Arlette immenses.
Jouanna a une connaissance sans pareil. La Cette évolution n’était pas fatale : des voies
thèse que défend ce livre se laisse facilement alternatives furent proposées au temps des
résumer : l’historien se trompe en voulant faire conflits religieux, en particulier par les monar-
remonter le « pouvoir absolu » des rois de chomaques protestants, puis par les catho-
France aux débuts de la Renaissance (au règne liques radicaux qui, tous, espéraient, selon des 215
COMPTES RENDUS
visées différentes, que le renforcement des assez, furent toujours indemnes de tentations
états généraux et des corps intermédiaires de protestantes, ne surent à aucun degré réussir
magistrats fonderait l’autorité royale sur une une politique d’apaisement entre les camps
base « constitutionnelle » (finalement, quelque religieux. La « puissance absolue », cela ne
chose comme les checks and balances à l’anglaise). marchait pas. Pourtant, c’est bien aux rois que
A. Jouanna consacre de magnifiques pages à « la France » s’en remit finalement, et leur pou-
cette nouvelle philosophie politique que la voir personnel reçut à cette époque des justifi-
République de Jean Bodin vint contredire en cations inédites par leur radicalité. Quand se
produisant une théorie rationnelle de la souve- présenta, avec Henri de Navarre, un roi doté
raineté étatique (quoique Bodin n’ait nulle- de charisme et de bon sens, il put passer pour
ment compté parmi les esprits rationalistes !). l’envoyé miraculeux de Dieu et assumer, jusqu’à
Mais d’autres perspectives d’analyse s’offrent un certain point, les nouvelles qualités, parfois
aussi aux historiens : ne néglige-t-on pas quelque extravagantes, dont on créditait le souverain.
peu la radicalité révolutionnaire du message L’empirie explique donc mal les changements
calviniste à ses origines ? Sommes-nous bien qui marquèrent l’avènement du premier
d’accord sur ce que les politiques et mêmes les Bourbon ; la mutation des conceptions fonda-
Certains remarqueront que la thèse défen- fait un « Essai d’analyse de réseau au début
due par ce livre n’est pas originale. On avait de l’époque moderne », qui porte sur la courte
déjà écrit qu’« à la fin du XVIe siècle, il y avait période au cours de laquelle la carrière poli-
une convergence doctrinale cohérente vers tique de Montmorency décolle. Les enseigne-
l’absolutisme 3 », et soutenu qu’il était aventu- ments en sont toutefois considérables.
reux d’interpréter en termes de « monarchie Le livre que T. Rentet a tiré de sa thèse
absolue » les coups d’autorité (et l’héroïsation) exploite plus de 3 000 lettres qui se trouvent
de François Ier ou d’Henri II. Ce qui est neuf, dans les archives du musée Condé au château
c’est que la démonstration d’A. Jouanna crée de Chantilly et qui constituent les lettres reçues
les bases d’un consensus historiographique qui par Montmorency et son secrétaire entre 1526
permet de sortir des apories où s’enferme une et 1531. De manière surprenante, cette collec-
historiographie fascinée par l’ancienne monar- tion n’a jamais fait l’objet de l’étude appro-
chie au point de la penser encore, à la façon fondie qu’elle mérite, alors même qu’elle
des historiens du droit traditionnels, comme témoigne d’un tournant clé dans la carrière
un invariant doctrinal échappant aux aléas de Montmorency puisque les années qu’elle
de l’histoire. On ne peut que souhaiter
pair.
qui correspond à la décennie 1530 au cours
de laquelle il s’impose comme le premier
ROBERT DESCIMON conseiller de François Ier. Pour cela, l’auteur
procède en trois temps, analysant « Les fonde-
1 - Marie-France RENOUX-ZAGAMÉ, Du droit de ments de la puissance », avant de reconstituer
dieu au droit de l’homme, Paris, PUF, 2003. le processus par lequel il passe « De la puis-
2 - Mark GREENGRASS, Governing Passions:
sance au pouvoir », puis de terminer par un
Peace and Reform in the French Kingdom, Oxford,
Oxford University Press, 2007.
examen de ses « Pouvoirs et réseaux ».
3 - André BURGUIÈRE et Jacques REVEL (dir.), Il procède à une étude des expéditeurs des
Histoire de la France, vol. 3, Jacques LE GOFF lettres ainsi qu’à une lecture approfondie de
(dir.), La longue durée de l’État, Paris, Éd. du Seuil, leur contenu. Cette démarche offre un éclai-
2000, p. 294. rage neuf sur les nébuleuses du pouvoir infor-
mel dont s’entourait le grand maître et permet
de comprendre l’essor du premier grand favori
Thierry Rentet de la Renaissance française en expliquant son
Anne de Montmorency. Grand maître de exceptionnel destin par la puissance et l’effi-
François Ier cacité de ses réseaux. Le développement de
Rennes, Presses universitaires de Rennes, la puissance foncière du grand maître, l’effica-
2011, 432 p. cité et la fidélité des nombreux membres de ses
réseaux qu’il place à des endroits stratégiques,
C’est un livre vraiment bienvenu et attendu les récompensant tout en se les attachant davan-
que propose Thierry Rentet. Rappelons en tage, sont analysés avec minutie et clarté. Une
effet que la dernière grande biographie d’Anne multitude de personnages méconnus est ainsi
de Montmorency, œuvre de Francis Decrue éclairée par de courts portraits qui retracent
de Stoutz (par ailleurs tout à fait remarquable), leur carrière dans l’ombre du grand maître.
date de 1885. Le propos des deux ouvrages S’appuyant au départ sur les revenus des
n’est cependant pas tout à fait le même puisque seigneuries qui couvrent le nord de l’Île-de-
T. Rentet ne prétend pas embrasser l’ensemble France, Montmorency exploite ses nombreuses
de la carrière du connétable. Comme l’indi- alliances avec des lignages nobles (notamment
quait le sous-titre de sa thèse, son sujet est en les Gouffier, les Dinteville et les d’Anglure), 217
COMPTES RENDUS
mais également des familles d’officiers de jus- Grisons. Il met en évidence le rôle ambigu de
tice. Il bénéficie de surcroît de la position de Montmorency dans la liquidation de l’affaire
son père, Guillaume de Montmorency, fidèle Semblançay (la disgrâce du surintendant des
serviteur de la monarchie, auquel T. Rentet finances sans le titre, qui termine au gibet de
consacre quelques pages fort intéressantes, qui Montfaucon), mais également comment la col-
complètent et actualisent ce que l’on pouvait lecte de l’argent pour payer la rançon du roi au
déjà savoir de lui à partir notamment des tra- lendemain de la défaite de Pavie joue un rôle
vaux de Michael Harsgor. Un autre person- essentiel dans son ascension politique. L’afflux
nage méconnu mais tout à fait crucial, auquel de réponses positives de la part des bastions
T. Rentet consacre quelques pages là aussi montmorencéens (par rapport aux résistances
fort intéressantes, n’est autre que l’épouse du en Forez, Boulonnais, Bretagne et Picardie)
grand maître, Madeleine de Savoie, cousine de renforce sa position en prouvant sa capacité à
François Ier. Elle est la fille de René, bâtard de mobiliser des capitaux pour le service du roi.
Savoie, demi-frère de Louise de Savoie et per- T. Rentet démontre également, et cela pour la
sonnage clé du premier règne de François Ier, première fois, comment le grand maître s’impose
on a parfois mis en cause l’intelligence. Il oblige en s’assurant toujours de son influence dans
également à réviser l’image de François Ier, chaque quartier de service. La cour se révèle
notamment dans son attitude face à la crise un petit monde fermé où peuvent s’identifier
d’autorité qui suit la défaite de Pavie, lorsqu’il des réseaux de parenté et de clientèle, actifs,
s’appuie sur les réseaux de celui qu’il promeut pleins de rumeurs et d’intrigues.
comme grand maître, et plus encore comme Par la maîtrise impressionnante des sources,
son grand favori, tout en gardant des rênes assez sa méthodologie scientifique, sa patience pour
courtes, en maintenant par exemple face à lui les petits détails et la cohérence de sa struc-
pendant de nombreuses années la concurrence ture, ce livre, qui se lit agréablement, réforme
politique et curiale de l’amiral Chabot (situa- nos connaissances des clientèles aristocratiques
tion qui se prolonge bien au-delà de la période de la première moitié du XVIe siècle et de leur
couverte par le livre). signification politique et sociale. Il intéressera
Signalons la sociométrie très raffinée élabo- les historiens du règne de François Ier et de la
rée par l’auteur afin d’exposer les toiles consti- Renaissance en général, mais aussi les histo-
tuées par les différents réseaux clientélaires riens de la noblesse, de l’État, de la cour, de
du grand maître. T. Rentet esquisse la géogra- l’art et de la culture.
phie, la densité, la périodicité et l’amplitude de
ces différents réseaux. Il démontre l’existence CÉDRIC MICHON
d’un croissant au nord de Paris, une « Île-de-
France montmorencéenne », où les ambitions
géostratégiques de la maison sont renforcées Bertrand Haan
par les alliances matrimoniales. Il montre éga- L’amitié entre princes. Une alliance franco-
lement son influence grandissante à partir de espagnole au temps des guerres de Religion,
1526 en Languedoc, Provence et Bourgogne. 1560-1570
Il souligne la manière dont Montmorency par- Paris, Presses universitaires de France,
vient à entretenir des agents dans la plupart 2011, VI-324 p.
des provinces (ce qui l’amène à s’interroger sur
l’existence d’une « France montmorencéenne ») Alors que la décennie 1560-1570 a été parfois
et à placer des gens à lui dans des ambassades considérée comme l’«antichambre du massacre»
218 importantes, comme les cantons suisses et les de la Saint-Barthélemy, cet ouvrage s’attache
HISTOIRE POLITIQUE
à montrer qu’elle fut d’abord une période de Dans cette continuité, on trouve des per-
relations amicales entre les rois de France, la manences dans l’analyse de la politique exté-
régente et Philippe II d’Espagne. Ces années rieure espagnole. Monarque consciencieux,
furent certainement le temps de paix le plus Philippe II déploie à l’égard du royaume voisin
long entre ces deux puissances accoutumées une politique généralement plus modérée que
jusqu’alors à s’affronter, comme en témoignait le celle suggérée par ses conseillers, en particulier
souvenir des guerres qui opposèrent Habsbourg du fait de l’expérience qu’ils ont eu du gouver-
et Valois sous Charles Quint. Certes, des nuances nement des Pays-Bas. À cet égard, si l’auteur
sont à apporter à ce caractère amical des rela- relève l’opposition traditionnelle entre les deux
tions entre Philippe II et les rois de France, tendances présentes à la cour d’Espagne, celle
puisque l’amitié n’interdit ni les tensions ni du duc d’Albe, intransigeante et répressive, et
certains affrontements, qui restèrent néanmoins celle des ébolistes (autour de Ruy Gómez de
périphériques. Silva), il confirme le poids considérable du duc
Tout au long de l’ouvrage, les expressions d’Albe, en particulier lorsqu’il assume la respon-
de l’amitié entre princes illustrent cette alliance sabilité du retour à l’ordre dans les Flandres. Le
franco-espagnole. Une première partie, de fac- monarque intervient moins directement quand
quête du Havre sur les troupes d’Élisabeth Ire Dans la correspondance entre princes, ces
en juillet 1563 offre à la monarchie française témoignages d’affection abondent : Catherine
une liberté d’action qui a été sous-estimée, et de Médicis écrit ainsi au roi d’Espagne qu’il
que souligne l’interruption sur ordre du roi du faut « s’entandre, s’aymer, s’ayder et favori-
procès concernant l’assassinat du duc de Guise. ser » (p. 170). En ce sens, les démonstrations
L’entrevue des princes, repoussée à plu- d’amitié se traduisent dans le langage par
sieurs reprises, a lieu à Bayonne et, on le sait, l’usage d’expressions familiales. Après le
sans le roi Philippe II mais en présence traité, Henri II et Philippe II se donnent du
d’Élisabeth de Valois et du duc d’Albe pour « très cher et tres amé bon père, frère, cousin
la partie espagnole ; il aurait dû s’agir d’un et allié » (p. 175). La métaphore familiale se
moment où l’amitié entre les princes se confond prolonge avec Catherine de Médicis qui devient
avec leur parenté et renforce leurs liens, dans la « bonne mère et sœur » de Philippe II, lequel
le cadre d’une volonté partagée de concorde est à son tour le « bon fils et frère » de la reine.
et d’union religieuse. Ce ne fut pas le cas, et Le jeu générationnel place aussi des rapports
l’auteur insiste sur la fin de non-recevoir à de protection entre princes, le roi étant mineur
laquelle les propositions françaises ont donné et Catherine de Médicis, une femme. Enfin,
en 1562 à Dreux, des forces espagnoles inter- engagements des parties l’une envers l’autre,
viennent en France en 1567 depuis les Pays- sachant qu’il s’agit alors de princes souverains.
Bas. Mais, dès cette date, Catherine de Médicis, Les autres chapitres de cette seconde partie sou-
estimant la révolte des Flandres terminée, met lignent que les exigences de l’amitié n’inter-
fin à toute aide pour transférer des fonds vers disent en rien la compétition pour la quête de
les Pays-Bas espagnols. Dès avant l’édit de l’information, l’emploi de techniques diplo-
Saint-Germain, il n’existe plus d’entraide mili- matiques (celle de l’incident par les émissaires
taire entre les deux puissances et « tous les espagnols), les captations de courriers, voire
fondements sur lesquels reposait l’amitié entre des règlements amiables d’épisodes terribles,
princes sont abattus au moment de la paix de comme le cas évoqué du massacre des colons
Saint-Germain » (p. 162). français de Floride. Confrontant les sources
La seconde partie du livre est thématique diplomatiques au langage de l’amitié entre
et s’ouvre sur l’étude de la notion d’amitié princes, ce recueil plaide pour une nouvelle
dans l’analyse de la politique étrangère des lecture des relations franco-espagnoles au
princes. Notion déjà utilisée depuis assez XVIe siècle.
longtemps, B. Haan lui réserve néanmoins un
nouvel usage. Dans ce chapitre, le plus nova- ALAIN HUGON
teur, il s’efforce de délimiter les conditions
d’expression et d’exercice de l’amitié « en 1 - Bertrand HAAN, Une paix pour l’éternité. La
paroles et en actes ». Reprenant les analyses négociation du traité de Cateau-Cambrésis, Madrid,
classiques (Aristote et Cicéron) sur l’amitié Casa de Velázquez, 2010.
comme lien politique par excellence, exercée
dans un cadre civique, l’auteur souligne qu’elle
est réintroduite dans la diplomatie à la fin du Stuart Carroll
XIVe siècle par le biais des ambassadeurs : cette Martyrs and Murderers: The Guise Family
amitié est censée impliquer personnellement and the Making of Europe
les souverains, et par conséquent leurs sujets Oxford, Oxford University Press, 2009,
et leurs royaumes ; elle fonctionne selon un XIV-345 p.
système d’échanges (et donc de contraintes) en
engageant des valeurs personnelles et affec- Ce livre se lit comme un roman ; sans doute
220 tives. vise-t-il d’ailleurs un public plus large que
HISTOIRE POLITIQUE
les érudits qui sont les lecteurs habituels des œcuménique de la pensée du cardinal Charles
ouvrages universitaires. C’est que, de la magni- de Lorraine (1525-1574) et la détermination
fique pièce de Christopher Marlowe Massacre machiavélienne de l’action de tous les ducs de
at Paris, en 1593, au Duke de Guise de John Guise à finir par le balafré, qui n’aurait pris
Dryden, en 1682, la famille de Guise tient une la tête des catholiques que dans l’idée de se
place éminente dans la littérature et l’imagi- faire roi.
naire anglais. Sont en cause, bien sûr, la reine Les intrigues de cour, les amours adoles-
Marie Stuart, fille de Marie de Guise, qui fut centes des princes (peut-on vraiment croire
reine régente d’Écosse à partir de 1542, mais qu’Henri de Guise ait manqué d’être assassiné
aussi la conscience plus affûtée aujourd’hui en 1570 par les frères de Marguerite de Valois
chez les historiens anglais (et chez les non fran- qu’il aurait séduite ?), les rêves diplomatiques
çais, de façon générale) du caractère européen des Grands sont les vrais moteurs de cette
que leur statut princier a conféré – entre autres histoire (peut-on penser que l’invasion de
d’ailleurs – aux Guise, « princes étrangers » au l’Angleterre projetée par les Guise en 1583,
royaume de France 1. C’est un des grands apports sans le concours de la monarchie française, était
tiennent les premiers rôles comme tête d’une tion au massacre » (le massacre de Wassy le
des deux ou trois plus importantes affinities du 1 er mars 1562) – alors que l’historiographie
royaume, ces retinues qui formaient la matrice actuelle tend à faire commencer la guerre civile
du pouvoir au XVIe siècle. Les historiens anglais à la conjuration d’Amboise (février 1560), ce
appliquent souvent avec rigueur à la France le qui pointe les responsabilités conjointes des
modèle clientélaire (quelque chose comme un protestants et du pouvoir monarchique (voilà
bastard feudalism, même si S. Carroll n’est pas pour les « murderers ») – et se clôt sur les assas-
enclin aux développements théoriques 3), mis sinats du duc et du cardinal en décembre 1588
en lumière dans toute son ampleur dans les (voilà pour les « martyrs »). On ne peut s’empê-
royaumes d’outre-Manche jusqu’au XVIIe siècle cher de suggérer que les Guise ne se pensèrent
au moins. Ce modèle est crédité d’un mode jamais eux-mêmes sous de telles catégories
de fonctionnement hiérarchique sans faille morales.
et il s’étend à toute la société (les barricades En raison de ses modes d’exposition, cette
parisiennes de mai 1588, par exemple, ne histoire est convaincante et elle est captivante.
s’expliquent que par l’intervention des capi- Elle est aussi à mille lieues des sciences sociales
taines de l’entourage du duc de Guise et par la et de la tradition historiographique que les
mobilisation des citadins dépendants du duc). Annales ont portée, au moins jusqu’au « tour-
Clientèles et feuds sont les clefs qui ouvrent nant critique » de la fin des années 1980. À
la compréhension de la saga événementielle grand renfort de dépêches diplomatiques, de
qui donne à cet ouvrage soigneux et documenté correspondances et de sources d’État, c’est
sa principale matière. Sont tour à tour passés une histoire top/down qui est développée, à
en revue les principaux épisodes historiques partir de la reconstitution des intentions et
auxquels furent mêlés les ducs de Guise. Les des actions propres aux « grands hommes ». Il
bases territoriales et financières de leur puis- est cependant permis d’envisager une autre
sance sont également décrites avec soin (de la hypothèse de travail : les conflits religieux et
Champagne à la Normandie, en passant par politiques et les contradictions sociales qui
Meudon). La question essentielle semble à bouleversaient les temps de la Renaissance et
beaucoup résider dans la dimension religieuse des Réformes n’auraient-ils pas été les véri-
de l’action des Guise, mais S. Carroll sou- tables vecteurs de cette histoire européenne
tient à la fois le caractère fondamentalement compliquée, qui a répondu à des évolutions 221
COMPTES RENDUS
systémiques et structurales, et aussi aux pro- enregistrent à chaud les réactions des munici-
jets et aux imaginations d’agents fort divers, y palités (registres de délibérations, correspon-
compris les gens « ordinaires » ? dances de ville à ville, avec le gouvernement
ou avec les lieutenants généraux) ou celles de
ROBERT DESCIMON simples particuliers (livres de raison, à l’exclu-
sion des mémoires). La documentation balaye
1 - Jonathan SPANGLER, The Society of Princes: l’ensemble du royaume, mais concerne exclu-
The Lorraine-Guise and the Conservation of Power and sivement la France des villes, la nouvelle de
Wealth in Seventeenth-Century France, Burlington, la mort du roi n’ayant pas laissé de trace dans
Ashgate, 2009. les archives des communautés rurales.
2 - Stuart CARROLL, Blood and Violence in Early Pour éviter que les nostalgiques de la Ligue
Moderne France, Oxford, Oxford University Press, ou les zélateurs de l’Espagne ne s’en emparent
2006. et ne l’instrumentalisent dans un sens défa-
3 - Peter R. COSS, « From Feudalism to Bastard vorable au pouvoir royal – comme cela avait
Feudalism », in N. FRYDE, P. MONNET et
été le cas avec la Saint-Barthélemy, le double
O. GERHARD OEXLE (éd.), Die Gegenwart des
meurtre de Blois (1588) ou la mort d’Henri III
(p. 169), mentionnent l’assassinat du roi mais des ballets, de leurs livrets et de leurs repré-
se bornent à répercuter l’information officielle. sentations iconographiques est suffisamment
Les écritures privées confirment que, contrai- singulier dans l’exposé de la vie politique de
rement à ce qui se produisit en 1789, l’informa- la France du premier XVIIe siècle pour qu’on
tion resta maîtrisée par l’État, ce qui bloqua ne s’y arrête pas. Le ballet parcourt comme un
le développement de toute rumeur panique : fil rouge les rêves de souveraineté de Gaston
finalement, la grande peur de 1610 n’en fut durant près de deux décennies et l’on ne tient
pas une. pas rigueur à P. Gatulle de donner parfois le
sentiment de surévaluer la place de ces expres-
JEAN-FRANÇOIS DUBOST sions politico-artistiques. Tout juste regrette-
t-on qu’il n’ait pas assez insisté sur le mode
de diffusion de ces réalisations : comment, par
Pierre Gatulle exemple, les jetons parviennent-ils à la connais-
Gaston d’Orléans. Entre mécénat sance du public, quels en sont les possesseurs et
et impatience du pouvoir de quelle circulation font-ils l’objet ? S’agissant
Seyssel, Champ Vallon, 2012, 433 p. et des ballets, combien de personnes pouvaient
nous brosse savamment Pierre Gatulle. Biogra- propagande (interne pour les jetons distribués
phie au meilleur sens du terme, la recherche d’abord aux fidèles, externe pour les ballets vus
qu’il conduit s’attarde sur des aspects méconnus, de toute la cour).
à tout le moins dispersés dans d’érudites études, La galaxie des personnages qui gravitent
du frère de Louis XIII. L’ouvrage est ordonné autour de Gaston d’Orléans est bien décrite.
classiquement selon un plan chronologique, qui Il est dommage à cet égard d’avoir cantonné
dégage la jeunesse, puis un temps d’« impa- le précieux dictionnaire final à une définition
tience » de la fuite en Lorraine (1631) jusqu’à aussi étroite que floue (« une relation de protec-
la mort du roi (1643), avant de revenir sur la torat mécénique », p. 374), excluant ipso facto
figure de l’oncle du roi régnant jusqu’à sa mort des personnages aussi importants que Jacques
en 1660. Le rapport au trône imprime claire- Le Coigneux ou Louis Barbier de La Rivière,
ment la destinée du second fils d’Henri IV, qui ont la faiblesse de n’avoir pas composé
né en 1608. Souverain « possible » jusqu’en des pièces de vers pour Gaston, alors qu’on y
1638, Gaston a connu une existence tour à tour trouve la figure trop méconnue de Roger de
enthousiaste, agressive, inquiète ou encore Saint-Lary, duc de Bellegarde, sans doute parce
placide. Privé durablement des attributs de la qu’il protège lui-même plusieurs prosateurs
souveraineté, il n’en a pas moins tenté de les et érudits, dont Aimé de Gaignières – et non
rêver et de les faire rêver à d’autres. En toile Gaignères –, le père du célèbre collectionneur
de fond et comme un moteur essentiel de cette du règne de Louis XIV. L’utilisation récur-
action figurent les réseaux qui gravitent autour rente du terme de stratégie pose parfois pro-
du duc d’Orléans. Pour ce faire, P. Gatulle blème : dans quelle mesure tel ou tel littérateur,
mobilise l’historiographie des clientèles et des comme Tristan L’Hermite (longuement ana-
fidélités, qu’il croise avec des réflexions sur lysé), maîtrise-t-il toutes les inflexions qu’il
le mécénat littéraire et artistique. Le résultat donne à son œuvre et à son service ? Les recom-
est convaincant. positions de cercles, à l’issue de tournants poli-
L’auteur met en avant des œuvres et des tiques significatifs (1635, rapprochement avec
domaines d’ordinaire relégués dans des écarts Richelieu), donnent lieu à des analyses très
disciplinaires. Le sort ainsi réservé aux jetons intéressantes du noyautage de l’entourage du
et médailles, à leurs thèmes iconographiques prince par des fidèles de Richelieu, gage de
et aux légendes qui les accompagnent mérite solidité de la nouvelle donne politique, mais
224 d’être souligné. Plus encore, l’usage qui est fait aussi de contrôle méfiant. Que ces clients et
HISTOIRE POLITIQUE
fidèles aient au final, à de rares exceptions près, confortent cette impression d’un prince finale-
peu souffert des revirements et aléas du destin ment moins préoccupé de sa propre glorifi-
politique de Gaston d’Orléans souligne que cation que de valoriser une « esthétique de la
servir une altesse royale n’est pas seulement curiosité et de la rareté » (p. 372). Mais n’est-ce
servir un grand. pas le choix par défaut de celui que d’autres (le
Il résulte de la réunion de ces multiples roi en premier lieu, mais aussi ses cardinaux-
analyses un portrait infiniment plus complexe ministres) ont cantonné à un rôle délimité et
que celui de prince trop vite qualifié de complo- contraint ? Dans des registres différents, mais
teur ou de maladroit. Gaston a su jouer sur de contemporains et concurrentiels, Richelieu
multiples tableaux pour imposer ou rappeler comme Mazarin ont démontré que le mécénat,
ses prétentions, voire tout simplement son appuyé il est vrai sur des ressources financières
existence. La figure de l’apanagiste n’est sans incomparables, pouvait se révéler un atout
doute pas ici la plus fouillée, alors qu’elle est politique de premier ordre. Nous en percevons
sa base territoriale, donc financière, principale. désormais beaucoup mieux l’usage qu’en fit le
On sait peu de chose sur l’exercice d’un pouvoir frère du roi.
clientélaire délégué, par les diverses nomina-
lui était d’ordinaire dévolu pendant les minori- par des équilibrages qui font place aux parti-
tés royales. sans comme aux opposants du Régent et aux
Le livre s’attaque à ce verdict historio- différents lignages aristocratiques, constitue
graphique au moyen d’une exposition très une explication implicite, convaincante, qu’il
classique, en trois parties successivement n’est peut-être, il est vrai, pas possible d’étayer
consacrées à la création de la polysynodie, à la davantage à l’aide des sources disponibles.
mécanique des conseils, puis à la fin du gou- La deuxième partie offre une description
vernement collégial. L’expérience de trois fouillée, érudite et précise de la mécanique
années encadrées par la mort de Louis XIV des conseils, de l’expédition des affaires, des
(septembre 1715) et la suppression des conseils modalités de la prise de décision où le principe
(septembre 1718) a été, selon l’auteur, enta- collégial n’est pas toujours ni partout respecté
chée a posteriori par sa brièveté, ainsi que par à la lettre. Statistique des affaires traitées par
les justifications données par le Régent pour les différents conseils, partage de leurs attribu-
y mettre un terme définitif et restaurer les tions, déroulement des séances, organisation
secrétariats d’État. À l’aide de la documenta- des bureaux, stabilité du personnel des commis
tion prolixe laissée par ce régime éphémère, sont relevés et mobilisés à l’appui du constat
més diffusés pendant la Régence, A. Dupilet commandement, mais avec des cadres admi-
s’est attaché à rectifier cette vision sur deux nistratifs presque inchangés, explique, pour
points essentiels. Tout d’abord, il estompe la A. Dupilet, que la transition d’un mode de
rupture revendiquée avec le style de gouver- gouvernement à l’autre ait pu s’opérer sans
nement de Louis XIV, en resituant l’expérience soubresaut. Les spécificités de la Régence tout
polysynodique dans le continuum d’une admi- entière s’en trouvent fortement réduites et ne
nistration monarchique peuplée de personnels sont certes pas à chercher dans la répétition
expérimentés, maintenus dans leurs fonctions des Chambres de justice qui poursuivaient
en dépit des refontes de l’architecture des comptables et financiers : telle celle de 1716,
conseils. De plus, il estime que le système du survenue comme les précédentes à la faveur de
gouvernement par conseils n’est pas sans anté- la paix et de l’impérieuse nécessité de réduire
cédents ni postérité, et il replace la réorgani- les dettes de la guerre, faute de pouvoir les
sation politique initiale de la Régence dans la honorer.
tradition délibérative du gouvernement par Dans la troisième partie qui revient, avec
large conseil. Partant, l’auteur dépeint la poly- un luxe de détails, sur les circonstances de
synodie comme une variante transitoire et cir- l’abrogation de la polysynodie en soulignant
constancielle de la gestion absolue de l’État, les conflits déclenchés par l’affaire de la bulle
et non comme une tentative de modération de Unigenitus – cause directe de la démission du
l’absolutisme. L’ouverture des conseils à l’aris- cardinal de Noailles du Conseil de conscience,
tocratie constituait une précaution inspirée par supprimé par la suite –, le livre mentionne les
les précédentes régences de 1610-1613 et de récriminations croissantes des magistrats qui
1643-1651, où les mécontentements de la haute renouaient avec les remontrances, les impri-
noblesse évincée du Conseil de régence s’étaient més satiriques qui tournaient en dérision l’acti-
soldés par des prises d’armes. À cet égard, on vité des chefs des conseils. Ces accusations
ne peut que regretter le trop court passage consa- communes, finalement entérinées par le
cré au souvenir de la Fronde de 1648-1653, Régent lorsqu’il annonça l’abolition de la poly-
dont A. Dupilet rappelle d’ailleurs qu’il est synodie en arguant des dysfonctionnements
ravivé par la publication de toute une série de et des lenteurs dont elle était la cause, sont
mémoires d’acteurs et de témoins de la révolte jugées infondées par A. Dupilet. Il s’appuie sur
devenue guerre civile. L’expérience des troubles le nombre d’affaires traitées, l’activité épisto-
226 passés, dont on a cherché à éviter la réitération laire intense, la fréquence des réunions, pour
HISTOIRE POLITIQUE
De nombreuses villes et quelques communau- terre noble, pour bénéficier de l’exemption fis-
tés rurales utilisent leur autonomie fiscale pour cale, doit être détenue avec la juridiction sei-
prélever des octrois qui leur permettent de gneuriale ; les seigneurs ayant aliéné une terre
couvrir partie ou totalité de leur imposition noble peuvent s’indemniser en retirant du
royale, dont le poids porte ainsi moins sur la cadastre une parcelle roturière possédée ou
terre : une manière de protéger les intérêts des achetée dans les limites de leur fief – c’est
propriétaires fonciers. le droit de compensation, initialement accepté
Le système est source de conflits : entre par les communautés.
communautés ou vigueries, certaines se jugeant Pourtant, de 1556 à 1702, ce droit de com-
trop taxées par rapport à leurs voisines, entre pensation, élément d’instabilité du statut de
l’administration provinciale et ceux qui la terre et porte ouverte aux fraudes, est le
réclament des exemptions personnelles ou point majeur du conflit entre la noblesse et
corporatives (chevaliers de Malte, employés le tiers état, ce dernier cherchant sans cesse
des Fermes, princes du sang...), entre la pro- à en restreindre l’application. En 1639, la
vince et les territoires limitrophes sur des suspension des États de Provence s’accom-
questions de frontière, entre les vigueries et pagne du transfert de leurs prérogatives à
les années 1530-1540, les procès se multiplient droit de compensation peut s’exercer. Devant
entre communautés et seigneurs pour savoir si l’intensification du procès des tailles, la monar-
les terres roturières acquises par un seigneur chie décide un réaffouagement en 1665 puis,
bénéficient ou non de l’exemption. Pour par la déclaration de 1666, abolit le droit de
défendre leurs intérêts face à des communau- compensation, avant de revenir sur cette déci-
tés organisées, les seigneurs se constituent dès sion en janvier 1668, moyennant paiement par
1548 en corps de la noblesse qui, même s’il ne la noblesse provençale. Les contestations sont
représente pas tous les nobles – et de moins relancées, la monarchie réclamant un arrange-
en moins à partir du règne de Louis XIV –, ment à l’amiable par l’intermédiaire de l’inten-
s’oppose deux siècles et demi durant à l’Assem- dant et du gouverneur, le premier soutenant
blée générale des communautés et aux pro- les communautés qui refusent désormais le
cureurs du pays. droit de compensation, le second les seigneurs.
Le Conseil du roi ne cesse d’être sollicité En 1702, un nouvel arrêt du Conseil semble
pour répondre aux questions juridiques posées donner une victoire complète à ces derniers
par les multiples procès opposant les deux en réaffirmant le droit de compensation et le
corps à travers les querelles locales. Devant droit de forain (c’est-à-dire le droit de ne payer
le parlement de Paris, en 1549, le caractère l’impôt que pour les terres possédées dans son
hybride du régime fiscal provençal, à la fois lieu de résidence).
personnel et réel, est au cœur des débats. La Mais cette victoire se retourne contre la
décision de la cour – les terres féodales alié- noblesse au XVIIIe siècle. D’abord parce que
nées ne pourront recouvrir leur noblesse, sauf l’arrêt donne la possibilité à la province de
en cas de confiscation ou de déguerpissement –, contester les compensations effectuées dans
comme de nombreuses par la suite, est la le passé, formidable instrument de déstabilisa-
conséquence de la conjonction d’intérêts entre tion des terres nobles. Ensuite parce que de
le roi et le tiers état, soucieux d’élargir au maxi- brillants juristes, comme Jean-Étienne-Marie
mum l’assiette foncière de la taille. Cette déci- Portalis, exploitent le principe liant la juridic-
sion instaure la taille réelle en Provence et crée tion seigneuriale et la noblesse de la terre,
deux ensembles de terres, chacun associé à un défendu par la noblesse elle-même, pour affir-
groupe social et à des intérêts financiers spé- mer qu’une terre exemptée par compensation
cifiques. D’où les fortes oppositions dans cette ne peut retrouver sa noblesse, puisqu’elle est
228 province, accentuées par deux spécificités : la désormais découplée de l’exercice de la justice
HISTOIRE POLITIQUE
seigneuriale. Une seconde aliénation la fait La déclaration de 1783 a une grande impor-
donc nécessairement tomber dans la roture. tance dans le déroulement de la crise de 1787-
En 1778, de nombreux fiefs comptent plus 1789, durant laquelle la noblesse tente de rega-
de terres exemptées que de terres nobles, gner politiquement le terrain perdu sur le plan
condamnant ces dernières à diminuer, lente- juridique. La convocation des États provin-
ment mais inexorablement. ciaux met en effet le tiers état, qui administrait
Les seigneurs connaissent une autre la province, dans l’embarras en redonnant le
défaite dans leur tentative de reconstituer pouvoir aux deux premiers ordres. Les événe-
leurs fiefs grâce aux « biens aliénés avec fran- ments provoquent un déplacement rapide du
chise des tailles », c’est-à-dire grâce aux banali- conflit entre seigneurs et tiers, dont les enjeux
tés, droits et terres que les communautés leur changent avec le processus révolutionnaire.
ont vendus pour faire face à leurs dettes. Les Les élites traditionnelles des villes sont elles-
nobles avaient obtenu en 1668 que ces biens, mêmes dépassées par la contestation populaire
s’ils avaient été originellement une part de dont émerge une assemblée qui désavoue les
leur seigneurie, seraient exemptés de l’impôt. États de Provence et sape l’autorité des pro-
Les communautés en mesure de racheter ces cureurs du pays, de l’Assemblée générale et
arguments des parties et montre toutes leurs Les deux derniers chapitres montrent à la
implications politiques et sociales. En 1783, fois la complexité du démantèlement du sys-
une déclaration royale donne une pleine vic- tème féodal et, du même coup, la continuité
toire aux communautés en étendant considéra- du procès des tailles sous l’Empire et la
blement leur droit de rachat. Restauration. La fin du privilège fiscal nobi-
Au niveau local, les procès sont analysés liaire et l’abolition de la féodalité soulèvent
d’abord comme un espace légal de dialogue tout un ensemble de questions juridiques
politique entre le seigneur et la fraction domi- qui déstabilisent les arrangements locaux. La
nante de la communauté, qui a elle aussi intérêt détermination de la nature féodale ou non des
à maintenir l’ordre social. Cette configuration possessions, notamment des banalités aliénées
explique le fait que dans tous les villages par les communautés, est source de nouveaux
existent des cycles locaux de procès qui procès dont R. Blaufarb souligne la continuité
débouchent invariablement sur un accord par- avec ceux de l’Ancien Régime, même si le pré-
tiel, sans décision de justice, puis sur la reprise fet devient un acteur clé, concentrant l’auto-
du procès sur des points non réglés. Les procu- rité administrative et exécutive. Cependant,
reurs du pays prônent eux-mêmes des accords, les exemples d’Aubagne et de Cuges semblent
sauf lorsqu’ils sont face à un cas qui peut faire montrer que les stratégies judiciaires dilatoires
jurisprudence. L’articulation des différents ne sont plus une façon de maintenir un dia-
niveaux – national, provincial et communal – logue politique avec l’ancien seigneur, mais
auxquels se joue le procès des tailles en plutôt un moyen pour les communes de retar-
Provence suscite quelques interrogations. der les paiements en misant sur l’instabilité
Comment l’espace de négociation qu’est la politique.
justice au niveau local se combine-t-il avec La Révolution a des effets inattendus :
l’offensive menée au niveau provincial par les ainsi, en interdisant le rachat des droits sei-
procureurs du pays ? Comment les commu- gneuriaux par les communautés, elle retire aux
nautés perçoivent-elles la campagne contre le Provençaux l’arme principale qu’ils avaient
droit de compensation menée par les procu- auparavant utilisée contre leurs seigneurs.
reurs, et le droit de tierce opposition qui donne R. Blaufarb aime visiblement ces ironies de
à l’Assemblée générale des communautés la l’histoire qui conduisent à des renversements
possibilité de poursuivre les seigneurs même de positions : ainsi ces municipalités qui,
si les villages ne portent pas plainte ? comme Aubagne, se mettent à plaider la féoda- 229
COMPTES RENDUS
lité du four banal contre le seigneur, alors que On aura compris que ces éléments de dis-
les arguments étaient rigoureusement inverses cussion sont suscités par la richesse même de
avant la Révolution. Inversion logique puisque, ce livre qui s’impose comme une référence
si la banalité est reconnue d’origine féodale, non seulement sur la fiscalité royale, mais aussi
elle est abolie et la commune n’a pas à la rache- sur les relations entre noblesse, tiers état et
ter au seigneur. monarchie, mais encore sur les évolutions de
L’ambition du propos est très stimulante, l’Ancien Régime, sa fin et son démantèlement.
même si elle pose parfois des problèmes de
généralisation. Ainsi, la conjoncture particu- ÉLIE HADDAD
lière à la Provence où, en raison de la décision
royale de 1783, se lient la question du procès 1 - Notamment Fanny COSANDEY et Robert
des tailles et celle de l’assemblée provinciale DESCIMON, L’absolutisme en France. Histoire et
entre 1787 et 1789 ne se retrouve pas ailleurs. historiographie, Paris, Éd. du Seuil, 2002.
Il paraît alors difficile de faire de la question
fiscale l’origine de la Révolution à partir du
seul cas provençal. D’autant que cette thèse Stéphane Jettot
de ces parlementaires diplomates, c’est la le Parlement. En cela, ils sont autant les outils
crise de la représentation politique, née de que les symboles du King-in-parliament, de
la Première Révolution anglaise, que S. Jettot cette réconciliation théorique de la monarchie
s’emploie à revisiter. Peut-on, en même temps, et du Parlement. Aux Communes comme à
représenter et servir deux souverains, le roi l’étranger, c’est avant tout le roi qu’ils repré-
(à l’étranger) et la nation (aux Communes) ? sentent, et non cette hypothétique « nation »
Tiraillés entre les instructions de Whitehall et dont il n’est finalement question que dans le
les exigences de Westminster, ces parlemen- titre, somme toute trompeur, de l’ouvrage.
taires diplomates tiennent leur pouvoir de On aurait en effet aimé en savoir un peu
deux sources de légitimité divergentes (élec- plus sur le sens (à peine esquissé en intro-
tion « populaire » et faveur royale). La juxta- duction) que recouvre, dans l’Angleterre du
position des deux fonctions supposerait, de XVII e siècle, ce terme « nation » (soigneuse-
leur part, sinon une certaine schizophrénie, du ment esquivé tout au long de l’ouvrage). Et
moins un réel « don d’ubiquité », comme le l’on peut regretter que cette question de la
souligne Lucien Bély dans la préface. Tout représentation et de la représentativité du
l’intérêt de la démonstration de S. Jettot est Parlement ne soit pas davantage approfondie.
politique recherchée par les monarques anglais manipulations politiques dont ces élections
que de celui des stratégies individuelles pour- font l’objet rendent problématique leur statut
suivies par ceux qui ont intérêt à les cumuler. de « représentants de la nation ». Ce groupe
Le pari de l’entreprise était ambitieux. s’apparente en fait à celui des placemen, ces
Il est tenu, grâce à une parfaite maîtrise de fidèles du roi qui, sans être courtisans, sont
l’ample bibliographie consacrée à la période introduits dans l’appareil d’État et sur les
et à l’examen systématique d’un corpus de bancs du Parlement pour y servir les intérêts
sources (manuscrites et imprimées) particuliè- de la monarchie. Le recours à ces parlemen-
rement vaste, diversifié et dispersé. S. Jettot taires diplomates répond donc à un dessein
ne s’est pas contenté de recenser avec minutie politique de la part de la monarchie : en
les papiers produits par ces diplomates parle- peuplant de ces placemen la chambre des
mentaires. Il a pris soin de les croiser et de Communes, il s’agit de bâillonner de l’inté-
les confronter à la documentation produite par rieur l’opposition parlementaire ; en employant
le Parlement, circulant dans l’espace public ces parlementaires dans la diplomatie, de
ou émanant de la diplomatie étrangère. De la démentir à l’extérieur les rumeurs persistantes
somme de ces trajectoires individuelles, qu’il de crise politique qui nuisent à la crédibilité
a suivies sur la scène politique anglaise comme diplomatique de l’Angleterre. Si cette thèse
sur le théâtre diplomatique européen, c’est forte constitue l’un des fils rouges de l’ou-
bien l’esquisse d’une identité collective qui vrage, on comprend d’autant moins que les
émerge. Car s’il conclut à la profonde hétéro- raisons de l’emploi, très différencié et dosé, de
généité sociale et politique de ce groupe, ces parlementaires dans la diplomatie n’aient
S. Jettot n’en dégage pas moins un point pas été davantage élucidées.
commun fédérateur : l’attachement de ces Car, si important qu’il ait été sur le plan
hommes à préserver le monopole diploma- quantitatif (un tiers du personnel diploma-
tique du roi contre les ingérences parlemen- tique de l’époque), le recours à ces parlemen-
taires et étrangères. Leur mission politique taires diplomates a cependant toujours été très
et diplomatique recouvre en effet les mêmes ciblé, dans l’espace et dans le temps : surtout
logiques : auprès du Parlement, ils se font les utilisés au début du règne de Charles II, leur
avocats de la politique extérieure du roi ; influence décline sensiblement à partir de 1668
auprès des cours étrangères, ils se doivent et leur usage décroît considérablement sous
d’incarner l’harmonie politique entre le roi et les règnes de Jacques II et de Guillaume III. 231
COMPTES RENDUS
en fait permis par le dédoublement de la diplo- dans la politique extérieure. C’est un autre
matie anglaise et comment les concessions grand mérite de S. Jettot que d’avoir exhumé
faites aux parlementaires par Guillaume III ces écrits dans les deux derniers chapitres, et
n’hypothèquent en rien sa pratique très réga- d’avoir ainsi mis en lumière la radicalité des
lienne, voire « absolutiste », de la politique critiques formulées à l’encontre de ces dys-
extérieure. fonctionnements politiques et l’originalité des
Si le poids des parlementaires dans la réformes préconisées pour y remédier.
diplomatie anglaise n’est donc que relatif, leur Par cette approche résolument sociale
investissement au sein du Parlement est, en et décloisonnée de l’histoire politique
revanche, significatif. Par sa participation de l’Angleterre dans la seconde moitié du
active aux luttes politiques et religieuses, ce XVIIe siècle, S. Jettot apporte une contribution
groupe a contribué à la polarisation croissante, importante à la connaissance du milieu parle-
bien qu’encore balbutiante, du Parlement mentaire et de l’appareil diplomatique anglais.
entre les courants whig et tory. L’un des grands Ce faisant, cet ouvrage foisonnant jette un
apports de l’ouvrage est de démontrer que ces éclairage nouveau sur les luttes institution-
engagements partisans ont à la fois renforcé et nelles et les revirements diplomatiques qui
complexifié les liens traditionnels du clienté- caractérisent le devenir politique mouve-
lisme, sans jamais entamer pour autant la fidé- menté de la monarchie, de part et d’autre de
lité au roi. Les dépendances plurielles créées la Glorieuse Révolution.
par ces obédiences multiples (roi, « protec-
teurs », électeurs) engendrent cependant des VIRGINIE MARTIN
conflits d’intérêts qui expliquent les nom-
breux incidents diplomatiques dans lesquels
ils sont impliqués, mais également les dis- Guillaume Gaudin
grâces politiques dont ils font les frais : sur le Penser et gouverner le Nouveau Monde au
plan religieux, l’intransigeance protestante qui XVIIe siècle. L’empire de papier de Juan Díez
anime les communes au lendemain du Popish de La Calle, commis du Conseil des Indes
Plot compromet les ménagements diploma- Paris, L’Harmattan, 2013, 384 p.
tiques qu’exigent les cours catholiques ; sur le
plan économique, il leur faut composer avec Siégeant à Madrid, le Conseil des Indes a
232 les intérêts contradictoires qui déchirent les régné sur les vice-royautés de Nouvelle-
HISTOIRE POLITIQUE
Espagne et du Pérou, c’est-à-dire des Caraïbes liste des fonctionnaires les plus prestigieux : à
aux Philippines, pendant les trois siècles de la porte des bureaux des conseillers se massent
l’époque moderne. Mais un tel ressort d’auto- les commis, à la porte des bureaux des commis
rité est-il crédible à cette époque ? Les se massent tous ceux qui ont quelque chose à
recherches doctorales de Guillaume Gaudin réclamer au Conseil.
avaient choisi un « personnage secondaire de Recréer ce petit monde avec acuité est un
l’histoire », Juan Díez de La Calle, commis du tour de force archivistique. Le parallèle entre
secrétariat de la Nouvelle-Espagne du Conseil l’auteur et son objet est alors évident, puisque
des Indes de 1624 à 1662, pour tenter d’explo- ce qui fait la réputation de Díez de La Calle
rer de l’intérieur la machine administrative qui est son habileté à saisir, ajuster, réduire les
cherchait à unir les deux continents. L’ouvrage montagnes de papier qui arrivent au Conseil,
qu’il en a tiré poursuit ce pari et rejoint une ce que l’on appelle le manejo de papeles – et ce
tradition historiographique qui a déjà fréquem- qui fait le mérite de l’historien est de s’être
ment porté ses fruits, depuis le Menocchio de confronté lui aussi à ces archives nombreuses
Carlo Ginzburg et le cardinal Gabriele Paleotti et parfois austères, à Séville, Madrid et
de Paolo Prodi. La petite histoire, celle d’un Mexico, afin de les proposer dans une synthèse
la genèse d’une pratique impériale. Mais à 1 - Ernesto SCHÄFER, El Consejo real y supremo
l’instar de Fernando Bouza, le livre ne sacrifie de las Indias, su historia, organización y labor adminis-
pas non plus le rôle de l’oralité et des usages trativa hasta la terminación de la Casa de Austria,
dans cette mécanique de papier, ce qui en vol. 1, Historia y organización del Consejo y de la Casa
fait également un ouvrage d’histoire sociale : de la Contratación de las Indias, vol. 2, La labor del
Consejo de Indias en la administración colonial,
comment faire carrière dans l’Espagne des
Séville, M. Carmona, 1935-1947.
Habsbourg quand on n’a ni ascendance ni
diplôme, quand on n’est ni noble ni letrado ?
Díez de La Calle doit beaucoup à son beau- Pablo Ortemberg
père, « fondateur d’un lignage d’administra- Rituels du pouvoir à Lima. De la Monarchie
teurs » (p. 54), et son beau-frère travaille au à la République (1735-1828)
secrétariat du Pérou : la mécanique des réseaux Paris, Éditions de l’EHESS, 2012, 265 p.
sociaux fonctionne au moins autant que celle
des papiers pour promouvoir une carrière au Les souverains espagnols n’ayant jamais fait le
plus haut de ce que pouvait attendre le natif voyage des Indes occidentales, l’arrivée de
de Condado, près de Burgos. leur représentant, le vice-roi, était essentielle
Nouveau Monde, non seulement pour l’infor- étudie les étapes et le rituel de ces entrées
mation du roi et la mise en œuvre d’une pra- vice-royales dans la vice-royauté du Pérou et
tique impériale, mais aussi pour faire rentrer sa capitale, Lima, la Cité des Rois. L’analyse
ces nouvelles terres dans un espace sacré, celui de ce qui est proposé comme modèle pour la
du christianisme romain qui se veut universel suite de l’ouvrage est particulièrement fine et
et dont la Monarchie catholique, caduque l’auteur en dégage toute la symbolique.
après la révolte du Portugal en 1640, se voulait Dans un deuxième chapitre, P. Ortemberg
la cheville ouvrière. Les mémoires de Díez de s’attache aux cérémonies organisées à l’occa-
La Calle rejoignent alors, grâce au travail de sion de l’accession au trône des différents
G. Gaudin, d’autres pièces qui témoignent souverains de la dynastie des Bourbons, de
de la synchronisation du monde lors de la pre- l’éphémère Louis Ier (1724) au tout aussi fugace
mière modernité – on pense au Repertorio de Ferdinand VII (1808). Par une étude attentive
los tiempos d’Heinrich Martin ou à la Logica des descriptions que des témoins nous ont
mexicana d’Antonio Rubio, deux ouvrages pro- laissées de ces festivités civiles et religieuses,
duits à Mexico mais de portée et/ou d’usage l’auteur y décèle l’écho de la conjoncture. Le
planétaire, et étudiés par Serge Gruzinski. paysage de ruines dans lequel se déroule la
Sans pour autant atteindre la clarté et l’ordon- proclamation de Ferdinand VI, en 1747, Lima
nancement de ceux qui ont véritablement ayant été en grande partie détruite l’année
réussi à capter la description du monde dans précédente par un violent tremblement de
un système cohérent au XVIIe siècle, reconnais- terre, est l’occasion de manifester les besoins
sant continuellement les limites de Díez de La de la ville et de l’audience ; la présence accrue
Calle et citant René Descartes en conclusion, des militaires dans les défilés de 1759 (acces-
l’ouvrage ne cherche jamais à outrer l’excep- sion au trône de Charles III), au cœur de la
tionnalité ni la représentativité de son objet guerre de Sept Ans, exprime la mobilisation
d’étude. Mais il aura réussi à transformer une des sujets américains à l’effort de l’empire ; le
montagne de papiers en la biographie d’un souvenir de la révolte de Túpac Amaru (1780-
homme inconnu et d’une institution mal 1781), avec les craintes que celle-ci avait fait
connue, enfin replacés dans le cadre d’une his- naître chez les Créoles, se traduit, lors de la
toire globale. proclamation de Charles IV en 1788, par
l’absence de toute référence aux Incas, pré-
234 BORIS JEANNE sente habituellement lors du défilé des autori-
HISTOIRE POLITIQUE
priétaires fonciers. L’auteur s’attache aussi à monarchique de San Martín, où l’astre diurne
la « fête baroque », décrivant dans le détail les absolutiste se doublait d’une forte connotation
festivités auxquelles les entrées vice-royales et inca ; au blason du Pérou, où sont présentes la
les proclamations royales donnent lieu : défilés faune et la flore péruviennes ; à la constitution
et processions (avec l’analyse de leurs par- d’un panthéon pour honorer les Pères de la
cours), corridas, jeux de canne, feux d’artifice, patrie, où trouvèrent place quelques héroïnes ;
représentations théâtrales et concours de poé- au nouveau calendrier des fêtes civiles, mais
sie. C’est l’occasion pour lui de présenter la aussi religieuses, avec la promotion de Santa
participation populaire (la plèbe), s’attardant Rosa, sainte péruvienne, et de Notre-Dame
sur celle des Indiens (avec ou sans références de la Merci, aux dépens de celle du Rosaire,
incaïques) et des femmes, mais notant l’ab- vénérée par les royalistes.
sence institutionnelle des Noirs, pourtant P. Ortemberg s’attarde enfin sur les deux
majoritaires dans la population liménienne au figures emblématiques de José de San Martín
XVIIIe siècle. et de Simón Bolívar. Le premier, général de
P. Ortemberg poursuit l’enquête sur le l’armée des Andes et libérateur du Chili et du
cérémonial des fêtes civiques au moment de Pérou, dont il fut l’éphémère Protecteur entre
la crise de la monarchie puis des guerres août 1821 et septembre 1822 ; le second, « le »
d’indépendance, lors de l’émancipation et Libertador, qui fut proclamé « Dictador
après la proclamation de l’Indépendance. Il Supremo del Perú » en février 1824, puis élu
fait observer d’abord la malléabilité du rituel. président de la République par l’assemblée du
Conçu pour exalter l’absolutisme royal, il Congrès, magistrature qu’il exerça jusqu’en
s’adapte à l’expérience de monarchie constitu- 1827, et considéré comme le Père du Pérou dans
tionnelle, après la crise ouverte par l’abdica- le cadre de la Grande Colombie. Le dernier cha-
tion de Ferdinand VII en 1808 et inaugurée pitre fournit une analyse passionnante du rituel
avec les cortès de Cadix en 1810. Il se charge bolivarien, puis de la « dé-bolivarisation » des
de nouvelles valeurs, nationales et patriotes, manifestations par trop criantes de ce que l’on
et le caractère guerrier des manifestations appellerait volontiers un « culte de la person-
civiques s’accentue, avec la place croissante nalité ».
prise par les milices dans les défilés. Mais la Ainsi, alors que l’on pourrait penser que
tension monte entre Lima, où résident le vice- l’Indépendance et la République furent l’occa-
roi et la cour, fidèle au souverain, et les juntes sion d’inventer de nouveaux rituels politiques, 235
COMPTES RENDUS
relations entre le monarque et l’État, procède aussi le hiatus entre le succès militaire et les
en cinq chapitres organisés de façon à la fois maigres ressources économiques et démo-
chronologique et thématique. graphiques du pays. De son vivant, maints
Le premier chapitre souligne l’importance contemporains se demandèrent ce que la
accordée au faste de cour dès l’acquisition de Prusse deviendrait après la mort d’un souve-
la dignité royale par les Hohenzollern en 1701, rain qui liait tant le rang de son pays à sa propre
mais le dilemme, dans cet État de tourbières et personne. L’enterrement de Frédéric II en 1786
de sable, est posé par les dépenses militaires. Il fut l’un des plus grands événements média-
montre comment Frédéric II utilisa d’emblée tiques du XVIIIe siècle. Toutefois, tandis que
le cérémonial pour s’imposer vis-à-vis de Frédéric-Guillaume II ne respectait pas
princes de rang moindre et diffuser sa « répu- les dispositions testamentaires de son oncle
tation ». – l’enterrement de Frédéric II ne fut pas « phi-
Le chapitre II éclaire les affirmations losophique » mais dynastique et confession-
dépréciatives de Frédéric II sur la vanité de la nel – et cherchait à intégrer son prédécesseur
magnificence dans la rhétorique de l’ironie des dans la continuité familiale, les critiques de
conversations et salons et démontre son soin
chroniques issues des différentes communau- de lecture. Le religieux est second par rapport
tés et façonnées en vue de leurs intérêts et au politique. Quand les autorités ottomanes
objectifs respectifs, pour recourir à la large ont besoin de faire entrer les grandes familles
panoplie de toutes les sources existantes, à chiites dans leur jeu, il n’importe pas qu’elles
commencer par la documentation ottomane soient chiites : ce sont des « highlands feuda-
centrale (les commandements de la Porte, les lists » comme les autres. Elles ne seront stig-
registres financiers) ou locale (les registres des matisées comme hérétiques que lorsqu’elles
cadis de Tripoli et de Sidon), sans omettre les sortiront du jeu par leurs abus, leurs exactions,
dépêches des vice-consuls français de Tripoli, leurs rébellions.
capitales pour le XVIIIe siècle. Il aboutit ainsi à Si le premier paradoxe tient ainsi à cette
deux grands paradoxes, tant sur l’attitude des utilisation et cette promotion par les Ottomans
Ottomans à l’égard des chiites que sur la place de la composante chiite dans plusieurs parties
des chiites dans la genèse historique du Liban. du territoire libanais, le second tient à ce que
Une introduction substantielle fait le point la composante chiite, tenue pour marginale
sur la question généralement trop simplifiée et même extérieure par une historiographie
des rapports entre autorités ottomanes et « libaniste » téléologique, ne retenant que ce
populations chiites ou chiitisantes : du fait que qui conduit à l’établissement d’un condomi-
les sultans du XVIe siècle se sont bel et bien nium druzo-maronite, incarnation de la liba-
imposés comme les champions intransigeants nité, apparaît au contraire comme centrale
du sunnisme contre ceux qu’ils ne désignaient dans la phase « moderne » de l’histoire liba-
d’ailleurs pas comme chiites mais comme naise, par le biais du système ottoman.
Kı̄zı̄lbaches (« têtes rouges ») ou comme rafı̄zı̄ Dans tout l’hinterland libanais, dans la
(« hérétiques »), qu’ils ont combattus et persé- montagne comme dans la vallée de la Bekaa, il
cutés sans merci, on en a conclu à un antago- n’est pas question pour les Ottomans d’établir
nisme total. À cela Stefan Winter, d’une part, une administration directe : des fermes fiscales
oppose que ces persécutions n’auraient eu (mukata‘a) sont constituées, annuellement
qu’un temps et auraient été liées à un contexte concédées (iltizâm) à des affermataires (mülte-
politique précis, à la fois celui de la lutte contre zim, mukata‘aci), représentants de grandes
l’Iran et de l’établissement de l’État ottoman familles locales, assortis de garants (kefîl). Les
centralisé. S’il observe avec raison qu’il n’y a concessionnaires, beys ou émirs locaux, sont
238 plus trace de persécutions dans les documents ainsi principalement des agents fiscaux, mais
HISTOIRE POLITIQUE
l’autorité qui leur est dévolue à cette fin sur aux Harfush le titre de voyvoda de Baalbek ou
un territoire donné peut les conduire à des de la Bekaa. L’auteur, qui s’interroge sur cette
actions de police et même à un rôle militaire. requalification, cite les différentes acceptions
Ils se taillent ainsi de petites baronnies qui, de ce terme d’origine slave dans le cadre otto-
lorsqu’elles sont cumulées dans une même man, en ne retenant cependant que des usages
zone, aboutissent à de véritables émirats, militaires et en omettant qu’un des sens les
constructions au demeurant toujours disputées plus courants du terme, très attesté dès le
et fragiles. Le jeu est éminemment complexe XVIe siècle, est celui de percepteur des droits
entre les parties prenantes : autorités otto- d’un hâss – unité fiscale détenue par un haut
manes (le cas échéant en rivalité), lignées dignitaire –, or c’est bien comme percepteurs
locales de confessions, voire d’ethnies diverses que les Harfushides de la Bekaa sont considé-
dans une société segmentée à l’extrême, élé- rés par la Porte.
ments étrangers, comme ces diplomates et Au Mont-Liban, une autre lignée chiite,
marchands français des ports de la côte dont les Hamadas, des pasteurs semi-nomades à
l’influence s’affirme. Les différents acteurs transhumance saisonnière, ne sont pas, eux
s’opposent dans des luttes inexpiables (éven- non plus, des nouveaux venus : ils étaient déjà
a‘yan), comme les ‘Azm de Damas ou, pour ce occulté bien des aspects de ce phénomène, en
qui concerne le Liban, aux émirs Shihabi, pour particulier le caractère réciproque des captures
assurer l’ordre et les rentrées fiscales. Cela ne et du commerce des captifs, ainsi que les pro-
signifie pas que les Harfush ou les Hamadas cessus d’intégration de ces prisonniers dans
soient entièrement évincés : s’ils continuent à les sociétés locales, en Islam comme en Chré-
obtenir des fermes fiscales, ce n’est plus désor- tienté.
mais de manière autonome ; il leur faut la pro- À la lumière de l’histoire des mamelouks
tection des Shihabis et leur garantie. Cette des beys de Tunis, c’est de l’intégration
situation préfigure leur élimination définitive sociale et politique des captifs que traite
à la fin du siècle, à la suite d’un consensus l’ouvrage de M’hamed Oualdi. À la différence
entre les autorités ottomanes et les Shibahis d’une longue tradition historiographique qui
décidés à en finir une fois pour toutes avec privilégie l’espace méditerranéen et les sources
leur indiscipline et leurs violences. consulaires européennes, ce livre étudie les
S. Winter a fait œuvre à la fois solide et serviteurs du bey in situ, grâce aux archives
novatrice, sans se priver de ferrailler avec tunisiennes, en les inscrivant dans la dyna-
l’historiographie « libaniste » officielle. Il a mique complexe des relations politiques à
lecture n’en est pas toujours aisée. Dense dans dantes et d’une grande richesse pour qui sait
ses propos et concis dans son expression, l’au- les lire et les interroger.
teur fait parfois de ces qualités généralement La pierre angulaire de l’ouvrage consiste à
louables un obstacle supplémentaire quand il desserrer l’étau interprétatif dans lequel ont
les applique à une matière aussi complexe. été enfermés les mamelouks, en montrant
qu’aucune des figures-types qui leur sont tra-
GILLES VEINSTEIN † ditionnellement associées (esclave, chrétien
renégat, Turc) n’épuise la diversité des cas
1 - Andreas TIETZE, « A Document on the individuels. Ainsi, la variété des rangs et des
Persecution of Sectarians in Early Seventeenth statuts, des positions très modestes aux plus
Century Istanbul », in A. POPOVIC et G. VEINSTEIN hautes fonctions de l’État, mais aussi la diver-
(éd.), Bektachiyya. Études sur l’ordre mystique des
sité des origines, des Caucasiens aux Tunisois
Bektachis et les groupes relevant de Hadji Bektach,
autochtones, relativisent fortement l’image
Istanbul, Isis, 1995, p. 165-170.
attendue du mamelouk comme esclave chré-
tien. Ce qui définit le mamelouk est donc moins
M’hamed Oualdi sa provenance extérieure que le brouillage des
Esclaves et maîtres. Les mamelouks des beys origines, afin de permettre une refondation de
de Tunis du XVIIe siècle aux années 1880 la parenté non plus sur la base du sang, mais
Paris, Publications de la Sorbonne, 2011, par la relation de fidélité et de protection qui
499 p. unit le maître et son serviteur. Quant au statut
servile, il n’est qu’une forme particulièrement
L’histoire des captifs chrétiens en terre exacerbée d’expression de la dépendance des
d’Islam a souvent servi à entretenir l’idée d’un serviteurs à l’égard de leur maître, les priva-
affrontement permanent entre les deux rives tions engendrées par cette dépendance étant
de la Méditerranée. En effet, ces hommes et la condition et la promesse d’une ascension
ces femmes, capturés par les corsaires maghré- sociale rapide. Ainsi, avec M. Oualdi, l’histoire
bins du XVIe au XIXe siècle, ont fait la délecta- des mamelouks trouve son contexte approprié
tion des partisans du choc des civilisations, tant non plus dans une histoire des traites ou de
d’hier que d’aujourd’hui. L’accent mis sur la la captivité en Méditerranée, mais bien dans
« traite des Blancs », selon l’expression mise l’histoire sociale et politique du beylicat de
240 au goût du jour par l’islamophobie savante, a Tunis.
HISTOIRE POLITIQUE
L’ouvrage s’organise autour d’un diptyque portes du sérail, ce qui affaiblit la dépendance
dont le premier volet propose une relecture de exclusive des mamelouks à l’égard de leur
l’évolution du pouvoir beylical entre le XVIIe et maître et incite ce dernier à recourir aux enfants
le milieu du XIXe siècle, à partir des moments du pays. L’augmentation des circulations en
d’essor et de repli du corps des mamelouks. Méditerranée a elle aussi brouillé les fidélités
L’enjeu n’est pas mince puisque l’auteur puisque, par des séjours plus longs et plus fré-
s’attaque à un lieu commun de l’historiographie quents, les mamelouks nouent d’autres liens
coloniale et postcoloniale de la Tunisie, qui en Europe, à Istanbul, ou dans leurs lieux d’ori-
veut que la présence des mamelouks ait empê- gine. Les réformes ottomanes de l’armée et de
ché la participation des autochtones au pouvoir l’administration ont donc accentué un délite-
politique, ce qui aurait privé les institutions ment déjà avancé de la condition mamelouke.
étatiques d’une forte assise sociale. Ainsi, la C’est ainsi que le foisonnement réglementaire
rivalité entre les groupes ethniques, l’opposi- et les nouvelles logiques bureaucratiques ont
tion entre l’étranger et l’autochtone, entre- promu une conception dépersonnalisée du
tenues par le pouvoir beylical, auraient tenu service princier, dominée par la figure du fonc-
lieu de dynamique fondamentale de l’histoire tionnaire, rendant par la même occasion obso-
en Tunisie. À travers une analyse minutieuse adaptations successives aux nouveaux critères
des pratiques politiques, l’auteur s’attache à du service, ils ont fini par perdre leur spécifi-
souligner la diversité des rôles joués par les cité et par se diluer dans un ensemble indiffé-
mamelouks dans l’entourage des beys. Dans rencié de serviteurs de l’État.
le sérail, les mamelouks sont mobilisés en tant Le tour de force de cet ouvrage est d’avoir
que substituts de la parenté de sang pour inscrit l’étude des mamelouks dans la densité
permettre l’affirmation du pouvoir beylical des contextes locaux grâce à une exploitation
en dépit des rivalités dynastiques, alors qu’à remarquable des archives tunisiennes. L’auteur
l’extérieur du sérail ces serviteurs agissent en rappelle ainsi que, vues depuis Tunis, Rome
tant qu’intermédiaires structurant des alliances et Istanbul sont équidistantes, ce qui justifie
et des réseaux de pouvoir entre le bey et les de tenir à égale distance l’historiographie des
sociétés locales. Aussi l’auteur s’attache-t-il à captifs en Méditerranée et l’histoire comparée
déconstruire les oppositions simplistes entre des traites serviles en terres d’Islam. Cette
groupes ethniques, à brouiller les lignes entre relégation au second plan de l’origine et du
les catégories de serviteurs, pour proposer une statut était la condition pour secouer les pré-
autre lecture de l’évolution du pouvoir beyli- jugés culturalistes et voir surgir le politique là
cal, qui tranche avec les clichés du despotisme où on ne pensait trouver que des structures.
oriental, puisqu’elle met en lumière l’entrelacs Les mamelouks du bey de Tunis, malgré leur
subtil de liens tissés, grâce aux mamelouks, condition servile, malgré l’origine chrétienne
entre État et société. de nombre d’entre eux, ne se différencient pas
Le second volet du diptyque embrasse le en substance de ce qu’on appelle sous d’autres
temps des réformes ottomanes des années latitudes les grands commis de l’État, et leur
1830 et 1850 qui, bien avant l’instauration du condition doit donc s’inscrire dans le long
protectorat français, ont sapé les bases maté- continuum des formes de dépendance engen-
rielles et symboliques sur lesquelles reposait drées par le service et l’exercice délégué du
le service des mamelouks. Ces réformes sur- pouvoir.
viennent dans un contexte difficile puisque la Grâce à M. Oualdi, les mamelouks cessent
diminution progressive des traites serviles a d’être une catégorie immuable de la philosophie
asséché un des foyers de recrutement du corps. politique occidentale qui, depuis Machiavel,
De plus, la protection consulaire sur les ressor- sert à qualifier les régimes despotiques. C’est
tissants étrangers s’étend désormais jusqu’aux sans doute pour cela que cet ouvrage interpelle 241
COMPTES RENDUS
bien au-delà du cercle des spécialistes du Qu’on n’attende cependant pas une bio-
Maghreb. En historicisant la condition mame- graphie : I. McDaniel se fixe un autre objectif
louke, l’auteur renvoie au rang d’artefact de la qui est d’analyser la contribution de Ferguson
pensée la figure de l’esclave soldat islamisé. aux débats contemporains sur l’histoire de la
Celle-ci constitue pourtant un rouage essentiel civilisation et sur le futur de l’Europe moderne.
du récit de l’État moderne en Europe, dont le De cette recherche, menée de manière infor-
succès aurait reposé sur le décalque inversé du mée et convaincante, émerge un Ferguson
mamelouk, à savoir l’autochtone servant par critique du progrès, à un moment précis
devoir et non par contrainte. L’ouvrage de d’incertitudes politiques marqué par l’entrée
M. Oualdi invite donc à questionner d’autres dans l’âge des révolutions. Contrairement à
figures idéales typiques qui peuplent le récit nombre de ses contemporains, l’Écossais ne
européen de l’émergence de l’État et dont la voit pas dans la prospérité croissante ou dans
consistance sociologique est généralement l’enrichissement des États européens le signe
tenue pour évidente : les « nobles », les « sujets » d’un futur utopique : il y retrouve, au contraire,
ou les « citoyens » ne sont-ils pas eux aussi, le spectre de Rome et la parabole de son his-
toire. Il exprime sa crainte que les démocraties
avant d’être des groupes sociaux, des artefacts
L’étude d’I. McDaniel fait émerger une comme un phénomène naturel ; comme eux,
analyse différente : non seulement il n’oppose il considère la sociabilité, la rationalité et la
pas les deux ouvrages, mais il invite à lire l’His- perfectibilité, ainsi que la position debout et
tory come le prolongement de l’Essay, auquel la faculté de parler, comme les attributs
elle apporte même des réponses sur des ques- naturels de l’humanité. Ce faisant, Ferguson
tions restées ouvertes. Il montre comment les détruit la distinction entre nature et artifice sur
deux livres partagent une même préoccupa- laquelle Rousseau avait construit tout son
tion face à la nouvelle expansion impériale de système.
l’Europe : le passé romain devient le prisme à Le livre d’I. McDaniel suit un déroule-
travers lequel analyser les dangers contempo- ment à la fois chronologique et thématique,
rains. Selon la perspective d’I. McDaniel, l’his- s’ouvrant sur Montesquieu et la question de
toire de Rome ouvre la voie à une relecture la « république non libre », et s’achevant sur la
complète de la pensée politique de Ferguson Révolution française et l’entreprise napoléo-
élaborée dans ses cours universitaires, ses nienne, dont Ferguson est encore un témoin
pamphlets, sa correspondance. Par un effet de et commentateur dans sa correspondance (il
retour, il porte un regard neuf sur l’Essay lui-
ses détracteurs, la part belle à la banque étran- malgré les nombreuses tentatives pamphlé-
gère. Le fermier général Jacques-Mathieu taires, à déstabiliser le directeur des Finances.
Augeard, proche de Maurepas, rédige ainsi L’avènement de la Révolution change la
une Lettre de M. Turgot à M. N***, qui ren- donne puisque, de réformateur favorable au
contre un vif succès malgré son prix élevé. mouvement, Necker apparaît aux yeux des
Necker charge un avocat genevois d’écrire une députés de l’Assemblée nationale comme sus-
réfutation et, surtout, il organise la chasse aux pect d’esprit réactionnaire. Il faut délégitimer
pamphlets, en rachetant à prix d’or les exem- l’idole de la nation, ce sera l’œuvre de Jean-
plaires en vente ou en pourchassant les colpor- Paul Marat, dont Necker, avant Mirabeau et
teurs. Lafayette, est la première victime. Une autre
La parution du Compte rendu au Roi, en salve de libelles, dont celui de Jacques-René
février 1781, a un impact considérable sur Hébert n’est pas le moins violent et grossier,
l’opinion publique – 100 000 exemplaires critique sa modération et ses choix politiques
vendus –, et ce court texte devient rapidement, hésitants, mais aussi sa nationalité, peu mobi-
de façon parfois excessive, un symbole de lisée avant 1789, et contribue à saper une
vérité et de transparence sur les secrets de popularité rendue très fragile par le contexte
fres et imposer l’idée d’un mensonge et d’une à l’influence néfaste des pamphlets » (p. 310).
manipulation. De toutes ces brochures aux Les pamphlets neckériens, comme toute
auteurs souvent anonymes, Les Comments de la littérature de ce type, se caractérisent par
Charles Alexandre de Calonne, très lié aux une grande diversité de genres littéraires mobi-
milieux financiers, est la plus percutante et la lisés, de la biographie scandaleuse impliquant
mieux construite du point de vue rhétorique, Madame Necker jusqu’au traité d’économie
mais aussi celle qui bénéficie des meilleurs politique. L’objectif ne se situe pas dans la
réseaux de distribution. Tout ce qui touche à performance esthétique mais dans l’efficacité.
Necker et au Compte rendu est au cœur d’une Il s’agit à la fois de faire mal à l’adversaire et de
intense bataille médiatique, ce qu’a bien com- convaincre un lectorat difficile à cerner, même
pris la Société typographique de Neuchâtel, pour les contemporains. Le pamphlet, surtout
qui publie dès 1781 une compilation en trois ceux mobilisés dans la polémique neckérienne,
volumes, la Collection complète de tous les est avant tout un texte politique dont le contenu
ouvrages pour et contre M. Necker. et la rhétorique ne peuvent être appréciés
La vague est loin de s’atténuer car, après que s’ils sont resitués dans un contexte inter-
1781, le nombre de brochures anti-neckériennes textuel, mais aussi dans ce processus compli-
ne cesse d’augmenter. La figure de Necker qué qui voit l’émergence de convictions
continue d’exercer une incroyable fascination politiques, individuelles et collectives. C’est
et de susciter une haine considérable, d’autant ce contexte au sens très large que nous aide à
que l’opinion très majoritaire espère son rap- comprendre le riche livre de L. Burnand.
pel au ministère. En 1784, son traité De l’admi-
nistration des finances de la France rencontre JEAN-YVES GRENIER
encore un succès extraordinaire, surpassant
même celui du Compte rendu et du De la légis- Laure Murat
lation, phénomènes éditoriaux qui mérite- L’homme qui se prenait pour Napoléon.
raient d’ailleurs une réflexion à part entière. Pour une histoire politique de la folie
L’intense agitation pamphlétaire qui s’ensuit Paris, Gallimard, 2011, 382 p.
n’empêche pas le rappel de Necker le 25 août et 16 p. de pl.
1788. Sa décision du doublement du tiers état
conforte son statut de héros national, mais Comme semble l’indiquer le sous-titre de
aussi l’hostilité des privilégiés qui peinent, l’ouvrage, l’ambition de Laure Murat est de 245
COMPTES RENDUS
rouvrir à nouveaux frais l’étude des relations, des années 1980 (en particulier les proposi-
denses et complexes, entre, d’un côté, l’histoire tions critiques de Gladys Swain et de Marcel
d’une folie appréhendée dans ses dimensions Gauchet pour en rester à l’historiographie fran-
les plus diverses (les malades, les médecins, çaise), L. Murat étudie les formes de représen-
les institutions thérapeutiques et les représen- tation de la folie et des fous en analysant, de
tations) et, de l’autre, les crises et tumultes poli- manière croisée, les témoignages des malades
tiques qui scandent l’histoire de France entre la et les discours tenus par les autorités politiques,
Révolution française et la Commune. L’objectif administratives et médicales, s’appuyant parti-
est louable, d’autant plus qu’il s’appuie sur une culièrement sur les études de cas réunies par les
réaction salutaire, exprimée par l’auteur en médecins nosographes du début du XIXe siècle
conclusion, contre les dérives politiques et (Philippe Pinel et Jean-Étienne Esquirol). Une
médicales contemporaines qui, de part et des originalités de la démonstration est de
d’autre de l’Atlantique, tendent à fragiliser les mettre au jour l’articulation, considérée comme
structures de soins, à remettre en cause les prin- rupture et hiatus, entre les itinéraires bio-
cipes humanistes du traitement de l’aliénation graphiques individuels et les soubresauts de
et à criminaliser un fou contre qui la stigma- l’histoire. Certes, la méthode rend compte
dernier est, à partir de 1789, désormais consi- disparaître les enjeux des luttes et des inven-
déré comme susceptible d’être soigné et trans- tions politiques qui caractérisent la période.
formé. Le fou acquiert dès lors le statut de Afin de défendre l’idée que la Révolution doit
sujet historique, son état devient temporaire, être considérée comme une vaste scène de
susceptible de disparaître au terme du traite- spectacles de la violence qui dérange l’esprit
ment. S’appuyant sur les principes sensualistes des contemporains, L. Murat, à la manière
des « rapports du physique et du moral », Pinel, d’un Hippolyte Taine, n’a de cesse de vouloir
médecin à Bicêtre puis à la Salpêtrière, et pro- impressionner son lecteur en recourant aux
moteur du « traitement moral », démontre que récits les plus divers, jusqu’aux romans et fic-
les transformations du milieu ou de l’envi- tions des écrivains romantiques du début du
ronnement (non seulement naturel mais plus XIXe siècle. L’objectif est moins d’interroger
encore politique, institutionnel et culturel) l’événement que de mettre en scène les stéréo-
sont censées permettre de rétablir le pouvoir types sur lesquels repose encore la légende
de la raison sur les passions. Dans le contexte noire de la Révolution dont l’auteur participe,
des événements révolutionnaires, cette pos- peut-être de manière involontaire, à la réactua-
ture médicale place Pinel au rang de législa- lisation. Finalement, L. Murat reprend à son
21 janvier 1793, L. Murat ne cesse de revenir à la folie des leaders montagnards et, plus géné-
sur l’idée selon laquelle la Révolution française ralement, à la folie d’un peuple dont il s’agis-
a fait « perdre la tête » au sens propre comme au sait désormais de tenir la bride.
sens figuré, l’auteur instituant une corrélation Ignorant superbement l’histoire politique
entre la folie et une guillotine omniprésente de la Révolution, en particulier le contexte de
dans son récit. Les violences révolutionnaires l’« invention » de la Terreur et de l’« institu-
seraient à l’origine d’une aliénation parti- tion de la Raison » qui caractérise la séquence
culière : peur du déclassement ou, plus géné- de la Convention thermidorienne, pourtant
ralement, de la destruction des catégories tellement important pour rendre compte de la
traditionnelles de pensée. Or ce qui importe à place assignée au discours sur la folie et de
l’auteur, c’est moins d’analyser finement les la promotion de la figure de l’aliéniste Pinel,
transformations du statut politique de l’aliéna- L. Murat avance des chiffres de victimes qui
tion ou d’étudier les évolutions épistémo- varient sans que l’on sache ni pourquoi ni
logiques, judiciaires ou administratives, que comment, une rhétorique romantique tenant
de proposer une grille d’analyse dont la sim- lieu de démonstration (« Transformé en auto-
plicité ne peut que surprendre : la Révolution mate, le peuple, passif, muet, emporté par une
est, en effet, réduite à une période de violences, force aveugle qui le dépasse, reste interdit
ravalée finalement à une Terreur présentée devant la violence de groupuscules assoiffés de
comme « le gouvernement d’exception, la sang, adoubés en silence par les gouvernants.
maladie du soupçon, la justice expéditive et le L’emballement de la machine politique pro-
triomphe de la guillotine » (p. 76), une inter- voque un effondrement du sens, lié à la notion
prétation dont l’efficacité narrative cache mal de traumatisme, chez les hommes et les femmes
le simplisme. sincèrement épris de liberté, qui tombent dans
S’appuyant, sans jamais les mettre à dis- l’inertie et la paralysie », p. 92). Postuler que
tance ou les replacer dans le contexte précis la folie est inhérente à la Révolution française
des mutations politiques, sur les observations est une question qui mériterait sans doute d’être
des médecins et les témoignages des malades, posée en comparaison avec d’autres périodes,
l’auteur dresse un tableau caricatural de l’évé- voire d’autres espaces.
nement révolutionnaire, tableau qui, loin des La prise en compte des travaux de Joan
objectifs du départ, a pour conséquence de Goldstein aurait sans doute permis de mieux
diluer les ruptures chronologiques et de faire interpréter les enjeux politiques qui se jouent, 247
COMPTES RENDUS
sous l’Empire, à l’hôpital de Charenton dirigé 2 - Marie DIDIER, Dans la nuit de Bicêtre, Paris,
par l’abbé Coulmiers 3. Alors que, derrière les Gallimard, 2006.
condamnations lancées contre les pièces de Sade 3 - Joan GOLDSTEIN, Consoler et classifier. L’essor
et la lutte qui oppose Coulmiers au médecin de la psychiatrie française, trad. par F. Bouillot,
Royer-Collard, il est possible de voir un épi- Le Plessis-Robinson, Synthélabo, [1987] 1997.
sode majeur de la mise en ordre impériale qui
tourne le dos aux idéaux révolutionnaires et
républicains, L. Murat invite le lecteur à le Eveline G. Brouwers
lire comme l’illustration de la transition entre Public Pantheons in Revolutionary Europe:
un XVIIIe siècle aristocratique et libertin et un Comparing Cultures of Remembrance,
XIXe bureaucratique et bourgeois : « Sade et c. 1790-1840
Coulmiers ont un point commun qui, comme New York, Palgrave Macmillan, 2012,
un aimant, les attire et les repousse [...] ces 325 p.
deux hommes du XVIIIe siècle, marqués par les
privilèges de la naissance, conservent de l’ancien La décision de l’Assemblée nationale, en 1791,
monde une vision cosmique, interne, nourrie de transformer l’église Sainte-Geneviève en
depuis 1520 ; enfin, en Allemagne, le grand vations des années 1790, à Paris et à Londres,
projet du Walhalla, ce panthéon allemand rêvé s’enracinent dans un siècle de débats, mais aussi
par Louis Ier de Bavière, qui devient réalité de pratiques. Pourtant, le premier chapitre
en 1841. Chacun de ses projets a une histoire donne d’utiles éléments. En Angleterre, le culte
particulière, prise dans les remous de la période, des grands hommes connaît un premier essor dès
mais tous participent d’une même politique le début du XVIIIe siècle, lorsqu’Isaac Newton
de commémoration aux mains des élites, une est enterré dans l’abbaye de Westminster et
captation de capital symbolique selon l’auteur, promu au rang de grand savant national. Au
qui aime citer Pierre Bourdieu. cours du siècle, l’admiration pour les grands
Chaque cas est bien documenté et habile- hommes du passé anglais ne cesse de prendre
ment étudié. Le bénéfice est particulière- de l’ampleur. À Westminster, où reposaient les
ment net pour les épisodes romain et bavarois, restes des souverains, des particuliers avaient
moins connus. Le principal problème tient été enterrés depuis longtemps. Mais la nou-
dans la construction d’une interprétation glo- veauté fut la construction officielle de monu-
bale. E. Brouwers semble hésiter entre, d’un ments à la gloire de grands savants et artistes,
côté, l’affirmation qu’il existe une histoire qui firent l’admiration de Voltaire et de nom-
plus spectaculaires que les projets imaginés teron de vieux légitimistes construite au fil des
par le Parlement. C’est de cet héritage mul- ans et, par sa référence à peine voilée au fameux
tiple qu’héritent aussi bien Canova que, plus drapeau blanc du comte de Chambord, montre
tard, Louis Ier de Bavière. Aussi, E. Bouwers le désir d’aborder ces contre-révolutionnaires
est plus convaincante lorsqu’elle décrit la spé- sous le double champ des cultures politiques
cificité de chaque expérience que lorsqu’elle et de la politisation, comme le rappellent Bruno
cherche à les ramener, à toute force, sous un Dumons et Hilaire Multon en introduction.
modèle général, qui serait celui d’un monopole Il s’agit d’examiner au prisme des catégories
étatique de la commémoration. En revanche, historiographiques les plus récentes un mou-
il existe bien un lien fort entre ces quatre pan- vement jusqu’alors oublié par les historiens, et
théons : la circulation des expériences, imitées, ce dans un espace incluant, en plus de la France,
commentées, reproduites, même si leur forme les péninsules Ibérique et italienne. Quatre
put prendre, dans des contextes différents, des grands thèmes, généraux mais révélateurs,
significations nouvelles. se font jour au fil de la lecture : les idées, les
hommes, le temps, l’espace.
ANTOINE LILTI Jean-Clément Martin, dans son article sur
s’attache à l’étude des réseaux qui structurent celui-ci possède une performativité politique
et font vivre cette culture blanche, à l’échelle qui a conduit aux affrontements meurtriers de
locale comme nationale, et même internatio- Montejurra en 1976 entre carlistes « de gauche »
nale. Concernant cette dernière échelle, les et carlistes « de droite », qu’analyse Jordi Canal.
interventions de Simon Sarlin et de Fátima Sá Plus largement, la mémoire est une théma-
e Melo Ferreira soulignent toute la pertinence tique majeure de cet ouvrage. Son influence
des récentes recherches concernant l’Interna- sur le mouvement contre-révolutionnaire appa-
tionale blanche 1. Ces réseaux, par l’introduc- raît au fil de la lecture tout à fait remarquable –
tion de logiques autres présidant à l’inscription mais n’est-ce pas vrai pour toutes les cultures
des individus dans telle ou telle culture poli- politiques ? La quasi-totalité des contributions
tique, illustrent la complexité de l’engagement souligne quoi qu’il en soit la construction et la
et des processus de politisation. À cet égard, reconstruction dont un certain nombre d’évé-
le diptyque que forment les contributions de nements fondateurs font l’objet. C’est, bien
Karine Rance et de Marie-Cécile Thoral est sûr, le cas de la Révolution française, véritable
d’un intérêt tout particulier en ce qu’il pré- traumatisme pour les blancs français, ou encore
sente un tableau complet de l’émigration pen- des invasions napoléoniennes en Italie ou au
la figure royale, une place toute particulière de dont elle est l’enjeu.
symbole ou de chef charismatique. Dom Miguel Inscrire sa marque dans l’espace, l’investir
ou Henri de Cathelineau en sont des exemples, de signifiants politiques, l’approprier est un
mais le cas le plus frappant est celui de Marie- objectif majeur des blancs. D’une part, il s’agit,
Thérèse de France, fille de Louis XVI et sur- par des monuments ou des symboles, d’illus-
vivante de la Révolution. La brillante analyse trer l’influence des blancs dans l’espace, de
d’Hélène Becquet sur les réactions à sa mort tisser un lien entre les individus par la maté-
montre l’entrelacement entre commémoration, rialité d’un signe. La formation de véritables
révérence quasi-religieuse et politique. quartiers blancs, quadrillés par des lieux de
Envisagées sur un siècle et demi, les cultures culte, les domiciles de sommités du milieu
politiques blanches sont loin d’être restées sta- contre-révolutionnaire, ou encore par des struc-
tiques. La lecture d’ensemble de l’ouvrage le tures relevant de la culture blanche, comme la
prouve et bien des contributions le soulignent. philanthropie, est étudiée par B. Dumons, dans
Déjà en formation avant même l’événement le quartier d’Ainay à Lyon, et Matthieu Bréjon
révolutionnaire, comme en témoigne le travail de Lavergnée, dans le faubourg Saint-Germain.
de Bernard Hours, la contre-révolution connaît À plus petite échelle, Gérard Cholvy souligne
de multiples modifications tout au long du combien le Midi de la France, marqué par les
XIXe siècle, et fait l’objet d’une mutation impor- antagonismes religieux, est une succession de
tante à la fin du siècle lorsque, en France tout territoires radicaux et blancs, généralement
du moins, l’idéal royaliste recule au profit d’un assez bien définis.
intégrisme catholique qui se mâtine peu à D’autre part, les mentalités blanches font de
peu de nationalisme. Aujourd’hui encore, ces l’espace un usage symbolique assez important.
cultures, presque disparues dans le champ En sanctuarisant un certain nombre de régions
politique, ont leurs thuriféraires qui tentent de comme étant d’essence contre-révolutionnaire,
leur redonner vie dans le champ culturel. La elles font fi des complexités de la réalité poli-
présentation de Massimo Cattaneo sur l’historio- tique de ces territoires. Objets d’une véritable
graphie néo-bourbonienne en Italie rappelle construction essentialisante, ceux-ci deviennent
d’ailleurs que du culturel au politique, il n’y a des sortes de conservatoires de la pureté
souvent qu’un pas. blanche. C’est le cas du Douro portugais ou de
Mortes politiquement, ces cultures sur- la Vendée, mais l’analyse la plus impression-
vivent aussi dans le souvenir. Parfois réinvesti, nante à cet égard est celle de Francisco Javier 251
COMPTES RENDUS
du pouvoir, d’autant plus prégnant et drama- Dans un dernier volet, l’auteur analyse les
tique que la convention royale avait connu logiques d’implosion de l’empire espagnol aux
son paroxysme dans la péninsule Ibérique, les Amériques, en soulignant l’importance du dia-
acteurs bricolent et innovent. J.-P. Dedieu logue manqué entre les élites créoles et espa-
retrace le cheminement et les effets des moda- gnoles dans ce processus. Il met en évidence
lités pragmatiques de remplacement du sou- les similitudes et les différences des méca-
verain. Pour éviter l’effondrement total, les nismes de décomposition de l’édifice monar-
sujets dépassent les règles ordinaires de la chique dans chacune des aires géographiques,
politique au nom du bien commun. Cette ainsi que les phénomènes d’interaction exis-
infraction raisonnée de la lettre, ce passage à tant entre les deux pôles. Dans les deux cas,
l’extraordinaire, loin de rompre avec l’esprit aucune volonté de rupture avec le système
de ces règles, en est au contraire la condition ancien ne prévaut au départ. Les Amériques
de survie. ne luttent pas non plus pour leur indépendance.
Cependant, cet effort paradoxal pour pré- C’est la guerre qui, au Río de La Plata, joue le
server un système dont on vient de quitter le rôle que remplit la capture de la famille royale
carcan aboutit à l’éclosion de la convention dans la péninsule Ibérique et qui provoque
irréversibles sur le plan des principes dans la avoir un rôle-clé dans les révolutions et les
mesure où elle met à égalité le roi et le royaume. indépendances aux Amériques : les militaires,
Dans l’Ancien Régime, la prédominance reve- la municipalité et la foule.
nait au monarque, élu de dieu, même si le Comme en Espagne, il s’agit de sauver la
royaume détenait les clés de lecture de la convention royale en érigeant momentané-
volonté divine et pouvait user d’un droit de ment le peuple en détenteur de la souverai-
veto. Les actions du roi faisaient donc l’objet neté, non seulement sur un plan théorique,
d’une appréciation d’ordre moral, dont la sanc- mais aussi sur un plan pratique. En revendi-
tion relevait du jugement de dieu. Désormais, quant l’exercice de la souveraineté, le peuple
roi et royaume, tous deux détenteurs de souve- du Río de La Plata en réclame aussi la pro-
raineté, se retrouvent face à face, sans média- priété. Or cette aspiration symétrique à celle
teur pour jouer les arbitres comme l’Église des sujets espagnols pose les Amériques en
avait pu le faire. En effet, dans la nouvelle instance politique égale à la Castille, faisant fi
Constitution, la doctrine catholique fait bien du principe implicite d’une infériorité améri-
partie des lois du royaume, mais elle ne le défi- caine sur laquelle reposait l’empire. Le refus
nit plus. Le fait même que les lois la protègent acharné des Espagnols entraîne la décompo-
et lui octroient le monopole sur les citoyens la sition de la royauté en une poussière de terri-
situe à l’extérieure de l’organisation politique. toires. La proclamation de la souveraineté du
Le politique et le religieux se scindent et la peuple appelle la convocation d’une Assemblée
foi relève désormais du domaine privé. Parallè- nationale des provinces américaines pour fon-
lement, l’« opinion publique » remplace l’Église der en principe cette innovation. Cependant,
dans son rôle de régulateur : c’est le nouveau ce processus soulève la question du siège de
tribunal qui valide les actes du gouvernement la souveraineté. Les villes de l’ancienne vice-
et les principes qui les sous-tendent. Au sein royauté s’en déclarant toutes dépositaires, un
de ce dispositif politique en quête de lui-même, émiettement territorial s’enclenche inexo-
l’épineuse question de la représentativité revêt rablement, ce que résume l’auteur dans une
une acuité nouvelle. Afin d’octroyer la pleine formule frappante : « l’indépendance est une
légitimité à la « nation », les législateurs placent dérivée d’évolutions constitutionnelles, et non
la convention électorale, jusqu’alors subordon- l’inverse » (p. 142). On voit ainsi que les conven-
née à la figure tutélaire du roi, au centre du tions nouvelles ne surgissent pas ex nihilo mais
système alternatif en constitution. qu’elles « naissent des problèmes de ceux qui 253
COMPTES RENDUS
les portent et de leurs efforts pour les résoudre » Constitution votée par les cortès réunies depuis
(p. 169). En prenant acte du fait que les acteurs 1810 à Cadix ne plonge pas uniquement ses
qui font advenir ces nouvelles conventions racines dans une acculturation du modèle
n’ont pour outillage intellectuel que l’arsenal constitutionnel français. L’origine de la pen-
des anciennes, la rupture se pense dans la sée constitutionnelle espagnole se situe dans
continuité sans affadir ni l’une ni l’autre. la crise du régime monarchique, qui s’accentue
Au terme de ce panorama fortement pro- sous le règne de Charles IV (1788-1808) et
blématisé, en partant de situations de crise qu’illustrent les soubresauts politiques liés à
érodant la capacité de résilience des systèmes l’expression des oppositions au favori royal
de conventions, J.-P. Dedieu a dévoilé les Manuel Godoy. Plus profondément encore, les
consensus implicites qui donnent forme et réformes structurelles nécessaires, et partielle-
sens à un dispositif politique. Fidèle à la ment entreprises au cours de la seconde moitié
logique de l’essai, l’auteur s’attache avant tout du XVIIIe siècle, expliquent les aspirations à
à défricher de nouvelles pistes et à tracer des une régénération de la monarchie espagnole.
lignes de fuite. Il ne cherche pas l’exhaustivité, Longtemps le narcissisme républicain a dominé
ni ne tente de fournir des explications globales. en France, croyant que la Grande Nation avait
naire. Il justifie cette entrée sélective, arguant tage de rejeter l’idée d’une remise en cause
de l’autonomie et de la cohérence du politique autochtone de l’absolutisme politique. Jusque
une fois prises en compte les connexions avec tard dans le XXe siècle, la condamnation d’une
les autres sphères. Par ailleurs, il fait part en permissivité excessive à l’égard des influences
conclusion de réflexions épistémologiques qui extérieures a favorisé le maintien de la cohé-
fortifient les fondements de sa démonstration sion nationale autour du pouvoir politique.
(la part des acteurs, la conscience qu’ils avaient Suivant les traces des travaux de l’historien
des processus dans lesquels ils étaient immer- du droit Francisco Tomás y Valiente, les études
gés, leur capacité d’invention, la question de historiques sur la naissance du libéralisme
la proportion d’ingrédients endogènes et exo- et du constitutionnalisme espagnols ont fait
gènes dans ces dynamiques révolutionnaires, l’objet de réflexions neuves ces quinze der-
etc.). Il suggère aussi des pistes pour complé- nières années, ce dont témoignent, entre autres,
ter son étude (par exemple, les voies de diffu- les travaux de Charles Esdaile, de Joaquín
sion des conventions nouvelles comme les Varela et de Richard Hocquellet comme les
réseaux). En somme, le genre de l’essai, ici commémorations du bicentenaire de la guerre
remis à l’honneur, illustre une nouvelle fois patriotique 1. Le contenu de l’ouvrage s’inscrit
ses vertus heuristiques, car cet ouvrage géné- clairement dans ce courant. Dans l’introduc-
reux est une mine qui donnera beaucoup à tion, l’auteur insiste sur sa volonté de réaliser
penser à la communauté scientifique. une histoire du droit comparé en confrontant
les diverses expériences constitutionnelles.
HÉLOÏSE HERMANT Selon lui, les constitutions sont bien un pro-
duit de l’Espagne. L’intervention française
Jean-Baptiste Busaall existe, bien sûr, mais elle pouvait correspondre
Le spectre du jacobinisme. aux attentes péninsulaires d’une régénération
L’expérience constitutionnelle française dynastique, à l’image de celle qui s’était opé-
et le premier libéralisme espagnol rée au début du XVIIIe siècle avec la mise en
Madrid, Casa de Velázquez, 2012, place de la nouvelle dynastie française des
X-446 p.
Bourbons. En 1808, la même question pouvait
être posée, cette fois autour des Bonaparte.
Contrairement à ce qu’on a longtemps voulu Pour vérifier cette thèse du caractère
254 penser en France comme en Espagne, la endogène des constitutions et pour écarter
HISTOIRE POLITIQUE
soutenu par Gaspar Melchor de Jovellanos, fut tiques se sont fait sentir pour l’étude de la
rejeté à Cadix au profit d’une constitution Révolution française, dont on connaît main-
reflétant une « conception anthropologique du tenant la diffusion à l’échelle européenne, la
monde et de la nation bien distincte de celle dimension coloniale et impériale, les relations
qui prévalut en France » (p. 321). Ainsi, pour complexes avec la révolution américaine ou les
la Constitution de Cadix, dieu demeurait autres insurrections, qui, tout en étant influen-
l’ordonnateur suprême et l’absence de déclara- cées par elle, ont aussi leurs logiques propres.
tion de droits individuels soulignait que le Il en est de même des révolutions de 1848, dont
sujet n’existait qu’en tant que membre de la le caractère européen est depuis longtemps dis-
communauté nationale, subordonné aux droits cuté, et dont la portée coloniale, voire globale,
et obligations de la nation (art. 7). Dans les a été récemment suggérée 1. Dans ce courant
colonies, la citoyenneté restait réservée aux d’étude, qui est loin d’avoir produit tous ses
Créoles, excluant les métis, les indigènes et les effets, deux des révolutions du XIX e siècle
esclaves. Le catholicisme demeurait religion européen sont restées à l’écart : la Commune,
d’État exclusive et l’Église recevait la presta- peut-être parce qu’elle est effectivement plus
tion du serment royal à la constitution. isolée – quoique ses échos italiens, espagnols
Celui-ci, tout à la fois « européen, libéral, démo- du travail, menée par François Jarrige, montre
cratique et social » (p. 12) ébranle Paris, puis la les ouvertures comme les lents déplacements
Belgique, la Pologne, la Suisse, certains États inaugurés par l’événement 1830 : multiplication
italiens et allemands, inquiète l’Espagne et, à des bris de machines, découverte de la ques-
un moindre niveau, le Royaume-Uni. Mais il tion sociale et inauguration d’un nouveau
ne semble pas trouver d’écho au-delà du conti- langage du travail centré sur l’« association »,
nent européen. La partie suivante propose une thème clé des décennies à venir. À l’inverse,
succession de bilans historiographiques par la comparaison des solutions institutionnelles
pays pour aider à sortir du cloisonnement natio- après 1830 proposée par Marco Meriggi permet
nal des études sur 1830. On perçoit, à côté de de rappeler la diversité des références pos-
lignes de partage communes opposant lectures sibles à la liberté (municipale et corporative,
libérales et marxistes, une pluralité de pistes dans la continuité de l’Ancien Régime, ou
interprétatives selon les cadres nationaux, constitutionnelle et individuelle) et de discuter
notamment dans les travaux des années 1980- la nature d’un certain nombre des nouvelles
1990, qui peuvent mobiliser une grille plus situations politiques que les historiographies
« culturaliste » comme en Italie, note Arianna ont généralement décrites comme étant des
certes aider à se défaire des implicites de sa tion – approche ciblée, connectée ou comparée...
propre historiographie, mais qui complique L’ouvrage aide à sentir le foisonnement du
aussi la mise en œuvre d’analyses transversales. moment 1830 et la diversité de ses scènes. Il
Les deux dernières parties adoptent plus suggère au passage, c’est un effet récurrent de
franchement cette grille de lecture transnatio- ce type d’approche, la dilatation de sa chrono-
nale, tout en restant sensibles au jeu d’échelle. logie puisqu’il semble qu’il faille plutôt rete-
Celle sur les « circulations » aborde l’émer- nir une séquence 1830-1834. Des caractéris-
gence d’une thématique européenne originale tiques de ce mouvement, toutes en tension,
de la « Fraternité des peuples », en contrepoint se dégagent aussi et sont détaillées dans la
à la Sainte-Alliance issue de l’ordre de Vienne. conclusion rédigée par les directeurs du volume.
Puis l’attention se porte, sous la plume de Ainsi du phénomène générationnel et de la
Walter Bruyère-Ostells, sur ce phénomène référence essentielle à la « jeunesse de 1830 »,
essentiel de l’espace politique européen qu’est référence qui fut un moyen, pour les vain-
le volontariat international, davantage étudié queurs, de masquer les tensions sociales anté-
pour les années post-impériales ou pour 1848. rieures ; ainsi de la liberté, mot-clé du temps,
Adoptant un point de vue plus local, une étude qui recouvrit pourtant bien des significations
très documentée de Delphine Diaz sur les (constitutionnelles, économiques, sociales) et
réfugiés politiques en France remet en cause donna lieu à de nombreux malentendus, mais
l’idée selon laquelle ceux-ci seraient venus aussi à des jeux subtils selon les besoins des
s’imprégner du modèle de la Révolution fran- uns et des autres ; ainsi de l’expression de nou-
çaise pour l’exporter ensuite dans leur pays. veaux futurs possibles, tour à tour républi-
Bien au contraire s’observe à chaque débat ou cains, féminins, ouvriers, ou encore européens,
intervention collective une hybridation des qui furent partie intégrante de ce moment
expériences qui rend difficiles les étiquetages révolutionnaire, en dépit de leur échec a poste-
en termes de « modèles ». riori.
La dernière partie, qui porte sur les « ten- À rebours d’une lecture téléologique, 1830
sions sociopolitiques et les horizons d’attente », apparaît de cette manière rendue à elle-même,
vient enrichir ces premières perspectives. À dans sa singularité comme dans sa complexité,
côté d’une étude sur la figure polymorphe du et offerte à de prometteuses analyses. On
« peuple » dans les différents espaces considé- perçoit aussi ce que l’entreprise peut avoir
rés, une analyse très suggestive de la question d’inachevée. Certains articles, par bien des 257
COMPTES RENDUS
mieux saisir la densité des expériences locales. montré combien ces années de monarchie
Et la question très intéressante d’un registre constitutionnelle ont été riches de constructions
émotionnel particulier à 1830 ou le travail de politiques, d’innovations, au cœur d’une vie par-
remise en cause anthropologique des catégories lementaire en gestation, mais également à ses
d’analyse (liberté, république, idée d’Europe...) marges. Le livre de Vincent Robert apporte une
auraient pu être approfondis. Ce sont là, au nouvelle pierre à l’ouvrage et enrichit la connais-
vrai, des prolongements ou des aménagements sance de cette période post-révolutionnaire mais
souvent suggérés par les auteurs, qui ont sur- pré-démocratique, cet âge libéral où s’invente
tout voulu montrer, avec succès, la richesse des une modernité politique, où se défendent et
perspectives possibles d’un tel questionne- se transforment les acquis de la Révolution
ment. Ils proposent, au fond, la première mise française. Des banquets politiques on connaît
au point sur la dimension transnationale des bien sûr la campagne décisive de 1847-1848
révolutions de 1830. Et l’on se prend à espérer pour la réforme électorale, prélude à la révolu-
une étude plus ample qui puisse intégrer, dans tion de février qui débuta par l’interdiction du
une approche connectée, anthropologique et banquet du 12e arrondissement. Or l’ouvrage
située, les grandes révolutions du XIXe siècle, de V. Robert exhume d’autres campagnes et
en une lecture très certainement riche de décloi- démontre combien le banquet eut une place
sonnements et de déplacements de perspectives centrale dans les répertoires d’actions poli-
pour l’histoire des XVIIIe et XIXe siècles. En tiques du début du siècle.
ce sens aussi, cet ouvrage constitue un jalon Avant d’être politique, le banquet fut au
important. cœur de pratiques sociales, au cœur de logiques
coutumières de sociabilité de corps, de commu-
QUENTIN DELUERMOZ nautés, familles élargies, métiers, sociétés
diverses : il donne à voir et consolide dans le
1 - Miles TAYLOR, « The 1848 Revolutions and
repas partagé l’union du groupe. Avant d’être
the British Empire », Past and Present, 166-1, 2000,
p. 146-180. libéral, plus encore avant d’être démocratique,
2 - Jeanne MOISAND, « Les exilés de la ‘Répu- le banquet fut monarchique, cérémonie illus-
blique universelle’. Français et Espagnols en révo- trant l’essence mystique de la monarchie tout
lution (1868-1878) », in D. DIAZ et al. (dir.), Exils en valorisant la figure du roi nourricier. Avant
entre les deux mondes. Migrations et espaces politiques d’être une manifestation d’opposition, le ban-
258 atlantiques au XIXe siècle (à paraître aux Perséïdes). quet fut officiel, organisé pour donner à voir
HISTOIRE POLITIQUE
à l’action légale, car les banquets ne peuvent continuité des banquets libéraux de la Restau-
être qu’autorisés. Comment les interdire quand ration (affaires de notables, policées et bien-
ils sont si présents dans la vie quotidienne et séantes), les républicains inventent le banquet
qu’ils se déroulent dans des espaces privés ? démocratique : la souscription abaissée ouvre
De même que les enterrements, le banquet la table aux classes moyennes, voire aux couches
constitue l’espace d’une politisation des inter- populaires. Rassemblant désormais des milliers
stices d’une vie politique contrôlée. Pour cela, de convives, occasions de longs discours poli-
il est minutieusement préparé afin de rester tiques, parfois non exempts de quelques déra-
dans les cadres de la légalité (sinon de la tolé- pages verbaux (ou symboliques, comme des
rance) et de présenter l’image sereine et res- absences ou des bris de bustes royaux) mais
pectable que les libéraux veulent donner d’eux- sans jamais troubler l’ordre public, les banquets
mêmes. démocratiques sont à la France de la monar-
Le montant élevé de la souscription per- chie de Juillet l’équivalent en mode mineur
met de circonscrire le groupe, réduit aux seuls des meetings anglais. Ils permettent de relayer
électeurs et à quelques rares personnalités les mots d’ordre politique bien au-delà du seul
connues mais en marge du cens. Le banquet électorat censitaire. Avant la campagne de 1847,
est donc affaire de notables, c’est bien une une première grande campagne pour la réforme
pratique des temps censitaires qui n’assemble électorale réunit en 1840 plus de 20 000 per-
des « égaux » (l’idée est chère à V. Robert qui sonnes. Le banquet n’est, cependant, qu’une
insiste sur la mixité confessionnelle, le partage action au sein d’un répertoire complexe de
du repas entre nobles et roturiers) qu’en tant mobilisation qui utilise également la presse et
qu’ils se distinguent nettement du reste du les pétitions.
peuple. Tout ensuite est pesé et doit faire sens : V. Robert met donc au jour les nombreux
la personnalité honorée (l’on croise toutes usages et imaginaires politiques du banquet
les grandes figures libérales de la France post- tout au long du premier XIXe siècle. Il analyse
révolutionnaire), le contenu des toasts (ou leur au plus près le déroulement des banquets, leur
absence), le décor, la date, la musique, le menu réception, interroge leurs effets. Il scrute la
même ! Les banquets s’organisent alors en dimension symbolique, étudie les métaphores,
réseaux, puis bientôt, après la chute du minis- de la parabole du « banquet de la nature » dans
tère Martignac en 1829, en véritables campagnes le traité de Thomas Malthus aux figures du
dans tout le pays (de la nomination de Jules banquet social des égaux dans les écrits de 259
COMPTES RENDUS
Pierre Leroux ou d’autres socialistes. Il livre ration) ; le poids des héritages et de la mémoire
même l’histoire du mythe du dernier « ban- révolutionnaire... Aussi, après 1848, le suffrage
quet » des girondins (qui tient cependant bien universel masculin et la reconnaissance du
plus du repas du condamné que du banquet droit de réunion, le banquet, sans disparaître,
public), d’Alphonse de Lamartine à Adolphe perd la place qu’il avait eue durant le premier
Thiers en passant par Jules Michelet, Alexandre XIXe siècle.
Dumas et Paul Delaroche. La progression
chronologique alterne entre l’analyse des usages MATHILDE LARRÈRE
et des imaginaires, au risque parfois de perdre
le lecteur dans le foisonnement des pratiques
et des discours, mais qui tous prennent sens Karine Salomé
et se précipitent, au sens chimique du terme, L’ouragan homicide. L’attentat politique
dans les jours qui précèdent les journées de en France au XIXe siècle
février 1848 (et l’ultime chapitre qui en traite). Seyssel, Champ Vallon, 2010, 322 p.
En février 1848, parce que le banquet est
devenu un des moyens d’action et de mobilisa- La formule revient au chef de la police de
lérable attaque contre une des libertés fonda- en instrument de terreur visant des cibles de
mentales des citoyens et, au-delà, de la société. plus en plus indistinctes. La vague d’attentats
Dans la défense du banquet, du droit à se réu- anarchistes de la fin du siècle répond globale-
nir, à partager un repas de fête, la fusion propre ment à la définition par Raymond Aron de l’acte
aux révolutions peut s’opérer, fusion qui ras- terroriste, dont les « effets psychologiques sont
semble un temps les classes sociales et les forces hors de proportion avec ses effets physiques »
politiques. En affirmant que 1848 a débuté sur (p. 277). Les attentats, significativement, sont
la défense du droit de réunion, après que 1830 alors désignés par leur lieu (rue de Clichy, bou-
ait éclaté sur celle de la liberté de la presse – ce levard Saint-Germain, le restaurant Véry, le
à quoi on pourrait toutefois objecter que, si la café Terminus) et non par leur cible. Le livre
liberté fut au cœur des cris de Juillet, c’est de Karine Salomé, portant sur la figure de
la réforme électorale qui resta le mot d’ordre l’attentat au XIXe siècle, de la rue Saint-Nicaise
de 1848 –, V. Robert apporte un élément sti- (décembre 1800) à l’assassinat de Sadi Carnot
mulant au vaste débat sur les causes des révo- (juin 1894), aide à prendre la mesure de ce
lutions. glissement. Un glissement progressif, dont le
L’ouvrage montre combien le banquet est sens est d’abord politique : accompagnant le
profondément lié aux temps de la monarchie processus de politisation – dont il constitue
constitutionnelle, dont il reflète nombre de l’envers –, l’attentat se fait de plus en plus
paradigmes et d’évolutions : la désacralisation « déclaratif » et affecte autant l’ordre politique
de la monarchie (qui renonce aux banquets du et social en général que l’incarnation de l’État
souverain après 1830) ; la contestation de la ou la dynastie régnante. Dès la monarchie de
souveraineté monarchique par l’affirmation de Juillet, souligne K. Salomé, les attentats ne
la souveraineté de la nation puis de celle du sont plus seulement des régicides traditionnels
peuple ; la vitalité, l’inventivité et la richesse contre un tyran détesté. Mais l’évolution est
de la vie politique et de son apprentissage par aussi technologique et culturelle, à l’évidence :
toutes les couches sociales ; tout à la fois la l’invention de « machines infernales » (rue
prégnance des barrières censitaires dans la Saint-Nicaise en 1800, boulevard du Temple
définition du citoyen et leur inadéquation avec en 1835), la fabrication de grenades explosives
la réalité de la vie politique ; le rejet des femmes (attentat d’Orsini en 1858 contre Napoléon III)
hors de la cité (les rares fois où elles sont pré- et surtout l’usage de la dynamite à la fin du
260 sentes à un banquet, c’est pour y servir de déco- siècle démultiplient les victimes et sèment
HISTOIRE POLITIQUE
une terreur indistincte qui tend à définir l’acte revanche mises en récit et parfois en image par
même de l’attentat. une presse Belle-Époque avide de faits divers
Cet ouvrage prolonge une série d’études sanglants. K. Salomé montre aussi comment
relatives à certains moments significatifs de les pouvoirs successifs cherchent à canaliser
l’histoire des attentats au XIXe siècle : l’assas- les émotions dérivées des attentats, à les cir-
sinat du duc de Berry en 1820 (bel exemple conscrire dans des normes bien souvent trans-
de description dense par Gilles Malandain 1), gressées, tout en encadrant les peurs. Il manque
les attentats d’Émile Henry (John Merriman) sans doute ici une réflexion analogue à celle
ou les attentats anarchistes en général (Uri que proposait Michel Foucault à propos du
Eisenzweig). Il introduit une continuité dans supplice exemplaire du régicide comme mani-
le siècle, autorisée par un retour aux sources festation suprême de souveraineté : le XIXe siècle
primaires pour les événements moins étudiés ne renouvelle-t-il pas ce ressourcement monar-
(notamment les attentats contre Louis-Philippe) chique en le déplaçant du côté de la mobili-
et par un bel effort de synthèse. Il ajoute une sation des affects de l’opinion publique ? Les
interprétation d’ensemble qui en oriente la attentats deviennent pour les pouvoirs menacés
lecture : la « propagande par le fait » n’intro- des instruments de redéfinition de leur légiti-
t-il sur une série d’attentats contre Louis- en 2010, cet ouvrage s’inscrit à la croisée des
Philippe jusqu’au début des années 1840. De enquêtes prosopographiques consacrées au
même, les attentats anarchistes constituent personnel politique français à l’époque contem-
une réponse possible à l’inefficacité supposée poraine et des travaux menés par les historiens,
des luttes collectives et aux répressions obser- politistes et anthropologues sur les élites locales,
vées, notamment le 1er mai 1886 à Chicago. Ils en adoptant pour terrain d’étude le départe-
complètent une parole désormais inaudible, ment de la Marne, jusqu’alors négligé par ce
voire se substituent à elle, devenant le langage type de recherche. Plus que la dimension
de l’antipolitique. locale du sujet, c’est bien l’angle d’approche
K. Salomé nous donne ainsi à lire une riche qui constitue l’une des originalités les plus
synthèse, constamment nourrie d’une contex- marquantes d’une démarche qui articule les
tualisation précise et d’une historiographie problématiques de l’histoire politique avec des
récente. Elle tend peut-être à sous-estimer la concepts et des méthodes venus de l’anthropo-
rupture introduite par les attentats anarchistes, logie et de la sociologie. Par-delà la reconsti-
et à forcer un peu la thèse d’une nouveauté
tution des parcours politiques, la question du
« déclarative » des attentats du XIX e siècle.
renouvellement des élites sous la Troisième
lisibles ou simplificateurs dans le détail. La A. Niess démontre que les élus marnais, qui
rigueur méthodologique et la technicité de ce naissent et se marient dans un étroit « micro-
travail ne méritent pas moins d’être soulignées, cosme politique », sont ainsi en mesure de faire
de même que la clarté de l’argumentation, qui fructifier les atouts que leur confère ce capital
se déroule en trois grandes parties et dont les politique familial.
conclusions partielles sont particulièrement Enfin, la troisième partie introduit dans la
soignées. réflexion le jeu des échelles territoriales (du
La première partie vise à saisir « Les ressorts cantonal au départemental) et généalogiques
de la carrière politique ». A. Niess démontre (de l’étude des cousinages à la reconstitution des
tout d’abord combien le critère de l’implanta- familles élargies ou Sippen, concept que l’auteur
tion locale reste prégnant sous la Troisième emprunte aux historiens haut-médiévistes) à
République, enjoignant les candidats aux élec- travers des études de cas opportunément choisis.
tions (qui ne sont pas tous Marnais de naissance) Si le canton rural de Saint-Rémy-en-Bouzemont
à recourir à leurs parents (et en particulier présente une configuration de confiscation des
à leur mère), à leurs aïeux et à leurs belles- mandats par des réseaux népotiques de familles
se rappelait encore en 1889 que le beau-père marginale, comme le montre le premier cha-
de Cyril Herment, candidat au conseil d’arron- pitre. Peu nombreuses étaient celles – et encore
dissement, avait été électeur censitaire en moins nombreux ceux – qui demandaient le
1831 ? La tentation d’une approche mécaniste droit de vote et d’éligibilité pour les femmes.
des réseaux, qui affleure dans certaines formu- La tentative de Pierre Leroux, le 21 novembre
lations, se double ponctuellement d’éléments 1851, de modifier en ce sens la loi électorale
contextuels (sur la chronologie de la Troisième aux élections communales échoua, et la can-
République ou l’économie rémoise) et explica- didature malheureuse de Jeanne Deroin en
tifs (sur la géographie vidalienne ou l’industrie avril 1849 ne reçut pas davantage de soutien.
de la craie), dont l’intégration dans l’argu- L’auteure y voit la prégnance de la pensée
mentation aurait parfois pu gagner en fluidité. hégémonique qui rendait inaudible ce type de
L’ouvrage n’en constitue pas moins une revendication. Le Second Empire n’était guère
contribution importante à l’histoire sociale du plus favorable à l’expression du suffragisme.
politique, ainsi qu’à la réflexion sur la repro- Le second chapitre revient sur le consensus
duction des élites et la démocratisation du per- qui sembla s’établir autour des rôles féminins
et de la séparation des sphères. Même chez
d’ouvrir des brèches dans l’inégalité politique des conseillères municipales. L’ordonnance
républicaine en suivant une démarche léga- d’Alger est finalement replacée dans le contexte
liste et selon une stratégie des « petits pas » : de la rupture avec la Troisième République,
Daubié, première bachelière, voulut s’inscrire permettant à l’auteure de relativiser la place
sur les listes électorales – en vain. Entre 1878 de la Résistance dans la réalisation de l’éga-
et 1896, de nouvelles formes de mobilisation lité politique.
s’opérèrent autour du vote féminin, analysées S’il faut louer ce travail qui participe au
dans le cinquième chapitre. Cette « citoyen- renouvellement de l’histoire politique, on
neté rebelle » est incarnée par des militantes, peut toutefois émettre quelques réserves. La
comme Hubertine Auclert, qui déploient un discussion engagée sur le genre dans l’intro-
répertoire d’actions collectives novateur. duction ne convainc pas totalement d’un usage
La deuxième partie de l’ouvrage s’arti- novateur de cet outil d’analyse. L’auteure prend
cule autour de quatre chapitres qui incluent la ses distances avec la définition proposée par
Grande Guerre. Ils développent les progrès de Joan Scott dans son article de 1986 – « le genre
la rhétorique suffragiste dans le débat public est une façon première de signifier les rapports
et reviennent sur les expériences électorales
Guerre un tournant dans la légitimation du tion ou du rapport social. Dans le même temps,
vote féminin, considéré dès lors comme une c’est bien cet usage qui est fait tout au long
récompense du travail effectué par les femmes de l’ouvrage, quand, par exemple, l’auteure
à l’arrière du front, mais aussi, pour les partis évoque une « pensée hégémonique » (p. 33)
de droite, comme une manière d’honorer les de la différence des sexes, qui cantonne les
morts. Néanmoins, les projets de loi portés à
femmes à leurs devoirs domestiques et légi-
la Chambre ne furent pas votés par le Sénat
time leur absence du corps des citoyens actifs.
(1922).
L’autre réserve concerne l’analyse des condi-
La troisième partie est dédiée à « L’intégra-
tions de naturalisation du suffragisme dans la
tion des femmes à la République ». L’auteure
République, principalement centrée sur les
revient notamment sur « Les entraves institu-
débats parlementaires et les actions menées
tionnelles au retournement suffragiste » et
par les militantes suffragistes. On passe ainsi
s’oppose à l’idée selon laquelle le cléricalisme
un peu rapidement sur les conditions sociales
féminin aurait été l’argument principal du
de réussite ou d’échec de la légitimation de
refus du suffrage. À ses yeux, c’est davantage
ces idées. Enfin, la bibliographie très riche et
le féminisme qui fut présenté comme une
abondante comporte quelques oublis, comme
menace pour le régime. Cela n’empêcha pas
les travaux d’Anne Cova sur le suffragisme
le suffragisme de se banaliser, sans pour autant
catholique. On ne trouve pas non plus trace
aboutir à l’égalité des droits politiques. Les can-
didatures féminines de 1925 et les conseillères des ouvrages récents sur la position des ligues
élues en 1935, longtemps occultées par les d’extrême droite en faveur du vote des femmes,
femmes ministres et secrétaires d’État de étudiée par Cheryl Koos ou Daniella Sarnoff.
1936, font l’objet d’un traitement qui aurait Ces réserves n’empêchent pas ce travail de venir
gagné à être approfondi. L’échec du suffra- combler heureusement des lacunes de l’his-
gisme s’expliquerait par la crise menaçant la toire politique et de l’histoire des féminismes.
République à partir des années 1930. Au sein
des mouvements suffragistes, l’année 1937 MAGALI DELLA SUDDA
marqua un déplacement des revendications
dans un contexte de tensions internationales 1 - Joan W. SCOTT, « Gender: A useful
grandissantes. La période de Vichy est évo- Category of Historical Analysis », The American
quée brièvement, notamment la désignation Historical Review, 91-5, 1986, p. 1053-1075. 265
COMPTES RENDUS
début des années 1880, à son évanouissement L’« identité anarchiste » est on ne peut plus
durant la Grande Guerre. L’auteur a de surcroît problématique. Ici réside sans doute le cœur de
arpenté un nombre considérable de dépôts la démonstration de V. Bouhey. La palette de
d’archives départementaux afin d’évaluer le l’anarchisme français est extrêmement contras-
poids réel du mouvement. tée. Plusieurs séquences chronologiques sont à
Peu démonstratif, trop nuancé à force de mentionner, où coexistent des cultures poli-
descriptions détaillées et parfois contradic- tiques individualistes ou communistes : les
toires, accumulées au risque de noyer le lec- années 1880 durant lesquelles s’esquisse le
teur sous un déluge d’informations, V. Bouhey mouvement, les glorieuses et tragiques années
en vient cependant à proposer une thèse balan- 1892-1894 où s’engrènent terrorisme ciblé et
cée qui tranche avec celle de ses prédécesseurs. dure répression, l’investissement syndical des
J. Maitron avait jadis défendu une position his- années 1895-1900, l’éparpillement des années
toriographique, ultérieurement discutée par 1900. Pour chacun de ces moments, V. Bouhey
plusieurs historiens, rendant compte de l’échec analyse les pratiques militantes propres aux
du mouvement anarchiste par l’individualisme anarchistes et en esquisse une sociographie
idéologique et politique de ses militants. De sommaire.
son point de vue, il n’existait pas à proprement Sur l’échelle temporelle à laquelle s’est atta-
parler d’organisation anarchiste. Les réseaux, ché l’ouvrage, quelques caractères communs
complots, groupes relevaient pour beaucoup, l’emportent qui distinguent les anarchistes des
selon lui, de l’imagination fertile des policiers socialistes. Les premiers apparaissent comme
et des juges et de leur incompréhension face l’une des branches radicalisées des seconds.
à un phénomène politique insolite. V. Bouhey Le recours à la violence est sans doute ce qui
brosse un tableau plus contrasté. Ainsi son marque le plus nettement ce que l’on pourrait
livre porte-t-il sur l’histoire des pratiques poli- appeler une « culture anarchiste ». Celle-ci
tiques anarchistes, et non sur les aspects doc- résulte du rejet de la médiation républicaine.
trinaux du mouvement. Pour mener à bien son Même menacée par la faconde politique du
enquête, il s’appuie principalement sur les général Boulanger, voire par l’action antirépu-
sources policières et juridiques, secondairement blicaine des bandes nationalistes au temps de
sur la presse anarchiste. Il délaisse volontaire- l’affaire Dreyfus (les anarchistes ne furent pas
ment toute la production théorique, pourtant tous dreyfusards et ceux qui le furent finirent
266 abondante, de même qu’il se refuse à intégrer parfois par le regretter), la République n’est
HISTOIRE POLITIQUE
jamais qu’un régime dans lequel le peuple a tion en Algérie à la fin du XIXe siècle, à celle
troqué un maître pour un autre, à peine plus de l’« idée coloniale » en France et, enfin, à la
légitime. Le principe d’autorité, au cœur sociologie politique de l’État colonial. Cette
même de la critique anarchiste, n’y a pas été triple ambition repose sur une analyse de
mis en cause. 358 affaires d’« abus de pouvoir » entre 1880
L’autre trait souligné par l’étude de et 1914, identifiées à partir des dossiers de
V. Bouhey est l’aporie constitutive du mouve- sanctions prises contre des élus municipaux,
ment anarchiste : comment agir politiquement d’affaires de contentieux fiscal, de recours élec-
à l’écart de toute forme d’organisation toujours toraux au Conseil d’État ou encore d’enquêtes
mère de l’autorité ? En observant au plus près administratives. Certaines d’entre elles qui ont
les pratiques militantes, V. Bouhey prend les fait « scandale », localement ou nationalement,
anarchistes la main dans le sac. Ici et là, les sont étudiées à partir de nombreuses autres
groupes qui se constituent se dotent d’une sources, notamment la presse et les débats par-
organisation, aussi légère soit-elle, à la tête de lementaires, comme dans le cas de l’« affaire
laquelle se distingue même de temps à autre des phosphates » (entre 1892 et 1899), véritable
un « chef ». Dans les premières années, sur- « Panama colonial ».
anarchiste.
sives chez les fonctionnaires coloniaux. La
Toutes ces évocations sont utiles et
première d’entre elles serait une forme de
V. Bouhey illustre cette contradiction de façon
« culture locale » de l’abus – l’auteur n’utilise
souvent convaincante. On déplore néanmoins
pas cette expression –, dont la principale matrice
qu’il ne soit pas allé plus loin dans l’analyse
serait le « Code de l’indigénat », somme de
des pratiques militantes, s’en tenant le plus mesures disciplinaires auxquelles sont sou-
souvent à un travail d’inventaire assez répéti- mises les populations indigènes et objet d’une
tif. De même, n’insiste-t-il pas suffisamment loi en 1881. Cet ensemble de dispositions léga-
sur les porosités entre organisations syndicales lise l’arbitraire, notamment en attribuant les
et socialistes et milieu anarchiste, négligeant pouvoirs disciplinaires aux administrateurs
notamment l’important mouvement d’adhé- locaux, et aurait donc créé une « [forte] tenta-
sions anarchistes à la SFIO en 1913. Enfin n’eût- tion d’abuser » (p. 53). Autre source d’abus,
il pas été aussi intéressant de faire une place « le droit incertain », voire le « fatras législatif »
à l’anarchisme des milieux intellectuels, très (p. 60), qui règne en Algérie : en effet, la substi-
saillant dans les années 1890 ? Il n’est pas cer- tution partielle du droit français au droit musul-
tain que le livre de V. Bouhey suffise à bouscu- man aurait créé d’importantes confusions chez
ler l’autorité dont dispose depuis plus d’un des agents de l’État et certains auraient pro-
demi-siècle celui de J. Maitron. fité des incertitudes. Les pratiques abusives
apparaissent aussi comme une conséquence
CHRISTOPHE PROCHASSON « de la sous-administration et de l’enclavement
persistants du territoire algérien » (p. 71). Ici,
l’auteur nous livre ses pages les plus intéres-
Didier Guignard santes sur la faiblesse du maillage adminis-
L’abus de pouvoir dans l’Algérie coloniale. tratif, les conditions des transports ou encore
Visibilité et singularité les conditions matérielles du travail des poli-
Nanterre, Presses universitaires de Paris ciers, des gardes forestiers et des receveurs des
Ouest, 2010, 547 p. finances dans l’Algérie de la fin du XIXe siècle.
À cette liste de facteurs ayant favorisé les pra-
Cet ouvrage, tiré d’une thèse distinguée par le tiques abusives, il faut ajouter le caractère très
prix Germaine Tillion en 2010, est une contri- limité du contrôle exercé sur les fonctionnaires
bution essentielle à l’histoire de la colonisa- coloniaux. 267
COMPTES RENDUS
L’examen des pratiques des élus locaux des liens entre l’Algérie et la France [qui] dif-
n’est pas moins passionnant : l’auteur montre fuse la même indignation et la même tolérance
que le désir de faire de l’Algérie une « France des abus coloniaux » (p. 88). On peut se deman-
nouvelle » a occasionné d’importants investis- der si cette contradiction ne découle pas de la
sements publics. Et, puisque la dépense était définition large de l’abus qu’a choisie l’auteur :
pourvue non par les colons mais par les contri- il s’agit en effet pour lui d’une « transgression
buables indigènes et métropolitains, les élus d’une norme morale, juridique et sociale qui
municipaux ont pu être « généreux avec l’argent fixe pour l’époque la limite du permis » (p. 14).
des autres » (p. 143) et constituer un système D. Guignard aurait pu s’en tenir à la notion
élaboré de clientélisme, distribuant sans comp- juridique d’« excès de pouvoir » qui s’applique
ter postes de fonctionnaires et faveurs mul- à une décision administrative dont la légalité
tiples. L’ampleur des enjeux explique celle des est contestée ; il aurait pu remarquer que la
fraudes électorales. notion a été théorisée à l’époque même qu’il
L’étude de ces conditions objectives de étudie, dans un contexte de renforcement du
possibilité de l’abus se complète d’une socio- droit administratif. C’est Édouard Laferrière
logie des acteurs locaux, fonctionnaires et élus, (1841-1901), gouverneur général de l’Algérie
de la crise anti-juive à la fin du siècle, jusqu’alors dans son Traité de la juridiction administrative et
mal connue. des recours contentieux 1, qui constitue une réfé-
Enfin, l’analyse s’ouvre sur une description rence pendant un demi-siècle. On peut regret-
de la « crise de la colonisation » qui marque le ter que l’histoire intellectuelle de cette notion
tournant du siècle. Didier Guignard examine soit absente de l’ouvrage.
à la fois les « ressorts de l’indignation métropo- L’auteur a donc eu l’ambition, tout à fait
litaine » (il prend en compte la « concaténation louable, d’aller au-delà de la simple définition
de scandales », p. 35), l’activisme des milieux juridique de l’abus, mais il n’a pas su toujours
nationalistes et antisémites, en métropole maîtriser les difficultés qui découlent de cette
comme en Algérie, et le contexte de l’affaire décision. La première concerne justement le rôle
du Panama ou de l’affaire Dreyfus, dans lequel du droit dans les pratiques abusives, présenté
la question algérienne peut apparaître comme de manière hésitante : « le droit tantôt combat,
un dérivatif opportun. Mais, à partir de 1903, tantôt légitime l’abus » (p. 70). On l’a dit, selon
un « silence » s’établit progressivement sur D. Guignard, le cadre juridique colonial favorise
l’abus : la menace séparatiste que représentent l’abus, non seulement parce qu’il est peu contrai-
les milieux anti-juifs en Algérie, qui n’hésitent gnant, mais aussi parce qu’il contient des normes
pas à associer les populations indigènes à proprement abusives. Cette démonstration sup-
leur contestation de la République, ainsi que pose une définition morale de l’abus. Son corpus
la remise en cause du discours civilisateur, et est pourtant entièrement constitué des seules
donc de la légitimité coloniale, conduisent au « affaires » qui ont laissé une trace dans la sphère
ralliement des milieux parlementaires à la du droit : sanctions contre des élus municipaux,
colonisation, scellé par le voyage présidentiel contentieux fiscal, recours électoraux auprès du
du lénifiant Émile Loubet au printemps 1903. Conseil d’État, dénonciations ayant donné lieu
Malgré ces développements sur les méca- à une enquête administrative sont ici utilisés,
nismes du changement d’échelle de l’abus en bonne logique durkheimienne – mais sans le
algérien, du « scandale local » à l’affaire portée dire –, pour saisir « la limite du permis » (p. 14).
à la une des journaux nationaux, D. Guignard De cette première hésitation découle une
reste flou sur la question de la « singularité deuxième difficulté : l’auteur, dont le ton reste
algérienne » : il note parfois un « écart entre la modéré, en arrive à faire entrer dans sa défini-
métropole et l’Algérie » (p. 81) sur ce qui fait tion de l’« abus » des pratiques qui définissent
268 scandale et, à d’autres moments, « l’étroitesse la colonisation même en Algérie. Par exemple,
HISTOIRE POLITIQUE
y apparaît comme « un fait social total », où la pas l’habitude de rendre des comptes à l’évêque,
géographie physique et humaine, la démogra- de couvents dont le despotisme éclairé de la
phie, le genre, l’histoire religieuse et celle du fin du XVIIIe siècle n’a pas entamé l’autonomie.
politique sont mobilisés pour éclairer conjoin- Les chapitres II et VIII mettent en lumière
tement, loin de toute perspective téléologique, magistralement le processus de centralisation
les mutations du catholicisme chilien après et d’institutionnalisation territoriale de l’Église
l’Indépendance. Dans le quasi-désert historio- chilienne mis en œuvre par Valdivieso – non
graphique de l’histoire proprement religieuse sans difficultés. Car le territoire lui-même
de l’Amérique latine du XIXe siècle, l’auteur est un problème, dans un diocèse de plus de
réunit pour la première fois des données numé- 67 000 km2 qui compte en 1854 67 paroisses,
riques et s’appuie sur des statistiques pour dont huit seulement, celles de Santiago et
aborder aussi bien l’évolution des pratiques Valparaíso, peuvent être considérées comme
sacramentelles que celle des sociabilités catho- urbaines, et où la population rurale est très
liques ou des institutions ecclésiastiques. majoritairement dispersée. C’est de christiani-
La période couvre les années du long man- sation et d’administration ecclésiale, non de
dat (1845-1878) de Rafaël Valentin Valdivieso, sécularisation, qu’il est question, puisqu’il
élites catholiques et, de manière plus feutrée, rapports écrits, bientôt de l’imprimé périodique
à la Curie romaine. Le conflit religieux, où (le Bulletin ecclésiastique) –, d’atteindre les
s’affrontent sur le terrain politique, mais aussi fidèles les plus lointains par l’organisation de
social, partisans et opposants de la laïcisation « missions » pastorales et sacramentelles qui,
juridique, n’apparaît au Chili que tardivement, à partir des années 1870, sont aux mains des
contrairement aux cas mexicain ou colombien. rédemptoristes et des assomptionnistes d’ori-
Tout d’abord parce que, dans les premières gine française.
décennies de l’indépendance, les conserva- Ce faisant, il apparaît rapidement à cet
teurs au pouvoir, héritiers du patronat royal sur archevêque issu de la culture régaliste que
l’Église, partagent avec la hiérarchie ecclé- la romanisation est le moyen le plus sûr d’éta-
siastique et les élites l’idée que la religion est blir son autorité sur un clergé régaliste, de
nécessaire au maintien de l’ordre social et défendre les prérogatives de l’Église face au
moral ; le pragmatisme l’emporte de part et contrôle étatique, en somme d’instaurer sa
d’autre dans ce contexte « régaliste » où l’inter- souveraineté spirituelle dans une république
vention de l’État dans les affaires de l’Église catholique qui est aussi un État-nation. Une
fait partie, comme sous la monarchie, des attri- première frontière se dessine ainsi, entre spiri-
butions régaliennes, mais aussi d’une culture tuel et temporel, non sans conflits ponctuels à
politique qui ne fait pas de différence entre l’occasion desquels se définissent des compé-
vie civile et religion et est acceptée par la majo- tences juridictionnelles différenciées. L’ultra-
rité du clergé. Ensuite, et peut-être surtout, montanisme chilien n’est pas un intégrisme : il
en raison de l’insigne précarité institutionnelle est porté par une hiérarchie au républicanisme
de l’Église, qui contraste avec sa puissance sym- proclamé, par un Parti conservateur qui, à par-
bolique et avec la vitalité des formes sociales tir de 1857, fait des « libertés de l’Église » son
traditionnelles de la piété. cheval de bataille et que seule la défense de
Lorsque Valdivieso entre en charge, le tout l’exclusivisme catholique distingue du catholi-
nouvel archevêché, pourtant héritier d’un vieil cisme libéral d’un Montalembert, surtout par
évêché, n’a ni archives, ni palais épiscopal, ni les réseaux catholiques de l’élite aristocra-
même un secrétariat. L’« Église » n’est qu’un tiques de Santiago. Le chapitre III montre
composé hétérogène et peu territorialisé de « l’enracinement social du culte » sous la forme
vieilles corporations, de paroisses dont les curés, des confréries, modèle corporatif issu de
270 pas nécessairement issus du séminaire, n’ont l’Ancien Régime, qui n’entre vraiment en crise
HISTOIRE POLITIQUE
qu’à l’extrême fin de la période. Dans leur cas, toriographie religieuse et politique française,
le processus de sécularisation passe par la dis- mise au service de la construction d’une his-
tinction, voulue aussi bien par le Code civil et toire très novatrice dans le contexte chilien
sa définition de la propriété individuelle que et latino-américain, notamment parce qu’y
par une hiérarchie soucieuse de cantonner le affleure en permanence l’usage du compara-
religieux au culte, entre leurs fonctions pieuses tisme comme instrument d’analyse et de com-
et la gestion de leurs biens matériels – tension préhension des singularités nationales.
résolue par l’apparition des sociétés de secours
mutuels, dont l’initiative vient des corps de ANNICK LEMPÉRIÈRE
métier mais dont l’inspiration émane des
confréries.
Le chapitre IV aborde frontalement la thèse
centrale de l’ouvrage, à savoir que le processus Taline Ter Minassian
de sécularisation résulte largement de muta- Reginald Teague-Jones.
tions internes aux pratiques religieuses, dès Au service secret de l’Empire britannique
lors que les élites catholiques transitent d’elles- Paris, B. Grasset, 2012, 460 p. et 8 p.
Ces sources sont complétées par des entre- commence en 1910. Le deuxième chapitre
tiens avec des témoins des dernières années traite de cette période formatrice et liminaire
de la vie de Teague-Jones et avec les rares de son parcours, où l’on assiste à sa transforma-
historiens britanniques à s’être intéressés au tion en agent politique des services secrets,
personnage. Ce faisant, l’auteur attire l’atten- intégré dans l’Indian Political Service. Il y fait
tion sur tout un pan de sources britanniques l’expérience, sur le terrain, des complexités
peu connues en France. religieuse, sociale et linguistique de l’Inde et
Au centre de l’ouvrage se trouve une inter- y acquiert, en développant son regard, un cer-
rogation sur les enjeux de l’écriture d’une bio- tain savoir d’une « ethnographie participante »
graphie. La richesse des documents personnels, pratiquée par l’administration coloniale ; il
tout en étant un avantage, ne constituerait-elle apprend aussi le pachtou, le persan et « sans
pas aussi un piège que le personnage étudié doute quelques autres langues locales » (p. 87).
tendrait à l’historien, en essayant, d’outre- Ses carnets inédits datés de 1914-1915 décrivent
tombe, de « guider » son biographe. Consciente son service colonial dans ces régions straté-
de cette faille entre la surabondance de l’infor- giques et laissent entrevoir les enjeux liés à la
mation et sa partialité, l’auteur reconstruit avec maîtrise et au contrôle du territoire. En Inde,
britannique : l’auteur s’attarde sur leur situa- tration coloniale et ceux des renseignements
tion démographique et ethnique de « ville- durant la guerre. L’auteur y souligne surtout
monde ». Ainsi découvre-t-on Bouchire, l’un la spécificité de la frontière, espace colonial
des ports maritimes de Perse, ville arabe et à part et terrain d’essais pour les missions en
africaine par sa population, mais aussi d’autres solitaire dans les régions musulmanes. Dans ce
cités comme Krasnovodsk, Bakou, Achkhabad, sens, d’autres notions auraient pu être repen-
Constantinople, Tiflis, Liverpool ou Saint- sées en profondeur, par exemple le « contrôle
Pétersbourg. La biographie est « resserrée » du territoire » qui est systématiquement évo-
autour d’une période relativement courte, de qué dans l’ouvrage. Le chapitre se conclut par
1914 à 1922, durant laquelle le service de une synthèse sur la place de la frontière indo-
Teague-Jones se déroule d’abord dans la afghane dans les relations russo-britanniques,
région du Pendjab, ensuite en Perse et dans illustrant la volonté de l’auteur de maintenir
le Caucase, puis dans l’espace transcaspien et juxtaposés deux plans d’analyse – le local et
transcaucasien, en Asie centrale. L’adminis- l’international –, ce qui constitue l’un des
tration coloniale civile et militaire est ainsi aspects remarquables de cet ouvrage.
présentée, d’une façon novatrice, comme le Le troisième chapitre porte sur les événe-
théâtre de l’action des services secrets. ments de 1917, où Teague-Jones est envoyé
Le lien qui s’établit entre Teague-Jones et dans la région du golfe Persique pour y contre-
la Russie remonte à son enfance marquée « par carrer l’influence allemande, incarnée notam-
le voyage et l’aventure » (p. 26) qui l’amène, ment par Wilhelm Wassmuss, un « Lawrence
en 1902, de Liverpool à Saint-Pétersbourg. allemand », que Teague-Jones a pour mission
Une digression sur l’école allemande de cette de capturer. Sur fond de « guerre des espions »,
ville qu’il fréquenta fournit des éléments l’auteur traite de la situation politique perse,
utiles aux chantiers actuels de l’historiographie où la menace d’un « djihad germanique » tient
sur la vie des étrangers en Russie. À Saint- les Britanniques en alerte. D’autres agents bri-
Pétersbourg, en janvier 1905, il est le témoin tanniques sont évoqués sur les marges ainsi
du « Dimanche rouge » meurtrier qu’il décrit que leurs alter ego allemands. Mais la pré-
trente ans plus tard comme son souvenir le sentation que fait l’auteur suscite des interro-
plus impressionnant. gations sur le rôle et l’unicité de ce groupe
Le service indien de Teague-Jones, dans les traversé par des liens de solidarité. Il aurait été
272 zones tribales du Pakistan actuel, le Pendjab, utile d’interroger les formes de savoir orienta-
HISTOIRE POLITIQUE
liste véhiculé par ces agents : sur les méthodes juillet 1920, la Grande-Bretagne abandonne
de sa collecte (l’auteur évoque une ethno- le Caucase, mais elle y laisse nombre de ses
graphie politique), ses modèles, sa portée. agents pour des missions de renseignements,
Le quatrième chapitre évoque la mission y compris Teague-Jones. À partir de 1922, ce
de Teague-Jones au Turkestan russe en 1918, dernier devient un agent informel financé par
où l’agent secret multiplie les déplacements les réseaux privés du renseignement britan-
entre Bakou, Krasnovodsk et Achkhabad afin nique ; il s’éloigne des affaires touchant direc-
d’empêcher l’expansion communiste ainsi que tement à l’URSS. La narration, elle aussi, quitte
les actions turque et allemande. Représentant son point culminant pour résumer, dans les
politique de la Grande-Bretagne auprès de deux derniers chapitres, plusieurs décennies
l’éphémère gouvernement transcaspien, dirigé des missions de l’agent entre l’Inde et le
par les mencheviks et par les SR, membres du Moyen-Orient, l’Afrique de l’Est et l’Asie du
parti socialiste révolutionnaire, il participe à Sud-Est. L’auteur souligne les interdépen-
leurs côtés à la guerre contre les Rouges, cette dances entre les services secrets britanniques
« guerre des rails » dont le théâtre est essen- et le milieu des banques et de la finance, illus-
tiellement les chemins de fer. L’auteur déve- trant le caractère mercantile et commercial de
solitaires que la puissance britannique laissa milieux orientalistes coloniaux auraient été
sur le terrain. les bienvenues.
Le cinquième chapitre traite de la mission Teague-Jones observe le crépuscule de
de Teague-Jones à Bakou en 1919. T. Ter la puissance coloniale britannique et l’arrivée
Minassian tente d’élucider son rôle dans l’exé- de l’indépendance de l’Inde en 1947 depuis
cution des vingt-six commissaires en septembre l’Amérique, où il reprend un service officiel
1918 et mène une double enquête : elle réta- dans un système anglo-américain de rensei-
blit la succession des événements, mais suit gnement, tout en étant consul britannique à
aussi, pas à pas, l’élaboration de la légende New York chargé « des questions indiennes,
soviétique qui transforma l’agent britannique juives et communistes », de 1944 à 1950. Ses
en un symbole de l’impérialisme britan- correspondances postérieures attestent de
nique, notamment à travers le cinéma et son intérêt continu pour la frontière afghano-
l’iconographie. La destruction violente de pakistanaise et de sa méfiance à l’égard du rap-
ces images à l’époque postsoviétique donne prochement entre l’URSS et l’Afghanistan. Le
à réfléchir sur la facilité avec laquelle les livre se termine par le constat de la difficulté
pulsions identitaires investissent les terrains à percer à jour l’intimité du personnage.
liés aux mémoires. Au cœur de la narration se Cependant, grâce à cette biographie, nous
trouve l’histoire tragique de la ville de Bakou découvrons des pans entiers de l’histoire de
en 1918-1920 : ville cosmopolite, elle devient pays situés aux marges des grands empires
le théâtre de massacres de masse, tandis que la mais néanmoins au centre de leurs concur-
guerre civile se transforme en guerre ethnique rences. Elle nous rend également sensibles au
urbaine. Ainsi narrée comme une intrigue poli- rôle des acteurs peu connus et souvent invi-
cière, l’histoire de l’exécution des commis- sibles des politiques internationales, obligeant
saires se lit comme l’une des manifestations à considérer l’influence de ces réseaux secrets
d’un drame social et national. qui se confrontèrent dans les luttes autour des
En 1919, l’agent secret suit la retraite des frontières coloniales.
armées blanches jusqu’à Constantinople en
qualité de chargé de liaison des Britanniques, ANNA PONDOPOULO
avec le général Piotr Nikolaïevitch Wrangel
notamment ; il assiste ainsi au démantèle- 1 - Reginald TEAGUE-JONES, Adventures in Per-
ment des forces russes rescapées. À partir de sia, Londres, Gollancz, 1988. 273
COMPTES RENDUS
La dernière partie du livre s’intéresse aux dysfonctionnements dans les archives et les
éducateurs politiques et, plus particulièrement, conséquences qu’elle ne peut manquer d’avoir
aux responsables des izby-tchital’ni : les izbatchi. sur l’opération historiographique et l’écriture
Méfiante à l’endroit des paysans, la hiérarchie de l’histoire. Aussi son récit renvoie-t-il en
du Glavpolitprosvet préfère recruter parmi les permanence à l’échec. Réside ici la principale
instituteurs, les membres des Jeunesses com- limite de l’ouvrage qui, ce faisant, nous invite
munistes et les soldats démobilisés. La forma- à une entreprise stimulante : approfondir la
tion et la culture des éducateurs politiques réflexion méthodologique en vue d’échapper
sont abordées dans le sixième chapitre. Les aux pièges tendus par la documentation.
enseignements proposés s’avèrent souvent
très théoriques. Destinés à former les éduca- GRÉGORY DUFAUD
teurs politiques ou à améliorer leurs compé-
tences, ils ont aussi pour but de s’assurer de
leur fidélité au régime et au poste. Mais le
Stéphanie Roulin
turn-over reste important et l’incompétence du
Un credo anticommuniste. La Commission
le lecteur peut ainsi se demander pourquoi Les apports de cette recherche sont variés
certaines archives genevoises (SDN) n’ont pas et montrent tout le profit que l’on peut tirer
été sondées. De même, le choix des archives d’une histoire religieuse qui manie l’histoire
religieuses étudiées – exclusivement catho- politique dans une dynamique à la fois sou-
liques – n’est pas clairement justifié. Enfin et cieuse des contextes nationaux et des logiques
surtout, le lecteur aimerait savoir si les archives internationales. Trois grands domaines peuvent
du Komintern (notamment les séries concernant être signalés : l’histoire de l’émigration russe,
l’Internationale prolétarienne des Sans-Dieu), des relations internationales et de l’anti-
dont l’EIA ambitionnait d’être un double en communisme.
négatif, comprennent des éléments sur ces En ce qui concerne l’histoire de l’émigration
questions politico-religieuses. russe, cette recherche apporte de nombreux
L’ouvrage, rédigé dans une langue efficace éléments à la fois sur certaines personnalités
et très pédagogique, est clairement structuré. (en particulier le docteur Lodygensky qui
Après une brève introduction, S. Roulin déploie représente dans les années 1920 la Croix-
quatre parties, avant de rappeler les apports Rouge russe – ancien régime – à Genève), sur
de sa recherche dans une forte conclusion. La la petite mais active communauté russe ortho-
première partie propose une introduction sur doxe de Genève ou encore sur certains mouve-
l’EIA, organisation souple mais aux ambitions ments comme le Mouvement des travailleurs
tentaculaires. La deuxième partie est consa- chrétiens russes (MTCR) créé en 1931. Au-delà
crée à l’action religieuse de l’EIA avant 1933, de ces éclairages ponctuels, l’ouvrage illustre
qui se déploie dans le domaine diplomatique les relations entre l’émigration russe et les
et dans celui de la « propagande », notamment élites conservatrices européennes, et surtout
à partir de 1929 lorsque commence la grande le rôle de relais joué par certains émigrés dans
campagne internationale de dénonciation des l’information sur la Russie soviétique et sur les
persécutions religieuses en URSS. La troisième répressions. En plus d’informations directe-
partie illustre la naissance de la commission Pro ment reçues d’URSS, les membres russophones
Deo en 1933 sous l’influence des catholiques de l’E IA ont assuré un travail colossal de
allemands en lutte contre la libre-pensée dépouillement et de traduction de la presse et
prolétarienne. Cette nouvelle organisation, d’ouvrages soviétiques.
formée de membres des trois principales Quant à l’histoire des relations inter-
276 confessions chrétiennes (l’hypothèse d’une nationales, cet ouvrage illustre les tentatives
HISTOIRE POLITIQUE
diplomatiques de l’EIA et de Pro Deo auprès erreurs et les échecs sont imputés à Alfred
de la SDN, les pressions exercées dans diffé- Rosenberg et à la franc-maçonnerie européenne).
rents pays européens et aux États-Unis pour Finalement, ce que l’EIA ne parvient jamais à
empêcher la normalisation des relations (diplo- prendre – et en ce sens la conclusion sur la
matiques, économiques...) avec l’URSS. L’un « posture de défense, marquée par la pauvreté
des intérêts de la démonstration est d’articuler du contenu constructif » (p. 439) caractéris-
toujours très fortement ces actions diploma- tique de l’EIA, est tout à fait pertinente –, c’est
tiques aux contextes nationaux, notamment en un tournant « totalitarien » qui lui aurait per-
ce qui concerne la Suisse et l’Allemagne. mis d’affiner sa lecture du système communiste
Enfin, S. Roulin apporte un éclairage pion- dans une perspective à la fois plus comparatiste
nier sur l’anticommunisme religieux. Si, dans et plus constructive. Il conviendrait probable-
le domaine de la propagande, l’action de l’EIA ment, pour mieux comprendre cette brisure,
et de Pro Deo a été souvent limitée par un de creuser plus nettement la question de l’anti-
manque de rapidité et de moyens, certaines sémitisme.
innovations sont à mettre à son actif comme
l’exposition anticommuniste organisée par Pro LAURA PETTINAROLI
lendemain du 6 février 1934, auquel les Croix- souffle de la prédication évangélique a contri-
de-feu ont massivement pris part sans que de bué à préserver les Croix-de-feu d’une dérive
La Rocque n’imagine franchir le Rubicon, le vers le fascisme ». Cette approche n’est pour-
mouvement est désavoué par les autres ligues tant pas au cœur d’un ouvrage qui privilégie
qui dénoncent sa pusillanimité. Après sa disso- résolument l’analyse des pratiques à l’œuvre
lution, effective en 1936, le mouvement doit et constitue d’abord et avant tout une utile
se transformer en parti (le Parti social français), contribution au débat sur la « culture de
quand il s’était précisément voulu une expres- guerre », et plus largement sur les formes du
sion du politique sans la politique, en s’assignant, politique quand la politique entre en crise.
selon les termes de l’auteur, de « mobiliser pour Elle apporte à cet égard des développements
dépolitiser » (p. 379). souvent neufs, quand bien même ce travail
Ce mouvement est au cœur des polémiques d’ampleur doit à l’antériorité de l’ouvrage de
initiées par les travaux de Zeev Sternhell rela- J. Nobécourt, pareillement fondé sur les
tifs à l’existence d’un fascisme français 1 , papiers du colonel de La Rocque, d’avoir été
relayées par un ouvrage collectif dirigé par quelque peu défloré.
Michel Dobry qui pourfend la thèse, assez L’ouvrage accorde une importance majeure
l’auraient emporté 2. L’ouvrage prend appui tions entre individus et collectifs sont préci-
sur les travaux d’historiens anglo-saxons, sément régulées par les seules procédures du
dont Robert Soucy, qui conclut à l’existence droit et du commerce. Il se focalise principale-
d’un fascisme français, dont des Croix-de-feu, ment sur la forme du « mouvement », en rup-
puis le PSF feraient partie intégrante 3. Thèse ture avec les formes convenues du politique,
récusée par Antoine Prost qui invite à ne fournissant d’intéressants apports sur sa socio-
pas s’enfermer dans un débat nominaliste et logie et ses sections d’Alger, et montre com-
dépendant des définitions, nécessairement ment et pourquoi de La Rocque l’engage dans
évolutives, du fascisme 4. Certains des carac- une double voie originale, mais qui s’avère une
tères aujourd’hui tenus pour constitutifs du impasse. Un « en deçà caritatif » qui prend
fascisme, le parti unique en premier lieu, ne appui sur la tradition du christianisme social,
peuvent se retrouver que dans les fascismes permet une entrée des femmes dans le champ
au pouvoir. De même, et par définition, le politique ainsi redessiné et se perpétue dans
totalitarisme ne peut s’exprimer vraiment le PSF (extérieur au champ de l’étude). Mais,
avant la prise du pouvoir. Difficile dès lors de aussi bien, un « au-delà messianique » dont les
savoir si un parti qui n’est pas parvenu au pou- spectaculaires dramaturgies politiques visant
voir était ou non fasciste. À moins de s’en tenir, à asseoir une image de la force morale consti-
à l’égal de Z. Sternhell, à une histoire des tuent la meilleure expression. Au risque, effec-
idées, faisant peu de cas de leur réception tif quand adviennent les élections, de se situer
et des conjonctures qui l’autorisent ou, au dans un non-lieu politique condamnant à
contraire, la bornent étroitement. l’impuissance et dont le meilleur effet est
L’ouvrage d’Albert Kéchichian (qui reprend d’alimenter les craintes des antifascistes et de
la substance de son doctorat d’histoire) s’inscrit mieux les souder. Soit une réflexion à laquelle
dans ce débat réouvert. L’auteur, qui a pour- les analyses de la sociologie politique sur la
tant contribué à l’ouvrage dirigé par M. Dobry, césure, contemporaine, du champ militant et
se range ici aux côtés des témoins à décharge, du champ partisan pourraient bien faire écho.
à l’égal de Jacques Nobécourt dans son impo- L’ouvrage souffre un peu de s’interrompre
sante biographie du colonel de La Rocque 5 : quand les Croix-de-Feu se muent en PSF. En
« les fascistes ont voulu refonder l’unité de leur interdisant la réflexion sur les filiations mais
nation sur l’enthousiasme à livrer une guerre aussi sur les césures avec Vichy, quand bien
278 d’extermination. La fidélité de La Rocque au même elle est amorcée par l’analyse, de grand
HISTOIRE POLITIQUE
5 - Jacques NOBÉCOURT, Le colonel de La Rocque régimes totalitaires aussi bien que le désespoir
(1885-1946) ou Les pièges du nationalisme chrétien, social dont ils sont la conséquence obligent
Paris, Fayard, 1996. à imposer un adjectif au substantif de démo-
cratie : la démocratie substantielle, une ver-
sion dossettienne de la démocratie sociale et,
Enrico Galavotti plus exactement, une application des théories
Il Professorino. Giuseppe Dossetti tra crisi personnalistes à la démocratie. Dossetti tente
del fascismo e costruzione della democrazia ainsi de nourrir la nouvelle Constitution qu’il
1940-1948 a appelée de ses vœux – c’est un républicain
Bologne, Il Mulino, 2013, 886 p. convaincu – de ces théories nouvelles où, si
l’influence de Jacques Maritain et d’Emmanuel
Après avoir consacré un volume aux années de Mounier se fait sentir, pénètre également l’ex-
formation de Giuseppe Dossetti, l’un des plus périence de l’économie corporatiste du régime
influents dirigeants de la Démocratie chré- fasciste, qui a tant marqué la génération des
tienne (D C ) après la Seconde Guerre mon- économistes partisans du maintien de la régu-
diale 1, Enrico Galavotti aborde les débuts de lation étatique après la guerre.
l’engagement politique du juriste d’origine Dossetti entre donc dans la Démocratie
génoise, depuis l’entrée en guerre de l’Italie chrétienne avec des idées bien arrêtées
fasciste jusqu’aux élections législatives du concernant le rôle original que devrait jouer
18 avril 1948, triomphe de la DC. un parti catholique dont il a, dans un premier
Le 10 juin 1940 détermine la prise de temps, rejeté l’idée. Question de génération
conscience de Dossetti à l’égard du caractère sans doute. Né en 1913, Dossetti n’a pas connu
néfaste du régime, sa prise de distance d’abord la démocratie libérale, l’expérience du Parti
intellectuelle, sans réelle implication dans des populaire italien (lointain ancêtre de la DC). Il
activités antifascistes, avant que les débuts ne partage ni l’engagement, ni les convictions
de la « guerre civile » l’amènent à s’engager de la vieille garde du P PI – Luigi Sturzo
dans la Résistance. Diplômé en droit de l’uni- excepté, resté à gauche – dont Alcide De
versité de Bologne, Dossetti a continué ses Gasperi est le chef de file. Entre le président
études à l’université catholique de Milan, fon- du Conseil de 1945 à 1953 et le futur leader de
dée après la Première Guerre mondiale par la gauche démocrate-chrétienne, l’opposition
Agostino Gemelli, prêtre franciscain qui mène est forte. De Gasperi est un politique avoué 279
COMPTES RENDUS
– Dossetti est tout aussi « politique », mais que quelques mots à dire sur sa réflexion
inavoué – libériste, à savoir partisan d’une concernant l’Église et l’antisémitisme ? Si
orthodoxie monétariste, sensible surtout à Dossetti a créé un courant très influent qui ne
l’héritage des théories, de la pratique comme dit pas son nom, pourquoi ne pas s’attarder
de l’expérience de la classe dirigeante libérale plus sur la construction de son réseau, certaine-
d’avant 1922. De Gasperi veut un système ment antérieure à 1948 ? Enfin, doit-on prendre
primo-ministériel avec un parti sans courants pour argent comptant l’affirmation de Dossetti
tout entier derrière son chef, Dossetti souhaite selon laquelle il n’aurait découvert la respon-
l’expression démocratique de toutes les sen- sabilité des catholiques dans l’avènement du
sibilités politiques au sein du même parti, la fascisme qu’en lisant, pendant la guerre, la col-
reconnaissance du débat d’idées, pas seule- lection du périodique jésuite la Civiltà cattolica,
ment en interne. Si son hostilité au commu- alors même que l’Église a collaboré pleine-
nisme est des plus nettes et affichées, Dossetti ment avec le régime à partir de 1929, malgré
veut le combattre par la réforme sociale et des frictions postérieures ? On souhaiterait que
profiter de la majorité absolue démocrate- l’auteur offre vite une version plus synthé-
chrétienne pour imposer aux alliés laïques, tique et plus complète à la fois du parcours de
la trajectoire d’un acteur autour de la question « À la recherche des ‘forces vives’ », qui
plus générale de son rapport « aux élites » per- revient sur l’utilisation dans les discours du
met de dépasser la perspective simplement général de Gaulle de cette expression « bien
biographique et de ré-articuler le récit de cette floue » pour « grouper dans une même analyse
trajectoire autour de configurations historiques des phénomènes qui pourraient sinon paraître
et politiques successives. L’histoire « fil » passe dissociés » (p. 220).
alors au second plan au profit d’une histoire Ce même souci des discours de l’homme
relationnelle faite de rencontres, de soutiens, politique traverse la contribution de Marie-
d’incompréhensions et de rapports ambivalents. Christine Kessler qui s’intéresse, quant à elle,
Ce parti pris permet de poser la question à la question cruciale du rapport du général
plus générale du soubassement social d’une de Gaulle à la haute fonction publique. Elle
réussite politique, du rôle que jouent les analyse notamment la distinction qu’effectue
rapports entretenus avec différents groupes le chef d’État au sein des grands corps, entre
sociaux dans une biographie personnelle. « ceux qui conseillent et ceux qui agissent »
Cette perspective n’est alors jamais aussi heu- (p. 77). Sans nécessairement entrer dans le
ristiquement féconde que lorsque les contri- détail des formes différenciées de soutien des
teurs, au nom de la priorité du politique. L’échec Un mythe, au sens de G. Sorel, est en effet
de la Communauté européenne de défense de l’ordre d’une image emportant l’adhésion
(CED), qu’il jugeait irréaliste, marque la fin de immédiate de la volonté et provoquant sponta-
sa croyance en l’efficace de l’idée européenne. nément l’action, et non de la pensée ration-
La dernière période se caractérise par une nelle. Si l’Europe est un mythe politique, elle
défense plus modérée du projet d’union euro- échappe à la philosophie ou même à la réflexion
péenne, qu’il pense toutefois nécessaire à l’équi- théorique. Mais si, à l’inverse, elle ne parvient
pement nucléaire, à l’armement et à la croissance pas à devenir un tel mythe, susceptible de sup-
économique. R. Aron est cependant conduit planter la nation dans le cœur des hommes,
à réhabiliter plus directement l’héritage de elle n’est alors qu’une « idée d’intellectuels »,
la construction européenne à partir de 1966, pour reprendre les mots de R. Aron, ou une
par opposition au nationalisme de Charles « utopie », selon ceux de G. Sorel. Dès lors,
De Gaulle. Mais il continue alors de critiquer n’ayant pas d’efficace, elle perd aussi toute
la priorité accordée au juridique et à l’écono- valeur politique.
mique. À la fin de son œuvre, l’union euro- C’est ce qui explique que R. Aron puisse
péenne se trouve exclue de ses réflexions sur parfois apparaître comme le fervent défen-
Soucieux d’en restituer toutes les nuances, est ainsi porté à en conclure qu’il n’est pas
évolutions, voire circonvolutions, ainsi que tant un penseur de l’union européenne que de
d’en préciser le contexte stratégique, il ne l’Europe des nations, et pas tant de la nation
tente jamais d’en constituer une illusoire et que de la guerre. Le concept aronnien de guerre
anachronique synthèse qui viserait à prouver limitée, découvert chez Carl von Clausewitz,
que R. Aron était pro- ou anti-européen. qui suppose le primat du politique sur le mili-
Une fois écartées ces catégories trop simples, taire, constitue le principal thème théorique
que nous apprennent les réflexions de R. Aron de l’ouvrage de J. Mouric.
sur l’Europe? Si l’on peut douter que cet ouvrage Tout en relevant de l’histoire des idées
offre la présentation annoncée de la « philoso- politiques, ce travail ne s’inscrit pas dans l’une
phie aronnienne de l’Europe » (p. 19), cela ne de ses deux grandes traditions, l’histoire philo-
semble pas imputable à l’auteur mais à l’absence sophique ou conceptuelle des idées et l’his-
d’une telle philosophie. Cette absence ne tient toire sociale des idées, ni dans l’un de leurs
pas seulement au caractère changeant des idées possibles croisements. La méthode adoptée
de R. Aron sur l’Europe, qui pourraient être l’éloigne d’abord de la seconde, car elle consiste
l’expression d’une pensée en formation. Elle presque exclusivement en une étude de l’œuvre
n’est pas due non plus au caractère manifeste- de R. Aron, parfois éclairée par celle de ses
ment stratégique de ses usages de l’idée euro- interlocuteurs. L’ouvrage s’ouvre sur le pre-
péenne, qu’il semble toujours mobiliser en vue mier texte publié par ce dernier, en 1926, et
d’autre chose ou par opposition (que ce soit au s’achève avec le dernier, en 1983. Se refusant
communisme ou au nationalisme), et jamais à toute exploration biographique, J. Mouric ne
pour elle-même. Elle tient d’abord à ce qu’il ne décrit en outre jamais les milieux sociaux dans
pense sans doute pas qu’un autre type d’usage lesquels R. Aron évolue, ni celui dont il est
politique de l’idée d’Europe soit possible. issu. Bien que l’ouvrage vise à « resitu[er] dans
En effet, dès les années 1930, les variations l’histoire » (p. 19) la pensée de R. Aron, c’est
de l’intérêt de R. Aron pour l’idée européenne de l’histoire des relations internationales, ryth-
sont corrélatives de sa croyance en son apti- mées par les événements militaires et diplo-
tude à jouer le rôle d’un mythe politique, au matiques, dont il s’agit ici, et non de l’histoire
sens que Georges Sorel donne à ce terme. Or sociale des intellectuels.
ce cadre sorélien rend impossible la constitu- Mais le livre ne propose pas non plus une
tion d’une philosophie de l’union européenne. lecture interne des textes de R. Aron, visant à 283
COMPTES RENDUS
montrer l’élaboration progressive d’une réflexion l’attention du lecteur) et ses défauts (le
sur l’Europe à travers ses articles de circonstances raccourci et parfois la caricature, l’économie
et ses analyses systématiques. S’il n’est pas sûr extrême de l’argumentation qui, dans le détail,
que la question de l’Europe se prête, prise iso- abrite parfois des contradictions).
lément, à une telle lecture, elle n’est pas non La thèse du livre est tout entière dans
plus intégrée à une étude approfondie des posi- son titre : en France, les « intellectuels anti-
tions théoriques plus générales de R. Aron, totalitaires » post-soixante-huitards se sont
la mise en contexte politique des idées étant taillé la part du lion médiatique et politique
privilégiée à l’étude conceptuelle. Ce choix en agitant un thème défraîchi et d’ailleurs
n’empêche pourtant pas l’auteur de proclamer vain – le « totalitarisme » – dont ils usèrent
R. Aron l’éternel vainqueur de ses débats intel- contre l’Union de la Gauche. Selon l’auteur,
lectuels : pour J. Mouric, R. Aron a compris que ces clercs étaient à la traîne au regard de leurs
la pensée d’Émile Durkheim était dépassée, a confrères britanniques ou américains qui
« résolu la question [wébérienne] de la guerre avaient épuisé depuis longtemps les charmes
des Dieux » (p. 74), montré que son projet du concept. Ces derniers en avaient aussi
européen était « plus cohérent » que celui éprouvé les limites, les instrumentations de la
Carl Schmitt (p. 261), qui aurait lui même nisme philo-soviétique commença à y épuiser
« implicitement [reconnu] la supériorité du ses effets dans le sillage du mouvement de
jugement aronien » (p. 263). Sans doute cet Mai 1968, nombre d’intellectuels européens
ouvrage, qui offre un éclairage inédit sur le plongèrent dans la radicalité révolutionnaire et
cheminement des idées politiques de R. Aron, s’éloignèrent de la critique antitotalitaire de
aurait-il aussi bénéficié d’un regard plus dis- leurs aînés.
tancié sur son objet, que pouvaient apporter Les intellectuels ciblés par Michael
l’histoire sociale ou philosophique des idées. Christofferson figurent surtout dans le péri-
mètre un peu élargi de ceux qui firent
FLORENCE HULAK la « deuxième gauche », dont il ne retient
d’ailleurs que quelques héros comme Paul
Thibaud, Jacques Julliard, Pierre Rosanvallon
Michael Scott Christofferson et F. Furet. La « nouvelle philosophie »,
Les intellectuels contre la gauche. L’idéologie réduite à deux ou trois ouvrages, La barbarie
antitotalitaire en France (1968-1981) à visage humain de Bernard-Henri Lévy et La
trad. par A. Merlot, Marseille, Agone, cuisinière et le mangeur d’hommes ainsi que Les
[2004] 2009, 445 p. maîtres penseurs d’André Glucksmann, est
également au cœur des développements. Une
Sur la couverture de cet ouvrage se déroule pré-histoire évoque le bouillon de culture du
une liste de personnalités ayant illustré l’in- virus antitotalitaire autour de Claude Lefort et
telligentsia française des années 1968-1981. Cornelius Castoriadis. L’ensemble de l’ouvrage
Quelques-unes sont curieusement suivies s’efforce de montrer que l’antitotalitarisme fut
d’une croix mortuaire et ce lapsus éditorial au centre du débat intellectuel à partir de la
n’est pas sans informer sur la signification, à publication de L’archipel du Goulag et qu’il
peine dissimulée, d’un ouvrage qu’une fois dévoya les intellectuels qui furent dès lors
lecture faite, on peut considérer sans mal entraînés vers le libéralisme, voire la réaction.
comme un jeu de massacre. Car ce livre, pour- La veine pamphlétaire s’appuie sur une
tant issu d’une thèse, présente toutes les pro- histoire des idées très traditionnelle dont la
priétés du genre pamphlétaire, avec ses documentation est issue de la lecture, au
qualités (un évident sens de la synthèse et de demeurant très pointilleuse, de corpus réduits :
284 la formule, une vivacité du propos qui retient en grande partie Esprit et Le Nouvel Observateur,
HISTOIRE POLITIQUE
avec quelques coups de sonde dans des revues, ment des concepts les uns par les autres sur
quotidiens et périodiques contemporains. À la longue durée. M. Christofferson néglige
quoi s’ajoutent évidemment les ouvrages étu- cependant un ressort décisif de ce qu’il
diés de façon plus fouillée, comme dans le cas appelle, de façon beaucoup trop réductrice et
du chapitre consacré à F. Furet où l’on trouve univoque, l’« antitotalitarisme » : la chape de
d’excellentes analyses de certains écrits de plomb marxiste et de tous ces dérivés qui
l’historien et une vaste bibliographie secon- pesaient sur les débats intellectuels français
daire, française et américaine, qui, malgré depuis l’après-guerre. On ne comprend rien à
quelques lacunes (par exemple sur l’affaire ce qui surgit dans les années 1970, et qui semble
Kravchenko, sur Augustin Cochin ou, plus si condamnable aux yeux de M. Christofferson,
généralement, sur l’histoire des clercs progres- si l’on ignore cette donnée fondamentale. Chez
sistes de la période, voire sur l’histoire du parti F. Furet, la découverte, avec tous ces excès et
communiste), est impressionnante si on la même un souci de provocation chic, des histo-
compare à ce que l’on trouve dans certains riens « libéraux », voire contre-révolutionnaires,
ouvrages français laissant à l’écart tout un pan de la Révolution française fut une libération
de la production anglo-américaine. par rapport à la doxa « jacobino-marxiste ».
s’intéressent principalement n’avaient guère avaient été mises au jour depuis bien long-
de sympathie pour le communisme, dont ils temps. Mais entre ce que l’on sait et ce dont
étaient parfois issus comme dans le cas de on prend conscience, entre ce qui est dit et ce
F. Furet, et qu’ils voyaient d’un œil plutôt qui peut être entendu, il est des marges qui
favorable toute entreprise politique ou intel- expliquent la manière de perpétuel recom-
lectuelle visant à réduire l’emprise dont celui- mencement qu’ont été les « révélations » suc-
ci disposait encore sur toute la gauche. Mais la cessives du totalitarisme communiste. Il n’est
plupart savaient aussi que le PCF des années d’ailleurs pas certain que cette histoire soit
1970 n’était plus celui des années 1950 et que tout à fait achevée, les oublis ou les atténua-
son déclin, amorcé dès les années 1960, était tions ouvrant droit à autant de nouveaux rap-
inéluctable. Le caractère dépassé du commu- pels à l’histoire. Si Alexandre Soljenitsyne ne
nisme fut d’ailleurs un grand thème de débat dégagea aucune vérité positive nouvelle, il
à gauche en ces années que M. Christofferson n’en fut pas moins un point de cristallisation,
eût pu mettre au jour avec un peu plus de arrivant à point nommé, au beau milieu des
persévérance. La crainte de l’arrivée au pou- années 1970, pour « révéler » ce que le plus
voir des communistes, surtout après les élec- grand nombre savait malgré les dénégations
tions législatives de 1978, ne fut qu’un ou les occultations entretenues par la culture
fantasme cultivé par les intellectuels de droite, politique des communistes et de leurs alliés.
voire par une toute petite frange des intellec- Au lieu de s’en prendre à l’écrivain russe comme
tuels de gauche étudiés par M. Christofferson. on s’en prend presque à un plagiaire, et à ses
Son histoire politique des intellectuels, dans thuriféraires français comme à des manipula-
la veine la plus classique du genre, notamment teurs, M. Christofforson aurait eu mieux à faire
telle qu’elle se faisait dans les années 1980, à nous rendre compte de ce phénomène qui
souffre d’un inconvénient majeur : ne pas ne toucha pas qu’une poignée de misérables
prendre au sérieux les œuvres ou réduire celles- intellectuels.
ci au simple état d’armes politiques. Cette Si l’auteur avait été plus soigneux dans son
conception agonistique du débat intellectuel histoire sociale des intellectuels, qu’il prétend
a, il est vrai, le mérite d’insérer les œuvres dans pourtant mettre en œuvre, il aurait aussi dû
le temps court et de ne pas se satisfaire de la s’arrêter davantage à l’analyse des controverses
description des grandes orientations de la vie qu’il ne fait que relever, comme en passant. Il
des idées en ne considérant que l’engendre- aurait été alors en mesure de mieux éclairer 285
COMPTES RENDUS
les positions des uns et des autres, les dépla- rants de la pensée morale et politique contem-
cements et les dynamiques. En adoptant un poraine et une réflexion philosophique
« principe de symétrie », au sens où l’entendent brillante sur les métamorphoses de l’idéal
historiens et sociologues des controverses, et moderne d’autonomie. Les huit chapitres de
non une illusoire neutralité, il eût alors été en l’ouvrage peuvent se lire comme autant
mesure de rendre compte des options et des d’introductions à la pensée politique de la
itinéraires des clercs dont il retrace l’histoire seconde moitié du XXe siècle : le marxisme,
idéologique. De même passe-t-il à côté de le libéralisme, l’école straussienne, l’école
toute une série d’institutions dessinées en rawlsienne, la pensée communautarienne, le
quelques phrases, comme le Comité inter- républicanisme, la théorie critique et la pensée
national des mathématiciens, qui lui eussent féministe sont présentés tour à tour, de façon
permis de mieux pister les origines et les très claire, dans une perspective qui privilégie
modalités de la critique du totalitarisme la question de leur développement interne,
soviétique. Ainsi est-on curieux de connaître sans pour autant ignorer les relations souvent
davantage la nature des relations entre conflictuelles que ces courants ont entretenues
dissidents de l’Est et intellectuels français, les uns avec les autres. La dimension philoso-
marxisme, apparaîtraient des lignes contrastées tralité nous semble d’emblée contredite par la
et, dans certains cas, opposées (entre le maté- revendication de la prise en compte de ce que
rialisme dialectique classique et celui de Louis le genre fait à la pensée. La neutralité et le
Althusser, par exemple, auquel C. Spector genre, c’est le moins que l’on puisse dire, ne
consacre de très bonnes pages). L’image est font pas bon ménage.
forte, certes, mais pourquoi conférer à Rousseau Autrement dit : dans quelle mesure ce
l’exclusivité d’un tel statut ? N’est-ce pas, livre, par-delà la cartographie qu’il dessine,
après tout, le propre des classiques d’aider à réussit-il à faire véritablement œuvre histo-
mieux comprendre leurs successeurs ? Il y rienne, si tant est que l’histoire intellectuelle
aurait, toutefois, une singularité de Rousseau : vise une certaine neutralité, au moins à titre
sa position critique au sein des Lumières lui d’idéal, dans l’exposé des thèses en présence ?
permettrait de révéler, mieux que les autres L’engagement de l’auteur au service d’une
philosophes du XVIIIe siècle, le sens des thèses thèse sur l’autonomie va à l’encontre, me
sur l’autonomie soutenues au XXe siècle. Ainsi semble-t-il, de sa prétention à l’objectivité. Si
Rousseau permettrait-il de « mettre à l’épreuve les débats intellectuels du siècle passé consti-
une nouvelle manière, méta-interprétative, tuent assurément des objets pour l’historien,
l’histoire de la philosophie contemporaine est- qui composent l’ouvrage une histoire politique
elle justifiée ? Est-il légitime d’en faire l’opé- des débats intellectuels de la seconde moitié
rateur d’une approche objective des positions du XXe siècle.
philosophiques en conflit sur le sens advenu Le premier chapitre semblerait pourtant
du projet des Lumières ? tout indiqué pour introduire une approche his-
Les qualités éminentes de ce livre rendent torique : à travers l’étude des usages que firent
d’autant plus nécessaire de se demander si de Rousseau les marxistes français des années
l’usage qui y est fait de Rousseau est aussi 1960 et 1970, puis les réformateurs (althus-
neutre que l’on veut bien nous le dire. Si ce sériens, notamment, mais aussi italiens) et,
postulat pose problème, c’est que l’auteur met enfin, les marxistes analytiques – Gerald
son panorama des polémiques du XXe siècle au Cohen, un représentant éminent de ce courant,
service d’une thèse en formation sur le sens est absent – sont brillamment rappelées les
véritable de l’autonomie. De fait, c’est le grandes mutations idéologiques du marxisme
dernier prisme (« Le prisme féministe »), inté- depuis 1945, sans, curieusement, que leurs
grant les apports de la théorie critique dans causes historiques soient à aucun moment évo-
sa version habermassienne, qui est le plus quées. Comme son Rousseau, le Karl Marx de
proche de la position de C. Spector : « il s’agit C. Spector est très clairement au-dessus de
de conjoindre autonomie et sollicitude, afin de la mêlée : en dépit de la onzième thèse sur
ne pas avoir à les assigner différentiellement Ludwig Feuerbach, les marxistes du XXe siècle
aux deux sexes ». C’est bien une thèse norma- semblent n’avoir cessé d’interpréter le monde
tive : « À l’autonomie comme idéal masculin, mais, à lire Au prisme de Rousseau, ils n’ont que
associé à l’injonction libérale à la performance, peu contribué à le transformer.
il faut préférer le moi en communauté (self in La même remarque s’applique à la lecture
community) : le sujet ne se comprend légitime- qui est faite des thèses du camp adverse, celui
ment qu’inséré dans un réseau de relations des « libéraux antitotalitaires » (chap. 2) : on
voué à favoriser le souci d’autrui et de la chose peut comprendre que ces derniers aient eu du
publique » (p. 271). Nous n’interrogerons pas mal à faire de Rousseau un héros positif, obsé-
cette thèse pour elle-même, mais le fait qu’elle dés qu’ils étaient par un spectre de la Terreur
nous soit présentée comme le résultat neutre que la guerre froide ne fit bien évidemment
d’un travail d’histoire de la philosophie sur les qu’amplifier, mais cette persévérance dans la
usages de Rousseau. Cette prétention à la neu- critique possède aussi des causes historiques 287
COMPTES RENDUS
qu’il eût été intéressant d’analyser. C. Spector entend défendre. Ainsi, dans leur débat avec
excelle à retracer la discussion de Rousseau par John Rawls, les communautariens auraient-ils
les libéraux, depuis Benjamin Constant jusqu’à pu faire, nous est-il suggéré, un meilleur usage
John Chapman – ce dernier occupant une place de Rousseau : « Pour autant, la critique du
à part, puisqu’il fait de Rousseau, contraire- libéralisme a beaucoup à gagner des leçons
ment à tous les autres, un libéral –, sans oublier de Rousseau » (p. 146). On peut être d’accord
bien sûr Isaiah Berlin. Mais, dans ce chapitre avec ce jugement et, néanmoins, éprouver une
comme dans les autres, elle ne parvient pas à légère gêne en tant qu’historien des idées :
conférer à son propos une dimension histo- est-il de bonne méthode historique de dire à
rique. Ainsi, par exemple, l’analyse philoso- Michael Sandel et à Michael Walzer, qui font
phique qu’elle propose de la distinction entre un usage globalement négatif de Rousseau,
les deux libertés, négative et positive, est inté- qu’ils auraient pu – ou dû – en faire un usage
ressante, mais rien n’est dit du contexte qui globalement positif ? L’histoire de la philoso-
conduisit à en faire l’un des lieux communs phie penche ici clairement du côté de l’her-
de la pensée politique contemporaine. Rien méneutique : c’est parfaitement légitime, mais
non plus sur les évolutions du marxisme en alors pourquoi recourir à l’emploi du terme
La méthode adoptée par C. Spector entend voir instituant, le réduisant à un facteur parmi
montrer que de telles stratégies ne relèvent d’autres du monde humain, également soumis
pas d’une histoire des idéologies, mais d’une à l’empire des causes sociales enfin émancipées.
philosophie de l’idée moderne d’autonomie. C’est là un mythe disciplinaire persistant, dont
Il s’agit, somme toute, de départager les l’emprise tient sans doute au fait qu’il permet
différentes écoles contemporaines issues des d’expliquer à moindre frais la genèse et l’iden-
Lumières en fonction de leur réponse à une tité de la sociologie, pensée comme un renver-
unique question : faut-il continuer à vouloir sement de la philosophie politique héritée. Or
former des individus autonomes ? Précisons le le grand intérêt et l’actualité des cours sur l’État
sens de cette question : dans quelle mesure que Pierre Bourdieu a donnés au Collège de
une telle ambition morale et politique est-elle France à la fin des années 1980 est de faire
compatible avec l’idée, cruciale dans le fémi- comprendre jusqu’à quel point ce mythe, pour
nisme du care (ou de la sollicitude), que nous bien fondé qu’il soit dans l’organisation insti-
sommes aussi, fondamentalement, des êtres tutionnelle, ne procède pas moins d’une simpli-
dépendants ? Si les disciples de L. Strauss
fication, voire d’une profonde incompréhen-
considèrent que, « [c]omme désir de donner
sion, du projet sociologique. C’est donc avec
« l’amour de l’égalité » (p. 101), une féministe breux articles publiés à leur suite ne rendaient
comme Martha Nussbaum voit dans la pitié pas perceptible comme tel : en s’intéressant à
rousseauiste une notion capable de repenser cet objet dont il confesse n’avoir pas osé, jusque-
l’autonomie à partir de « la vulnérabilité parta- là, écrire le nom, P. Bourdieu ne se borne pas,
gée » (p. 258). Loin de la neutralité annoncée en effet, à faire revenir l’État dans la socio-
par son sous-titre, Au prisme de Rousseau pré- logie, à l’instar du courant qui a marqué la
sente de façon philosophiquement engagée science politique à partir des travaux de Theda
la matière de la querelle des Lumières au Skocpol, mais opère un retour sur la sociologie
XXe siècle. Ce livre est, à ce titre, une excel- elle-même, dont il dévoile les liens ambiva-
lente propédeutique aux paradoxes contempo- lents qui la rattachent à l’État comme à la condi-
rains de l’autonomie, une intervention nourrie tion lui permettant de mieux se comprendre.
d’histoire de la philosophie, mais d’une autre C’est que le projet sociologique, du moins dans
nature que cette dernière, dans un débat la synthèse que P. Bourdieu a toujours essayé
crucial pour la pensée morale et politique du de proposer, est porté par «une prétention démo-
XXIe siècle. niaque tout à fait analogue à celle de l’État »,
à savoir « construire la vision vraie, plus encore
LUC FOISNEAU qu’officielle, du social » (p. 70). Tel est le prin-
cipe de cette rivalité mimétique qui caracté-
1 - Voir Catherine AUDARD, Qu’est-ce que le libé- rise les rapports entre l’État et la sociologie, le
ralisme ? Éthique, politique, société, Paris, Gallimard, premier se constituant comme le point de vue
2009, chap. IV, pour une autre approche de la
englobant où se donne à voir cette totalité sociale
question de l’autonomie.
que la sociologie entend seule pouvoir saisir,
en objectivant la pensée même de l’État. Bref,
Pierre Bourdieu « s’il est vrai que l’État est méta », alors la socio-
Sur l’État. Cours au Collège de France, logie est toujours « méta-méta » (p. 94) : elle
1989-1992 doit aller avec l’État au-delà de l’État pour
Paris, Le Seuil/Raisons d’agir, 2012, découvrir cette vérité du social qu’il prétend
656 p. connaître parce qu’il contribue à l’instituer,
mais qui ne peut se donner comme telle qu’à
On considère souvent la sociologie comme la partir de l’antagonisme que la sociologie instaure
science qui a destitué le politique de son pou- en le dédoublant. C’est bien ce qui destine la 289
COMPTES RENDUS
sociologie à s’accomplir dans une analyse cri- en change alors le sens, on ne peut pas non
tique de l’État. L’arc de l’enquête est ainsi plus en retracer la genèse sans la focalisation
tendu entre la définition de l’État qui ouvre wébérienne sur ces « agents sociaux » qui, tels
le premier séminaire et la reconstruction histo- les juristes, « ont fait l’État et se sont faits comme
rique qu’elle oriente de la genèse et du fonc- incarnation de l’État en faisant l’État » (p. 199).
tionnement de l’État moderne, au terme de C’est bien vers ce point focal de la domination
laquelle le projet sociologique se laisse saisir symbolique que P. Bourdieu voit converger
comme tel. ses recherches sur le « système scolaire », y rat-
La définition liminaire donnée par tachant son analyse des « rites d’institution »
P. Bourdieu, qui dit préférer les « concepts dans les sociétés traditionnelles, pour repenser
flous et provisoires » (p. 238) à la rigueur philo- ainsi l’école comme le lieu où s’opère cette
sophique durkheimienne, résume le dépla- transformation politique du mental qui carac-
cement essentiel qui s’opère dans ces cours térise le projet moderne. Par là on voit jusqu’à
et l’effet de synthèse qu’il produit. En recen- quel point l’État n’est pas seulement l’opéra-
trant l’activité de l’État sur le « monopole de teur de transformation des catégories sociales,
la violence symbolique légitime » (p. 14), puisqu’il affecte aussi les catégories sociolo-
travaux antérieurs : ayant compris que dans son à savoir la société kabyle, ces cours prouvent,
article sur le pouvoir symbolique il avait parlé au contraire, que l’habitus ne porte en son
« de l’État sans le savoir » (p. 288), il est à pré- sein aucune nostalgie d’un cadre traditionnel,
sent en mesure de rapporter à l’État ce confor- puisqu’il se transforme en devenant un produit
misme moral et logique qu’Émile Durkheim étatique : contingence historique et conflits
avait d’abord fait remonter à l’institution reli- politiques sont alors moins absents qu’oubliés,
gieuse de la société. C’est ainsi que l’émanci- l’habitus étatique incorporant une réflexivité
pation moderne du social se révèle être, en passée que la sociologie a justement pour tâche
réalité, son institution politique. Ce que la de réactiver au présent, afin de restituer les
société faisait auparavant sans le savoir, elle sociétés modernes à leur historicité propre.
ne peut maintenant le savoir qu’en cessant, en Telle est alors la « thèse » centrale que
réalité, de le faire : si la société pense, c’est que P. Bourdieu entend « mettre à l’épreuve » de
l’État la fait penser, la sociologie ayant juste- l’histoire : inversant « l’inversion inconsciente
ment à mesurer, installée dans l’entre-deux, le des causes et des effets » qui fonde tant le mythe
sens et les limites de cette politisation moderne sociologique qu’une certaine « vision démo-
du social. cratique » (p. 60), il se propose de montrer que
Il n’est alors pas surprenant qu’un cours l’État conçu comme communauté de citoyens
sur l’État commence par nous parler du calen- vivant, parlant et travaillant ensemble sur un
drier : les catégories mêmes de la pensée sont même territoire – ce qu’il appelle l’« État 2 » –,
devenues, en effet, étatiques, et d’abord la struc- loin d’être cause première, est en réalité le résul-
ture de la temporalité, s’il est vrai que celle-ci tat de l’activité de l’État conçu comme autorité
n’existe sous la forme d’un temps public, où souveraine et pouvoir central – l’« État 1 » :
l’historicité moderne vient s’ordonner, que « l’État 1 se fait en faisant l’État 2 », voilà « le
parce que l’État l’a ainsi constituée et symbo- modèle de la genèse de l’État » (p. 197). Si on
lisée. C’est donc l’idée d’une constitution du peut certes s’interroger sur le privilège accordé
social par la domination symbolique de l’État à la France et regretter l’absence d’un véritable
qui résume l’effort synthétique caractéristique point de vue comparatif, par suite d’un modèle
de la sociologie de P. Bourdieu. En effet, si épistémologique du « cas exemplaire » que
on ne peut penser la « domination de l’État », P. Bourdieu reprend à É. Durkheim et Marc
chère à la « tradition marxiste », qu’en introdui- Bloch pour l’opposer à celui, alors dominant,
290 sant la « tradition durkheimienne » (p. 268), qui de la « comparaison universelle des formes
HISTOIRE POLITIQUE
d’États » (p. 143-144), on doit néanmoins sou- Lawrence Friedman et Mark McGarvie 1, il
ligner l’effort déployé pour dégager la logique n’existait pas de recherche à la perspective
historique qui a présidé à l’émergence de l’État aussi large. L’ambitieux ouvrage que signe
moderne, comme concentration progressive et Olivier Zunz vient donc à point nommé pour
emboîtée de capital physique, économique, combler cette lacune.
informationnel et symbolique, évoluant de la L’un des aspects les plus remarquables de
forme dynastique à la forme bureaucratique, la philanthropie américaine, insiste d’emblée
jusqu’à cet État-providence dont P. Bourdieu O. Zunz, est son caractère massif et populaire.
commence à enregistrer la crise. Explicitant le Loin d’avoir été l’apanage des élites fortunées,
rôle joué par la pensée sociologique dans la elle a progressivement irrigué l’ensemble de
naissance de l’État social, à travers la critique la société. C’est cette énigme de la « démo-
de l’idéologie libérale et la redéfinition consé- cratisation » de la philanthropie au cours du
quente d’un certain nombre de catégories XXe siècle qu’interroge O. Zunz tout au long
anthropologiques cardinales, telle l’idée de de l’ouvrage. Comment le don – de temps,
responsabilité, P. Bourdieu clarifie le sens d’énergie, d’argent – a-t-il pu devenir un réflexe
même de l’engagement sociologique. Par la chez des individus de toute origine et de toute
sur lesquels repose l’État social, contribuant iné- nées du besoin éprouvé par les citoyens les
vitablement à la « destruction de cette construc- plus modestes, au tout début du XXe siècle, de
tion centenaire » (p. 571), P. Bourdieu nous faire face aux aléas de l’existence et d’amélio-
montre qu’au miroir de l’État c’est non seule- rer leur condition, en donnant régulièrement
ment le fondement théorique de sa sociologie à des caisses œuvrant pour leur communauté.
qui s’éclaire, mais encore sa norme critique Les associations de masse se sont ainsi déve-
implicite, et par là sa visée politique, celle qu’il loppées parallèlement aux fondations des riches
ne tardera pas à incarner dans les dernières magnats de l’industrie. L’essor des dons ne
années de sa vie. s’est pas simplement nourri de l’importation,
dans la sphère philanthropique, des techniques
FRANCESCO CALLEGARO d’investissement chères aux managers des
grandes entreprises, il a aussi été alimenté par
le désir des plus pauvres de se constituer une
Olivier Zunz épargne collective, affranchie des bonnes
Philanthropie en Amérique. œuvres des plus riches, qui constituait un filet
Argent privé, affaires d’État de sécurité salvateur en ces temps exempts de
Paris, Fayard, 2012, 376 p. toute protection sociale. Mais l’un des princi-
paux apports de cette recherche est de montrer
Il manquait, dans la vaste littérature consacrée que la vitalité de la « société civile », que célèbre
à la philanthropie aux États-Unis, un ouvrage l’auteur, tire également sa force des disposi-
capable d’embrasser la longue histoire des tions réglementaires et judiciaires adoptées,
formes organisées et institutionnalisées de don, tout au long du XIXe et du XXe siècle, par les
depuis l’émergence des pratiques charitables juges et les autorités fédérales américains.
postérieures à la guerre de Sécession, dans les O. Zunz montre ainsi que le desserrement
années 1870-1880, jusqu’aux investissements progressif, après la guerre de Sécession, des
« sociaux » inspirés des pratiques du monde contraintes exercées par les juges sur les testa-
de la finance des années 2000, en passant par teurs a joué un rôle prépondérant dans l’essor
les programmes des grandes bureaucraties de de la philanthropie. Une subtile distinction,
l’action philanthropique (les fondations) des établie en 1867, entre « la sensibilisation de
années 1930-1960. Hormis le livre, déjà ancien, l’opinion publique » (jugée légale) et « l’appel
de Robert Bremner et le collectif dirigé par au changement de la loi en place » (jugée illé- 291
COMPTES RENDUS
gale) permit ainsi aux tribunaux d’approuver philantropiques au service de ses propres objec-
des legs dont les auteurs avaient pris soin de tifs – contrôlant ainsi étroitement, tout autant
masquer, derrière l’affichage d’une simple que légitimant, les initiatives des donateurs.
ambition éducative, leurs objectifs politiques – Malgré les tentatives de l’administration fédé-
comme la volonté de lutter contre la ségréga- rale, sous Franklin Roosevelt (1933-1945), pour
tion. L’introduction dans la loi, en 1934, de défaire le lien unissant antérieurement la puis-
la distinction, établie par les tribunaux, entre sance publique aux organisations philanthro-
« éducation » et « militantisme politique » consa- piques, en privilégiant la gestion directe, par les
cra ce tournant jurisprudentiel, encourageant autorités publiques, d’ambitieux programmes
les Américains, et notamment les plus fortu- de lutte contre la pauvreté et contre le chô-
nés, à financer des activités en faveur du « pro- mage de masse, force est de constater, souligne
grès social ». Les déductions fiscales offertes O. Zunz, que l’ampleur du défi conduisit les
aux auteurs de libéralités jouèrent également autorités à sous-traiter une bonne partie de
un rôle décisif, notamment à chaque fois que leurs actions aux organisations préexistantes.
furent créés de nouveaux impôts (sur les socié- L’administration fédérale indiquait certes la
tés en 1909, sur le revenu en 1913, sur les suc- direction et la marche à suivre, mais la mise
1 - Robert H. BREMNER, American Philanthropy, au cœur de la ville, dans des conditions sani-
Chicago, University of Chicago Press, [1960] 1988 ; taires scandaleuses, la catastrophe a joué comme
Lawrence J. FRIEDMAN et Mark D. MCGARVIE un marqueur social, un révélateur de vulné-
(dir.), Charity, Philanthropy, and Civility in American rabilité. Parmi eux, les Afro-Américains des
History, Cambridge, Cambridge University Press, quartiers pauvres – qui comptent pour 67 % de
2003.
la population locale –, surtout ceux du Ninth
Ward inondé par la rupture des canaux éva-
Romain Huret cuant le trop plein du lac Pontchartrain, sont
Katrina, 2005. L’ouragan, l’État surreprésentés parmi les victimes (76 %). Les
et les pauvres aux États-Unis constatations sont amères : les pouvoirs publics,
Paris, Éditions de l’EHESS, 2010, 231 p. en particulier le gouvernement fédéral dont on
attendait les secours, ont failli à leur rôle de
Romain Huret ne nous avait pas habitués à protection des victimes. L’événement est
traiter de l’événementiel ni du temps court. perçu comme un « scandale civique », un
Ses ouvrages ont porté jusqu’à présent sur abandon des pauvres présentés comme des
les origines du changement social ou sur les « pilleurs » de supermarchés, surtout s’ils sont
contraire ici à un événement récent, une cata- n’est pas nouveau, explique R. Huret. Ou
strophe naturelle d’une violence exception- plutôt, il prend sa source dans la volonté des
nelle qui provoqua la mort de 1 836 personnes, conservateurs au pouvoir depuis les années
la disparition de 705 autres, l’abandon, encore 1980 (présidence de Ronald Reagan, suivie de
cinq ans après les faits, d’une cinquantaine celle de George Bush père puis, après la paren-
de milliers de maisons et d’une centaine de thèse démocrate de Bill Clinton, du fils) de
milliers de ses habitants. Non dépourvu de détourner les missions de l’agence de pré-
« doutes méthodologiques », R. Huret se garde vention des risques, la Federal Emergency
de faire œuvre journalistique ou de tomber Management Agency (FEMA), en une agence
dans les clichés de la reconstruction mémo- de second ordre à mission essentiellement
rielle qui font du disparu, du survivant ou du sécuritaire. Fondée en 1979 pour organiser la
témoin oral des figures clés de l’événement. défense civile et la protection des populations
En historien, il cherche plutôt « les principes lors de catastrophes, cette agence fut d’abord
de continuité » qui expliquent l’échec des remaniée par Reagan pour gérer les risques liés
pouvoirs publics à prévenir le désastre huma- à la menace terroriste (de la gauche radicale).
nitaire et à secourir les personnes les plus fra- Pendant la présidence Clinton, elle avait un
giles. En fait, juge-t-il, la catastrophe révèle temps retrouvé ses missions humanitaires
des transformations sociales ou structurelles principales, concentrées sur les risques natu-
déjà à l’œuvre dans la réalité. Elle n’a donc rels. Mais les attentats du 11 septembre 2001
rien d’exceptionnel, éclairant une situation furent l’occasion pour l’administration Bush de
sous-jacente existante. reconfigurer la FEMA en une agence à priorité
Historien de la pauvreté aux États-Unis, sécuritaire. Intégrée dorénavant au ministère
R. Huret concentre son attention sur « les gens de la Sécurité intérieure (Department of Home-
de peu », les pauvres de la ville, ceux qui ne land Security), l’agence a perdu son autonomie,
purent fuir, parce que l’ordre d’évacuation ses missions initiales de prévention des cata-
n’avait pas été donné ni ne fut organisé à temps, strophes devenant alors secondaires.
parce qu’ils n’avaient pas de véhicule (112 000 À La Nouvelle-Orléans, dépourvue d’ini-
personnes sans voiture), parce qu’âgés ou de tiative, elle ne peut pas même mettre en branle
santé fragile ils craignaient aussi de perdre leur les services locaux. Les nouvelles missions de
maison. Pour ces laissés pour compte qui la FEMA sont destinées à compléter l’arsenal
furent rassemblés dans le stade, le Superdôme, juridique déployé par le USA Patriot Act (voté 293
COMPTES RENDUS
R. Huret, il existe des continuités sécuritaires. Longtemps cantonnée aux seuls domaines des
Plus qu’une narration expliquant le flagrant ingénieurs et des économistes, la notion de
échec humanitaire, l’ouvrage de R. Huret risque a désormais envahi l’espace public.
contribue à la compréhension de la nature de Comme le rappelle Olivier Borraz dans l’intro-
l’État aux États-Unis dans ses transformations duction de son ouvrage, cette notion est deve-
conservatrices. L’étude de la réponse à un nue une référence obligée pour appréhender
cataclysme majeur permet d’éclairer le rapport toute une série de problèmes publics et elle
entre les citoyens et l’État fédéral alors que a progressivement, en quelques décennies,
ceux-ci sont rarement face à face. L’occasion « colonisé » le langage des institutions (p. 12).
offre un cas concret qui met en lumière les Comment rendre compte d’un tel succès ? En
dérives sociales et politiques de la lutte contre quoi peut-on y voir l’expression de profondes
le terrorisme, mais aussi plus profondément transformations qui affectent l’État et ses
le recul de l’État dans le domaine social. La capacités de gouvernement ? Telles sont les
volonté des conservateurs d’abandonner des questions au cœur de ce livre, dont le pre-
pans entiers du Welfare State au domaine privé mier mérite est de chercher à y répondre en
est ici démontrée, de même que le recul sur les renouant avec les exigences de l’enquête
missions protectrices de l’État au profit d’un empirique. Délaissant les considérations très
accroissement du budget de la Défense. La générales qui caractérisent un certain nombre
comparaison possible avec d’autres nations où d’essais produits sur le sujet, comme ceux
les militaires sont souvent appelés en renfort d’Ulrich Beck et d’Anthony Giddens 1, O. Borraz
des secours civils lors de catastrophes n’invali- s’appuie sur l’étude minutieuse d’une série de
derait cette proposition que si l’on ne tenait cas, allant des épandages des boues d’épu-
pas compte de la priorité des réponses appor- ration à la téléphonie mobile en passant par
tées en ce cas par le gouvernement fédéral aux la vaccination contre l’hépatite B et les OGM,
États-Unis, c’est-à-dire sur l’antériorité voulue pour analyser la manière dont certaines acti-
de la sécurisation du lieu avant l’apport de vités se voient qualifiées de « risques » et la
secours. Les autobus, les médicaments, la façon dont elles sont alors gérées par les pou-
nourriture ne furent acheminés qu’après la voirs publics. Par souci de clarté, ce processus
venue des militaires. D’où l’indignation des de qualification est présenté sous l’angle d’une
populations affectées, mais aussi d’une bonne succession d’étapes, chacune d’entre elles fai-
294 part de l’opinion publique, qui joua peut-être sant l’objet d’un chapitre.
HISTOIRE POLITIQUE
La première partie de l’ouvrage est consa- locales, sans que cela s’accompagne d’un réel
crée aux mobilisations et aux controverses à contrôle de la part des pouvoirs publics. En
l’origine de la reconnaissance publique de cer- accordant une priorité à la gestion du « risque
tains risques et de leur inscription sur l’agenda institutionnel » ou « réputationnel » et en
des autorités politiques. C’est l’occasion de abandonnant sa mission de protection des
rappeler que le processus de mise en visibilité citoyens à d’autres acteurs, l’État serait ainsi
d’un risque peut emprunter bien d’autres devenu lui-même un « facteur de risque ».
voies que la traditionnelle quantification L’argument est audacieux et d’autant plus
scientifique. Aussi est-ce plutôt en mobilisant dérangeant que la démonstration d’O. Borraz
les acquis de la sociologie des mouvements est menée de manière exemplaire et emporte
sociaux qu’O. Borraz décrit comment des la conviction. L’auteur s’appuie non seule-
doutes et des soupçons en viennent à émerger ment sur de multiples exemples issus de ses
à propos d’une activité, lesquels donnent travaux de recherche sur les politiques du
lieu à des mobilisations locales et à des conflits risque en France, mais il nous fait également
dont la dynamique contribue généralement bénéficier de sa connaissance approfondie des
à faire proliférer les incertitudes ainsi que les cas étrangers ainsi que de l’abondante littéra-
prise en défaut et qui permet d’expliquer à la évolution majeure dans ce domaine, ce n’est
fois la vulnérabilité des pouvoirs publics face pas que nous soyons entrés dans une « société
aux crises et aux controverses sanitaires et du risque », c’est bien que nous en sommes
l’émergence de nouveaux dispositifs et prin- sortis.
cipes d’action tels que le principe de pré-
caution. Loin de nuire à l’argumentation YANNICK BARTHE
développée par l’auteur, la distinction entre
risque et incertitude n’aurait fait que la renfor- 1 - Ulrick BECK, La société du risque. Sur la voie
cer. Elle lui aurait aussi permis de prendre d’une autre modernité, Paris, Aubier, 2001 ; Anthony
définitivement ses distances avec la fameuse GIDDENS, Les conséquences de la modernité, trad. par
sentence proposée par U. Beck : car s’il est une O. Meyer, Paris, L’Harmattan, [1990] 1994.
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