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HISTOIRE POLITIQUE

Éditions de l'EHESS | « Annales. Histoire, Sciences Sociales »

2014/1 69e année | pages 187 à 296


ISSN 0395-2649
ISBN 9782200928889
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https://www.cairn.info/revue-annales-2014-1-page-187.htm

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HISTOIRE POLITIQUE

Noémie Villacèque tragique, tout particulièrement Aristophane


Spectateurs de paroles ! parce qu’il met en scène de nombreuses
Délibération démocratique et théâtre à Athènes assemblées judiciaires et politiques, puis le
à l’époque classique corpus des orateurs attiques de Lysias à
Rennes, Presses universitaires de Rennes, Hypéride, qui fait revivre ces mêmes assem-

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2013, 432 p. blées. Les historiens Thucydide et Xénophon
décrivent et jugent les institutions et les
« Spectateurs de paroles et auditeurs d’action », comportements. Platon, à la fois témoin du
c’est ainsi que Cléon, homme politique athé- IVe siècle av. J.-C. et théoricien, dénonce le

nien de la fin du Ve siècle av. J.-C., nomme caractère spectaculaire du régime athénien.
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les Athéniens présents à l’assemblée. Noémie Aristote, enfin, observe le phénomène théâtral
Villacèque écrit l’histoire de « la démocratie et l’histoire politique de la démocratie. C’est
comme spectacle » à Athènes, de la fin du VIe l’essentiel de la littérature athénienne des
Ve et IVe siècles av. J.-C. qui est utilisé, une
à la fin du IVe siècle av. J.-C. (508-322 av. J.-C.),
en plaçant au centre de son étude la question longue durée qui pose le problème de la varia-
de l’analogie entre le théâtre et la politique. tion du sens des textes selon les contextes his-
toriques et, bien sûr, selon les discours. Croiser
Son but est de comprendre et déconstruire le
les sources est une méthode que connaît bien
topos de la démocratie comme spectacle. Pour
l’historienne.
ce faire, elle précise les formes et les enjeux
Les données iconographiques sont pour
de la participation du dèmos (le peuple des
leur part pauvres : les assemblées ne sont pas
citoyens) pour montrer que « la démocratie
un thème retenu par l’imagerie athénienne,
comme spectacle » n’est pas un simple lieu
exception faite d’une stèle de Dèmos cou-
commun mais une représentation sociale lar-
ronné par Demokratia qu’étudie N. Villacèque.
gement partagée par les Athéniens, qui a été Quant à l’archéologie, elle est indispensable
utilisée à des fins et à des degrés divers durant pour comparer les lieux de rassemblement : la
deux siècles. C’est parce que les Athéniens Pnyx, le théâtre de Dionysos et les espaces
constatent dans les faits une ressemblance judiciaires. Au-delà de la similitude des confi-
entre les assemblées politiques et judiciaires gurations, il faut savoir comment le peuple des
et le théâtre qu’ils élaborent le topos du spec- citoyens occupe ces différents espaces et
tacle de la démocratie. Interroger ce topos, ses comprendre comment ils évoluent. Le plan du
fondements historiques et son évolution per- livre en trois parties s’appuie sur ces types
met à N. Villacèque d’éclairer d’un jour nou- d’espace : le théâtre de Dionysos et la mise en
veau les pratiques délibératives des citoyens et scène de la politique, les tribunaux et leurs
d’interroger la nature même de la démocratie. drames judiciaires, la colline de la Pnyx et les
Pour mener à bien cette étude, N. Villacèque pratiques délibératives, mais la pluralité de
a recours à trois types de sources : littéraires, fonction des lieux et la perméabilité des sources
iconographiques et archéologiques. Les pre- rendent fréquents les échos d’une partie à
mières sont les plus sollicitées car les l’autre.
plus utiles pour le sujet. Elles comprennent Avant d’entrer dans le vif du sujet, un cha-
l’ensemble du corpus théâtral comique et pitre préliminaire campe le contexte historio- 187
COMPTES RENDUS

graphique (la question de la participation du nus dans la version qu’en donne Xénophon :
dèmos est en effet un sujet très débattu par le procès des Arginuses en 406 et celui de
les historiens) et historique de façon utile pour Théramène en 403. Les procès sont des
un lecteur non spécialiste de l’Antiquité. drames judiciaires mais aussi des concours
Cette présentation permet à N. Villacèque de dramatiques où chacun propose sa pièce au
récuser l’idée selon laquelle il y avait des public des jurés.
gouvernés et des gouvernants, des notions qui La troisième partie est consacrée à la
relèvent d’une conception moderne de la théâtralité de l’assemblée. Le personnage du
citoyenneté, non applicable au régime athé- démagogue Cléon, qui est accusé de trans-
nien. Le citoyen n’est en rien passif. Chaque former l’assemblée en théâtre, est longuement
partie commence par un état des lieux qui, en évoqué chez Aristophane et chez Thucydide.
quelques pages de synthèse, retrace le cadre N. Villacèque montre, à rebours des explica-
topographique et mentionne les hypothèses tions habituelles, que, bien loin d’être berné,
archéologiques les plus récentes. Les plans et le spectateur en position d’observateur est en
les illustrations en fin de volume complètent fait souverain. C’est lui qui va voter et juger,
l’information et permettent d’avoir une vision contrôlant ainsi les démagogues. La citation

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concrète des trois espaces. N. Villacèque a le des Cavaliers (v. 1143-1150) d’Aristophane
souci constant de replacer sa propre démons- est explicite, donnant la parole à Monsieur
tration dans le contexte des recherches récentes. Lepeuple ou Dèmos : « Ils croient être bien
Ces mises au point témoignent de la qualité malins et m’emberlificoter mais je les guette
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de son travail d’érudition. L’auteure s’appuie et j’observe à tout coup, mine de rien, leurs
souvent sur ses lectures multiples, rendant filouteries et puis je les force à dégorger tout
compte de façon extrêmement précise des ce qu’ils m’ont filouté : moi je vote et eux ils
analyses et des idées des autres chercheurs, rotent. »
dont les démonstrations citées sont toujours Les détracteurs athéniens de la démocratie
traduites, ce qui rend le texte très vivant. retiennent pour leur part l’image d’un dèmos
Dans la première partie consacrée au stupide qui se laisse berner (une assemblée de
théâtre, N. Villacèque étudie d’abord la comé- moutons) et celle d’un dèmos trop agité : deux
die d’Aristophane, puis la tragédie. Par une facettes de la critique de la démocratie qui
démonstration au plus près des textes, elle s’explique par la théâtralisation de la politique.
montre de façon convaincante que dans la Le thorubos peut avoir plusieurs sens, du bruit
comédie le dialogue est constant entre l’orches- tumultueux de l’assemblée à la confusion
tra (lieu de la parole du poète par le biais des désordonnée, mais il est aussi le signe de la
acteurs) et les gradins du public et que le spec- liberté d’expression du dèmos. N. Villacèque
tateur est avant tout un citoyen. La tragédie, souligne que le chahut de l’assemblée relève
par l’usage d’adresses aux spectateurs et par de l’exercice normal de la liberté de parole et
le personnage du messager, crée également la constitue un régulateur du fonctionnement
cohésion et incite le dèmos à la participation. des institutions collectives. Le silence est au
Le citoyen-spectateur rendu capable de juger contraire le signe d’un régime oligarchique,
un type de pouvoir peut ainsi le contrôler. voire d’une tyrannie.
Enfin, l’édifice du théâtre lui-même a pu être Dans cette partie sur l’assemblée, la plus
le lieu d’assemblées politiques. longue et, à mes yeux, la plus originale,
Dans la deuxième partie, le tribunal est N. Villacèque esquisse une périodisation du
abordé également par le biais des pièces déclin progressif de ce topos de la démocratie
d’Aristophane (l’auteur fétiche de N. Villacèque) comme spectacle autour de deux exemples :
qui transforme l’orchestra en scène judiciaire, L’assemblée des femmes d’Aristophane, qui mettrait
en particulier dans Les guêpes et Les grenouilles. en scène ce topos en le dépassionnant et en
Les citoyens sont alors juges et spectateurs. le dépolitisant, les plaidoyers de Démosthène
Le dèmos spectateur ne juge qu’en fonction et d’Eschine, où le topos devient une simple
du plaisir que le spectacle lui a procuré. Puis, insulte, instrument de la joute oratoire. Si le
188 deux exemples de procès célèbres sont rete- topos ne met plus en cause le système démocra-
HISTOIRE POLITIQUE

tique, c’est parce que les enjeux et le contexte pats d’Auguste et Tibère, à travers une analyse
politique ont évolué. À ce changement est du fonctionnement des assemblées romaines
consacré le dernier chapitre du livre qui – les comices – durant cette période charnière
résume le débat, maintenant dépassé comme que constituent la fin de la République et le
le remarque N. Villacèque, sur le déclin ou début de l’Empire. L’objectif de ce livre est
non de la démocratie au IVe siècle av. J.-C., de mesurer aussi précisément que possible
insiste sur l’importance du théâtre encore à l’impact, sur une institution républicaine, de
cette époque et montre avec Aristote que, l’arrivée au pouvoir d’un princeps dont le
désormais, si faire du théâtre pour s’adresser régime monarchique ne fut officiellement
à la foule n’est pas un idéal, c’est bien une jamais présenté comme tel et, bien au
nécessité. contraire, inscrit dans le prolongement des
À l’entrée de l’Aréopage et sur la Pnyx, les institutions traditionnelles. L’ambiguïté fon-
Athéniens pouvaient lire la loi contre la tyran- damentale du principat instauré par Auguste
nie, votée par l’assemblée athénienne en 336 constitue ainsi la trame d’un travail dont la pro-
av. J.-C., inscrite sur une stèle où était figuré blématique peut être présentée en deux ques-
le Peuple athénien (Dèmos) assis sur un trône tions essentielles, clairement exposées dans

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couronné par Demokratia, un peuple souve- l’introduction : le peuple fut-il moins sollicité
rain protégé de toute agression par les institu- pour le vote des lois et l’élection des magistrats
tions, parmi lesquelles l’assemblée délibérative. sous l’Empire que sous la République ? Que
Cet exemple, unique à Athènes, de la figuration cette participation soit ou non aussi fréquente
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du peuple et de son régime politique résume que sous la République, le sens à lui accorder
l’importance de ce livre. C’est un vrai et beau a-t-il toujours la même importance politique
sujet d’histoire que de vouloir mettre à plat et ou ne devient-il progressivement qu’un acte
comprendre la notion de politique-spectacle formel ?
si courante dans les commentaires contem- En trois chapitres globalement équilibrés
porains. Dans le sillage des anthropologues qui et accompagnés d’un index des sources, d’une
se sont intéressés ces dernières années aux riche bibliographie et d’un glossaire, Virginie
pratiques d’assemblées, des politistes qui étu- Hollard s’efforce de répondre à ces deux inter-
dient le spectacle en politique, des historiens rogations en rassemblant, tout au long de son
qui scrutent la théâtralité de la vie politique ouvrage, un certain nombre d’arguments à
lors de la Révolution française, N. Villacèque l’appui d’une thèse fréquemment répétée et
donne un livre personnel et fort bien écrit. solidement étayée : les sollicitations du peuple
Nourri d’une excellente connaissance des aux comices ne diminuèrent pas sous l’Empire ;
textes et d’un intérêt constant pour les ana- bien au contraire, les deux assemblées conti-
lyses des autres historiens, il prend toute sa nuèrent d’apparaître comme la source de tout
place au cœur du renouvellement de l’histoire pouvoir, notamment de celui du prince. Inver-
du politique grec, en écrivant l’histoire de la sement, cette continuité institutionnelle
mise en représentation de la vie politique s’accompagna d’une formalisation de cette
athénienne à l’époque classique. participation, d’une « ritualisation » marquée
par la mutation d’une pratique, le vote, dont
PAULINE SCHMITT PANTEL le sens politique premier (l’expression d’une
opinion) évolua vers celui d’une légitima-
tion du nouveau pouvoir, l’originalité de
Virginie Hollard la démarche se situant précisément dans
Le rituel du vote. Les assemblées romaines la volonté de reconsidérer cette ritualisation,
du peuple de l’étudier pour elle-même et d’en montrer
Paris, CNRS Éditions, 2010, 292 p. l’importance.
Pour ce faire, l’auteur ne pouvait s’épar-
Cet ouvrage, issu d’une thèse de doctorat sou- gner le détour par une présentation du rôle des
tenue en 2006, se propose d’étudier les rôles assemblées romaines à l’époque républicaine.
législatif et électoral du peuple sous les princi- Dans un premier chapitre qui se veut un 189
COMPTES RENDUS

panorama d’ensemble du fonctionnement de repérage (plus que de « restitution ») de la


théorique des institutions, elle expose les législation comitiale non positivement men-
principales caractéristiques du vote populaire tionnée dans les sources et, pour cette raison,
à Rome. Celui-ci prend place dans deux non rassemblée dans l’ouvrage de G. Rotondi.
moments importants de la vie politique : le La méthode est la suivante : des découvertes
vote des lois et l’élection des magistrats, au épigraphiques ou papyrologiques plus ou
sein de deux assemblées qui conservèrent moins récentes (la laudatio funebris Agrippae
un rôle jusqu’à la fin de la République, les présentée à plusieurs reprises comme une
comices centuriates et tributes, dont elle inscription n’est pour l’instant connue que par
rappelle, en reprenant pour l’essentiel les tra- un papyrus) ayant apporté la preuve que les
vaux de Claude Nicolet, les éléments les plus sources littéraires évoquant les mêmes événe-
notables. En dépit de coquilles ou quelques ments que les inscriptions omettaient le rôle
erreurs résiduelles, la clarté de l’exposé est du peuple jugé banal ou inutile, elle présume
remarquable et sera utile à un public non spé- que nombre de lois parmi celles qui, sous la
cialiste. L’accent est mis sur le formalisme des République, avaient nécessité une sanction
Romains et l’importance du respect des procé- comitiale continuèrent de l’exiger sous l’Empire

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dures. Le sens à accorder à la pratique du pour être considérées comme telles (ce qu’elle
vote sous la République est également abordé appelle la « probabilité juridique »). Au sein
(parfois de manière un peu trop nuancée) : de sources littéraires reprises à nouveaux frais,
en dépit de garde-fous institutionnels qui V. Hollard tente alors de déceler la trace, même
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empêchent de parler de souveraineté popu- infime, d’une participation législative des


laire, le vote romain n’en était pas moins, à comices. L’analyse permet de souligner que le
l’époque républicaine, le moyen d’interroger peuple fut tout particulièrement sollicité dans
une opinion politique dont l’expression était, le processus de légitimation du princeps, qu’il se
qui plus est, nécessaire à l’existence de la loi soit agi de l’attribution des pouvoirs (imperium
et à la creatio des magistrats. On ne peut, de proconsulaire, puissance tribunicienne...) ou
ce point de vue, que regretter la quasi absence des honneurs (triomphes, arcs ou ovations).
de réflexions consacrées à la composition Ainsi, le peuple témoignait de son unité et de
sociologique du peuple de la Ville. De même, son consensus autour de la personne du prince,
une trop succincte prise en compte de la dont il renforçait la légitimité à gouverner. S’il
chronologie rend cette présentation parfois n’est plus question alors d’exprimer un avis
un peu artificielle, à l’image du tableau p. 29, par le biais du vote, celui-ci n’en conservait
détaillant l’organisation censitaire des comices pas moins un rôle essentiel.
centuriates, sans préciser qu’il ne considère Le dernier chapitre maintient le double
que la période antérieure à la réforme de la fin objectif évoqué plus haut. L’auteur remarque
du IIIe siècle av. J.-C. toutefois que, contrairement au vote des lois,
Le chapitre II permet de véritablement la procédure électorale, analysée dans le détail,
entrer dans le vif du sujet. En s’appuyant sur connut des évolutions législatives sous Auguste
l’ouvrage classique de Giovanni Rotondi 1 , et Tibère qui lui conférèrent une formalisation
V. Hollard constate, après d’autres, une dimi- encore plus nette. Inversement, la sanction
nution du nombre des mentions de lois dans finale dans le processus de creatio des nouveaux
les sources à partir du principat de Tibère, magistrats continua à revenir au peuple en ses
alors que le peuple était resté au cœur du pro- comices tout au long du Ier et du IIe siècle apr.
cessus législatif sous la dictature de César, J.-C. Pour cette raison, l’auteur nuance l’idée
durant la période triumvirale et sous le règne d’une rupture entre République et Principat,
d’Auguste. Loin d’interpréter cette diminu- rappelant le maintien d’une formalité jugée
tion comme une disparition progressive des nécessaire qui, bien que déjà présente à
comices, elle affirme que, malgré l’émergence l’époque républicaine, conféra au vote comi-
de nouvelles sources du droit, la sanction du tial toute sa valeur politique sous l’Empire.
peuple demeura nécessaire. Pour le montrer, De ce point de vue, cet ouvrage s’insère plei-
190 elle se lance dans une ambitieuse entreprise nement, en y apportant des éclairages nou-
HISTOIRE POLITIQUE

veaux, tant dans le débat historiographique notables éduens : le premier en 298 par le
sur la nature réelle – démocratique ou aristo- rhéteur Eumène, professeur et directeur des
cratique – de la res publica Romana que dans écoles d’Autun, devant un gouverneur provin-
le mouvement de réévaluation du principat cial en tournée d’inspection dans la capitale
augustéen, en montrant que l’interprétation de la cité des Éduens ; le second par un ora-
de l’activité comitiale à l’époque d’Auguste teur anonyme devant Constantin à Trèves le
et de Tibère comme représentant les derniers 25 juillet 311. C’est en isolant ces deux textes
soubresauts d’un système républicain en voie et quelques extraits d’autres Panégyriques
de disparition est clairement à revoir. (également prononcés par des orateurs éduens)
qu’A. Hostein parvient à en décrypter le sens
et à en restituer l’importance historique. En
CYRIL COURRIER
effet, le corpus des Panégyriques, agencé à la
fin du IVe siècle, a été longtemps négligé par
1 - Giovanni ROTONDI, Leges publicae populi
les historiens qui, jusqu’au milieu du XXe siècle,
Romani. Elenco cronologico con una introduzione
considéraient avec un certain mépris l’Anti-
sull’attività legislativa dei comizi romani, Hildesheim,
quité tardive d’une part, la rhétorique d’autre

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G. Olms, [1912] 1962 ; Jean-Louis FERRARY (dir.),
Leges publicae. La legge nell’esperienza giuridica part. Depuis la première édition critique fran-
romana, Pavie, IUSS Press, 2012. çaise, publiée par Édouard Galletier à partir
de 1949, l’intérêt pour ces textes et cette
période n’a cessé de progresser, mais les dis-
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cours ont rarement été commentés en détail.


Antony Hostein L’analyse précise du contexte d’élocution per-
La cité et l’empereur. met à A. Hostein de distinguer les « discours
Les Éduens dans l’Empire romain éduens » du reste du corpus et de soutenir
d’après les Panégyriques latins qu’il ne s’agit pas de panégyriques au sens
Paris, Publications de la Sorbonne, 2012, propre, mais de discours d’ambassade.
543 p. Prononcés par des légats de cités, devant
l’empereur ou le gouverneur, pour demander
À partir de sources connues depuis longtemps une faveur ou en guise de remerciement,
mais jamais véritablement étudiées pour elles- ces discours apparaissent à l’époque julio-
mêmes, Antony Hostein livre un ouvrage pas- claudienne comme un aspect de la « diplo-
sionnant sur la vie de la cité des Éduens et ses matie intérieure » de l’Empire – notion que
rapports avec le pouvoir impérial à l’époque l’auteur définit comme « une forme de com-
de la Tétrarchie et de Constantin. L’auteur se munication hybride superposant et combinant
situe résolument du côté de ceux qui, sans nier des situations et des discours caractéristiques
les difficultés de l’Empire dans la seconde des rapports diplomatiques bilatéraux entre
moitié du IIIe siècle, particulièrement en Gaule, deux peuples avec des modes de relations
en relativisent la portée dans la vie des cités. administratives entre gouvernants et gouver-
Dans la tradition des travaux de Claude Lepelley nés » (p. 132). Les discours éduens sont ainsi
et de François Jacques, il défend de façon les héritiers d’une tradition oratoire grecque,
convaincante la thèse d’un dynamisme des cités formalisée par Ménandre, puis transférée en
même après la crise du IIIe siècle. A. Hostein Occident par des familles comme celle
ne néglige pas pour autant les ruptures et sou- d’Eumène, dont le grand-père est un Athénien
ligne notamment le développement de l’inter- installé à Autun. Les rhéteurs occidentaux uti-
ventionnisme impérial dans les finances et la lisent des modèles littéraires latins tout en
fiscalité des cités, mais il met surtout en lumière reprenant des topoi d’origine grecque. Les dis-
le maintien, jusqu’au IVe siècle, de pratiques cours éduens apparaissent ainsi comme de
institutionnelles, de titres et de modes de gou- brillants produits de ce que Laurent Pernot a
vernement issus du Haut-Empire. qualifié de « troisième sophistique » et four-
L’auteur a extrait du corpus des Panégy- nissent un bon exemple d’un processus de
riques latins deux discours prononcés par des transfert culturel. 191
COMPTES RENDUS

L’analyse institutionnelle et juridique des table instantané » (p. 440) plutôt que comme
discours se révèle extrêmement riche. L’au- une leçon d’histoire générale de l’Occident
teur, qui décode la rhétorique sans verser dans romain dans l’Antiquité tardive.
l’hypercriticisme, livre une description pas- Un des nombreux intérêts de ces discours
sionnante d’un moment dans la vie d’une cité est de nous faire connaître le milieu des grands
particulièrement opulente et prestigieuse de notables éduens de la fin du III e siècle. En
l’Occident romain. La cité des Éduens a en particulier, le chapitre consacré à Eumène est
effet traversé une longue crise à la fin du IIIe l’occasion d’un beau portrait de ce rhéteur ori-
et au début du IVe siècle. A. Hostein examine ginaire d’Autun, nommé par l’empereur à la
avec minutie le déroulement des événements tête des écoles de la cité après une brillante
tels que les Panégyriques les laissent entrevoir. carrière équestre dans la chancellerie impé-
Dans un premier temps, la ville subit le siège riale. Si l’objet du discours est d’obtenir l’accord
de Victorin en 270 : les Éduens ont choisi de impérial pour l’évergésie du rhéteur, le texte
faire sécession de l’« empire gaulois » et se livre en filigrane beaucoup d’informations per-
sont rangés du côté de Claude II. Trente ans mettant de retracer la carrière d’un administra-
plus tard, les discours montrent de quelle teur équestre de la fin du IIIe siècle, qui est

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façon les empereurs contribuent à la restaura- également le notable gallo-romain le mieux
tion des bâtiments (publics, mais aussi privés) : connu de cette période. La cité des Éduens,
plutôt que de verser de l’argent supplémen- alliée historique du peuple romain et, à ce titre,
taire, ils affectent aux travaux de restauration vitrine de la romanité dès l’époque augus-
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une partie des revenus fiscaux qui auraient dû téenne, trouve en ce petit-fils d’un rhéteur
être versés au Trésor impérial. Eumène, lors athénien un parfait avocat. Ce témoignage est
de son discours de 297, expose également sa d’autant plus précieux que l’autocélébration
propre évergésie : avec l’autorisation impé- des élites gauloises passe davantage par la rhé-
riale, il consacre son salaire à la restauration des torique que par l’épigraphie.
écoles d’Autun. Ces premières mesures étant Le langage de l’éloge permet en outre aux
insuffisantes, la crise se déplace dans les orateurs de dresser le portrait du prince exem-
campagnes et la cité frôle la banqueroute. plaire. Le « métier d’empereur », selon l’ex-
Constantin accorde alors une substantielle pression de Michel Christol, est ici un métier
réduction de la pression fiscale, ce dont il est de bon administrateur plutôt que de bon chef
remercié dans le discours de 311. militaire. Loin d’être une creuse flagornerie,
Par la mise en relation des différents dis- le discours est un moyen de « communication
cours éduens, A. Hostein parvient à dresser politique » destiné à susciter les bienfaits.
un tableau relativement précis de la crise et à Cette lecture politique permet à A. Hostein
en souligner la particularité, tout en relevant de revenir sur des questions institutionnelles
ce qui la relie aux évolutions générales de et historiques fondamentales. Par exemple, il
l’Empire. La restauration des bâtiments de propose de voir dans le titre de fratres populi
la capitale éduenne illustre l’intérêt des romani, porté par les Éduens depuis les années
tétrarques et de Constantin pour le rétablis- 150-140 av. J.-C., une « transcription latine
sement des cités et de la Gaule, tandis que d’un terme celte en usage dans le cadre des
la banqueroute de la fin des années 300 pratiques diplomatiques gauloises » (p. 365).
s’explique en partie par l’augmentation de la Quant au statut d’Autun, la thèse de l’auteur
pression fiscale, après l’application de la est que la cité a été dotée du statut de colonie
réforme de Dioclétien et l’établissement du latine à l’époque d’Auguste, ainsi que l’indique-
nouveau cens de Galère. Tout en multipliant rait sa titulature : Iulia Polia Florentia Flavia.
les liens avec les réformes administratives et Cela expliquerait l’existence de la célèbre
fiscales impériales, l’auteur se garde de géné- enceinte urbaine d’Autun, habituellement
raliser la situation des Éduens à toute la Gaule, considérée comme un privilège exceptionnel
encore moins à tout l’Occident. L’influence dans l’Occident romain. Le rappel de ce statut
revendiquée de la microstoria se fait sentir dans municipal envié au Haut-Empire, même s’il
192 la façon de traiter les textes comme « un véri- a perdu sa valeur juridique au Bas-Empire,
HISTOIRE POLITIQUE

fournit un argument majeur aux orateurs de dant en considération non pas la seule biblio-
l’Antiquité tardive pour convaincre les empe- graphie en langue anglaise mais bien l’ensemble
reurs de faire preuve de générosité à l’égard des travaux portés par des réseaux de cher-
de la cité. Dans le même temps, les succès cheurs européens. La recherche sur le haut
des demandes éduennes sont un aspect de la Moyen Âge est en effet un des lieux où la
politique municipale de Constantin. Le lan- dimension européenne a été systématique-
gage de l’éloge, analysé avec minutie et pris ment prise en compte depuis les années 1980
au sérieux, témoigne donc de la situation poli- et on sait gré à cette synthèse de restituer
tique du début du IVe siècle et des stratégies l’ensemble de ces travaux, à la fois dans les
des acteurs, tant du côté de la cité que de celui notes et dans l’abondante bibliographie qui
du pouvoir impérial. l’accompagne.
Dans le débat sur la nature de la romanisa- Un des objectifs de ce livre est de mieux
tion, cette étude parvient à rendre compte à la faire comprendre les particularités du monde
fois de l’adhésion à la romanité – et même du carolingien qui nous est irréductiblement
« légitimisme » des élites éduennes (p. 433) –, étranger, avec une aristocratie à la fois pieuse
du patriotisme local et des rapports de force et violente, un système de gouvernement qui

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dans l’Occident romain. Comme l’écrit l’au- ne fait guère de place à l’« État », des paysans
teur, « l’empreinte de Rome sur les Éduens légalement libres mais soumis à de nom-
fut tout sauf un vernis, tout sauf une greffe breuses obligations aliénantes envers les
contre nature. Elle procédait d’un modèle grands propriétaires, un effort immense pour
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éminemment politique à la fois imposé et faire progresser la foi chrétienne face à de


accepté, celui de la civitas, dont la réussite multiples pratiques religieuses. Or ces particu-
dépendait de sa réappropriation et de son larités sont toutes liées les unes aux autres et
acclimatation à l’échelon local » (p. 435), réus- l’un des buts de ce livre est de montrer l’imbri-
site à laquelle les difficultés de la seconde moi- cation des plans : le développement des struc-
tié du IIIe siècle ne mettent pas fin. Dans cet tures sociales, la société rurale et ses élites, les
ouvrage érudit, la convocation de nombreux forces économiques, les croyances religieuses
parallèles et de sources multiples ne vient et les aspects culturels, tout cela était inextri-
jamais obscurcir une démonstration parfaite- cablement mêlé aux événements politiques,
ment claire, qui rend au langage fleuri de et chacun des éléments était également uni
l’éloge toute sa valeur de source historique. aux autres par des relations complexes et
multilatérales.
GABRIELLE FRIJA C’est la raison pour laquelle les auteurs
n’ont pas choisi un plan purement chrono-
logique : les événements politiques sont expo-
Marios Costambeys, Matthew Innes sés en trois chapitres qui traitent de la création
et Simon MacLean de la royauté carolingienne jusqu’en 800
The Carolingian World (chap. I), de l’Empire franc de 800 à 840
Cambridge, Cambridge University Press, (chap. IV), enfin des événements postérieurs
2011, XIX-505 p. à 840 jusqu’à la dissolution de l’Empire de
Charles III le Gros en 888 (chap. VIII). Les
Voici un ouvrage qui se présente délibérément chapitres thématiques sont donc imbriqués
comme une synthèse, rédigée par des ensei- dans la chronologie en commençant par « Foi
gnants de trois universités britanniques à et culture » (chap. III), puis « Villages et
l’usage de leurs étudiants : il s’agit donc de société rurale » (chap. V), « Société des élites »
rendre plus facilement accessible le grand (chap. VI) et, enfin, « Échanges et commerce »
renouvellement de la recherche qui porte sur (chap. VII). Les chapitres sont agrémentés de
l’époque carolingienne depuis un quart de dix-neuf cartes fort utiles et de dix-sept illus-
siècle, renouvellement auquel les auteurs asso- trations insérées dans le texte, le tout étant
cient les noms de Jinty Nelson et Rosamond complété par un index non seulement des
McKitterick 1. Les auteurs prennent cepen- noms propres, mais aussi de certaines notions. 193
COMPTES RENDUS

Les chapitres thématiques sont tous d’une émanaient en effet davantage de la base que
grande richesse et donnent une image claire, du sommet, et les auteurs montrent dans plu-
sans être simplificatrice, de ce que pouvait sieurs chapitres comment pouvoir royal et pou-
représenter le monde carolingien : un Empire voir aristocratique agissaient dans une logique
qui n’est pas comparable aux empires colo- de coopération, et non pas nécessairement
niaux du XIXe siècle qui reposaient sur une dif- dans une logique de concurrence.
férentiation radicale entre ce qui relevait du Il faut saluer la publication de cette syn-
centre – la métropole – et ce qui relevait de la thèse qui est beaucoup plus qu’un manuel,
périphérie, soumise sur le plan politique mais parce qu’elle reflète l’aboutissement des
aussi économique ; un Empire qui n’était pas recherches de toute une génération de cher-
non plus construit sur le modèle de l’Empire cheurs qui ont tenté de faire sortir le monde
romain polarisé par la ville de Rome. L’Empire carolingien de l’image caricaturale où il était
carolingien était plutôt une agglomération de confiné : même si ce monde se caractérise par
régions possédant chacune une identité propre des traits qui peuvent nous sembler para-
et un degré d’autonomie plus ou moins grand. doxaux, il faut le lire comme une des interpré-
En réalité, ce livre tente de montrer qu’il n’exis- tations possibles des différents ensembles qui

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tait pas un mais plusieurs mondes carolingiens, composaient la société du haut Moyen Âge.
avec un renversement perceptible à la fin du
IXe siècle quand ce ne sont plus les rois appuyés
GENEVIÈVE BÜHRER-THIERRY
sur le cœur du monde franc qui cherchent à
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contrôler les périphéries, mais les forces péri-


1 - Rosamond MCKITTERICK, The Frankish
phériques qui se lancent à la conquête du
Kingdoms Under the Carolingians, 751-987, Londres/
centre : Bérenger de Frioul, Guy de Spolète,
New York, Longman, 1983.
Arnulf de Carinthie et même Eudes depuis la
marche de Bretagne.
À ce titre, on peut regretter que certaines
régions soient sous-représentées, notamment Florence Close
la marche d’Espagne, le Sud de la Gaule et les Uniformiser la foi pour unifier l’Empire.
frontières orientales : l’ouvrage est centré sur Contribution à l’histoire de la pensée politico-
le cœur du monde carolingien, lequel est théologique de Charlemagne
défini aussi par une identité qui se rapporte à Bruxelles, Académie royale de Belgique,
la dynastie. Les auteurs montrent en effet que 2011, 367 p.
c’est avant tout la longévité de la dynastie caro-
lingienne qui est à l’origine de l’identité de la Cet ouvrage aborde une matière théologique,
période : les souverains ont réussi à créer une celle du dogme trinitaire, du point de vue de
nouvelle conscience du monde franc, ce dont l’histoire du politique et de ses représenta-
témoigne notamment le mouvement d’écri- tions. S’il est défini dès 325 à Nicée, ce dogme
ture – et de réécriture – de l’histoire. Ils sont ne s’impose réellement en Occident que sous
parvenus à convaincre l’ensemble des élites Charlemagne : sa présence, notable dans les
que le service du roi carolingien participait diplômes du souverain et dans les débats théo-
de leur identité. Il n’est pas étonnant, dans logiques de la cour, invite à s’interroger sur
ces conditions, que les auteurs de la fin du son enjeu politique, surtout à partir de l’ins-
IX e siècle aient ressenti la fin du monopole tallation d’Alcuin auprès du souverain franc.
dynastique des Carolingiens comme l’annonce L’articulation du politique et du théologique
de la fin d’un monde. Le monde carolingien à l’époque carolingienne a déjà fait l’objet de
existait donc bien, en tant que tel, dans la nombreuses études (par exemple celles de
conscience des contemporains, et son impact Josef Semmler, Thomas Noble, Marie-France
s’explique davantage par son caractère attractif Auzépy, Helmut Nagel, Peter Gemeinhardt,
pour les élites locales que par sa capacité Kristina Mitalaïté ou Donald Bullough). L’apport
de coercition. Les forces qui constituaient de Florence Close est d’en faire une synthèse
194 l’Empire carolingien et qui le maintenaient du point de vue des représentations politiques,
HISTOIRE POLITIQUE

synthèse émaillée de mises au point érudites et non seulement théologique, le primat de


(« excursus », annexes). Son corpus se com- Tolède, exerçant dans une cité soumise au
pose pour l’essentiel d’actes conciliaires, de pouvoir musulman, au souverain des Asturies
traités apologétiques et de lettres. Maurégato (783-788), soutenu par Beatus de
L’ouvrage débute par de précieux prolé- Liébana, désireux de créer une Église astu-
gomènes retraçant les origines des querelles rienne autonome. En 785, Élipand envoie à
trinitaires carolingiennes. L’officialisation du l’abbé asturien Fidelis une lettre l’enjoignant
christianisme conduit à homogénéiser les de rétablir l’orthodoxie dans sa région, ce qui
croyances et à faire de l’empereur romain un déclenche les hostilités et l’affirmation de
arbitre qui, s’il ne tranche pas en matière théo- l’autonomie religieuse des Asturiens.
logique, est garant des décisions conciliaires. La première partie de l’ouvrage montre
Or, très rapidement, la Trinité pose question : que le concile de Francfort en 794 constitue
suggérée et non nommée dans les Écritures un tournant intellectuel et politique à l’échelle
(Évangile selon Matthieu 28, 19), elle est for- du royaume des Francs, voire de la chrétienté :
malisée par Tertullien qui crée le terme. c’est l’occasion pour les Carolingiens d’affir-
Son usage dans la liturgie baptismale et eucha- mer leur autonomie doctrinale face à Byzance

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ristique incite à sa définition progressive, et leur alliance privilégiée avec la papauté. On
laquelle est liée à la christologie et à l’écono- sait qu’il y eut dès 767 une rencontre à Gentilly
mie du salut : il s’agit d’expliquer la médiation durant laquelle légats pontificaux et envoyés
exercée par le Christ entre Dieu et les hommes. byzantins ont discuté du filioque. Ce ne semble
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Une étape décisive, mais pas définitive, est pas avoir été un concile, plutôt une discussion
franchie à Chalcédoine en 451 : on y affirme au cours d’un plaid général; les Francs paraissent
que le Christ est constitué de deux natures y avoir été plus témoins du débat romano-
(humaine et divine) qui ne se confondent pas. byzantin qu’acteurs. De fait, la réforme de
Le deuxième volet introductif porte sur Pépin le Bref porte sur la discipline, non sur
la théologie trinitaire ibérique, puisque c’est la doctrine, et s’appuie sur l’alliance avec la
en partie en réaction à l’« adoptianisme » que papauté. Dans les sources plus tardives, telles
les Carolingiens s’intéressent à la question. les Annales du royaume des Francs rédigées sous
La conversion officielle du royaume des Charlemagne, Gentilly est présenté comme le
Wisigoths au catholicisme, en 589, consacre à premier concile occidental traitant de théo-
la fois l’importance du primat de Tolède et logie, en présence des Grecs et du pape. Il s’agit
l’autonomie de cette Église face à Rome, sans doute d’une élaboration visant, d’un côté,
renforcée par la conquête musulmane de 711. à effacer l’humiliation diplomatique que les
La querelle trinitaire qui voit le jour dans Byzantins viennent de faire subir à la politique
les années 780 est donc avant tout un débat matrimoniale des Carolingiens et, d’un autre
interne à l’Église ibérique. Peut-être en réaction côté, à créer un précédent de souverain franc
aux affirmations de Migétius, l’archevêque intervenant en matière doctrinale.
Élipand de Tolède affirme que l’incarnation Une étape décisive est franchie en 792 avec
du Christ est indissociable de son adoption par la réunion du concile de Ratisbonne : Félix
le Père. Cette dernière, fondée sur une exé- d’Urgel, condamné pour hérésie, est envoyé
gèse de l’épître aux Philippiens 2, 6-11, est à Rome rédiger une profession de foi avant
entendue comme résultat de la kénose, c’est- de retourner dans son diocèse. Deux raisons
à-dire du fait que le Verbe s’est dépouillé de ont déclenché cette réaction doctrinale de
sa divinité en s’incarnant, par humilité. Cela Charlemagne. D’une part, l’hérésie se répand
suppose une continuité de substance, non une dans son royaume, nuisant à l’unité. D’autre
altération de la relation entre Fils et Père. Les part, il est mécontent d’avoir été écarté de
détracteurs de cette thèse ont entendu l’adop- Nicée II et en récuse donc l’œcuménicité.
tion dans un sens juridique : la création d’une Avec Félix, il envoie à Rome le Capitulare
filiation « artificielle », associée à une rupture aduersus synodum dans lequel il expose une
de substance. À l’échelle du monde chrétien théologie carolingienne des images. Le pape
ibérique, le débat oppose, sur le plan politique le rassure en réaffirmant l’importance de 195
COMPTES RENDUS

l’alliance romano-franque et, selon F. Close, royaume. Selon F. Close, Charlemagne ne


prend conscience de la rupture que ce discours cherche pas, contrairement aux empereurs
théologique, mûri, instaure. d’Orient, à fixer lui-même le dogme : il se pose
Le concile de Francfort est connu par une en garant de sa définition et de sa défense,
immense masse documentaire d’actes et de et c’est ainsi qu’il faut entendre sa qualifica-
lettres. Sa réunion est déclenchée à l’instiga- tion de « prédicateur ». Plus que ses autres
tion d’Élipand de Tolède, peut-être parce qu’il conseillers, Alcuin s’est montré soucieux de
espérait, propose F. Close, que Charlemagne l’unité doctrinale du royaume et a cherché à
arbitrerait sans Rome et serait favorable à attirer l’attention du roi à ce sujet.
l’orthodoxie tolédane. Ce concile constitue un La troisième partie, thématique, porte sur
moment théologique majeur dans le royaume les modalités de la prédication trinitaire dans
des Francs : pour la première fois, le souverain le royaume et l’Empire carolingien. Charle-
participe activement à un concile consacré à magne est appelé à être roi par l’épée, mais
des questions dogmatiques, lesquelles ne se surtout par le maniement de la parole évangé-
limitent pas à l’adoptianisme mais réfutent lique. Les écrits doctrinaux qui se multiplient
Nicée II. Il prouve « la détermination de Charles

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alors sont autant de supports concrets à la pré-
à imposer son Église parmi les plus hautes dication trinitaire, clé du salut. Ils se densifient
instances doctrinales » (p. 157) en s’appuyant après l’accession à l’Empire. L’harmonisation
sur des savants (Alcuin, Paulin d’Aquilée, du Credo devient une urgence ; il est progressi-
Benoît d’Aniane). Ces derniers revendiquent vement précisé, son usage de plus en plus pré-
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une compétence théologique, une capacité à conisé et généralisé. Le De fide sanctae trinitatis
interpréter la tradition scripturaire et doctri- et indiuiduae trinitatis d’Alcuin, arrivé à la cour
nale sur laquelle se fonde toute orthodoxie. Ce en 802, connaît un succès important. F. Close
faisant, les Carolingiens déplacent les divers montre que les conciles provinciaux et diocé-
débats christologiques (images, filioque, adop- sains, l’hagiographie, la documentation sur la
tianisme) pour les insérer dans une réflexion dévotion monastique témoignent d’un intérêt
trinitaire centrée sur la question qui leur est effectif pour la Trinité, donc d’une efficacité
chère, celle de l’unité.
de cette campagne de prédication. Si c’est
La deuxième partie montre que la seconde
l’arrivée des actes de Nicée II qui a éveillé
querelle adoptianiste (797-799) voit s’intensi-
l’intérêt de Charlemagne pour le champ théo-
fier l’activité théologique à la cour franque,
logique, l’irruption concomitante de l’adop-
surtout du fait d’Alcuin. Informé que l’hérésie
tianisme dans son royaume et la présence de
survit dans le Sud-Ouest du royaume, Alcuin
conseillers militant pour l’unité dogmatique
écrit directement à Félix, puis entreprend de
l’ont conduit à devenir le défenseur d’une foi
rédiger un traité. Avant même qu’il l’ait ter-
unifiée.
miné, Félix a protesté auprès de Charlemagne
F. Close fournit avec beaucoup de clarté
qui délègue la riposte à Alcuin. Ce dernier
et de précision une synthèse sur la dimension
compose alors les Contra Felicem libri VII,
religieuse du pouvoir de Charlemagne, à partir
annotés à la cour début 799. Peu après, Félix
du discours sur le pouvoir mais surtout, et c’est
est convoqué au concile d’Aix, condamné pour
là son principal apport, à partir de la descrip-
hérésie et interdit de retour dans son diocèse.
Alcuin offre au roi son traité corrigé, tel un tion du pouvoir en action. Elle reconstitue les
glaive spirituel. Il écrit également un Aduersus points de vue qui, en se confrontant, mûrissent
Elipandum et une lettre à Beatus, en qui il et aboutissent progressivement à une concep-
suppose un allié – à tort, le moine asturien se tion et à un exercice nouveaux du pouvoir. Le
méfiant autant de la théologie carolingienne tout s’appuie sur une approche critique et éru-
que d’une politique qui pourrait nuire à l’auto- dite des sources montrant toutes les questions
nomie du royaume des Asturies. Cette seconde que posent encore les œuvres théologiques
phase est donc une « campagne de prédica- carolingiennes.
tion » destinée à prévenir l’hérésie, à fourbir
196 des armes spirituelles pour les pasteurs du SUMI SHIMAHARA
HISTOIRE POLITIQUE

Anne A. Latowsky et l’Orient » élaboré depuis Éginhard. La


Emperor of the World: Charlemagne and the Réforme grégorienne, les croisades, la querelle
Construction of Imperial Authority, 800-1229 des Investitures et les guerres italiennes
Ithaca/Londres, Cornell University Press, forcent le renouvellement de la légitimité impé-
2013, XIV-290 p. riale. A. Latowsky montre comment Benzon
d’Albe fait intervenir Charlemagne dans ses
Charlemagne tient une place cardinale dans livres pour Henri IV afin de répliquer aux pré-
l’imaginaire politique médiéval. Son person- tentions des promoteurs de la suprématie pon-
nage a été réinterprété au fil des siècles selon tificale en faveur d’une conception de l’Église
les causes qu’il était appelé à soutenir. Cette guidée par l’empereur, mais également afin
matière complexe fait rarement l’objet d’études d’aider Henri IV à surmonter ses difficultés
ciblées. Par conséquent, certaines hypothèses à s’imposer en Italie. Ces préoccupations
se sont trop vite transformées en certitudes. réapparaissent un siècle plus tard, dans les
Anne Latowsky s’interroge sur la validité ouvrages polémiques composés à la cour de
d’une de ces certitudes les mieux enracinées, Frédéric Barberousse. L’archichancelier Rainald
selon laquelle la figure de Charlemagne a été de Dassel y dirige un programme d’écriture

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utilisée pour élaborer l’idée de croisade et et de falsification visant à mobiliser en faveur
nourrir la ferveur des croisés. Il lui semble au de son maître la figure de Charlemagne en
contraire que les récits de ses rapports à Orient. Ses efforts culminent en 1165, lors
Constantinople, Bagdad et Jérusalem ont de la canonisation du Carolingien à Aix-la-
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formé un thème qui a été adapté pour servir Chapelle.


aux empereurs dans leurs luttes contre les Au fil des XIe et XIIe siècles, Charlemagne
papes de la Réforme grégorienne. Son livre sert de modèle pour la fonction impériale.
étaie cette réplique stimulante, en suivant les Cette personnification dépend de la représen-
historiographes latins associés à l’Empire. tation de ses rapports à l’Orient, où il aurait
A. Latowsky ouvre son propos avec la Vita obtenu des victoires sans effusion de sang, où
Karoli d’Eginhard, où sont posés la plupart des les nations étrangères se seraient soumises à
motifs encomiastiques qui serviront à décrire lui, d’où il aurait reçu des ambassades qui
les rapports de Charlemagne avec la Terre témoignaient de sa supériorité sur le basileus
sainte et les princes de l’Orient. Ce faisant, et de sa domination sur la Terre sainte.
Eginhard réinterprétait une matière antique Charlemagne sert parfois à évoquer le motif
propre à l’éloge des empereurs romains. Ainsi apocalyptique du dernier empereur, donc à
tracée, la figure de Charlemagne paraît plus faire des empereurs régnants les nouveaux
ancienne que le personnage lui-même. C’est dépositaires de cette ultime responsabilité. Par
d’ailleurs une des premières qualités de ce sa capacité à conquérir dans la paix et à attirer
livre que d’aborder les chroniques avec une les peuples à lui, par son protectorat des lieux
préoccupation équilibrée pour le contexte de saints et la réalisation de la translatio imperii,
leur composition et pour la tradition d’écriture il incarne la fonction de l’empereur dans
dont ils sont tributaires. Le deuxième jalon l’Église. Selon Benzon, Rainald et leurs pairs,
important est posé au X e siècle, lorsqu’un cette fonction est supérieure à celle du pape
moine du Mont-Soracte forge le récit d’un et du basileus. Les Henris et les Frédérics sont
voyage oriental de Charlemagne. À la fin du appelés à réaliser sur terre l’ordre voulu par
XI e siècle, un chroniqueur lié à l’abbaye de dieu.
Saint-Denis s’en inspire pour composer une En replaçant la tradition de « Charlemagne
translation des reliques du Christ par l’initia- et l’Orient » dans le cadre des affrontements
tive de Charlemagne, la Descriptio clavi et corone des Saliens et des Staufen contre les papes
Domini, dont l’influence pèse sur toute l’historio- réformistes, A. Latowsky parvient à jeter un
graphie postérieure. sérieux doute sur le lien entre la figure de
De là, A. Latowsky se consacre à l’interpré- Charlemagne et le développement de l’idéo-
tation par les historiographes fidèles aux empe- logie de croisade. En prenant soin de lire
reurs germaniques du thème de « Charlemagne chaque chronique dans sa totalité, en s’assu- 197
COMPTES RENDUS

rant du contexte de sa composition et de la autres. Son enquête tient à la fois de la polito-


tradition rhétorique à laquelle elle participe, logie, de l’analyse intertextuelle et de l’« his-
elle montre que la figure carolingienne qui toire religieuse ». Elle s’inspire du tournant
s’impose au XIIe siècle est bien celle de l’em- linguistique sans en reproduire les excès,
pereur pacifique, non celle du conquérant notamment nier l’objet historique. En rappe-
annonciateur de l’apocalypse. Le contraste le lant, avec Jean-Claude Schmitt, que l’opposi-
plus convaincant tient dans la récurrence du tion entre vérité et fiction est un non-sens,
motif de la victoire sans effusion de sang, A. Latowsky se garde de s’enfermer dans
lequel tend à contredire la violence des croi- l’étude des textes, par les textes, pour les
sades. C’est d’ailleurs ce qui justifie l’épi- textes. Elle s’intéresse autant à l’événement
logue, particulièrement inspiré : en 1229, qu’à sa représentation. Ce faisant, elle replace
l’empereur excommunié Frédéric II réalise l’histoire politique des XIe-XIIIe siècles dans
l’archétype personnifié par Charlemagne, plus son cadre déterminant : non pas la croisade ou
pèlerin que guerrier, en reprenant Jérusalem les compétitions entre souverains, mais bien la
sans combattre et sans en référer au pape. Il Réforme grégorienne.
apparaît que, dans le travail des chroniqueurs Il n’est guère possible de couvrir quatre

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favorables à l’empereur, l’intention de refuser cents ans d’histoire en maintenant une égale
le contrôle de la mémoire de Charlemagne aux profondeur de traitement. De ce fait, certains
Capétiens et à l’abbaye de Saint-Denis joue aspects secondaires de la démonstration doivent
pour très peu, même du temps de Philippe être considérés avec réserve. A. Latowsky a eu
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Auguste et des généalogies associant les trois raison de s’attaquer aux premières occurrences
lignées royales des Francs. En comparant les du thème « Charlemagne et l’Orient » aux IXe
chroniques latines écrites aux XIIe et XIIIe siècles, et Xe siècles, mais elle contourne certains pro-
A. Latowsky établit que la faible mobilisation blèmes historiographiques épineux. Ainsi, elle
du thème « Charlemagne et l’Orient » en évoque les Fausses Décrétales et la Donation
France rend d’autant plus évidente son utili- de Constantin sans tenir compte des décou-
sation continue par les Saliens et les Staufen. vertes de Klaus Zechiel-Eckes sur le contexte
La thèse est convaincante. Elle donne une de leur rédaction et leur positionnement
réplique à la fois respectueuse et sans détour contre l’idéal impérial carolingien. Elle adopte
aux auteurs canoniques en cette matière, Robert la datation précoce de la Vita Karoli proposée
Folz, Ernst Kantorowicz et Carl Erdmann. Ce par Rosamond McKitterick et Matthew Innes,
faisant, elle aborde des dossiers difficiles et puis la lecture de Paul Dutton, et donc leur
lourds de polémiques historiennes, avec un interprétation des intentions d’Éginhard. Face
aplomb qu’autorisent l’originalité et la préci- à la grande question des inquiétudes de l’an
sion de son approche. Ainsi, A. Latowsky jette mil, elle fait siennes les positions de Richard
un doute sur l’authenticité des lettres insérées Landes. Tout cela se justifie, mais le lecteur
par Benzon d’Albe dans ses Libri ad Heinricum, doit garder à l’esprit que ces propositions ne
qui ont été lues comme des témoins authen- font pas l’unanimité alors qu’elles jouent sur
tiques du développement de l’idée de croi- l’interprétation des textes. Par ailleurs, cer-
sade. Elle reprend l’analyse des fausses lettres tains argumenta e silentio restent conjecturaux,
d’Hillin de Trèves, lesquelles portent atteinte ce qui participe du même problème.
au pape en attribuant à sa plume des erreurs En fait, le regard critique d’A. Latowsky
grossières. Dans la même idée, elle propose une révèle sa précision et sa vivacité à partir du
relecture stimulante de la lettre du Prêtre Jean chapitre sur Benzon d’Albe et il se maintient
et réinterprète la canonisation de Charlemagne dans le traitement du règne de Frédéric Ier
en refusant les analyses franco-centristes qui avant de se perdre quelque peu au dernier cha-
ont fait école. pitre. Par exemple, les pages sur la place de
La contribution d’A. Latowsky dépasse le Charlemagne dans l’imaginaire des premiers
niveau de ces ajustements. Elle parcourt diffé- croisés n’ont pas une fonction cohérente dans
rents champs des études médiévales, qui se l’argumentaire général du livre. La proposition
198 trouvent trop souvent dissociés les uns des est intéressante, mais trop peu étayée. Les chro-
HISTOIRE POLITIQUE

niques latines peuvent-elles nous renseigner avaient des « servantes » vaquant à leurs néces-
sur un tel sujet ? Assez peu en vérité. Peut-on sités matérielles, à l’instar des « convers » de
l’aborder sans considérer la tradition verna- la plupart des ordres monastiques du Moyen
culaire ? Probablement pas. Mais A. Latowsky Âge central. Le fait s’explique par le caractère
ne traite des textes romans et des auteurs exté- aristocratique d’un recrutement initial res-
rieurs à la sphère impériale que de façon acces- treint aux seules familles nobles d’Assise. Si le
soire. D’entrée de jeu, A. Latowsky explique lavement des pieds le jeudi saint est un rite
qu’elle en est venue aux chroniques latines habituel du monachisme médiéval, en y ajou-
alors qu’elle travaillait sur le Charlemagne de tant le baiser, Claire rappelle en même temps
la tradition française. Il reste à espérer qu’elle le geste de la Madeleine, pécheresse embras-
complétera cet ouvrage stimulant en retour- sant les pieds du Christ, associant ainsi figures
nant aux sources vernaculaires de son projet masculine et féminine. L’épisode, minime, est
initial. pris comme révélateur du paradoxe majeur du
christianisme, religion d’un Dieu incarné et
MARTIN GRAVEL crucifié, constitutivement portée par une inver-
sion des valeurs et dont le souverain pontife

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se décrit comme « serviteur des serviteurs du
Jacques Dalarun Christ ».
Gouverner c’est servir. Essai de démocratie Élargissant la focale, le deuxième chapitre
médiévale examine une série d’expérimentations insti-
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Paris, Alma, 2012, 456 p. tutionnelles qui ont cherché à donner corps
à cette inversion des hiérarchies : l’installation
Dans cet essai riche et stimulant, Jacques d’une abbesse, choisie parmi les converses
Dalarun revient sur un sujet qu’il avait déjà laïques et non les vierges, à la tête de Fontevraud
abordé, sous un autre angle, dans un précédent comme successeur de Robert d’Arbrissel,
ouvrage consacré à la question du pouvoir dans auquel fait écho le projet d’un monastère
l’ordre franciscain 1 : une expérience religieuse double imaginé par Pierre Abélard pour le
fondée sur le refus de l’appropriation et du Paraclet ; la suprématie des convers sur les
pouvoir personnel plaçait l’organisation de clercs dans l’ordre de Grandmont, source
masse qui en a résulté face à une aporie insti- d’instabilité permanente ; la tentative avortée
tutionnelle. La forme totalement renouvelée de Dominique, visant à confier, sur le même
de l’enquête et de la problématique de ce nou- modèle, l’administration de l’ordre des prê-
veau livre, qui abandonne les textes normatifs cheurs aux convers afin que les frères lettrés
pour l’examen de situations concrètes, n’est pas se consacrent à la prédication ; le maintien
étrangère au fait que l’auteur a, entre-temps, pendant plusieurs décennies d’une telle inver-
dirigé plusieurs recueils importants de tra- sion à la tête de l’ordre franciscain, qui asso-
duction et d’analyse de sources produites par ciait clercs et laïcs sans distinction de statut,
ou consacrées à Robert d’Arbrissel, François jusqu’à l’éviction de frère Élie en 1239 par un
d’Assise et, très récemment, Claire d’Assise 2. groupe de clercs, à la fois prêtres et universi-
De caractère volontairement fragmenté, cet taires.
essai se compose de trois gros articles, l’un inédit La troisième partie se concentre à nouveau
et un autre largement augmenté. sur l’examen d’un épisode unique. Un commen-
Le premier chapitre a pour motif central taire suivi des cours de Michel Foucault de
un épisode de la vie de Claire d’Assise, tel que l’hiver 1978 sur le pouvoir pastoral introduit
rapporté par plusieurs témoins de son procès à l’étude d’une situation de pastorat minimal,
de canonisation. Alors que l’abbesse lavait les mettant aux prises François d’Assise et son
pieds d’une servante, celle-ci retira brusque- compagnon, secrétaire et confesseur, frère
ment l’un d’eux, heurtant la bouche de sa Léon. Le billet adressé par François à Léon,
supérieure, qui mena pourtant l’action à son dont l’autographe fut pieusement conservé par
terme en lui baisant le pied. L’histoire atteste ce dernier, est soumis à une minutieuse ana-
tout d’abord un fait peu connu : les clarisses lyse paléographique et syntaxique qui permet 199
COMPTES RENDUS

d’en renouveler la compréhension. Parlant « en commentaires qu’en a donnés Giorgio Agamben.


tant que mère » (sicut mater), en refusant ainsi Cependant, avant celle de M. Foucault, c’est
d’endosser toute figure d’autorité paternelle, une citation de Marcel Gauchet qui figure en
François s’adresse par écrit à son compagnon exergue du livre, présentant la puissance de la
de route en tenant un discours d’institution, faiblesse comme clé de la dynamique chré-
qui vaut pour chacun des frères mineurs. Mais tienne. En réalité, même si J. Dalarun ne
le conseil qu’il donne, pour guider la conduite l’exprime pas ainsi, sa lecture de M. Foucault
de Léon, va à l’encontre de toute prescription est d’autant plus féconde qu’elle s’inscrit dans
disciplinaire : il s’agira de faire ce qui semble le sillage de M. Gauchet. Si la modalité du
plaire le mieux au Seigneur, ou plutôt, par gouvernement pastoral peut être considérée
l’adjonction d’un tibi suscrit entre les lignes, comme une originalité du christianisme, c’est
« ce qui te semble ». L’auteur aurait sans doute qu’à la source de celui-ci se trouve un « Messie
pu davantage encore souligner ce point crucial : à l’envers » qui a refusé toute forme de pouvoir
la responsabilité individuelle du frère mineur terrestre. Favorisant des surgissements par le
face à sa vocation, réclamée par le fondateur, bas, cette disposition fondamentale est égale-
constitue l’une des innovations les plus sidé- ment le ressort du renouvellement incessant

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rantes du franciscanisme, abondamment illus- des formes de vie chrétienne. J. Dalarun sou-
trée et justifiée par les multiples dissidences ligne que cet éloge de la faiblesse plaçait le
franciscaines. Mais, dernière strate textuelle, christianisme dans une situation paradoxale
par quelques mots tracés dans un second temps, pour servir d’idéologie dominante, puisque
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François ajoute encore que Léon pourra mal- l’appareil de domination agissait en même
gré tout se tourner vers lui s’il a besoin d’une temps comme incitation permanente à l’émer-
consolation. La lecture lente, répétée, rumi- gence de « contre-conduites ». Pour autant, ce
née de ces quelques lignes permet de mettre ressort n’agit jamais à l’état pur, hors de condi-
en évidence certains des traits essentiels du tions sociales spécifiques. Une grande réussite
« gouvernement » franciscain, à la fois mater- de l’ouvrage tient à la façon dont il parvient
nel et pastoral. à intégrer les données sociales et religieuses.
Si la principale vertu d’un essai n’est pas de L’entrée en religion n’est jamais une totale
clore une démonstration mais plutôt d’ouvrir sortie du monde ; les distinctions sociales s’y
la réflexion, cet objectif semble pleinement maintiennent, avec une pesanteur que les his-
atteint. L’ouvrage peut appeler plusieurs types toriens ont souvent eu tendance à négliger.
d’observation. La première concerne la forme Reste à s’interroger sur la pertinence du
du livre. On s’est parfois demandé si le modèle sous-titre choisi. Parler de « démocratie médié-
de la micro-histoire était pertinent pour l’his- vale » ne peut s’entendre, à l’évidence, qu’en un
toire médiévale, ou s’il n’était pas, de fait, un sens généalogique. Les situations examinées,
luxe réservé à l’histoire sociale de périodes plus y compris les modalités d’élection dans l’ordre
récentes, dotées d’une forte intensité documen- de Grandmont, ne relèvent en rien de procé-
taire. Sans inscrire expressément son propos dures démocratiques au sens actuel du terme.
dans ce cadre, J. Dalarun apporte une réponse La promotion de l’indignité au pouvoir a certes
par l’exemple : l’analyse intensive de sources contribué à accentuer la distinction entre la
parcimonieuses constitue assurément l’équi- fonction et l’individu qui l’exerce. Ce ne sont
valent, pour la médiévistique, de ce qu’a apporté pourtant pas quelques innovations isolées qu’il
la « micro-analyse » à l’histoire moderne. Et faudrait retenir, mais le tableau pris dans sa
parce que la compréhension d’un geste ou globalité. La formule doit avant tout s’entendre
d’une parole implique l’histoire longue du comme une provocation, opposée aux narra-
christianisme, la démarche suivie relève d’un tions, qui font passer sans transition l’histoire
«jeu d’échelles » qui autorise à ancrer sur l’inter- de la démocratie de la Grèce antique à l’époque
prétation de quelques détails une réflexion moderne. Au contraire, comme le suggère
théorique d’ensemble. De longues pages sont admirablement J. Dalarun, l’histoire médié-
consacrées à suivre les cours de M. Foucault vale, y compris et peut-être même surtout
200 de l’hiver 1978 sur le pouvoir pastoral et les l’histoire de ses expérimentations religieuses,
HISTOIRE POLITIQUE

mérite de figurer au premier plan dans une tation publique de force utilisée par les consuls
généalogie complète de la politique moderne. comme une arme politique pour renforcer leur
autorité. Mais si la lutte engagée entre juridic-
SYLVAIN PIRON tion comtale et juridiction capitoulaire tourne
plutôt à l’avantage des seconds, l’installation
1 - Jacques DALARUN, François d’Assise ou le tant des pratiques de l’Inquisition que du
pouvoir en question. Principes et modalités du gouverne- pouvoir royal, qui impose, à partir de 1283, la
ment dans l’ordre des Frères mineurs, Bruxelles/Paris, présence de son viguier au cours du processus
De Boeck université, 1999. judiciaire, déstabilise le pouvoir des consuls en
2 - Jacques DALARUN et Armelle LE HUËROU la matière et instaure une situation de concur-
(dir.), Claire d’Assise. Écrits, Vies, documents, Paris,
rence juridictionnelle que viennent encore
Les Éd. du Cerf/Éd. franciscaines, 2013.
compliquer le for ecclésiastique, l’application
du droit d’asile – que les magistrats urbains
Patricia Turning n’hésitent pas à violer en 1288 – et, bien
Municipal Officials, Their Public, and the entendu, les privilèges de l’Université, qui
soustraient maîtres et étudiants à l’autorité des

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Negotiation of Justice in Medieval Languedoc:
Fear Not the Madness of the Raging Mob capitouls. En réaction, l’adoption de ce dernier
Leyde/Boston, Brill, 2013, 199 p. terme par les magistrats à partir de 1295 n’est
autre que le signe d’une volonté de promotion
Reprendre à nouveaux frais le lancinant pro- de la dignité consulaire, dont témoigne aussi
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blème de l’intégration du Languedoc au l’année suivante le début de la rédaction des


royaume capétien sous l’angle des conflits de Douze livres de l’histoire de Toulouse qui enre-
juridiction entre justice consulaire et justice gistrent noms et portraits des magistrats.
royale, afin d’en mesurer l’impact sur la popu- L’analyse sociale des plaignants et la distri-
lation toulousaine et de mettre en exergue tout bution spatiale des crimes enregistrés pour
à la fois les efforts des capitouls pour maintenir l’année 1332 permettent ensuite à l’auteure
une certaine autonomie urbaine – notamment de démontrer que la justice des capitouls
en matière criminelle – et le rôle actif des s’adresse avant tout « à des citoyens impliqués
citoyens dans la formation et l’évolution des financièrement et personnellement dans la
structures politiques et judiciaires de la cité : fabrique sociale de la ville » (p. 65), même s’il
ainsi peut-on résumer la belle ambition de est tout de même curieux de ne pas appuyer
Patricia Turning dans cet essai qui emprunte une telle démonstration sur un plan du
sa démarche à la fois au courant historio- Toulouse médiéval, qui aurait permis de situer
graphique « from the bottom » et à l’idée d’une les lieux des crimes et les lieux de résidence
construction spatiale des pouvoirs et de ses des victimes qui demandaient une restitution
représentations, tout en se fondant sur l’ana- publique de leur honneur. Le constat que
lyse des affaires criminelles consignées dans cette criminalité ne se situe pas dans la sphère
un registre de 1332 relevant de la justice capi- de la marginalité incite l’auteure à émettre
toulaire. l’hypothèse que la justice des capitouls n’a pas
L’auteure utilise souvent comme point de tant pour objet de lutter contre le crime que
départ de sa réflexion un fait divers particulier de raffermir l’autorité consulaire aux yeux des
découvert au fil de ses archives. Le livre habitants, ce qui implique une évidente publi-
s’ouvre ainsi sur la découverte, en août 1226, cité tant des sentences que des châtiments : à
de deux corps mutilés et les pressions de la crime public, jugement et châtiment publics ;
population qui s’ensuivirent à l’encontre du d’autant que le jugement est l’occasion
comte de Toulouse, Raymond VII, soupçonné « d’accomplir la fonction rituelle de détermi-
d’abriter le meurtrier : à cette occasion, celui- ner les standards d’un comportement socia-
ci fut contraint de prêter serment publique- lement acceptable ou déviant » (p. 74). Mais
ment de reconnaître les sentences des capi- c’est aussi que les crimes dont il est question
touls en matière criminelle et P. Turning y sont des crimes publics, précédés de menaces
voit le premier exemple attesté d’une manifes- proférées devant témoins et nourris de haines 201
COMPTES RENDUS

recuites entre voisins, à l’image de cet avocat doute pas et, en la matière, de nombreux épi-
défiguré en plein jour à l’instigation de l’un de sodes ultérieurs de cette histoire toulousaine
ses anciens clients. La cour de justice fonc- attestent de la poursuite d’une tradition
tionne désormais comme un « forum qui défi- d’affrontement entre une partie de la popula-
nit les cercles d’inclusion et d’exclusion de la tion urbaine et les autorités royales.
communauté » (p. 95), ce dont témoignent les Au final, si la thèse initiale paraissait sédui-
cas de diffamation, puisque le jugement res- sante, la démonstration se révèle largement
taure l’honorabilité du citoyen et le réintègre moins convaincante parce qu’elle reste très en
au sein de sa communauté. surface des choses, sans chercher à pénétrer
Dans le maintien de cet ordre public dont en profondeur les mécanismes sociaux et poli-
ils sont responsables, les capitouls se doivent tiques qui constituent les ressorts de la mobili-
aussi de tenir compte du comportement tant sation de la population en un moment donné
d’une population toujours susceptible d’exiger et pour une cause donnée. De ce point de vue,
justice par le biais de la violence – ainsi l’ignorance du renouvellement de l’historio-
lorsqu’en 1268 un messager du viguier est sorti graphie des séditions urbaines est patente,
de sa prison et mis à mort avant que son comme l’est celle de pans entiers d’une historio-

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cadavre ne soit traîné dans les rues – que de graphie française à laquelle l’auteure aurait
sergents dont l’attitude, loin d’être irrépro- dû se montrer plus attentive. Mais c’est plus
chable, est régulièrement mise en cause dans encore sa méconnaissance de l’histoire tou-
des affaires de corruption, quand il ne s’agit lousaine, et plus largement méridionale, qui
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pas d’agressions ou de viols, sans oublier les frappe ici : les comtes de Toulouse n’ont jamais
inévitables conflits de type town and gown été « comtes de Languedoc » (p. 5), la ville n’a
induits par la coexistence, en une même ville, pas été fondée sous l’Empire romain, elle
de citoyens et d’étudiants se livrant une n’est pas non plus « la capitale administrative
concurrence féroce pour la maîtrise de l’espace du Languedoc » (p. 66), sauf à oublier les
urbain et l’accès aux femmes et aux tavernes. sièges de sénéchaussée que sont Carcassonne
L’agression que subit, en 1332, le capitoul et Beaucaire, sa cathédrale n’est pas Saint-
François de Gaure en est l’expression paradig- Sernin mais bien Saint-Étienne, et la monnaie
matique. Si le magistrat urbain en sort défi- en usage n’est pas le sou tol mais le sou tolsan.
guré, elle provoque en retour une « grande En outre, si l’auteure multiplie les points de
agitation de peuple » qui conduit, dans un pre- comparaison avec Paris au XIVe siècle, Gand au
mier temps, à l’arrestation du coupable et, XVe siècle ou encore Augsbourg au XVIe siècle,
dans un second temps, à un châtiment aussi elle ne prend appui sur aucune des grandes
exemplaire que symbolique qui mène de l’une villes méridionales alors que les travaux ne
des portes de la ville jusqu’à la maison de la manquent ni pour Carcassonne, Narbonne,
victime, devant laquelle la main de l’agresseur Montpellier ou encore Nîmes. P. Turning va
est tranchée avant que son corps ne soit atta- même jusqu’à citer, à propos des plaintes de
ché à la queue d’un cheval et traîné ainsi villageois à l’encontre du comportement de
jusqu’aux abords du château Narbonnais, où il sergents royaux, l’enquête menée à l’initiative
subit la décapitation. Une peine publique dans de Louis IX dans les Ardennes sans mentionner
laquelle l’auteure voit le signe d’une réponse les grandes enquêtes conduites en Languedoc
des capitouls à une demande de justice portée à la même période. Son refus systématique de
par la population, en même temps qu’une rétablir les graphies occitanes des noms des
opportunité saisie par les magistrats pour réaf- individus rencontrés dans les archives ou des
firmer leur autonomie en matière judiciaire, quartiers et autre lieux-dits semble aller dans
sans en référer ni à l’autorité royale, ni aux le même sens et ne peut que brouiller la lec-
autorités ecclésiastiques. Faut-il pour autant ture et le repérage. On pourrait encore ajouter
voir dans cette affaire un tournant dans l’his- à ces reproches des transcriptions fautives et
toire toulousaine en raison de la réaction royale un nombre trop important de coquilles. Mais
et le point de départ d’une soumission défi- on préférera conclure avec les mots de Lucien
202 nitive de la ville au pouvoir capétien ? Sans Febvre rendant compte de la thèse de Philippe
HISTOIRE POLITIQUE

Wolff : « Pour moi, si j’avais dû écrire son livre, Asenjo González, ces synthèses sont assurément
je l’aurais fait tout entier sur un plan de discri- l’un des points forts du livre, elles scandent la
mination. Je suis à Toulouse [...]. Je dois don- lecture et facilitent le projet comparatiste, tout
ner le sentiment intense de ce qui est le fait comme les deux conclusions de Jean-Philippe
toulousain, de l’originalité propre à Toulouse, Genet et José Manuel Nieto Soria.
de ce climat, de cette aura qui est spécifique- Les formes possibles de la contractualisa-
ment de Toulouse 1. » tion et les cas dans lesquels elles s’appliquent
dans les sociétés médiévales font l’objet d’ana-
VINCENT CHALLET lyses qui se rejoignent souvent. Ainsi, Mario
Ascheri présente la contractualisation comme
1 - Lucien FEBVRE, compte rendu de Philippe étant soit horizontale soit verticale : pacte
WOLFF, Commerces et marchands de Toulouse (1350- horizontal à l’échelle du groupe social, com-
1450), Paris, Plon, 1954, Annales ESC, 11-1, 1956, munautaire ou familial, sans parler du contrat
p. 86.
commercial ; pacte vertical entre le prince et
les représentants de ses sujets, qui fonde la
légitimité de cette représentation, mais aussi

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François Foronda (dir.)
Avant le contrat social. Le contrat politique de l’autorité politique même, dans les États
dans l’Occident médiéval, XIIIe-XVe siècle ibériques dits pactistes. Les négociations 2 et
Paris, Publications de la Sorbonne, 2011, la conclusion de contrats entre inégaux, dans
726 p. le cadre d’une relation verticale, sont au cœur
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de la réflexion collective. Comme l’écrit Pierre


Ces actes de colloque font suite à un séminaire Savy à propos de la féodalité dans le duché
de la Casa de Velázquez ainsi qu’à un pro- de Milan, il ne s’agit en général pas tant de
gramme de recherche sur les coups d’État à la contrats de gré à gré que de contrats d’adhé-
fin du Moyen Âge. L’étude des fondements sion aux termes du plus puissant. Pourtant,
du pouvoir politique et de la production selon J.-M. Moeglin, la contractualisation véri-
sociale de l’État est au centre de ces projets table ne peut exister qu’entre personnes du
collectifs portés par François Foronda 1, spé- même rang ou, du moins, selon l’œuvre théo-
cialiste de la royauté castillane au XVe siècle, rique du franciscain catalan Francesc Eiximenis
qui revendiquent leur insertion dans la veine présentée par Eduard Juncosa Bonet, qu’en
du programme de Jean-Philippe Genet sur la étroite association avec la liberté des contrac-
genèse de l’État moderne. tants, cette liberté étant la condition de la vali-
Cet épais volume quadrilingue constitue dité du contrat. Dans ce contexte, l’analyse,
une importante contribution à l’analyse des proposée à l’aune de la notion de contrat, de
sociétés politiques médiévales, de la question la variété de conventions, pactes, capitula, qui
de la souveraineté et de la sujétion. Les contri- organisent délégations d’autorité et concessions
buteurs ont bénéficié d’autant d’espace qu’ils de juridictions, représente une plongée au
le jugeaient nécessaire pour leurs démonstra- cœur des mécanismes du politique et du pou-
tions, dans le cadre d’une démarche compara- voir souverain.
tiste ambitieuse qui conduit de l’Angleterre à Les cas étudiés montrent que les pactes
la France et à la péninsule Ibérique, en passant procurent aux parties contractantes une légiti-
par l’Italie et l’Empire germanique. Les États mité accrue, mais sans que la seule invocation
ibériques, Portugal et Navarre inclus, se taillent du non-respect du contrat suffise à justifier
cependant la part du lion, avec environ un tiers le retrait d’obédience des États de Prusse à
des contributions. L’organisation du volume l’ordre des chevaliers Teutoniques, au profit
obéit à un principe géographique qui a l’avan- de Jagellon III de Pologne en 1454. Dans ce
tage de permettre à des spécialistes de chaque cas, les acteurs ont éprouvé le besoin d’un
aire de proposer des introductions probléma- autre discours légitimant, cette fois historico-
tiques à chacune des sections. Confiées res- identitaire. La contractualisation appartient
pectivement à Patrick Boucheron, Jean-Marie certes aux pratiques des acteurs, mais sans
Moeglin, Claude Gauvard, John Watts et María pour autant faire l’objet d’une théorisation 203
COMPTES RENDUS

massive dans la pensée de l’État au XVe siècle. élaboré en prévision du transport du Dauphiné
P. Boucheron observe que souveraineté et à la couronne de France et édité en annexe de
contrat politique entretiennent une relation son article. L’examen du statut de l’exception
paradoxale dans ce contexte où les formes envisagée dans la quasi-totalité des clauses du
princières de gouvernement dominent et texte, à la lumière des analyses de Giorgio
représentent ce à quoi les gouvernants aspirent Agamben sur la souveraineté, lui permet de
en Italie, alors que bien souvent leur légitimité montrer que « liant dans l’action mais non
émane d’une contractualisation sous-jacente. À point dans leur essence les deux acteurs du
ce sujet, la contribution remarquable d’Armand jeu politique, l’exception peut apparaître ainsi
Jamme sur l’État pontifical pose la chronologie comme le lieu par excellence d’un contrat »
de la dynamique de contractualisation mise en (p. 305). Par ce procédé, le statut de 1349 se
place par le cardinal Albornoz entre les cités donne comme contrat fondateur nouant la
et le pape, où les accords successifs participent relation entre le souverain et ses sujets, mais
pleinement à la construction étatique. La sans toutefois accéder au rang de loi.
chancellerie pontificale, elle, mobilise une Une ombre au tableau peut-être : l’absence
rhétorique familiale dans le cadre de laquelle d’un index qui aurait sans doute facilité le

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la recherche de l’harmonie entre un père (le maniement du volume, petit défaut partielle-
pape) et ses enfants (les États) ne donne lieu ment comblé par l’organisation géographique
à aucun commentaire sur ce pactisme, ni à la de sa matière. En replaçant ces actes dans la
justification d’où procède le pouvoir ; cette série de publications issues du programme sur
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insistance sur la familiarité permet à Rome de la contractualité politique médiévale mené par
naturaliser la relation d’obéissance sans la qua- F. Foronda, il s’impose de saluer l’ambition,
lifier en termes politiques. Le « contrat tacite » l’utilité et la fécondité de cette entreprise
castillan présenté par Ana Isabel Carrasco qui a opportunément débordé les limites de
Manchado entre ici en résonance de façon l’historiographie ibérique.
inattendue avec la politique pontificale aussi
bien qu’avec l’analyse de Christopher Fletcher ROXANE CHILÀ
sur l’Angleterre.
La variété des sources sur lesquelles 1 - François FORONDA et Ana Isabel CARRASCO
s’appuient les contributions est l’une des MANCHADO (dir.), Du contrat d’alliance au contrat
forces du recueil, car elle révèle ce décalage politique. Cultures et sociétés politiques dans la pénin-
entre les discours et les pratiques. Le domaine sule Ibérique de la fin du Moyen Âge, Toulouse, CNRS-
de la fiscalité apparaît en revanche, de façon Université de Toulouse-Le Mirail, 2007 ; Id., El
peut-être plus attendue, comme un territoire contrato político en la Corona de Castilla. Cultura y
d’élection où s’épanouit un contractualisme sociedad políticas entre los siglos X al XVI, Madrid,
revendiqué qu’il importe de signaler alors que Dykinson, 2008.
la majorité des cas étudiés relèvent de l’impli- 2 - Maria Teresa FERRER MALLOL et al. (dir.),
cite. Soulignons encore l’apport d’A. Carrasco Negociar en la Edad Media, Barcelone, CSIC, 2005.
Manchado, qui rend compte de la découverte
récente par Pedro Cátedra García d’un dis-
cours prononcé par le letrado Juan Díaz de François Foronda
Alcocer à l’occasion de l’accession au pou- El espanto y el miedo. Golpismo, emociones
voir d’Isabelle la Catholique. Son analyse du políticas y constitucionalismo en la Edad
document est l’occasion de battre en brèche le Media
paradigme ancien opposant un « absolutisme Madrid, Dykinson, 2013, 225 p.
castillan » aux pactismes navarrais, aragonais,
etc. L’histoire politique castillane et ibérique Dans cet ouvrage ont été rassemblés trois
profitera assurément de leurs travaux. Du articles de François Foronda consacrés aux
point de vue méthodologique, Anne Lemonde- relations entre le roi et la noblesse castillane
Santamaria propose une étude particulière- aux XIVe et XVe siècles. Les trois expressions
204 ment stimulante du statut delphinal de 1349, placées en sous-titre reprennent la thématique
HISTOIRE POLITIQUE

principale de chacun des trois articles qui XIVe siècle, les chroniqueurs soulignant alors
forment un ensemble cohérent. Ces articles, sa dimension imaginaire.
dont la méthode repose sur une analyse fine Le troisième article poursuit la réflexion
du vocabulaire, sont tous dotés d’annexes très sur la peur et ses déclinaisons au XVe siècle
complètes, en particulier le deuxième qui pro- à travers trois épisodes marquants dans la
pose un impressionnant corpus de textes sur Castille d’Henri IV, la Catalogne en guerre
les occurrences de la peur au XIVe siècle. de Jean II et la France de Louis XI lors de la
Le premier article s’intéresse, à travers une guerre du Bien public. Le but de l’article est
analyse lexicométrique de quatorze chroniques, de montrer le rôle joué par les émotions dans la
aux coups d’État commis par l’aristocratie cas- justification de mesures qui cherchent à limiter
tillane dans le contexte d’une redéfinition des l’arbitraire royal et qui conduisent à l’élabora-
alliances au sein de la noblesse. À une époque tion de (pré)constitutions. La peur des Grands
où la noblesse seconde préfère le patronage était avant tout d’être détenus ou tués par le roi.
royal à celui de la haute aristocratie, la figure Elle devient dans les années 1460, sous diverses
du favori royal (privado) émerge et le roi, qui déclinaisons – l’« angoisse » en Catalogne ou
renforce son pouvoir, feint de se laisser manipu- le « doute » en France –, un argument pour

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ler par cette noblesse. Dès lors, le roi incarne négocier, avec généralement peu de réussite,
un pouvoir dont on peut s’emparer, ce que des articles dans des traités apparaissant comme
l’aristocratie n’hésite pas à faire en capturant de véritables propositions de constitution (la
son corps. Le coup d’État, c’est-à-dire le fait sentence de Medina del Campo en janvier 1465,
de prendre le roi, devient ainsi une nouvelle la concorde de Vilafranca del Penedès en juin
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forme de rituel politique, pratiqué, avec plus ou 1461, le traité de Saint-Maur-des-Fossés en


moins de réussite, onze fois entre le règne de octobre 1465) qui permettent d’inclure l’inter-
Pierre Ier et celui d’Henri IV. L’étude s’appuie diction pour le roi de détenir quiconque arbi-
plus particulièrement sur une analyse du voca- trairement.
bulaire du coup d’État à partir de deux corpus Les trois articles forment donc un dossier
lemmatisés, celui des événements et celui des qui permet de suivre l’évolution chrono-
auteurs. On préférera consulter la version fran- logique des usages de la peur dans les discours
çaise qui propose des annexes avec les tableaux politiques castillans tout en adoptant une
complets des résultats. dimension comparatiste. Toutefois, en dehors
Au XIVe siècle, la justification la plus cou- d’une bibliographie commune, on peut regret-
rante donnée à ces coups d’État est la peur du ter que cette réédition n’ait pas donné lieu
roi, objet du deuxième article. Cette peur n’est à la conception d’un véritable livre, avec des
pas celle mêlée de respect (timor) qui peut être chapitres suivis. En particulier, il semble peu
éprouvée face au monarque, mais celle éprou- pratique de faire référence dans les notes de
vée par ceux qui craignent véritablement pour bas de page à un article de bibliographie sans
leur vie (metus). Cette thématique qui fédère la préciser qu’il se trouve justement repris dans
haute aristocratie apparaît entre la fin du règne le même volume. La conception d’un tel livre
de Sanche IV et celui de Ferdinand IV, lorsque aurait aussi demandé une présentation des
la haute aristocratie se sert de l’expression de événements politiques, traités de manière très
sa peur pour négocier avec le roi des garanties, allusive, l’intégration dans le corps du texte
comme l’élimination d’un privado. Sous le de longs développements placés en note (par
règne d’Alphonse XI, la peur change de camp : exemple sur la manière dont le thème de la
elle est désormais la manifestation d’un éloi- peur du roi finit par être traité comme un ima-
gnement plus marqué de la haute aristocratie ginaire) et l’élimination des répétitions (en
vis-à-vis du pouvoir royal, l’expression de particulier sur les différentes interprétations
l’inéluctable châtiment pour toute forme de du mot « peur » dans les deux derniers articles).
contestation que le roi interprète dès lors comme Mais ce sont des détails, et le lecteur n’en
une trahison. Sous le règne de Pierre Ier, la appréciera que mieux la cohérence de cette
peur cimente un large groupe face à un roi recherche et la solidité des preuves apportées.
qui s’est transformé en tyran. En revanche, la
thématique perd sa prééminence à la fin du CORINNE PÉNEAU 205
COMPTES RENDUS

Bernadette Martel-Thoumian on connaît bien, depuis les travaux de Carl


Délinquance et ordre social. L’État mamlouk Petry, les défis auxquels furent confrontés les
syro-égyptien face au crime à la fin du derniers sultans mamelouks (l’insolvabilité de
IXe-XVe siècle l’État, l’insubordination des troupes, la montée
Bordeaux, Ausonius, 2012, 393 p. des périls extérieurs) 2. Mais dans son tableau
aux accents parfois catastrophistes (la fatalité
Le sultanat mamelouk fut pendant près de du désordre social, la violence nue du pouvoir,
trois siècles la principale puissance et l’État le l’arbitraire érigé en justice), B. Martel-Thoumian
plus stable de l’Orient islamique, avant l’avè- se contente souvent d’emprunter leurs mots
nement des Ottomans au début du XVIe siècle. à ses informateurs. Outre que l’on ne sait pas
La domination des mamelouks, aristocratie toujours qui parle, de l’historien ou de sa source
militaire d’origine servile, coïncide dans l’his- (la « populace », les « débauchés » constituent-ils
toire de l’Égypte et de la Syrie avec une pro- des catégories opératoires ?), outre que l’iden-
duction historiographique exceptionnelle, qui tité des acteurs s’en trouve parfois voilée (pour-
fournit aux historiens la matière d’une histoire quoi traduire systématiquement l’arabe zur par
sociale sans équivalent pour les autres sociétés « vauriens », son sens premier, dans un contexte

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de l’Islam médiéval. C’est ce qu’illustre le où, comme l’auteur le rappelle, le mot désigne
livre de Bernadette Martel-Thoumian, à tra- des milices urbaines irrégulières recrutées sur
vers le bruissement de centaines d’anecdotes la base des quartiers ?), ce choix de méthode
rapportées par les chroniques et les journaux engage l’ensemble de la vision proposée.
personnels des élites lettrées de la fin du Les lettrés qui composèrent les chroniques
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XVe siècle, cairotes et surtout damascaines. et les journaux mis à contribution dans cette
Faisant écho à l’attention nouvelle que por- étude appartenaient tous en effet, à des degrés
taient ces auteurs (davantage que leurs prédé- divers, au milieu des oulémas, maîtres des
cesseurs) à la poursuite et au châtiment des savoirs de l’islam et gardiens autoproclamés de
crimes, le livre se donne pour objet l’histoire sa loi, la charia. Baignant dans une culture juri-
de la justice criminelle et, à travers elle, entre- dique hégémonique, ils décrivent la société avec
prend de saisir la réalité sociale de la délin- les mots du droit. Si les Bédouins sont souvent
quance au cours des dernières décennies qui qualifiés de « coupeurs de route », les buveurs
précèdent la chute des mamelouks en 1517 1. de vin de « semeurs de trouble », c’est qu’à ces
En l’absence d’archives judiciaires (et en pré- catégories juridiques correspondent des châti-
sence d’une abondante littérature juridique ments définis par le Coran : cela n’en fait pas
qui est ici laissée de côté, sauf pour établir les pour autant, sans précaution, des catégories
catégories et la hiérarchie théorique des faits de sociologie historique. Bien souvent hostiles
délictuels), l’intégralité de l’enquête repose sur (non sans raison) aux autorités mameloukes,
les anecdotes rapportées avec une précision et ces lettrés qualifient les violences de la société
une fidélité inégales par des chroniqueurs dont militaire avec le lexique du crime : est-ce une
l’auteur pointe dûment les faiblesses, la dépen- raison pour placer ces exactions sur le même
dance à l’égard de la rumeur et l’intérêt com- plan d’analyse (une sociologie criminelle) que
plaisant pour certains types de crime. De cette les vols et les meurtres commis par les sujets ?
moisson d’anecdotes données à lire à l’appui Plus fondamentalement, l’attention nou-
de chaque item, B. Martel-Thoumian tire une velle que ces lettrés accordent dans leurs écrits
étude très détaillée conduite en cinq temps : à la punition (justifiée ou non) des délinquants
la sociologie de la délinquance, les institutions est étroitement liée à l’affirmation de nouveaux
judiciaires à l’épreuve de leur fonctionnement, acteurs dans le champ de la justice criminelle.
la panoplie des délits, celle des châtiments, celle B. Martel-Thoumian le souligne : la justice ordi-
enfin des mesures prises pour lutter contre le naire des cadis (les magistrats de la charia) est
flot irrépressible du crime. pratiquement absente des chroniques et jour-
Car, en cette fin du XVe siècle, l’heure semble naux de la fin du XVe siècle, qui décrivent en
à la hausse de la criminalité et à l’impuissance revanche avec force détails la poursuite et le châ-
des autorités, signes d’un effondrement des timent des criminels par le sultan et ses émirs,
206 valeurs qui annoncent celui du régime. Certes, magistrats d’une justice souveraine (appelée
HISTOIRE POLITIQUE

Siyasa) privilégiée désormais par les justiciables Andrea Gamberini


eux-mêmes. Or cette justice souveraine, qui et Isabella Lazzarini (dir.)
entend redonner aux principes de la charia une The Italian Renaissance State
efficacité pratique que les cadis ont perdue à Cambridge, Cambridge University Press,
mesure qu’ils approfondissaient la jurisprudence 2012, XIV-634 p.
de leurs écoles, constitue au XVe siècle une inno-
vation inouïe, inacceptable sinon incompré- Du milieu des années 1980 aux années 2000
hensible aux yeux des oulémas 3. Le caractère (avec sans doute comme point d’orgue le livre
erratique des jugements rendus, l’étonnante Origini dello stato, publié à Bologne en 1994),
diversité des châtiments mis en œuvre, l’intro- l’État occupa dans l’historiographie italienne
duction de nouvelles peines corporelles, la bana- du bas Moyen Âge et de l’époque moderne
lisation de la peine de mort : l’impressionnant une place considérable : il finit même par
tableau dressé par B. Martel-Thoumian n’est structurer des réflexions qui, au fond, auraient
pas le fruit de la tyrannie des mamelouks, de
pu aussi bien ne pas être déterminées par lui
l’arbitraire érigé en norme, du désintérêt du
(nous pensons à des pans entiers de la micro-
sultan pour l’administration de la justice, mais
histoire, ou encore à l’étude des différents

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bien au contraire de son entrée en force dans
niveaux de domination politique). Or c’est
le champ de la justice criminelle.
Les dernières décennies du sultanat mame- encore autour de l’État que tourne ce volume,
louk furent ainsi un temps d’expérimentation mais, si les réflexions des années 1980 et 1990
judiciaire – la prise en charge de la justice crimi- sur ce qu’on appelait en France « la genèse
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nelle par les autorités militaires au détriment de l’État moderne » n’en sont pas absentes, il
des magistrats ordinaires – dont les oulémas reste que le mot « État » doit s’y entendre de
de Damas et du Caire se sont faits les témoins, façon assez étendue et même polysémique : il
partagés entre un sentiment d’horreur pour cette renvoie à l’appareil d’État lui-même, mais
innovation et une aspiration bien comprise à aussi aux différents États italiens. L’État est
l’ordre social. C’est à cette expérimentation la clef plutôt que l’objet unique de ce livre,
que l’on doit leurs innombrables notations qui est autant un essai de synthèse et de
relatives à la poursuite et au châtiment des cri- réflexion sur l’histoire politique de la pénin-
minels, dont B. Martel-Thoumian a entrepris sule aux XIVe et XVe siècles qu’une recherche
de faire l’inventaire et le classement, et non spécifique sur la forme étatique.
à une hausse irrépressible de la criminalité. Après une brève introduction d’Andrea
La conclusion du livre ne s’y trompe pas : rien Gamberini et Isabella Lazzarini, la première
n’a changé avec l’avènement des Ottomans en partie comporte onze contributions qui couvrent
1517 – pour la simple raison qu’ils reprirent à à peu près toute la péninsule, du Midi vers le
leur compte et portèrent à son expression la Nord : travail peut-être un peu ingrat comparé
plus aboutie la mise en œuvre de la justice à celui de la deuxième partie, qui est théma-
souveraine inaugurée en Égypte et en Syrie tique, mais travail fort utile. La couverture du
par leurs prédécesseurs, les Mamelouks.
territoire italien peut paraître inégale, sans
JULIEN LOISEAU doute : la Corse, la Savoie ou l’outre-mer sont
un peu vite expédiés, et l’on peut se demander
1 - Carl F. PETRY, The Criminal Underworld in quels sont les critères retenus pour figurer
a Medieval Islamic Society: Narratives from Cairo and dans cette liste des « États italiens », mais les
Damascus under the Mamluks, Chicago, Middle East principaux États y sont. Les contributions font
Documentation Center, 2012. la part belle aux scansions chronologiques
2 - Carl F. PETRY, Protectors or Praetorians? The majeures de chacun des espaces considérés,
Last Mamluk Sultans and Egypt’s Waning as a Great
ainsi qu’à l’historiographie politique récente,
Power, Albany, State University of New York Press,
1994.
qui a parfois formulé des propositions nou-
3 - Yossef RAPOPORT, « Royal Justice and velles. C’est particulièrement net pour l’historio-
Religious Law: Siyāsah and Shariah Under the graphie du Midi de l’Italie : la Sicile présentée
Mamluks », Mamluk Studies Review, 16, 2012, par Fabrizio Titone, qui bat en brèche le vieux
p. 71-102. modèle historiographique des « barons contre 207
COMPTES RENDUS

le roi » au profit d’une insistance sur la vitalité tiques économiques publiques. Enfin, Giorgio
de la politique locale ; Naples par Francesco Chittolini mesure l’autorité du pape dans la
Senatore, qui refuse la comparaison systéma- péninsule et Andrea Zorzi offre une vision
tique avec le Nord et souligne l’importance du riche et à plusieurs niveaux du thème de la
travail restant à faire ; la Sardaigne et la Corse justice lui aussi très présent dans l’historio-
par Olivetta Schena. L’État pontifical fait graphie récente. Suivent une longue biblio-
l’objet d’une remarquable contribution de graphie, comportant surtout des références de
Sandro Carocci qui, sans nier sa particularité, langue italienne et de langue anglaise, et un
relève ce qu’il a de commun avec les autres riche index.
États italiens et conclut à la nature composite Il est un peu facile de signaler les lacunes
de sa structure politique reposant sur une du livre – les responsables du volume anti-
grande pluralité d’acteurs territoriaux. L’Italie cipent la critique en évoquant eux-mêmes
centro-septentrionale compte, elle, sept contri- certains de ces manques : presque rien sur
butions, qu’on ne peut hélas présenter en détail. l’humanisme ou sur l’art, écrivent-ils, ce qui
La deuxième partie du livre compte treize pourra surprendre qui a de la « Renaissance »
contributions. Les principaux thèmes de une vision un peu étroite. Ajoutons, à titre

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l’historiographie italienne des vingt dernières d’illustration, que le fait religieux, l’espace
années sont évoqués dans ces textes, qu’il politique (les frontières par exemple) ou
n’est pas davantage question de résumer ici. encore la théorie politique (la question de la
Dans le premier, Francesco Somaini explique souveraineté, pourtant cruciale pour l’État)
la fin des cités-États dans le Regnum Italicum et nous paraissent un peu délaissés. En outre,
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l’État pontifical (au profit de réalités politiques une place fort réduite est accordée aux
régionales) par le manque de stabilité du sys- échanges avec ce qui n’est pas italien ou ce
tème politique, le déclin démographique, la qui ne l’est pas entièrement (Empire, cou-
crise militaire des cités-États et la victoire ronne d’Aragon, France, Turcs, etc.), si bien
corollaire des oligarchies locales. Les autres que s’impose une vision peu ouverte aux
contributions présentent les communautés influences du monde et insistant sur la pénin-
rurales (Massimo Della Misericordia), dont est sule dans son unité (d’ailleurs, parmi les acquis
soulignée la force ; les fiefs et les « petits du livre, signalons la remise en cause salutaire
États » (Federica Cengarle) ; les factions et les de l’opposition ancienne et rigide entre un
partis (Marco Gentile), dont l’historiographie Centre-Nord qui serait l’Italie des villes et
récente a mesuré combien ils informaient le des communautés et un Sud qui serait l’Italie
politique ; les groupes sociaux (E. Igor Mineo) ; des monarchies et des barons). Ces remarques
les femmes (Serena Ferente), qui ont la possi- n’enlèvent rien à la valeur et à l’utilité remar-
bilité d’une agency, déterminée d’abord par quables de ce volume, qui atteint son principal
leur âge et le réseau social dont elles dis- objectif : faire la synthèse de la recherche ita-
posent ; le monde des officiers, qui est en cours lienne sur l’histoire politique entre le début
de formation (Guido Castelnuovo) ; la docu- du XIVe et celui du XVIe siècle, sur les différents
mentation publique (Gian Maria Varanini, qui États italiens et sur les thèmes principaux de
embrasse de façon large les plans chrono- l’historiographie la plus récente.
logique et géographique, mais aussi pour ce Quel est donc l’État qui apparaît au terme
qui est des « niveaux » d’États, et qui conclut de la lecture ? Avec mille nuances, on peut
sur le processus de centralisation de ces considérer l’État italien de la Renaissance
archives et le passage d’une conception des comme un État dont le pouvoir passe par des
archives comme trésor à des archives dont on accords et une négociation avec des éléments
pense d’abord la « sédimentation ») ; les « lan- dans lesquels on identifiait jadis des limites à
gages politiques » (A. Gamberini), que l’on ce pouvoir ; un État qui autorise des pratiques
peut lire comme une sorte d’introduction au diverses du pouvoir (factions, réseaux, partis)
volume ; ou encore la diplomatie (I. Lazzarini). et, pour utiliser un mot récurrent dans ce livre,
Remarquable nous paraît le vaste travail sur qui repose sur des pratiques « informelles » ;
l’économie de Franco Franceschi et Luca un État qui résulte largement de la société
208 Molà, qui insistent sur l’importance des poli- politique qu’il prétend encadrer. Voilà qui,
HISTOIRE POLITIQUE

peut-être, ne trace pas les contours d’une thèse La tête de Pierre de Médicis est mise à prix
forte : au reste, que ce volume comporte une pour 2 000 ducats. Cet exil désorganise durable-
fort brève introduction et pas de conclusion ment la banque des Médicis, marquant notam-
n’est-il pas symptomatique ? La thèse est ment la fin des filiales. Il ne prend fin qu’avec
peut-être dans cette absence même de para- l’entrée triomphale de Jean de Médicis (futur
digme : on retient une vision complexe et pape Léon X) à Florence en septembre 1512.
quasiment chorale du fait étatique, que l’on Pourtant, le poids économique des Médicis n’a
peut continuer de définir comme en progrès, pas disparu.
si l’on n’oublie pas qu’il est toujours en cours Götz-Rudiger Tewes, déjà auteur d’un
de définition. article sur le rapport entre les Médicis et la
France sous le pontificat de Léon X 1, offre
PIERRE SAVY au lecteur une reconstruction érudite utilisant
des sources très diverses : lettres, chroniques
et surtout de nombreux documents comp-
Götz-Rüdiger Tewes tables inédits de la famille des Médicis ou de
leurs alliés comme les Bartolini ou les da
Kampf um Florenz. Die Medici im Exil,

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Gagliano, conservés pour ces derniers dans les
1494-1512
archives Salviati.
Cologne, Böhlau Verlag, 2011, 1 190 p.
Divisé en sept chapitres selon un parcours
Avec cet imposant ouvrage, l’auteur propose chronologique, le livre retrace les conditions
réservées aux exilés et les soutiens financiers
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une étude très détaillée et très documentée


qui leur sont apportés. Après le premier cha-
des années d’exil hors de la ville de Florence
pitre consacré à l’expulsion de Florence, le
que connut la famille des Médicis entre 1494
deuxième explique comment, après la conju-
et 1512, en adoptant un point de vue qui prend
ration des Pazzi de 1478, Laurent de Médicis a
en compte la complexité des réseaux banquiers
mis en place, en Italie et en Europe, un réseau
et politiques. Les enjeux des politiques locale
économique et politique de filiales de la banque
et internationale se mêlent ainsi avec les pra-
Médicis et de banquiers alliés, parmi lesquels
tiques marchandes, offrant un éclairage parti-
se distinguent particulièrement Bartolomeo
culièrement intéressant. Bartolini à Lyon, le cardinal Federico Sanseve-
L’épisode politique est relativement simple. rino et la famille Orsini à Rome. Ces réseaux
En 1494, dans le contexte de la première guerre jouent un rôle essentiel dans les premières
d’Italie, Pierre de Médicis, fils de Laurent le années de l’exil, ce que montrent les deux cha-
Magnifique, est expulsé de la ville de Florence. pitres suivants. Sanseverino et des membres
Depuis septembre 1494, le roi de France de la famille Orsini tiennent en effet le pre-
Charles VIII a remporté ses premières vic- mier plan dans les relations nouées avec les
toires en Italie et souhaite entrer sur le terri- rois de France, Charles VIII puis Louis XII,
toire florentin avant de se porter sur Naples. via leurs plus proches conseillers, Guillaume
Le 4 novembre, le roi et ses ambassadeurs ren- Briçonnet et Georges d’Amboise, qui font l’objet
contrent une première délégation florentine d’une attention particulière de l’auteur.
conduite par Pierre de Médicis, qui est obligé Le chapitre 5 présente l’architecture com-
d’accepter les demandes royales et de céder plète des réseaux de compagnies bancaires liées
les forteresses de Pietrasanta, Sarzana, Pise et aux Médicis pendant la période. En plus des
Livourne. L’accord stipule cependant que ces compagnies Bartolini, Lanfredini, Pandolfini
deux dernières villes doivent revenir à Florence à Lyon, Florence et Rome, l’auteur examine
une fois Naples conquise par le roi de France. comment d’autres compagnies bancaires et
Au retour de son ambassade, Pierre affronte commerciales parmi les plus importantes de
une révolte des Florentins qui refusent qu’il l’Europe des affaires, unies par des intérêts
ait pu ainsi disposer des possessions de la ville. financiers, commerciaux et politiques communs,
La révolte est victorieuse et les Médicis doivent entrent en jeu. C’est le cas des Salviati de
quitter Florence, leurs biens sont saisis et des Florence, des Bonvisi de Lucques, des Chigi
administrateurs sont nommés pour leur gestion. de Sienne, des Welser et Vöhlin de Nuremberg. 209
COMPTES RENDUS

Leurs forces s’unissent dans des secteurs parti- avec les Tornabuoni, les Salviati, les Bartolini,
culiers comme celui du crédit et du change, les Ridolfi, les Bracci, les Lanfredini et les
du commerce de tissus précieux ou de la com- Ginori. Ce document trouve son prolongement
mercialisation de l’alun avec Agostino Chigi. dans un très utile schéma qui présente l’articula-
Dans ces opérations, la place bancaire de Lyon tion des compagnies des Médicis de Florence,
et ses foires jouent un rôle central. L’auteur Rome, Lyon, Naples, Lucques, Montpellier et
offre ainsi une vision d’ensemble des acteurs celles de leurs alliés dans ces mêmes villes.
des réseaux Médicis, hiérarchisant avec clarté Reste à espérer que l’ouvrage, malgré son
l’extraordinaire ramification qui les unit, des plus volume important, pourra être traduit rapide-
importants, comme les Bartolini, Sanseverino, ment.
Orsini, Lanfredini, Salviati, jusqu’à ceux de
moindre influence, comme Francesco et AGNÈS PALLINI-MARTIN
Domenico Naldini à Toulouse.
Les deux derniers chapitres analysent les 1 - Götz-Rüdiger TEWES, « Die Medici und
tractations politiques menées à partir du ponti- Frankreich im Pontifikat Leos X. Ursachen, For-
ficat de Jules II (1503-1513), qui permettent

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men und Folgen einer Europa polarisierenden
le retour au pouvoir des Médicis à Florence et Allianz », in G.-R. TEWES et M. ROHLMANN (dir.),
l’élection de Jean de Médicis sur le trône de Der Medici Papst Leo X und Frankreich, Spätmittel-
saint Pierre. Dans cette opération, ce sont les alter und Reformation Neue Reihe, Tübingen, Mohr
banquiers Jacopo Salviati, beau-frère du cardi- Siebeck, 2002, p. 10-116.
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nal Jean de Médicis, Giovambattista Bracci,


Lanfredino Lanfredini, ainsi que Leonardo di
Zanobi Bartolini qui se sont mobilisés pour Jérémie Barthas
fournir l’assise financière indispensable à la L’argent n’est pas le nerf de la guerre.
famille. Essai sur une prétendue erreur de Machiavel
L’ouvrage démontre de manière magistrale Rome, École française de Rome, 2011,
comment agissent pour la famille des Médicis XXXV-478 p.
des réseaux efficaces et fidèles de banquiers
et d’hommes politiques florentins à Florence, Le livre de Jérémie Barthas s’inscrit dans
Rome ou Lyon. Leur rôle dans l’ombre, à l’inter- une généalogie d’études qui comprend en
section de l’économie et de la politique, permet particulier, après les deux essais pionniers du
aux Médicis de retrouver, à Florence et en Britannique Louis Marks (1954 et 1960), les
Italie, leur position dominante. L’exil, loin de travaux de Marvin Becker et Anthony Molho.
détruire leur puissance, a contribué à construire Ces études ont montré combien les dimen-
autour d’eux des réseaux de compagnies finan- sions et la centralité de la dette publique de
cières et commerciales qui, en partie par oppor- Florence, et la conséquente compénétration
tunisme politique, œuvrent pour leur retour de long terme entre les intérêts d’une oligar-
au pouvoir. La famille florentine des patriciens chie de banquiers et ceux du reggimento de
Salviati, autrefois leur rivale, met ainsi à profit la République, sont indispensables pour
cette alliance économique et politique pour comprendre les conditions institutionnelles
lutter contre Piero Soderini, alors gonfalonier du recours aux armes mercenaires – donc du
à vie de Florence. contrôle militaire du territoire gouverné par
Entre politique, économie et anthropologie, la ville – et, finalement, la signification éco-
ce livre renouvelle la connaissance de la période nomique du conflit entre popolo et grandi.
et apporte une contribution importante à l’his- L’énorme dette publique florentine créée au
toire des réseaux économiques et politiques, XIVe siècle avait été tôt répartie sur deux, parfois
tels qu’ils se comprennent par l’utilisation des trois niveaux différents, dont les plus exclusifs
documents comptables. Pour ne prendre qu’un – la dette flottante qui garantissait des taux
exemple de ces apports utiles à toute la commu- d’intérêt élevés et le remboursement du capi-
nauté des historiens, un arbre généalogique met tal – contribuèrent, dans le cours du XVe siècle,
210 en évidence les liens familiaux des Médicis à consolider une véritable oligarchie financière
HISTOIRE POLITIQUE

(la définition est celle de L. Marks) ; les quelques dance du budget public florentin de prêts à
dizaines d’individus qui en faisaient partie court terme et à taux d’intérêt élevé. Il propo-
empiétait sur les recettes publiques et influen- sait aussi de les surmonter avec une réforme
çaient la législation et les offices fiscaux, tout de l’armée, organique et idéologiquement cohé-
en bénéficiant de la réputation de patriotisme rente, dont le but ultime était, précisément, le
qui découlait de la volonté de financer les desserrage et la rupture de ces pièges finan-
caisses de l’État avec leurs patrimoines privés. ciers qui emprisonnaient la République. Ce
La démarche de J. Barthas s’écarte cepen- chapitre des Discorsi fonctionne ainsi comme
dant complètement de celle des études précé- point de départ pour un effort impressionnant
dentes, puisque son approche n’est pas celle de relecture de l’œuvre de Machiavel, et conduit
de l’historien des institutions et de la société, J. Barthas à structurer son volume d’une manière
mais bien celle de l’historien de la pensée poli- singulière, en évitant, par exemple, un ordre
tique. L’une des surprises de cette étude est chronologique ou simplement thématique.
qu’en effet, bien que l’analyse des contextes Après un chapitre introductif, deux sections,
politiques et fiscaux soit un élément essentiel de plus ou moins même longueur, composent
de la thèse de l’auteur, elle n’est ni le cœur ni le volume. La première est une pars destruens

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la partie majeure d’un livre dont le langage et méticuleuse, très longue et fantastiquement
le processus argumentatif manifestent la nature polémique. J. Barthas se propose, avec un cer-
essentiellement intellectuelle et philosophique tain succès, de montrer non seulement la nature
des préoccupations les plus authentiques de idéologique du préjugé traditionnel sur la
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l’auteur. Les denses pages consacrées aux cécité du secrétaire florentin au sujet des pro-
« Éléments d’analyse historique » et surtout la blèmes économiques, mais aussi combien une
courte mais précieuse « Appendice 2 », réunis- tradition proprement philologique d’études
sant des documents relatifs à la dette décou- (principalement attribuée à Mario Martelli et
verts par J. Barthas dans les Archives d’État de Francesco Bausi), dont la neutralité philoso-
Florence, laissent pourtant entrevoir la possi- phique n’est qu’apparente, a pesé dans l’inter-
bilité d’un livre très différent de ce que l’on lit. prétation des œuvres de Machiavel. L’esprit
L’idée forte de cette étude, si forte qu’elle de polémique est d’ailleurs un trait caractéris-
conduirait à une réinterprétation globale de tique de l’écriture de J. Barthas – certains lec-
la pensée machiavellienne, est la suivante : teurs le trouveront captivant, d’autres peut-être
Machiavel visa consciemment la profonde exaspérant : c’est précisément cet esprit polé-
connexion entre finances publiques et structure mique, en tout cas, qui anime, entraîne et jus-
constitutionnelle dans la Florence des Médicis, tifie la reconstruction entrelacée de la fortune
puis républicaine ; la phrase si étonnante textuelle et historiographique des Discorsi, qui
« l’argent n’est pas le nerf de la guerre », le occupe une grande partie de la première section.
titre du chapitre 10 du deuxième livre des La seconde partie du livre est articulée en
Discorsi sulla Prima Deca di Tito Livio, ouvrirait thèses, corollaires et scolies. Elle part du texte
une fenêtre sur la réflexion de Machiavel en et de là se dénoue librement, en produisant
matière de politique économique. un réseau de parallèles et de contrastes avec
Selon J. Barthas, le paradoxe apparent, la d’autres passages des Discorsi (le plus immé-
« prétendue erreur » dans Discorsi II, 10 est au diat et important étant le chapitre II, 30) et
contraire la clé qui permet de comprendre la d’autres œuvres de Machiavel, de ses contempo-
pensée économique (souvent fiscale, en fait, rains, de ses lecteurs modernes. Beaucoup plus
et on regrette un peu que les deux concepts que d’autres interprètes récents de Machiavel,
ne soient pas plus clairement distingués dans J. Barthas a une confiance inébranlable dans la
le discours) de Machiavel. En renversant le cohérence philosophique, si ce n’est proprement
lien entre la finance et l’organisation de l’appa- la systématicité, de la pensée de Machiavel, et
reil militaire, Machiavel faisait référence à une cela le conduit souvent à des interprétations
conscience généralisée (au moins depuis la intéressantes. Dans d’autres cas – par exemple
révolte des Ciompi, d’ailleurs) des consé- concernant les solutions qu’il propose afin
quences politiques emportées par la dépen- d’expliquer des erreurs de citation de Machiavel 211
COMPTES RENDUS

ou des références apparemment inexactes à Renaissance. Étayée par une bibliographie


ses bien-aimés écrivains romains –, la confiance fondée sur des sources embrassant tous les types
semble le pousser au-delà du seuil de plausi- de documents exploitables, l’étude interroge les
bilité. représentations textuelles et iconographiques
Comme cela arrive souvent avec les études de l’allégorie de la fortune, en Italie et en France,
sur Machiavel, le florentin, ses épigones (parmi entre le milieu du XVe et la fin du XVIe siècle.
lesquels on voit souvent évoqué, très heureuse- Combinant une approche inspirée par les travaux
ment, Pierre Bayle) et ses adversaires, contem- de Luc De Heusch et de Gilbert Dagron avec
porains ou plus récents, sont les protagonistes une démarche de type iconologique – même si
d’un débat sur les tensions entre oligarchie et l’auteur se révèle plus proche de Johan Huizinga
souveraineté populaire, que J. Barthas (sans que d’Aby Warburg, Edgar Wind ou Rudolf
doute avec beaucoup d’autres) n’estime guère Wittkower – qui contextualise toutes les occur-
limité au XVIe siècle. On peut donc attribuer à rences de l’image avec une remarquable préci-
l’intrusive actualité de Machiavel le fait que sion, Florence Buttay-Jutier décrasse Fortune
ses adversaires risquent toujours de devenir, du vernis sur-interprétatif et anachronique qui
en un sens, les adversaires de J. Barthas. Pour- la rendait méconnaissable.

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tant, Francesco Guicciardini, au moins, méri- Fortune est, depuis le Ve siècle, déclassée
tait une mise en contexte plus détachée : dans du rang de déesse à celui de simple allégorie
le passage de ses Considerazioni sur le cha- morale, dont l’image s’enrichit tout au long du
pitre II, 10 des Discorsi, il met en question Moyen Âge. Utilisée par philosophes et mora-
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l’applicabilité universelle de la sentence machia- listes pour penser la nécessité et la liberté


véllienne, mais la sienne est stigmatisée comme humaine, elle devient une désignation iro-
une « feinte incompréhension », une réaction nique de la Providence, tout en servant aussi,
« épidermique et partiale » (p. 261) qui mettrait à partir de Boèce qui est à l’origine de son
à nu «l’asservissement au réel» que Guicciardini association avec l’image de la roue, à penser la
ferait passer pour du réalisme. place de chacun dans la société. Son icono-
Ce livre novateur apporte, en tout cas, une graphie ne cesse de se diversifier à partir du
contribution décisive aux études sur Machiavel. XIVe siècle : la bipartition droite/gauche de son
Il sera dorénavent difficile de ne pas inclure le vêtement, « stigmates maléfiques de la divi-
florentin dans une histoire de la pensée écono- sion et de la duplicité » (p. 74), renvoie à son
mique de la Renaissance, et impossible de ne inconstance, tandis que ses yeux bandés sou-
pas considérer les dynamiques profondes qui lignent son rôle providentiel. Un nouveau
liaient la dette publique, les oligarchies finan- type représentatif, qui emprunte à Vénus et à
cières et les institutions républicaines comme Occasion (Kairos), se constitue à la Renaissance
des éléments indispensables pour la compré- sans faire disparaître les précédents : désormais,
hension de sa pensée. Fortune peut aussi être une jeune femme nue,
souvent aveuglée d’un bandeau, debout sur
SERENA FERENTE une sphère et tenant une voile de ses mains ;
chauve, elle est néanmoins dotée d’une longue
mèche frontale. Dans une étude de 1907, una-
Florence Buttay-Jutier nimement reprise par la suite, A. Warburg pen-
Fortuna. Usages politiques d’une allégorie sait la voir naître avec le blason inventé pour
morale à la Renaissance les Rucellai dans les années 1460. Elle apparaît
Paris, Presses universitaires Paris-Sorbonne, en réalité dès 1443, lors de l’entrée d’Alphonse
2008, 556 p. et 8 p. de pl. le Magnanime à Naples : nouvelle, l’allégorie y
est alors mal comprise, mais, dans la décennie
Écrit avec la rigueur et la modestie des grands 1490, elle s’impose à Florence, puis dans le reste
érudits, rédigé dans une langue claire, élé- de l’Italie. Elle gagne la France durant le pre-
gante et variée, Fortuna est par son objet, sa mier quart du XVIe siècle ; dès 1568, la nouvelle
méthode et ses conclusions l’un des ouvrages figure y est considérée comme « triviale et
212 les plus stimulants récemment consacrés à la commune ».
HISTOIRE POLITIQUE

Contrairement à ce que pensait A. Warburg, concilier « légitimité dynastique » et « légiti-


la Fortune renaissante n’est pas une image mité d’élection » : « il s’agit d’appuyer une légi-
« authentiquement antique » (p. 92) qui, ressus- timité dynastique sur des éléments ‘magiques’
citée par l’humanisme, serait venue s’opposer comme l’élection divine et l’exploit guerrier [...],
à des représentations traditionnelles, signalant à moins qu’il ne s’agisse à l’inverse de montrer
ainsi un changement de « mentalité ». C’est comment l’exploit guerrier et sa récompense ont
une image récente, certes forgée à partir d’élé- qualifié définitivement le roi et sa descendance »
ments antiques mais dont l’association fait sens (p. 217). Dans les décors réalisés pour les ser-
en rencontrant la culture chrétienne. Ainsi, viteurs du prince, Fortune peut retrouver son
la convergence entre les figures de Vénus et visage chevaleresque et guerrier, comme au
d’Occasion est permise par une nouvelle château d’Assier, construit pour le grand
conception du temps chrétien, que le catholi- maître de l’artillerie Galiot de Genouillac, dont
cisme flamboyant développe en lien avec la devise était « J’aime Fortune » ; figurant sur
l’invention de l’horloge : moines et religieux le tombeau du même personnage ou sur celui
mendiants sont alors amenés à percevoir le de Philippe Chabot, amiral de France, elle
temps comme une succession d’instants qui souligne la vanité des choses mondaines et la

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sont autant d’occasions que le chrétien doit toute-puissance divine, ce qui est également
saisir pour les consacrer à son salut. On est la leçon des fresques réalisées par Francesco
fort loin d’un « temps marchand » sécularisé, Salviati pour le palais du cardinal Giovanni
imaginé par Jacques Le Goff. F. Buttay-Jutier Ricci da Montepulciano à Rome. Dans les récits
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restitue ainsi à l’allégorie une valeur morale et autobiographiques, les vicissitudes qu’elle sus-
religieuse essentielle, ce qui conduit le lecteur cite renvoient au trouble qu’une existence
à s’interroger sur son sens en pays protestant singulière et malmenée peut apporter à sa
au XVIe siècle. La fin de l’ouvrage montre qu’elle communauté d’origine, « le topos de la fortune
peut y être reprise pour « servir l’affirmation autoris[ant] le récit de soi [...] puisqu’il permet
de la doctrine de la prédestination et du serf de résorber la singularité dans l’exemplarité »
arbitre » (p. 468-469). Un tel réinvestissement (p. 246).
de l’image par un contenu confessionnel incom- Fortune sert-elle à définir des règles d’action
patible avec celui qui avait présidé à sa concep- politique ? Elle intervient peu dans les miroirs
tion (œuvrer à son salut à chaque instant) du prince, à l’exception notable du Prince de
renvoie au fil directeur de l’étude : « Fortune Machiavel, parce qu’il est destiné à l’institu-
n’a pas de définition en soi parce qu’elle n’est tion d’un prince de rupture. En revanche, ses
pas un concept, mais une forme, remplie de occurrences sont fréquentes dans les recueils
manière différente suivant son contexte » de proverbes illustrés et/ou d’emblèmes, qui
(p. 64-65) ; comprendre l’allégorie de la Fortune se veulent « encyclopédies pratiques » pour
à la Renaissance, c’est renoncer à l’idée que guider l’action « d’un prince en mouvement »
cette « image de mémoire malléable » puisse (p. 309). Ces recueils manuscrits, dont des
revêtir un « contenu philosophique précis » variantes circulent dans les milieux curiaux
(p. 491-492). Ce qui n’empêche pas qu’elle français, expriment une culture commune aux
soit présentée sous des traits plutôt positifs, en familles de l’aristocratie féodale (Bourbons,
Fortune favorable ou Occasion à saisir (d’où Montmorency) et aux grands robins (Robertet),
sa mèche frontale) et, si elle se rapporte à un ce qui n’a « pas empêché les commentateurs
prince, comme signe d’élection divine. d’y chercher une ‘mentalité populaire’ ou des
Appliquée aux princes, l’allégorie de la aspirations bourgeoises, voire des revendica-
Fortune est liée à l’idée de renovatio impériale, tions sociales hostiles à la noblesse » (p. 341) :
ce qui avait échappé à Frances Yates. Dans tout au contraire, ils développent les thèmes
les « constellations de thèmes » (p. 309) identi- ressassés de l’anti-aulicisme et servent, dans
fiables dans les discours d’apparat (Paul Veyne), un ton volontiers anticlérical, une vision res-
Fortune a partie liée avec les motifs évoquant tauratrice de la société. Image de mémoire,
le retour de l’Âge d’or (Hercule, Auguste, la Fortune sert à fixer des préceptes d’action,
Paix, l’Abondance). Son intervention vise à souvent contradictoires, mais que subsume un 213
COMPTES RENDUS

éloge de la prudence, entendue comme capa- phant que le XXe siècle avait voulu voir en
cité à opérer le choix idoine dans une situation Fortune. Servant aussi bien une conception
donnée. Cette fonction pédagogique éclate traditionnelle de l’histoire, surdéterminée par
dans le Liber Fortunae d’Imbert d’Angely, resté la volonté divine, qu’une conception nouvelle,
à ce jour à l’état de manuscrit, réalisé entre mettant en jeu la responsabilité des hommes,
1538 et 1568 et illustré par Jean Cousin le fils, Fortune conduit « à la ‘suspension’ même du
l’une des perles archivistiques dénichées par récit historique, en équilibre exactement entre
les investigations de F. Buttay-Jutier. ces deux pôles » (p. 425) et, serait-on tenté
Tous les écrits historiques de la Renaissance d’ajouter, à la suspension de l’analyse histo-
ne convoquent pas l’image de la fortune. rique, subordonnée à la narration descriptive
Lorsqu’ils le font, c’est d’abord comme emblème des variations de Fortune et de leurs effets, ce
de l’histoire et non pour signaler un récit qui qui a pu contribuer au discrédit, déploré par
s’écarterait d’une histoire du salut, ainsi qu’ont F. Buttay-Jutier, de l’historiographie humaniste.
voulu le croire les historiens allemands Frederick De simple image de mémoire, Fortune
Pickering et Michael Schilling : « sa présence devient outil polémique dans les affronte-
seule ne caractérise pas une histoire séculière par ments religieux du XVIe siècle. Suspect depuis

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opposition à une histoire providentielle : encore saint Augustin parce qu’il soulève le problème
faut-il regarder comment elle est employée » de la prescience divine, le vocable de « fortune »
(p. 377, je souligne). Elle l’est pour dessiner est, au XVIe siècle, englobé dans l’hostilité des
une histoire sans finalité, exposant la variété théologiens de tout bord envers le vocabulaire
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et l’instabilité des choses humaines (un seul allégorique. Jean Calvin le proscrit, notamment
regret bibliographique : que le traité de Louis parce que la doctrine de la prédestination ne
Le Roy, De la vicissitude ou variété des choses en réserve nul « lieu pour ce lieu commun » (p. 433),
l’univers, publié en 1575, n’ait pas été exploré) et peut-être parce que Fortune est une cible
emblématisées par la fortune, ce qui ferait de commode pour escamoter les difficultés les
celle-ci un « anti-imaginaire panique de fin du plus épineuses dans son argumentation contre
monde » (p. 409). D’où une critique radicale de le libre arbitre. À cette hostilité se greffe le
l’« individualisme » de la Renaissance : dans débat autour des images profanes et sacrées,
de tels récits, les acteurs historiques, ballotés catégorisation problématique jusque sous la
par la mutabilité des choses et des hommes, plume de Gabriele Paleotti, auteur en 1582
ne sont pas des individus structurés mais des d’un Discorso intorno alle imagini sacre e profani,
« précipités instables » de qualités et d’opinions lequel contribue aussi à enraciner une caté-
diverses, susceptibles d’être « changées inopi- gorisation parallèle, opposant culture savante
nément ‘par la fortune’ » (p. 410). Se déve- et culture populaire. Rangée par les clercs au
loppe alors une culture de l’occasion dans nombre des « superstitions populaires », Fortune
laquelle « échafauder un scénario à long terme devient donc objet de censure : sont visées les
est une faute » (p. 417), la prudence politique occurrences qui portent atteinte à l’honneur
ne résidant pas dans l’art d’anticiper, mais « en du clergé, préoccupation principale des cen-
une vigilance aiguë » portée à la situation envi- seurs (ce qui rend rétrospectivement suspectes
ronnante pour y déceler et saisir les occasions des représentations plus anciennes de Fortunes-
d’action réussie. Fortune conduit ainsi le prince Vanités), ou qui sont susceptibles de renvoyer
et ses sujets sur la voie de la docilité aux décrets à la doctrine de la prédestination. Fortune est
du sort : dans cette Italie peuplée de « princes donc non pas proscrite, mais cantonnée dans
nouveaux », où la victoire confère la légitimité un registre profane en cours de définition. Dans
politique, le vaincu n’a d’autre parti que de le premier quart du XVIe siècle, l’image morale
céder à Fortune et d’exhorter ses sujets à agir est progressivement investie d’un contenu
de même, représentation de l’action politique politique : elle sert à illustrer une situation
qui excède le champ de l’écriture historique conjoncturelle puis devient image de combat.
et se répercute sur les modalités effectives de S’inscrivant dans la mouvance d’un Michel de
la prise de décision. On est loin de l’image Certeau qui observe comment le discours se
214 émancipatrice d’un individu moderne et triom- met à « tourner autrement », F. Buttay-Jutier
HISTOIRE POLITIQUE

éclaire les processus par lesquels la Renaissance de François Ier). C’est la tragique expérience des
forge les outils polémiques qui, tout à la fois, guerres de Religion qui fonda les bases d’une
créent des espaces de débat et y diffusent des transformation discrète, mais irrésistible, de
opinions présentées comme publiques. l’imaginaire monarchique : sous Henri IV, le
La notion d’usage autour de laquelle pouvoir absolu est devenu la norme, alors que,
F. Buttay-Jutier articule son étude la fait se jusqu’à Henri II, il était conçu comme une
confronter à trois questions majeures relatives exception ne rompant que momentanément
à l’image envisagée comme objet et document avec les formes « ordinaires » de l’exercice du
d’histoire : celles de son statut, de ses condi- pouvoir.
tions de production et de ses appropriations. Le cosmos politique dans lequel se déployait
L’ouvrage y répond de façon exemplaire parce l’action des Valois se référait à une interprétation
qu’il les traite conjointement, faisant ressortir thomiste du monde où un ordre providentiel
leur constante interaction : par des changements assurait la continuité : à l’origine était la loi
de registre (moral, théologique, politique), par divine, dont découlait la loi naturelle où s’enra-
des glissements dans les motifs employés, cinait le droit proprement humain. L’éclatement
les types iconographiques se modifient ; sous de l’ecclesia médiévale en deux confessions,

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l’effet d’adaptations et d’appropriations suc- puis en deux Églises, rendit inappropriée cette
cessives, articulées aux injonctions souvent représentation du monde déjà ébranlée par la
contradictoires produites par les groupes socio- découverte des civilisations amérindiennes et
politiques (réformateurs religieux, entourages les progrès du scepticisme. La loi devint pure-
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curiaux, colonies marchandes étrangères...) qui ment positive et même opportuniste ; son lien
cherchent à imposer comme dominantes leurs avec les fins dernières de l’existence s’obscur-
propres représentations de l’ordre du monde, cit presque définitivement. Le monde politique
les imaginaires évoluent. La circulation démul- se désenchanta et les conceptions corporatives
tipliée des productions culturelles stimule des qui structuraient les relations humaines ne
appropriations nouvelles et différenciées, les- trouvèrent plus d’application dans le régime
quelles suscitent à leur tour d’autres formes et monarchique, dont la tête ne partagea censé-
d’autres motifs. Grand livre sur la Renaissance, ment plus les fonctions de gouvernement avec
Fortuna enseigne aussi un art difficile : appré- les magistrats, ces yeux et ces mains des princes
hender les imaginaires sans divaguer. C’est, au qui formaient avec eux un corps « politique »
sens fort du terme, un livre magistral. ou « mystique », partageant collectivement les
lumières divines. Pourtant on n’assistait nul-
JEAN-FRANÇOIS DUBOST lement à une désacralisation du politique. Le
« paradoxe de l’État » réside là : c’est parce
qu’il resta malgré tout religieux que l’État put
Arlette Jouanna entrer dans un processus d’autonomisation au
Le pouvoir absolu. Naissance de l’imaginaire XVIIe siècle 1. Le droit divin laïc voyait dans la
politique de la royauté personne du roi l’intercesseur principal entre
Paris, Gallimard, 2013, 436 p. les Français et le Ciel ; cet étrange droit divin
congédiait le rôle intégrateur de l’Église, qui
Le ton est juste, le propos clair, la réflexion avait permis, depuis le XIIIe siècle, de penser le
nuancée. Cet ouvrage traite d’un vieux pro- lien social à travers le dogme du corpus Christi.
blème historique – la nature politique du régime L’Église gallicane, corps social parmi d’autres,
monarchique à l’époque moderne –, mais l’inter- était désormais dans l’État, bouleversement
prétation en est renouvelée par la lecture origi- dont les conséquences furent à long terme
nale d’une riche moisson de textes, dont Arlette immenses.
Jouanna a une connaissance sans pareil. La Cette évolution n’était pas fatale : des voies
thèse que défend ce livre se laisse facilement alternatives furent proposées au temps des
résumer : l’historien se trompe en voulant faire conflits religieux, en particulier par les monar-
remonter le « pouvoir absolu » des rois de chomaques protestants, puis par les catho-
France aux débuts de la Renaissance (au règne liques radicaux qui, tous, espéraient, selon des 215
COMPTES RENDUS

visées différentes, que le renforcement des assez, furent toujours indemnes de tentations
états généraux et des corps intermédiaires de protestantes, ne surent à aucun degré réussir
magistrats fonderait l’autorité royale sur une une politique d’apaisement entre les camps
base « constitutionnelle » (finalement, quelque religieux. La « puissance absolue », cela ne
chose comme les checks and balances à l’anglaise). marchait pas. Pourtant, c’est bien aux rois que
A. Jouanna consacre de magnifiques pages à « la France » s’en remit finalement, et leur pou-
cette nouvelle philosophie politique que la voir personnel reçut à cette époque des justifi-
République de Jean Bodin vint contredire en cations inédites par leur radicalité. Quand se
produisant une théorie rationnelle de la souve- présenta, avec Henri de Navarre, un roi doté
raineté étatique (quoique Bodin n’ait nulle- de charisme et de bon sens, il put passer pour
ment compté parmi les esprits rationalistes !). l’envoyé miraculeux de Dieu et assumer, jusqu’à
Mais d’autres perspectives d’analyse s’offrent un certain point, les nouvelles qualités, parfois
aussi aux historiens : ne néglige-t-on pas quelque extravagantes, dont on créditait le souverain.
peu la radicalité révolutionnaire du message L’empirie explique donc mal les changements
calviniste à ses origines ? Sommes-nous bien qui marquèrent l’avènement du premier
d’accord sur ce que les politiques et mêmes les Bourbon ; la mutation des conceptions fonda-

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juristes de ce temps entendaient dire quand ils mentales de ce qui fondait le vivre ensemble
parlaient de loi ? La loi dont discourait Michel en France, aussi bien pour les élites lettrées
de L’Hospital n’était-elle pas par excellence que pour le peuple, au sens politique du terme,
l’édit de Pacification ? De fait, la législation apparaît comme la clef d’une évolution chao-
tique qui aurait bien pu trouver d’autres issues
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royale, à cette époque, n’organise encore que


que la « puissance absolue », conférée désor-
des aspects peu nombreux de la vie civile des
mais sans trop d’état d’âme au monarque.
Français.
Encore convient-il de souligner que les
Y a-t-il, dans cet ouvrage, des analyses qui
derniers Valois, comme le premier Bourbon,
convainquent moins ? On peut observer un
firent preuve de prudence et de traditionalisme
certain glissement de l’étude concrète des pra-
dans leur gouvernement ordinaire : on ne peut
tiques politiques des Valois-Angoulême au pur
repérer aucune césure nette dans les modes
commentaire des grands textes de la science
d’exercice de la puissance. Les aspects propre-
politique de la seconde moitié du XVIe siècle.
ment politiques de la mutation bourbonienne
C’est que l’originalité et la force de ces œuvres n’en furent pas moins essentiels : la fin de
fascinent, et que l’auteur ne résiste pas à la l’« entente cordiale » entre la monarchie et les
joie de nous faire partager sa lecture mâture et oligarchies urbaines, la consolidation définitive
subtile. Mais il y a peut-être un argument plus de la vénalité légale des charges publiques, le
fort à opposer aux historiens qui veulent voir triomphe des conceptions hiérarchiques de la
dans les pratiques la clef de l’évolution poli- « société d’ordres », la discipline religieuse et
tique que la France connut durant les guerres morale qui fut imposée aux masses, l’indignité
civiles. Il était assez difficile de reconnaître qui frappa les activités économiques, la dispa-
dans des rois adolescents tels François II et rition des modes de mobilité sociale qui repo-
Charles IX, si imbu de son pouvoir qu’ait été saient sur l’éducation et le savoir (les finances
ce dernier, les réceptacles d’une grâce divine royales offrirent dès lors la principale voie de
élective. Quant à Henri III, grand roi réfor- réussite pour les hommes nouveaux), etc.,
mateur et clairvoyant, une grande part de son autant de changements qui n’auraient pas eu
échec tient à son manque de charisme 2. Les lieu sans les justifications nouvelles prêtées à
coups d’autorité que furent la Saint-Barthélemy la « puissance absolue ». En somme, à en juger
(1572) ou l’assassinat du duc et du cardinal de par le résultat, l’« absolutisme » semblait garantir
Guise (décembre 1588) ne passèrent pas seu- l’établissement d’un ordre stable qui mettait la
lement pour des crimes, ils furent des ratages domination de la noblesse ancienne (« l’épée »)
catastrophiques qui envenimèrent les conflits et de la noblesse nouvelle (« la robe ») à l’abri
civils d’une façon irrémédiable. Ne serait-ce des contestations que les débats collectifs ris-
que par le caractère incertain de leur politique, quaient toujours de soulever. La démarche
216 les rois de France, qui, on ne le souligne pas d’A. Jouanna semble donc largement justifiée.
HISTOIRE POLITIQUE

Certains remarqueront que la thèse défen- fait un « Essai d’analyse de réseau au début
due par ce livre n’est pas originale. On avait de l’époque moderne », qui porte sur la courte
déjà écrit qu’« à la fin du XVIe siècle, il y avait période au cours de laquelle la carrière poli-
une convergence doctrinale cohérente vers tique de Montmorency décolle. Les enseigne-
l’absolutisme 3 », et soutenu qu’il était aventu- ments en sont toutefois considérables.
reux d’interpréter en termes de « monarchie Le livre que T. Rentet a tiré de sa thèse
absolue » les coups d’autorité (et l’héroïsation) exploite plus de 3 000 lettres qui se trouvent
de François Ier ou d’Henri II. Ce qui est neuf, dans les archives du musée Condé au château
c’est que la démonstration d’A. Jouanna crée de Chantilly et qui constituent les lettres reçues
les bases d’un consensus historiographique qui par Montmorency et son secrétaire entre 1526
permet de sortir des apories où s’enferme une et 1531. De manière surprenante, cette collec-
historiographie fascinée par l’ancienne monar- tion n’a jamais fait l’objet de l’étude appro-
chie au point de la penser encore, à la façon fondie qu’elle mérite, alors même qu’elle
des historiens du droit traditionnels, comme témoigne d’un tournant clé dans la carrière
un invariant doctrinal échappant aux aléas de Montmorency puisque les années qu’elle
de l’histoire. On ne peut que souhaiter

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recouvre correspondent au moment où le
qu’A. Jouanna donne très vite au public la destin politique du grand maître bascule et
suite de ce livre : la saga de la puissance abso- où commence son ascension à la cour et au
lue de Louis XIII à Louis XVI attend les éclai-
Conseil. Ainsi, ce que se propose de restituer ce
rantes investigations de cette historienne hors
livre est l’origine du « moment Montmorency »,
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pair.
qui correspond à la décennie 1530 au cours
de laquelle il s’impose comme le premier
ROBERT DESCIMON conseiller de François Ier. Pour cela, l’auteur
procède en trois temps, analysant « Les fonde-
1 - Marie-France RENOUX-ZAGAMÉ, Du droit de ments de la puissance », avant de reconstituer
dieu au droit de l’homme, Paris, PUF, 2003. le processus par lequel il passe « De la puis-
2 - Mark GREENGRASS, Governing Passions:
sance au pouvoir », puis de terminer par un
Peace and Reform in the French Kingdom, Oxford,
Oxford University Press, 2007.
examen de ses « Pouvoirs et réseaux ».
3 - André BURGUIÈRE et Jacques REVEL (dir.), Il procède à une étude des expéditeurs des
Histoire de la France, vol. 3, Jacques LE GOFF lettres ainsi qu’à une lecture approfondie de
(dir.), La longue durée de l’État, Paris, Éd. du Seuil, leur contenu. Cette démarche offre un éclai-
2000, p. 294. rage neuf sur les nébuleuses du pouvoir infor-
mel dont s’entourait le grand maître et permet
de comprendre l’essor du premier grand favori
Thierry Rentet de la Renaissance française en expliquant son
Anne de Montmorency. Grand maître de exceptionnel destin par la puissance et l’effi-
François Ier cacité de ses réseaux. Le développement de
Rennes, Presses universitaires de Rennes, la puissance foncière du grand maître, l’effica-
2011, 432 p. cité et la fidélité des nombreux membres de ses
réseaux qu’il place à des endroits stratégiques,
C’est un livre vraiment bienvenu et attendu les récompensant tout en se les attachant davan-
que propose Thierry Rentet. Rappelons en tage, sont analysés avec minutie et clarté. Une
effet que la dernière grande biographie d’Anne multitude de personnages méconnus est ainsi
de Montmorency, œuvre de Francis Decrue éclairée par de courts portraits qui retracent
de Stoutz (par ailleurs tout à fait remarquable), leur carrière dans l’ombre du grand maître.
date de 1885. Le propos des deux ouvrages S’appuyant au départ sur les revenus des
n’est cependant pas tout à fait le même puisque seigneuries qui couvrent le nord de l’Île-de-
T. Rentet ne prétend pas embrasser l’ensemble France, Montmorency exploite ses nombreuses
de la carrière du connétable. Comme l’indi- alliances avec des lignages nobles (notamment
quait le sous-titre de sa thèse, son sujet est en les Gouffier, les Dinteville et les d’Anglure), 217
COMPTES RENDUS

mais également des familles d’officiers de jus- Grisons. Il met en évidence le rôle ambigu de
tice. Il bénéficie de surcroît de la position de Montmorency dans la liquidation de l’affaire
son père, Guillaume de Montmorency, fidèle Semblançay (la disgrâce du surintendant des
serviteur de la monarchie, auquel T. Rentet finances sans le titre, qui termine au gibet de
consacre quelques pages fort intéressantes, qui Montfaucon), mais également comment la col-
complètent et actualisent ce que l’on pouvait lecte de l’argent pour payer la rançon du roi au
déjà savoir de lui à partir notamment des tra- lendemain de la défaite de Pavie joue un rôle
vaux de Michael Harsgor. Un autre person- essentiel dans son ascension politique. L’afflux
nage méconnu mais tout à fait crucial, auquel de réponses positives de la part des bastions
T. Rentet consacre quelques pages là aussi montmorencéens (par rapport aux résistances
fort intéressantes, n’est autre que l’épouse du en Forez, Boulonnais, Bretagne et Picardie)
grand maître, Madeleine de Savoie, cousine de renforce sa position en prouvant sa capacité à
François Ier. Elle est la fille de René, bâtard de mobiliser des capitaux pour le service du roi.
Savoie, demi-frère de Louise de Savoie et per- T. Rentet démontre également, et cela pour la
sonnage clé du premier règne de François Ier, première fois, comment le grand maître s’impose

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qui précède Montmorency dans l’office de dans l’ordonnancement de la cour, comment il
grand maître. établit sa garde prétorienne autour de la reine,
En s’appuyant sur une érudition impres- et comment il met sa phalange de maîtres
sionnante, T. Rentet propose une réévaluation d’hôtels et de gentilshommes de la chambre
de l’habileté politique d’un Montmorency dont autour du roi, en ne monopolisant jamais mais
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on a parfois mis en cause l’intelligence. Il oblige en s’assurant toujours de son influence dans
également à réviser l’image de François Ier, chaque quartier de service. La cour se révèle
notamment dans son attitude face à la crise un petit monde fermé où peuvent s’identifier
d’autorité qui suit la défaite de Pavie, lorsqu’il des réseaux de parenté et de clientèle, actifs,
s’appuie sur les réseaux de celui qu’il promeut pleins de rumeurs et d’intrigues.
comme grand maître, et plus encore comme Par la maîtrise impressionnante des sources,
son grand favori, tout en gardant des rênes assez sa méthodologie scientifique, sa patience pour
courtes, en maintenant par exemple face à lui les petits détails et la cohérence de sa struc-
pendant de nombreuses années la concurrence ture, ce livre, qui se lit agréablement, réforme
politique et curiale de l’amiral Chabot (situa- nos connaissances des clientèles aristocratiques
tion qui se prolonge bien au-delà de la période de la première moitié du XVIe siècle et de leur
couverte par le livre). signification politique et sociale. Il intéressera
Signalons la sociométrie très raffinée élabo- les historiens du règne de François Ier et de la
rée par l’auteur afin d’exposer les toiles consti- Renaissance en général, mais aussi les histo-
tuées par les différents réseaux clientélaires riens de la noblesse, de l’État, de la cour, de
du grand maître. T. Rentet esquisse la géogra- l’art et de la culture.
phie, la densité, la périodicité et l’amplitude de
ces différents réseaux. Il démontre l’existence CÉDRIC MICHON
d’un croissant au nord de Paris, une « Île-de-
France montmorencéenne », où les ambitions
géostratégiques de la maison sont renforcées Bertrand Haan
par les alliances matrimoniales. Il montre éga- L’amitié entre princes. Une alliance franco-
lement son influence grandissante à partir de espagnole au temps des guerres de Religion,
1526 en Languedoc, Provence et Bourgogne. 1560-1570
Il souligne la manière dont Montmorency par- Paris, Presses universitaires de France,
vient à entretenir des agents dans la plupart 2011, VI-324 p.
des provinces (ce qui l’amène à s’interroger sur
l’existence d’une « France montmorencéenne ») Alors que la décennie 1560-1570 a été parfois
et à placer des gens à lui dans des ambassades considérée comme l’«antichambre du massacre»
218 importantes, comme les cantons suisses et les de la Saint-Barthélemy, cet ouvrage s’attache
HISTOIRE POLITIQUE

à montrer qu’elle fut d’abord une période de Dans cette continuité, on trouve des per-
relations amicales entre les rois de France, la manences dans l’analyse de la politique exté-
régente et Philippe II d’Espagne. Ces années rieure espagnole. Monarque consciencieux,
furent certainement le temps de paix le plus Philippe II déploie à l’égard du royaume voisin
long entre ces deux puissances accoutumées une politique généralement plus modérée que
jusqu’alors à s’affronter, comme en témoignait le celle suggérée par ses conseillers, en particulier
souvenir des guerres qui opposèrent Habsbourg du fait de l’expérience qu’ils ont eu du gouver-
et Valois sous Charles Quint. Certes, des nuances nement des Pays-Bas. À cet égard, si l’auteur
sont à apporter à ce caractère amical des rela- relève l’opposition traditionnelle entre les deux
tions entre Philippe II et les rois de France, tendances présentes à la cour d’Espagne, celle
puisque l’amitié n’interdit ni les tensions ni du duc d’Albe, intransigeante et répressive, et
certains affrontements, qui restèrent néanmoins celle des ébolistes (autour de Ruy Gómez de
périphériques. Silva), il confirme le poids considérable du duc
Tout au long de l’ouvrage, les expressions d’Albe, en particulier lorsqu’il assume la respon-
de l’amitié entre princes illustrent cette alliance sabilité du retour à l’ordre dans les Flandres. Le
franco-espagnole. Une première partie, de fac- monarque intervient moins directement quand

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ture assez classique, suit les canons de l’éru- il s’agit des affaires des pays bourguignons
dition historique et puise aux sources des que lorsque les relations franco-espagnoles sont
dépêches diplomatiques et des rapports des concernées ; dans ce dernier cas, il annote de
conseils du roi : l’auteur y emploie les ressources sa main nombre de dépêches reçues de son
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de l’historiographie récente des relations diplo- ambassadeur, fréquemment en relation avec la


matiques et de leurs jeux souterrains. Une question de la protection religieuse de la pénin-
seconde partie révèle des approches plus ori- sule. De même que les conseillers, les diplo-
ginales et délaisse la narration chronologique mates espagnols possèdent une latitude d’action
des relations bilatérales pour développer une et de proposition dont ne disposent pas leurs
réflexion sur la nature même des rapports homologues français. Face à Thomas Perrenot
qu’entretiennent les princes entre eux. Bertrand de Chantonnay (frère d’Antoine Perrenot de
Haan prend le parti d’écouter les textes, de don- Granvelle) et Francés de Álava, les ambassa-
ner crédit à leurs auteurs et donc de prendre deurs français (Sébastien de L’Aubespine, Jean
au sérieux les affections que choisissent d’expri- Ébrard de Saint-Sulpice puis Raymond de
mer les princes souverains par la voix de leurs Rouer Fourquevaux) jouissent d’une moindre
agents. autonomie politique.
L’auteur livre une lecture renouvelée des Un des avantages de la première partie de
relations diplomatiques et des rapports bilaté- l’ouvrage est de rappeler quelques éléments
raux entre les monarchies espagnole et française. trop souvent mal perçus. Ainsi, au lendemain
Soulignons qu’il participe au regain d’intérêt de la mort d’Henri II, il n’existe pas de parti
pour une période (les guerres de Religion) et catholique ; la plupart des membres du Conseil
pour un domaine qui se trouvent en voie de (même le cardinal de Lorraine) sont convaincus
renouvellement avec les travaux de Jérémie Foa, de l’inanité d’une politique entièrement répres-
de Serge Brunet ou d’Alain Tallon. De plus, sive à l’encontre des protestants et réclament la
ce volume fait suite à la publication d’Une paix plus grande ouverture possible pour le concile
pour l’éternité 1, ouvrage dans lequel l’auteur que la paix du Cateau-Cambrésis avait décidé
montre que le thème de l’union des puissances de soutenir. L’avènement de Charles IX inflé-
catholiques contre l’hérésie n’a été développé chit les positions, puis la prise d’armes huguenote
qu’après la conclusion du traité de Cateau- de 1562 entraîne la première guerre de Religion.
Cambrésis, ce qui permettait de cacher une Néanmoins, le poids politique d’Antoine de
profonde défaite militaire et diplomatique Bourbon, la présence des moyenneurs au sein du
française. L’amitié entre princes constitue la Conseil et l’intervention militaire de l’Angleterre,
seconde partie (remaniée) de la thèse de doc- alliée de l’Espagne, interdisent une lecture
torat de B. Haan, soutenue en 2006, et son pro- linéaire des politiques adoptées, en termes uni-
longement. quement confessionnels. En outre, la recon- 219
COMPTES RENDUS

quête du Havre sur les troupes d’Élisabeth Ire Dans la correspondance entre princes, ces
en juillet 1563 offre à la monarchie française témoignages d’affection abondent : Catherine
une liberté d’action qui a été sous-estimée, et de Médicis écrit ainsi au roi d’Espagne qu’il
que souligne l’interruption sur ordre du roi du faut « s’entandre, s’aymer, s’ayder et favori-
procès concernant l’assassinat du duc de Guise. ser » (p. 170). En ce sens, les démonstrations
L’entrevue des princes, repoussée à plu- d’amitié se traduisent dans le langage par
sieurs reprises, a lieu à Bayonne et, on le sait, l’usage d’expressions familiales. Après le
sans le roi Philippe II mais en présence traité, Henri II et Philippe II se donnent du
d’Élisabeth de Valois et du duc d’Albe pour « très cher et tres amé bon père, frère, cousin
la partie espagnole ; il aurait dû s’agir d’un et allié » (p. 175). La métaphore familiale se
moment où l’amitié entre les princes se confond prolonge avec Catherine de Médicis qui devient
avec leur parenté et renforce leurs liens, dans la « bonne mère et sœur » de Philippe II, lequel
le cadre d’une volonté partagée de concorde est à son tour le « bon fils et frère » de la reine.
et d’union religieuse. Ce ne fut pas le cas, et Le jeu générationnel place aussi des rapports
l’auteur insiste sur la fin de non-recevoir à de protection entre princes, le roi étant mineur
laquelle les propositions françaises ont donné et Catherine de Médicis, une femme. Enfin,

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lieu. Pourtant, la révolte religieuse dans les la fraternité chevaleresque renforce le poids
Pays-Bas et le déclenchement de la deuxième des mots par l’échange des colliers. La commu-
guerre de Religion en France permettent à nication et les conseils participent à la réci-
cette amitié entre princes de se concrétiser par procité de l’échange amical entre princes. Ce
un soutien militaire contre les révoltés. Comme langage de l’amitié possède un sens : celui des
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en 1562 à Dreux, des forces espagnoles inter- engagements des parties l’une envers l’autre,
viennent en France en 1567 depuis les Pays- sachant qu’il s’agit alors de princes souverains.
Bas. Mais, dès cette date, Catherine de Médicis, Les autres chapitres de cette seconde partie sou-
estimant la révolte des Flandres terminée, met lignent que les exigences de l’amitié n’inter-
fin à toute aide pour transférer des fonds vers disent en rien la compétition pour la quête de
les Pays-Bas espagnols. Dès avant l’édit de l’information, l’emploi de techniques diplo-
Saint-Germain, il n’existe plus d’entraide mili- matiques (celle de l’incident par les émissaires
taire entre les deux puissances et « tous les espagnols), les captations de courriers, voire
fondements sur lesquels reposait l’amitié entre des règlements amiables d’épisodes terribles,
princes sont abattus au moment de la paix de comme le cas évoqué du massacre des colons
Saint-Germain » (p. 162). français de Floride. Confrontant les sources
La seconde partie du livre est thématique diplomatiques au langage de l’amitié entre
et s’ouvre sur l’étude de la notion d’amitié princes, ce recueil plaide pour une nouvelle
dans l’analyse de la politique étrangère des lecture des relations franco-espagnoles au
princes. Notion déjà utilisée depuis assez XVIe siècle.
longtemps, B. Haan lui réserve néanmoins un
nouvel usage. Dans ce chapitre, le plus nova- ALAIN HUGON
teur, il s’efforce de délimiter les conditions
d’expression et d’exercice de l’amitié « en 1 - Bertrand HAAN, Une paix pour l’éternité. La
paroles et en actes ». Reprenant les analyses négociation du traité de Cateau-Cambrésis, Madrid,
classiques (Aristote et Cicéron) sur l’amitié Casa de Velázquez, 2010.
comme lien politique par excellence, exercée
dans un cadre civique, l’auteur souligne qu’elle
est réintroduite dans la diplomatie à la fin du Stuart Carroll
XIVe siècle par le biais des ambassadeurs : cette Martyrs and Murderers: The Guise Family
amitié est censée impliquer personnellement and the Making of Europe
les souverains, et par conséquent leurs sujets Oxford, Oxford University Press, 2009,
et leurs royaumes ; elle fonctionne selon un XIV-345 p.
système d’échanges (et donc de contraintes) en
engageant des valeurs personnelles et affec- Ce livre se lit comme un roman ; sans doute
220 tives. vise-t-il d’ailleurs un public plus large que
HISTOIRE POLITIQUE

les érudits qui sont les lecteurs habituels des œcuménique de la pensée du cardinal Charles
ouvrages universitaires. C’est que, de la magni- de Lorraine (1525-1574) et la détermination
fique pièce de Christopher Marlowe Massacre machiavélienne de l’action de tous les ducs de
at Paris, en 1593, au Duke de Guise de John Guise à finir par le balafré, qui n’aurait pris
Dryden, en 1682, la famille de Guise tient une la tête des catholiques que dans l’idée de se
place éminente dans la littérature et l’imagi- faire roi.
naire anglais. Sont en cause, bien sûr, la reine Les intrigues de cour, les amours adoles-
Marie Stuart, fille de Marie de Guise, qui fut centes des princes (peut-on vraiment croire
reine régente d’Écosse à partir de 1542, mais qu’Henri de Guise ait manqué d’être assassiné
aussi la conscience plus affûtée aujourd’hui en 1570 par les frères de Marguerite de Valois
chez les historiens anglais (et chez les non fran- qu’il aurait séduite ?), les rêves diplomatiques
çais, de façon générale) du caractère européen des Grands sont les vrais moteurs de cette
que leur statut princier a conféré – entre autres histoire (peut-on penser que l’invasion de
d’ailleurs – aux Guise, « princes étrangers » au l’Angleterre projetée par les Guise en 1583,
royaume de France 1. C’est un des grands apports sans le concours de la monarchie française, était

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du présent travail. une opération réaliste, alors que l’Invincible
Le livre de Stuart Carroll est shakespearien. Armada y échoua en dépit de la mobilisation
Comme ses travaux précédents ont tenté de des forces vives de la puissance espagnole ?).
le montrer, le XVIe siècle français est dominé S. Carroll s’appuie sur des procédés drama-
par la violence clanique nobiliaire 2, où les Guise tiques : ainsi, le livre s’ouvre sur une « invita-
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tiennent les premiers rôles comme tête d’une tion au massacre » (le massacre de Wassy le
des deux ou trois plus importantes affinities du 1 er mars 1562) – alors que l’historiographie
royaume, ces retinues qui formaient la matrice actuelle tend à faire commencer la guerre civile
du pouvoir au XVIe siècle. Les historiens anglais à la conjuration d’Amboise (février 1560), ce
appliquent souvent avec rigueur à la France le qui pointe les responsabilités conjointes des
modèle clientélaire (quelque chose comme un protestants et du pouvoir monarchique (voilà
bastard feudalism, même si S. Carroll n’est pas pour les « murderers ») – et se clôt sur les assas-
enclin aux développements théoriques 3), mis sinats du duc et du cardinal en décembre 1588
en lumière dans toute son ampleur dans les (voilà pour les « martyrs »). On ne peut s’empê-
royaumes d’outre-Manche jusqu’au XVIIe siècle cher de suggérer que les Guise ne se pensèrent
au moins. Ce modèle est crédité d’un mode jamais eux-mêmes sous de telles catégories
de fonctionnement hiérarchique sans faille morales.
et il s’étend à toute la société (les barricades En raison de ses modes d’exposition, cette
parisiennes de mai 1588, par exemple, ne histoire est convaincante et elle est captivante.
s’expliquent que par l’intervention des capi- Elle est aussi à mille lieues des sciences sociales
taines de l’entourage du duc de Guise et par la et de la tradition historiographique que les
mobilisation des citadins dépendants du duc). Annales ont portée, au moins jusqu’au « tour-
Clientèles et feuds sont les clefs qui ouvrent nant critique » de la fin des années 1980. À
la compréhension de la saga événementielle grand renfort de dépêches diplomatiques, de
qui donne à cet ouvrage soigneux et documenté correspondances et de sources d’État, c’est
sa principale matière. Sont tour à tour passés une histoire top/down qui est développée, à
en revue les principaux épisodes historiques partir de la reconstitution des intentions et
auxquels furent mêlés les ducs de Guise. Les des actions propres aux « grands hommes ». Il
bases territoriales et financières de leur puis- est cependant permis d’envisager une autre
sance sont également décrites avec soin (de la hypothèse de travail : les conflits religieux et
Champagne à la Normandie, en passant par politiques et les contradictions sociales qui
Meudon). La question essentielle semble à bouleversaient les temps de la Renaissance et
beaucoup résider dans la dimension religieuse des Réformes n’auraient-ils pas été les véri-
de l’action des Guise, mais S. Carroll sou- tables vecteurs de cette histoire européenne
tient à la fois le caractère fondamentalement compliquée, qui a répondu à des évolutions 221
COMPTES RENDUS

systémiques et structurales, et aussi aux pro- enregistrent à chaud les réactions des munici-
jets et aux imaginations d’agents fort divers, y palités (registres de délibérations, correspon-
compris les gens « ordinaires » ? dances de ville à ville, avec le gouvernement
ou avec les lieutenants généraux) ou celles de
ROBERT DESCIMON simples particuliers (livres de raison, à l’exclu-
sion des mémoires). La documentation balaye
1 - Jonathan SPANGLER, The Society of Princes: l’ensemble du royaume, mais concerne exclu-
The Lorraine-Guise and the Conservation of Power and sivement la France des villes, la nouvelle de
Wealth in Seventeenth-Century France, Burlington, la mort du roi n’ayant pas laissé de trace dans
Ashgate, 2009. les archives des communautés rurales.
2 - Stuart CARROLL, Blood and Violence in Early Pour éviter que les nostalgiques de la Ligue
Moderne France, Oxford, Oxford University Press, ou les zélateurs de l’Espagne ne s’en emparent
2006. et ne l’instrumentalisent dans un sens défa-
3 - Peter R. COSS, « From Feudalism to Bastard vorable au pouvoir royal – comme cela avait
Feudalism », in N. FRYDE, P. MONNET et
été le cas avec la Saint-Barthélemy, le double
O. GERHARD OEXLE (éd.), Die Gegenwart des
meurtre de Blois (1588) ou la mort d’Henri III

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Feudalismus, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht,
2002, p. 79-108, pour une assez récente mise au
(1589) –, sa divulgation à l’ensemble du royaume
point. est prise en main par le gouvernement et ses
relais, soit l’armature supérieure des pouvoirs
provinciaux – gouverneurs et lieutenants géné-
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Michel Cassan raux, premiers présidents des cours souve-


La grande peur de 1610. raines, maires et premiers consuls, gouverneurs
Les Français et l’assassinat d’Henri IV de villes et de places fortes –, évaluée à un
Seyssel, Champ Vallon, 2010, 281 p. millier de personnes. Grâce à une vitesse
d’acheminement exceptionnelle par les cour-
Se référant à l’ouvrage de Georges Lefebvre, riers royaux, la nouvelle gagne Aix-en-Provence
La Grande Peur de 1789 (1932), Michel Cassan en quatre jours, et les zones les plus reculées
cherche à appréhender l’impact de l’assassinat le 21 mai au plus tard. Dans cette diffusion, le
d’Henri IV sur les Français de 1610. Parce que contrôle étatique a été effectif : seuls quelques
ce roi apparaissait comme seul garant d’une très rares secteurs (montagnards et méridio-
concorde civile fragile en raison de clivages naux) ont été informés de la mort du roi par
religieux persistants et renforcés par le pro- des canaux non institutionnels. Le renforce-
cessus de confessionnalisation, sa disparition ment du pouvoir monarchique éclate dans cette
semblait devoir faire replonger le pays dans le emprise spatio-temporelle sur le royaume,
chaos. Ces inquiétudes, dont on rencontre de emprise que traduit le beau travail de carto-
nombreux échos dans les documents contem- graphie qui, dans la lignée de l’étude de
porains, expliquent que le maintien de la paix G. Lefebvre, spatialise l’événement à l’échelle
civile en 1610 fut considéré comme une « mer- du royaume entier et, lorsque les sources le per-
veille » : en rendre compte comble une lacune mettent, à l’échelle régionale (dans l’arrière-
historiographique. pays provençal et autour de Millau). Signalons
Distingué du simple « fait » par sa puissance cependant que, dans les cartes générales, les
de perturbation de l’ordre établi (« il précipite frontières ne tiennent pas compte de l’annexion
les hommes au bord de l’inconnu », p. 14), le de la Bresse, du Bugey, de Valromey et du
« grand événement » est « un objet d’histoire se pays de Gex ; que la carte de la Provence laisse
suffisant à lui-même » (p. 16) : c’est le cas de apparaître l’indication anachronique des rete-
l’assassinat d’Henri IV, dont l’impact sur nues aménagées au XXe siècle sur la Durance
le royaume, « personnage central de l’événe- et le Verdon.
ment étudié », est scruté à travers les réactions Les tentatives pour occulter la mort du
de l’appareil d’État (le gouvernement et ses roi sont rares : à Paris, immédiatement après
relais provinciaux) et des communautés le geste de Ravaillac ; en Bourgogne et en
222 urbaines. L’auteur a retenu les sources qui Languedoc, par crainte de réactions incontrô-
HISTOIRE POLITIQUE

lables dans la population. Le plus souvent, comment, au besoin, l’État a su jouer de la


l’annonce est distillée pour rendre la nouvelle peur de l’étranger qui affleure dans la popula-
plus tolérable. Ces choix répondent à la capa- tion, sitôt connue la mort du roi (un superbe
cité variable des localités à surmonter les cli- exemple en est donné avec le journal de voyage
vages civils et religieux passés. Une fois connue d’un jeune aristocrate polonais, Jakub Sobieski,
des édiles, la nouvelle devient information présent à Paris le 14 mai 1610). C’est ainsi que
officielle lorsqu’elle est portée à la connais- Guillaume du Vair, premier président du par-
sance des populations au cours d’assemblées lement de Provence, utilise une attaque espa-
convoquées par les municipalités : autant de gnole fallacieusement annoncée aux édiles de
« cérémonies de l’information » mettant en diverses localités pour y déclencher un réflexe
scène l’alliance de tous les pouvoirs locaux d’union sacrée : cela se traduit par la convoca-
pour la défense de l’ordre politique et social. tion des assemblées d’habitants, suivie de la
L’unanimité communautaire ainsi affirmée prestation des deux types de serment. Un peu
par-delà les différences sociales et les clivages partout dans le royaume, mais surtout dans les
religieux parvient à calmer les inquiétudes de provinces frontières, de nombreux registres
la population et à prévenir le déclenchement municipaux en appellent aux sentiments des

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de peurs paniques. « bons Français », ce qui indique que les pou-
La volonté des populations de conserver voirs locaux ont utilisé l’événement pour
la paix civile se traduit par deux types de achever de disqualifier les anciens ligueurs
serments : des serments de fidélité incondi- qui auraient conservé des sympathies pro-
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tionnelle au roi et des pactes d’amitié conclus espagnoles.


entre catholiques et protestants dans les villes Même là où le retour des dissensions était
où ils coexistent. Entre les pactes d’amitié de le plus à craindre, comme en Provence, la
1610 et leurs antécédents des années 1567- volonté de vivre ensemble l’emporte. Les
1568, qui étaient contractés sur un pied d’éga- villes renoncent donc assez rapidement, entre
lité par les communautés catholiques et protes- le 12 et le 25 juin selon les lieux, aux mesures
tantes, la différence est sensible : c’est désormais de mise en défense qu’elles avaient ordonnées
la majorité religieuse qui assure la sécurité sitôt informées de la mort du roi. L’appréhen-
de la minorité placée sous sa protection, sion suscitée dans tout le royaume par la dispa-
laquelle n’est « garantie que si une minorité rition de la figure tutélaire du monarque n’a
différente vivant dans une autre ville bénéficie donc duré que quatre à cinq semaines : « il y
du même droit » (p. 154). Cette évolution eut une retenue de parole et un respect de la
dénote « un affaiblissement politique de la parole officielle, elle-même codifiée, qui écarta
ville démonétisée par l’affirmation de l’État tout dérapage vers la rumeur et la panique »
comme solution à la sortie de crise à la fin du (p. 196). Ce triomphe de la parole officielle
XVIe siècle et également amoindrie par les effets éclate dans l’étude des écritures privées sus-
du processus de confessionnalisation » (p. 155). ceptibles de faire accéder aux sentiments que
En dehors de rares zones (Haute-Normandie, l’événement a suscités chez les contem-
Velay, Agenais) où des troubles éclatent, les porains : « les livres de raison et les corres-
villes françaises démontrent donc leur désir de pondances » (p. 165). Ces dernières ne sont
poursuivre la « réconciliation ordonnée par pourtant pas abordées, sans doute parce que
l’État » (p. 160). la masse documentaire était ingérable, mais un
L’auteur apporte ainsi une importante mot de précision aurait été le bienvenu. Quant
contribution à l’histoire du sentiment national aux livres de raison, parce que leur écriture
français. Les deux types de serments jurés en obéit à des contraintes fortes, parce que de
mai 1610 articulent la refondation d’une commu- nombreux passages des récits officiels y sont
nauté française, « imaginée » à travers la fidé- interpolés, vouloir les lire « comme un écho
lité et le ralliement inconditionnels de chaque direct de l’événement ou des sentiments de
sujet au monarque, avec l’expérience locale son auteur est une posture intenable » (p. 168).
du vivre ensemble que garantissent les pactes Quarante-quatre livres de raison, soit « environ
d’amitié entre concitoyens. M. Cassan montre un livre de raison sur deux » tenus en 1610 223
COMPTES RENDUS

(p. 169), mentionnent l’assassinat du roi mais des ballets, de leurs livrets et de leurs repré-
se bornent à répercuter l’information officielle. sentations iconographiques est suffisamment
Les écritures privées confirment que, contrai- singulier dans l’exposé de la vie politique de
rement à ce qui se produisit en 1789, l’informa- la France du premier XVIIe siècle pour qu’on
tion resta maîtrisée par l’État, ce qui bloqua ne s’y arrête pas. Le ballet parcourt comme un
le développement de toute rumeur panique : fil rouge les rêves de souveraineté de Gaston
finalement, la grande peur de 1610 n’en fut durant près de deux décennies et l’on ne tient
pas une. pas rigueur à P. Gatulle de donner parfois le
sentiment de surévaluer la place de ces expres-
JEAN-FRANÇOIS DUBOST sions politico-artistiques. Tout juste regrette-
t-on qu’il n’ait pas assez insisté sur le mode
de diffusion de ces réalisations : comment, par
Pierre Gatulle exemple, les jetons parviennent-ils à la connais-
Gaston d’Orléans. Entre mécénat sance du public, quels en sont les possesseurs et
et impatience du pouvoir de quelle circulation font-ils l’objet ? S’agissant
Seyssel, Champ Vallon, 2012, 433 p. et des ballets, combien de personnes pouvaient

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57 ill. assister aux représentations et combien d’impri-
més en étaient tirés ? Certes, les sources sont
Mécénat d’abord : tel pourrait être, sous forme rares, mais il n’aurait pas été inutile de quali-
de boutade, le credo du Gaston d’Orléans que fier davantage les effets de pareilles sources de
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nous brosse savamment Pierre Gatulle. Biogra- propagande (interne pour les jetons distribués
phie au meilleur sens du terme, la recherche d’abord aux fidèles, externe pour les ballets vus
qu’il conduit s’attarde sur des aspects méconnus, de toute la cour).
à tout le moins dispersés dans d’érudites études, La galaxie des personnages qui gravitent
du frère de Louis XIII. L’ouvrage est ordonné autour de Gaston d’Orléans est bien décrite.
classiquement selon un plan chronologique, qui Il est dommage à cet égard d’avoir cantonné
dégage la jeunesse, puis un temps d’« impa- le précieux dictionnaire final à une définition
tience » de la fuite en Lorraine (1631) jusqu’à aussi étroite que floue (« une relation de protec-
la mort du roi (1643), avant de revenir sur la torat mécénique », p. 374), excluant ipso facto
figure de l’oncle du roi régnant jusqu’à sa mort des personnages aussi importants que Jacques
en 1660. Le rapport au trône imprime claire- Le Coigneux ou Louis Barbier de La Rivière,
ment la destinée du second fils d’Henri IV, qui ont la faiblesse de n’avoir pas composé
né en 1608. Souverain « possible » jusqu’en des pièces de vers pour Gaston, alors qu’on y
1638, Gaston a connu une existence tour à tour trouve la figure trop méconnue de Roger de
enthousiaste, agressive, inquiète ou encore Saint-Lary, duc de Bellegarde, sans doute parce
placide. Privé durablement des attributs de la qu’il protège lui-même plusieurs prosateurs
souveraineté, il n’en a pas moins tenté de les et érudits, dont Aimé de Gaignières – et non
rêver et de les faire rêver à d’autres. En toile Gaignères –, le père du célèbre collectionneur
de fond et comme un moteur essentiel de cette du règne de Louis XIV. L’utilisation récur-
action figurent les réseaux qui gravitent autour rente du terme de stratégie pose parfois pro-
du duc d’Orléans. Pour ce faire, P. Gatulle blème : dans quelle mesure tel ou tel littérateur,
mobilise l’historiographie des clientèles et des comme Tristan L’Hermite (longuement ana-
fidélités, qu’il croise avec des réflexions sur lysé), maîtrise-t-il toutes les inflexions qu’il
le mécénat littéraire et artistique. Le résultat donne à son œuvre et à son service ? Les recom-
est convaincant. positions de cercles, à l’issue de tournants poli-
L’auteur met en avant des œuvres et des tiques significatifs (1635, rapprochement avec
domaines d’ordinaire relégués dans des écarts Richelieu), donnent lieu à des analyses très
disciplinaires. Le sort ainsi réservé aux jetons intéressantes du noyautage de l’entourage du
et médailles, à leurs thèmes iconographiques prince par des fidèles de Richelieu, gage de
et aux légendes qui les accompagnent mérite solidité de la nouvelle donne politique, mais
224 d’être souligné. Plus encore, l’usage qui est fait aussi de contrôle méfiant. Que ces clients et
HISTOIRE POLITIQUE

fidèles aient au final, à de rares exceptions près, confortent cette impression d’un prince finale-
peu souffert des revirements et aléas du destin ment moins préoccupé de sa propre glorifi-
politique de Gaston d’Orléans souligne que cation que de valoriser une « esthétique de la
servir une altesse royale n’est pas seulement curiosité et de la rareté » (p. 372). Mais n’est-ce
servir un grand. pas le choix par défaut de celui que d’autres (le
Il résulte de la réunion de ces multiples roi en premier lieu, mais aussi ses cardinaux-
analyses un portrait infiniment plus complexe ministres) ont cantonné à un rôle délimité et
que celui de prince trop vite qualifié de complo- contraint ? Dans des registres différents, mais
teur ou de maladroit. Gaston a su jouer sur de contemporains et concurrentiels, Richelieu
multiples tableaux pour imposer ou rappeler comme Mazarin ont démontré que le mécénat,
ses prétentions, voire tout simplement son appuyé il est vrai sur des ressources financières
existence. La figure de l’apanagiste n’est sans incomparables, pouvait se révéler un atout
doute pas ici la plus fouillée, alors qu’elle est politique de premier ordre. Nous en percevons
sa base territoriale, donc financière, principale. désormais beaucoup mieux l’usage qu’en fit le
On sait peu de chose sur l’exercice d’un pouvoir frère du roi.
clientélaire délégué, par les diverses nomina-

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tions, des officiers aux titulaires des bénéfices,
OLIVIER PONCET
et les aspects strictement économiques (for-
tune, mécanismes de prêt et d’emprunt) sont
méconnus, en dépit de citations (d’après des
Alexandre Dupilet
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sources secondaires ?) d’archives notariales


blésoises. Un autre livre, d’évidence, s’impose. La Régence absolue. Philippe d’Orléans
Mais P. Gatulle, fidèle à sa ligne de conduite et la polysynodie, 1715-1718
de départ, rappelle combien Gaston a su culti- Seyssel, Champ Vallon, 2011, 436 p.
ver le souvenir des Valois, d’Henri III avant son
avènement et surtout du malheureux François Réhabiliter la brève expérimentation politique
d’Anjou, et il n’oublie pas de souligner la pré- française du XVIIIe siècle qui a pris le nom de
sence d’une active communauté d’horlogers polysynodie : telle est l’ambition du livre
protestants à Blois. d’Alexandre Dupilet, dont le sous-titre annonce
Le château de Blois ou la résidence du qu’il réserve aussi une place importante à l’ana-
Palais-Royal, leurs collections, leurs jardins, lyse de l’action politique du Régent, Philippe
leur bibliothèque constituent une dernière d’Orléans. Durant les trois premières années
partie des plus riches et des plus précises, pour du gouvernement de la Régence (1715-1723)
une période (après 1643) où les jeux politiques qui inaugura le règne de Louis XV, cet essai de
de Gaston d’Orléans sont en général plus clairs gouvernement par conseils s’affichait comme
et plus loyaux que par le passé. Ce n’est pas une rupture intentionnelle avec celui des secré-
que le prince échappe aux portraits croqués taires d’État en vigueur pendant le règne
avec plus ou moins de bienveillance (« Le personnel de Louis XIV, que la critique réfor-
prince du rire et le prince burlesque des maza- matrice assimilait à un despotisme ministériel.
rinades », p. 329 et suiv.), mais il se dégage Abolie après trois années d’existence (1715-
une cohérence d’ensemble que les recherches 1718), la polysynodie avait été instaurée en
n’avaient jusqu’alors pas mise en évidence. réaction à cette concentration de pouvoir aux
L’auteur a identifié 1 350 ouvrages de biblio- mains de quelques ministres surpuissants, pro-
thèque, contenant très peu de manuscrits mais mouvant le principe opposé de collégialité de la
dotée d’un ensemble cartographique remar- prise de décision, qui devait aussi permettre au
quable qui, joint à d’autres préoccupations souverain de se consacrer aux affaires d’impor-
scientifiques de Gaston (mathématique, bota- tance. Elle a cependant laissé l’image d’un
nique, astronomie, etc.), fait de lui un prince plus pouvoir inefficace, lent, entravé au quotidien
moderne (sous cet angle) que son royal frère par les querelles de préséances opposant les
ou neveu. Les données éparses (en l’absence membres d’une haute aristocratie incompé-
d’inventaire après décès) sur ses collections tente mais avide de retrouver le pouvoir qui 225
COMPTES RENDUS

lui était d’ordinaire dévolu pendant les minori- par des équilibrages qui font place aux parti-
tés royales. sans comme aux opposants du Régent et aux
Le livre s’attaque à ce verdict historio- différents lignages aristocratiques, constitue
graphique au moyen d’une exposition très une explication implicite, convaincante, qu’il
classique, en trois parties successivement n’est peut-être, il est vrai, pas possible d’étayer
consacrées à la création de la polysynodie, à la davantage à l’aide des sources disponibles.
mécanique des conseils, puis à la fin du gou- La deuxième partie offre une description
vernement collégial. L’expérience de trois fouillée, érudite et précise de la mécanique
années encadrées par la mort de Louis XIV des conseils, de l’expédition des affaires, des
(septembre 1715) et la suppression des conseils modalités de la prise de décision où le principe
(septembre 1718) a été, selon l’auteur, enta- collégial n’est pas toujours ni partout respecté
chée a posteriori par sa brièveté, ainsi que par à la lettre. Statistique des affaires traitées par
les justifications données par le Régent pour les différents conseils, partage de leurs attribu-
y mettre un terme définitif et restaurer les tions, déroulement des séances, organisation
secrétariats d’État. À l’aide de la documenta- des bureaux, stabilité du personnel des commis
tion prolixe laissée par ce régime éphémère, sont relevés et mobilisés à l’appui du constat

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du dépouillement systématique des séries global de continuité des pratiques adminis-
d’archives des administrations du royaume, tratives et de gouvernement, en dépit d’une
des placets, de la correspondance politique et revendication de rupture. Cette évolution à la
des minutes des réponses, mais aussi d’impri- marge, ou plutôt au sommet de la chaîne de
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més diffusés pendant la Régence, A. Dupilet commandement, mais avec des cadres admi-
s’est attaché à rectifier cette vision sur deux nistratifs presque inchangés, explique, pour
points essentiels. Tout d’abord, il estompe la A. Dupilet, que la transition d’un mode de
rupture revendiquée avec le style de gouver- gouvernement à l’autre ait pu s’opérer sans
nement de Louis XIV, en resituant l’expérience soubresaut. Les spécificités de la Régence tout
polysynodique dans le continuum d’une admi- entière s’en trouvent fortement réduites et ne
nistration monarchique peuplée de personnels sont certes pas à chercher dans la répétition
expérimentés, maintenus dans leurs fonctions des Chambres de justice qui poursuivaient
en dépit des refontes de l’architecture des comptables et financiers : telle celle de 1716,
conseils. De plus, il estime que le système du survenue comme les précédentes à la faveur de
gouvernement par conseils n’est pas sans anté- la paix et de l’impérieuse nécessité de réduire
cédents ni postérité, et il replace la réorgani- les dettes de la guerre, faute de pouvoir les
sation politique initiale de la Régence dans la honorer.
tradition délibérative du gouvernement par Dans la troisième partie qui revient, avec
large conseil. Partant, l’auteur dépeint la poly- un luxe de détails, sur les circonstances de
synodie comme une variante transitoire et cir- l’abrogation de la polysynodie en soulignant
constancielle de la gestion absolue de l’État, les conflits déclenchés par l’affaire de la bulle
et non comme une tentative de modération de Unigenitus – cause directe de la démission du
l’absolutisme. L’ouverture des conseils à l’aris- cardinal de Noailles du Conseil de conscience,
tocratie constituait une précaution inspirée par supprimé par la suite –, le livre mentionne les
les précédentes régences de 1610-1613 et de récriminations croissantes des magistrats qui
1643-1651, où les mécontentements de la haute renouaient avec les remontrances, les impri-
noblesse évincée du Conseil de régence s’étaient més satiriques qui tournaient en dérision l’acti-
soldés par des prises d’armes. À cet égard, on vité des chefs des conseils. Ces accusations
ne peut que regretter le trop court passage consa- communes, finalement entérinées par le
cré au souvenir de la Fronde de 1648-1653, Régent lorsqu’il annonça l’abolition de la poly-
dont A. Dupilet rappelle d’ailleurs qu’il est synodie en arguant des dysfonctionnements
ravivé par la publication de toute une série de et des lenteurs dont elle était la cause, sont
mémoires d’acteurs et de témoins de la révolte jugées infondées par A. Dupilet. Il s’appuie sur
devenue guerre civile. L’expérience des troubles le nombre d’affaires traitées, l’activité épisto-
226 passés, dont on a cherché à éviter la réitération laire intense, la fréquence des réunions, pour
HISTOIRE POLITIQUE

conclure à l’efficacité de cette courte expé- la noblesse, et placé la monarchie en position


rience politique et s’inscrire en faux contre la d’arbitre, ouvrant la porte à son intervention
réputation d’incompétence et d’indolence des accrue dans les affaires provinciales. Plus
conseils. Force est d’avouer que la démonstra- encore, les conflits entre les différentes élites
tion n’emporte pas tout à fait l’adhésion sur locales, les multiples procès sur les tailles au
ce point et que l’hyperactivité bureaucratique, niveau des villages, ont contribué à générer les
la multiplicité des réunions et la production antagonismes sociaux qui se sont exprimés lors
paperassière pourraient tout aussi bien confor- de la Révolution. L’histoire du procès des
ter les critiques des contemporains et justifier tailles de Provence permet donc de jeter un
la décision finale du Régent. La gravité des nouvel éclairage sur la montée et la chute de
problèmes que ce gouvernement a dû affronter l’absolutisme français.
(la renonciation du roi d’Espagne Philippe V L’auteur souligne d’entrée l’inadéquation
au trône de France et le choix de l’alliance des catégories de pays d’états et pays d’élec-
étrangère, espagnole ou anglaise, le statut des tions, les premiers de taille réelle et les
princes légitimés, la situation financière désas- seconds de taille personnelle, pour décrire la
treuse du royaume après les guerres répétées diversité des modes concrets de prélèvement

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de Louis XIV, la bulle Unigenitus contre les de l’impôt royal et appréhender l’historicité
jansénistes) étaient telle que l’on se demande, de l’exemption nobiliaire de la taille. Il ana-
rétrospectivement, comment la construction lyse dans le détail la complexité et les enjeux
des consensus originels ne pouvait pas être sociaux et politiques des rapports entre réalité
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minée, ni l’accusation d’inefficacité brandie et personnalité de l’impôt, d’une part au


contre les acteurs du gouvernement poly- niveau provincial, à travers les luttes entre
synodique. Une analyse plus approfondie d’un les représentants des communes et ceux de la
contexte qui restreignait considérablement la noblesse, d’autre part au niveau local, en se
marge de manœuvre des conseillers n’était pas fondant particulièrement sur quatre villages
le propos de ce livre, mais elle en aurait sans dont les procès entre seigneurs et commu-
nul doute conforté l’argumentation. nautés sont étudiés en profondeur sur les trois
siècles.
Le premier chapitre décrit la mise en place
KATIA BÉGUIN
du système fiscal provençal. D’origine ange-
vine, il constitue largement une réponse à
l’augmentation du poids de la taille pour finan-
Rafe Blaufarb cer les guerres d’Italie et celles des Valois. Les
The Politics of Fiscal Privilege in Provence, États négocient avec le roi le montant de la
1530s-1830s taille, c’est-à-dire de la somme globale à verser
Washington, The Catholic University of au roi (les Provençaux ayant obtenu l’abonne-
America Press, 2012, XIII-299 p. ment aux droits domaniaux, intégrés dans la
charge fiscale annuelle), et répartissent l’impôt
Fortement problématisé, fondé sur une riche entre les vigueries, ces dernières faisant la
documentation et une ample bibliographie, le même chose parmi les communautés, dont
livre de Rafe Blaufarb développe une thèse l’importance ne se dément jamais durant la
dont la portée dépasse largement son objet : période. Entre les sessions des États, l’admi-
l’analyse du procès des tailles en Provence sur nistration est assurée par les « procureurs du
trois siècles remet en cause la conception de pays », tous membres de la municipalité d’Aix,
l’absolutisme comme collaboration sociale ce qui confère une place importante au tiers
entre la monarchie et la noblesse, et montre état dans la gestion des affaires provençales.
que l’impôt a été le moteur et non la consé- Cette place est renforcée par les assemblées
quence du processus de centralisation et de générales des communautés établies durant
l’extension du pouvoir de l’État dans les pro- le XVIe siècle et regroupant les procureurs du
vinces. La fiscalité royale a en effet opposé les pays, l’archevêque d’Aix et les représentants
élites locales, particulièrement le tiers état et des trente-six villes privilégiées de la province. 227
COMPTES RENDUS

De nombreuses villes et quelques communau- terre noble, pour bénéficier de l’exemption fis-
tés rurales utilisent leur autonomie fiscale pour cale, doit être détenue avec la juridiction sei-
prélever des octrois qui leur permettent de gneuriale ; les seigneurs ayant aliéné une terre
couvrir partie ou totalité de leur imposition noble peuvent s’indemniser en retirant du
royale, dont le poids porte ainsi moins sur la cadastre une parcelle roturière possédée ou
terre : une manière de protéger les intérêts des achetée dans les limites de leur fief – c’est
propriétaires fonciers. le droit de compensation, initialement accepté
Le système est source de conflits : entre par les communautés.
communautés ou vigueries, certaines se jugeant Pourtant, de 1556 à 1702, ce droit de com-
trop taxées par rapport à leurs voisines, entre pensation, élément d’instabilité du statut de
l’administration provinciale et ceux qui la terre et porte ouverte aux fraudes, est le
réclament des exemptions personnelles ou point majeur du conflit entre la noblesse et
corporatives (chevaliers de Malte, employés le tiers état, ce dernier cherchant sans cesse
des Fermes, princes du sang...), entre la pro- à en restreindre l’application. En 1639, la
vince et les territoires limitrophes sur des suspension des États de Provence s’accom-
questions de frontière, entre les vigueries et pagne du transfert de leurs prérogatives à

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Arles ou Marseille, qui ont leur propre autono- l’Assemblée générale des communautés, ren-
mie fiscale par rapport à la province. Le plus forçant fortement le tiers état vis-à-vis de la
explosif de ces conflits concerne la définition noblesse. En 1643, un arrêt du Conseil fixe au
de la terre noble exemptée de la taille. Dans 15 décembre 1556 la date limite à laquelle le
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les années 1530-1540, les procès se multiplient droit de compensation peut s’exercer. Devant
entre communautés et seigneurs pour savoir si l’intensification du procès des tailles, la monar-
les terres roturières acquises par un seigneur chie décide un réaffouagement en 1665 puis,
bénéficient ou non de l’exemption. Pour par la déclaration de 1666, abolit le droit de
défendre leurs intérêts face à des communau- compensation, avant de revenir sur cette déci-
tés organisées, les seigneurs se constituent dès sion en janvier 1668, moyennant paiement par
1548 en corps de la noblesse qui, même s’il ne la noblesse provençale. Les contestations sont
représente pas tous les nobles – et de moins relancées, la monarchie réclamant un arrange-
en moins à partir du règne de Louis XIV –, ment à l’amiable par l’intermédiaire de l’inten-
s’oppose deux siècles et demi durant à l’Assem- dant et du gouverneur, le premier soutenant
blée générale des communautés et aux pro- les communautés qui refusent désormais le
cureurs du pays. droit de compensation, le second les seigneurs.
Le Conseil du roi ne cesse d’être sollicité En 1702, un nouvel arrêt du Conseil semble
pour répondre aux questions juridiques posées donner une victoire complète à ces derniers
par les multiples procès opposant les deux en réaffirmant le droit de compensation et le
corps à travers les querelles locales. Devant droit de forain (c’est-à-dire le droit de ne payer
le parlement de Paris, en 1549, le caractère l’impôt que pour les terres possédées dans son
hybride du régime fiscal provençal, à la fois lieu de résidence).
personnel et réel, est au cœur des débats. La Mais cette victoire se retourne contre la
décision de la cour – les terres féodales alié- noblesse au XVIIIe siècle. D’abord parce que
nées ne pourront recouvrir leur noblesse, sauf l’arrêt donne la possibilité à la province de
en cas de confiscation ou de déguerpissement –, contester les compensations effectuées dans
comme de nombreuses par la suite, est la le passé, formidable instrument de déstabilisa-
conséquence de la conjonction d’intérêts entre tion des terres nobles. Ensuite parce que de
le roi et le tiers état, soucieux d’élargir au maxi- brillants juristes, comme Jean-Étienne-Marie
mum l’assiette foncière de la taille. Cette déci- Portalis, exploitent le principe liant la juridic-
sion instaure la taille réelle en Provence et crée tion seigneuriale et la noblesse de la terre,
deux ensembles de terres, chacun associé à un défendu par la noblesse elle-même, pour affir-
groupe social et à des intérêts financiers spé- mer qu’une terre exemptée par compensation
cifiques. D’où les fortes oppositions dans cette ne peut retrouver sa noblesse, puisqu’elle est
228 province, accentuées par deux spécificités : la désormais découplée de l’exercice de la justice
HISTOIRE POLITIQUE

seigneuriale. Une seconde aliénation la fait La déclaration de 1783 a une grande impor-
donc nécessairement tomber dans la roture. tance dans le déroulement de la crise de 1787-
En 1778, de nombreux fiefs comptent plus 1789, durant laquelle la noblesse tente de rega-
de terres exemptées que de terres nobles, gner politiquement le terrain perdu sur le plan
condamnant ces dernières à diminuer, lente- juridique. La convocation des États provin-
ment mais inexorablement. ciaux met en effet le tiers état, qui administrait
Les seigneurs connaissent une autre la province, dans l’embarras en redonnant le
défaite dans leur tentative de reconstituer pouvoir aux deux premiers ordres. Les événe-
leurs fiefs grâce aux « biens aliénés avec fran- ments provoquent un déplacement rapide du
chise des tailles », c’est-à-dire grâce aux banali- conflit entre seigneurs et tiers, dont les enjeux
tés, droits et terres que les communautés leur changent avec le processus révolutionnaire.
ont vendus pour faire face à leurs dettes. Les Les élites traditionnelles des villes sont elles-
nobles avaient obtenu en 1668 que ces biens, mêmes dépassées par la contestation populaire
s’ils avaient été originellement une part de dont émerge une assemblée qui désavoue les
leur seigneurie, seraient exemptés de l’impôt. États de Provence et sape l’autorité des pro-
Les communautés en mesure de racheter ces cureurs du pays, de l’Assemblée générale et

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biens aliénés contestent cette disposition. du parlement. Les émeutes du printemps
Les factums publiés à l’occasion de ce procès, 1789 contre les différentes taxes et les impôts
notamment par Portalis, sont l’occasion d’une menacent de faire s’effondrer le système fis-
remise en cause de la noblesse et de la féoda- cal et obligent les seigneurs à renoncer à leur
lité. R. Blaufarb prend le temps d’exposer les exemption dès le 23 avril.
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arguments des parties et montre toutes leurs Les deux derniers chapitres montrent à la
implications politiques et sociales. En 1783, fois la complexité du démantèlement du sys-
une déclaration royale donne une pleine vic- tème féodal et, du même coup, la continuité
toire aux communautés en étendant considéra- du procès des tailles sous l’Empire et la
blement leur droit de rachat. Restauration. La fin du privilège fiscal nobi-
Au niveau local, les procès sont analysés liaire et l’abolition de la féodalité soulèvent
d’abord comme un espace légal de dialogue tout un ensemble de questions juridiques
politique entre le seigneur et la fraction domi- qui déstabilisent les arrangements locaux. La
nante de la communauté, qui a elle aussi intérêt détermination de la nature féodale ou non des
à maintenir l’ordre social. Cette configuration possessions, notamment des banalités aliénées
explique le fait que dans tous les villages par les communautés, est source de nouveaux
existent des cycles locaux de procès qui procès dont R. Blaufarb souligne la continuité
débouchent invariablement sur un accord par- avec ceux de l’Ancien Régime, même si le pré-
tiel, sans décision de justice, puis sur la reprise fet devient un acteur clé, concentrant l’auto-
du procès sur des points non réglés. Les procu- rité administrative et exécutive. Cependant,
reurs du pays prônent eux-mêmes des accords, les exemples d’Aubagne et de Cuges semblent
sauf lorsqu’ils sont face à un cas qui peut faire montrer que les stratégies judiciaires dilatoires
jurisprudence. L’articulation des différents ne sont plus une façon de maintenir un dia-
niveaux – national, provincial et communal – logue politique avec l’ancien seigneur, mais
auxquels se joue le procès des tailles en plutôt un moyen pour les communes de retar-
Provence suscite quelques interrogations. der les paiements en misant sur l’instabilité
Comment l’espace de négociation qu’est la politique.
justice au niveau local se combine-t-il avec La Révolution a des effets inattendus :
l’offensive menée au niveau provincial par les ainsi, en interdisant le rachat des droits sei-
procureurs du pays ? Comment les commu- gneuriaux par les communautés, elle retire aux
nautés perçoivent-elles la campagne contre le Provençaux l’arme principale qu’ils avaient
droit de compensation menée par les procu- auparavant utilisée contre leurs seigneurs.
reurs, et le droit de tierce opposition qui donne R. Blaufarb aime visiblement ces ironies de
à l’Assemblée générale des communautés la l’histoire qui conduisent à des renversements
possibilité de poursuivre les seigneurs même de positions : ainsi ces municipalités qui,
si les villages ne portent pas plainte ? comme Aubagne, se mettent à plaider la féoda- 229
COMPTES RENDUS

lité du four banal contre le seigneur, alors que On aura compris que ces éléments de dis-
les arguments étaient rigoureusement inverses cussion sont suscités par la richesse même de
avant la Révolution. Inversion logique puisque, ce livre qui s’impose comme une référence
si la banalité est reconnue d’origine féodale, non seulement sur la fiscalité royale, mais aussi
elle est abolie et la commune n’a pas à la rache- sur les relations entre noblesse, tiers état et
ter au seigneur. monarchie, mais encore sur les évolutions de
L’ambition du propos est très stimulante, l’Ancien Régime, sa fin et son démantèlement.
même si elle pose parfois des problèmes de
généralisation. Ainsi, la conjoncture particu- ÉLIE HADDAD
lière à la Provence où, en raison de la décision
royale de 1783, se lient la question du procès 1 - Notamment Fanny COSANDEY et Robert
des tailles et celle de l’assemblée provinciale DESCIMON, L’absolutisme en France. Histoire et
entre 1787 et 1789 ne se retrouve pas ailleurs. historiographie, Paris, Éd. du Seuil, 2002.
Il paraît alors difficile de faire de la question
fiscale l’origine de la Révolution à partir du
seul cas provençal. D’autant que cette thèse Stéphane Jettot

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est en partie contradictoire avec l’idée que Représenter le roi ou la nation ?
ceux qui s’opposent aux seigneurs en justice Les parlementaires dans la diplomatie
sont aussi ceux qui veulent maintenir la régu- anglaise, 1660-1702
lation sociale. En outre, la politisation des Paris, Presses universitaires Paris-
procès, jusqu’à contester la féodalité, n’a lieu Sorbonne, 2012, 598 p.
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qu’au XVIIIe siècle : il a donc bien fallu de pro-


fonds changements dans la société pour mettre Par leur capacité de métamorphose, les ambas-
fin au système. sadeurs de l’époque moderne ont souvent été
Si les implications des décisions concernant dépeints comme de véritables Protées. Par
la taille en termes de définition des statuts sont leurs deux visages, de diplomate et de par-
brillamment développées, l’idée avancée d’une lementaire, ce sont plutôt à des Janus que
exception provençale de la noblesse qui garde- s’apparentent les acteurs auxquels Stéphane
rait le contrôle de son accès et de sa définition Jettot consacre cet imposant ouvrage, issu de
tout au long de l’Ancien Régime suppose que sa thèse de doctorat. C’est en effet le profil et
seule la fiscalité créerait les statuts sociaux. le parcours des parlementaires employés dans
Or il existe d’autres espaces où s’élabore la la diplomatie anglaise qu’il s’emploie, avec
définition de la noblesse. Le recours aux tra- succès, à reconstituer, de la Restauration de
vaux de Valérie Piétri sur la noblesse proven- Charles II à la fin du règne de Guillaume III.
çale, et notamment sur l’impact des enquêtes S. Jettot interroge plus qu’il ne postule l’exis-
de noblesse, aurait sans doute infléchi la pers-
tence de ce groupe, dont le seul dénominateur
pective.
commun se situe dans l’exercice, conjugué ou
C’est d’ailleurs un aspect frappant du livre
successif, des fonctions diplomatique et parle-
que de dialoguer d’abord avec les travaux de
mentaire. Son ambition première est de réali-
langue anglaise, au risque de ne pas prendre
en compte des ouvrages récents. Dire que ser une biographie collective des cinquante-
l’absolutisme n’a pénétré en Provence que trois individus qui ont cumulé ces deux fonc-
parce qu’il y a été appelé pour résoudre les tions, pour en saisir la singularité et en dégager
conflits suscités par ses demandes fiscales une éventuelle cohérence. Il ne réduit pas ces
restreint singulièrement la notion à la seule acteurs à leur seule identité, éphémère, de par-
question de l’impôt et à une simple pratique lementaire et de diplomate, mais les confronte
du pouvoir. Les travaux de Fanny Cosandey à des identités plus larges (familiale, profes-
et de Robert Descimon permettent de ne plus sionnelle, sociale, politique) et envisage leur
en rester là 1. De même, faire de la sphère juri- action à plusieurs échelles (locale, nationale et
dique la sphère politique sous l’absolutisme internationale) sur un demi-siècle de guerres
ne rend pas compte des multiples lieux où ce extérieures et intestines.
que nous appelons politique peut se manifes- À travers les statuts a priori inconciliables
230 ter à l’époque moderne. et les fonctions apparemment contradictoires
HISTOIRE POLITIQUE

de ces parlementaires diplomates, c’est la le Parlement. En cela, ils sont autant les outils
crise de la représentation politique, née de que les symboles du King-in-parliament, de
la Première Révolution anglaise, que S. Jettot cette réconciliation théorique de la monarchie
s’emploie à revisiter. Peut-on, en même temps, et du Parlement. Aux Communes comme à
représenter et servir deux souverains, le roi l’étranger, c’est avant tout le roi qu’ils repré-
(à l’étranger) et la nation (aux Communes) ? sentent, et non cette hypothétique « nation »
Tiraillés entre les instructions de Whitehall et dont il n’est finalement question que dans le
les exigences de Westminster, ces parlemen- titre, somme toute trompeur, de l’ouvrage.
taires diplomates tiennent leur pouvoir de On aurait en effet aimé en savoir un peu
deux sources de légitimité divergentes (élec- plus sur le sens (à peine esquissé en intro-
tion « populaire » et faveur royale). La juxta- duction) que recouvre, dans l’Angleterre du
position des deux fonctions supposerait, de XVII e siècle, ce terme « nation » (soigneuse-
leur part, sinon une certaine schizophrénie, du ment esquivé tout au long de l’ouvrage). Et
moins un réel « don d’ubiquité », comme le l’on peut regretter que cette question de la
souligne Lucien Bély dans la préface. Tout représentation et de la représentativité du
l’intérêt de la démonstration de S. Jettot est Parlement ne soit pas davantage approfondie.

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de mettre en évidence, en sus des conflits Elle se pose d’autant plus que les failles du
nés de leur double appartenance, les conver- système électoral ont largement profité au
gences et les complémentarités entre les deux groupe des parlementaires diplomates. Au-
fonctions, tant du point de vue de la stratégie delà du poids relatif du corps électoral, les
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politique recherchée par les monarques anglais manipulations politiques dont ces élections
que de celui des stratégies individuelles pour- font l’objet rendent problématique leur statut
suivies par ceux qui ont intérêt à les cumuler. de « représentants de la nation ». Ce groupe
Le pari de l’entreprise était ambitieux. s’apparente en fait à celui des placemen, ces
Il est tenu, grâce à une parfaite maîtrise de fidèles du roi qui, sans être courtisans, sont
l’ample bibliographie consacrée à la période introduits dans l’appareil d’État et sur les
et à l’examen systématique d’un corpus de bancs du Parlement pour y servir les intérêts
sources (manuscrites et imprimées) particuliè- de la monarchie. Le recours à ces parlemen-
rement vaste, diversifié et dispersé. S. Jettot taires diplomates répond donc à un dessein
ne s’est pas contenté de recenser avec minutie politique de la part de la monarchie : en
les papiers produits par ces diplomates parle- peuplant de ces placemen la chambre des
mentaires. Il a pris soin de les croiser et de Communes, il s’agit de bâillonner de l’inté-
les confronter à la documentation produite par rieur l’opposition parlementaire ; en employant
le Parlement, circulant dans l’espace public ces parlementaires dans la diplomatie, de
ou émanant de la diplomatie étrangère. De la démentir à l’extérieur les rumeurs persistantes
somme de ces trajectoires individuelles, qu’il de crise politique qui nuisent à la crédibilité
a suivies sur la scène politique anglaise comme diplomatique de l’Angleterre. Si cette thèse
sur le théâtre diplomatique européen, c’est forte constitue l’un des fils rouges de l’ou-
bien l’esquisse d’une identité collective qui vrage, on comprend d’autant moins que les
émerge. Car s’il conclut à la profonde hétéro- raisons de l’emploi, très différencié et dosé, de
généité sociale et politique de ce groupe, ces parlementaires dans la diplomatie n’aient
S. Jettot n’en dégage pas moins un point pas été davantage élucidées.
commun fédérateur : l’attachement de ces Car, si important qu’il ait été sur le plan
hommes à préserver le monopole diploma- quantitatif (un tiers du personnel diploma-
tique du roi contre les ingérences parlemen- tique de l’époque), le recours à ces parlemen-
taires et étrangères. Leur mission politique taires diplomates a cependant toujours été très
et diplomatique recouvre en effet les mêmes ciblé, dans l’espace et dans le temps : surtout
logiques : auprès du Parlement, ils se font les utilisés au début du règne de Charles II, leur
avocats de la politique extérieure du roi ; influence décline sensiblement à partir de 1668
auprès des cours étrangères, ils se doivent et leur usage décroît considérablement sous
d’incarner l’harmonie politique entre le roi et les règnes de Jacques II et de Guillaume III. 231
COMPTES RENDUS

Peut-on seulement imputer cette évolution à différents lobbies marchands représentés au


la « personnalité des monarques » (p. 177, 214 sein du Parlement, à une époque où les voies
et 349) ? Ne fallait-il pas l’articuler plus étroite- de l’expansion commerciale anglaise demeurent
ment aux dynamiques politiques de la période, ambiguës.
c’est-à-dire aux différentes phases de conflits Leurs talents de négociateur ne se can-
ou de collaborations entre la monarchie et le tonnent donc pas à la stricte sphère diplo-
Parlement, pour déterminer jusqu’à quel point matique. Ils se manifestent par le remarquable
leur usage ou leur marginalisation procède pragmatisme dont ils font preuve à la fois pour
d’un choix, d’un calcul ou d’une contrainte ? concilier les exigences contraires découlant du
Même si ces parlementaires ont joué un service de « plusieurs maîtres » et ménager
rôle important dans la défense des intérêts leurs propres intérêts. Ces derniers sont fine-
marchands anglais en Méditerranée et en ment décryptés en fonction des risques encou-
Baltique ou dans le cadre de certaines négo- rus et des bénéfices engrangés par le cumul
ciations ponctuelles, ils ont presque toujours de ces deux fonctions, mais également par le
été soigneusement écartés des négociations biais des stratégies de promotion de soi, qui
secrètes avec la France et les Provinces-Unies, vont de la publicisation de leurs papiers à la

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dont le monarque se réservait la conduite via publication de leurs mémoires. Ce compromis
une diplomatie parallèle ou un dialogue direct qu’ils incarnent, ils l’expriment enfin dans les
avec les souverains étrangers. S. Jettot montre réponses théoriques qu’ils apportent au pro-
ainsi comment le double jeu de Charles II est blème récurrent de l’ingérence parlementaire
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en fait permis par le dédoublement de la diplo- dans la politique extérieure. C’est un autre
matie anglaise et comment les concessions grand mérite de S. Jettot que d’avoir exhumé
faites aux parlementaires par Guillaume III ces écrits dans les deux derniers chapitres, et
n’hypothèquent en rien sa pratique très réga- d’avoir ainsi mis en lumière la radicalité des
lienne, voire « absolutiste », de la politique critiques formulées à l’encontre de ces dys-
extérieure. fonctionnements politiques et l’originalité des
Si le poids des parlementaires dans la réformes préconisées pour y remédier.
diplomatie anglaise n’est donc que relatif, leur Par cette approche résolument sociale
investissement au sein du Parlement est, en et décloisonnée de l’histoire politique
revanche, significatif. Par sa participation de l’Angleterre dans la seconde moitié du
active aux luttes politiques et religieuses, ce XVIIe siècle, S. Jettot apporte une contribution
groupe a contribué à la polarisation croissante, importante à la connaissance du milieu parle-
bien qu’encore balbutiante, du Parlement mentaire et de l’appareil diplomatique anglais.
entre les courants whig et tory. L’un des grands Ce faisant, cet ouvrage foisonnant jette un
apports de l’ouvrage est de démontrer que ces éclairage nouveau sur les luttes institution-
engagements partisans ont à la fois renforcé et nelles et les revirements diplomatiques qui
complexifié les liens traditionnels du clienté- caractérisent le devenir politique mouve-
lisme, sans jamais entamer pour autant la fidé- menté de la monarchie, de part et d’autre de
lité au roi. Les dépendances plurielles créées la Glorieuse Révolution.
par ces obédiences multiples (roi, « protec-
teurs », électeurs) engendrent cependant des VIRGINIE MARTIN
conflits d’intérêts qui expliquent les nom-
breux incidents diplomatiques dans lesquels
ils sont impliqués, mais également les dis- Guillaume Gaudin
grâces politiques dont ils font les frais : sur le Penser et gouverner le Nouveau Monde au
plan religieux, l’intransigeance protestante qui XVIIe siècle. L’empire de papier de Juan Díez
anime les communes au lendemain du Popish de La Calle, commis du Conseil des Indes
Plot compromet les ménagements diploma- Paris, L’Harmattan, 2013, 384 p.
tiques qu’exigent les cours catholiques ; sur le
plan économique, il leur faut composer avec Siégeant à Madrid, le Conseil des Indes a
232 les intérêts contradictoires qui déchirent les régné sur les vice-royautés de Nouvelle-
HISTOIRE POLITIQUE

Espagne et du Pérou, c’est-à-dire des Caraïbes liste des fonctionnaires les plus prestigieux : à
aux Philippines, pendant les trois siècles de la porte des bureaux des conseillers se massent
l’époque moderne. Mais un tel ressort d’auto- les commis, à la porte des bureaux des commis
rité est-il crédible à cette époque ? Les se massent tous ceux qui ont quelque chose à
recherches doctorales de Guillaume Gaudin réclamer au Conseil.
avaient choisi un « personnage secondaire de Recréer ce petit monde avec acuité est un
l’histoire », Juan Díez de La Calle, commis du tour de force archivistique. Le parallèle entre
secrétariat de la Nouvelle-Espagne du Conseil l’auteur et son objet est alors évident, puisque
des Indes de 1624 à 1662, pour tenter d’explo- ce qui fait la réputation de Díez de La Calle
rer de l’intérieur la machine administrative qui est son habileté à saisir, ajuster, réduire les
cherchait à unir les deux continents. L’ouvrage montagnes de papier qui arrivent au Conseil,
qu’il en a tiré poursuit ce pari et rejoint une ce que l’on appelle le manejo de papeles – et ce
tradition historiographique qui a déjà fréquem- qui fait le mérite de l’historien est de s’être
ment porté ses fruits, depuis le Menocchio de confronté lui aussi à ces archives nombreuses
Carlo Ginzburg et le cardinal Gabriele Paleotti et parfois austères, à Séville, Madrid et
de Paolo Prodi. La petite histoire, celle d’un Mexico, afin de les proposer dans une synthèse

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infra-letrado (selon l’expression de Jean-Marc révélant tout leur intérêt. Il s’agit donc aussi
Pelorson) qui réussit à se hisser jusqu’au plus d’une histoire de l’information dans les socié-
haut poste que son statut social lui permettait tés du passé, à une époque où se multiplient
d’atteindre, éclaire la grande histoire du fonc- les archives mais aussi les distances : avec les
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tionnement interne d’un monstre administratif, moyens de la lettre et de la liste, comment


qui mélangeait autorités civile et ecclésias- s’informer sur les espaces ultramarins ? Déjà,
tique afin de soulager le roi dans son labeur à l’époque du « roi paperassier » Philippe II,
de nomination et de redistribution du pouvoir c’était une visite du Conseil des Indes, menée
à l’échelle d’un continent entier, le Nouveau par Juan de Ovando, qui avait révélé au roi la
Monde. très faible qualité de son information sur ses
Cet ouvrage vient à sa manière, c’est-à-dire royaumes des Indes occidentales, alors que
sans le prétendre mais en y parvenant irrésis- venaient d’éclater les premières révoltes péru-
tiblement, combler un considérable manque viennes et qu’avait été découverte la conjura-
historiographique concernant le Conseil des tion du marquis del Valle à Mexico. Devenu
Indes, institution de 1524 qui n’a pas été président du Conseil, Ovando commandait les
abordée de front quasiment depuis Ernesto Relaciones geográficas, un extraordinaire vivier
Schäfer 1. L’historiographie castillane ne s’y d’informations déjà bien étudié par Alain
risquait que par le biais de l’histoire du droit Musset, entre autres. Une soixantaine d’années
indien (José Maria Ots Capdequí, Juan Manzano plus tard, et bien que moins connu qu’Antonio
Manzano, Francisco Cantelar Rodríguez), ou de León Pinelo et surtout que Solórzano
de l’histoire de la polysynodie mise en place Pereira, Díez de La Calle mobilisait un maté-
par les Habsbourg (Gildas Bernard, Alfonso riel considérable pour dresser à l’attention du
García-Gallo, Feliciano Barrios, Manuel Rivero roi la liste de tous les titulaires de charge au
Rodríguez), à l’exception notable de Christian Nouveau Monde.
Hermann, qui a analysé le Conseil à travers sa Le premier Memorial informatorio de 1646
gestion du patronage ecclésiastique des Indes, est aussitôt suivi de Noticias Sacras y Reales qui
et de Carlos Alberto González Sánchez, qui étendent le champ d’enregistrement de Díez
s’est intéressé aux liens entre culture écrite et de La Calle à la Nouvelle-Espagne et au
expansion atlantique. En décrivant avec pré- Pérou. Lecteur de Jack Goody et d’Umberto
cision « Le labeur quotidien d’un commis du Eco, participant à un programme de recherche
Conseil des Indes » et « L’atelier Díez de la sur les écritures grises, G. Gaudin contribue
Calle », G. Gaudin revisite en caméra sub- pleinement à la mise en évidence de l’impor-
jective l’ensemble des bureaux dévolus au tance considérable des pratiques de l’écrit
Conseil dans l’Alcazar de Madrid, sans tomber dans la genèse des administrations et par
dans le piège qui consisterait à se limiter à la conséquent des États, entendue ici comme 233
COMPTES RENDUS

la genèse d’une pratique impériale. Mais à 1 - Ernesto SCHÄFER, El Consejo real y supremo
l’instar de Fernando Bouza, le livre ne sacrifie de las Indias, su historia, organización y labor adminis-
pas non plus le rôle de l’oralité et des usages trativa hasta la terminación de la Casa de Austria,
dans cette mécanique de papier, ce qui en vol. 1, Historia y organización del Consejo y de la Casa
fait également un ouvrage d’histoire sociale : de la Contratación de las Indias, vol. 2, La labor del
Consejo de Indias en la administración colonial,
comment faire carrière dans l’Espagne des
Séville, M. Carmona, 1935-1947.
Habsbourg quand on n’a ni ascendance ni
diplôme, quand on n’est ni noble ni letrado ?
Díez de La Calle doit beaucoup à son beau- Pablo Ortemberg
père, « fondateur d’un lignage d’administra- Rituels du pouvoir à Lima. De la Monarchie
teurs » (p. 54), et son beau-frère travaille au à la République (1735-1828)
secrétariat du Pérou : la mécanique des réseaux Paris, Éditions de l’EHESS, 2012, 265 p.
sociaux fonctionne au moins autant que celle
des papiers pour promouvoir une carrière au Les souverains espagnols n’ayant jamais fait le
plus haut de ce que pouvait attendre le natif voyage des Indes occidentales, l’arrivée de
de Condado, près de Burgos. leur représentant, le vice-roi, était essentielle

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Enfin, c’ est aussi un ouvrage américaniste. pour affirmer leur autorité sur leurs territoires
La troisième partie, « L’espace américain vu américains et donner l’occasion à leurs sujets
depuis Madrid », développe une géographie d’outre-mer d’exprimer leur lien de fidélité.
de la liste qui s’évertue à inventorier le Dans un premier chapitre, Pablo Ortemberg
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Nouveau Monde, non seulement pour l’infor- étudie les étapes et le rituel de ces entrées
mation du roi et la mise en œuvre d’une pra- vice-royales dans la vice-royauté du Pérou et
tique impériale, mais aussi pour faire rentrer sa capitale, Lima, la Cité des Rois. L’analyse
ces nouvelles terres dans un espace sacré, celui de ce qui est proposé comme modèle pour la
du christianisme romain qui se veut universel suite de l’ouvrage est particulièrement fine et
et dont la Monarchie catholique, caduque l’auteur en dégage toute la symbolique.
après la révolte du Portugal en 1640, se voulait Dans un deuxième chapitre, P. Ortemberg
la cheville ouvrière. Les mémoires de Díez de s’attache aux cérémonies organisées à l’occa-
La Calle rejoignent alors, grâce au travail de sion de l’accession au trône des différents
G. Gaudin, d’autres pièces qui témoignent souverains de la dynastie des Bourbons, de
de la synchronisation du monde lors de la pre- l’éphémère Louis Ier (1724) au tout aussi fugace
mière modernité – on pense au Repertorio de Ferdinand VII (1808). Par une étude attentive
los tiempos d’Heinrich Martin ou à la Logica des descriptions que des témoins nous ont
mexicana d’Antonio Rubio, deux ouvrages pro- laissées de ces festivités civiles et religieuses,
duits à Mexico mais de portée et/ou d’usage l’auteur y décèle l’écho de la conjoncture. Le
planétaire, et étudiés par Serge Gruzinski. paysage de ruines dans lequel se déroule la
Sans pour autant atteindre la clarté et l’ordon- proclamation de Ferdinand VI, en 1747, Lima
nancement de ceux qui ont véritablement ayant été en grande partie détruite l’année
réussi à capter la description du monde dans précédente par un violent tremblement de
un système cohérent au XVIIe siècle, reconnais- terre, est l’occasion de manifester les besoins
sant continuellement les limites de Díez de La de la ville et de l’audience ; la présence accrue
Calle et citant René Descartes en conclusion, des militaires dans les défilés de 1759 (acces-
l’ouvrage ne cherche jamais à outrer l’excep- sion au trône de Charles III), au cœur de la
tionnalité ni la représentativité de son objet guerre de Sept Ans, exprime la mobilisation
d’étude. Mais il aura réussi à transformer une des sujets américains à l’effort de l’empire ; le
montagne de papiers en la biographie d’un souvenir de la révolte de Túpac Amaru (1780-
homme inconnu et d’une institution mal 1781), avec les craintes que celle-ci avait fait
connue, enfin replacés dans le cadre d’une his- naître chez les Créoles, se traduit, lors de la
toire globale. proclamation de Charles IV en 1788, par
l’absence de toute référence aux Incas, pré-
234 BORIS JEANNE sente habituellement lors du défilé des autori-
HISTOIRE POLITIQUE

tés indiennes du Cercado de Lima ; la critique révolutionnaires provinciales qui proclament


du visitador Areche, lors du discours de récep- leur émancipation à partir de 1810. C’est bien-
tion du nouveau vice-roi Jáuregui en 1781 pro- tôt la guerre entre loyalistes (« régalistes ») et
noncé à l’université de San Marcos par José insurgés (patriotes), qui n’épouse qu’en partie
Baquíjano y Carrillo, protecteur des Naturels l’opposition entre péninsulaires et Créoles. Ce
auprès de l’Audience (le tribunal d’appel), a conflit de souveraineté s’exacerbe avec l’abro-
suscité une controverse. Le rituel de ces pro- gation en 1814 de la constitution de Cadix
clamations n’est donc pas totalement figé ; (promulguée en 1812) par Ferdinand VII,
sous son caractère en apparence immuable, on remonté sur le trône. Il débouche sur la pro-
trouve l’innovation, « dans cette construction, clamation des indépendances ; celle du Pérou
il y a toujours une tension entre le modèle et interviendra en 1821. Par une description minu-
l’événement » (p. 79). Et dans la place respec- tieuse des actes civiques qui accompagnent
tive des corps, il y a la trace de la modifica- chacune des péripéties de la complexe chrono-
tion des équilibres institutionnels pendant la logie politique, l’auteur analyse ensuite la
monarchie des Bourbons, avec les réformes « refondation symbolique », avec la création
que ceux-ci ont impulsées : le déclin du cabildo d’emblèmes patriotiques (enseignes, pennons,

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(l’échevinage) au profit de l’Audience, celui drapeaux et étendards). De longs développe-
des ordres religieux au profit des militaires, ments sont consacrés à l’ordre du Soleil, qui
l’affirmation des entrepreneurs miniers et des devait se substituer à celui de Charles III
marchands du Consulat aux dépens des pro- et correspondait au projet aristocratique et
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priétaires fonciers. L’auteur s’attache aussi à monarchique de San Martín, où l’astre diurne
la « fête baroque », décrivant dans le détail les absolutiste se doublait d’une forte connotation
festivités auxquelles les entrées vice-royales et inca ; au blason du Pérou, où sont présentes la
les proclamations royales donnent lieu : défilés faune et la flore péruviennes ; à la constitution
et processions (avec l’analyse de leurs par- d’un panthéon pour honorer les Pères de la
cours), corridas, jeux de canne, feux d’artifice, patrie, où trouvèrent place quelques héroïnes ;
représentations théâtrales et concours de poé- au nouveau calendrier des fêtes civiles, mais
sie. C’est l’occasion pour lui de présenter la aussi religieuses, avec la promotion de Santa
participation populaire (la plèbe), s’attardant Rosa, sainte péruvienne, et de Notre-Dame
sur celle des Indiens (avec ou sans références de la Merci, aux dépens de celle du Rosaire,
incaïques) et des femmes, mais notant l’ab- vénérée par les royalistes.
sence institutionnelle des Noirs, pourtant P. Ortemberg s’attarde enfin sur les deux
majoritaires dans la population liménienne au figures emblématiques de José de San Martín
XVIIIe siècle. et de Simón Bolívar. Le premier, général de
P. Ortemberg poursuit l’enquête sur le l’armée des Andes et libérateur du Chili et du
cérémonial des fêtes civiques au moment de Pérou, dont il fut l’éphémère Protecteur entre
la crise de la monarchie puis des guerres août 1821 et septembre 1822 ; le second, « le »
d’indépendance, lors de l’émancipation et Libertador, qui fut proclamé « Dictador
après la proclamation de l’Indépendance. Il Supremo del Perú » en février 1824, puis élu
fait observer d’abord la malléabilité du rituel. président de la République par l’assemblée du
Conçu pour exalter l’absolutisme royal, il Congrès, magistrature qu’il exerça jusqu’en
s’adapte à l’expérience de monarchie constitu- 1827, et considéré comme le Père du Pérou dans
tionnelle, après la crise ouverte par l’abdica- le cadre de la Grande Colombie. Le dernier cha-
tion de Ferdinand VII en 1808 et inaugurée pitre fournit une analyse passionnante du rituel
avec les cortès de Cadix en 1810. Il se charge bolivarien, puis de la « dé-bolivarisation » des
de nouvelles valeurs, nationales et patriotes, manifestations par trop criantes de ce que l’on
et le caractère guerrier des manifestations appellerait volontiers un « culte de la person-
civiques s’accentue, avec la place croissante nalité ».
prise par les milices dans les défilés. Mais la Ainsi, alors que l’on pourrait penser que
tension monte entre Lima, où résident le vice- l’Indépendance et la République furent l’occa-
roi et la cour, fidèle au souverain, et les juntes sion d’inventer de nouveaux rituels politiques, 235
COMPTES RENDUS

P. Ortemberg montre la permanence du modèle un château de représentation mais comme une


monarchique ou, plus exactement, comment succession de salons où il invita les savants les
celui-ci a servi de moule dans lequel s’est plus renommés de son temps ; connétable ou
coulée la symbolique républicaine. L’auteur philosophe, Frédéric II, qui ne se fit guère por-
insiste sur la prégnance de ce modèle, à l’orée traiturer, passait pour être hostile à toute forme
de l’ère nouvelle, tout comme il soulignait, d’apparat. Même s’il n’en partage ni la pers-
pour la période monarchique, sa malléabilité. pective téléologique ni l’idéologie, ce juge-
Il peut alors brillamment conclure son ouvrage, ment rappelle l’historiographie prussienne des
démonstration en ayant été faite : « L’histoire XIXe et XXe siècles, qui fit de Frédéric II le
du rituel politique peut avant tout se lire comme père fondateur d’une Prusse moderne et puis-
une histoire d’immobilismes trompeurs » sante, et l’initiateur du mouvement d’unifi-
(p. 260). Les rituels du pouvoir, étudiés au cation « petite-allemande ». Délaissée après
cours d’un siècle d’histoire péruvienne, avec la Seconde Guerre mondiale, l’histoire de la
ses mouvementées décennies fondatrices du Prusse de la seconde moitié du XVIIIe siècle
début du XIXe siècle, sont saisis, de manière a fait l’objet de relativement peu de travaux
fort suggestive, selon les logiques de trans- jusqu’à ces dernières années.

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formation structurale et historique, pour La seconde ligne historiographique concerne
reprendre l’expression de Nathan Wachtel, le thème du cérémonial de cour, inséré dans une
qui signe l’avant-propos de l’ouvrage. histoire culturelle du politique. En Allemagne,
l’intense discussion soulevée par les travaux
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JACQUES POLONI-SIMARD de Jürgen Habermas – sa distinction entre une


« sphère publique représentative » passive aux
XVIIe et XVIIIe siècles et une « sphère publique
Thomas Biskup bourgeoise » dans la première moitié du
Friedrichs Grösse. Inszenierungen des XIX e siècle – a suscité en réaction maintes
Preussenkönigs in Fest und Zeremoniell études sur les formes de sociabilité apparues
1740-1815 avant 1789/1800 et nourri la stylisation d’un
Francfort-sur-le-Main/New York, Campus XVIIIe siècle par essence « critique », en par-
Verlag, 2012, 316 p. ticulier face aux structures et hiérarchies
sociales. Au-delà, c’est la notion même d’abso-
Comment Frédéric II de Prusse entra-t-il dans lutisme (Absolutismus) qui se trouve mise en
l’histoire en tant que « Frédéric le Grand » ? question. Lorsque Wilhelm Roscher, au milieu
Dans ce livre stimulant, Thomas Biskup du XIXe siècle, la définit, il en différencia en
montre comment le roi de Prusse chercha effet trois formes : le type confessionnel incarné
constamment à conquérir rang et gloire, et uti- par Philippe II d’Espagne, le type aulique per-
lisa à cette fin, de façon précise et concertée, sonnifié par Louis XIV, enfin le type éclairé
un cérémonial de cour. Construite, fragile, symbolisé par Frédéric II de Prusse, à qui il
négociée et disputée de son vivant, l’image de prêtait une forte aversion envers l’étiquette et
Frédéric II connut une étonnante survie après les questions de rang et de protocole.
sa mort en 1786, nourrie d’appropriations, de Enfin, face au courant général qui voit
rejets et de transferts, jusqu’à la fin des guerres dans les années postérieures à 1750 le moment
napoléoniennes à l’issue desquelles la Prusse d’un déclin des cours et d’une désacralisation
se rebâtit sur d’autres ressorts. généralisée, préludes à la Révolution française,
T. Biskup bouscule ainsi deux traditions T. Biskup rappelle – avec David Cannadine,
historiographiques. La première a trait à Eric Hobsbawm, Linda Colley entre autres –
l’objet lui-même. Jusqu’à présent, les histo- la survie de la monarchie, forme de gouverne-
riens s’accordaient à voir en Frédéric II, d’une ment dominante jusqu’à la Première Guerre
part, un « roi-connétable » spartiate à la tête mondiale en Europe, et sonde les acteurs et
de ses armées et vêtu d’un simple uniforme les facteurs qui participèrent du cérémonial.
militaire, d’autre part, le « roi-philosophe » qui Son étude du rang de Frédéric II dans la société
236 fit bâtir sa résidence de Sans-Souci non comme des princes, de sa place dans l’histoire et des
HISTOIRE POLITIQUE

relations entre le monarque et l’État, procède aussi le hiatus entre le succès militaire et les
en cinq chapitres organisés de façon à la fois maigres ressources économiques et démo-
chronologique et thématique. graphiques du pays. De son vivant, maints
Le premier chapitre souligne l’importance contemporains se demandèrent ce que la
accordée au faste de cour dès l’acquisition de Prusse deviendrait après la mort d’un souve-
la dignité royale par les Hohenzollern en 1701, rain qui liait tant le rang de son pays à sa propre
mais le dilemme, dans cet État de tourbières et personne. L’enterrement de Frédéric II en 1786
de sable, est posé par les dépenses militaires. Il fut l’un des plus grands événements média-
montre comment Frédéric II utilisa d’emblée tiques du XVIIIe siècle. Toutefois, tandis que
le cérémonial pour s’imposer vis-à-vis de Frédéric-Guillaume II ne respectait pas
princes de rang moindre et diffuser sa « répu- les dispositions testamentaires de son oncle
tation ». – l’enterrement de Frédéric II ne fut pas « phi-
Le chapitre II éclaire les affirmations losophique » mais dynastique et confession-
dépréciatives de Frédéric II sur la vanité de la nel – et cherchait à intégrer son prédécesseur
magnificence dans la rhétorique de l’ironie des dans la continuité familiale, les critiques de
conversations et salons et démontre son soin

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son règne, de plus en plus répressif, mirent en
de la mise en scène, y compris dynastique, avant la singularité de Frédéric II et en firent
d’après l’exemple du carrousel de 1750 orga- une figure protectrice de la Prusse et de cer-
nisé pour la visite de sa sœur Wilhelmine de taines valeurs.
Brandebourg-Bayreuth et la réunion de toute Le dernier chapitre sonde les boulever-
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sa famille à Berlin. Au lendemain de la sements des guerres napoléoniennes. Après


conquête de la Silésie et de la guerre de l’effondrement de la Prusse suite aux défaites
Succession d’Autriche, il importait pour ce roi d’Iéna et d’Auerstedt en 1806, c’est Napoléon,
sans descendance d’affirmer sa dynastie, en quête de légitimité monarchique, qui cher-
notamment face aux concurrents allemands, cha à s’approprier la « grandeur » de Frédéric II.
tel George II, roi de Grande-Bretagne et prince- Les fêtes célébrées alors ne mirent pas en
électeur de Hanovre. Tandis que le dérou-
scène une vengeance, mais une passation, un
lement du spectacle fut en grande partie
relais de puissance. Parmi la séquence d’actes
emprunté au carrousel des cinq nations ver-
cérémoniels de Potsdam à Paris, le plus impor-
saillais de 1662, Voltaire fit paraître à Berlin,
tant fut le transfert d’un poignard ayant
en 1751, son Siècle de Louis XIV, qui prêtait à
appartenu à Frédéric II vers les Invalides, à
Frédéric II un rôle historique et culturel supé-
la Pentecôte 1807, où il devait être placé
rieur à celui de Louis XIV, et Frédéric II ses
au centre d’un monument aux victoires de
Mémoires pour servir à l’histoire de la maison de
Napoléon, tandis que celui-ci était célébré
Brandebourg (corrigés, voire rédigés, par Voltaire).
comme le successeur de Charlemagne et de
Le chapitre III examine la fragilité de cet
Frédéric II. Le rôle d’ange gardien de la Prusse
édifice. Sans cesse, la moralité de la personne
fut un temps reporté sur la reine Louise (épouse
de Frédéric II fut attaquée de son vivant.
de Frédéric-Guillaume III), puis la figure de
L’homosexualité qui lui fut imputée (jusqu’à
Frédéric entama une nouvelle carrière dans les
nos jours) jetait un discrédit sur les fondements
années 1830-1840.
moraux de la Prusse. À la fin de son règne
toutefois, des patriotes et des Aufklärer styli- Servie par un style dense et précis,
sèrent une vie mise au service de l’État, toute appuyée sur des dépouillements exhaustifs de
de renoncements. fonds d’archives et d’imprimés, cette étude
Le chapitre IV s’attache à l’« esprit de la jette une lumière nouvelle sur la Prusse de
grandeur » autour de la guerre de Sept Ans. Frédéric II, sur l’historiographie de la fin du
XVIII e siècle et sur les transferts franco-
Si ce conflit, durant lequel Frédéric II fut à
plusieurs reprises proche de la débâcle, favo- allemands. On lui souhaite une ample récep-
risa la diffusion du thème du sacrifice pour la tion, notamment en France.
patrie et une vague patriotique sur lesquels
s’appuya le culte du roi après 1786, il souligna CLAIRE GANTET 237
COMPTES RENDUS

Stefan Winter des mühimme defteri après la fin du XVIe siècle,


The Shiites of Lebanon Under Ottoman Rule, force est de constater que la question reste mal
1516-1788 élucidée et que certains indices interdisent
Cambridge, Cambridge University Press, de conclure à leur disparition 1. D’autre part,
2010, XII-204 p. S. Winter s’interroge à bon droit sur ce qui est
effectivement proscrit dans ce qui est reproché
Cet ouvrage, à l’origine une thèse soutenue en aux Kı̄zı̄lbaches, pour constater que le caractère
2002, constitue une importante contribution à chiite de bien des éléments habituellement
l’histoire du Liban et de la domination otto- associés au chiisme est ignoré ou dissimulé par
mane dans ce pays. Il représente un effort les Ottomans (la vénération de ‘Ali et de sa
méritoire pour élucider l’histoire complexe famille, le soufisme bektachi, la célébration de
et sujette aux reconstructions a posteriori l’ashura, etc.), ceux-ci étant considérés comme
des siècles relativement obscurs allant de la des composantes de l’islam commun. Mais,
conquête ottomane en 1516 à la veille de l’ex- au-delà de tout ce qu’il identifie comme des
pédition d’Égypte de Napoléon Bonaparte, expressions du confessional liberalism des
ouvrant une ère nouvelle pour le Moyen- Ottomans, il souligne ce qui, selon la thèse

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Orient. L’auteur, à la fois arabisant et otto- centrale du livre, répétée à plusieurs reprises,
maniste, autant que remarquable polyglotte, est la principale leçon de l’exemple libanais :
élargit considérablement la documentation l’explication des comportements par les appar-
traditionnelle, le plus souvent réduite à des tenances religieuses n’est pas la bonne grille
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chroniques issues des différentes communau- de lecture. Le religieux est second par rapport
tés et façonnées en vue de leurs intérêts et au politique. Quand les autorités ottomanes
objectifs respectifs, pour recourir à la large ont besoin de faire entrer les grandes familles
panoplie de toutes les sources existantes, à chiites dans leur jeu, il n’importe pas qu’elles
commencer par la documentation ottomane soient chiites : ce sont des « highlands feuda-
centrale (les commandements de la Porte, les lists » comme les autres. Elles ne seront stig-
registres financiers) ou locale (les registres des matisées comme hérétiques que lorsqu’elles
cadis de Tripoli et de Sidon), sans omettre les sortiront du jeu par leurs abus, leurs exactions,
dépêches des vice-consuls français de Tripoli, leurs rébellions.
capitales pour le XVIIIe siècle. Il aboutit ainsi à Si le premier paradoxe tient ainsi à cette
deux grands paradoxes, tant sur l’attitude des utilisation et cette promotion par les Ottomans
Ottomans à l’égard des chiites que sur la place de la composante chiite dans plusieurs parties
des chiites dans la genèse historique du Liban. du territoire libanais, le second tient à ce que
Une introduction substantielle fait le point la composante chiite, tenue pour marginale
sur la question généralement trop simplifiée et même extérieure par une historiographie
des rapports entre autorités ottomanes et « libaniste » téléologique, ne retenant que ce
populations chiites ou chiitisantes : du fait que qui conduit à l’établissement d’un condomi-
les sultans du XVIe siècle se sont bel et bien nium druzo-maronite, incarnation de la liba-
imposés comme les champions intransigeants nité, apparaît au contraire comme centrale
du sunnisme contre ceux qu’ils ne désignaient dans la phase « moderne » de l’histoire liba-
d’ailleurs pas comme chiites mais comme naise, par le biais du système ottoman.
Kı̄zı̄lbaches (« têtes rouges ») ou comme rafı̄zı̄ Dans tout l’hinterland libanais, dans la
(« hérétiques »), qu’ils ont combattus et persé- montagne comme dans la vallée de la Bekaa, il
cutés sans merci, on en a conclu à un antago- n’est pas question pour les Ottomans d’établir
nisme total. À cela Stefan Winter, d’une part, une administration directe : des fermes fiscales
oppose que ces persécutions n’auraient eu (mukata‘a) sont constituées, annuellement
qu’un temps et auraient été liées à un contexte concédées (iltizâm) à des affermataires (mülte-
politique précis, à la fois celui de la lutte contre zim, mukata‘aci), représentants de grandes
l’Iran et de l’établissement de l’État ottoman familles locales, assortis de garants (kefîl). Les
centralisé. S’il observe avec raison qu’il n’y a concessionnaires, beys ou émirs locaux, sont
238 plus trace de persécutions dans les documents ainsi principalement des agents fiscaux, mais
HISTOIRE POLITIQUE

l’autorité qui leur est dévolue à cette fin sur aux Harfush le titre de voyvoda de Baalbek ou
un territoire donné peut les conduire à des de la Bekaa. L’auteur, qui s’interroge sur cette
actions de police et même à un rôle militaire. requalification, cite les différentes acceptions
Ils se taillent ainsi de petites baronnies qui, de ce terme d’origine slave dans le cadre otto-
lorsqu’elles sont cumulées dans une même man, en ne retenant cependant que des usages
zone, aboutissent à de véritables émirats, militaires et en omettant qu’un des sens les
constructions au demeurant toujours disputées plus courants du terme, très attesté dès le
et fragiles. Le jeu est éminemment complexe XVIe siècle, est celui de percepteur des droits
entre les parties prenantes : autorités otto- d’un hâss – unité fiscale détenue par un haut
manes (le cas échéant en rivalité), lignées dignitaire –, or c’est bien comme percepteurs
locales de confessions, voire d’ethnies diverses que les Harfushides de la Bekaa sont considé-
dans une société segmentée à l’extrême, élé- rés par la Porte.
ments étrangers, comme ces diplomates et Au Mont-Liban, une autre lignée chiite,
marchands français des ports de la côte dont les Hamadas, des pasteurs semi-nomades à
l’influence s’affirme. Les différents acteurs transhumance saisonnière, ne sont pas, eux
s’opposent dans des luttes inexpiables (éven- non plus, des nouveaux venus : ils étaient déjà

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tuellement intestines) et contractent des présents dans l’hinterland de Tripoli dès la
alliances volatiles. Les configurations les plus période médiévale. Mais c’est au XVIIe siècle
improbables deviennent possibles. Chiites et qu’ils feront leur fortune en multipliant les
Maronites, par exemple, sont traditionnelle- fermes fiscales dans les districts de Jubayl et
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ment présentés comme incompatibles, or les de Futuh et d’autres parties du Mont-Liban,


premiers, qui sont cités comme une sorte de peuplées de Maronites. Ils connaissent leur
malédiction des seconds, pourront apparaître apogée dans la seconde moitié du XVIIe siècle.
au contraire, dans certaines combinaisons Une troisième zone du pays est également
locales, comme leurs alliés et protecteurs. prise en considération puisqu’elle est le ber-
Le régime qui en résulte n’est pas exempt ceau de la plus ancienne communauté chiite
de soubresauts et la violence, sous toutes ses du Liban, illustrée depuis le Moyen Âge par
formes et à tous les degrés, en est souvent la des grands docteurs duodécimains, le Jabal
résultante. ‘Amil, dans le Sud-Liban, au sud-est de Sidon.
Ce sont les difficultés rencontrées avec les On ne trouve pas ici de lignées aussi impor-
plus importantes familles locales, notamment tantes que les deux précédemment citées.
les Ma‘nides druzes qui leur donnent du fil à Néanmoins plusieurs familles chiites s’y inves-
retordre dès la conquête, qui vont conduire les tissent également, à une échelle plus modeste,
Ottomans à s’appuyer sur des factions tribales dans l’affermage des ressources fiscales. La
moins puissantes (du moins aussi longtemps principale, les ‘Ali al-Saghir, contrôle par le
qu’elles restent en position secondaire), à pro- biais de ses mukata ‘a, quatre cantons au sud
téger les plus faibles contre les plus forts. C’est de la rivière Litani, connus collectivement
ainsi qu’ils vont privilégier des chefs tribaux comme le Bilad Bishara, pendant la plus grande
chiites, allant jusqu’à les coopter dans leur partie des XVIIe et XVIIIe siècles.
système administratif et même militaire, en La crise globale essuyée par l’Empire otto-
faisant abstraction aussi longtemps qu’il le faut man dans son ensemble dans les dernières
de leur chiisme. années du XVIIe siècle, en liaison avec ses graves
Les destinées de deux grandes lignées sont revers militaires sur le front européen, amène
ainsi au cœur de l’ouvrage. Les Harfushides la Porte à réorienter sa politique libanaise et
étaient déjà bien établis dans la Bekaa dès plus largement syrienne, pour reprendre en
l’aube de la période ottomane, mais c’est au mains une situation devenue très chaotique :
cours du XVIIe siècle que ces notables chiites dans ce cadre, une grande campagne punitive
de Baalbek domineront la région, d’ailleurs est menée en 1693-1694 contre les Hamadas.
non sans des hauts et des bas, devenant même La Porte s’en remet désormais, dans une
à certains moments sancakbey de Homs. À par- dynamique de décentralisation aussi contrôlée
tir de la fin du siècle, les Ottomans donneront que possible, à de grands notables locaux (des 239
COMPTES RENDUS

a‘yan), comme les ‘Azm de Damas ou, pour ce occulté bien des aspects de ce phénomène, en
qui concerne le Liban, aux émirs Shihabi, pour particulier le caractère réciproque des captures
assurer l’ordre et les rentrées fiscales. Cela ne et du commerce des captifs, ainsi que les pro-
signifie pas que les Harfush ou les Hamadas cessus d’intégration de ces prisonniers dans
soient entièrement évincés : s’ils continuent à les sociétés locales, en Islam comme en Chré-
obtenir des fermes fiscales, ce n’est plus désor- tienté.
mais de manière autonome ; il leur faut la pro- À la lumière de l’histoire des mamelouks
tection des Shihabis et leur garantie. Cette des beys de Tunis, c’est de l’intégration
situation préfigure leur élimination définitive sociale et politique des captifs que traite
à la fin du siècle, à la suite d’un consensus l’ouvrage de M’hamed Oualdi. À la différence
entre les autorités ottomanes et les Shibahis d’une longue tradition historiographique qui
décidés à en finir une fois pour toutes avec privilégie l’espace méditerranéen et les sources
leur indiscipline et leurs violences. consulaires européennes, ce livre étudie les
S. Winter a fait œuvre à la fois solide et serviteurs du bey in situ, grâce aux archives
novatrice, sans se priver de ferrailler avec tunisiennes, en les inscrivant dans la dyna-
l’historiographie « libaniste » officielle. Il a mique complexe des relations politiques à

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reconstitué avec beaucoup de science et de l’intérieur et à l’extérieur du sérail. Il démontre
finesse la mosaïque de ces micro-chroniques ainsi, contre les idées reçues, que l’histoire des
qui constituent l’histoire de ces siècles obscurs sociétés maghrébines peut être écrite à partir
du Liban. Reconnaissons cependant que la des sources locales, que celles-ci sont abon-
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lecture n’en est pas toujours aisée. Dense dans dantes et d’une grande richesse pour qui sait
ses propos et concis dans son expression, l’au- les lire et les interroger.
teur fait parfois de ces qualités généralement La pierre angulaire de l’ouvrage consiste à
louables un obstacle supplémentaire quand il desserrer l’étau interprétatif dans lequel ont
les applique à une matière aussi complexe. été enfermés les mamelouks, en montrant
qu’aucune des figures-types qui leur sont tra-
GILLES VEINSTEIN † ditionnellement associées (esclave, chrétien
renégat, Turc) n’épuise la diversité des cas
1 - Andreas TIETZE, « A Document on the individuels. Ainsi, la variété des rangs et des
Persecution of Sectarians in Early Seventeenth statuts, des positions très modestes aux plus
Century Istanbul », in A. POPOVIC et G. VEINSTEIN hautes fonctions de l’État, mais aussi la diver-
(éd.), Bektachiyya. Études sur l’ordre mystique des
sité des origines, des Caucasiens aux Tunisois
Bektachis et les groupes relevant de Hadji Bektach,
autochtones, relativisent fortement l’image
Istanbul, Isis, 1995, p. 165-170.
attendue du mamelouk comme esclave chré-
tien. Ce qui définit le mamelouk est donc moins
M’hamed Oualdi sa provenance extérieure que le brouillage des
Esclaves et maîtres. Les mamelouks des beys origines, afin de permettre une refondation de
de Tunis du XVIIe siècle aux années 1880 la parenté non plus sur la base du sang, mais
Paris, Publications de la Sorbonne, 2011, par la relation de fidélité et de protection qui
499 p. unit le maître et son serviteur. Quant au statut
servile, il n’est qu’une forme particulièrement
L’histoire des captifs chrétiens en terre exacerbée d’expression de la dépendance des
d’Islam a souvent servi à entretenir l’idée d’un serviteurs à l’égard de leur maître, les priva-
affrontement permanent entre les deux rives tions engendrées par cette dépendance étant
de la Méditerranée. En effet, ces hommes et la condition et la promesse d’une ascension
ces femmes, capturés par les corsaires maghré- sociale rapide. Ainsi, avec M. Oualdi, l’histoire
bins du XVIe au XIXe siècle, ont fait la délecta- des mamelouks trouve son contexte approprié
tion des partisans du choc des civilisations, tant non plus dans une histoire des traites ou de
d’hier que d’aujourd’hui. L’accent mis sur la la captivité en Méditerranée, mais bien dans
« traite des Blancs », selon l’expression mise l’histoire sociale et politique du beylicat de
240 au goût du jour par l’islamophobie savante, a Tunis.
HISTOIRE POLITIQUE

L’ouvrage s’organise autour d’un diptyque portes du sérail, ce qui affaiblit la dépendance
dont le premier volet propose une relecture de exclusive des mamelouks à l’égard de leur
l’évolution du pouvoir beylical entre le XVIIe et maître et incite ce dernier à recourir aux enfants
le milieu du XIXe siècle, à partir des moments du pays. L’augmentation des circulations en
d’essor et de repli du corps des mamelouks. Méditerranée a elle aussi brouillé les fidélités
L’enjeu n’est pas mince puisque l’auteur puisque, par des séjours plus longs et plus fré-
s’attaque à un lieu commun de l’historiographie quents, les mamelouks nouent d’autres liens
coloniale et postcoloniale de la Tunisie, qui en Europe, à Istanbul, ou dans leurs lieux d’ori-
veut que la présence des mamelouks ait empê- gine. Les réformes ottomanes de l’armée et de
ché la participation des autochtones au pouvoir l’administration ont donc accentué un délite-
politique, ce qui aurait privé les institutions ment déjà avancé de la condition mamelouke.
étatiques d’une forte assise sociale. Ainsi, la C’est ainsi que le foisonnement réglementaire
rivalité entre les groupes ethniques, l’opposi- et les nouvelles logiques bureaucratiques ont
tion entre l’étranger et l’autochtone, entre- promu une conception dépersonnalisée du
tenues par le pouvoir beylical, auraient tenu service princier, dominée par la figure du fonc-
lieu de dynamique fondamentale de l’histoire tionnaire, rendant par la même occasion obso-

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tunisienne. Or M. Oualdi conteste cette inter- lète une légitimité basée sur le lien personnel,
prétation, en particulier la position d’extério- l’affection et l’abandon de soi. Paradoxale-
rité assignée aux mamelouks et sur laquelle ment, de nombreux mamelouks ont participé
repose le récit de l’échec de l’État moderne à l’application de ces réformes, même si, par
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en Tunisie. À travers une analyse minutieuse adaptations successives aux nouveaux critères
des pratiques politiques, l’auteur s’attache à du service, ils ont fini par perdre leur spécifi-
souligner la diversité des rôles joués par les cité et par se diluer dans un ensemble indiffé-
mamelouks dans l’entourage des beys. Dans rencié de serviteurs de l’État.
le sérail, les mamelouks sont mobilisés en tant Le tour de force de cet ouvrage est d’avoir
que substituts de la parenté de sang pour inscrit l’étude des mamelouks dans la densité
permettre l’affirmation du pouvoir beylical des contextes locaux grâce à une exploitation
en dépit des rivalités dynastiques, alors qu’à remarquable des archives tunisiennes. L’auteur
l’extérieur du sérail ces serviteurs agissent en rappelle ainsi que, vues depuis Tunis, Rome
tant qu’intermédiaires structurant des alliances et Istanbul sont équidistantes, ce qui justifie
et des réseaux de pouvoir entre le bey et les de tenir à égale distance l’historiographie des
sociétés locales. Aussi l’auteur s’attache-t-il à captifs en Méditerranée et l’histoire comparée
déconstruire les oppositions simplistes entre des traites serviles en terres d’Islam. Cette
groupes ethniques, à brouiller les lignes entre relégation au second plan de l’origine et du
les catégories de serviteurs, pour proposer une statut était la condition pour secouer les pré-
autre lecture de l’évolution du pouvoir beyli- jugés culturalistes et voir surgir le politique là
cal, qui tranche avec les clichés du despotisme où on ne pensait trouver que des structures.
oriental, puisqu’elle met en lumière l’entrelacs Les mamelouks du bey de Tunis, malgré leur
subtil de liens tissés, grâce aux mamelouks, condition servile, malgré l’origine chrétienne
entre État et société. de nombre d’entre eux, ne se différencient pas
Le second volet du diptyque embrasse le en substance de ce qu’on appelle sous d’autres
temps des réformes ottomanes des années latitudes les grands commis de l’État, et leur
1830 et 1850 qui, bien avant l’instauration du condition doit donc s’inscrire dans le long
protectorat français, ont sapé les bases maté- continuum des formes de dépendance engen-
rielles et symboliques sur lesquelles reposait drées par le service et l’exercice délégué du
le service des mamelouks. Ces réformes sur- pouvoir.
viennent dans un contexte difficile puisque la Grâce à M. Oualdi, les mamelouks cessent
diminution progressive des traites serviles a d’être une catégorie immuable de la philosophie
asséché un des foyers de recrutement du corps. politique occidentale qui, depuis Machiavel,
De plus, la protection consulaire sur les ressor- sert à qualifier les régimes despotiques. C’est
tissants étrangers s’étend désormais jusqu’aux sans doute pour cela que cet ouvrage interpelle 241
COMPTES RENDUS

bien au-delà du cercle des spécialistes du Qu’on n’attende cependant pas une bio-
Maghreb. En historicisant la condition mame- graphie : I. McDaniel se fixe un autre objectif
louke, l’auteur renvoie au rang d’artefact de la qui est d’analyser la contribution de Ferguson
pensée la figure de l’esclave soldat islamisé. aux débats contemporains sur l’histoire de la
Celle-ci constitue pourtant un rouage essentiel civilisation et sur le futur de l’Europe moderne.
du récit de l’État moderne en Europe, dont le De cette recherche, menée de manière infor-
succès aurait reposé sur le décalque inversé du mée et convaincante, émerge un Ferguson
mamelouk, à savoir l’autochtone servant par critique du progrès, à un moment précis
devoir et non par contrainte. L’ouvrage de d’incertitudes politiques marqué par l’entrée
M. Oualdi invite donc à questionner d’autres dans l’âge des révolutions. Contrairement à
figures idéales typiques qui peuplent le récit nombre de ses contemporains, l’Écossais ne
européen de l’émergence de l’État et dont la voit pas dans la prospérité croissante ou dans
consistance sociologique est généralement l’enrichissement des États européens le signe
tenue pour évidente : les « nobles », les « sujets » d’un futur utopique : il y retrouve, au contraire,
ou les « citoyens » ne sont-ils pas eux aussi, le spectre de Rome et la parabole de son his-
toire. Il exprime sa crainte que les démocraties
avant d’être des groupes sociaux, des artefacts

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égalitaires ouvrent la voie à la tyrannie, à tra-
de la pensée politique occidentale ? Personne
vers l’alliance avec les factions militaires encou-
ne pouvait imaginer que c’était à Tunis que
ragées par les politiques impériales. Ainsi,
le récit de l’État moderne serait ébranlé et,
I. McDaniel montre que la Rome antique
pourtant, il se peut que les secousses ne tardent
occupe une place centrale dans la réflexion de
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pas à être ressenties sur les rivages du Vieux


Ferguson sur l’Europe moderne. La dérive
Continent. de Rome, depuis la République mixte jusqu’au
gouvernement militaire et à la tyrannie, devient
THOMAS GLESENER un avertissement adressé à l’empire britannique
de la seconde moitié du XVIIIe siècle, et plus
généralement à toutes les monarchies territo-
Iain McDaniel riales européennes ; telle est, du moins, la nou-
Adam Ferguson in the Scottish Enlightenment: veauté de l’analyse proposée.
En se penchant sur l’Essay on the History of
The Roman Past and Europe’s Future
Civil Society, l’historiographie a jusqu’à présent
Cambridge, Harvard University Press,
mis au second plan, voire totalement ignoré,
2013, 276 p.
l’History of the Progress and Termination of the
Roman Republic (1783). Celle-ci, dont la publi-
Depuis la constitution des Lumières écos-
cation s’est trouvée écrasée entre les Considé-
saises comme objet de recherche, à la fin
rations sur les causes de la grandeur des Romains
des années 1960, les travaux sur le milieu des
et de leur décadence (1734) de Montesquieu et
moderate literati se sont multipliés à un rythme le Decline and Fall of the Roman Empire
vertigineux 1. L’attention s’est portée sur la (1766-1788) d’Edward Gibbon, a été considé-
naissance des sciences sociales, l’économie rée comme un travail traditionnel, peu nova-
politique, l’historiographie moderne. Dans ce teur au plan méthodologique et conservateur
filon, Adam Ferguson a été principalement au plan politique. Par opposition à l’Essay,
étudié comme l’auteur de l’Essay on the History regardé comme partie intégrante de la nou-
of Civil Society (1767) et considéré comme un velle histoire philosophique des Lumières
ardent défenseur des vertus des Anciens, de – celle qui abandonne la chronologie et se
la milice et du conflit politique, par opposition désintéresse des rois et héros pour s’occuper
à David Hume et Adam Smith. La publication des mœurs et des sentiments des peuples, et
de l’ouvrage d’Iain McDaniel ouvre la voie à qui trace leurs progrès de la barbarie à la civili-
une nouvelle lecture de cette figure centrale sation –, l’History a été lue comme un travail
des Lumières écossaises, à travers une étude en recul, du fait de sa structure chronologique
d’ensemble de son parcours et de ses positions et du retour à une fonction de l’histoire comme
242 intellectuelles. magistra vitae.
HISTOIRE POLITIQUE

L’étude d’I. McDaniel fait émerger une comme un phénomène naturel ; comme eux,
analyse différente : non seulement il n’oppose il considère la sociabilité, la rationalité et la
pas les deux ouvrages, mais il invite à lire l’His- perfectibilité, ainsi que la position debout et
tory come le prolongement de l’Essay, auquel la faculté de parler, comme les attributs
elle apporte même des réponses sur des ques- naturels de l’humanité. Ce faisant, Ferguson
tions restées ouvertes. Il montre comment les détruit la distinction entre nature et artifice sur
deux livres partagent une même préoccupa- laquelle Rousseau avait construit tout son
tion face à la nouvelle expansion impériale de système.
l’Europe : le passé romain devient le prisme à Le livre d’I. McDaniel suit un déroule-
travers lequel analyser les dangers contempo- ment à la fois chronologique et thématique,
rains. Selon la perspective d’I. McDaniel, l’his- s’ouvrant sur Montesquieu et la question de
toire de Rome ouvre la voie à une relecture la « république non libre », et s’achevant sur la
complète de la pensée politique de Ferguson Révolution française et l’entreprise napoléo-
élaborée dans ses cours universitaires, ses nienne, dont Ferguson est encore un témoin
pamphlets, sa correspondance. Par un effet de et commentateur dans sa correspondance (il
retour, il porte un regard neuf sur l’Essay lui-

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meurt en 1816, à l’âge de 93 ans). L’étude
même. montre comment Ferguson fonde sa vision du
À partir de Karl Marx qui en faisait l’éloge, présent à travers l’analyse historique du passé.
l’Essay a en effet été lu comme une première
Le cas romain dévoile les risques, pour l’em-
dénonciation des conséquences socialement
pire britannique moderne, de se transformer
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négatives de la division du travail pour les


en une république démocratique qui ouvrirait
ouvriers des nouvelles manufactures. Dans son
la voix à un régime politique centralisé, despo-
analyse, I. McDaniel ne porte pas l’attention
tique et militaire. Le déclin de la République
sur la condition du travailleur moderne, mais
romaine gît, selon Ferguson, dans la longue
sur les élites et le danger qu’elles encourent,
série des tentatives désastreuses pour établir
face à la croissante professionnalisation de la
un système plus démocratique et égalitaire
politique et de l’armée, de perdre leur rôle de
de gouvernement républicain dans un grand
citoyens en armes. C’est surtout à elles que
Ferguson pense quand il critique le moderne empire et, selon lui, ce sont les réformes de
age of separations. Ce qui ressort de cette Tibère Gracchus qui inaugurent ce mouve-
lecture est avant tout la vision anti-égalitaire ment. Ceci signifie que l’Empire romain n’est
de Ferguson, fondée sur l’affirmation d’une pas à penser comme le point de rupture, mais
solide hiérarchie sociale : l’inégalité, qui bien comme l’acmé d’une tendance de longue
émerge historiquement de la formation pro- durée au cœur de l’histoire de la république
gressive et de la distinction des rangs, consti- en marche vers la démocratie, l’égalité et le
tue la source de l’ordre politique et se trouve gouvernement populaire. En d’autres termes,
parfaitement en harmonie avec la nature elle- la lecture d’I. McDaniel invite à considérer
même. En ce sens, l’histoire de la société civile l’History comme une étude sur les « origines
de Ferguson est avant tout une « histoire de démocratiques de la domination impériale »
la subordination ». (p. 121).
Une telle analyse passe par une réévalua- L’auteur est aussi amené à relire Ferguson
tion profonde du rapport de Ferguson avec une à l’aune de son opposition à Montesquieu, pour
autre des figures clés de la critique de la moder- lequel le passé de Rome ne présente aucun
nité des Lumières, Jean-Jacques Rousseau. Ce intérêt pour la modernité. Là où les Considé-
dernier constitue une référence permanente rations brisent le parallèle entre Anciens et
pour l’Écossais, qui en reprend à la lettre des Modernes, l’Esprit des lois considère comme
passages entiers – I. McDaniel le montre avec hautement improbable un retour des modèles
précision –, mais en s’en détachant pourtant d’empire anciens – la monarchie universelle
sur quelques points cruciaux. Comme Hume ou le despotisme – dans l’Europe moderne,
et Smith, Ferguson dénonce la fiction du composée de monarchies de taille moyenne
contrat social et voit le processus de civilisation et dominée par le commerce international. 243
COMPTES RENDUS

Hume et Smith, ainsi que William Robertson, Léonard Burnand


reprennent le point de vue du philosophe Les pamphlets contre Necker. Médias
français, en regardant le « doux commerce » et imaginaire politique au XVIIIe siècle
comme un vecteur positif de paix, de socia- Paris, Éditions Classiques Garnier, 2009,
bilité et de sympathie. Selon eux, l’Europe 409 p.
moderne est le résultat d’un tournant histo-
rique induit par le commerce. Jacques Necker a cette particularité d’avoir été
L’originalité du livre d’I. McDaniel est de l’homme politique le plus populaire de la fin de
montrer comment Ferguson rejette cette l’Ancien Régime, mais aussi dont l’action a le
logique. Sa théorie de la sociabilité, centrée plus entretenu la polémique. Entre le milieu des
sur la rivalité et l’antagonisme, sape la années 1770 et 1789, estime Léonard Burnand,
confiance de ses contemporains dans la stabi- ce ne sont pas moins de 150 pamphlets, parfois
lité du système des États commerciaux euro- très largement diffusés, qui sont imprimés.
péens. Il craint qu’un retour des démocraties C’est cette littérature pamphlétaire, objet bien
connu de l’historiographie depuis les travaux
républicaines dans l’Europe moderne n’en-
de Robert Darnton, que cet ouvrage étudie,

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gendre une nouvelle ère de militarisme et
en insistant sur le contexte politique et écono-
d’expansionnisme – comme l’essor de l’impé-
mique très chargé des deux dernières décennies
rialisme républicain de Napoléon semble le
de l’Ancien Régime. Sa lecture chronologique
confirmer. Ce que souligne Ferguson, dans la
des pamphlets constitue, à sa manière, une
lecture qu’en propose I. McDaniel, est l’hypo-
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remarquable histoire de la fin de la monarchie.


thèse d’un « scénario cauchemardesque » dans
Genevois, protestant, riche banquier et
lequel l’Europe serait dominée par des « État-
volontiers moraliste, la personnalité de Necker
machines riches mais despotiques », dont le
a tout pour attirer la haine des auteurs de
futur ressemblerait à celui de la Rome impé-
pamphlets. S’il se fait remarquer dès 1769
riale ou, sur un mode alternatif, à la Chine qui,
quand il prend la défense des actionnaires de
selon Ferguson, combine la division extensive la Compagnie française des Indes, c’est avec la
du travail et le système centralisé d’un gouver- guerre des Farines et la question du commerce
nement despotique (p. 8). Une distinction des des grains qu’il fait son entrée dans le groupe
rangs fondée sur le mérite est donc conçue restreint des cibles privilégiées des pamphlé-
comme une alternative à l’affirmation du prin- taires. Cette polémique, assez classique pour les
cipe égalitaire, et suggérée comme la voie de standards des Lumières, est née de la critique
sortie pour une monarchie britannique mixte incisive menée par Necker dans sa Législation
et comme un antidote face à un dangereux sur le commerce des grains (1775), best-seller au
glissement vers la démocratie, que Ferguson succès remarquable, de la politique menée par
finit par associer à la vie politique française Turgot lors de son ministère. Le puissant clan
des années 1790. On sait grée à I. McDaniel des amis de Turgot (dont le plus virulent est
d’avoir relancé, avec rigueur et originalité, Nicolas de Condorcet) et des physiocrates réa-
l’étude de Ferguson et, bien au-delà, d’avoir git par une série d’opuscules, dont la violence
enrichi la compréhension du rôle accordé par est à la hauteur de la crainte qu’inspire aux
les Lumières écossaises à l’étude de l’histoire, administrateurs et philosophes libéraux l’argu-
dans le cadre d’un dialogue serré avec les mentaire anti-libéral de Necker. C’est cepen-
Lumières françaises et les bouleversements dant à la fin de son premier ministère (1776-
politiques du temps. 1781) que se place la première grande vague
pamphlétaire, orchestrée par des financiers
SILVIA SEBASTIANI dont les intérêts sont menacés par les réformes
du banquier Necker (comme la suppression
1 - Richard B. SHER, Church and University in des offices d’intendants des finances en 1777
the Scottish Enlightenment: The Moderate Literati of ou le démembrement de la Ferme générale),
Edinburgh, Édimbourg, Edinburgh University Press, qui s’efforce d’inventer un nouveau modèle
244 1985. de financement de l’État, faisant, au dire de
HISTOIRE POLITIQUE

ses détracteurs, la part belle à la banque étran- malgré les nombreuses tentatives pamphlé-
gère. Le fermier général Jacques-Mathieu taires, à déstabiliser le directeur des Finances.
Augeard, proche de Maurepas, rédige ainsi L’avènement de la Révolution change la
une Lettre de M. Turgot à M. N***, qui ren- donne puisque, de réformateur favorable au
contre un vif succès malgré son prix élevé. mouvement, Necker apparaît aux yeux des
Necker charge un avocat genevois d’écrire une députés de l’Assemblée nationale comme sus-
réfutation et, surtout, il organise la chasse aux pect d’esprit réactionnaire. Il faut délégitimer
pamphlets, en rachetant à prix d’or les exem- l’idole de la nation, ce sera l’œuvre de Jean-
plaires en vente ou en pourchassant les colpor- Paul Marat, dont Necker, avant Mirabeau et
teurs. Lafayette, est la première victime. Une autre
La parution du Compte rendu au Roi, en salve de libelles, dont celui de Jacques-René
février 1781, a un impact considérable sur Hébert n’est pas le moins violent et grossier,
l’opinion publique – 100 000 exemplaires critique sa modération et ses choix politiques
vendus –, et ce court texte devient rapidement, hésitants, mais aussi sa nationalité, peu mobi-
de façon parfois excessive, un symbole de lisée avant 1789, et contribue à saper une
vérité et de transparence sur les secrets de popularité rendue très fragile par le contexte

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l’État. Les adversaires de Necker, parfois au révolutionnaire. Dans un chapitre de conclu-
service de l’aristocratie de cour largement pen- sion, L. Burnand s’efforce de montrer « que la
sionnée, tel le comte d’Artois, multiplient les persistance d’une image négative de Necker,
pamphlets pour dénoncer la fausseté des chif- de 1790 à nos jours, est due en grande partie
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fres et imposer l’idée d’un mensonge et d’une à l’influence néfaste des pamphlets » (p. 310).
manipulation. De toutes ces brochures aux Les pamphlets neckériens, comme toute
auteurs souvent anonymes, Les Comments de la littérature de ce type, se caractérisent par
Charles Alexandre de Calonne, très lié aux une grande diversité de genres littéraires mobi-
milieux financiers, est la plus percutante et la lisés, de la biographie scandaleuse impliquant
mieux construite du point de vue rhétorique, Madame Necker jusqu’au traité d’économie
mais aussi celle qui bénéficie des meilleurs politique. L’objectif ne se situe pas dans la
réseaux de distribution. Tout ce qui touche à performance esthétique mais dans l’efficacité.
Necker et au Compte rendu est au cœur d’une Il s’agit à la fois de faire mal à l’adversaire et de
intense bataille médiatique, ce qu’a bien com- convaincre un lectorat difficile à cerner, même
pris la Société typographique de Neuchâtel, pour les contemporains. Le pamphlet, surtout
qui publie dès 1781 une compilation en trois ceux mobilisés dans la polémique neckérienne,
volumes, la Collection complète de tous les est avant tout un texte politique dont le contenu
ouvrages pour et contre M. Necker. et la rhétorique ne peuvent être appréciés
La vague est loin de s’atténuer car, après que s’ils sont resitués dans un contexte inter-
1781, le nombre de brochures anti-neckériennes textuel, mais aussi dans ce processus compli-
ne cesse d’augmenter. La figure de Necker qué qui voit l’émergence de convictions
continue d’exercer une incroyable fascination politiques, individuelles et collectives. C’est
et de susciter une haine considérable, d’autant ce contexte au sens très large que nous aide à
que l’opinion très majoritaire espère son rap- comprendre le riche livre de L. Burnand.
pel au ministère. En 1784, son traité De l’admi-
nistration des finances de la France rencontre JEAN-YVES GRENIER
encore un succès extraordinaire, surpassant
même celui du Compte rendu et du De la légis- Laure Murat
lation, phénomènes éditoriaux qui mérite- L’homme qui se prenait pour Napoléon.
raient d’ailleurs une réflexion à part entière. Pour une histoire politique de la folie
L’intense agitation pamphlétaire qui s’ensuit Paris, Gallimard, 2011, 382 p.
n’empêche pas le rappel de Necker le 25 août et 16 p. de pl.
1788. Sa décision du doublement du tiers état
conforte son statut de héros national, mais Comme semble l’indiquer le sous-titre de
aussi l’hostilité des privilégiés qui peinent, l’ouvrage, l’ambition de Laure Murat est de 245
COMPTES RENDUS

rouvrir à nouveaux frais l’étude des relations, des années 1980 (en particulier les proposi-
denses et complexes, entre, d’un côté, l’histoire tions critiques de Gladys Swain et de Marcel
d’une folie appréhendée dans ses dimensions Gauchet pour en rester à l’historiographie fran-
les plus diverses (les malades, les médecins, çaise), L. Murat étudie les formes de représen-
les institutions thérapeutiques et les représen- tation de la folie et des fous en analysant, de
tations) et, de l’autre, les crises et tumultes poli- manière croisée, les témoignages des malades
tiques qui scandent l’histoire de France entre la et les discours tenus par les autorités politiques,
Révolution française et la Commune. L’objectif administratives et médicales, s’appuyant parti-
est louable, d’autant plus qu’il s’appuie sur une culièrement sur les études de cas réunies par les
réaction salutaire, exprimée par l’auteur en médecins nosographes du début du XIXe siècle
conclusion, contre les dérives politiques et (Philippe Pinel et Jean-Étienne Esquirol). Une
médicales contemporaines qui, de part et des originalités de la démonstration est de
d’autre de l’Atlantique, tendent à fragiliser les mettre au jour l’articulation, considérée comme
structures de soins, à remettre en cause les prin- rupture et hiatus, entre les itinéraires bio-
cipes humanistes du traitement de l’aliénation graphiques individuels et les soubresauts de
et à criminaliser un fou contre qui la stigma- l’histoire. Certes, la méthode rend compte

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tisation s’ajoute à l’exclusion. Dès lors, entre- d’un réel souci de s’en tenir au raz des archives
prendre d’interroger l’histoire théorique, sociale (pour ne pas dire un « goût » des archives qui
et institutionnelle de la folie à la lumière des aurait permis à l’auteur d’introduire au moins
bouleversements du XIXe siècle peut permettre, une fois une référence à Arlette Farge) et per-
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dans la continuité des renouvellements récents met indéniablement de proposer au lecteur un


proposés par de jeunes chercheurs (Jeanne récit plaisant, mêlant l’anecdote et le pitto-
Mesmin d’Étienne, Laurence Guignard, entre resque (à travers les différents « cas » présen-
autres), de repenser les effets, toujours spéci- tés, l’ouvrage fonctionne comme un musée
fiques, des crises politiques sur les formes et de la folie), structuré autour d’épisodes et de
les modalités de mises à l’écart, d’exclusion figures marquantes formant un ensemble dont
et de stigmatisation de ceux qui sont considé- certains passages font incontestablement écho
rés comme fous. à des œuvres de fiction romanesque 2.
Plusieurs questions particulièrement stimu- Bien écrit, cet ouvrage manque finalement
lantes sont présentées en préambule : « Quel l’objectif qu’il s’était donné, à savoir proposer
impact les événements historiques ont-ils sur une réflexion innovante sur une histoire réel-
la folie ? Dans quelle mesure et sous quelles lement politique de la folie. On peut même se
formes le politique est-il matière à délire ? demander si, en choisissant de proposer un
Peut-on évaluer le rôle d’une révolution ou livre « grand public », L. Murat n’en vient pas à
d’un changement de régime dans l’évolution renforcer les fausses représentations et brouiller
du discours de la déraison ? Quelles inquié- davantage les relations entre histoire politique
tudes politiques et sociales les délires portent- et folie. Cette critique est particulièrement
ils en eux ? » (p. 13-14). L’enquête propose évidente dans les premiers chapitres qui portent
ainsi de comprendre et de mesurer les effets des précisément sur la période révolutionnaire.
crises politiques sur l’esprit des populations, la S’ils ne sauraient résumer à eux seuls la démons-
thèse défendue étant que la folie constitue un tration, les problèmes qu’ils posent se retrouvent
véritable phénomène politique, soit qu’elle néanmoins dans tout l’ouvrage.
advienne de la violence des événements, soit Dans la perspective qui est celle de L. Murat,
qu’elle représente un instrument efficace aux la Révolution française constitue un terrain d’ob-
mains des autorités pour réprimer les oppo- servation privilégié, la violence des secousses
sants et les déviants. L’asile tel que l’hôpital de et des transformations politiques devant pro-
Charenton (Michel Vovelle l’avait montré pour voquer des cas singuliers d’aliénation extrême.
le poète Théodore Desorgues 1) sert ainsi de Or, dans le même temps, les nouveaux prin-
prison. Choisissant de prendre ses distances cipes qui organisent la communauté nationale
avec les approches classiques (Michel Foucault transforment radicalement la place et le statut
246 n’est quasiment pas cité), voire avec les débats du fou : longtemps perçu comme incurable, ce
HISTOIRE POLITIQUE

dernier est, à partir de 1789, désormais consi- disparaître les enjeux des luttes et des inven-
déré comme susceptible d’être soigné et trans- tions politiques qui caractérisent la période.
formé. Le fou acquiert dès lors le statut de Afin de défendre l’idée que la Révolution doit
sujet historique, son état devient temporaire, être considérée comme une vaste scène de
susceptible de disparaître au terme du traite- spectacles de la violence qui dérange l’esprit
ment. S’appuyant sur les principes sensualistes des contemporains, L. Murat, à la manière
des « rapports du physique et du moral », Pinel, d’un Hippolyte Taine, n’a de cesse de vouloir
médecin à Bicêtre puis à la Salpêtrière, et pro- impressionner son lecteur en recourant aux
moteur du « traitement moral », démontre que récits les plus divers, jusqu’aux romans et fic-
les transformations du milieu ou de l’envi- tions des écrivains romantiques du début du
ronnement (non seulement naturel mais plus XIXe siècle. L’objectif est moins d’interroger
encore politique, institutionnel et culturel) l’événement que de mettre en scène les stéréo-
sont censées permettre de rétablir le pouvoir types sur lesquels repose encore la légende
de la raison sur les passions. Dans le contexte noire de la Révolution dont l’auteur participe,
des événements révolutionnaires, cette pos- peut-être de manière involontaire, à la réactua-
ture médicale place Pinel au rang de législa- lisation. Finalement, L. Murat reprend à son

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teur, du moins à celui de témoin privilégié des compte les discours tenus par les contempo-
effets des troubles politiques sur les esprits de rains, en particulier par les thermidoriens qui
ses contemporains. Mettant en scène la pré- ont construit leur légitimité politique sur une
sence de Pinel à l’exécution de Louis XVI le dénonciation virulente des violences attribuées
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21 janvier 1793, L. Murat ne cesse de revenir à la folie des leaders montagnards et, plus géné-
sur l’idée selon laquelle la Révolution française ralement, à la folie d’un peuple dont il s’agis-
a fait « perdre la tête » au sens propre comme au sait désormais de tenir la bride.
sens figuré, l’auteur instituant une corrélation Ignorant superbement l’histoire politique
entre la folie et une guillotine omniprésente de la Révolution, en particulier le contexte de
dans son récit. Les violences révolutionnaires l’« invention » de la Terreur et de l’« institu-
seraient à l’origine d’une aliénation parti- tion de la Raison » qui caractérise la séquence
culière : peur du déclassement ou, plus géné- de la Convention thermidorienne, pourtant
ralement, de la destruction des catégories tellement important pour rendre compte de la
traditionnelles de pensée. Or ce qui importe à place assignée au discours sur la folie et de
l’auteur, c’est moins d’analyser finement les la promotion de la figure de l’aliéniste Pinel,
transformations du statut politique de l’aliéna- L. Murat avance des chiffres de victimes qui
tion ou d’étudier les évolutions épistémo- varient sans que l’on sache ni pourquoi ni
logiques, judiciaires ou administratives, que comment, une rhétorique romantique tenant
de proposer une grille d’analyse dont la sim- lieu de démonstration (« Transformé en auto-
plicité ne peut que surprendre : la Révolution mate, le peuple, passif, muet, emporté par une
est, en effet, réduite à une période de violences, force aveugle qui le dépasse, reste interdit
ravalée finalement à une Terreur présentée devant la violence de groupuscules assoiffés de
comme « le gouvernement d’exception, la sang, adoubés en silence par les gouvernants.
maladie du soupçon, la justice expéditive et le L’emballement de la machine politique pro-
triomphe de la guillotine » (p. 76), une inter- voque un effondrement du sens, lié à la notion
prétation dont l’efficacité narrative cache mal de traumatisme, chez les hommes et les femmes
le simplisme. sincèrement épris de liberté, qui tombent dans
S’appuyant, sans jamais les mettre à dis- l’inertie et la paralysie », p. 92). Postuler que
tance ou les replacer dans le contexte précis la folie est inhérente à la Révolution française
des mutations politiques, sur les observations est une question qui mériterait sans doute d’être
des médecins et les témoignages des malades, posée en comparaison avec d’autres périodes,
l’auteur dresse un tableau caricatural de l’évé- voire d’autres espaces.
nement révolutionnaire, tableau qui, loin des La prise en compte des travaux de Joan
objectifs du départ, a pour conséquence de Goldstein aurait sans doute permis de mieux
diluer les ruptures chronologiques et de faire interpréter les enjeux politiques qui se jouent, 247
COMPTES RENDUS

sous l’Empire, à l’hôpital de Charenton dirigé 2 - Marie DIDIER, Dans la nuit de Bicêtre, Paris,
par l’abbé Coulmiers 3. Alors que, derrière les Gallimard, 2006.
condamnations lancées contre les pièces de Sade 3 - Joan GOLDSTEIN, Consoler et classifier. L’essor
et la lutte qui oppose Coulmiers au médecin de la psychiatrie française, trad. par F. Bouillot,
Royer-Collard, il est possible de voir un épi- Le Plessis-Robinson, Synthélabo, [1987] 1997.
sode majeur de la mise en ordre impériale qui
tourne le dos aux idéaux révolutionnaires et
républicains, L. Murat invite le lecteur à le Eveline G. Brouwers
lire comme l’illustration de la transition entre Public Pantheons in Revolutionary Europe:
un XVIIIe siècle aristocratique et libertin et un Comparing Cultures of Remembrance,
XIXe bureaucratique et bourgeois : « Sade et c. 1790-1840
Coulmiers ont un point commun qui, comme New York, Palgrave Macmillan, 2012,
un aimant, les attire et les repousse [...] ces 325 p.
deux hommes du XVIIIe siècle, marqués par les
privilèges de la naissance, conservent de l’ancien La décision de l’Assemblée nationale, en 1791,
monde une vision cosmique, interne, nourrie de transformer l’église Sainte-Geneviève en

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de fantaisie, dans le sens fort du mot, à l’inté-
Panthéon occupe une place importante dans
rieur de deux notions que la Révolution a congé-
l’histoire nationale et la mémoire républicaine.
diées : le plaisir et la volupté. Issus de l’âge
Elle est présentée comme l’aboutissement
du libertinage, ils partagent l’insoumission
d’un idéal forgé par les Lumières : le culte laïc et
aux conventions, le goût, surtout, du théâtre »
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national des grands hommes. La Révolution réa-


(p. 139). Certes, l’intérêt de l’ouvrage est assu-
rément, et au-delà des premiers chapitres liserait les promesses du siècle qui l’a enfanté :
consacrés à la Révolution française, de mettre remplacer l’éloge des souverains par la mémoire
au jour des imaginaires sur lesquels s’est des grands écrivains, des artistes, des savants.
construit le XIXe siècle : la légende noire d’une Cette alliance de la culture et de la démocratie,
Révolution symbolisée par la guillotine, ces fous sous les auspices de la Révolution, n’est-elle
qui se prennent pour Napoléon et défraient pas une figure caractéristique du roman natio-
les chroniques... Mais sur les rapports entre nal ?
la folie et l’exclusion politique, point pourtant C’est ici qu’une histoire européenne compa-
annoncé comme central dans son enquête, rée permet de déplacer la perspective. Loin
l’auteur n’apporte finalement rien de très neuf, d’être un phénomène spécifiquement français,
même si l’on peut admettre que le climat de encore moins révolutionnaire, les panthéons
suspicion et d’incertitude politique dans publics ont connu une vogue européenne de
lequel vivaient de nombreux individus (plus la fin du XVIIIe au milieu du XIXe siècle, à partir
sans doute que l’omniprésence de la guillo- du modèle anglais. Ils n’étaient pas porteurs
tine) pouvait indéniablement fragiliser l’esprit de valeurs progressistes, nationales ou démo-
de certains. L’accueil bienveillant dont a cratiques, mais traduisaient plutôt le souci des
bénéficié cet ouvrage au sein de la commu- élites sociales et politiques, sur la défensive,
nauté des historiens est aussi symptomatique de contrôler la mémoire collective. Telle est la
du statut qui est aujourd’hui celui de l’histoire thèse défendue par Eveline Brouwers. Après
de la Révolution (sur quelle autre période avoir brossé un rapide et utile tableau de l’his-
citerait-on des chiffres de Taine plutôt que toire longue de la notion de panthéon, depuis
de Donald Greer ?), voire d’une crise sur les l’Antiquité, elle livre quatre études de cas, pré-
manières de faire de l’histoire en résonance cisément contextualisées : outre le panthéon
avec le contemporain, tout en omettant les français, elle étudie celui fondé par le Parlement
implications politiques d’une telle démarche. anglais dans la cathédrale Saint-Paul en 1793 ;
mais aussi la décision, en 1809, d’Antonio
JEAN-LUC CHAPPEY
Canova de réinvestir l’authentique « Panthéon »
1 - Michel VOVELLE, Théodore Desorgues ou la de Marcus Agrippa, à Rome, en y rassemblant
Désorganisation. Aix-Paris, 1763-1808, Paris, Éd. du les bustes des grands artistes italiens aux côtés
248 Seuil, 1985. de la tombe de Raphaël, qui y était enterré
HISTOIRE POLITIQUE

depuis 1520 ; enfin, en Allemagne, le grand vations des années 1790, à Paris et à Londres,
projet du Walhalla, ce panthéon allemand rêvé s’enracinent dans un siècle de débats, mais aussi
par Louis Ier de Bavière, qui devient réalité de pratiques. Pourtant, le premier chapitre
en 1841. Chacun de ses projets a une histoire donne d’utiles éléments. En Angleterre, le culte
particulière, prise dans les remous de la période, des grands hommes connaît un premier essor dès
mais tous participent d’une même politique le début du XVIIIe siècle, lorsqu’Isaac Newton
de commémoration aux mains des élites, une est enterré dans l’abbaye de Westminster et
captation de capital symbolique selon l’auteur, promu au rang de grand savant national. Au
qui aime citer Pierre Bourdieu. cours du siècle, l’admiration pour les grands
Chaque cas est bien documenté et habile- hommes du passé anglais ne cesse de prendre
ment étudié. Le bénéfice est particulière- de l’ampleur. À Westminster, où reposaient les
ment net pour les épisodes romain et bavarois, restes des souverains, des particuliers avaient
moins connus. Le principal problème tient été enterrés depuis longtemps. Mais la nou-
dans la construction d’une interprétation glo- veauté fut la construction officielle de monu-
bale. E. Brouwers semble hésiter entre, d’un ments à la gloire de grands savants et artistes,
côté, l’affirmation qu’il existe une histoire qui firent l’admiration de Voltaire et de nom-

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culturelle européenne, dont les panthéons révé- breux voyageurs 1. En 1740, un monument fut
leraient l’unité et qui tiendrait à une volonté érigé à la mémoire de William Shakespeare,
des élites de retarder les effets inéluctables du au moment où il était reconnu comme grand
principe national et de l’ouverture démocra- poète national 2. D’autres furent construits à la
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tique, et, de l’autre, la reconnaissance de la mémoire de chefs militaires morts au combat,


diversité des expériences nationales. Quoi de comme le général Wolfe, pendant la guerre de
commun, en effet, entre les quatre cas, si ce n’est Sept Ans, en plein essor du sentiment national
le désir de commémorer les grands hommes et de l’hostilité envers la France 3.
de la nation ? À Londres et à Paris, il s’agit de De l’autre côté de la Manche, l’admiration
nécropoles, tandis qu’à Rome et en Bavière, pour les grands hommes fut encouragée par
ce sont des projets muséographiques. À Londres les proclamations des philosophes, de l’abbé
ou à Rome, le projet s’inscrit dans un espace de Saint-Pierre à Voltaire, mais aussi par la
déjà consacré, du moins en partie, aux grands politique culturelle de la monarchie, en parti-
hommes, tandis qu’en France et en Allemagne, culier avec le programme de statues des grands
il s’agit d’expériences ex nihilo. Enfin, le cas hommes commandées par le roi en 1777. Néan-
romain relève presque d’une initiative indivi- moins, Westminster apparaissait comme un
duelle, même si celle-ci reçoit l’assentiment phénomène presque unique en Europe, car
du pape, alors que les autres panthéons sont des poètes et des savants y étaient enterrés à
des entreprises étatiques, éminemment poli- côté des souverains. Parallèlement, se déve-
tiques. Peut-on alors généraliser à partir de loppèrent des panthéons privés, comme celui
ces cas dissemblables ? A-t-on affaire au même des British Worthies, érigé à la demande de
phénomène ? Pour mieux faire entrer le cas lord Cobham dans sa propriété de Stowe, où
français dans sa démonstration générale, l’auteur Shakespeare, John Locke, John Milton et
passe très rapidement sur le moment révo- Newton accompagnaient Guillaume III. En
lutionnaire et se consacre essentiellement au Allemagne, le prince von Anhalt-Dessau fit
panthéon impérial. Il est vrai que Napoléon construire dans ses jardins, à Wörlitz, en 1783,
en a fait un usage intensif, peuplant l’ancienne un monument à la mémoire de Jean-Jacques
église Sainte-Geneviève de nombreux servi- Rousseau, mort cinq ans plus tôt.
teurs fidèles, au risque d’en diluer la significa- Avec la Révolution française et les guerres
tion. Mais cette reprise en main efface-t-elle napoléoniennes, la rivalité franco-anglaise fut
totalement l’ambition originelle ? également une concurrence des grands hommes.
Malgré le premier chapitre, qui revient sur Les funérailles de lord Nelson, en 1806, et
les origines de l’idée même d’un panthéon dédié l’érection de son monument funéraire dans la
aux grands hommes, ce qui échappe un peu à la cathédrale Saint-Paul furent un grand moment
lecture de l’ouvrage est la façon dont les inno- patriotique, accompagné de manifestations 249
COMPTES RENDUS

plus spectaculaires que les projets imaginés teron de vieux légitimistes construite au fil des
par le Parlement. C’est de cet héritage mul- ans et, par sa référence à peine voilée au fameux
tiple qu’héritent aussi bien Canova que, plus drapeau blanc du comte de Chambord, montre
tard, Louis Ier de Bavière. Aussi, E. Bouwers le désir d’aborder ces contre-révolutionnaires
est plus convaincante lorsqu’elle décrit la spé- sous le double champ des cultures politiques
cificité de chaque expérience que lorsqu’elle et de la politisation, comme le rappellent Bruno
cherche à les ramener, à toute force, sous un Dumons et Hilaire Multon en introduction.
modèle général, qui serait celui d’un monopole Il s’agit d’examiner au prisme des catégories
étatique de la commémoration. En revanche, historiographiques les plus récentes un mou-
il existe bien un lien fort entre ces quatre pan- vement jusqu’alors oublié par les historiens, et
théons : la circulation des expériences, imitées, ce dans un espace incluant, en plus de la France,
commentées, reproduites, même si leur forme les péninsules Ibérique et italienne. Quatre
put prendre, dans des contextes différents, des grands thèmes, généraux mais révélateurs,
significations nouvelles. se font jour au fil de la lecture : les idées, les
hommes, le temps, l’espace.
ANTOINE LILTI Jean-Clément Martin, dans son article sur

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la Vendée, rappelle combien il est difficile de
1 - Malcolm BAKER, « De Troyes à Westminster. figer la culture politique blanche dans un cadre
Pierre-Jean Grosly et la commémoration des grands tant ses manifestations, qui ne sont d’ailleurs
hommes en France et en Angleterre vers 1760 », pas toutes idéologiques, ont été diverses. Quel
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in T. GAEHTGENS et G. WEDEKIND (dir.), Le culte est le lien, demande-t-il justement, entre un


des grands hommes en France et en Allemagne, Paris, Vendéen parti se battre au nom de sa religion
Éd. de la MSH, 2010, p. 13-38. Voltaire consacre et un émigré de Coblence ? La réflexion sur la
la 23e lettre philosophique : « Ce ne sont pas les définition idéologique des blancs est présente
tombeaux des rois qu’on y admire, ce sont les tout au long des interventions. S’il apparaît
monuments que la reconnaissance de la nation a
que la religion catholique et le régime monar-
érigés aux grands hommes qui ont contribué à sa
chique constituent les fondements d’un système
gloire. »
bien peu normé, l’existence de dissensions
2 - John BREWER, The Pleasures of the Imagi-
nation: English Culture in the Eighteenth-Century, entre partisans du « politique d’abord » et
Londres, Harper Collins, 1997. tenants d’un catholicisme intégral et intran-
3 - Linda COLLEY, Britons: Forging the Nation, sigeant, qui n’hésiteraient pas à se retirer du
1707-1837, New Haven, Yale University Press, politique pour investir le terrain social, est
1992. relevée à maintes reprises. Les contributions
d’Antonino De Francesco et Marzia Andretta sur
le Mezzogiorno post-risorgimental et d’António
Bruno Dumons Monteiro Cardoso sur le Douro portugais sou-
et Hilaire Multon (dir.) lignent d’ailleurs combien les identités poli-
Blancs et contre-révolutionnaires en Europe. tiques assignées à des hommes ou à des régions
Espaces, réseaux, cultures et mémoires, ne rendent pas compte de la complexité des
fin XVIIIe-début XXe siècles : France, Italie, situations entre différenciation spatiale, oppor-
Espagne, Portugal tunisme social et labilité politique. Le propos
Rome, École française de Rome, 2011, d’A. De Francesco sur les élites du Mezzogiorno
421 p. et sur leurs choix politiques au moment de
l’intégration au royaume d’Italie constitue une
Proposer une histoire politique renouvelée des excellente présentation de ces problématiques.
perdants de l’histoire que sont les blancs, tel est On peut regretter, de façon générale, que l’atten-
le pari entrepris par la vingtaine d’auteurs qui tion portée à la porosité des catégories fasse
participent à cet ouvrage collectif. Le choix du parfois perdre de vue la spécificité idéologique
terme « blanc », préféré à contre-révolutionnaire de la contre-révolution.
par exemple, illustre à la fois la volonté d’appré- En reprenant les acquis de la prosopo-
250 hender un objet plus large que l’image du quar- graphie, une grande partie des contributions
HISTOIRE POLITIQUE

s’attache à l’étude des réseaux qui structurent celui-ci possède une performativité politique
et font vivre cette culture blanche, à l’échelle qui a conduit aux affrontements meurtriers de
locale comme nationale, et même internatio- Montejurra en 1976 entre carlistes « de gauche »
nale. Concernant cette dernière échelle, les et carlistes « de droite », qu’analyse Jordi Canal.
interventions de Simon Sarlin et de Fátima Sá Plus largement, la mémoire est une théma-
e Melo Ferreira soulignent toute la pertinence tique majeure de cet ouvrage. Son influence
des récentes recherches concernant l’Interna- sur le mouvement contre-révolutionnaire appa-
tionale blanche 1. Ces réseaux, par l’introduc- raît au fil de la lecture tout à fait remarquable –
tion de logiques autres présidant à l’inscription mais n’est-ce pas vrai pour toutes les cultures
des individus dans telle ou telle culture poli- politiques ? La quasi-totalité des contributions
tique, illustrent la complexité de l’engagement souligne quoi qu’il en soit la construction et la
et des processus de politisation. À cet égard, reconstruction dont un certain nombre d’évé-
le diptyque que forment les contributions de nements fondateurs font l’objet. C’est, bien
Karine Rance et de Marie-Cécile Thoral est sûr, le cas de la Révolution française, véritable
d’un intérêt tout particulier en ce qu’il pré- traumatisme pour les blancs français, ou encore
sente un tableau complet de l’émigration pen- des invasions napoléoniennes en Italie ou au

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dant la Révolution française, de ses motivations, Portugal. Ainsi, concernant la Révolution, les
de ses réalités et de ses conséquences dans le interventions de Paul Chopelin et Emmanuel
long XIXe siècle. Fureix illustrent à la perfection la place cen-
Certains individus ont aussi, dans une trale de la mémoire, son inscription dans le
culture politique qui accorde de l’importance à tissu urbain, mais aussi les conflits politiques
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la figure royale, une place toute particulière de dont elle est l’enjeu.
symbole ou de chef charismatique. Dom Miguel Inscrire sa marque dans l’espace, l’investir
ou Henri de Cathelineau en sont des exemples, de signifiants politiques, l’approprier est un
mais le cas le plus frappant est celui de Marie- objectif majeur des blancs. D’une part, il s’agit,
Thérèse de France, fille de Louis XVI et sur- par des monuments ou des symboles, d’illus-
vivante de la Révolution. La brillante analyse trer l’influence des blancs dans l’espace, de
d’Hélène Becquet sur les réactions à sa mort tisser un lien entre les individus par la maté-
montre l’entrelacement entre commémoration, rialité d’un signe. La formation de véritables
révérence quasi-religieuse et politique. quartiers blancs, quadrillés par des lieux de
Envisagées sur un siècle et demi, les cultures culte, les domiciles de sommités du milieu
politiques blanches sont loin d’être restées sta- contre-révolutionnaire, ou encore par des struc-
tiques. La lecture d’ensemble de l’ouvrage le tures relevant de la culture blanche, comme la
prouve et bien des contributions le soulignent. philanthropie, est étudiée par B. Dumons, dans
Déjà en formation avant même l’événement le quartier d’Ainay à Lyon, et Matthieu Bréjon
révolutionnaire, comme en témoigne le travail de Lavergnée, dans le faubourg Saint-Germain.
de Bernard Hours, la contre-révolution connaît À plus petite échelle, Gérard Cholvy souligne
de multiples modifications tout au long du combien le Midi de la France, marqué par les
XIXe siècle, et fait l’objet d’une mutation impor- antagonismes religieux, est une succession de
tante à la fin du siècle lorsque, en France tout territoires radicaux et blancs, généralement
du moins, l’idéal royaliste recule au profit d’un assez bien définis.
intégrisme catholique qui se mâtine peu à D’autre part, les mentalités blanches font de
peu de nationalisme. Aujourd’hui encore, ces l’espace un usage symbolique assez important.
cultures, presque disparues dans le champ En sanctuarisant un certain nombre de régions
politique, ont leurs thuriféraires qui tentent de comme étant d’essence contre-révolutionnaire,
leur redonner vie dans le champ culturel. La elles font fi des complexités de la réalité poli-
présentation de Massimo Cattaneo sur l’historio- tique de ces territoires. Objets d’une véritable
graphie néo-bourbonienne en Italie rappelle construction essentialisante, ceux-ci deviennent
d’ailleurs que du culturel au politique, il n’y a des sortes de conservatoires de la pureté
souvent qu’un pas. blanche. C’est le cas du Douro portugais ou de
Mortes politiquement, ces cultures sur- la Vendée, mais l’analyse la plus impression-
vivent aussi dans le souvenir. Parfois réinvesti, nante à cet égard est celle de Francisco Javier 251
COMPTES RENDUS

Caspistegui qui, en mobilisant le concept de de la convention laïque. Brusquement, le roi


géographie imaginaire, dresse un portrait de la n’est plus la clef de voûte de la société. Il
Navarre rêvée des carlistes. n’est plus ce souverain absolu, que seul Dieu
B. Dumons, H. Multon et leurs collègues dépasse, médiateur réglant les conflits que lui
nous livrent un ouvrage riche, foisonnant, nova- soumettent ses sujets et, partant, orchestrateur
teur sur bien des points concernant l’étude de la paix sociale.
des blancs et reprenant les catégories historio- Pour penser ces situations de rupture, il
graphiques les plus récentes. Il s’inscrit en ce faut réfléchir aux solutions que les acteurs
sens dans le sillage d’un certain nombre de inventent et à leur contexte. Selon J.-P. Dedieu,
publications de qualité sur cette famille poli- « en adaptant les conventions aux institutions
tique, qui font espérer que ce mouvement et les institutions aux conventions et le terri-
de redécouverte des perdants de l’histoire se toire aux conventions et les conventions au ter-
poursuive 2. ritoire à la recherche d’une cohérence fuyante »,
les acteurs élaborent un nouveau jeu de conven-
ALEXANDRE DUPONT tions politiques (p. 6). L’essai propose donc au
lecteur une histoire politique qui s’extrait d’un

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1 - Un état de la question dans Jordi CANAL, déroulement strictement mécaniciste et/ou
« Guerres civiles en Europe au XIXe siècle, guerre
téléologique des faits pour prendre en compte
civile européenne et Internationale blanche », in
la contingence, l’inventivité des acteurs et le
J.-P. ZÚÑIGA (dir.), Pratiques du transnational.
poids des valeurs, des normes et des lois sur les
Terrains, preuves, limites, Paris, Centre de recherches
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historiques, 2011, p. 57-77. évolutions dans le court et dans le long terme.


2 - Un exemple parmi de nombreux autres : Par ailleurs, le choix de l’Espagne dans sa
Hugues de CHANGY, Le mouvement légitimiste sous la dimension impériale est primordial car il per-
Monarchie de Juillet, 1833-1848, Rennes, PUR, 2004. met de souligner les interactions entre l’Ancien
et le Nouveau Monde, dont la méconnaissance
entrave fortement l’intelligibilité des phéno-
Jean-Pierre Dedieu mènes.
Après le roi. Essai sur l’effondrement Au sujet de la convention royale, l’auteur
de la monarchie espagnole montre en quoi le roi est le garant de la société,
Madrid, Casa de Velázquez, 2010, le responsable de la perpétuation des élites
X-194 p. et le vecteur d’intégration des pouvoirs locaux.
Il complète l’analyse en expliquant comment
Dans cet essai lumineux et stimulant, Jean- le royaume, dieu et l’Église se coordonnent
Pierre Dedieu s’attache à comprendre le pas- autour de cette figure pivot. Pour J.-P. Dedieu,
sage d’un modèle politico-social à un autre. le royaume est « un agrégat de groupements
Il tente d’expliquer les mécanismes qui ont humains créés par la volonté divine et qui lui
présidé en 1808 à l’implosion du plus vaste préexistent, agrégat qui n’a d’autre vocation
ensemble politique du monde, la monarchie que de protéger et servir les corps qui le com-
espagnole, afin de déterminer les schèmes posent » (p. 89). Le royaume possède des insti-
sous-jacents qui structurent l’Ancien Régime. tutions représentatives, les cortès, et s’ancre
Dans ce but, il recourt à un outil heuristique nécessairement dans un territoire. Quant au
efficace, l’« économie des conventions ». Celles- terme ambigu de pueblo, il désigne le peuple
ci sont définies comme des règles implicites comme dépositaire de la souveraineté collec-
de fonctionnement social, mises en pratique tive et aussi l’espace où la somme des souve-
de façon subconsciente, qui permettent aux rainetés individuelles crée le politique.
individus de coordonner harmonieusement leurs L’auteur explore ensuite les dynamiques
actions. Ces conventions s’articulent en un qui provoquent la chute de la maison Bourbon,
système qui produit des valeurs et des com- en soulignant le poids de la contingence. L’édi-
portements. En 1808, la convention royale, fice était branlant, déstabilisé par le contexte
elle-même arrimée à la convention divine, est créé par la Révolution française, et Napoléon
252 balayée par la convention nationale solidaire n’a fait que donner l’estocade. Devant ce vide
HISTOIRE POLITIQUE

du pouvoir, d’autant plus prégnant et drama- Dans un dernier volet, l’auteur analyse les
tique que la convention royale avait connu logiques d’implosion de l’empire espagnol aux
son paroxysme dans la péninsule Ibérique, les Amériques, en soulignant l’importance du dia-
acteurs bricolent et innovent. J.-P. Dedieu logue manqué entre les élites créoles et espa-
retrace le cheminement et les effets des moda- gnoles dans ce processus. Il met en évidence
lités pragmatiques de remplacement du sou- les similitudes et les différences des méca-
verain. Pour éviter l’effondrement total, les nismes de décomposition de l’édifice monar-
sujets dépassent les règles ordinaires de la chique dans chacune des aires géographiques,
politique au nom du bien commun. Cette ainsi que les phénomènes d’interaction exis-
infraction raisonnée de la lettre, ce passage à tant entre les deux pôles. Dans les deux cas,
l’extraordinaire, loin de rompre avec l’esprit aucune volonté de rupture avec le système
de ces règles, en est au contraire la condition ancien ne prévaut au départ. Les Amériques
de survie. ne luttent pas non plus pour leur indépendance.
Cependant, cet effort paradoxal pour pré- C’est la guerre qui, au Río de La Plata, joue le
server un système dont on vient de quitter le rôle que remplit la capture de la famille royale
carcan aboutit à l’éclosion de la convention dans la péninsule Ibérique et qui provoque

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nationale. Cette nouvelle convention, œuvre l’effacement de la personne du roi. L’éloigne-
d’une poignée d’hommes capables d’orchestrer ment du souverain et le contexte militaire
un mouvement d’Assemblée et conçue pour reconfigurent le champ des forces et font
pallier la vacance du souverain, a des effets émerger trois entités nouvelles appelées à
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irréversibles sur le plan des principes dans la avoir un rôle-clé dans les révolutions et les
mesure où elle met à égalité le roi et le royaume. indépendances aux Amériques : les militaires,
Dans l’Ancien Régime, la prédominance reve- la municipalité et la foule.
nait au monarque, élu de dieu, même si le Comme en Espagne, il s’agit de sauver la
royaume détenait les clés de lecture de la convention royale en érigeant momentané-
volonté divine et pouvait user d’un droit de ment le peuple en détenteur de la souverai-
veto. Les actions du roi faisaient donc l’objet neté, non seulement sur un plan théorique,
d’une appréciation d’ordre moral, dont la sanc- mais aussi sur un plan pratique. En revendi-
tion relevait du jugement de dieu. Désormais, quant l’exercice de la souveraineté, le peuple
roi et royaume, tous deux détenteurs de souve- du Río de La Plata en réclame aussi la pro-
raineté, se retrouvent face à face, sans média- priété. Or cette aspiration symétrique à celle
teur pour jouer les arbitres comme l’Église des sujets espagnols pose les Amériques en
avait pu le faire. En effet, dans la nouvelle instance politique égale à la Castille, faisant fi
Constitution, la doctrine catholique fait bien du principe implicite d’une infériorité améri-
partie des lois du royaume, mais elle ne le défi- caine sur laquelle reposait l’empire. Le refus
nit plus. Le fait même que les lois la protègent acharné des Espagnols entraîne la décompo-
et lui octroient le monopole sur les citoyens la sition de la royauté en une poussière de terri-
situe à l’extérieure de l’organisation politique. toires. La proclamation de la souveraineté du
Le politique et le religieux se scindent et la peuple appelle la convocation d’une Assemblée
foi relève désormais du domaine privé. Parallè- nationale des provinces américaines pour fon-
lement, l’« opinion publique » remplace l’Église der en principe cette innovation. Cependant,
dans son rôle de régulateur : c’est le nouveau ce processus soulève la question du siège de
tribunal qui valide les actes du gouvernement la souveraineté. Les villes de l’ancienne vice-
et les principes qui les sous-tendent. Au sein royauté s’en déclarant toutes dépositaires, un
de ce dispositif politique en quête de lui-même, émiettement territorial s’enclenche inexo-
l’épineuse question de la représentativité revêt rablement, ce que résume l’auteur dans une
une acuité nouvelle. Afin d’octroyer la pleine formule frappante : « l’indépendance est une
légitimité à la « nation », les législateurs placent dérivée d’évolutions constitutionnelles, et non
la convention électorale, jusqu’alors subordon- l’inverse » (p. 142). On voit ainsi que les conven-
née à la figure tutélaire du roi, au centre du tions nouvelles ne surgissent pas ex nihilo mais
système alternatif en constitution. qu’elles « naissent des problèmes de ceux qui 253
COMPTES RENDUS

les portent et de leurs efforts pour les résoudre » Constitution votée par les cortès réunies depuis
(p. 169). En prenant acte du fait que les acteurs 1810 à Cadix ne plonge pas uniquement ses
qui font advenir ces nouvelles conventions racines dans une acculturation du modèle
n’ont pour outillage intellectuel que l’arsenal constitutionnel français. L’origine de la pen-
des anciennes, la rupture se pense dans la sée constitutionnelle espagnole se situe dans
continuité sans affadir ni l’une ni l’autre. la crise du régime monarchique, qui s’accentue
Au terme de ce panorama fortement pro- sous le règne de Charles IV (1788-1808) et
blématisé, en partant de situations de crise qu’illustrent les soubresauts politiques liés à
érodant la capacité de résilience des systèmes l’expression des oppositions au favori royal
de conventions, J.-P. Dedieu a dévoilé les Manuel Godoy. Plus profondément encore, les
consensus implicites qui donnent forme et réformes structurelles nécessaires, et partielle-
sens à un dispositif politique. Fidèle à la ment entreprises au cours de la seconde moitié
logique de l’essai, l’auteur s’attache avant tout du XVIIIe siècle, expliquent les aspirations à
à défricher de nouvelles pistes et à tracer des une régénération de la monarchie espagnole.
lignes de fuite. Il ne cherche pas l’exhaustivité, Longtemps le narcissisme républicain a dominé
ni ne tente de fournir des explications globales. en France, croyant que la Grande Nation avait

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Servi par un style clair et enlevé, J.-P. Dedieu assumé sa mission de démocratisation des
resserre son analyse au seul champ politique, mondes arriérés. De l’autre côté des Pyrénées,
ce qui renforce la puissance de la démonstra- la thèse de l’imitation française par l’esprit
tion tout en évitant le piège d’une pensée lacu- malade des Espagnols afrancesados offrait l’avan-
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naire. Il justifie cette entrée sélective, arguant tage de rejeter l’idée d’une remise en cause
de l’autonomie et de la cohérence du politique autochtone de l’absolutisme politique. Jusque
une fois prises en compte les connexions avec tard dans le XXe siècle, la condamnation d’une
les autres sphères. Par ailleurs, il fait part en permissivité excessive à l’égard des influences
conclusion de réflexions épistémologiques qui extérieures a favorisé le maintien de la cohé-
fortifient les fondements de sa démonstration sion nationale autour du pouvoir politique.
(la part des acteurs, la conscience qu’ils avaient Suivant les traces des travaux de l’historien
des processus dans lesquels ils étaient immer- du droit Francisco Tomás y Valiente, les études
gés, leur capacité d’invention, la question de historiques sur la naissance du libéralisme
la proportion d’ingrédients endogènes et exo- et du constitutionnalisme espagnols ont fait
gènes dans ces dynamiques révolutionnaires, l’objet de réflexions neuves ces quinze der-
etc.). Il suggère aussi des pistes pour complé- nières années, ce dont témoignent, entre autres,
ter son étude (par exemple, les voies de diffu- les travaux de Charles Esdaile, de Joaquín
sion des conventions nouvelles comme les Varela et de Richard Hocquellet comme les
réseaux). En somme, le genre de l’essai, ici commémorations du bicentenaire de la guerre
remis à l’honneur, illustre une nouvelle fois patriotique 1. Le contenu de l’ouvrage s’inscrit
ses vertus heuristiques, car cet ouvrage géné- clairement dans ce courant. Dans l’introduc-
reux est une mine qui donnera beaucoup à tion, l’auteur insiste sur sa volonté de réaliser
penser à la communauté scientifique. une histoire du droit comparé en confrontant
les diverses expériences constitutionnelles.
HÉLOÏSE HERMANT Selon lui, les constitutions sont bien un pro-
duit de l’Espagne. L’intervention française
Jean-Baptiste Busaall existe, bien sûr, mais elle pouvait correspondre
Le spectre du jacobinisme. aux attentes péninsulaires d’une régénération
L’expérience constitutionnelle française dynastique, à l’image de celle qui s’était opé-
et le premier libéralisme espagnol rée au début du XVIIIe siècle avec la mise en
Madrid, Casa de Velázquez, 2012, place de la nouvelle dynastie française des
X-446 p.
Bourbons. En 1808, la même question pouvait
être posée, cette fois autour des Bonaparte.
Contrairement à ce qu’on a longtemps voulu Pour vérifier cette thèse du caractère
254 penser en France comme en Espagne, la endogène des constitutions et pour écarter
HISTOIRE POLITIQUE

le « spectre du jacobinisme », Jean-Baptiste afrancesados – terme polémique créé en 1811


Busaall s’appuie sur sa connaissance des pour désigner les partisans de la Révolution
productions péninsulaires et des constitutions française – et joséphins – partisans de la nou-
françaises. Dans une première partie, après velle dynastie des Bonaparte. Devant le dis-
avoir mentionné le contexte de vacance du pou- crédit et la carence des Bourbons, les soutiens
voir, puisque Charles IV et son fils Ferdinand de l’ordre se rallièrent au nouveau pouvoir, ce
avaient successivement abandonné leurs que favorisa le soulèvement de la « populace »
droits au trône à l’empereur, l’auteur analyse madrilène. L’espace public apparu à la suite
la nature de l’Acte constitutionnel octroyé par de l’absence du monarque permit un nouvel
Napoléon Ier – parfois appelé Constitution de investissement du champ politique par une
Bayonne –, acte qui assied le pouvoir monar- opinion en voie de constitution. Les réfor-
chique de Joseph Bonaparte à partir de juillet mateurs s’y engouffrèrent : ils profitèrent et
1808. L’examen des processus de négociation animèrent des débats désormais libérés de la
auxquels cet acte donne lieu souligne la colla- censure. Nombre de réformateurs s’opposèrent
boration des élites en place, à savoir le conseil au nouveau pouvoir qui, en plus d’être étranger,
de Castille, la Junte de gouvernement et une manifestait une volonté de retour en arrière.

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assemblée des notables à l’échelle de l’Espagne, À l’image de José Canga Argüelles, ils s’oppo-
qu’on ne peut pas qualifier de cortès car ses sèrent à la réintroduction de la noblesse et du
membres furent nommés et convoqués à clergé dans les Cortès. Un des mérites du tra-
Bayonne par Napoléon. L’historiographie a vail de l’auteur est de s’inscrire dans le courant
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considéré ce texte comme étranger à l’Espagne historiographique qui souligne la formation de


et donc peu signifiant, d’autant qu’il fut courants politiques contradictoires lors de la
octroyé et qu’il empruntait à la Constitution guerre patriotique à propos de la question
française de l’an VIII de nombreux dispositifs constitutionnelle, comme d’autres l’ont pris en
en vigueur. Néanmoins, cet acte s’est fondé compte pour les domaines militaires et poli-
sur des principes qui relevaient en partie de la tiques.
culture politique et juridique espagnole : il se La deuxième partie de l’ouvrage est consa-
basait sur le tissu corporatif de la monarchie et crée à l’élaboration de la Constitution de Cadix.
constituait, selon J.-B. Busaall, une tentative Les passages sur l’investissement de la commis-
de réforme, même si les sujets et leur nouveau sion de législation par les réformateurs sont
roi, Joseph, furent tenus à l’écart de son élabo- particulièrement intéressants, car ils montrent
ration. En dépit du caractère autoritaire de cet les modalités de prise de contrôle de la parole
octroi, des éléments propres à la péninsule politique par les liberales. Exclus de la Junte
étaient présents ainsi que la dimension pactiste centrale, ces derniers s’opposent aux serviles,
de certaines résolutions, comme en témoignent puisqu’ils considèrent que la souveraineté
le serment prêté par le roi aux cortès et la prise appartient à la nation. Favorables à la tenue
en compte de la place de la noblesse et du de cortès représentatives, ils travaillent à une
clergé, exclus depuis 1538 par le pouvoir monar- constitution indépendante de la légitimation
chique des Habsbourg de la représentation du monarchique. Le principe de la représentation
royaume de Castille. En outre, ce texte main- de l’ensemble des royaumes d’Espagne (et donc
tenait le catholicisme comme religion exclu- des Indes) adopté, des choix durent être opérés
sive de la monarchie et conservait l’institution entre plusieurs modèles de formes constitu-
inquisitoriale pour la défense de cette foi. S’il tionnelles. Or ce n’est que tardivement dans
y a bien imitation des institutions françaises, le livre que l’auteur évoque d’autres sources
voire imposition, la réalité espagnole a conduit d’inspiration politique. Jusqu’aux pages 250-251,
Napoléon à des aménagements. l’influence anglaise n’est mentionnée que
Les circonstances réduisirent l’impact direct brièvement par des notes. La proximité de ce
de la Constitution de Bayonne, puisque le sou- modèle est pourtant sous-jacente à ce travail,
lèvement et ses conséquences contraignirent car des références communes sont présentes,
les élites sociales à se positionner face à l’occupa- pour la tradition, le pragmatisme de la loi, la
tion. J.-B. Busaall réemploie la distinction entre monarchie mixte, etc. Le modèle bicaméral, 255
COMPTES RENDUS

soutenu par Gaspar Melchor de Jovellanos, fut tiques se sont fait sentir pour l’étude de la
rejeté à Cadix au profit d’une constitution Révolution française, dont on connaît main-
reflétant une « conception anthropologique du tenant la diffusion à l’échelle européenne, la
monde et de la nation bien distincte de celle dimension coloniale et impériale, les relations
qui prévalut en France » (p. 321). Ainsi, pour complexes avec la révolution américaine ou les
la Constitution de Cadix, dieu demeurait autres insurrections, qui, tout en étant influen-
l’ordonnateur suprême et l’absence de déclara- cées par elle, ont aussi leurs logiques propres.
tion de droits individuels soulignait que le Il en est de même des révolutions de 1848, dont
sujet n’existait qu’en tant que membre de la le caractère européen est depuis longtemps dis-
communauté nationale, subordonné aux droits cuté, et dont la portée coloniale, voire globale,
et obligations de la nation (art. 7). Dans les a été récemment suggérée 1. Dans ce courant
colonies, la citoyenneté restait réservée aux d’étude, qui est loin d’avoir produit tous ses
Créoles, excluant les métis, les indigènes et les effets, deux des révolutions du XIX e siècle
esclaves. Le catholicisme demeurait religion européen sont restées à l’écart : la Commune,
d’État exclusive et l’Église recevait la presta- peut-être parce qu’elle est effectivement plus
tion du serment royal à la constitution. isolée – quoique ses échos italiens, espagnols

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L’étude de J.-B. Busaall contribue donc et latino-américains suggèrent de plus larges
avec précision et rigueur à fortement nuancer horizons 2 –, et 1830, plus généralement oubliée
les présupposés convenus sur la circulation à cause de ses effets à court terme comme de sa
des modèles constitutionnels en Europe ; elle position intermédiaire entre les deux « grandes
sœurs » de 1789 et 1848 – elle a, de longue
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démontre le poids de l’enracinement des tradi-


tions juridiques et des pratiques politiques date, moins de visibilité.
Tout le mérite de ce livre collectif, qui réu-
dans les modèles adoptés, surtout en période
nit des spécialistes français, suisses, allemands,
de vacance du pouvoir et d’indétermination de
belges, polonais, italiens, espagnols, est de
la souveraineté. Il enrichit ainsi non seulement
s’atteler à un salutaire rééquilibrage. Comme
les études hispaniques et l’histoire du droit,
le montre la longue introduction d’Emmanuel
mais aussi les recherches concernant la diffu-
Fureix, l’entreprise tire dans ce but le bénéfice
sion des idées politiques.
des précédentes expérimentations de l’approche
connectée du phénomène révolutionnaire.
ALAIN HUGON Aussi évite-t-elle par exemple la lecture « conta-
gionniste » des événements, se montre-t-elle
1 - Jean-Philippe LUIS, « Déconstruction et
soucieuse de déplacer les catégories d’analyse
ouverture. L’apport de la célébration du bicen-
usuellement employées par les historiographies
tenaire de la guerre d’Indépendance espagnole »,
Annales historiques de la Révolution française, 366-4, nationales, ou s’attache-t-elle à croiser cette
2011, p. 129-151 ; Jean-René AYMES, « La commé- appréhension spatiale avec une lecture de l’évé-
moration du bicentenaire de la guerre d’Indépen- nement qui soit sensible à sa discontinuité et à
dance (1808-1814) en Espagne et dans d’autres ses virtualités (qui seront pour partie rabattues
pays », Cahiers de civilisation espagnole contemporaine, ensuite). Le programme est vaste et l’ouvrage
5-2009 et 7-2011, http://ccec.revues.org/3432. ne prétend pas livrer une étude complète de la
révolution « transnationale » de 1830. Il entend
plus modestement tester la pertinence de ce
Sylvie Aprile, Jean-Claude Caron questionnement, proposer quelques résultats
et Emmanuel Fureix (dir.) et ouvrir des pistes.
La liberté guidant les peuples. Le propos s’organise en quatre parties. La
Les révolutions de 1830 en Europe première vise à replacer l’événement dans son
Seyssel, Champ Vallon, 2013, 330 p. cadre chronologique et spatial. Un utile rappel
sur les révolutions transatlantiques de la fin du
Les révolutions des XVIIIe et XIXe siècles se XVIIIe siècle et sur l’« internationale libérale »
prêtent particulièrement bien aux approches des années 1820 – un concept qu’il faudrait
connectées ou transnationales. Ces dernières peut-être discuter – aide à esquisser héritages
256 années, voire décennies, leurs effets heuris- et singularités de ce moment révolutionnaire.
HISTOIRE POLITIQUE

Celui-ci, tout à la fois « européen, libéral, démo- du travail, menée par François Jarrige, montre
cratique et social » (p. 12) ébranle Paris, puis la les ouvertures comme les lents déplacements
Belgique, la Pologne, la Suisse, certains États inaugurés par l’événement 1830 : multiplication
italiens et allemands, inquiète l’Espagne et, à des bris de machines, découverte de la ques-
un moindre niveau, le Royaume-Uni. Mais il tion sociale et inauguration d’un nouveau
ne semble pas trouver d’écho au-delà du conti- langage du travail centré sur l’« association »,
nent européen. La partie suivante propose une thème clé des décennies à venir. À l’inverse,
succession de bilans historiographiques par la comparaison des solutions institutionnelles
pays pour aider à sortir du cloisonnement natio- après 1830 proposée par Marco Meriggi permet
nal des études sur 1830. On perçoit, à côté de de rappeler la diversité des références pos-
lignes de partage communes opposant lectures sibles à la liberté (municipale et corporative,
libérales et marxistes, une pluralité de pistes dans la continuité de l’Ancien Régime, ou
interprétatives selon les cadres nationaux, constitutionnelle et individuelle) et de discuter
notamment dans les travaux des années 1980- la nature d’un certain nombre des nouvelles
1990, qui peuvent mobiliser une grille plus situations politiques que les historiographies
« culturaliste » comme en Italie, note Arianna ont généralement décrites comme étant des

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Arisi Rota, ou une grille plus « sociologique » « avancées » (sous-entendu dans une direction
en Belgique, selon Els Witte. En résulte un qui serait la « nôtre »).
mélange de points convergents et de décalages, On le voit, les angles d’approche sont plu-
un constat somme toute classique, qui peut riels, tout comme les modes de mises en rela-
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certes aider à se défaire des implicites de sa tion – approche ciblée, connectée ou comparée...
propre historiographie, mais qui complique L’ouvrage aide à sentir le foisonnement du
aussi la mise en œuvre d’analyses transversales. moment 1830 et la diversité de ses scènes. Il
Les deux dernières parties adoptent plus suggère au passage, c’est un effet récurrent de
franchement cette grille de lecture transnatio- ce type d’approche, la dilatation de sa chrono-
nale, tout en restant sensibles au jeu d’échelle. logie puisqu’il semble qu’il faille plutôt rete-
Celle sur les « circulations » aborde l’émer- nir une séquence 1830-1834. Des caractéris-
gence d’une thématique européenne originale tiques de ce mouvement, toutes en tension,
de la « Fraternité des peuples », en contrepoint se dégagent aussi et sont détaillées dans la
à la Sainte-Alliance issue de l’ordre de Vienne. conclusion rédigée par les directeurs du volume.
Puis l’attention se porte, sous la plume de Ainsi du phénomène générationnel et de la
Walter Bruyère-Ostells, sur ce phénomène référence essentielle à la « jeunesse de 1830 »,
essentiel de l’espace politique européen qu’est référence qui fut un moyen, pour les vain-
le volontariat international, davantage étudié queurs, de masquer les tensions sociales anté-
pour les années post-impériales ou pour 1848. rieures ; ainsi de la liberté, mot-clé du temps,
Adoptant un point de vue plus local, une étude qui recouvrit pourtant bien des significations
très documentée de Delphine Diaz sur les (constitutionnelles, économiques, sociales) et
réfugiés politiques en France remet en cause donna lieu à de nombreux malentendus, mais
l’idée selon laquelle ceux-ci seraient venus aussi à des jeux subtils selon les besoins des
s’imprégner du modèle de la Révolution fran- uns et des autres ; ainsi de l’expression de nou-
çaise pour l’exporter ensuite dans leur pays. veaux futurs possibles, tour à tour républi-
Bien au contraire s’observe à chaque débat ou cains, féminins, ouvriers, ou encore européens,
intervention collective une hybridation des qui furent partie intégrante de ce moment
expériences qui rend difficiles les étiquetages révolutionnaire, en dépit de leur échec a poste-
en termes de « modèles ». riori.
La dernière partie, qui porte sur les « ten- À rebours d’une lecture téléologique, 1830
sions sociopolitiques et les horizons d’attente », apparaît de cette manière rendue à elle-même,
vient enrichir ces premières perspectives. À dans sa singularité comme dans sa complexité,
côté d’une étude sur la figure polymorphe du et offerte à de prometteuses analyses. On
« peuple » dans les différents espaces considé- perçoit aussi ce que l’entreprise peut avoir
rés, une analyse très suggestive de la question d’inachevée. Certains articles, par bien des 257
COMPTES RENDUS

aspects, témoignent de la difficulté à sortir 3 - En référence à David ARMITAGE et Sanjay


des cadres nationaux pour mener ce genre de SUBRAHMANYAM (éd.), The Age of Revolutions in
recherche. Peu de place est spécifiquement Global Context, c. 1760-1840, Basingstoke, Palgrave
accordée, à part le cas des réfugiés et des volon- Macmillan, 2010.
taires, aux passeurs, à la circulation des informa-
tions, au jeu exact des représentations de
l’autre, au rôle clé des traductions, voire à Vincent Robert
l’identification de nouvelles découpes spa- Le temps des banquets. Politique et symbolique
tiales. De même, une analyse située de d’une génération, 1818-1848
connexions plus vastes, hors de France, eût sans Paris, Publications de la Sorbonne, 2010,
doute été utile, et l’absence de connexions 431 p.
atlantiques ou impériales, que semble contre-
dire la pratique des dons, appels et souscrip- Il tiendrait aujourd’hui de la pure posture
tions à grande échelle, aurait pu être davantage introductive de déplorer le discrédit du pre-
interrogée, ou discutée dans le cadre de ce mier XIX e siècle dans l’histoire politique et
qu’on put appeler un « âge des révolutions » sociale, et de regretter qu’on ne le voit à tort

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allant de 1760 à 1840 3. À un autre niveau, il que comme une parenthèse réactionnaire entre
manque peut-être une approche plus socio- la Révolution française et l’avènement du suf-
logique, centrée sur la dynamique interaction- frage universel masculin. Un nombre considé-
niste des groupes en situation de crise, pour rable de travaux a, depuis quelques décennies,
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mieux saisir la densité des expériences locales. montré combien ces années de monarchie
Et la question très intéressante d’un registre constitutionnelle ont été riches de constructions
émotionnel particulier à 1830 ou le travail de politiques, d’innovations, au cœur d’une vie par-
remise en cause anthropologique des catégories lementaire en gestation, mais également à ses
d’analyse (liberté, république, idée d’Europe...) marges. Le livre de Vincent Robert apporte une
auraient pu être approfondis. Ce sont là, au nouvelle pierre à l’ouvrage et enrichit la connais-
vrai, des prolongements ou des aménagements sance de cette période post-révolutionnaire mais
souvent suggérés par les auteurs, qui ont sur- pré-démocratique, cet âge libéral où s’invente
tout voulu montrer, avec succès, la richesse des une modernité politique, où se défendent et
perspectives possibles d’un tel questionne- se transforment les acquis de la Révolution
ment. Ils proposent, au fond, la première mise française. Des banquets politiques on connaît
au point sur la dimension transnationale des bien sûr la campagne décisive de 1847-1848
révolutions de 1830. Et l’on se prend à espérer pour la réforme électorale, prélude à la révolu-
une étude plus ample qui puisse intégrer, dans tion de février qui débuta par l’interdiction du
une approche connectée, anthropologique et banquet du 12e arrondissement. Or l’ouvrage
située, les grandes révolutions du XIXe siècle, de V. Robert exhume d’autres campagnes et
en une lecture très certainement riche de décloi- démontre combien le banquet eut une place
sonnements et de déplacements de perspectives centrale dans les répertoires d’actions poli-
pour l’histoire des XVIIIe et XIXe siècles. En tiques du début du siècle.
ce sens aussi, cet ouvrage constitue un jalon Avant d’être politique, le banquet fut au
important. cœur de pratiques sociales, au cœur de logiques
coutumières de sociabilité de corps, de commu-
QUENTIN DELUERMOZ nautés, familles élargies, métiers, sociétés
diverses : il donne à voir et consolide dans le
1 - Miles TAYLOR, « The 1848 Revolutions and
repas partagé l’union du groupe. Avant d’être
the British Empire », Past and Present, 166-1, 2000,
p. 146-180. libéral, plus encore avant d’être démocratique,
2 - Jeanne MOISAND, « Les exilés de la ‘Répu- le banquet fut monarchique, cérémonie illus-
blique universelle’. Français et Espagnols en révo- trant l’essence mystique de la monarchie tout
lution (1868-1878) », in D. DIAZ et al. (dir.), Exils en valorisant la figure du roi nourricier. Avant
entre les deux mondes. Migrations et espaces politiques d’être une manifestation d’opposition, le ban-
258 atlantiques au XIXe siècle (à paraître aux Perséïdes). quet fut officiel, organisé pour donner à voir
HISTOIRE POLITIQUE

le soutien au pouvoir. Mais à partir de 1818, de Polignac à la révolution de Juillet se tiennent


avec le banquet de l’« Arc-en-ciel » à Paris plus de trente banquets, rassemblant au moins
(5 mai), les libéraux s’emparent de la forme 7 000 personnes au total).
omniprésente du banquet pour porter leur Parvenus au pouvoir, les libéraux les multi-
contestation contre le gouvernement. Le ban- plient à nouveau, cette fois en l’honneur de la
quet libéral d’opposition est offert par les élec- politique menée : banquets publics, officiels,
teurs aux députés qu’ils soutiennent pour les célébrant la victoire, l’unité, dépassant la révo-
féliciter de leurs discours et de leurs votes à la lution dans des rituels d’apaisement. Mais le
tribune. Il doit donner à voir la communauté banquet d’opposition n’est pas mort. Bientôt
des libéraux, leur union au-delà des divisions investi par l’opposition dynastique mais sur-
politiques, afficher les idées libérales, mobili- tout par les républicains, les démocrates et,
ser pour leur cause, soutenir les combats dans plus rarement, les carlistes, les communistes
l’hémicycle, préparer les élections et, parfois, enfin, il connaît un nouvel essor tout au long
servir de congrès de fondation pour une asso- du règne orléaniste, d’autant plus que ceux-là
ciation libérale locale ou nationale. Sous le même qui s’en étaient tant servi dans les
gouvernement des ultras (ministère Villèle années 1820, et qui siègent désormais dans

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puis Polignac), le banquet est donc la manifes- les ministères ou les préfectures, seraient bien
tation explicite de l’opposition au gouverne- en peine de les interdire (même s’ils s’y essaient
ment (plus qu’au régime). À l’heure des sociétés parfois, comme à Lyon en 1833). Si les banquets
secrètes, il affiche l’attachement des libéraux de l’opposition dynastique s’inscrivent dans la
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à l’action légale, car les banquets ne peuvent continuité des banquets libéraux de la Restau-
être qu’autorisés. Comment les interdire quand ration (affaires de notables, policées et bien-
ils sont si présents dans la vie quotidienne et séantes), les républicains inventent le banquet
qu’ils se déroulent dans des espaces privés ? démocratique : la souscription abaissée ouvre
De même que les enterrements, le banquet la table aux classes moyennes, voire aux couches
constitue l’espace d’une politisation des inter- populaires. Rassemblant désormais des milliers
stices d’une vie politique contrôlée. Pour cela, de convives, occasions de longs discours poli-
il est minutieusement préparé afin de rester tiques, parfois non exempts de quelques déra-
dans les cadres de la légalité (sinon de la tolé- pages verbaux (ou symboliques, comme des
rance) et de présenter l’image sereine et res- absences ou des bris de bustes royaux) mais
pectable que les libéraux veulent donner d’eux- sans jamais troubler l’ordre public, les banquets
mêmes. démocratiques sont à la France de la monar-
Le montant élevé de la souscription per- chie de Juillet l’équivalent en mode mineur
met de circonscrire le groupe, réduit aux seuls des meetings anglais. Ils permettent de relayer
électeurs et à quelques rares personnalités les mots d’ordre politique bien au-delà du seul
connues mais en marge du cens. Le banquet électorat censitaire. Avant la campagne de 1847,
est donc affaire de notables, c’est bien une une première grande campagne pour la réforme
pratique des temps censitaires qui n’assemble électorale réunit en 1840 plus de 20 000 per-
des « égaux » (l’idée est chère à V. Robert qui sonnes. Le banquet n’est, cependant, qu’une
insiste sur la mixité confessionnelle, le partage action au sein d’un répertoire complexe de
du repas entre nobles et roturiers) qu’en tant mobilisation qui utilise également la presse et
qu’ils se distinguent nettement du reste du les pétitions.
peuple. Tout ensuite est pesé et doit faire sens : V. Robert met donc au jour les nombreux
la personnalité honorée (l’on croise toutes usages et imaginaires politiques du banquet
les grandes figures libérales de la France post- tout au long du premier XIXe siècle. Il analyse
révolutionnaire), le contenu des toasts (ou leur au plus près le déroulement des banquets, leur
absence), le décor, la date, la musique, le menu réception, interroge leurs effets. Il scrute la
même ! Les banquets s’organisent alors en dimension symbolique, étudie les métaphores,
réseaux, puis bientôt, après la chute du minis- de la parabole du « banquet de la nature » dans
tère Martignac en 1829, en véritables campagnes le traité de Thomas Malthus aux figures du
dans tout le pays (de la nomination de Jules banquet social des égaux dans les écrits de 259
COMPTES RENDUS

Pierre Leroux ou d’autres socialistes. Il livre ration) ; le poids des héritages et de la mémoire
même l’histoire du mythe du dernier « ban- révolutionnaire... Aussi, après 1848, le suffrage
quet » des girondins (qui tient cependant bien universel masculin et la reconnaissance du
plus du repas du condamné que du banquet droit de réunion, le banquet, sans disparaître,
public), d’Alphonse de Lamartine à Adolphe perd la place qu’il avait eue durant le premier
Thiers en passant par Jules Michelet, Alexandre XIXe siècle.
Dumas et Paul Delaroche. La progression
chronologique alterne entre l’analyse des usages MATHILDE LARRÈRE
et des imaginaires, au risque parfois de perdre
le lecteur dans le foisonnement des pratiques
et des discours, mais qui tous prennent sens Karine Salomé
et se précipitent, au sens chimique du terme, L’ouragan homicide. L’attentat politique
dans les jours qui précèdent les journées de en France au XIXe siècle
février 1848 (et l’ultime chapitre qui en traite). Seyssel, Champ Vallon, 2010, 322 p.
En février 1848, parce que le banquet est
devenu un des moyens d’action et de mobilisa- La formule revient au chef de la police de

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tion de presque toutes les familles politiques, sûreté sous Napoléon III : l’attentat devient
parce qu’il s’est trouvé investi d’imaginaires au fil du XIXe siècle un « ouragan homicide ».
concurrents, l’interdiction du banquet du L’assassinat isolé du souverain, adossé au
12e arrondissement est vécue comme une into- modèle du tyrannicide, se mue graduellement
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lérable attaque contre une des libertés fonda- en instrument de terreur visant des cibles de
mentales des citoyens et, au-delà, de la société. plus en plus indistinctes. La vague d’attentats
Dans la défense du banquet, du droit à se réu- anarchistes de la fin du siècle répond globale-
nir, à partager un repas de fête, la fusion propre ment à la définition par Raymond Aron de l’acte
aux révolutions peut s’opérer, fusion qui ras- terroriste, dont les « effets psychologiques sont
semble un temps les classes sociales et les forces hors de proportion avec ses effets physiques »
politiques. En affirmant que 1848 a débuté sur (p. 277). Les attentats, significativement, sont
la défense du droit de réunion, après que 1830 alors désignés par leur lieu (rue de Clichy, bou-
ait éclaté sur celle de la liberté de la presse – ce levard Saint-Germain, le restaurant Véry, le
à quoi on pourrait toutefois objecter que, si la café Terminus) et non par leur cible. Le livre
liberté fut au cœur des cris de Juillet, c’est de Karine Salomé, portant sur la figure de
la réforme électorale qui resta le mot d’ordre l’attentat au XIXe siècle, de la rue Saint-Nicaise
de 1848 –, V. Robert apporte un élément sti- (décembre 1800) à l’assassinat de Sadi Carnot
mulant au vaste débat sur les causes des révo- (juin 1894), aide à prendre la mesure de ce
lutions. glissement. Un glissement progressif, dont le
L’ouvrage montre combien le banquet est sens est d’abord politique : accompagnant le
profondément lié aux temps de la monarchie processus de politisation – dont il constitue
constitutionnelle, dont il reflète nombre de l’envers –, l’attentat se fait de plus en plus
paradigmes et d’évolutions : la désacralisation « déclaratif » et affecte autant l’ordre politique
de la monarchie (qui renonce aux banquets du et social en général que l’incarnation de l’État
souverain après 1830) ; la contestation de la ou la dynastie régnante. Dès la monarchie de
souveraineté monarchique par l’affirmation de Juillet, souligne K. Salomé, les attentats ne
la souveraineté de la nation puis de celle du sont plus seulement des régicides traditionnels
peuple ; la vitalité, l’inventivité et la richesse contre un tyran détesté. Mais l’évolution est
de la vie politique et de son apprentissage par aussi technologique et culturelle, à l’évidence :
toutes les couches sociales ; tout à la fois la l’invention de « machines infernales » (rue
prégnance des barrières censitaires dans la Saint-Nicaise en 1800, boulevard du Temple
définition du citoyen et leur inadéquation avec en 1835), la fabrication de grenades explosives
la réalité de la vie politique ; le rejet des femmes (attentat d’Orsini en 1858 contre Napoléon III)
hors de la cité (les rares fois où elles sont pré- et surtout l’usage de la dynamite à la fin du
260 sentes à un banquet, c’est pour y servir de déco- siècle démultiplient les victimes et sèment
HISTOIRE POLITIQUE

une terreur indistincte qui tend à définir l’acte revanche mises en récit et parfois en image par
même de l’attentat. une presse Belle-Époque avide de faits divers
Cet ouvrage prolonge une série d’études sanglants. K. Salomé montre aussi comment
relatives à certains moments significatifs de les pouvoirs successifs cherchent à canaliser
l’histoire des attentats au XIXe siècle : l’assas- les émotions dérivées des attentats, à les cir-
sinat du duc de Berry en 1820 (bel exemple conscrire dans des normes bien souvent trans-
de description dense par Gilles Malandain 1), gressées, tout en encadrant les peurs. Il manque
les attentats d’Émile Henry (John Merriman) sans doute ici une réflexion analogue à celle
ou les attentats anarchistes en général (Uri que proposait Michel Foucault à propos du
Eisenzweig). Il introduit une continuité dans supplice exemplaire du régicide comme mani-
le siècle, autorisée par un retour aux sources festation suprême de souveraineté : le XIXe siècle
primaires pour les événements moins étudiés ne renouvelle-t-il pas ce ressourcement monar-
(notamment les attentats contre Louis-Philippe) chique en le déplaçant du côté de la mobili-
et par un bel effort de synthèse. Il ajoute une sation des affects de l’opinion publique ? Les
interprétation d’ensemble qui en oriente la attentats deviennent pour les pouvoirs menacés
lecture : la « propagande par le fait » n’intro- des instruments de redéfinition de leur légiti-

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duit pas une rupture radicale dans l’histoire de mité et de désignation de l’ennemi intérieur –
l’attentat mais parachève une entrée graduelle les jacobins, pourtant étrangers à l’attentat de
dans le régime moderne de l’attentat, celui la rue Saint-Nicaise en 1800 ; les républicains
d’une violence totale, destinée à susciter la après l’attentat de Giuseppe Fieschi en 1835,
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terreur et médiatisée à outrance. Il ajoute etc.


également une attention particulière aux sen- L’ouvrage propose ensuite une réflexion
sibilités à la violence perpétrée ainsi qu’aux sur les enquêtes judiciaires, marquées par
émotions provoquées ou mobilisées par les l’obsession du complot, en particulier sous les
attentats. Il s’efforce enfin de tenir compte de monarchies censitaires et le Second Empire, et
la plasticité des définitions de l’attentat au par le rôle croissant de l’expertise (notamment
XIXe siècle, tant dans l’ordre lexical (« entre- avec l’analyse des engins explosifs). K. Salomé,
prise contre les lois », selon Émile Littré) que s’inspirant du renouveau des études sur les
juridique (violence contre le souverain, sa imaginaires sociaux du crime et des « bas-
famille, ou l’ordre politique), pour retenir un fonds » (Dominique Kalifa), décrit également
critère essentiel : le débordement de la vio- les diverses figures d’« attentateurs », domi-
lence par « une dimension démonstrative, une nées par les criminels de bas-étages, outsiders
volonté de produire un effet » (p. 9). frustrés rencontrant une cause politique. Mais
L’ouvrage évoque successivement les tech- certains d’entre eux se distinguent toutefois,
niques de violence et leurs effets sur les corps soit par leur parcours singulier (Émile Henry),
« saccagés », les « émotions » observées, la figure soit par l’héroïsation dont ils font l’objet (Louis
nouvelle de l’« attentateur » et, surtout, l’inten- Alibaud, véritable « Lorenzaccio des humbles »
tionnalité du geste et ses interprétations pos- selon la comtesse de Boigne). Enfin, l’ouvrage
sibles («intentions»). Faute de place, contentons- se termine par un très long chapitre consacré
nous d’en relever les aspects les plus intéressants aux motifs et intentions des « attentateurs »,
à nos yeux. Le modus operandi des attentats qu’ils soient explicités par eux, décrits par la
manifeste l’importation de techniques de guerre société englobante ou esquissés ex post par
et confirme la mise à distance croissante de l’historienne. L’analyse recoupe, plus ou moins
l’« attentateur » et de sa cible, loin du corps à explicitement, la sociologie historique des
corps du porteur de poignard et de sa victime « répertoires d’action collective » (Charles
(encore observable toutefois avec Louis-Pierre Tilly). Elle souligne combien les recrudes-
Louvel en 1820 ou Sante Ieronimo Caserio en cences d’attentat correspondent à l’échec
1894). Les ravages portés aux corps permettent observé d’autres rituels ou formes d’action,
de lire l’évolution des sensibilités contempo- souvent combiné à la compression de l’espace
raines face aux meurtrissures : de moins en public d’expression. Ainsi l’échec des insur-
moins montrées physiquement, elles sont en rections du début des années 1830 débouche- 261
COMPTES RENDUS

t-il sur une série d’attentats contre Louis- en 2010, cet ouvrage s’inscrit à la croisée des
Philippe jusqu’au début des années 1840. De enquêtes prosopographiques consacrées au
même, les attentats anarchistes constituent personnel politique français à l’époque contem-
une réponse possible à l’inefficacité supposée poraine et des travaux menés par les historiens,
des luttes collectives et aux répressions obser- politistes et anthropologues sur les élites locales,
vées, notamment le 1er mai 1886 à Chicago. Ils en adoptant pour terrain d’étude le départe-
complètent une parole désormais inaudible, ment de la Marne, jusqu’alors négligé par ce
voire se substituent à elle, devenant le langage type de recherche. Plus que la dimension
de l’antipolitique. locale du sujet, c’est bien l’angle d’approche
K. Salomé nous donne ainsi à lire une riche qui constitue l’une des originalités les plus
synthèse, constamment nourrie d’une contex- marquantes d’une démarche qui articule les
tualisation précise et d’une historiographie problématiques de l’histoire politique avec des
récente. Elle tend peut-être à sous-estimer la concepts et des méthodes venus de l’anthropo-
rupture introduite par les attentats anarchistes, logie et de la sociologie. Par-delà la reconsti-
et à forcer un peu la thèse d’une nouveauté
tution des parcours politiques, la question du
« déclarative » des attentats du XIX e siècle.
renouvellement des élites sous la Troisième

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L’attentat de Charlotte Corday, nous dit ainsi
République, formulée par Léon Gambetta dans
Guillaume Mazeau, recèle déjà des visées
son fameux discours de Grenoble (1872), y est
déstabilisatrices bien au-delà de la personne
appréhendée par le prisme des réseaux fami-
de Marat 2. On regrette aussi que la dimension
liaux auxquels appartiennent et dans lesquels
proprement juridique des attentats soit assez
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peu présente, de même que la transnationali- s’insèrent les élus marnais.


sation de cette violence (dès le Second Empire, On ne peut que saluer l’ampleur du cor-
mais surtout à la fin du siècle), simplement évo- pus étudié qui inclut les 493 parlementaires,
quée ici ou là. Les pistes esquissées en conclu- conseillers généraux et conseillers d’arrondis-
sion – notamment sur la dissémination des sement (ces derniers ayant jusqu’à présent été
cibles corrélative du processus d’abstraction particulièrement négligés dans l’historiogra-
du pouvoir politique – auraient sans doute phie) élus dans la Marne entre 1871 et 1940,
mérité de nourrir davantage le livre. Le lien la variété et le nombre des sources dépouillées
avec la désacralisation du pouvoir et les trans- dans les dépôts d’archives départementales
ferts de souveraineté aurait pu être davantage pour reconstituer tant les généalogies que les
étudié. Ces quelques regrets n’enlèvent rien carrières politiques et les campagnes électo-
au plaisir de lire un ouvrage à la fois solide, fin rales avec une érudition remarquable, la maî-
et stimulant. trise impressionnante des outils informatiques
qui permettent à Alexandre Niess de produire
EMMANUEL FUREIX un abondant appareil de tableaux statistiques,
de cartes et de schémas opportunément insé-
1 - Gilles MALANDAIN, L’introuvable complot. rés dans le corps du texte. Sans doute l’évic-
Attentat, enquête et rumeur dans la France de la Restau- tion des maires est-elle un peu leste, alors
ration, Paris, Éd. de l’EHESS, 2011. même que les mandats municipaux sont pris
2 - Guillaume MAZEAU, Le bain de l’histoire.
en compte dans la reconstitution des réseaux
Charlotte Corday et l’attentat contre Marat, 1793-
familiaux des élus et qu’ils contribuent pleine-
2009, Seyssel, Champ Vallon, 2009.
ment à leurs succès électoraux. Sans doute les
conclusions relatives à l’« embourgeoisement »
Alexandre Niess des élus marnais mériteraient-elles quelque
L’hérédité en République. Les élus nuance, faute d’une reconstitution exhaustive
et leurs familles dans la Marne, 1871-1940 des fortunes – qui eût, il est vrai, constitué une
Villeneuve-d’Ascq, Presses universitaires thèse en soi. Sans doute peut-on estimer que
du Septentrion, 2012, 386 p. l’approche statistique écrase parfois la chrono-
logie et le phénomène des générations, que la
Version remaniée – et fortement réduite – légende de certaines cartes aurait pu gagner
262 d’une thèse de doctorat d’histoire soutenue en précision et que certains schémas sont peu
HISTOIRE POLITIQUE

lisibles ou simplificateurs dans le détail. La A. Niess démontre que les élus marnais, qui
rigueur méthodologique et la technicité de ce naissent et se marient dans un étroit « micro-
travail ne méritent pas moins d’être soulignées, cosme politique », sont ainsi en mesure de faire
de même que la clarté de l’argumentation, qui fructifier les atouts que leur confère ce capital
se déroule en trois grandes parties et dont les politique familial.
conclusions partielles sont particulièrement Enfin, la troisième partie introduit dans la
soignées. réflexion le jeu des échelles territoriales (du
La première partie vise à saisir « Les ressorts cantonal au départemental) et généalogiques
de la carrière politique ». A. Niess démontre (de l’étude des cousinages à la reconstitution des
tout d’abord combien le critère de l’implanta- familles élargies ou Sippen, concept que l’auteur
tion locale reste prégnant sous la Troisième emprunte aux historiens haut-médiévistes) à
République, enjoignant les candidats aux élec- travers des études de cas opportunément choisis.
tions (qui ne sont pas tous Marnais de naissance) Si le canton rural de Saint-Rémy-en-Bouzemont
à recourir à leurs parents (et en particulier présente une configuration de confiscation des
à leur mère), à leurs aïeux et à leurs belles- mandats par des réseaux népotiques de familles

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familles pour se poser en « hommes du cru », souches, les cantons de Reims sont à la fois le
surtout dans les cantons ruraux qui restent sen- théâtre d’une mainmise incomplète (si l’on ne
sibles à l’argument localiste. Pour autant, ces prend en considération que les liens de cousi-
élus se distinguent sociologiquement de la nage directs) et de la domination d’une double
masse de leurs électeurs : la plupart se rat- Sippe d’envergure départementale. Unissant
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tachent aux bourgeoisies aisées et éduquées, les diverses composantes de la bourgeoisie


tant urbaines que rurales (avec une surrepré- locale (à savoir les négociants en vins de cham-
sentation relative des hommes de loi et des pro- pagne liés aux milieux aristocratiques, d’une
priétaires), tandis que les noblesses se retrouvent part, et les propriétaires éleveurs de moutons,
précocement minoritaires (mais avec un poids filateurs et négociants en laines et tissus, d’autre
marqué en matière de mandats nationaux), les part) grâce à des « hommes passerelles » entre
ouvriers et employés peinant quant à eux à les parentèles, cette dernière parvient à s’impo-
s’inscrire véritablement dans le paysage poli- ser durablement dans la quasi-totalité des can-
tique local. Plus qu’une véritable démocrati- tons marnais, en particulier pour les mandats
sation du personnel politique, la Troisième de députés, sénateurs et conseillers généraux,
République voit ainsi s’opérer dans la Marne au prix de reclassements et de repositionne-
une substitution – partielle – d’élites sociales ments politiques qui témoignent de la capacité
à d’autres élites sociales qui fréquentent les d’adaptation des élites politiques.
mêmes types de structures de sociabilité La reconstitution fine des réseaux menée
(comices, associations et syndicats agricoles, par A. Niess nuance ainsi fortement l’avènement
sociétés savantes et sportives) de notables. des « couches nouvelles » prôné par Gambetta,
La deuxième partie se penche sur ce mais l’on doit convenir que la focalisation pri-
qu’A. Niess désigne comme les « trois familles » vilégiée par l’auteur sur la dimension de l’héré-
des élus. Plus encore que l’héritage paternel dité tend à reléguer ipso facto au second plan
(qui favorise certes l’accès aux premières étapes les sociabilités scolaires, professionnelles, mili-
du cursus honorum, mais dont l’efficience reste tantes, mondaines et maçonnes, qui peuvent
circonscrite à une échelle restreinte et qui peut constituer des voies tout aussi efficientes d’accès
se révéler encombrant ou inhibant), l’inscrip- et d’ascension en politique. Par ailleurs, l’« intel-
tion dans une chaîne de filiation plurigénéra- ligence généalogique » ne va pas nécessairement
tionnelle comptant de multiples élus et l’alliance de soi pour les élus eux-mêmes – qui n’ont pas
avec des belles-familles implantées dans les toujours connaissance et conscience de liens
rouages politiques locaux et nationaux offrent, indirects pouvant remonter jusqu’à cinq géné-
grâce à la juxtaposition cumulative des man- rations, voire au-delà – et a fortiori pour les
dats parmi les ascendants, des opportunités de électeurs – dont la mémoire ne doit pas être
carrières longues et de mandats prestigieux. surévaluée : quel électeur d’Heiltz-le-Maurupt 263
COMPTES RENDUS

se rappelait encore en 1889 que le beau-père marginale, comme le montre le premier cha-
de Cyril Herment, candidat au conseil d’arron- pitre. Peu nombreuses étaient celles – et encore
dissement, avait été électeur censitaire en moins nombreux ceux – qui demandaient le
1831 ? La tentation d’une approche mécaniste droit de vote et d’éligibilité pour les femmes.
des réseaux, qui affleure dans certaines formu- La tentative de Pierre Leroux, le 21 novembre
lations, se double ponctuellement d’éléments 1851, de modifier en ce sens la loi électorale
contextuels (sur la chronologie de la Troisième aux élections communales échoua, et la can-
République ou l’économie rémoise) et explica- didature malheureuse de Jeanne Deroin en
tifs (sur la géographie vidalienne ou l’industrie avril 1849 ne reçut pas davantage de soutien.
de la craie), dont l’intégration dans l’argu- L’auteure y voit la prégnance de la pensée
mentation aurait parfois pu gagner en fluidité. hégémonique qui rendait inaudible ce type de
L’ouvrage n’en constitue pas moins une revendication. Le Second Empire n’était guère
contribution importante à l’histoire sociale du plus favorable à l’expression du suffragisme.
politique, ainsi qu’à la réflexion sur la repro- Le second chapitre revient sur le consensus
duction des élites et la démocratisation du per- qui sembla s’établir autour des rôles féminins
et de la séparation des sphères. Même chez

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sonnel politique, dont les enjeux contemporains
Ernest Legouvé, par ailleurs favorable à l’éga-
conservent toute leur acuité.
lité civile, l’accès aux urnes demeura hors de
question.
BERTRAND GOUJON Suivant la chronologie de l’expression de
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l’idée républicaine, l’auteure entame son troi-


sième chapitre au moment de l’Empire libéral.
Elle observe une relative continuité du point
Anne-Sarah Bouglé-Moalic de vue de la revendication suffragiste, entre
Le vote des Françaises, cent ans de débats 1868 et 1878, qui s’explique par l’instabilité
(1848-1944) politique. Au nom de la République, les femmes
Rennes, Presses universitaires de Rennes, n’étaient pas admises comme électrices, car
2012, 362 p. leur impréparation au vote aurait déstabilisé
l’ordre politique. Cela n’empêcha pas des voix
Entre la thèse dont est tiré l’ouvrage, soutenue (masculines et féminines) toujours plus nom-
en 2010, et sa publication, le titre a changé, breuses de s’élever en faveur de l’égalité, mais
témoignant du déplacement de problématique une égalité qui restait conditionnée à l’éduca-
opéré par Anne-Sarah Bouglé-Moalic. Le lien tion des femmes à exercer leurs droits poli-
entre la République et les mouvements en tiques. Parallèlement émergea une parole
faveur de l’égalité des droits politiques, dési- publique féminine portée par l’éphémère Ligue
gnés sous le terme de suffragisme, laisse place des femmes (1868-1969) d’André Léo, par
à l’analyse des « blocages » qui présidèrent au Julie-Victoire Daubié ou par Olympe Audouart
vote des Françaises, situant la réflexion dans la dans sa Lettre aux députés de 1867. Le dévelop-
perspective du « retard français ». Le cadrage pement consacré à la Commune revient sur le
républicain du débat sur le suffragisme explique mythe tenace du suffragisme des communardes,
pour partie les écueils que rencontrèrent les pour lesquelles la question du suffrage était
suffragistes pour faire valoir les droits poli- subordonnée à celle de la transformation du
tiques des femmes. régime politique et de la société. Les Pétro-
L’auteure suit les évolutions du suffra- leuses, qui apparurent dans les pages du Temps
gisme depuis 1848. C’est lorsque le suffrage en 1871, s’inscrivaient dans la mythologie des
dit « universel » n’a pas inclus les femmes en figures repoussantes des femmes révolution-
tant que citoyennes qu’est objectivé le sexisme naires. Ces militantes firent figure de bouc
en tant qu’idéologie : les femmes constituaient émissaire après la Commune.
alors la dernière catégorie à être privée de droits Portées par les expériences britanniques et
politiques en raison de leur nature. Entre 1848 états-uniennes, ainsi que par l’avènement de
264 et 1851, le suffragisme n’était qu’une demande la République, certaines femmes tentèrent
HISTOIRE POLITIQUE

d’ouvrir des brèches dans l’inégalité politique des conseillères municipales. L’ordonnance
républicaine en suivant une démarche léga- d’Alger est finalement replacée dans le contexte
liste et selon une stratégie des « petits pas » : de la rupture avec la Troisième République,
Daubié, première bachelière, voulut s’inscrire permettant à l’auteure de relativiser la place
sur les listes électorales – en vain. Entre 1878 de la Résistance dans la réalisation de l’éga-
et 1896, de nouvelles formes de mobilisation lité politique.
s’opérèrent autour du vote féminin, analysées S’il faut louer ce travail qui participe au
dans le cinquième chapitre. Cette « citoyen- renouvellement de l’histoire politique, on
neté rebelle » est incarnée par des militantes, peut toutefois émettre quelques réserves. La
comme Hubertine Auclert, qui déploient un discussion engagée sur le genre dans l’intro-
répertoire d’actions collectives novateur. duction ne convainc pas totalement d’un usage
La deuxième partie de l’ouvrage s’arti- novateur de cet outil d’analyse. L’auteure prend
cule autour de quatre chapitres qui incluent la ses distances avec la définition proposée par
Grande Guerre. Ils développent les progrès de Joan Scott dans son article de 1986 – « le genre
la rhétorique suffragiste dans le débat public est une façon première de signifier les rapports
et reviennent sur les expériences électorales

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de pouvoir 1 » –, cette acception conduisant à
féminines méconnues de l’histoire politique, renvoyer les hommes et les femmes à des caté-
comme les référendums de Morlaix et Fougères, gories homogènes et à une opposition binaire.
qui intégrèrent les femmes, ou encore sur les Or c’est justement contre cet écueil que le
scrutins de 1910. L’auteure voit dans la Grande genre, comme concept, diffère de la domina-
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Guerre un tournant dans la légitimation du tion ou du rapport social. Dans le même temps,
vote féminin, considéré dès lors comme une c’est bien cet usage qui est fait tout au long
récompense du travail effectué par les femmes de l’ouvrage, quand, par exemple, l’auteure
à l’arrière du front, mais aussi, pour les partis évoque une « pensée hégémonique » (p. 33)
de droite, comme une manière d’honorer les de la différence des sexes, qui cantonne les
morts. Néanmoins, les projets de loi portés à
femmes à leurs devoirs domestiques et légi-
la Chambre ne furent pas votés par le Sénat
time leur absence du corps des citoyens actifs.
(1922).
L’autre réserve concerne l’analyse des condi-
La troisième partie est dédiée à « L’intégra-
tions de naturalisation du suffragisme dans la
tion des femmes à la République ». L’auteure
République, principalement centrée sur les
revient notamment sur « Les entraves institu-
débats parlementaires et les actions menées
tionnelles au retournement suffragiste » et
par les militantes suffragistes. On passe ainsi
s’oppose à l’idée selon laquelle le cléricalisme
un peu rapidement sur les conditions sociales
féminin aurait été l’argument principal du
de réussite ou d’échec de la légitimation de
refus du suffrage. À ses yeux, c’est davantage
ces idées. Enfin, la bibliographie très riche et
le féminisme qui fut présenté comme une
abondante comporte quelques oublis, comme
menace pour le régime. Cela n’empêcha pas
les travaux d’Anne Cova sur le suffragisme
le suffragisme de se banaliser, sans pour autant
catholique. On ne trouve pas non plus trace
aboutir à l’égalité des droits politiques. Les can-
didatures féminines de 1925 et les conseillères des ouvrages récents sur la position des ligues
élues en 1935, longtemps occultées par les d’extrême droite en faveur du vote des femmes,
femmes ministres et secrétaires d’État de étudiée par Cheryl Koos ou Daniella Sarnoff.
1936, font l’objet d’un traitement qui aurait Ces réserves n’empêchent pas ce travail de venir
gagné à être approfondi. L’échec du suffra- combler heureusement des lacunes de l’his-
gisme s’expliquerait par la crise menaçant la toire politique et de l’histoire des féminismes.
République à partir des années 1930. Au sein
des mouvements suffragistes, l’année 1937 MAGALI DELLA SUDDA
marqua un déplacement des revendications
dans un contexte de tensions internationales 1 - Joan W. SCOTT, « Gender: A useful
grandissantes. La période de Vichy est évo- Category of Historical Analysis », The American
quée brièvement, notamment la désignation Historical Review, 91-5, 1986, p. 1053-1075. 265
COMPTES RENDUS

Vivien Bouhey à son corpus documentaire mémoires ou corres-


Les anarchistes contre la République, pondances de militants anarchistes. On peut
1880-1914. Contribution à l’histoire s’interroger sur la pertinence de ce choix métho-
des réseaux sous la Troisième République dologique presque paradoxal qui conduit à
Rennes, Presses universitaires de Rennes, informer l’histoire d’une catégorie d’acteurs par
2008, 491 p. le regard de ses adversaires.
De cette traversée, V. Bouhey tire néan-
Depuis la grande thèse d’État de Jean Maitron moins quelques enseignements confirmant
publiée en 1951, puis les travaux de Gaetano les apports de travaux antérieurs qu’il reprend
Manfredonia dans les années 1990, l’historio- d’ailleurs à son compte. On peut lui reprocher
graphie française de l’anarchisme ne comptait de n’avoir pas davantage ouvert le spectre de
guère que quelques études éparpillées, souvent sa bibliographie à l’historiographie étrangère
à dimension locale. En rouvrant le dossier, et, plus encore, à bien des auteurs qui ont
Vivien Bouhey fait montre d’une ambition croisé l’anarchie sur leur chemin, même s’ils
qu’on ne peut que saluer. Son livre, issu d’une n’en firent pas le cœur de leur recherche.
thèse insuffisamment remaniée, embrasse le Comment, d’ailleurs, enfermer la famille anar-

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mouvement anarchiste dans une épaisseur géo- chiste dans un périmètre strictement délimité ?
graphique et chronologique qui force l’admira- V. Bouhey le reconnaît lui-même : moins
tion. V. Bouhey traite des grandes heures de encore que toute famille politique, l’anarchie
l’anarchisme politique, de sa naissance, au tout ne se laisse définir par une seule équation.
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début des années 1880, à son évanouissement L’« identité anarchiste » est on ne peut plus
durant la Grande Guerre. L’auteur a de surcroît problématique. Ici réside sans doute le cœur de
arpenté un nombre considérable de dépôts la démonstration de V. Bouhey. La palette de
d’archives départementaux afin d’évaluer le l’anarchisme français est extrêmement contras-
poids réel du mouvement. tée. Plusieurs séquences chronologiques sont à
Peu démonstratif, trop nuancé à force de mentionner, où coexistent des cultures poli-
descriptions détaillées et parfois contradic- tiques individualistes ou communistes : les
toires, accumulées au risque de noyer le lec- années 1880 durant lesquelles s’esquisse le
teur sous un déluge d’informations, V. Bouhey mouvement, les glorieuses et tragiques années
en vient cependant à proposer une thèse balan- 1892-1894 où s’engrènent terrorisme ciblé et
cée qui tranche avec celle de ses prédécesseurs. dure répression, l’investissement syndical des
J. Maitron avait jadis défendu une position his- années 1895-1900, l’éparpillement des années
toriographique, ultérieurement discutée par 1900. Pour chacun de ces moments, V. Bouhey
plusieurs historiens, rendant compte de l’échec analyse les pratiques militantes propres aux
du mouvement anarchiste par l’individualisme anarchistes et en esquisse une sociographie
idéologique et politique de ses militants. De sommaire.
son point de vue, il n’existait pas à proprement Sur l’échelle temporelle à laquelle s’est atta-
parler d’organisation anarchiste. Les réseaux, ché l’ouvrage, quelques caractères communs
complots, groupes relevaient pour beaucoup, l’emportent qui distinguent les anarchistes des
selon lui, de l’imagination fertile des policiers socialistes. Les premiers apparaissent comme
et des juges et de leur incompréhension face l’une des branches radicalisées des seconds.
à un phénomène politique insolite. V. Bouhey Le recours à la violence est sans doute ce qui
brosse un tableau plus contrasté. Ainsi son marque le plus nettement ce que l’on pourrait
livre porte-t-il sur l’histoire des pratiques poli- appeler une « culture anarchiste ». Celle-ci
tiques anarchistes, et non sur les aspects doc- résulte du rejet de la médiation républicaine.
trinaux du mouvement. Pour mener à bien son Même menacée par la faconde politique du
enquête, il s’appuie principalement sur les général Boulanger, voire par l’action antirépu-
sources policières et juridiques, secondairement blicaine des bandes nationalistes au temps de
sur la presse anarchiste. Il délaisse volontaire- l’affaire Dreyfus (les anarchistes ne furent pas
ment toute la production théorique, pourtant tous dreyfusards et ceux qui le furent finirent
266 abondante, de même qu’il se refuse à intégrer parfois par le regretter), la République n’est
HISTOIRE POLITIQUE

jamais qu’un régime dans lequel le peuple a tion en Algérie à la fin du XIXe siècle, à celle
troqué un maître pour un autre, à peine plus de l’« idée coloniale » en France et, enfin, à la
légitime. Le principe d’autorité, au cœur sociologie politique de l’État colonial. Cette
même de la critique anarchiste, n’y a pas été triple ambition repose sur une analyse de
mis en cause. 358 affaires d’« abus de pouvoir » entre 1880
L’autre trait souligné par l’étude de et 1914, identifiées à partir des dossiers de
V. Bouhey est l’aporie constitutive du mouve- sanctions prises contre des élus municipaux,
ment anarchiste : comment agir politiquement d’affaires de contentieux fiscal, de recours élec-
à l’écart de toute forme d’organisation toujours toraux au Conseil d’État ou encore d’enquêtes
mère de l’autorité ? En observant au plus près administratives. Certaines d’entre elles qui ont
les pratiques militantes, V. Bouhey prend les fait « scandale », localement ou nationalement,
anarchistes la main dans le sac. Ici et là, les sont étudiées à partir de nombreuses autres
groupes qui se constituent se dotent d’une sources, notamment la presse et les débats par-
organisation, aussi légère soit-elle, à la tête de lementaires, comme dans le cas de l’« affaire
laquelle se distingue même de temps à autre des phosphates » (entre 1892 et 1899), véritable
un « chef ». Dans les premières années, sur- « Panama colonial ».

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gissent aussi des organisations au niveau natio- L’analyse des conditions de possibilité de
nal ou international comme l’Association l’abus de pouvoir ouvre à une sociologie des
pratiques administratives dans l’Algérie colo-
internationale antimilitariste, le Comité de
niale. L’auteur décrit le faisceau de causes qui
défense sociale ou la Fédération communiste
ont facilité la routinisation des pratiques abu-
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anarchiste.
sives chez les fonctionnaires coloniaux. La
Toutes ces évocations sont utiles et
première d’entre elles serait une forme de
V. Bouhey illustre cette contradiction de façon
« culture locale » de l’abus – l’auteur n’utilise
souvent convaincante. On déplore néanmoins
pas cette expression –, dont la principale matrice
qu’il ne soit pas allé plus loin dans l’analyse
serait le « Code de l’indigénat », somme de
des pratiques militantes, s’en tenant le plus mesures disciplinaires auxquelles sont sou-
souvent à un travail d’inventaire assez répéti- mises les populations indigènes et objet d’une
tif. De même, n’insiste-t-il pas suffisamment loi en 1881. Cet ensemble de dispositions léga-
sur les porosités entre organisations syndicales lise l’arbitraire, notamment en attribuant les
et socialistes et milieu anarchiste, négligeant pouvoirs disciplinaires aux administrateurs
notamment l’important mouvement d’adhé- locaux, et aurait donc créé une « [forte] tenta-
sions anarchistes à la SFIO en 1913. Enfin n’eût- tion d’abuser » (p. 53). Autre source d’abus,
il pas été aussi intéressant de faire une place « le droit incertain », voire le « fatras législatif »
à l’anarchisme des milieux intellectuels, très (p. 60), qui règne en Algérie : en effet, la substi-
saillant dans les années 1890 ? Il n’est pas cer- tution partielle du droit français au droit musul-
tain que le livre de V. Bouhey suffise à bouscu- man aurait créé d’importantes confusions chez
ler l’autorité dont dispose depuis plus d’un des agents de l’État et certains auraient pro-
demi-siècle celui de J. Maitron. fité des incertitudes. Les pratiques abusives
apparaissent aussi comme une conséquence
CHRISTOPHE PROCHASSON « de la sous-administration et de l’enclavement
persistants du territoire algérien » (p. 71). Ici,
l’auteur nous livre ses pages les plus intéres-
Didier Guignard santes sur la faiblesse du maillage adminis-
L’abus de pouvoir dans l’Algérie coloniale. tratif, les conditions des transports ou encore
Visibilité et singularité les conditions matérielles du travail des poli-
Nanterre, Presses universitaires de Paris ciers, des gardes forestiers et des receveurs des
Ouest, 2010, 547 p. finances dans l’Algérie de la fin du XIXe siècle.
À cette liste de facteurs ayant favorisé les pra-
Cet ouvrage, tiré d’une thèse distinguée par le tiques abusives, il faut ajouter le caractère très
prix Germaine Tillion en 2010, est une contri- limité du contrôle exercé sur les fonctionnaires
bution essentielle à l’histoire de la colonisa- coloniaux. 267
COMPTES RENDUS

L’examen des pratiques des élus locaux des liens entre l’Algérie et la France [qui] dif-
n’est pas moins passionnant : l’auteur montre fuse la même indignation et la même tolérance
que le désir de faire de l’Algérie une « France des abus coloniaux » (p. 88). On peut se deman-
nouvelle » a occasionné d’importants investis- der si cette contradiction ne découle pas de la
sements publics. Et, puisque la dépense était définition large de l’abus qu’a choisie l’auteur :
pourvue non par les colons mais par les contri- il s’agit en effet pour lui d’une « transgression
buables indigènes et métropolitains, les élus d’une norme morale, juridique et sociale qui
municipaux ont pu être « généreux avec l’argent fixe pour l’époque la limite du permis » (p. 14).
des autres » (p. 143) et constituer un système D. Guignard aurait pu s’en tenir à la notion
élaboré de clientélisme, distribuant sans comp- juridique d’« excès de pouvoir » qui s’applique
ter postes de fonctionnaires et faveurs mul- à une décision administrative dont la légalité
tiples. L’ampleur des enjeux explique celle des est contestée ; il aurait pu remarquer que la
fraudes électorales. notion a été théorisée à l’époque même qu’il
L’étude de ces conditions objectives de étudie, dans un contexte de renforcement du
possibilité de l’abus se complète d’une socio- droit administratif. C’est Édouard Laferrière
logie des acteurs locaux, fonctionnaires et élus, (1841-1901), gouverneur général de l’Algérie

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à partir d’une description très utile des profils entre 1898 et 1900, après avoir été vice-président
d’ascension sociale, autorisés par la situation du Conseil d’État de 1886 à 1898, qui a pré-
algérienne, ainsi que du recrutement et des senté une première définition de l’excès de
pratiques des auxiliaires indigènes. L’auteur pouvoir dans le cadre de la classification des
procède également à une sociologie des acteurs contentieux administratifs proposée, en 1887,
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de la crise anti-juive à la fin du siècle, jusqu’alors dans son Traité de la juridiction administrative et
mal connue. des recours contentieux 1, qui constitue une réfé-
Enfin, l’analyse s’ouvre sur une description rence pendant un demi-siècle. On peut regret-
de la « crise de la colonisation » qui marque le ter que l’histoire intellectuelle de cette notion
tournant du siècle. Didier Guignard examine soit absente de l’ouvrage.
à la fois les « ressorts de l’indignation métropo- L’auteur a donc eu l’ambition, tout à fait
litaine » (il prend en compte la « concaténation louable, d’aller au-delà de la simple définition
de scandales », p. 35), l’activisme des milieux juridique de l’abus, mais il n’a pas su toujours
nationalistes et antisémites, en métropole maîtriser les difficultés qui découlent de cette
comme en Algérie, et le contexte de l’affaire décision. La première concerne justement le rôle
du Panama ou de l’affaire Dreyfus, dans lequel du droit dans les pratiques abusives, présenté
la question algérienne peut apparaître comme de manière hésitante : « le droit tantôt combat,
un dérivatif opportun. Mais, à partir de 1903, tantôt légitime l’abus » (p. 70). On l’a dit, selon
un « silence » s’établit progressivement sur D. Guignard, le cadre juridique colonial favorise
l’abus : la menace séparatiste que représentent l’abus, non seulement parce qu’il est peu contrai-
les milieux anti-juifs en Algérie, qui n’hésitent gnant, mais aussi parce qu’il contient des normes
pas à associer les populations indigènes à proprement abusives. Cette démonstration sup-
leur contestation de la République, ainsi que pose une définition morale de l’abus. Son corpus
la remise en cause du discours civilisateur, et est pourtant entièrement constitué des seules
donc de la légitimité coloniale, conduisent au « affaires » qui ont laissé une trace dans la sphère
ralliement des milieux parlementaires à la du droit : sanctions contre des élus municipaux,
colonisation, scellé par le voyage présidentiel contentieux fiscal, recours électoraux auprès du
du lénifiant Émile Loubet au printemps 1903. Conseil d’État, dénonciations ayant donné lieu
Malgré ces développements sur les méca- à une enquête administrative sont ici utilisés,
nismes du changement d’échelle de l’abus en bonne logique durkheimienne – mais sans le
algérien, du « scandale local » à l’affaire portée dire –, pour saisir « la limite du permis » (p. 14).
à la une des journaux nationaux, D. Guignard De cette première hésitation découle une
reste flou sur la question de la « singularité deuxième difficulté : l’auteur, dont le ton reste
algérienne » : il note parfois un « écart entre la modéré, en arrive à faire entrer dans sa défini-
métropole et l’Algérie » (p. 81) sur ce qui fait tion de l’« abus » des pratiques qui définissent
268 scandale et, à d’autres moments, « l’étroitesse la colonisation même en Algérie. Par exemple,
HISTOIRE POLITIQUE

pour expliquer une interaction au cours de Sol Serrano


laquelle un receveur reçoit avec mépris la ¿Qué hacer con Dios en la República?
requête d’un indigène, il évoque « la déposses- Política y secularización en Chile (1845-1885)
sion foncière orchestrée par l’État, l’omni- Santiago, Fondo de Cultura económica,
potence consécutive de l’administration sur les 2008, 375 p.
transactions immobilières, le coût possible en
temps et en argent pour de telles démarches, le « Que faire de Dieu dans la République ? »
faible taux de scolarisation indigène [...] comme Sous ce titre provocateur, Sol Serrano évoque
l’apprentissage facultatif des langues indigènes les conséquences politiques et religieuses du
dans la fonction publique » (p. 83). Or qu’est- grand paradoxe de l’histoire du catholicisme
ce que la colonisation en Algérie sinon « une en Amérique latine au XIXe siècle. Contraire-
dépossession foncière orchestrée par l’État » ment à la Révolution française, les révolutions
et, au sens le plus fondamental, un « abus de d’indépendance des années 1810 n’ont pas
pouvoir » ? rompu avec la religion. Elles donnent naissance
Enfin, l’absence de réflexion sur la multipli- au contraire à des « Républiques catholiques »
cité des systèmes normatifs à partir desquels où l’État, représentant d’un peuple souverain

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des pratiques peuvent être qualifiées d’abu- qui confond citoyenneté et catholicité, est
sives conduit l’auteur à se méprendre sur la constitutionnellement le garant de la publicité
vision des victimes. Certes, il évoque des pra- et de la splendeur du culte comme de l’exclu-
tiques de contestation qui passent par la dissi- sivité catholique dans ce domaine. Dans un tel
mulation, la fuite, voire les crimes contre les
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contexte, la question de la sécularisation de


auxiliaires de l’État colonial, ou encore les
l’espace public ne se résume pas à l’affronte-
plaintes des indigènes, plus nombreuses avec
ment politique et juridique entre l’« Église » et
le temps. Pourtant, sans distance critique ni
l’« État », simplification sous laquelle l’historio-
par rapport à sa propre définition, toujours
graphie – libérale aussi bien que catholique –
implicite, de l’abus, ni par rapport au discours
la présente encore trop souvent.
colonial, il évoque « un héritage indigène » de
l’abus (p. 89) et identifie « le soff, la b’chara et Envisager l’histoire de la sécularisation de
la twiza » comme des « institutions facilita- l’État « depuis la perspective de la religion,
trices d’abus » (p. 95). Sans prendre suffisam- de ses multiples acteurs institutionnels et
ment au sérieux le sénateur Pierre Isaac qui sociaux, de leurs réactions, changements et
remarquait, en 1888, que « beaucoup de sujets adaptations » (p. 17), l’envisager comme un
de plainte [...] nous resteront probablement très « processus » et non comme un « progrès » ou
longtemps inconnus », l’auteur évoque égale- une « ruine », tel est le propos. Il en résulte un
ment, comme facteur de la résignation appa- ouvrage qui, foisonnant de données puisées
rente de certaines couches de la population dans nombre d’archives inédites, est ordonné
indigène, « la soumission à la volonté de Dieu » par l’analyse de binômes conceptuels clés qui
« en pays d’Islam » (p. 99). Il se rapproche de traduisent les dilemmes des acteurs politiques,
fort anciennes représentations orientalistes et ecclésiastiques et sociaux. Comment se pense
oublie que l’absence de preuve n’est pas la et se matérialise la séparation entre le poli-
preuve d’une absence : il aurait tiré profit des tique et le religieux, le spirituel et le temporel,
suggestions de James Scott sur les formes dissi- le public et le privé, l’État et la société civile,
mulées de la résistance des subalternes 2. dans un monde qui, issu de la monarchie
catholique et, au début de la période, encore
EMMANUELLE SAADA plongé dans les coutumes de la piété la plus
baroque, est totalement étranger à ces dicho-
1 - Édouard LAFFERIÈRE, Traité de la juridic- tomies constitutives de la modernité politique ?
tion administrative et des recours contentieux, Paris, La religion, au sens large, est considérée ici
Berger-Levrault, 1887-1888, 2 vol. comme un acteur à part entière – et non comme
2 - James C. SCOTT, Domination and the Arts of une victime – du processus qui conduit à défi-
Resistance: Hidden Transcripts, New Haven, Yale nir, par tâtonnements, débats et conflits succes-
University Press, 1990. sifs, ces frontières décisives. La sécularisation 269
COMPTES RENDUS

y apparaît comme « un fait social total », où la pas l’habitude de rendre des comptes à l’évêque,
géographie physique et humaine, la démogra- de couvents dont le despotisme éclairé de la
phie, le genre, l’histoire religieuse et celle du fin du XVIIIe siècle n’a pas entamé l’autonomie.
politique sont mobilisés pour éclairer conjoin- Les chapitres II et VIII mettent en lumière
tement, loin de toute perspective téléologique, magistralement le processus de centralisation
les mutations du catholicisme chilien après et d’institutionnalisation territoriale de l’Église
l’Indépendance. Dans le quasi-désert historio- chilienne mis en œuvre par Valdivieso – non
graphique de l’histoire proprement religieuse sans difficultés. Car le territoire lui-même
de l’Amérique latine du XIXe siècle, l’auteur est un problème, dans un diocèse de plus de
réunit pour la première fois des données numé- 67 000 km2 qui compte en 1854 67 paroisses,
riques et s’appuie sur des statistiques pour dont huit seulement, celles de Santiago et
aborder aussi bien l’évolution des pratiques Valparaíso, peuvent être considérées comme
sacramentelles que celle des sociabilités catho- urbaines, et où la population rurale est très
liques ou des institutions ecclésiastiques. majoritairement dispersée. C’est de christiani-
La période couvre les années du long man- sation et d’administration ecclésiale, non de
dat (1845-1878) de Rafaël Valentin Valdivieso, sécularisation, qu’il est question, puisqu’il

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premier archevêque du diocèse de Santiago, s’agit d’instaurer la paroisse comme cadre fixe
cadre géographique de l’étude, et celles du de la vie religieuse, de bureaucratiser les rela-
conflit religieux (1873-1886) qui oppose des tions hiérarchiques entre curés et curie épisco-
gouvernements libéraux à l’archevêché, aux pale – par l’usage de la correspondance, des
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élites catholiques et, de manière plus feutrée, rapports écrits, bientôt de l’imprimé périodique
à la Curie romaine. Le conflit religieux, où (le Bulletin ecclésiastique) –, d’atteindre les
s’affrontent sur le terrain politique, mais aussi fidèles les plus lointains par l’organisation de
social, partisans et opposants de la laïcisation « missions » pastorales et sacramentelles qui,
juridique, n’apparaît au Chili que tardivement, à partir des années 1870, sont aux mains des
contrairement aux cas mexicain ou colombien. rédemptoristes et des assomptionnistes d’ori-
Tout d’abord parce que, dans les premières gine française.
décennies de l’indépendance, les conserva- Ce faisant, il apparaît rapidement à cet
teurs au pouvoir, héritiers du patronat royal sur archevêque issu de la culture régaliste que
l’Église, partagent avec la hiérarchie ecclé- la romanisation est le moyen le plus sûr d’éta-
siastique et les élites l’idée que la religion est blir son autorité sur un clergé régaliste, de
nécessaire au maintien de l’ordre social et défendre les prérogatives de l’Église face au
moral ; le pragmatisme l’emporte de part et contrôle étatique, en somme d’instaurer sa
d’autre dans ce contexte « régaliste » où l’inter- souveraineté spirituelle dans une république
vention de l’État dans les affaires de l’Église catholique qui est aussi un État-nation. Une
fait partie, comme sous la monarchie, des attri- première frontière se dessine ainsi, entre spiri-
butions régaliennes, mais aussi d’une culture tuel et temporel, non sans conflits ponctuels à
politique qui ne fait pas de différence entre l’occasion desquels se définissent des compé-
vie civile et religion et est acceptée par la majo- tences juridictionnelles différenciées. L’ultra-
rité du clergé. Ensuite, et peut-être surtout, montanisme chilien n’est pas un intégrisme : il
en raison de l’insigne précarité institutionnelle est porté par une hiérarchie au républicanisme
de l’Église, qui contraste avec sa puissance sym- proclamé, par un Parti conservateur qui, à par-
bolique et avec la vitalité des formes sociales tir de 1857, fait des « libertés de l’Église » son
traditionnelles de la piété. cheval de bataille et que seule la défense de
Lorsque Valdivieso entre en charge, le tout l’exclusivisme catholique distingue du catholi-
nouvel archevêché, pourtant héritier d’un vieil cisme libéral d’un Montalembert, surtout par
évêché, n’a ni archives, ni palais épiscopal, ni les réseaux catholiques de l’élite aristocra-
même un secrétariat. L’« Église » n’est qu’un tiques de Santiago. Le chapitre III montre
composé hétérogène et peu territorialisé de « l’enracinement social du culte » sous la forme
vieilles corporations, de paroisses dont les curés, des confréries, modèle corporatif issu de
270 pas nécessairement issus du séminaire, n’ont l’Ancien Régime, qui n’entre vraiment en crise
HISTOIRE POLITIQUE

qu’à l’extrême fin de la période. Dans leur cas, toriographie religieuse et politique française,
le processus de sécularisation passe par la dis- mise au service de la construction d’une his-
tinction, voulue aussi bien par le Code civil et toire très novatrice dans le contexte chilien
sa définition de la propriété individuelle que et latino-américain, notamment parce qu’y
par une hiérarchie soucieuse de cantonner le affleure en permanence l’usage du compara-
religieux au culte, entre leurs fonctions pieuses tisme comme instrument d’analyse et de com-
et la gestion de leurs biens matériels – tension préhension des singularités nationales.
résolue par l’apparition des sociétés de secours
mutuels, dont l’initiative vient des corps de ANNICK LEMPÉRIÈRE
métier mais dont l’inspiration émane des
confréries.
Le chapitre IV aborde frontalement la thèse
centrale de l’ouvrage, à savoir que le processus Taline Ter Minassian
de sécularisation résulte largement de muta- Reginald Teague-Jones.
tions internes aux pratiques religieuses, dès Au service secret de l’Empire britannique
lors que les élites catholiques transitent d’elles- Paris, B. Grasset, 2012, 460 p. et 8 p.

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mêmes du vieux corporatisme des confréries de pl.
vers l’instrumentalisation de tous les moyens
disponibles dans l’espace public moderne, la Taline Ter Minassian, historienne de la Russie
presse et l’opinion, l’associationnisme à visée et du Caucase, poursuit ici son projet de
lecture de la Russie impériale et soviétique
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sociale (bienfaisance et réseaux d’aide sociale)


ou militante, mis au service de la défense de à travers l’histoire de ses marges sud. Dans
la religion. C’est le dynamisme des catholiques une démarche qui confronte le local et le glo-
dans l’espace public moderne qui explique bal, son propos est d’extraire les phénomènes
l’intensité et le caractère massif de leurs mobi- identitaires de leurs cadres ethniques et natio-
lisations à l’époque du conflit religieux. Les naux et de les interpréter comme des facteurs
débats parlementaires, la presse et les péti- de concurrences impérialistes à l’époque colo-
tions qui accompagnent les réformes concer- niale, inscrits dans une fresque du « grand jeu »,
nant la sécularisation des cimetières, les lois ou de la compétition de la région-frontière entre
sur le mariage et l’état civil, la tolérance des l’Inde, le Pakistan actuel, l’Iran et l’Afghanistan,
cultes, sont mis à profit par S. Serrano pour et de l’espace géopolitique qui l’englobe. Elle
expliciter l’idéologie à l’œuvre derrière les pra- réussit ce défi en reconstruisant la biographie
tiques et les stratégies déployées par le camp de Reginald Teague-Jones (1889-1988), alias
laïcisateur et ses opposants pour définir au Ronald Sinclair, agent russophone chargé des
mieux de leurs intérêts les nouvelles frontières missions en Asie centrale et en Transcaucasie,
du public et du privé, de l’État et de la « société impliqué dans la lutte contre les bolcheviks
civile » dans laquelle les catholiques évoluent sur le front transcaucasien et transcaspien en
désormais avec la même aisance que les libé- 1917-1920, et désigné par les autorités sovié-
raux. tiques comme le coupable principal de l’exé-
L’espace manque pour aborder en détail cution des vingt-six commissaires de Bakou.
d’autres apports, tout aussi essentiels – on men- Le livre suit l’itinéraire de l’agent aux
tionnera pourtant l’exceptionnel chapitre VI confins des empires russe, britannique et
qui lie la question de la sécularisation aux pra- ottoman grâce à la richesse de ses documents
tiques mortuaires et aux croyances, ou encore personnels. Aux manuscrits qu’il a déposés
la place faite, avec la forte présence des femmes à la bibliothèque de l’India Office s’ajoutent
dans le militantisme catholique, aux approches ses textes publiés 1, les dix-neuf bobines de
genrées. Passant avec aisance de l’échelle locale ses films et ses nombreuses photographies,
de la paroisse et des confins campagnards à conservées dans les fonds de l’Imperial War
celle, internationale, de la question romaine Museum. L’auteur confronte ces documents à
dans ses répercussions chiliennes, l’ouvrage d’autres fonds d’archives britanniques, notam-
s’appuie sur une connaissance intime de l’his- ment ceux de l’Indian Political Intelligence. 271
COMPTES RENDUS

Ces sources sont complétées par des entre- commence en 1910. Le deuxième chapitre
tiens avec des témoins des dernières années traite de cette période formatrice et liminaire
de la vie de Teague-Jones et avec les rares de son parcours, où l’on assiste à sa transforma-
historiens britanniques à s’être intéressés au tion en agent politique des services secrets,
personnage. Ce faisant, l’auteur attire l’atten- intégré dans l’Indian Political Service. Il y fait
tion sur tout un pan de sources britanniques l’expérience, sur le terrain, des complexités
peu connues en France. religieuse, sociale et linguistique de l’Inde et
Au centre de l’ouvrage se trouve une inter- y acquiert, en développant son regard, un cer-
rogation sur les enjeux de l’écriture d’une bio- tain savoir d’une « ethnographie participante »
graphie. La richesse des documents personnels, pratiquée par l’administration coloniale ; il
tout en étant un avantage, ne constituerait-elle apprend aussi le pachtou, le persan et « sans
pas aussi un piège que le personnage étudié doute quelques autres langues locales » (p. 87).
tendrait à l’historien, en essayant, d’outre- Ses carnets inédits datés de 1914-1915 décrivent
tombe, de « guider » son biographe. Consciente son service colonial dans ces régions straté-
de cette faille entre la surabondance de l’infor- giques et laissent entrevoir les enjeux liés à la
mation et sa partialité, l’auteur reconstruit avec maîtrise et au contrôle du territoire. En Inde,

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vigueur les divers contextes des activités de il se met à la photographie, réalisant de nom-
Teague-Jones, à l’aide d’une abondante biblio- breux clichés dont certains sont reproduits
graphie. Les villes sont essentielles à la narra- dans le livre. Ce chapitre met en évidence
tion tant elles jalonnent l’itinéraire de l’agent l’interpénétration des services de l’adminis-
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britannique : l’auteur s’attarde sur leur situa- tration coloniale et ceux des renseignements
tion démographique et ethnique de « ville- durant la guerre. L’auteur y souligne surtout
monde ». Ainsi découvre-t-on Bouchire, l’un la spécificité de la frontière, espace colonial
des ports maritimes de Perse, ville arabe et à part et terrain d’essais pour les missions en
africaine par sa population, mais aussi d’autres solitaire dans les régions musulmanes. Dans ce
cités comme Krasnovodsk, Bakou, Achkhabad, sens, d’autres notions auraient pu être repen-
Constantinople, Tiflis, Liverpool ou Saint- sées en profondeur, par exemple le « contrôle
Pétersbourg. La biographie est « resserrée » du territoire » qui est systématiquement évo-
autour d’une période relativement courte, de qué dans l’ouvrage. Le chapitre se conclut par
1914 à 1922, durant laquelle le service de une synthèse sur la place de la frontière indo-
Teague-Jones se déroule d’abord dans la afghane dans les relations russo-britanniques,
région du Pendjab, ensuite en Perse et dans illustrant la volonté de l’auteur de maintenir
le Caucase, puis dans l’espace transcaspien et juxtaposés deux plans d’analyse – le local et
transcaucasien, en Asie centrale. L’adminis- l’international –, ce qui constitue l’un des
tration coloniale civile et militaire est ainsi aspects remarquables de cet ouvrage.
présentée, d’une façon novatrice, comme le Le troisième chapitre porte sur les événe-
théâtre de l’action des services secrets. ments de 1917, où Teague-Jones est envoyé
Le lien qui s’établit entre Teague-Jones et dans la région du golfe Persique pour y contre-
la Russie remonte à son enfance marquée « par carrer l’influence allemande, incarnée notam-
le voyage et l’aventure » (p. 26) qui l’amène, ment par Wilhelm Wassmuss, un « Lawrence
en 1902, de Liverpool à Saint-Pétersbourg. allemand », que Teague-Jones a pour mission
Une digression sur l’école allemande de cette de capturer. Sur fond de « guerre des espions »,
ville qu’il fréquenta fournit des éléments l’auteur traite de la situation politique perse,
utiles aux chantiers actuels de l’historiographie où la menace d’un « djihad germanique » tient
sur la vie des étrangers en Russie. À Saint- les Britanniques en alerte. D’autres agents bri-
Pétersbourg, en janvier 1905, il est le témoin tanniques sont évoqués sur les marges ainsi
du « Dimanche rouge » meurtrier qu’il décrit que leurs alter ego allemands. Mais la pré-
trente ans plus tard comme son souvenir le sentation que fait l’auteur suscite des interro-
plus impressionnant. gations sur le rôle et l’unicité de ce groupe
Le service indien de Teague-Jones, dans les traversé par des liens de solidarité. Il aurait été
272 zones tribales du Pakistan actuel, le Pendjab, utile d’interroger les formes de savoir orienta-
HISTOIRE POLITIQUE

liste véhiculé par ces agents : sur les méthodes juillet 1920, la Grande-Bretagne abandonne
de sa collecte (l’auteur évoque une ethno- le Caucase, mais elle y laisse nombre de ses
graphie politique), ses modèles, sa portée. agents pour des missions de renseignements,
Le quatrième chapitre évoque la mission y compris Teague-Jones. À partir de 1922, ce
de Teague-Jones au Turkestan russe en 1918, dernier devient un agent informel financé par
où l’agent secret multiplie les déplacements les réseaux privés du renseignement britan-
entre Bakou, Krasnovodsk et Achkhabad afin nique ; il s’éloigne des affaires touchant direc-
d’empêcher l’expansion communiste ainsi que tement à l’URSS. La narration, elle aussi, quitte
les actions turque et allemande. Représentant son point culminant pour résumer, dans les
politique de la Grande-Bretagne auprès de deux derniers chapitres, plusieurs décennies
l’éphémère gouvernement transcaspien, dirigé des missions de l’agent entre l’Inde et le
par les mencheviks et par les SR, membres du Moyen-Orient, l’Afrique de l’Est et l’Asie du
parti socialiste révolutionnaire, il participe à Sud-Est. L’auteur souligne les interdépen-
leurs côtés à la guerre contre les Rouges, cette dances entre les services secrets britanniques
« guerre des rails » dont le théâtre est essen- et le milieu des banques et de la finance, illus-
tiellement les chemins de fer. L’auteur déve- trant le caractère mercantile et commercial de

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loppe, à cette occasion, l’idée novatrice d’une l’impérialisme britannique. Il est à regretter
implication des agents de l’Entente sur les que les mondes universitaires soient absents
fronts de la guerre civile, soulignant l’« impro- de ces réseaux : quelques interrogations au
visation » (p. 163) de ces quelques individus sujet des liens entre les renseignements et les
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solitaires que la puissance britannique laissa milieux orientalistes coloniaux auraient été
sur le terrain. les bienvenues.
Le cinquième chapitre traite de la mission Teague-Jones observe le crépuscule de
de Teague-Jones à Bakou en 1919. T. Ter la puissance coloniale britannique et l’arrivée
Minassian tente d’élucider son rôle dans l’exé- de l’indépendance de l’Inde en 1947 depuis
cution des vingt-six commissaires en septembre l’Amérique, où il reprend un service officiel
1918 et mène une double enquête : elle réta- dans un système anglo-américain de rensei-
blit la succession des événements, mais suit gnement, tout en étant consul britannique à
aussi, pas à pas, l’élaboration de la légende New York chargé « des questions indiennes,
soviétique qui transforma l’agent britannique juives et communistes », de 1944 à 1950. Ses
en un symbole de l’impérialisme britan- correspondances postérieures attestent de
nique, notamment à travers le cinéma et son intérêt continu pour la frontière afghano-
l’iconographie. La destruction violente de pakistanaise et de sa méfiance à l’égard du rap-
ces images à l’époque postsoviétique donne prochement entre l’URSS et l’Afghanistan. Le
à réfléchir sur la facilité avec laquelle les livre se termine par le constat de la difficulté
pulsions identitaires investissent les terrains à percer à jour l’intimité du personnage.
liés aux mémoires. Au cœur de la narration se Cependant, grâce à cette biographie, nous
trouve l’histoire tragique de la ville de Bakou découvrons des pans entiers de l’histoire de
en 1918-1920 : ville cosmopolite, elle devient pays situés aux marges des grands empires
le théâtre de massacres de masse, tandis que la mais néanmoins au centre de leurs concur-
guerre civile se transforme en guerre ethnique rences. Elle nous rend également sensibles au
urbaine. Ainsi narrée comme une intrigue poli- rôle des acteurs peu connus et souvent invi-
cière, l’histoire de l’exécution des commis- sibles des politiques internationales, obligeant
saires se lit comme l’une des manifestations à considérer l’influence de ces réseaux secrets
d’un drame social et national. qui se confrontèrent dans les luttes autour des
En 1919, l’agent secret suit la retraite des frontières coloniales.
armées blanches jusqu’à Constantinople en
qualité de chargé de liaison des Britanniques, ANNA PONDOPOULO
avec le général Piotr Nikolaïevitch Wrangel
notamment ; il assiste ainsi au démantèle- 1 - Reginald TEAGUE-JONES, Adventures in Per-
ment des forces russes rescapées. À partir de sia, Londres, Gollancz, 1988. 273
COMPTES RENDUS

Alexandre Sumpf 1926. Le deuxième chapitre prolonge cette


Bolcheviks en campagne. Paysans et éducation histoire institutionnelle par l’étude du réseau
politique dans la Russie des années 1920 naissant du Glavpolitprosvet. Confrontés à l’hé-
Paris, CNRS Éditions, 2010, 412 p. ritage tsariste, les bolcheviks veulent imposer
une « verticale du pouvoir », sans cependant y
Afin d’éviter toute méprise, il n’est pas inutile parvenir. Le réseau est incomplet, déséquili-
d’apporter d’emblée deux précisions. Pre- bré, privé de moyens et tributaire des relations
mièrement, cet ouvrage n’est pas une mono- personnelles. Aussi la stratégie en matière
graphie sur la paysannerie russe. Son objet est d’éducation politique dans les provinces
autre, puisqu’il est d’étudier l’éducation poli- s’avère-t-elle davantage initiée par les respon-
tique dans les campagnes moscovites durant sables locaux que par la hiérarchie du Glavpolit-
les années 1920. Quiconque a travaillé sur prosvet.
cette période et cherché à voir comment les La deuxième partie déplace l’analyse vers
bolcheviks avaient imposé leur autorité à la l’« isba-salle de lecture » ou « isba-bibliothèque »,
population rurale ne peut que se réjouir de
traductions auxquelles Alexandre Sumpf pré-
la publication de ce livre dense, précis et

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fère le néologisme russe izba-tchital’nia. Le
bien documenté grâce à un bel ensemble de
premier établissement de ce type serait né à
sources. Deuxièmement, cette histoire sociale
Oufa en 1915 à l’initiative de l’assemblée locale
de l’État soviétique n’est pas celle de la propa-
du gouvernement (zemstvo), avant que le
gande qui, l’introduction le précise, doit être
modèle ne se répande en Russie. Sa généa-
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distinguée de l’éducation politique, même si


logie paraît remonter à la maison du peuple
les deux entretiennent des liens étroits : « La
qui a vu le jour à la fin du XIXe siècle sous
propagande doit permettre à chacun de prendre
l’impulsion des « populistes » et dont le but
conscience de son appartenance originelle à
était d’éclairer la population. Invention pré-
la collectivité qui se construit autour de lui.
L’éducation politique se donne, elle, pour révolutionnaire, l’izba-tchital’nia est placée au
objectif le développement de la raison indivi- cœur du dispositif d’éducation politique à
duelle, l’agrégation consciente à cette collec- compter de 1924. C’est l’un des objectifs du troi-
tivité, lieu de la koul’tournost’, c’est-à-dire du sième chapitre que de décrire les missions qui
savoir et du savoir-vivre » (p. 13). sont les siennes. D’après Nadejda Kroupskaïa,
Suivant une progression thématique, l’ou- elle représente « la somme de toutes les formes
vrage est organisé autour de trois parties qui d’institutions éducatives à la campagne » (citée
mobilisent, chacune, une échelle d’analyse p. 114). Elle doit être l’instrument de la diffu-
spécifique. La première pose le cadre général. sion de l’idée de progrès et de la transformation
Le premier chapitre retrace l’histoire de la du mode de vie. Le quatrième chapitre cherche
Direction générale de l’éducation politique, le à préciser la place que les izby-tchital’ni occupent
Glavpolitprosvet, de sa création en novembre réellement à la campagne, par-delà l’image
1920 à sa fermeture en 1930. Cette institution d’organisation et de dynamisme diffusée par le
fonctionne sous la double tutelle de l’État (le pouvoir. En réalité, lorsqu’elles existent, elles
Commissariat à l’éducation, le Narkompros) rencontrent d’importants problèmes d’entre-
et du Parti (le Département d’agitation et de tien et de fonctionnement qui témoignent
propagande, l’Agitpropotdel). Les premières des limites du projet soviétique. Il leur est
années de son existence sont marquées par en conséquence fort difficile de répondre aux
une indétermination quant au rôle qui doit « besoins culturels » de la population pay-
être le sien, mais qui vient à se préciser au sanne, abordés dans le cinquième chapitre.
travers des conflits de compétence l’opposant Ceux-ci ont été définis par le biais d’une
aux organes de propagande de l’armée puis du approche scientifique tributaire d’une vision
Parti. En 1924, son fonctionnement se norma- passéiste de la paysannerie, considérée comme
lise et une brève période d’apogée débute, qui inculte et arriérée. D’où les deux grands chan-
ne dure guère plus de deux ans, car l’institu- tiers de l’éducation politique qui concernent
274 tion entre dans une phase de crise à partir de l’alphabétisation et l’agronomie.
HISTOIRE POLITIQUE

La dernière partie du livre s’intéresse aux dysfonctionnements dans les archives et les
éducateurs politiques et, plus particulièrement, conséquences qu’elle ne peut manquer d’avoir
aux responsables des izby-tchital’ni : les izbatchi. sur l’opération historiographique et l’écriture
Méfiante à l’endroit des paysans, la hiérarchie de l’histoire. Aussi son récit renvoie-t-il en
du Glavpolitprosvet préfère recruter parmi les permanence à l’échec. Réside ici la principale
instituteurs, les membres des Jeunesses com- limite de l’ouvrage qui, ce faisant, nous invite
munistes et les soldats démobilisés. La forma- à une entreprise stimulante : approfondir la
tion et la culture des éducateurs politiques réflexion méthodologique en vue d’échapper
sont abordées dans le sixième chapitre. Les aux pièges tendus par la documentation.
enseignements proposés s’avèrent souvent
très théoriques. Destinés à former les éduca- GRÉGORY DUFAUD
teurs politiques ou à améliorer leurs compé-
tences, ils ont aussi pour but de s’assurer de
leur fidélité au régime et au poste. Mais le
Stéphanie Roulin
turn-over reste important et l’incompétence du
Un credo anticommuniste. La Commission

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personnel ne cesse d’être dénoncée dans les
Pro Deo de l’Entente internationale
rapports. Qu’est-ce qui pousse un individu à
anticommuniste ou la dimension religieuse
embrasser la carrière d’izbatch ? C’est ce à quoi
d’un combat politique (1924-1945)
entend répondre le dernier chapitre qui insiste
Lausanne, Antipodes, 2010, 517 p.
sur la variété des choix personnels, tout en
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soulignant le désir de devenir fonctionnaire.


Stéphanie Roulin présente ici la publication
En raison même de la diversité des parcours,
intégrale de sa thèse de doctorat soutenue en
les éducateurs politiques ne forment pas un 2009 et consacrée aux réseaux religieux liés
groupe social homogène, unis par une culture à l’Entente internationale anticommuniste
professionnelle. Pour A. Sumpf, ils ne repré- (EIA), une organisation sise à Genève, active
sentent pas une solide « base sociologique » essentiellement de 1924 à 1945. L’auteure
pour le régime. s’intéresse également à la commission Pro
L’intérêt du livre réside indéniablement Deo, fondée en 1933, officiellement distincte
dans sa grande richesse et sa portée qui va au- de l’EIA mais dont les acteurs, les actions et
delà de l’éducation politique. Y sont en effet les réseaux sont similaires. L’auteure a pu
décrits le fonctionnement institutionnel d’une bénéficier d’un cadre stimulant, sa recherche
instance gouvernementale, les moyens octroyés, s’intégrant à un projet collectif sur l’EIA sou-
le poids des héritages de l’Ancien Régime, tenu par le Fonds national suisse et dirigé par
les représentations associées à la paysannerie, Mauro Cerutti et Jean-François Fayet 1. Dans
les méthodes de mobilisation dans les cam- ce contexte historiographique, S. Roulin a
pagnes, ainsi que les modalités de recrutement clairement défini ses objectifs : d’une part,
des éducateurs politiques et les possibilités « enrichir l’analyse de l’‘anticommunisme de
d’ascension sociale qui leur sont offertes. valeurs’ des années 1920 et 1930 en Suisse et
Cependant, A. Sumpf ne satisfait qu’en partie en Occident, en montrant comment s’arti-
l’objectif qu’il s’est assigné dans l’introduc- culent les dimensions religieuse et politique
tion, à savoir proposer « une lecture rénovée dans [l]es représentations et [l’]argumentaire »
du système soviétique des années 1920 » (p. 14). de ces organisations et, d’autre part, « clarifier
Ainsi, bien qu’il prétende la mettre à distance, les positions ainsi que les liens organisation-
il ne parvient jamais réellement à dépasser la nels et personnels tissés entre les réseaux de
vision d’une paysannerie retardée et rétive à l’EIA et de Pro Deo, en [se] concentrant en
la greffe soviétique. Or cette image négative particulier sur les milieux confessionnels »
pèse sur l’analyse qui, de surcroît, n’échappe (p. 427).
pas à l’opposition intention/réalité. Si A. Sumpf Pour répondre à ces questions, l’auteure a
prend grand soin de critiquer ses sources, nulle exploité le riche fonds d’archives et d’im-
discussion n’est menée sur l’omniprésence des primés de l’E IA ainsi que les mémoires du 275
COMPTES RENDUS

docteur Georges Lodygensky (cofondateur de participation de représentants d’autres religions


l’EIA et personnalité clé de Pro Deo) rédigées étant rapidement abandonnée), fonctionne
dans les années 1960 2. Cependant, au-delà surtout comme une plate-forme d’échange d’in-
de ces sources produites par les organisations formations et d’actions. Enfin, la quatrième
étudiées, S. Roulin a approfondi sa recherche partie s’intéresse à l’attitude de l’EIA et de Pro
essentiellement dans deux directions. D’un Deo face au nazisme et à la Seconde Guerre
côté, les archives publiques suisses et alle- mondiale : si les années 1930 sont étudiées
mandes permettent de mieux connaître les dans le détail, les années 1940 sont un peu
enjeux politiques des actions de l’EIA et de Pro sacrifiées, notamment l’importante question
Deo. D’un autre côté, les archives de certaines de l’élection du patriarche Serge en 1943,
institutions religieuses ont été sollicitées : les qui inaugure un renouveau de l’action inter-
archives jésuites en Suisse et à Rome et les nationale de ce patriarcat. Les annexes, assez
archives vaticanes. Ces croisements de sources succinctes, comprennent notamment la liste
conduisent l’auteure à des développements des conférences de l’EIA de 1924 à 1939 et
très intéressants notamment sur l’Allemagne celle des sessions de Pro Deo de 1933 à 1938.
(sur les liens avec l’Antikomintern financé L’ouvrage est complété par un index des noms

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après 1933 par le ministère de la Propagande) de personnes et un autre, intéressant, des orga-
ou les relations avec le Saint-Siège. On regrette nisations. On regrette l’absence de table des
cependant que les sources mobilisées ne fassent illustrations qui aurait facilité le repérage de la
pas l’objet d’une argumentation plus serrée : riche iconographie de l’ouvrage.
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le lecteur peut ainsi se demander pourquoi Les apports de cette recherche sont variés
certaines archives genevoises (SDN) n’ont pas et montrent tout le profit que l’on peut tirer
été sondées. De même, le choix des archives d’une histoire religieuse qui manie l’histoire
religieuses étudiées – exclusivement catho- politique dans une dynamique à la fois sou-
liques – n’est pas clairement justifié. Enfin et cieuse des contextes nationaux et des logiques
surtout, le lecteur aimerait savoir si les archives internationales. Trois grands domaines peuvent
du Komintern (notamment les séries concernant être signalés : l’histoire de l’émigration russe,
l’Internationale prolétarienne des Sans-Dieu), des relations internationales et de l’anti-
dont l’EIA ambitionnait d’être un double en communisme.
négatif, comprennent des éléments sur ces En ce qui concerne l’histoire de l’émigration
questions politico-religieuses. russe, cette recherche apporte de nombreux
L’ouvrage, rédigé dans une langue efficace éléments à la fois sur certaines personnalités
et très pédagogique, est clairement structuré. (en particulier le docteur Lodygensky qui
Après une brève introduction, S. Roulin déploie représente dans les années 1920 la Croix-
quatre parties, avant de rappeler les apports Rouge russe – ancien régime – à Genève), sur
de sa recherche dans une forte conclusion. La la petite mais active communauté russe ortho-
première partie propose une introduction sur doxe de Genève ou encore sur certains mouve-
l’EIA, organisation souple mais aux ambitions ments comme le Mouvement des travailleurs
tentaculaires. La deuxième partie est consa- chrétiens russes (MTCR) créé en 1931. Au-delà
crée à l’action religieuse de l’EIA avant 1933, de ces éclairages ponctuels, l’ouvrage illustre
qui se déploie dans le domaine diplomatique les relations entre l’émigration russe et les
et dans celui de la « propagande », notamment élites conservatrices européennes, et surtout
à partir de 1929 lorsque commence la grande le rôle de relais joué par certains émigrés dans
campagne internationale de dénonciation des l’information sur la Russie soviétique et sur les
persécutions religieuses en URSS. La troisième répressions. En plus d’informations directe-
partie illustre la naissance de la commission Pro ment reçues d’URSS, les membres russophones
Deo en 1933 sous l’influence des catholiques de l’E IA ont assuré un travail colossal de
allemands en lutte contre la libre-pensée dépouillement et de traduction de la presse et
prolétarienne. Cette nouvelle organisation, d’ouvrages soviétiques.
formée de membres des trois principales Quant à l’histoire des relations inter-
276 confessions chrétiennes (l’hypothèse d’une nationales, cet ouvrage illustre les tentatives
HISTOIRE POLITIQUE

diplomatiques de l’EIA et de Pro Deo auprès erreurs et les échecs sont imputés à Alfred
de la SDN, les pressions exercées dans diffé- Rosenberg et à la franc-maçonnerie européenne).
rents pays européens et aux États-Unis pour Finalement, ce que l’EIA ne parvient jamais à
empêcher la normalisation des relations (diplo- prendre – et en ce sens la conclusion sur la
matiques, économiques...) avec l’URSS. L’un « posture de défense, marquée par la pauvreté
des intérêts de la démonstration est d’articuler du contenu constructif » (p. 439) caractéris-
toujours très fortement ces actions diploma- tique de l’EIA, est tout à fait pertinente –, c’est
tiques aux contextes nationaux, notamment en un tournant « totalitarien » qui lui aurait per-
ce qui concerne la Suisse et l’Allemagne. mis d’affiner sa lecture du système communiste
Enfin, S. Roulin apporte un éclairage pion- dans une perspective à la fois plus comparatiste
nier sur l’anticommunisme religieux. Si, dans et plus constructive. Il conviendrait probable-
le domaine de la propagande, l’action de l’EIA ment, pour mieux comprendre cette brisure,
et de Pro Deo a été souvent limitée par un de creuser plus nettement la question de l’anti-
manque de rapidité et de moyens, certaines sémitisme.
innovations sont à mettre à son actif comme
l’exposition anticommuniste organisée par Pro LAURA PETTINAROLI

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Deo en 1934 et qui fut imitée tant par l’Anti-
komintern allemand que par les jésuites à 1 - Michel CAILLAT et al. (éd.), Histoire(s) de
Rome. Par ailleurs, l’auteure montre bien com- l’anticommunisme en Suisse, Zürich, Chronos, 2009.
ment l’EIA et Pro Deo, qui sont des organisa- 2 - Georges LODYGENSKY, Face au communisme
(1905-1950). Quand Genève était le centre du mouve-
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tions non religieuses, sont parvenues à fédérer


ment anticommuniste international, Genève, Slatkine,
des acteurs, personnalités et réseaux religieux
2009.
capables d’agir en politique et de premier plan,
comme le Saint-Siège (toujours assez distant
malgré tout), le pasteur néerlandais Frederik Albert Kéchichian
Johan Krop ou encore Katharine Stewart- Les Croix-de-feu à l’âge des fascismes.
Murray, duchesse d’Atholl, première écossaise Travail, famille, patrie
au Parlement britannique. Seyssel, Champ Vallon, 2006, 399 p.
Cependant, pour des raisons différentes,
l’EIA et Pro Deo perdent certains contacts reli- Les Croix-de-feu ont été créées en 1927, au
gieux dans la seconde moitié des années 1930. lendemain de la violente manifestation de pro-
L’émergence d’un nouveau danger pour les testation contre l’exécution de Nicola Sacco et
Églises et la paix en Europe – le nazisme – est de Bartolomeo Vanzetti, soit une chronologie
en effet alors analysée de façon divergente par spécifique rapportée aux autres ligues. Elles
les chrétiens, qui s’étaient mobilisés contre se donnent d’abord pour une milice supplétive
le communisme dans les années précédentes. à laquelle la stabilisation diplomatique et
Alors que le pasteur Krop, francophile, prend financière de la France poincariste laisse,
progressivement conscience des infiltrations toutefois, peu d’espace. La crise économique
nazies au sein de Pro Deo, que la duchesse et la victoire du néo-cartel dessinent en
d’Atholl bascule carrément dans l’antifascisme revanche des perspectives nouvelles qui per-
à l’occasion de la guerre d’Espagne et que le mettent au colonel François de La Rocque de
Saint-Siège réfléchit à une condamnation dog- transformer ce qui n’était jusqu’alors qu’un
matique conjointe du culte de la race, de l’État « cercle de preux chevaliers », animés par une
et du communisme, l’E IA reste fidèle à ses mystique de l’honneur national, en mou-
sympathies pour le fascisme et le nazisme. vement de masse qui repose sur le projet de
Dans les années 1930, l’EIA ne dénonce jamais réconcilier grandeur nationale et progrès social
les persécutions religieuses en Allemagne et, et peut bientôt se targuer de centaines de mil-
même lorsqu’en 1940 elle évoque des simi- liers d’adhérents. La « posture sacrificielle »
litudes entre le bolchevisme et le « national- du mouvement, à l’origine de son succès,
bolchevisme néopaïen », elle ne remet jamais le désarme toutefois face à ses adversaires
en cause de façon globale le nazisme (dont les (comme, du reste, face à ses concurrents). Au 277
COMPTES RENDUS

lendemain du 6 février 1934, auquel les Croix- souffle de la prédication évangélique a contri-
de-feu ont massivement pris part sans que de bué à préserver les Croix-de-feu d’une dérive
La Rocque n’imagine franchir le Rubicon, le vers le fascisme ». Cette approche n’est pour-
mouvement est désavoué par les autres ligues tant pas au cœur d’un ouvrage qui privilégie
qui dénoncent sa pusillanimité. Après sa disso- résolument l’analyse des pratiques à l’œuvre
lution, effective en 1936, le mouvement doit et constitue d’abord et avant tout une utile
se transformer en parti (le Parti social français), contribution au débat sur la « culture de
quand il s’était précisément voulu une expres- guerre », et plus largement sur les formes du
sion du politique sans la politique, en s’assignant, politique quand la politique entre en crise.
selon les termes de l’auteur, de « mobiliser pour Elle apporte à cet égard des développements
dépolitiser » (p. 379). souvent neufs, quand bien même ce travail
Ce mouvement est au cœur des polémiques d’ampleur doit à l’antériorité de l’ouvrage de
initiées par les travaux de Zeev Sternhell rela- J. Nobécourt, pareillement fondé sur les
tifs à l’existence d’un fascisme français 1 , papiers du colonel de La Rocque, d’avoir été
relayées par un ouvrage collectif dirigé par quelque peu défloré.
Michel Dobry qui pourfend la thèse, assez L’ouvrage accorde une importance majeure

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majoritaire dans l’historiographie française, à la « mystique » du colonel, qui l’incite à
d’une « allergie française au fascisme » et se « mimer un monde dépourvu du droit et du
refuse à ne penser les crises qu’à partir de leur commerce, dans l’espoir de les rendre inutiles »
issue, pour n’accorder alors le label de « fas- (p. 379), dans un évident contretemps de la
cistes authentiques » qu’à ceux-là seuls qui modernité libérale triomphante, où les rela-
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l’auraient emporté 2. L’ouvrage prend appui tions entre individus et collectifs sont préci-
sur les travaux d’historiens anglo-saxons, sément régulées par les seules procédures du
dont Robert Soucy, qui conclut à l’existence droit et du commerce. Il se focalise principale-
d’un fascisme français, dont des Croix-de-feu, ment sur la forme du « mouvement », en rup-
puis le PSF feraient partie intégrante 3. Thèse ture avec les formes convenues du politique,
récusée par Antoine Prost qui invite à ne fournissant d’intéressants apports sur sa socio-
pas s’enfermer dans un débat nominaliste et logie et ses sections d’Alger, et montre com-
dépendant des définitions, nécessairement ment et pourquoi de La Rocque l’engage dans
évolutives, du fascisme 4. Certains des carac- une double voie originale, mais qui s’avère une
tères aujourd’hui tenus pour constitutifs du impasse. Un « en deçà caritatif » qui prend
fascisme, le parti unique en premier lieu, ne appui sur la tradition du christianisme social,
peuvent se retrouver que dans les fascismes permet une entrée des femmes dans le champ
au pouvoir. De même, et par définition, le politique ainsi redessiné et se perpétue dans
totalitarisme ne peut s’exprimer vraiment le PSF (extérieur au champ de l’étude). Mais,
avant la prise du pouvoir. Difficile dès lors de aussi bien, un « au-delà messianique » dont les
savoir si un parti qui n’est pas parvenu au pou- spectaculaires dramaturgies politiques visant
voir était ou non fasciste. À moins de s’en tenir, à asseoir une image de la force morale consti-
à l’égal de Z. Sternhell, à une histoire des tuent la meilleure expression. Au risque, effec-
idées, faisant peu de cas de leur réception tif quand adviennent les élections, de se situer
et des conjonctures qui l’autorisent ou, au dans un non-lieu politique condamnant à
contraire, la bornent étroitement. l’impuissance et dont le meilleur effet est
L’ouvrage d’Albert Kéchichian (qui reprend d’alimenter les craintes des antifascistes et de
la substance de son doctorat d’histoire) s’inscrit mieux les souder. Soit une réflexion à laquelle
dans ce débat réouvert. L’auteur, qui a pour- les analyses de la sociologie politique sur la
tant contribué à l’ouvrage dirigé par M. Dobry, césure, contemporaine, du champ militant et
se range ici aux côtés des témoins à décharge, du champ partisan pourraient bien faire écho.
à l’égal de Jacques Nobécourt dans son impo- L’ouvrage souffre un peu de s’interrompre
sante biographie du colonel de La Rocque 5 : quand les Croix-de-Feu se muent en PSF. En
« les fascistes ont voulu refonder l’unité de leur interdisant la réflexion sur les filiations mais
nation sur l’enthousiasme à livrer une guerre aussi sur les césures avec Vichy, quand bien
278 d’extermination. La fidélité de La Rocque au même elle est amorcée par l’analyse, de grand
HISTOIRE POLITIQUE

intérêt, de l’invention du tryptique Travail, un combat idéologique contre la laïcisation de


Famille, Patrie, promu à se substituer à celui la société, sa culture, mais également contre
de la République ; un tryptique dont il convient les idées modernes. Dossetti accepte les réno-
toutefois de rappeler qu’il désigne des valeurs vations de l’enseignement supérieur défen-
partagées par tous dans les années 1930, Front dues par l’université catholique, et notamment
populaire y compris, quand bien même la l’apparition de cursus autonomes dans le
nation se substituerait à la patrie et que la paix domaine des sciences sociales et politiques
devrait s’y adjoindre, pour mieux protéger ces puis de l’économie. Avec ses amis Amintore
valeurs communes. Fanfani – futur dirigeant de premier plan de
la DC – et Giuseppe Lazzati, il réfléchit à la
DANIELLE TARTAKOWSKY nécessaire adaptation de la pensée catholique
au monde moderne et à celle, non moins
1 - Zeev STERNHELL, La droite révolutionnaire, nécessaire, des idées politiques contempo-
1885-1914. Les origines françaises du fascisme, Paris, raines, singulièrement de la démocratie libé-
Éd. du Seuil, 1978. rale, au défi de la question sociale, que la crise
2 - Michel DOBRY (dir.), Le mythe de l’allergie économique et le chômage des années 1930

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française au fascisme, Paris, Albin Michel, 2003.
a rendue plus aiguë encore dans le monde
3 - Robert SOUCY, Fascismes français ? 1933-1939.
capitaliste développé. Le fil directeur et la rai-
Mouvements antidémocratiques, trad. par F. Chase et
J. Phillips, Paris, Éd. Autrement, [1995] 2004.
son profonde de son engagement politique
4 - Ibid., préface d’Antoine Prost, p. 11-19. résident dans cette conviction que le défi des
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5 - Jacques NOBÉCOURT, Le colonel de La Rocque régimes totalitaires aussi bien que le désespoir
(1885-1946) ou Les pièges du nationalisme chrétien, social dont ils sont la conséquence obligent
Paris, Fayard, 1996. à imposer un adjectif au substantif de démo-
cratie : la démocratie substantielle, une ver-
sion dossettienne de la démocratie sociale et,
Enrico Galavotti plus exactement, une application des théories
Il Professorino. Giuseppe Dossetti tra crisi personnalistes à la démocratie. Dossetti tente
del fascismo e costruzione della democrazia ainsi de nourrir la nouvelle Constitution qu’il
1940-1948 a appelée de ses vœux – c’est un républicain
Bologne, Il Mulino, 2013, 886 p. convaincu – de ces théories nouvelles où, si
l’influence de Jacques Maritain et d’Emmanuel
Après avoir consacré un volume aux années de Mounier se fait sentir, pénètre également l’ex-
formation de Giuseppe Dossetti, l’un des plus périence de l’économie corporatiste du régime
influents dirigeants de la Démocratie chré- fasciste, qui a tant marqué la génération des
tienne (D C ) après la Seconde Guerre mon- économistes partisans du maintien de la régu-
diale 1, Enrico Galavotti aborde les débuts de lation étatique après la guerre.
l’engagement politique du juriste d’origine Dossetti entre donc dans la Démocratie
génoise, depuis l’entrée en guerre de l’Italie chrétienne avec des idées bien arrêtées
fasciste jusqu’aux élections législatives du concernant le rôle original que devrait jouer
18 avril 1948, triomphe de la DC. un parti catholique dont il a, dans un premier
Le 10 juin 1940 détermine la prise de temps, rejeté l’idée. Question de génération
conscience de Dossetti à l’égard du caractère sans doute. Né en 1913, Dossetti n’a pas connu
néfaste du régime, sa prise de distance d’abord la démocratie libérale, l’expérience du Parti
intellectuelle, sans réelle implication dans des populaire italien (lointain ancêtre de la DC). Il
activités antifascistes, avant que les débuts ne partage ni l’engagement, ni les convictions
de la « guerre civile » l’amènent à s’engager de la vieille garde du P PI – Luigi Sturzo
dans la Résistance. Diplômé en droit de l’uni- excepté, resté à gauche – dont Alcide De
versité de Bologne, Dossetti a continué ses Gasperi est le chef de file. Entre le président
études à l’université catholique de Milan, fon- du Conseil de 1945 à 1953 et le futur leader de
dée après la Première Guerre mondiale par la gauche démocrate-chrétienne, l’opposition
Agostino Gemelli, prêtre franciscain qui mène est forte. De Gasperi est un politique avoué 279
COMPTES RENDUS

– Dossetti est tout aussi « politique », mais que quelques mots à dire sur sa réflexion
inavoué – libériste, à savoir partisan d’une concernant l’Église et l’antisémitisme ? Si
orthodoxie monétariste, sensible surtout à Dossetti a créé un courant très influent qui ne
l’héritage des théories, de la pratique comme dit pas son nom, pourquoi ne pas s’attarder
de l’expérience de la classe dirigeante libérale plus sur la construction de son réseau, certaine-
d’avant 1922. De Gasperi veut un système ment antérieure à 1948 ? Enfin, doit-on prendre
primo-ministériel avec un parti sans courants pour argent comptant l’affirmation de Dossetti
tout entier derrière son chef, Dossetti souhaite selon laquelle il n’aurait découvert la respon-
l’expression démocratique de toutes les sen- sabilité des catholiques dans l’avènement du
sibilités politiques au sein du même parti, la fascisme qu’en lisant, pendant la guerre, la col-
reconnaissance du débat d’idées, pas seule- lection du périodique jésuite la Civiltà cattolica,
ment en interne. Si son hostilité au commu- alors même que l’Église a collaboré pleine-
nisme est des plus nettes et affichées, Dossetti ment avec le régime à partir de 1929, malgré
veut le combattre par la réforme sociale et des frictions postérieures ? On souhaiterait que
profiter de la majorité absolue démocrate- l’auteur offre vite une version plus synthé-
chrétienne pour imposer aux alliés laïques, tique et plus complète à la fois du parcours de

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dont il ne partage pas les valeurs, une vision Dossetti des années 1930 au début des années
purement catholique de la société. D’où le 1950, lorsque, lassé par son échec à créer un
soupçon de proximité avec la vision « intégra- courant au sein de la DC, il entre dans les ordres,
liste » de la Curie, dans un sens toutefois qui tout en restant un conseiller écouté.
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n’est évidemment pas conservateur. Il y aurait


en quelque sorte trois projets de société qui
FRÉDÉRIC ATTAL
s’affronteraient : celui du libéralisme démo-
cratique traditionnel accusé de conservatisme,
1 - Enrico GALAVOTTI, Il giovane Dossetti. Gli
celui du totalitarisme et la troisième voie
anni della formazione, 1913-1939, Bologne, Il
catholique sociale dont Dossetti devient la
Mulino, 2006.
figure de référence. On ne peut comprendre
la frange réformiste et progressiste de la DC,
qui plus tard s’incarne en Fanfani jusqu’au
Bolonais Romano Prodi, keynésien, partisan Serge Berstein, Pierre Birnbaum
d’une forte intervention de l’État, sans connaître et Jean-Pierre Rioux (dir.)
Dossetti et le groupe des éminents économistes De Gaulle et les élites
et politologues qui se sont, à un moment, récla- Paris, La Découverte, 2008, 345 p.
més de lui (de Federico Caffè à Beniamino
Andreatta). Cet ouvrage collectif est issu de différents col-
Le dense ouvrage d’E. Galavotti, d’une loques organisés sous le patronage de l’Institut
érudition exemplaire puisée aux meilleures puis de la Fondation Charles de Gaulle. Il se
sources, permet de comprendre pleinement la propose de revenir, à travers dix-huit contribu-
pensée et le parcours de Dossetti. Toujours tions, sur les rapports ambivalents et parfois
clair et précis, il n’échappe pas toutefois au changeants entretenus par le général de
reproche de privilégier trop l’homme, le Gaulle avec les élites économiques, adminis-
moindre de ses écrits, propos, actes, au détri- tratives et politiques tout au long de sa trajec-
ment d’une plus ample respiration sur le cadre toire personnelle. Précisons que le propos de
politique, intellectuel et social qui l’entoure. ce recueil prend corps autour de trois parties
Si l’on peut penser que tant le rapport à qui suivent un ordre chronologique : des
Gemelli et à son projet de bâtir une nouvelle années 1920 jusqu’à la Libération ; « la tra-
culture italienne, en concurrence directe avec versée du désert » de 1946 à 1958, tandis que
celle qui est héritée de l’Italie libérale et la dernière partie porte principalement sur la
laïque, que sa réaction face à l’antisémitisme Cinquième République. Mais cette présenta-
officiel du régime fasciste ont été abordés dans tion « chronologique » dissimule un pari beau-
280 son ouvrage précédent, n’y aurait-il vraiment coup plus original. Mettre ainsi en résonance
HISTOIRE POLITIQUE

la trajectoire d’un acteur autour de la question « À la recherche des ‘forces vives’ », qui
plus générale de son rapport « aux élites » per- revient sur l’utilisation dans les discours du
met de dépasser la perspective simplement général de Gaulle de cette expression « bien
biographique et de ré-articuler le récit de cette floue » pour « grouper dans une même analyse
trajectoire autour de configurations historiques des phénomènes qui pourraient sinon paraître
et politiques successives. L’histoire « fil » passe dissociés » (p. 220).
alors au second plan au profit d’une histoire Ce même souci des discours de l’homme
relationnelle faite de rencontres, de soutiens, politique traverse la contribution de Marie-
d’incompréhensions et de rapports ambivalents. Christine Kessler qui s’intéresse, quant à elle,
Ce parti pris permet de poser la question à la question cruciale du rapport du général
plus générale du soubassement social d’une de Gaulle à la haute fonction publique. Elle
réussite politique, du rôle que jouent les analyse notamment la distinction qu’effectue
rapports entretenus avec différents groupes le chef d’État au sein des grands corps, entre
sociaux dans une biographie personnelle. « ceux qui conseillent et ceux qui agissent »
Cette perspective n’est alors jamais aussi heu- (p. 77). Sans nécessairement entrer dans le
ristiquement féconde que lorsque les contri- détail des formes différenciées de soutien des

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buteurs osent pointer certaines contradictions hauts fonctionnaires aux projets politiques
entre les discours produits et les nécessités du général de Gaulle, elle propose un modèle
subies qui contraignent l’homme politique, explicatif de sa vision des grands corps. Elle
plus largement entre ses paroles et ses actes. revient notamment sur la bienveillance réser-
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C’est notamment le propos de la contribution vée tout au long de la Cinquième République


de Julian Jackson qui – revenant sur la période à ceux qui « exercent l’autorité pour le compte
londonienne – ne peut que souligner l’écart de l’État » (en renforçant notamment le rôle
entre, d’une part, une expérience « qui aiguisa quasi tutélaire des préfets). Seul regret, cette
son mépris des notables attachés à leurs contribution minimise peut-être certains effets
richesses et leurs privilèges » (p. 38), l’amena des configurations politiques en prêtant une
dans ses discours à appeler de ses vœux vision continue de l’État au général, qui guide-
l’émergence d’« une élite socialement dis- rait son action et commanderait à l’histoire.
tincte de celle qui avait jusqu’à présent gou- Lire les mémoires et les discours du général
verné la nation » (p. 41) et, d’autre part, la suffirait par endroits pour comprendre les
réalité d’une configuration politique qui obli- conflits institutionnels qui ne s’expliqueraient
gea le général à composer, dès la Libération, dès lors que par un écart de conduite de
avec une partie des élites anciennes au « nom certains « grands commis » vis-à-vis d’une doc-
du rétablissement de l’État et de l’ordre » (p. 41). trine préétablie et non par des conflits d’inté-
Les contributions de l’ouvrage ne sont rêts plus profonds, comme lorsqu’il est avancé
jamais aussi pertinentes que lorsqu’elles que « des problèmes [auraient] surgi parce que
s’inscrivent dans la continuité d’une réflexion certains membres du Conseil d’État à titre
ancienne chez leurs auteurs. La trajectoire du individuel, ou le Conseil d’État à titre collectif,
général de Gaulle permet alors d’interroger [n’auraient] pas respecté la rigoureuse déonto-
sous un angle nouveau les thèses défendues logie sur laquelle reposait la vision des grands
dans d’autres ouvrages par ces derniers. C’est corps du général » (p. 83).
le cas par exemple de la contribution de Plus généralement, certaines contributions
Patrice Duran sur la régionalisation, où est sont peut-être tributaires d’un effet de source
montré comment le général (quelle que soit qui empêche, par exemple, de prendre en
son influence politique nationale) se heurte compte certains intérêts constitués durable-
à des élites locales structurées et ne parvient ment au sein de l’État ou la discontinuité de
pas à « neutraliser notables et appareils poli- certaines positions doctrinales du général de
tiques » (p. 176), devenant ainsi « la victime Gaulle (on pense ici à l’analyse étonnamment
paradoxale de la centralisation française et de non discutée par les auteurs du livre de Brigitte
ses élites » (p. 194). C’est également le cas Gaïti du mythe historique que constitue
de la contribution d’Alain Chatriot intitulée rétrospectivement le discours de Bayeux par 281
COMPTES RENDUS

exemple 1). À l’exception de la contribution de ment le premier terme s’impose finalement


Bruno Poucet sur « Les cadres de l’Éducation sur le second à la Libération). Par ces diffé-
nationale et les ambitions gaulliennes de rents aspects, ce livre est une invitation à
réforme pour l’école et l’université », qui décrit, revisiter les biographies traditionnelles de
à partir d’archives inédites, la redéfinition pro- l’homme d’État, en adoptant le point de vue
gressive du rôle de recteur sous la Ve Répu- de ceux « avec qui » ou « contre qui » ce der-
blique et fournit ainsi en creux, en revenant nier s’est construit tout au long de la seconde
sur les annotations du général, la définition moitié du XXe siècle.
que celui-ci défend du « bon fonctionnaire »,
la plupart des contributions s’appuient en SYLVAIN LAURENS
effet, en priorité, sur des discours ou des écrits
publics qui participent a posteriori à la cons- 1 - Brigitte GAÏTI, De Gaulle prophète de la
truction d’une « mythologie gaullienne ». Cinquième République, 1946-1962, Paris, Presses de
Ces sources alimentent par endroits l’« illu- Sciences Po, 1998, p. 25-53.
sion biographique » en laissant supposer, comme
le fait Michel Margairaz, que de Gaulle aurait

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définitivement adopté par rapport aux élites Joël Mouric
une « véritable ligne de conduite qu’il fixe Raymond Aron et l’Europe
dans des expressions maintes fois énoncées Rennes, Presses universitaires de Rennes,
ensuite de manière récurrente pendant les 2013, 368 p.
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trois décennies de sa vie politique active »


(p. 278). C’est sans doute également par ces L’œuvre plurielle de Raymond Aron trouve
effets de source que certaines contributions son unité dans une réflexion sur la question
donnent parfois l’impression d’une admiration européenne – telle est la thèse de l’ouvrage
mal dissimulée pour l’objet. On pense par de Joël Mouric. Suivant le fil chronologique
exemple à celle d’Alain Larcan sur le « De des réflexions aronniennes sur l’Europe des
Gaulle d’avant 1940 », qui avance dès les pre- nations comme sur la communauté européenne,
mières lignes que le général « représente pro- il montre comment les efforts de construction
bablement ce que l’élitisme français a produit de la seconde sont interrogés à la lumière de
de plus noble et de plus pur au début du l’histoire de la première.
XXe siècle » (p. 17) et que celui-ci « n’en sera Le livre nous conduit tout d’abord de l’adhé-
que plus déçu en rencontrant parfois le néant sion première de R. Aron au pacifisme et à
intellectuel de prétendues élites [...], l’incom- l’idée pan-européenne, ancrés dans l’idéal de
préhension et l’hostilité que suscitèrent ses la République des Lettres, à leur rapide érosion
idées, dont il savait par réflexion et conviction sous l’effet de la montée des nationalismes à
qu’elles heurtaient le conformisme et le partir de 1931. Le pluralisme des nations lui
dogmatisme ambiants parce qu’elles étaient apparaît dès lors comme le seul rempart oppo-
nouvelles, adaptées à la réalité du moment et sable à l’Europe nazie, la guerre comme la
indispensables au salut de la patrie » (p. 33). seule réponse possible au projet de paix par
Mais ces quelques remarques n’enlèvent l’empire allemand. La deuxième partie mène
rien à l’intérêt général d’un ouvrage qui mène ensuite une réflexion sur l’Europe à reconstruire
de bout en bout une réflexion sur les différents après la guerre. R. Aron découvre alors la force
modes de sociabilité susceptibles de se nouer de l’idée d’union européenne, susceptible
autour d’une trajectoire politique et qui per- d’offrir tout à la fois le médium de la coopéra-
met ainsi de faire un va-et-vient permanent tion économique, l’outil de règlement poli-
entre une histoire politique « classique », vue tique de la question allemande et l’arme de
d’en haut, et une histoire des réseaux de pou- défense contre l’Union soviétique. Militant
voir. Ce livre suit pas à pas à la fois ceux qui européen, il n’en prend pas moins résolument
se tinrent à distance de l’homme politique et parti pour une Europe atlantique, au nom de
ceux qui devinrent des « compagnons », des l’impossibilité de la neutralité, et contre le
282 « croisés » (Bernard Lachaise rappelle com- constructionnisme juridique des pères fonda-
HISTOIRE POLITIQUE

teurs, au nom de la priorité du politique. L’échec Un mythe, au sens de G. Sorel, est en effet
de la Communauté européenne de défense de l’ordre d’une image emportant l’adhésion
(CED), qu’il jugeait irréaliste, marque la fin de immédiate de la volonté et provoquant sponta-
sa croyance en l’efficace de l’idée européenne. nément l’action, et non de la pensée ration-
La dernière période se caractérise par une nelle. Si l’Europe est un mythe politique, elle
défense plus modérée du projet d’union euro- échappe à la philosophie ou même à la réflexion
péenne, qu’il pense toutefois nécessaire à l’équi- théorique. Mais si, à l’inverse, elle ne parvient
pement nucléaire, à l’armement et à la croissance pas à devenir un tel mythe, susceptible de sup-
économique. R. Aron est cependant conduit planter la nation dans le cœur des hommes,
à réhabiliter plus directement l’héritage de elle n’est alors qu’une « idée d’intellectuels »,
la construction européenne à partir de 1966, pour reprendre les mots de R. Aron, ou une
par opposition au nationalisme de Charles « utopie », selon ceux de G. Sorel. Dès lors,
De Gaulle. Mais il continue alors de critiquer n’ayant pas d’efficace, elle perd aussi toute
la priorité accordée au juridique et à l’écono- valeur politique.
mique. À la fin de son œuvre, l’union euro- C’est ce qui explique que R. Aron puisse
péenne se trouve exclue de ses réflexions sur parfois apparaître comme le fervent défen-

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la politique européenne, au motif qu’elle ne seur de l’Europe politique – notamment dans
constitue pas une entité politique. le cadre de discours visant à contrecarrer la
Le livre de J. Mouric constitue une étude propagande soviétique – et souvent se faire
riche et claire des idées de R. Aron sur l’Europe. le théoricien critique de son abstraction. On
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Soucieux d’en restituer toutes les nuances, est ainsi porté à en conclure qu’il n’est pas
évolutions, voire circonvolutions, ainsi que tant un penseur de l’union européenne que de
d’en préciser le contexte stratégique, il ne l’Europe des nations, et pas tant de la nation
tente jamais d’en constituer une illusoire et que de la guerre. Le concept aronnien de guerre
anachronique synthèse qui viserait à prouver limitée, découvert chez Carl von Clausewitz,
que R. Aron était pro- ou anti-européen. qui suppose le primat du politique sur le mili-
Une fois écartées ces catégories trop simples, taire, constitue le principal thème théorique
que nous apprennent les réflexions de R. Aron de l’ouvrage de J. Mouric.
sur l’Europe? Si l’on peut douter que cet ouvrage Tout en relevant de l’histoire des idées
offre la présentation annoncée de la « philoso- politiques, ce travail ne s’inscrit pas dans l’une
phie aronnienne de l’Europe » (p. 19), cela ne de ses deux grandes traditions, l’histoire philo-
semble pas imputable à l’auteur mais à l’absence sophique ou conceptuelle des idées et l’his-
d’une telle philosophie. Cette absence ne tient toire sociale des idées, ni dans l’un de leurs
pas seulement au caractère changeant des idées possibles croisements. La méthode adoptée
de R. Aron sur l’Europe, qui pourraient être l’éloigne d’abord de la seconde, car elle consiste
l’expression d’une pensée en formation. Elle presque exclusivement en une étude de l’œuvre
n’est pas due non plus au caractère manifeste- de R. Aron, parfois éclairée par celle de ses
ment stratégique de ses usages de l’idée euro- interlocuteurs. L’ouvrage s’ouvre sur le pre-
péenne, qu’il semble toujours mobiliser en vue mier texte publié par ce dernier, en 1926, et
d’autre chose ou par opposition (que ce soit au s’achève avec le dernier, en 1983. Se refusant
communisme ou au nationalisme), et jamais à toute exploration biographique, J. Mouric ne
pour elle-même. Elle tient d’abord à ce qu’il ne décrit en outre jamais les milieux sociaux dans
pense sans doute pas qu’un autre type d’usage lesquels R. Aron évolue, ni celui dont il est
politique de l’idée d’Europe soit possible. issu. Bien que l’ouvrage vise à « resitu[er] dans
En effet, dès les années 1930, les variations l’histoire » (p. 19) la pensée de R. Aron, c’est
de l’intérêt de R. Aron pour l’idée européenne de l’histoire des relations internationales, ryth-
sont corrélatives de sa croyance en son apti- mées par les événements militaires et diplo-
tude à jouer le rôle d’un mythe politique, au matiques, dont il s’agit ici, et non de l’histoire
sens que Georges Sorel donne à ce terme. Or sociale des intellectuels.
ce cadre sorélien rend impossible la constitu- Mais le livre ne propose pas non plus une
tion d’une philosophie de l’union européenne. lecture interne des textes de R. Aron, visant à 283
COMPTES RENDUS

montrer l’élaboration progressive d’une réflexion l’attention du lecteur) et ses défauts (le
sur l’Europe à travers ses articles de circonstances raccourci et parfois la caricature, l’économie
et ses analyses systématiques. S’il n’est pas sûr extrême de l’argumentation qui, dans le détail,
que la question de l’Europe se prête, prise iso- abrite parfois des contradictions).
lément, à une telle lecture, elle n’est pas non La thèse du livre est tout entière dans
plus intégrée à une étude approfondie des posi- son titre : en France, les « intellectuels anti-
tions théoriques plus générales de R. Aron, totalitaires » post-soixante-huitards se sont
la mise en contexte politique des idées étant taillé la part du lion médiatique et politique
privilégiée à l’étude conceptuelle. Ce choix en agitant un thème défraîchi et d’ailleurs
n’empêche pourtant pas l’auteur de proclamer vain – le « totalitarisme » – dont ils usèrent
R. Aron l’éternel vainqueur de ses débats intel- contre l’Union de la Gauche. Selon l’auteur,
lectuels : pour J. Mouric, R. Aron a compris que ces clercs étaient à la traîne au regard de leurs
la pensée d’Émile Durkheim était dépassée, a confrères britanniques ou américains qui
« résolu la question [wébérienne] de la guerre avaient épuisé depuis longtemps les charmes
des Dieux » (p. 74), montré que son projet du concept. Ces derniers en avaient aussi
européen était « plus cohérent » que celui éprouvé les limites, les instrumentations de la

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d’Alexandre Kojève (p. 127), « réfuté la théo- guerre froide en ayant provoqué la déligitima-
rie de [Hans] Kelsen » du droit international tion intellectuelle. Mais, en France, la vie poli-
(p. 265) ou manifesté « sa supériorité intellec- tique intérieure commanda cette découverte à
tuelle de manière très directe » vis-à-vis de retardement. Quand la fascination du commu-
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Carl Schmitt (p. 261), qui aurait lui même nisme philo-soviétique commença à y épuiser
« implicitement [reconnu] la supériorité du ses effets dans le sillage du mouvement de
jugement aronien » (p. 263). Sans doute cet Mai 1968, nombre d’intellectuels européens
ouvrage, qui offre un éclairage inédit sur le plongèrent dans la radicalité révolutionnaire et
cheminement des idées politiques de R. Aron, s’éloignèrent de la critique antitotalitaire de
aurait-il aussi bénéficié d’un regard plus dis- leurs aînés.
tancié sur son objet, que pouvaient apporter Les intellectuels ciblés par Michael
l’histoire sociale ou philosophique des idées. Christofferson figurent surtout dans le péri-
mètre un peu élargi de ceux qui firent
FLORENCE HULAK la « deuxième gauche », dont il ne retient
d’ailleurs que quelques héros comme Paul
Thibaud, Jacques Julliard, Pierre Rosanvallon
Michael Scott Christofferson et F. Furet. La « nouvelle philosophie »,
Les intellectuels contre la gauche. L’idéologie réduite à deux ou trois ouvrages, La barbarie
antitotalitaire en France (1968-1981) à visage humain de Bernard-Henri Lévy et La
trad. par A. Merlot, Marseille, Agone, cuisinière et le mangeur d’hommes ainsi que Les
[2004] 2009, 445 p. maîtres penseurs d’André Glucksmann, est
également au cœur des développements. Une
Sur la couverture de cet ouvrage se déroule pré-histoire évoque le bouillon de culture du
une liste de personnalités ayant illustré l’in- virus antitotalitaire autour de Claude Lefort et
telligentsia française des années 1968-1981. Cornelius Castoriadis. L’ensemble de l’ouvrage
Quelques-unes sont curieusement suivies s’efforce de montrer que l’antitotalitarisme fut
d’une croix mortuaire et ce lapsus éditorial au centre du débat intellectuel à partir de la
n’est pas sans informer sur la signification, à publication de L’archipel du Goulag et qu’il
peine dissimulée, d’un ouvrage qu’une fois dévoya les intellectuels qui furent dès lors
lecture faite, on peut considérer sans mal entraînés vers le libéralisme, voire la réaction.
comme un jeu de massacre. Car ce livre, pour- La veine pamphlétaire s’appuie sur une
tant issu d’une thèse, présente toutes les pro- histoire des idées très traditionnelle dont la
priétés du genre pamphlétaire, avec ses documentation est issue de la lecture, au
qualités (un évident sens de la synthèse et de demeurant très pointilleuse, de corpus réduits :
284 la formule, une vivacité du propos qui retient en grande partie Esprit et Le Nouvel Observateur,
HISTOIRE POLITIQUE

avec quelques coups de sonde dans des revues, ment des concepts les uns par les autres sur
quotidiens et périodiques contemporains. À la longue durée. M. Christofferson néglige
quoi s’ajoutent évidemment les ouvrages étu- cependant un ressort décisif de ce qu’il
diés de façon plus fouillée, comme dans le cas appelle, de façon beaucoup trop réductrice et
du chapitre consacré à F. Furet où l’on trouve univoque, l’« antitotalitarisme » : la chape de
d’excellentes analyses de certains écrits de plomb marxiste et de tous ces dérivés qui
l’historien et une vaste bibliographie secon- pesaient sur les débats intellectuels français
daire, française et américaine, qui, malgré depuis l’après-guerre. On ne comprend rien à
quelques lacunes (par exemple sur l’affaire ce qui surgit dans les années 1970, et qui semble
Kravchenko, sur Augustin Cochin ou, plus si condamnable aux yeux de M. Christofferson,
généralement, sur l’histoire des clercs progres- si l’on ignore cette donnée fondamentale. Chez
sistes de la période, voire sur l’histoire du parti F. Furet, la découverte, avec tous ces excès et
communiste), est impressionnante si on la même un souci de provocation chic, des histo-
compare à ce que l’on trouve dans certains riens « libéraux », voire contre-révolutionnaires,
ouvrages français laissant à l’écart tout un pan de la Révolution française fut une libération
de la production anglo-américaine. par rapport à la doxa « jacobino-marxiste ».

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Cependant, non seulement l’auteur ne par- L’intellectualisme de l’auteur s’apprécie
vient pas à convaincre, mais il lui arrive même notamment dans sa démonstration visant à éta-
d’apporter des éléments d’information ten- blir que L’archipel du Goulag ne révéla rien du
dant à montrer tout à fait autre chose. Il ne fait tout. Il est d’ailleurs tout à fait exact que les
aucun doute que les intellectuels auxquels ils propriétés criminelles du régime soviétique
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s’intéressent principalement n’avaient guère avaient été mises au jour depuis bien long-
de sympathie pour le communisme, dont ils temps. Mais entre ce que l’on sait et ce dont
étaient parfois issus comme dans le cas de on prend conscience, entre ce qui est dit et ce
F. Furet, et qu’ils voyaient d’un œil plutôt qui peut être entendu, il est des marges qui
favorable toute entreprise politique ou intel- expliquent la manière de perpétuel recom-
lectuelle visant à réduire l’emprise dont celui- mencement qu’ont été les « révélations » suc-
ci disposait encore sur toute la gauche. Mais la cessives du totalitarisme communiste. Il n’est
plupart savaient aussi que le PCF des années d’ailleurs pas certain que cette histoire soit
1970 n’était plus celui des années 1950 et que tout à fait achevée, les oublis ou les atténua-
son déclin, amorcé dès les années 1960, était tions ouvrant droit à autant de nouveaux rap-
inéluctable. Le caractère dépassé du commu- pels à l’histoire. Si Alexandre Soljenitsyne ne
nisme fut d’ailleurs un grand thème de débat dégagea aucune vérité positive nouvelle, il
à gauche en ces années que M. Christofferson n’en fut pas moins un point de cristallisation,
eût pu mettre au jour avec un peu plus de arrivant à point nommé, au beau milieu des
persévérance. La crainte de l’arrivée au pou- années 1970, pour « révéler » ce que le plus
voir des communistes, surtout après les élec- grand nombre savait malgré les dénégations
tions législatives de 1978, ne fut qu’un ou les occultations entretenues par la culture
fantasme cultivé par les intellectuels de droite, politique des communistes et de leurs alliés.
voire par une toute petite frange des intellec- Au lieu de s’en prendre à l’écrivain russe comme
tuels de gauche étudiés par M. Christofferson. on s’en prend presque à un plagiaire, et à ses
Son histoire politique des intellectuels, dans thuriféraires français comme à des manipula-
la veine la plus classique du genre, notamment teurs, M. Christofforson aurait eu mieux à faire
telle qu’elle se faisait dans les années 1980, à nous rendre compte de ce phénomène qui
souffre d’un inconvénient majeur : ne pas ne toucha pas qu’une poignée de misérables
prendre au sérieux les œuvres ou réduire celles- intellectuels.
ci au simple état d’armes politiques. Cette Si l’auteur avait été plus soigneux dans son
conception agonistique du débat intellectuel histoire sociale des intellectuels, qu’il prétend
a, il est vrai, le mérite d’insérer les œuvres dans pourtant mettre en œuvre, il aurait aussi dû
le temps court et de ne pas se satisfaire de la s’arrêter davantage à l’analyse des controverses
description des grandes orientations de la vie qu’il ne fait que relever, comme en passant. Il
des idées en ne considérant que l’engendre- aurait été alors en mesure de mieux éclairer 285
COMPTES RENDUS

les positions des uns et des autres, les dépla- rants de la pensée morale et politique contem-
cements et les dynamiques. En adoptant un poraine et une réflexion philosophique
« principe de symétrie », au sens où l’entendent brillante sur les métamorphoses de l’idéal
historiens et sociologues des controverses, et moderne d’autonomie. Les huit chapitres de
non une illusoire neutralité, il eût alors été en l’ouvrage peuvent se lire comme autant
mesure de rendre compte des options et des d’introductions à la pensée politique de la
itinéraires des clercs dont il retrace l’histoire seconde moitié du XXe siècle : le marxisme,
idéologique. De même passe-t-il à côté de le libéralisme, l’école straussienne, l’école
toute une série d’institutions dessinées en rawlsienne, la pensée communautarienne, le
quelques phrases, comme le Comité inter- républicanisme, la théorie critique et la pensée
national des mathématiciens, qui lui eussent féministe sont présentés tour à tour, de façon
permis de mieux pister les origines et les très claire, dans une perspective qui privilégie
modalités de la critique du totalitarisme la question de leur développement interne,
soviétique. Ainsi est-on curieux de connaître sans pour autant ignorer les relations souvent
davantage la nature des relations entre conflictuelles que ces courants ont entretenues
dissidents de l’Est et intellectuels français, les uns avec les autres. La dimension philoso-

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comme les pratiques qui les gouvernèrent. phique du propos se traduit dans la composi-
Mais M. Christofferson préfère s’en tenir au
tion même du livre, les différents chapitres
récit des idées.
répondant chacun à sa manière à la question
Voilà pourquoi son ouvrage est si décevant
suivante : en quoi les penseurs du XXe siècle
au regard d’un sujet pourtant passionnant et
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ont-ils transformé l’idéal moral et politique des


décisif, comme le comprend M. Christofferson
Lumières ? Les réponses apportées permettent
lui-même, pour approcher les profondes muta-
au lecteur de se repérer sur la carte des noms
tions de la gauche européenne dans la seconde
propres – auteurs et œuvres – que l’ouvrage
moitié du siècle dernier. Mais pour mener à
bien une telle entreprise, il eût fallu être moins dessine au fil de ses chapitres.
juge acrimonieux que lucide observateur. Il Le terme d’« usages », appliqué aux lectures
eût aussi fallu avoir plus d’ambition intellec- contemporaines de Jean-Jacques Rousseau,
tuelle que celle qui se déploie ici en ne présen- possède une objectivité apparente à laquelle
tant qu’une histoire finalement assez convenue il ne faudrait pas se fier. L’intention générale
de quelques milieux d’intellectuels de gauche est celle d’une neutralisation méthodologique
dont l’auteur ne nous apprend pas grand- de Rousseau, C. Spector déclarant ne pas vou-
chose, au-delà de l’irritation que ces clercs loir « départager le bon grain de l’ivraie, les
suscitent chez lui, nostalgique qu’il est d’un interprétations les plus rigoureuses des plus
temps où la gauche ne concevait la politique déformantes », mais « restituer les prises de
que sous les espèces de la guerre civile et ne parti, les grilles de lecture, les orientations, les
professait que de la répugnance pour toute omissions voire les distorsions » des « polé-
forme de libéralisme politique. On attendrait miques contemporaines ancrées dans la réflexion
d’un historien plus de compréhension et sur l’autonomie » (p. 11-12). « [P]oste d’obser-
moins de mélancolie. vation irremplaçable » (p. 12), le Rousseau de
C. Spector se veut un spectateur impartial de
CHRISTOPHE PROCHASSON la philosophie politique contemporaine : à par-
tir des différents usages qui ont été faits de
l’œuvre, on devrait pouvoir comprendre la
Céline Spector signification des thèses sur l’autonomie défen-
Au prisme de Rousseau : usages politiques dues par les huit écoles de pensée considérées.
contemporains Comme un prisme décompose la lumière
Oxford, Voltaire Foundation, 2011, blanche en ses composantes de couleur,
XI-298 p. Rousseau aurait la vertu herméneutique de
décomposer les grandes lignes de chacune des
Le livre de Céline Spector offre à la fois une positions envisagées en autant de nuances
286 cartographie très réussie des principaux cou- théoriques : ainsi, derrière l’unité apparente du
HISTOIRE POLITIQUE

marxisme, apparaîtraient des lignes contrastées tralité nous semble d’emblée contredite par la
et, dans certains cas, opposées (entre le maté- revendication de la prise en compte de ce que
rialisme dialectique classique et celui de Louis le genre fait à la pensée. La neutralité et le
Althusser, par exemple, auquel C. Spector genre, c’est le moins que l’on puisse dire, ne
consacre de très bonnes pages). L’image est font pas bon ménage.
forte, certes, mais pourquoi conférer à Rousseau Autrement dit : dans quelle mesure ce
l’exclusivité d’un tel statut ? N’est-ce pas, livre, par-delà la cartographie qu’il dessine,
après tout, le propre des classiques d’aider à réussit-il à faire véritablement œuvre histo-
mieux comprendre leurs successeurs ? Il y rienne, si tant est que l’histoire intellectuelle
aurait, toutefois, une singularité de Rousseau : vise une certaine neutralité, au moins à titre
sa position critique au sein des Lumières lui d’idéal, dans l’exposé des thèses en présence ?
permettrait de révéler, mieux que les autres L’engagement de l’auteur au service d’une
philosophes du XVIIIe siècle, le sens des thèses thèse sur l’autonomie va à l’encontre, me
sur l’autonomie soutenues au XXe siècle. Ainsi semble-t-il, de sa prétention à l’objectivité. Si
Rousseau permettrait-il de « mettre à l’épreuve les débats intellectuels du siècle passé consti-
une nouvelle manière, méta-interprétative, tuent assurément des objets pour l’historien,

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d’opérer sur l’histoire de la philosophie » leur lecture au prisme de Rousseau contribue
(p. 12). Dans quelle mesure, toutefois, cette paradoxalement à les priver, en grande partie,
fonction herméneutique accordée à Rousseau de leur dimension d’historicité : que l’on ne
dans le cadre d’une approche renouvelée de s’attende pas à trouver dans les huit prismes
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l’histoire de la philosophie contemporaine est- qui composent l’ouvrage une histoire politique
elle justifiée ? Est-il légitime d’en faire l’opé- des débats intellectuels de la seconde moitié
rateur d’une approche objective des positions du XXe siècle.
philosophiques en conflit sur le sens advenu Le premier chapitre semblerait pourtant
du projet des Lumières ? tout indiqué pour introduire une approche his-
Les qualités éminentes de ce livre rendent torique : à travers l’étude des usages que firent
d’autant plus nécessaire de se demander si de Rousseau les marxistes français des années
l’usage qui y est fait de Rousseau est aussi 1960 et 1970, puis les réformateurs (althus-
neutre que l’on veut bien nous le dire. Si ce sériens, notamment, mais aussi italiens) et,
postulat pose problème, c’est que l’auteur met enfin, les marxistes analytiques – Gerald
son panorama des polémiques du XXe siècle au Cohen, un représentant éminent de ce courant,
service d’une thèse en formation sur le sens est absent – sont brillamment rappelées les
véritable de l’autonomie. De fait, c’est le grandes mutations idéologiques du marxisme
dernier prisme (« Le prisme féministe »), inté- depuis 1945, sans, curieusement, que leurs
grant les apports de la théorie critique dans causes historiques soient à aucun moment évo-
sa version habermassienne, qui est le plus quées. Comme son Rousseau, le Karl Marx de
proche de la position de C. Spector : « il s’agit C. Spector est très clairement au-dessus de
de conjoindre autonomie et sollicitude, afin de la mêlée : en dépit de la onzième thèse sur
ne pas avoir à les assigner différentiellement Ludwig Feuerbach, les marxistes du XXe siècle
aux deux sexes ». C’est bien une thèse norma- semblent n’avoir cessé d’interpréter le monde
tive : « À l’autonomie comme idéal masculin, mais, à lire Au prisme de Rousseau, ils n’ont que
associé à l’injonction libérale à la performance, peu contribué à le transformer.
il faut préférer le moi en communauté (self in La même remarque s’applique à la lecture
community) : le sujet ne se comprend légitime- qui est faite des thèses du camp adverse, celui
ment qu’inséré dans un réseau de relations des « libéraux antitotalitaires » (chap. 2) : on
voué à favoriser le souci d’autrui et de la chose peut comprendre que ces derniers aient eu du
publique » (p. 271). Nous n’interrogerons pas mal à faire de Rousseau un héros positif, obsé-
cette thèse pour elle-même, mais le fait qu’elle dés qu’ils étaient par un spectre de la Terreur
nous soit présentée comme le résultat neutre que la guerre froide ne fit bien évidemment
d’un travail d’histoire de la philosophie sur les qu’amplifier, mais cette persévérance dans la
usages de Rousseau. Cette prétention à la neu- critique possède aussi des causes historiques 287
COMPTES RENDUS

qu’il eût été intéressant d’analyser. C. Spector entend défendre. Ainsi, dans leur débat avec
excelle à retracer la discussion de Rousseau par John Rawls, les communautariens auraient-ils
les libéraux, depuis Benjamin Constant jusqu’à pu faire, nous est-il suggéré, un meilleur usage
John Chapman – ce dernier occupant une place de Rousseau : « Pour autant, la critique du
à part, puisqu’il fait de Rousseau, contraire- libéralisme a beaucoup à gagner des leçons
ment à tous les autres, un libéral –, sans oublier de Rousseau » (p. 146). On peut être d’accord
bien sûr Isaiah Berlin. Mais, dans ce chapitre avec ce jugement et, néanmoins, éprouver une
comme dans les autres, elle ne parvient pas à légère gêne en tant qu’historien des idées :
conférer à son propos une dimension histo- est-il de bonne méthode historique de dire à
rique. Ainsi, par exemple, l’analyse philoso- Michael Sandel et à Michael Walzer, qui font
phique qu’elle propose de la distinction entre un usage globalement négatif de Rousseau,
les deux libertés, négative et positive, est inté- qu’ils auraient pu – ou dû – en faire un usage
ressante, mais rien n’est dit du contexte qui globalement positif ? L’histoire de la philoso-
conduisit à en faire l’un des lieux communs phie penche ici clairement du côté de l’her-
de la pensée politique contemporaine. Rien méneutique : c’est parfaitement légitime, mais
non plus sur les évolutions du marxisme en alors pourquoi recourir à l’emploi du terme

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fonction des transformations de l’URSS post- « usage », excessivement neutre, dans un livre
stalinienne, rien sur les causes historiques des qui, lui, ne l’est pas ?
craintes libérales face aux spectres de K. Marx, En dépit de l’utilisation récurrente du
rien sur la manière dont la notion de totalita- terme « usage » – dont la fonction est d’objecti-
ver les débats contemporains autour de l’auto-
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risme orienta le débat entre marxistes et libé-


nomie –, l’objet, la méthode et les enjeux du
raux. Sans doute l’histoire de la philosophie,
livre relèvent non de l’histoire, mais de la phi-
dans sa prétention à la neutralité, entretient-
losophie morale et politique. Rousseau est le
elle des relations problématiques avec l’his-
nom d’un opérateur conceptuel qui sert à révé-
toire politique, mais, à tout le moins, le lecteur
ler – au sens photographique du terme – le
aurait apprécié de disposer d’une mise en
sens philosophique de thèses politiques – avec
contexte minimale des thèses exposées.
des flashbacks pour éclairer les enjeux des
De fait, la méthode de l’ouvrage n’est
débats les plus récents à partir de leurs « anté-
pas une méthode historique : si le travail de
cédents » (à propos d’un antécédent fameux,
Quentin Skinner est évoqué, c’est à propos voir « Rousseau et la Terreur », p. 53-57). Ainsi,
de sa conception du républicanisme, alors que par exemple, le Rousseau des straussiens sert-
son contextualisme est écarté dès les pre- il à faire apparaître les pathologies de la démo-
mières pages de l’introduction. Cela pourrait cratie. Mais il sert aussi, on le comprend indi-
se comprendre si l’approche skinnérienne exi- rectement en lisant C. Spector, à démarquer
geait de lire les auteurs du seul point de vue ces auteurs d’un certain libéralisme progres-
des luttes idéologiques de leur époque, mais siste : lire Rousseau avec les lunettes de Leo
pourquoi la rejeter dès lors que l’on fait de Strauss, Allan Bloom ou Pierre Manent permet
Rousseau un point de passage obligé des de décrypter les effets, selon eux négatifs,
débats du XXe siècle ? Les usages de Rousseau d’une interprétation progressiste du projet
ne se situent-ils pas dans un contexte d’inter- d’autonomie des Lumières. Mais c’est aussi
locution mettant aux prises des intellectuels pour ces auteurs une manière de se démar-
qui s’adressent les uns aux autres par livres et quer des marxistes : en corrigeant la doctrine
articles interposés ? La dimension stratégique libérale de l’intérêt, les straussiens font d’une
de certains usages, clairement indiquée dans pierre deux coups, s’autorisant une critique de
le livre, eût pu être plus simplement expliquée la bourgeoisie qui interdit le recours à la lutte
à partir d’enjeux historiquement situés. L’im- des classes. Comme une boule de billard parti-
pression qui s’impose parfois est que, comme culièrement bien lancée, Rousseau permet de
au théâtre, C. Spector joue le rôle de la souf- renvoyer dans les coins les rawlsiens, variante
fleuse, chuchotant à l’oreille de ses auteurs- universitaire du progressisme libéral, mais
acteurs la « bonne » réplique, celle qui va dans aussi les différentes obédiences marxistes et
288 le sens de la théorie de l’autonomie qu’elle certaines variétés de féminisme.
HISTOIRE POLITIQUE

La méthode adoptée par C. Spector entend voir instituant, le réduisant à un facteur parmi
montrer que de telles stratégies ne relèvent d’autres du monde humain, également soumis
pas d’une histoire des idéologies, mais d’une à l’empire des causes sociales enfin émancipées.
philosophie de l’idée moderne d’autonomie. C’est là un mythe disciplinaire persistant, dont
Il s’agit, somme toute, de départager les l’emprise tient sans doute au fait qu’il permet
différentes écoles contemporaines issues des d’expliquer à moindre frais la genèse et l’iden-
Lumières en fonction de leur réponse à une tité de la sociologie, pensée comme un renver-
unique question : faut-il continuer à vouloir sement de la philosophie politique héritée. Or
former des individus autonomes ? Précisons le le grand intérêt et l’actualité des cours sur l’État
sens de cette question : dans quelle mesure que Pierre Bourdieu a donnés au Collège de
une telle ambition morale et politique est-elle France à la fin des années 1980 est de faire
compatible avec l’idée, cruciale dans le fémi- comprendre jusqu’à quel point ce mythe, pour
nisme du care (ou de la sollicitude), que nous bien fondé qu’il soit dans l’organisation insti-
sommes aussi, fondamentalement, des êtres tutionnelle, ne procède pas moins d’une simpli-
dépendants ? Si les disciples de L. Strauss
fication, voire d’une profonde incompréhen-
considèrent que, « [c]omme désir de donner
sion, du projet sociologique. C’est donc avec

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savoir et pouvoir au peuple, l’idéal d’autono-
raison que les éditeurs ont commencé par ces
mie des Lumières est une illusion » (p. 100),
cours la publication de l’enseignement oral
si J. Rawls et les égalitaristes libéraux, qui
de P. Bourdieu.
recueillent l’héritage progressiste du New libe-
Un geste inaugural s’y exprime que les nom-
ralism britannique 1, trouvent chez Rousseau
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« l’amour de l’égalité » (p. 101), une féministe breux articles publiés à leur suite ne rendaient
comme Martha Nussbaum voit dans la pitié pas perceptible comme tel : en s’intéressant à
rousseauiste une notion capable de repenser cet objet dont il confesse n’avoir pas osé, jusque-
l’autonomie à partir de « la vulnérabilité parta- là, écrire le nom, P. Bourdieu ne se borne pas,
gée » (p. 258). Loin de la neutralité annoncée en effet, à faire revenir l’État dans la socio-
par son sous-titre, Au prisme de Rousseau pré- logie, à l’instar du courant qui a marqué la
sente de façon philosophiquement engagée science politique à partir des travaux de Theda
la matière de la querelle des Lumières au Skocpol, mais opère un retour sur la sociologie
XXe siècle. Ce livre est, à ce titre, une excel- elle-même, dont il dévoile les liens ambiva-
lente propédeutique aux paradoxes contempo- lents qui la rattachent à l’État comme à la condi-
rains de l’autonomie, une intervention nourrie tion lui permettant de mieux se comprendre.
d’histoire de la philosophie, mais d’une autre C’est que le projet sociologique, du moins dans
nature que cette dernière, dans un débat la synthèse que P. Bourdieu a toujours essayé
crucial pour la pensée morale et politique du de proposer, est porté par «une prétention démo-
XXIe siècle. niaque tout à fait analogue à celle de l’État »,
à savoir « construire la vision vraie, plus encore
LUC FOISNEAU qu’officielle, du social » (p. 70). Tel est le prin-
cipe de cette rivalité mimétique qui caracté-
1 - Voir Catherine AUDARD, Qu’est-ce que le libé- rise les rapports entre l’État et la sociologie, le
ralisme ? Éthique, politique, société, Paris, Gallimard, premier se constituant comme le point de vue
2009, chap. IV, pour une autre approche de la
englobant où se donne à voir cette totalité sociale
question de l’autonomie.
que la sociologie entend seule pouvoir saisir,
en objectivant la pensée même de l’État. Bref,
Pierre Bourdieu « s’il est vrai que l’État est méta », alors la socio-
Sur l’État. Cours au Collège de France, logie est toujours « méta-méta » (p. 94) : elle
1989-1992 doit aller avec l’État au-delà de l’État pour
Paris, Le Seuil/Raisons d’agir, 2012, découvrir cette vérité du social qu’il prétend
656 p. connaître parce qu’il contribue à l’instituer,
mais qui ne peut se donner comme telle qu’à
On considère souvent la sociologie comme la partir de l’antagonisme que la sociologie instaure
science qui a destitué le politique de son pou- en le dédoublant. C’est bien ce qui destine la 289
COMPTES RENDUS

sociologie à s’accomplir dans une analyse cri- en change alors le sens, on ne peut pas non
tique de l’État. L’arc de l’enquête est ainsi plus en retracer la genèse sans la focalisation
tendu entre la définition de l’État qui ouvre wébérienne sur ces « agents sociaux » qui, tels
le premier séminaire et la reconstruction histo- les juristes, « ont fait l’État et se sont faits comme
rique qu’elle oriente de la genèse et du fonc- incarnation de l’État en faisant l’État » (p. 199).
tionnement de l’État moderne, au terme de C’est bien vers ce point focal de la domination
laquelle le projet sociologique se laisse saisir symbolique que P. Bourdieu voit converger
comme tel. ses recherches sur le « système scolaire », y rat-
La définition liminaire donnée par tachant son analyse des « rites d’institution »
P. Bourdieu, qui dit préférer les « concepts dans les sociétés traditionnelles, pour repenser
flous et provisoires » (p. 238) à la rigueur philo- ainsi l’école comme le lieu où s’opère cette
sophique durkheimienne, résume le dépla- transformation politique du mental qui carac-
cement essentiel qui s’opère dans ces cours térise le projet moderne. Par là on voit jusqu’à
et l’effet de synthèse qu’il produit. En recen- quel point l’État n’est pas seulement l’opéra-
trant l’activité de l’État sur le « monopole de teur de transformation des catégories sociales,
la violence symbolique légitime » (p. 14), puisqu’il affecte aussi les catégories sociolo-

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P. Bourdieu ne corrige pas seulement la théo- giques, dont il est la condition de transfert aux
rie wébérienne, mais explicite surtout le sociétés modernes. Ainsi, si on a souvent soup-
renouvellement profond de la tradition socio- çonné la sociologie bourdieusienne d’être res-
logique de l’École française que recelaient ses tée dépendante de son champ originel d’études,
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travaux antérieurs : ayant compris que dans son à savoir la société kabyle, ces cours prouvent,
article sur le pouvoir symbolique il avait parlé au contraire, que l’habitus ne porte en son
« de l’État sans le savoir » (p. 288), il est à pré- sein aucune nostalgie d’un cadre traditionnel,
sent en mesure de rapporter à l’État ce confor- puisqu’il se transforme en devenant un produit
misme moral et logique qu’Émile Durkheim étatique : contingence historique et conflits
avait d’abord fait remonter à l’institution reli- politiques sont alors moins absents qu’oubliés,
gieuse de la société. C’est ainsi que l’émanci- l’habitus étatique incorporant une réflexivité
pation moderne du social se révèle être, en passée que la sociologie a justement pour tâche
réalité, son institution politique. Ce que la de réactiver au présent, afin de restituer les
société faisait auparavant sans le savoir, elle sociétés modernes à leur historicité propre.
ne peut maintenant le savoir qu’en cessant, en Telle est alors la « thèse » centrale que
réalité, de le faire : si la société pense, c’est que P. Bourdieu entend « mettre à l’épreuve » de
l’État la fait penser, la sociologie ayant juste- l’histoire : inversant « l’inversion inconsciente
ment à mesurer, installée dans l’entre-deux, le des causes et des effets » qui fonde tant le mythe
sens et les limites de cette politisation moderne sociologique qu’une certaine « vision démo-
du social. cratique » (p. 60), il se propose de montrer que
Il n’est alors pas surprenant qu’un cours l’État conçu comme communauté de citoyens
sur l’État commence par nous parler du calen- vivant, parlant et travaillant ensemble sur un
drier : les catégories mêmes de la pensée sont même territoire – ce qu’il appelle l’« État 2 » –,
devenues, en effet, étatiques, et d’abord la struc- loin d’être cause première, est en réalité le résul-
ture de la temporalité, s’il est vrai que celle-ci tat de l’activité de l’État conçu comme autorité
n’existe sous la forme d’un temps public, où souveraine et pouvoir central – l’« État 1 » :
l’historicité moderne vient s’ordonner, que « l’État 1 se fait en faisant l’État 2 », voilà « le
parce que l’État l’a ainsi constituée et symbo- modèle de la genèse de l’État » (p. 197). Si on
lisée. C’est donc l’idée d’une constitution du peut certes s’interroger sur le privilège accordé
social par la domination symbolique de l’État à la France et regretter l’absence d’un véritable
qui résume l’effort synthétique caractéristique point de vue comparatif, par suite d’un modèle
de la sociologie de P. Bourdieu. En effet, si épistémologique du « cas exemplaire » que
on ne peut penser la « domination de l’État », P. Bourdieu reprend à É. Durkheim et Marc
chère à la « tradition marxiste », qu’en introdui- Bloch pour l’opposer à celui, alors dominant,
290 sant la « tradition durkheimienne » (p. 268), qui de la « comparaison universelle des formes
HISTOIRE POLITIQUE

d’États » (p. 143-144), on doit néanmoins sou- Lawrence Friedman et Mark McGarvie 1, il
ligner l’effort déployé pour dégager la logique n’existait pas de recherche à la perspective
historique qui a présidé à l’émergence de l’État aussi large. L’ambitieux ouvrage que signe
moderne, comme concentration progressive et Olivier Zunz vient donc à point nommé pour
emboîtée de capital physique, économique, combler cette lacune.
informationnel et symbolique, évoluant de la L’un des aspects les plus remarquables de
forme dynastique à la forme bureaucratique, la philanthropie américaine, insiste d’emblée
jusqu’à cet État-providence dont P. Bourdieu O. Zunz, est son caractère massif et populaire.
commence à enregistrer la crise. Explicitant le Loin d’avoir été l’apanage des élites fortunées,
rôle joué par la pensée sociologique dans la elle a progressivement irrigué l’ensemble de
naissance de l’État social, à travers la critique la société. C’est cette énigme de la « démo-
de l’idéologie libérale et la redéfinition consé- cratisation » de la philanthropie au cours du
quente d’un certain nombre de catégories XXe siècle qu’interroge O. Zunz tout au long
anthropologiques cardinales, telle l’idée de de l’ouvrage. Comment le don – de temps,
responsabilité, P. Bourdieu clarifie le sens d’énergie, d’argent – a-t-il pu devenir un réflexe
même de l’engagement sociologique. Par la chez des individus de toute origine et de toute

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critique de ces « idéologues » qui, allant à condition, au point qu’il constitue aujourd’hui
l’encontre des « postulats fondamentaux de la l’un des traits les plus singuliers de la société
discipline », ont activement participé au « tra- américaine ?
vail de déconstruction » (p. 583) des concepts O. Zunz souligne que ces pratiques sont
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sur lesquels repose l’État social, contribuant iné- nées du besoin éprouvé par les citoyens les
vitablement à la « destruction de cette construc- plus modestes, au tout début du XXe siècle, de
tion centenaire » (p. 571), P. Bourdieu nous faire face aux aléas de l’existence et d’amélio-
montre qu’au miroir de l’État c’est non seule- rer leur condition, en donnant régulièrement
ment le fondement théorique de sa sociologie à des caisses œuvrant pour leur communauté.
qui s’éclaire, mais encore sa norme critique Les associations de masse se sont ainsi déve-
implicite, et par là sa visée politique, celle qu’il loppées parallèlement aux fondations des riches
ne tardera pas à incarner dans les dernières magnats de l’industrie. L’essor des dons ne
années de sa vie. s’est pas simplement nourri de l’importation,
dans la sphère philanthropique, des techniques
FRANCESCO CALLEGARO d’investissement chères aux managers des
grandes entreprises, il a aussi été alimenté par
le désir des plus pauvres de se constituer une
Olivier Zunz épargne collective, affranchie des bonnes
Philanthropie en Amérique. œuvres des plus riches, qui constituait un filet
Argent privé, affaires d’État de sécurité salvateur en ces temps exempts de
Paris, Fayard, 2012, 376 p. toute protection sociale. Mais l’un des princi-
paux apports de cette recherche est de montrer
Il manquait, dans la vaste littérature consacrée que la vitalité de la « société civile », que célèbre
à la philanthropie aux États-Unis, un ouvrage l’auteur, tire également sa force des disposi-
capable d’embrasser la longue histoire des tions réglementaires et judiciaires adoptées,
formes organisées et institutionnalisées de don, tout au long du XIXe et du XXe siècle, par les
depuis l’émergence des pratiques charitables juges et les autorités fédérales américains.
postérieures à la guerre de Sécession, dans les O. Zunz montre ainsi que le desserrement
années 1870-1880, jusqu’aux investissements progressif, après la guerre de Sécession, des
« sociaux » inspirés des pratiques du monde contraintes exercées par les juges sur les testa-
de la finance des années 2000, en passant par teurs a joué un rôle prépondérant dans l’essor
les programmes des grandes bureaucraties de de la philanthropie. Une subtile distinction,
l’action philanthropique (les fondations) des établie en 1867, entre « la sensibilisation de
années 1930-1960. Hormis le livre, déjà ancien, l’opinion publique » (jugée légale) et « l’appel
de Robert Bremner et le collectif dirigé par au changement de la loi en place » (jugée illé- 291
COMPTES RENDUS

gale) permit ainsi aux tribunaux d’approuver philantropiques au service de ses propres objec-
des legs dont les auteurs avaient pris soin de tifs – contrôlant ainsi étroitement, tout autant
masquer, derrière l’affichage d’une simple que légitimant, les initiatives des donateurs.
ambition éducative, leurs objectifs politiques – Malgré les tentatives de l’administration fédé-
comme la volonté de lutter contre la ségréga- rale, sous Franklin Roosevelt (1933-1945), pour
tion. L’introduction dans la loi, en 1934, de défaire le lien unissant antérieurement la puis-
la distinction, établie par les tribunaux, entre sance publique aux organisations philanthro-
« éducation » et « militantisme politique » consa- piques, en privilégiant la gestion directe, par les
cra ce tournant jurisprudentiel, encourageant autorités publiques, d’ambitieux programmes
les Américains, et notamment les plus fortu- de lutte contre la pauvreté et contre le chô-
nés, à financer des activités en faveur du « pro- mage de masse, force est de constater, souligne
grès social ». Les déductions fiscales offertes O. Zunz, que l’ampleur du défi conduisit les
aux auteurs de libéralités jouèrent également autorités à sous-traiter une bonne partie de
un rôle décisif, notamment à chaque fois que leurs actions aux organisations préexistantes.
furent créés de nouveaux impôts (sur les socié- L’administration fédérale indiquait certes la
tés en 1909, sur le revenu en 1913, sur les suc- direction et la marche à suivre, mais la mise

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cessions en 1934, sur les grands profits lors de en œuvre de l’action publique ne pouvait faire
la guerre de Corée). Et même les dispositions l’économie de l’expérience acquise, sur le
prises par les agents du fisc, dans les années terrain, par les associations et les fondations.
1960, pour poursuivre les fondateurs soupçon- Et lorsque la Maison blanche, sous Lyndon
Johnson, afficha sa volonté, avec son programme
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nés d’évasion fiscale, ne firent paradoxalement


sur la Great Society, d’instaurer une société plus
que renforcer leur ardeur à « faire le bien ».
juste (soucieuse des plus pauvres et des malades,
N’y avait-il pas mieux que la création d’une
débarrassée de la ségrégation), ce sont, là encore,
fondation ou des donations importantes pour
les organisations philanthropiques qui furent
se racheter une réputation ?
mises à contribution.
C’est le cadre formé par cette jurisprudence
Plaçant son propos sous l’égide d’Alexis
bienveillante et cette législation incitative, tout
de Tocqueville, O. Zunz est animé par une foi
autant que la volonté propre des donateurs, qui non dissimulée envers les vertus démocra-
nourrit l’élan philanthropique des Américains. tiques de la philanthropie. « S’il y a une leçon
Les historiens et les sociologues – de Fernand à tirer de l’histoire racontée dans ce livre,
Braudel à Karl Polanyi, de Max Weber à Viviana conclut-il, c’est que la philanthropie renforce
Zelizer ou Neil Fligstein – ont depuis long- la démocratie à condition que le plus grand
temps montré que les transactions marchandes nombre y participe » (p. 311). Mais cette asser-
les plus pures, loin de s’auto-réguler, ne pou- tion laisse un peu dubitatif. Certes, l’engage-
vaient se passer d’institutions, pourvoyeuses ment d’un nombre aussi élevé de citoyens au
de règles et de confiance, pour exister et pros- service de leurs semblables ou de causes qui
pérer. On découvre également que l’envers de transcendent les appartenances particulières
ces transactions, les activités philanthropiques, peut être vu comme la marque d’une citoyen-
et notamment celles menées par les fondations, neté active et comme un gage du pluralisme
loin de n’être mues que par le seul altruisme, des causes soutenues. Mais peut-on vraiment
ont également eu besoin d’institutions pour considérer que l’agrégation d’une multitude
s’épanouir. de choix individuels, effectués dans l’intimité
O. Zunz montre ainsi que l’essor specta- des foyers ou dans les conseils d’administra-
culaire de la philanthropie, lors de la Première tion des fondations – non soumis à discussion
Guerre mondiale, fut étroitement lié à l’appel publique –, contribue à l’expression de la volonté
patriotique, lancé par l’État fédéral à l’ensemble générale ? Il y a, dans la conviction exprimée
des citoyens américains, pour l’aide à la par O. Zunz que la libre confrontation des
reconstruction des pays d’Europe occidentale désirs privés sert l’intérêt collectif, quelque
et centrale. Sous la présidence Hoover égale- chose d’assurément américain.
ment, l’État fédéral se donna pour mission de
292 stimuler et de coordonner les interventions SABINE ROZIER
HISTOIRE POLITIQUE

1 - Robert H. BREMNER, American Philanthropy, au cœur de la ville, dans des conditions sani-
Chicago, University of Chicago Press, [1960] 1988 ; taires scandaleuses, la catastrophe a joué comme
Lawrence J. FRIEDMAN et Mark D. MCGARVIE un marqueur social, un révélateur de vulné-
(dir.), Charity, Philanthropy, and Civility in American rabilité. Parmi eux, les Afro-Américains des
History, Cambridge, Cambridge University Press, quartiers pauvres – qui comptent pour 67 % de
2003.
la population locale –, surtout ceux du Ninth
Ward inondé par la rupture des canaux éva-
Romain Huret cuant le trop plein du lac Pontchartrain, sont
Katrina, 2005. L’ouragan, l’État surreprésentés parmi les victimes (76 %). Les
et les pauvres aux États-Unis constatations sont amères : les pouvoirs publics,
Paris, Éditions de l’EHESS, 2010, 231 p. en particulier le gouvernement fédéral dont on
attendait les secours, ont failli à leur rôle de
Romain Huret ne nous avait pas habitués à protection des victimes. L’événement est
traiter de l’événementiel ni du temps court. perçu comme un « scandale civique », un
Ses ouvrages ont porté jusqu’à présent sur abandon des pauvres présentés comme des
les origines du changement social ou sur les « pilleurs » de supermarchés, surtout s’ils sont

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permanences dans la société américaine. À la de couleur, alors que l’exécutif du gouverne-
recherche de structures, de mentalités, il pri- ment fédéral est en vacances.
vilégie habituellement les causes profondes Ce hiatus entre l’attente légitime des
d’un phénomène social 1 . Il s’intéresse au populations fragilisées et les carences de l’État
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contraire ici à un événement récent, une cata- n’est pas nouveau, explique R. Huret. Ou
strophe naturelle d’une violence exception- plutôt, il prend sa source dans la volonté des
nelle qui provoqua la mort de 1 836 personnes, conservateurs au pouvoir depuis les années
la disparition de 705 autres, l’abandon, encore 1980 (présidence de Ronald Reagan, suivie de
cinq ans après les faits, d’une cinquantaine celle de George Bush père puis, après la paren-
de milliers de maisons et d’une centaine de thèse démocrate de Bill Clinton, du fils) de
milliers de ses habitants. Non dépourvu de détourner les missions de l’agence de pré-
« doutes méthodologiques », R. Huret se garde vention des risques, la Federal Emergency
de faire œuvre journalistique ou de tomber Management Agency (FEMA), en une agence
dans les clichés de la reconstruction mémo- de second ordre à mission essentiellement
rielle qui font du disparu, du survivant ou du sécuritaire. Fondée en 1979 pour organiser la
témoin oral des figures clés de l’événement. défense civile et la protection des populations
En historien, il cherche plutôt « les principes lors de catastrophes, cette agence fut d’abord
de continuité » qui expliquent l’échec des remaniée par Reagan pour gérer les risques liés
pouvoirs publics à prévenir le désastre huma- à la menace terroriste (de la gauche radicale).
nitaire et à secourir les personnes les plus fra- Pendant la présidence Clinton, elle avait un
giles. En fait, juge-t-il, la catastrophe révèle temps retrouvé ses missions humanitaires
des transformations sociales ou structurelles principales, concentrées sur les risques natu-
déjà à l’œuvre dans la réalité. Elle n’a donc rels. Mais les attentats du 11 septembre 2001
rien d’exceptionnel, éclairant une situation furent l’occasion pour l’administration Bush de
sous-jacente existante. reconfigurer la FEMA en une agence à priorité
Historien de la pauvreté aux États-Unis, sécuritaire. Intégrée dorénavant au ministère
R. Huret concentre son attention sur « les gens de la Sécurité intérieure (Department of Home-
de peu », les pauvres de la ville, ceux qui ne land Security), l’agence a perdu son autonomie,
purent fuir, parce que l’ordre d’évacuation ses missions initiales de prévention des cata-
n’avait pas été donné ni ne fut organisé à temps, strophes devenant alors secondaires.
parce qu’ils n’avaient pas de véhicule (112 000 À La Nouvelle-Orléans, dépourvue d’ini-
personnes sans voiture), parce qu’âgés ou de tiative, elle ne peut pas même mettre en branle
santé fragile ils craignaient aussi de perdre leur les services locaux. Les nouvelles missions de
maison. Pour ces laissés pour compte qui la FEMA sont destinées à compléter l’arsenal
furent rassemblés dans le stade, le Superdôme, juridique déployé par le USA Patriot Act (voté 293
COMPTES RENDUS

en octobre 2001), pièce maîtresse de la lutte en faveur de l’élection de Barack Obama en


contre le terrorisme (islamiste). La lenteur de 2008. Reste à savoir, comme pour d’autres cas
l’intervention de la FEMA lors de Katrina en d’étude, si les défauts mis en lumière sont de
2005 n’est donc pas inattendue pour un gou- nature durable dans le rapport entre gouverne-
vernement exécutif qui privilégie au contraire ment fédéral et administrés, ou s’ils ont varié
la sécurisation du lieu, c’est-à-dire le déploie- selon le changement politique.
ment de forces militaires par l’envoi de la
Garde nationale (10 000 hommes) et l’armée CATHERINE COLLOMP
d’active (22 000), avant de procéder à l’évacua-
tion des lieux et à l’envoi de secours. De sur- 1 - Romain HURET, La fin de la pauvreté ? Les
croît, sur fond de guerre en Irak, un parallèle experts sociaux en guerre contre la pauvreté aux États-
existe, selon R. Huret, dans la mentalité des Unis, 1945-1974, Paris, Éd. de l’EHESS, 2008 ; Id.,
soldats comme dans celle des victimes, entre Taxed: American Resisters to Taxation from the Early
Republic to the Present, Cambridge, Harvard Univer-
le théâtre de la guerre en cours et la lutte
sity Press, à paraître.
contre les inondations à La Nouvelle-Orléans :
les militaires entrent dans la ville comme s’ils

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se trouvaient à Bagdad, en ville ennemie. Sur Olivier Borraz
les 11 000 mobilisés de la Garde nationale, Les politiques du risque
3 000 sont encore en Irak et certains des autres Paris, Presses de Sciences Po, 2008, 294 p.
en reviennent. De l’Irak à Katrina, soutient
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R. Huret, il existe des continuités sécuritaires. Longtemps cantonnée aux seuls domaines des
Plus qu’une narration expliquant le flagrant ingénieurs et des économistes, la notion de
échec humanitaire, l’ouvrage de R. Huret risque a désormais envahi l’espace public.
contribue à la compréhension de la nature de Comme le rappelle Olivier Borraz dans l’intro-
l’État aux États-Unis dans ses transformations duction de son ouvrage, cette notion est deve-
conservatrices. L’étude de la réponse à un nue une référence obligée pour appréhender
cataclysme majeur permet d’éclairer le rapport toute une série de problèmes publics et elle
entre les citoyens et l’État fédéral alors que a progressivement, en quelques décennies,
ceux-ci sont rarement face à face. L’occasion « colonisé » le langage des institutions (p. 12).
offre un cas concret qui met en lumière les Comment rendre compte d’un tel succès ? En
dérives sociales et politiques de la lutte contre quoi peut-on y voir l’expression de profondes
le terrorisme, mais aussi plus profondément transformations qui affectent l’État et ses
le recul de l’État dans le domaine social. La capacités de gouvernement ? Telles sont les
volonté des conservateurs d’abandonner des questions au cœur de ce livre, dont le pre-
pans entiers du Welfare State au domaine privé mier mérite est de chercher à y répondre en
est ici démontrée, de même que le recul sur les renouant avec les exigences de l’enquête
missions protectrices de l’État au profit d’un empirique. Délaissant les considérations très
accroissement du budget de la Défense. La générales qui caractérisent un certain nombre
comparaison possible avec d’autres nations où d’essais produits sur le sujet, comme ceux
les militaires sont souvent appelés en renfort d’Ulrich Beck et d’Anthony Giddens 1, O. Borraz
des secours civils lors de catastrophes n’invali- s’appuie sur l’étude minutieuse d’une série de
derait cette proposition que si l’on ne tenait cas, allant des épandages des boues d’épu-
pas compte de la priorité des réponses appor- ration à la téléphonie mobile en passant par
tées en ce cas par le gouvernement fédéral aux la vaccination contre l’hépatite B et les OGM,
États-Unis, c’est-à-dire sur l’antériorité voulue pour analyser la manière dont certaines acti-
de la sécurisation du lieu avant l’apport de vités se voient qualifiées de « risques » et la
secours. Les autobus, les médicaments, la façon dont elles sont alors gérées par les pou-
nourriture ne furent acheminés qu’après la voirs publics. Par souci de clarté, ce processus
venue des militaires. D’où l’indignation des de qualification est présenté sous l’angle d’une
populations affectées, mais aussi d’une bonne succession d’étapes, chacune d’entre elles fai-
294 part de l’opinion publique, qui joua peut-être sant l’objet d’un chapitre.
HISTOIRE POLITIQUE

La première partie de l’ouvrage est consa- locales, sans que cela s’accompagne d’un réel
crée aux mobilisations et aux controverses à contrôle de la part des pouvoirs publics. En
l’origine de la reconnaissance publique de cer- accordant une priorité à la gestion du « risque
tains risques et de leur inscription sur l’agenda institutionnel » ou « réputationnel » et en
des autorités politiques. C’est l’occasion de abandonnant sa mission de protection des
rappeler que le processus de mise en visibilité citoyens à d’autres acteurs, l’État serait ainsi
d’un risque peut emprunter bien d’autres devenu lui-même un « facteur de risque ».
voies que la traditionnelle quantification L’argument est audacieux et d’autant plus
scientifique. Aussi est-ce plutôt en mobilisant dérangeant que la démonstration d’O. Borraz
les acquis de la sociologie des mouvements est menée de manière exemplaire et emporte
sociaux qu’O. Borraz décrit comment des la conviction. L’auteur s’appuie non seule-
doutes et des soupçons en viennent à émerger ment sur de multiples exemples issus de ses
à propos d’une activité, lesquels donnent travaux de recherche sur les politiques du
lieu à des mobilisations locales et à des conflits risque en France, mais il nous fait également
dont la dynamique contribue généralement bénéficier de sa connaissance approfondie des
à faire proliférer les incertitudes ainsi que les cas étrangers ainsi que de l’abondante littéra-

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acteurs concernés. Au terme de ce processus ture sociologique produite sur ces questions.
d’amplification, le problème initial a été trans- Au fil des chapitres, on croise les principales
formé ; il s’est vu attribué des caractéristiques théories et paradigmes qui ont jalonné ce champ
qui permettent de le qualifier de risque sani- d’études, de la théorie culturelle de Mary
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taire et de le traiter en tant que tel. Douglas et Aaron Wildavsky à l’approche


La deuxième partie, portant sur la prise en « psychométrique » développée par Paul
charge et le traitement des risques, permet à Slovic, dont l’auteur évalue les apports et sur-
O. Borraz de déployer l’argument central de tout pointe les limites.
son livre, qui se présente sous la forme d’un Si la précision analytique dont fait preuve
paradoxe : d’un côté, le cadrage d’un certain O. Borraz est incontestablement l’un des
nombre de problèmes publics en termes de points forts de cet ouvrage, on regrette cepen-
risques conduit l’État à réaffirmer sa mission dant le flou qui entoure la notion de risque
régalienne de production de la sécurité. Chaque elle-même. En effet, le risque est tantôt envi-
crise sanitaire est ainsi l’occasion pour les pou- sagé comme le résultat d’un processus ayant
voirs publics d’afficher leur volonté de prise eu pour effet de rendre visibles les incerti-
en charge et de contrôle des risques grâce au tudes d’une activité, tantôt comme le produit
recours à l’expertise scientifique. Seulement d’un processus inverse consistant à réduire ces
ce que montre, d’un autre côté, l’analyse du mêmes incertitudes. Cette définition variable
traitement de ces risques, c’est précisément nuit à la cohérence du modèle séquentiel
l’incapacité de l’État à réduire les incertitudes proposé par l’auteur : ainsi le lecteur est-il
et à conjurer les menaces dont elles sont por- tout d’abord invité à suivre les étapes de
teuses. En somme, c’est un sentiment d’im- la « Construction sociale et politique des
puissance qui gagne les représentants de l’État risques » (partie I), avant de comprendre la
lorsqu’ils constatent la faiblesse de leurs manière dont ces risques font l’objet d’une...
moyens de contrôle des activités porteuses de « Mise en risque » (partie 2). Tout le problème
risques. Il s’ensuit des stratégies de dilution tient au fait qu’O. Borraz refuse de reprendre
de responsabilité ou d’évitement, qui se tra- à son compte la distinction classique proposée
duisent par la mise en place de dispositifs dont par les économistes entre ces deux notions voi-
« l’enjeu n’est pas tant de prévenir les risques sines que sont l’incertitude, d’une part, et le
que de réduire leurs effets potentiels sur l’État risque, d’autre part. Selon cette perspective,
s’ils venaient à se réaliser » (p. 32). Par ailleurs, le risque n’est rien d’autre qu’un moyen de
la production de connaissances et la gestion cerner et de maîtriser l’incertitude grâce au
concrète des risques sont de plus en plus délé- calcul probabiliste. Or c’est précisément la
guées à des acteurs non étatiques, et en pre- capacité de la science à transformer certaines
mier lieu aux entreprises et aux collectivités incertitudes en risques qui est aujourd’hui 295
COMPTES RENDUS

prise en défaut et qui permet d’expliquer à la évolution majeure dans ce domaine, ce n’est
fois la vulnérabilité des pouvoirs publics face pas que nous soyons entrés dans une « société
aux crises et aux controverses sanitaires et du risque », c’est bien que nous en sommes
l’émergence de nouveaux dispositifs et prin- sortis.
cipes d’action tels que le principe de pré-
caution. Loin de nuire à l’argumentation YANNICK BARTHE
développée par l’auteur, la distinction entre
risque et incertitude n’aurait fait que la renfor- 1 - Ulrick BECK, La société du risque. Sur la voie
cer. Elle lui aurait aussi permis de prendre d’une autre modernité, Paris, Aubier, 2001 ; Anthony
définitivement ses distances avec la fameuse GIDDENS, Les conséquences de la modernité, trad. par
sentence proposée par U. Beck : car s’il est une O. Meyer, Paris, L’Harmattan, [1990] 1994.

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