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TOTALITARISME OU BIOPOLITIQUE

Roberto Esposito

Editions Kimé | « Tumultes »

2006/1 n° 26 | pages 9 à 20
ISSN 1243-549X
ISBN 9782841743933
Article disponible en ligne à l'adresse :
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TUMULTES, numéro 26, 2006

Totalitarisme ou biopolitique

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Roberto Esposito
Istituto Universitario Orientale, Naples
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Si l’on considère les vicissitudes de la philosophie


politique contemporaine du point de vue du succès des auteurs,
une donnée saute aux yeux : le récent déplacement de l’attention
portée à la figure d’Hannah Arendt vers celle de Michel
Foucault. Si l’on devait traduire ce déplacement de perspective
dans le domaine des catégories conceptuelles, ce pourrait être en
l’assignant au passage du paradigme du totalitarisme, au centre
du grand livre arendtien de 1951, à celui du biopolitique,
thématisé par Foucault vers la moitié des années 1970. Mais
l’élément le plus symptomatique — d’une indécision
interprétative également — est la modalité linéaire et
ininterrompue qui caractérise ce mouvement d’idées. Les
paradigmes de totalitarisme et de biopolitique ne se présentent
pas comme des langages conceptuels hétérogènes — ce que de
fait ils sont — mais apparaissent plutôt superposés selon une
contiguïté herméneutique qui fait du second une sorte de
continuation ou de complément du premier. La biopolitique,
plutôt que comme instrument analytique alternatif au
totalitarisme, se présente comme l’une de ses filiations,
l’intégrant et le confirmant en quelque sorte. D’où une série
d’études, parfois excellentes — je pense à celles de Alain
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Brossat en France 1 et de Simona Forti en Italie2 — qui disposent


les deux termes selon une hendiadis qui fait de l’un l’attribut de
l’autre, soit dans le sens d’un totalitarisme biopolitique, soit dans
le sens — spéculaire — d’une biopolitique totalitaire.
Que quelque chose ne fonctionne pas dans cet
enchaînement conceptuel, cela a déjà été pressenti par Giorgio
Agamben dans Homo Sacer3. Il se demande d’emblée pourquoi

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Arendt et Foucault n’ont jamais trouvé un point de tangence
dans leurs discours, et plus spécifiquement encore, pourquoi la
première n’a pas employé le lexique biopolitique dans ses
recherches sur le totalitarisme, et pourquoi le second n’a pas
situé le camp de concentration totalitaire au centre du dispositif
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biopolitique. Toutefois, c’est cette question justement,


apparemment destinée à rester sans réponse, qui met à découvert
non pas tant une impasse dans la perspective des deux auteurs,
que la fragilité du présupposé à partir duquel elle procédait, à
savoir celui de la complémentarité, ou du moins de la
compatibilité, des deux modèles d’analyse. En réalité Arendt et
Foucault — c’est-à-dire totalitarisme et biopolitique — ne se
sont pas rencontrés pour le simple motif que leurs systèmes
catégoriels sont logiquement incompatibles. Voire parce que le
paradigme du biopolitique justement ne prend sens et relief qu’à
partir de la déconstruction du paradigme du totalitarisme.
Le fait que cette divergence lexicale ne s’impose pas
d’emblée — au point de pousser les chercheurs à croiser les
perspectives en quête d’une biopolitique chez Arendt et d’un
totalitarisme chez Foucault — ne naît pas uniquement, en vérité,
d’une opacité interprétative diffuse. On trouve en effet à son
origine une double circonstance objective : le fait que Foucault,
parcimonieusement il est vrai, ait employé le terme de
totalitarisme ; et naturellement l’évidente nature biopolitique du
nazisme. Toutefois, si l’on y regarde de plus près, bien que
partiellement responsables de l’illégitime assimilation
catégorielle des deux paradigmes, ces éléments en constituent
également le plus évident désaveu. En effet c’est justement la

1. A. Brossat, L’Epreuve du désastre : le XXe siècle et les camps, Paris, Albin


Michel, 1996.
2. S. Forti, Il totalitarismo, Roma-Bari, Laterza, 2001.
3. G. Agamben, Homo sacer, le pouvoir souverain et la vie nue, Paris, Seuil,
1995.
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caractérisation biopolitique du nazisme qui rend très ardu son


rapprochement avec le communisme et prive ainsi de sens le
concept inévitablement comparatif de totalitarisme. C’est du
reste contre cette difficulté que se bat le texte de Foucault,
contraint, par fidélité posthume à une catégorie dépassée de sa
propre analyse, à conférer au communisme une improbable
connotation raciste 4.

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Par ailleurs, il ne fallait pas attendre les recherches de
Foucault pour qu’émergent les apories constitutives du
paradigme du totalitarisme. Son déficit — ou excès —
sémantique se reconnaissait déjà, somme toute, chez Arendt, qui
en avait fourni la formulation la plus convaincante et la plus
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suggestive. Ainsi qu’il est apparu très tôt aux interprètes moins
enclins à l’euphorie laudative, ce livre se présente moins comme
un bloc homogène que comme un composé résultant de
l’intégration de deux axes analytiques différents, voire
juxtaposés, dans leur logique de composition. A une première
version remontant aux années de la guerre et comportant une
magistrale reconstruction généalogique de l’antisémitisme nazi,
se superpose une deuxième version, écrite dans les années 1949-
50, dans laquelle l’analyse s’ouvre à la comparaison typologique
avec le communisme stalinien. C’est précisément dans cette
dernière section que prend racine ce paradigme totalitaire destiné
à investir rétrospectivement toute l’œuvre. Toutefois cette
opération de raccommodage, loin de conférer de l’unité au texte,
en expose encore plus la fracture interne : comment trouver trace
des racines du communisme soviétique dans la dégénérescence
et la dérive — de la crise de l’Etat-nation, à l’impérialisme
colonial, jusqu’à l’explosion du racisme biologique — qui a
mené au nazisme ? Voire, comment ramener le particularisme
naturaliste du nazisme à l’hypertrophie universaliste de la
philosophie de l’histoire révolutionnaire ? Que du reste les deux
axes du livre ne trouvent pas un vrai point de tangence logique et
lexicale, si ce n’est au prix d’un forçage qui greffe un objet
précédemment élaboré, sur un cadre conceptuel ultérieur et
hétérogène, cela apparaît non seulement dans la différence de
qualité de la recherche — ample et approfondie dans le cas du
nazisme, inévitablement pauvre et superficielle dans celui du

4. Cf. M. Foucault, « Il faut défendre la société », Cours au Collège de France,


1976, Paris, Gallimard-Seuil, 1997.
12 Totalitarisme ou biopolitique

communisme — mais aussi dans la disparité des approches.


Alors que la première partie pouvait être thématiquement
rapportée à la polémique antilibérale et anticapitaliste assez
proche, dans son inspiration fondamentale, des travaux
contemporains de Borkenau, de Neumann (et également de
Hilferding), la seconde apparaissait quelque peu conditionnée
par une position anticommuniste préalable, liée au début de la
guerre froide.

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Il y a, naturellement, chez Arendt, quelque chose de plus,
et aussi de différent, par rapport à cette littérature — à partir de
l’extraordinaire tension morale qui culmine dans les pages
finales traitant des camps de concentration. Mais cela n’efface
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pas l’impression de dédoublement initial et de superposition,


entre deux registres de discours qui ne se sont jamais bien
intégrés. Mon sentiment est que, au-delà de raisons plus
contingentes, cet écart structurel est la résultante d’une
antinomie plus profonde, intrinsèquement liée au paradigme du
totalitarisme en tant que tel. Il s’agit du rapport entre ce que l’on
définit comme le phénomène totalitaire et ses antécédents
— voire, plus généralement, entre contemporanéité et origine.
Comment concilier le retour à l’origine, annoncé dès le titre par
Arendt, avec le présupposé déclaré de l’absolue hétérogénéité de
la phénoménologie totalitaire par rapport à toutes les formes
politiques qui la précèdent ? Comment peut-on, en d’autres
termes, retracer l’origine de ce qui, par ses caractéristiques
inédites, semble se soustraire à toute séquence génétique de type
causal ?
La réponse implicite de la narration arendtienne se réfère
à la distinction entre condition de possibilité et cause effective :
ce n’est que dans des conditions déterminées et très particulières
que la première glisse automatiquement vers la seconde, que la
potentialité logique se réalise historiquement — d’où la
discontinuité de principe de ce qui pourtant, dans la
reconstruction a posteriori, apparaît comme pouvant être
renvoyé à une série continue. Mais ce qui pose problème, dans
cette façon de présenter les choses, c’est le caractère en tout état
de cause linéaire que finit par assumer tout le parcours, cela
malgré la césure horizontale entre modernité et totalitarisme. Le
totalitarisme du XXe siècle, entendu comme une dynamique, ou
mieux une logique, en soi unitaire, finit par apparaître comme
l’issue, non pas inéluctable a priori, mais rendue de fait telle, du
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moins en présence de certaines conditions, d’une logique tout


aussi homogène, à l’instar de celle à laquelle la modernité dans
son ensemble est reconduite. Il est vrai que, chez Arendt, il se
produit entre les deux segments une accélération soudaine qui en
différencie les connotations — mais le long d’une même ligne
de développement qui commence par Hobbes et précipite dans
l’abîme d’Auschwitz et de la Kolyma.

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Retenir que Hobbes, interprété d’ailleurs comme
idéologue de la bourgeoisie capitaliste « a donné à la pensée
politique le préalable à toute doctrine raciale5 » — ainsi que
l’écrit Arendt — est une erreur de perspective qui ne peut être
renvoyée au seul plan de l’historiographie philosophique, mais
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qui finit aussi par plier tout le cadre analytique à un double


présupposé continuiste qui, alors qu’il projette l’auteur du
Léviathan dans un contexte lexical absolument extérieur à son
effective prestation, écrase le phénomène totalitaire sur une
matrice qui lui est largement hétérogène. Ce n’est pas tout : faire
du philosophe de l’autoconservation individuelle un défenseur
ante litteram de la mobilisation totale, oriente la grille
interprétative vers cette indistinction catégorielle entre nature et
artifice, entre histoire et vie, qui efface les véritables lignes de
fracture de la tradition moderne en la condamnant
irrémédiablement à la dérive totalitaire. Car, selon Arendt, cette
dérive est préparée par une philosophie de l’histoire qui, loin de
s’opposer à la fixité de la nature, l’incorpore en elle-même en
une sorte d’expansion continue qui finit par anéantir tout ce
qu’elle rencontre avant de se détruire elle-même. Toutefois, cette
combinaison indifférenciée d’historicisme et de naturalisme
— dont l’épicentre idéologique serait situé dans la rencontre
symbolique entre Marx et Darwin — est chez Arendt l’issue
d’un dysfonctionnement plus originaire concernant la dimension
même de la politique : dès le début de l’âge moderne et dans la
période chrétienne déjà, elle était vidée de sa substance par
rapport à l’unicité de la polis grecque dans laquelle elle
resplendissait dans la distance par rapport à la sphère des besoins
vitaux, assurés par le travail des esclaves.
Ce qu’on peut ici d’emblée remarquer, c’est la connexion
négative, qui se détermine ainsi, entre cette systématisation

5. H. Arendt, Les Origines du totalitarisme, Paris, Gallimard, coll. Quarto,


p. 413.
14 Totalitarisme ou biopolitique

catégorielle inhérente au concept de totalitarisme et l’absence,


voire le contraste paradigmatique, d’une interprétation de type
biopolitique. Ce qui ne veut pas dire que Arendt ait négligé
— surtout dans ses œuvres ultérieures — le rôle de plus en plus
envahissant qu’assumait la vie biologique dans le lexique
conceptuel moderne. Mais l’élément qui marque une très nette
discrimination par rapport à la sémantique biopolitique est que
cette émergence du bios se situe chez Arendt à l’extérieur de la

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sphère proprement politique et en opposition avec celle-ci. Plutôt
qu’une modalité de l’agir politique, elle est ce qui en rend
l’expression impossible et en tarit la source. D’où
l’interprétation de la modernité dans son intégralité comme un
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processus unique de dépolitisation, qui ne comporte pas de


différences significatives. D’où, également, la nécessité de son
issue totalitaire, qui ne fait que porter à son accomplissement et
à son exaspération la vocation antipolitique déjà largement
annoncée dans ses formes et dans ses contenus par la tradition
philosophique qui la précède. C’est ainsi que le dernier et le plus
paroxystique des rejetons de la philosophie de l’histoire moderne
— à savoir le communisme — est confondu avec quelque chose,
le nazisme, que l’on ne peut définir ni comme philosophie, ni
comme idéologie, car il a été la première forme intégrale de
biologie politique. Une fois expulsée la catégorie de vie en
dehors de l’horizon du politique, celui-ci se referme dans un
circuit dissolvant où les plans de différence qui le coupent et le
transforment finissent par disparaître.

Très différente est l’interprétation de la modernité dans la


perspective biopolitique mise en œuvre par Foucault.
Conformément à la généalogie nietzschéenne dont il s’inspire,
toute possibilité de lecture unifiée s’annule au profit d’un cadre
coupé d’écarts horizontaux et verticaux qui s’opposent à tout
présupposé continuiste. L’entrée en scène de la vie biologique,
loin de mener tout le cours de la philosophie moderne à une
unique dérive dépolitisante — comme c’est le cas dans le
modèle arendtien —, trouble la scène en la disposant le long de
différents vecteurs de sens qui se chevauchent et s’interpénètrent
sans jamais se superposer ou s’unifier en une seule ligne
d’écoulement. Ce n’est pas que Foucault conteste
l’hétérogénéité, ou l’étrangeté, de la catégorie de vie par rapport
au langage classique de la politique. Mais la force de sa
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perspective généalogique réside précisément dans sa capacité à


introduire ce « dehors » à l’intérieur de ce dernier, c’est-à-dire à
reconnaître la rupture qui se détermine à un certain moment dans
l’autonomie du politique en faveur d’une dynamique où intérieur
et extérieur se recoupent réciproquement. Pour employer une
expression de Deleuze, on pourrait dire que, chez Foucault, dans
l’histoire de la politique moderne s’instaure un pli, ou mieux une
série de plis, poussant l’intérieur vers l’extérieur ou introduisant

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l’extérieur dans l’intérieur.
Ce mouvement — que Bruno Karsanty a mis en relief6 —
est à la fois l’issue et le présupposé de l’explosion du concept
d’origine déjà repéré par Nietzsche, ainsi que Foulcault l’a
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parfaitement reconstruit dans le célèbre essai intitulé justement


Nietzsche, la généalogie, l’histoire. S’il n’existe pas une origine
pleine et absolue du processus historique, si l’origine n’est
jamais unique, si elle se dédouble et se démultiplie toujours en
plusieurs origines, qui ne sont donc plus définissables en tant
que telles, l’ensemble des vicissitudes historiques de l’Occident
est destiné à prendre un aspect irréductible à la linéarité d’une
perspective unique. Déjà mouvementée à son début du fait du
contraste, ou du moins de l’hétérogénéité, entre la typologie
grecque de la citoyenneté, et la typologie hébraïco-chrétienne
orientée vers le contrôle pastoral des consciences d’abord et des
corps ensuite, l’histoire de la politique moderne se trouve brisée
par des logiques différentes et aussi en opposition, telles que
celle du pouvoir souverain et celle du régime biopolitique,
dédoublée à son tour entre modèle disciplinaire et modèle de
gouvernement, entre soin des corps individuels et soin du corps
collectif de la population. Histoire où ces vecteurs apparaissent
comme entrelacés, mais pour cette même raison différenciés l’un
de l’autre, en une multiplicité de fils qui se nouent et se dénouent
continuellement, convergent et divergent sans une direction bien
définie.
Relus à la lumière de ce scénario inédit — avec les lignes
de fuite qu’il marque par rapport à la conception canonique de la
pensée juridico-politique — les textes et les auteurs modernes
mêmes, à partir de Machiavel et de Hobbes jusqu’aux classiques
de l’économie politique, présentent de nouveaux visages, des

6. Bruno Karsanty, « La politique du dehors », in Multitudes, n° 22, 2005,


pp. 38-50.
16 Totalitarisme ou biopolitique

profils inconnus, des segments de sens discordants par rapport


aux interprétations fournies par la littérature traditionnelle. Et ce
n’est pas tout : toutes les catégories politiques — de la catégorie
de souveraineté à celle de droit, d’Etat, de société — prennent un
sens différent et hétérogène par rapport à l’interprétation
traditionnelle. Il suffit de penser, par exemple, à la multiplicité
de significations que prend le concept foucaldien de
gouvernement — soustrait à sa sémantique usuelle et confié à un

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lexique différent qui en altère toutes les connotations. Ce
concept est lexicalement étranger à ce que pourtant il traverse et
modifie continuellement — la forme de l’Etat. Sans parler du
rôle inédit attribué aux guerres, au pouvoir, à l’économie dans le
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cadre du régime gouvernemental. Ce que le paradigme


biopolitique propose, par rapport à l’appareil catégoriel
classique, c’est en somme une déconstruction radicale d’objets et
d’instruments, de perspectives et de langages, de textes et de
contextes. Dans le vaste cadre de l’introduction de la vie à
l’intérieur de la politique — à la différence de la perspective
arendtienne, où politique et vie apparaissent réciproquement
inconciliables — nature et histoire, loin de se superposer en un
circuit totalitaire, se disposent selon des fronts ouverts et
contraposés, avant de s’impliquer à nouveau mutuellement, avec
des significations et des effets irréductibles à ceux d’une simple
idéologie7.
Si nous entrons davantage dans le vif du discours de
Foucault, ce que nous en retirons est, dans l’ensemble, une
critique de l’interprétation philosophico-juridique classique. La
traduction foucaldienne de la loi en norme, tant dans le sens
négatif de ce qui contrôle la vie que dans le sens positif qui la
confie à sa logique interne, à son autonomie par rapport à tout
nomos transcendant, fait allusion à une critique du droit dans
toutes les formes que ce dernier a pris — droit naturel, droit
positif, droit souverain. S’il y a, chez Foucault, quelque chose
qui ne marche pas, qui ne restitue pas le mouvement réel des
choses et des corps, de subjectivation et d’assujettissement, c’est
justement le discours de la loi comme confins du pouvoir. Pour
Foucault la loi ne peut protéger la polis de la violence tout
simplement parce qu’elle en est le résultat : non pas le
7. Cf. R. Esposito, Bios. Biopolitica e filosofia, Torino, Einaudi, 2004 ;
J. Revel, « Michel Foucault : discontinuité de la pensée ou pensée du
discontinu », in Le portique, n° 13-14, 2004, pp. 259-274.
Roberto Esposito 17

présupposé, mais l’issue de dynamiques politiques qu’on ne


peut scinder, d’actes de bataille, de figures de guerres, de
fragments de violence. Il n’y a pas une loi apolitique ou
prépolitique, du moment que le but de la politique est justement
la mutation des rapports de force que la loi n’est appelée à
légitimer qu’a posteriori. La crise de la catégorie de
souveraineté — c’est-à-dire la critique déconstructive à laquelle
Foucault la soumet — détermine également un bouleversement

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de l’idée moderne de droit comme prérogative du sujet. Et cela
non seulement parce que le sujet en tant que tel, précédant les
forces qui le définissent et le structurent, n’existe pas ; mais
encore parce que le concept même de droit se brise en vecteurs
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de sens différents, parfois opposés, qui font correspondre à toute


action une réaction, à toute affrmation une négation, à toute
imposition une résistance.

Sous cet aspect, la conception arendtienne se trouve tout à


l’opposé : le rôle de la loi est de protéger le lien entre liberté et
pouvoir des assauts de la violence. Elle forme, contient, retient le
jeu de la politique dans les confins d’une dialectique non
violente justement parce qu’elle est garantie par la présence du
droit. C’est précisément cette fonction de protection et de
stabilisation de l’action politique qui fait de la loi un présupposé
nécessaire à toute forme non totalitaire — quelque chose comme
des murs qui empêchent les passions civiles d’excéder leurs
limites. Bien qu’elle soit dialectisée par des éléments souvent
non homogènes — et non entièrement réductibles à cette
définition, comme par exemple le discours sur la désobéissance
civile8, qui semble la contredire dans la direction d’un primat de
la politique intolérante aux limites de la loi — Hannah Arendt
reste somme toute fidèle à une telle perspective. Elle n’ouvre
aucun vecteur de critique du droit. Même quand elle en reconnaît
les éléments réducteurs, paradoxaux, antinomiques, comme dans
le cas des droits humains effacés au nom des souverainetés
nationales.
Il faut dire que la partie des Origines consacrée à l’échec
— voire à l’aporie — de la notion de droit humain, constitue un
passage génial qui suffit à situer le livre de Arendt au sommet de
8. Cf. H. Arendt, « Civil Disobedience », The New Yorker, sept. 1970, pp. 70-
105.
18 Totalitarisme ou biopolitique

la littérature politique contemporaine. Elle y reconstruit avec une


finesse extraordinaire des vicissitudes dont la tragédie
paradoxale n’a jamais cessé d’interpeller la conscience
contemporaine, ne serait-ce que par le fait qu’elle revient
souvent de nos jours : plus on parle des droits humains, plus on
en expérimente le caractère introuvable dans un monde dominé
par les appartenances politiques et ethniques. Toutefois, au
moment même où Arendt proteste, implicitement et

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explicitement, contre ce phénomène — contre ce fait que soient
introuvables des droits non définis par les législations des Etats
nationaux — elle n’en conçoit pas un dépassement possible.
Comme si elle restait en quelque sorte prisonnière du cercle
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qu’elle-même dénonce. Et non pas pour des motifs contingents,


mais en raison de la logique même de son discours, entièrement
lié à la séparation radicale entre politique et vie humaine. Etant
donné que la simple vie, le corps, la donnée biologique ne peut
avoir de connotation politique, on ne peut non plus envisager de
lui conférer une condition juridique. Dès son origine romaine, le
droit ne se réfère pas à l’homme en tant qu’être vivant, mais à la
personne juridique, c’est-à-dire à un sujet ne coïncidant pas avec
son propre corps. C’est là le présupposé qu’Arendt découvre,
avec une lucidité absolue, aux origines de l’histoire
contemporaine.
Toutefois, bien qu’analysant les conséquences terribles
qui conduisent en dernière analyse au génocide, elle ne conteste
ni ne déconstruit théoriquement le dispositif juridique qui le
fonde, se limitant à en assumer l’antinomie profonde. Car pour
faire cela, pour proposer un rapport différent entre ius et
humanitas, entre norme et vie, entre droit et corps, il eût fallu
renoncer au présupposé antivitaliste, ou antibiologiste, de sa
théorie en croisant le discours que, quelques années plus tard,
Foucault allait conduire en termes de biopolitique et donc de
critique du sujet-personne séparé de sa propre corporéité. Je sais
combien la notion de subjectivité chez Arendt est complexe et
pleine de mille nuances 9 ; que l’on peut soutenir qu’elle en a
révoqué le caractère métaphysique dans une perspective destinée
à briser en mille morceaux la conception personnaliste et
individualiste de la tradition philosophique. Une partie de sa

9. Cf. en particulier E. Tassin, Le Trésor perdu, Hannah Arendt et


l’intelligence de l’action politique, Paris, Payot, 1999.
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conception va, en effet, dans cette direction. Et pourtant en ce


qui concerne la sphère de la loi justement, et plus précisément le
rapport entre politique et loi, mon sentiment est que, dans son
mode de pensée, elle n’exprime pas une notion de sujet vraiment
externe à la théorie classique. Et ce, à cause du refus persistant
de mettre la politique et le droit en relation directe avec la vie
biologique. C’est cet interdit — auquel elle restera toujours
fidèle —qui l’empêchera de rompre le diaphragme qui dans la

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tradition juridique s’interpose entre la personne et le corps, entre
l’être vivant et le masque qui le recouvre.
En ce sens, c’est comme si Arendt restait liée à un élément
de transcendance — à la diversité, ou à la différence, entre le
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sujet, l’acteur, le héros politique et sa façon d’être elle-même, sa


simple présence en tant qu’homme ou femme. Précisément le
passage, ou le saut, tenté quelques années plus tard par Foucault
— dans le cœur de l’immanence, ou comme l’aurait dit Deleuze,
dans une pensée du dehors. Lorsque Foucault brise la forme de
la subjectivité dans le processus de subjectivation, lorsqu’il
disperse l’individu dans les fragments de son expérience
extérieure, lorsqu’il décentre la personne dans les modes de
l’impersonnel, il me semble qu’il ouvre une possibilité pour la
pensée qu’Hannah Arendt n’a pas vue, aveuglée qu’elle était par
la lumière de l’action politique. Il est évident que cette pensée du
dehors — c’est-à-dire de l’implication, certes problématique,
entre vie et politique — ne prédispose pas en soi à un discours
affirmatif sur les droits humains comme droits des corps des
hommes. Il reste cependant que ce n’est qu’à partir de la double
déconstruction de l’idée de droit d’un côté et du concept de
personne de l’autre — mise en œuvre par Foucault à la suite de
Nietzsche et en parallèle avec Deleuze — qu’il est possible
d’imaginer quelque chose comme une norme de vie ; non pas
une norme appliquée à la vie d’en haut et de l’extérieur, mais
une norme tirée de la vie même, de sa dimension à la fois
impersonnelle et singulière.
Je crois qu’il faut revenir sur cet élément impersonnel et
singulier — celui qui a été défini comme une pensée de la
troisième personne. S’il est un point où la différence entre les
deux auteurs se révèle de façon évidente, c’est justement le
contraste entre la lumière qui baigne chez Arendt les héros de la
politique, leur donnant de la visibilité, les détachant par rapport
aux hommes communs, à l’opacité des hommes infâmes dont
20 Totalitarisme ou biopolitique

parle Foucault dans un de ses textes les plus célèbres10 : des


hommes littéralement sans visages, immergés dans le caractère
impersonnel, générique, anonyme de leurs vies biologiques. Si
Arendt est penseur de la lumière, de la transcendence et du
regard, Foucault est philosophe de l’ombre, de l’immanence et
de la force. Si l’une est du côté de ce qui est absolument
personnel, l’autre appartient au langage de l’impersonnel. Je ne
sais pas lequel des deux nous parle aujourd’hui avec le plus

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d’intensité, lequel raconte le mieux les vicissitudes de l’homme
mondialisé — bien que je n’aie pas voulu cacher mon option
personnelle. Peut-être devrions-nous être à même de dessiner
une perspective qui, sans occulter la différence profonde de leurs
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discours, sache en croiser les trajectoires.

10 M. Foucault, « La vie des hommes infâmes », in Dits et écrits, Paris,


Gallimard, coll. Quarto, 2001.

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