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La condition de l’exilé

Penser les migrations contemporaines


La condition de l’exilé
Penser les migrations contemporaines

Alexis Nouss

Éditions de la Maison des sciences de l’homme


La collection « interventions » est dirigée par
Michel Wieviorka et Julien Ténédos

La production scientifique peut contribuer à éclairer les pré­


occupations de nos concitoyens, les aider à s’orienter, répondre
à leurs attentes intellectuelles, à leur curiosité. Ceci est parti­
culièrement vrai s’il s’agit des sciences humaines et sociales. La
collection « interventions » propose des ouvrages rigoureux, exi­
geants, reposant sur des connaissances sérieusement éprouvées.
Des ouvrages, aussi, rédigés dans un langage accessible et sou­
cieux, bien au-delà de la seule vulgarisation, de faire progresser
le débat public.

Dans la même collection


– Michel Wieviorka, Le Front national. Entre extrémisme,
populisme et démocratie, septembre 2013.
– Florence Burgat, Ahimsa. Violence et non-violence envers
les animaux en Inde, février 2014.
– Farhad Khosrokhavar, Radicalisation, décembre 2014.
­– Jean Baubérot, Les 7 laïcités françaises, mars 2015.

À paraître en 2015
– Nathalie Paton, School Shooting. Individuation et
­globalisation par les médias participatifs, mai 2015.
– Céline Béraud et Philippe Portier, Métamorphoses
­catholiques. Retour sur la mobilisation contre le mariage
pour tous, juin 2015.

Relecture : Yann Lézénès et Évelyne Séguy


Mise en page : Christophe Le Drean
Contact : julien.tenedos@rfiea.fr

© Éditions de la Maison des sciences de l’homme,


mai 2015
Issn 2269-7144
Isbn 978-2-7351-1999-8
– Sommaire –

Condition exilique 9

Exil et migration 19

Exiliance 63

Non-lieu et post-exil 107


Non-lieu 109
Post-exil 133
Anthroposcène exilique 157

Bibliographie 163
À mon exilée
Condition exilique

Les dépêches tombent. Le décor est à la fois européen et médi­


terranéen. Des migrants se sont noyés au large des côtes – une
embarcation de migrants a fait naufrage et les passagers ont péri en
mer – des migrants portés disparus après le naufrage – des migrants
ont trouvé la mort lorsque leur embarcation a coulé – des corps
de migrants ont été recueillis sur le rivage, etc. Les journalistes
brodent sur ce scénario répétitif qui ne manque jamais de figu­
rants : plus de 22 000 noyés dans la Méditerranée depuis 2000
(sur 40 000 victimes de la migration dans le monde). Un scéna­
rio qui vire au scénario catastrophe en avril 2015 : le 12, près de
450 morts dans un naufrage au large de la Sicile ; le 19, plus de
800 morts dans un naufrage au large de la Libye. Il y a toutefois
erreur dans le casting. Ceux-là ne sont pas des migrants si la
migration se justifie d’une arrivée quelque part. À la limite, ce
sont des émigrants jamais devenus immigrants, seule légiti­
mation qui tienne dans la logique politico-économique de la
migration. Ils ont échoué en tant que migrants avant même
d’échouer sur le sable des plages siciliennes ou grecques qu’ils
doivent partager avec les touristes, gênés ou indifférents. Ne
leur faisons pas l’offense de réduire leur destinée au seul statut
La condition de l’exilé

de migrant 1 – ce sont des exilés. La mort n’appartient pas au


trajet attendu du migrant qu’un simple tracé sur une carte res­
titue et dont elle marque l’interruption définitive. Lorsqu’elle
advient, son événementialité est dérobée pour être effacée dans
les statistiques sur les flux migratoires.
Entre le migrant et l’exilé, la différence n’est pas tant de
nomination que de perspective, celle distinguant les approches
d’Émile Durkheim et de Georg Simmel qui, en pionniers de
la sociologie, ont tous deux réfléchi sur la problématique. Si
la migration qu’ils étudiaient au début du xxe siècle n’avait
pas l’ampleur des mouvements contemporains et que, pour
Émile Durkheim, comme pour Karl Marx auparavant, elle
opérait surtout de la campagne vers les villes, le contraste
entre leurs positionnements respectifs conserve sa pertinence
aujourd’hui. Le migrant pour Émile Durkheim est considéré
quant à sa fonction au sein des grandes structures sociales et
des rapports de domination dans la sphère économique alors
que Georg Simmel porte son attention sur l’intériorisation
par l’étranger des ambivalences psychologiques provoquées
par les déplacements migratoires dans la modernité de son
époque. Pour le premier, la migration est phénomène social ;
pour le second, elle est expérience humaine – deux définitions
à appliquer dans la distinction entre migration et exil.
Attribuer aux disparus de la Méditerranée ou d’autres mers 2,
comme à ceux du désert ou des grandes villes, une condition

1.  Le générique masculin dans cet ouvrage est utilisé sans discrimination et
uniquement dans le but d’alléger le texte. Un masculin de convention d’autant
plus protocolaire que, dans l’exil, les expériences de l’homme et de la femme ne
sont pas similaires, et qu’ils les construiront donc selon des logiques subjectives
différentes.
2.  Telles la mer Rouge ou la mer d’Oman. Selon les chiffres du Haut Commissariat
aux réfugiés, en 2013 plus de 46 000 exilés les ont traversées – 500 000 depuis
2009 – pour parvenir au Yémen, où résideraient 2 millions d’exilés, la plupart
arrivés clandestinement.

10
Condition exilique

exilique veut rendre justice à leur destin, leur accorder un


droit à la mort et un droit d’accueil dans notre mémoire.
Mais la condition exilique n’offre pas qu’une reconnaissance
posthume, elle concerne les centaines de millions de sujets
en migration dans le monde contemporain. Il importe dès
ce stade de distinguer les critères de mobilité 3 quant à la per­
ception du migrant et de l’exilé car, de ce point de vue, les
phénomènes ne sont pas identiques et appellent des directions
d’analyse différentes. Le migrant migre d’un territoire à un
autre en fonction d’une identité spatialisée selon une onto­
logie cartographique. L’exilé passe d’un ciel à l’autre, d’une
langue à l’autre, et retient la mémoire des uns et des autres
en les faisant dialoguer. Il ne traverse pas les frontières, il est
« l’être-frontière qui n’a pas de frontière », selon l’expression de
Georg Simmel pour définir l’humain (1993 : 168).
En outre, si Le Monde pouvait titrer en Une, le 7 mai 2014,
« Immigration : l’Europe face au drame », c’est que la grave crise
née de l’incapacité des pays d’Europe occidentale à accueillir
les masses d’exilés désireux de franchir, par tous les moyens,
leurs frontières n’est pas qu’un problème de gestion des flux
migratoires. Il convient d’abord de rappeler que le « drame »
frappe ailleurs sur la planète, des États-Unis à l’Australie, et
que, selon les chiffres des Nations unies, les trois pays abritant
le plus de réfugiés sont le Pakistan, le Liban et l’Iran, ou que
l’Europe se situe après l’Asie et le Proche-Orient pour ce qui est
de leur accueil. Toutefois, la situation est inique car l­’Europe,
en tant que telle, possède des ressources éminemment supé­
rieures et qu’elle ne devrait pas aveuglément refuser un apport
de forces actives dont elle a besoin pour son marché du travail.
Par ailleurs, la crise de l’exil de masse contemporain heurte
un héritage culturel européen qui, non seulement, affiche

3.  Voir à cet égard Bernd et Dei Cas-Giraldi (2014).

11
La condition de l’exilé

une histoire de migrations, internes ou externes, et compte


parmi ses plus grandes figures des personnalités ayant dû
quitter le sol natal pour aller vivre ailleurs, mais qui prône
l’hospitalité parmi ses valeurs constituantes, qu’elles soient
d’origine religieuse ou philosophique. Doit-on rappeler à
l’Europe, qui reçut en 2012 le prix Nobel de la paix pour
avoir transformé « un continent de guerre en continent de
paix », qu’une des conditions de la paix repose sur l’hospita­
lité ? Il serait incongru de parler de Dante ou de Victor Hugo
comme des migrants et cette impossibilité empêche de relier
leur expérience à celle des sans-papiers dormant dans les rues
de nos villes. En revanche, parler des uns et des autres comme
d’exilés autorise à interroger de concert leurs parcours et à
éclairer depuis la culture européenne la question migratoire
qui se pose douloureusement à l’Europe. La considérer de
l’intérieur en tant que condition exilique, dont les données
ne sont pas inconnues, plutôt que de rejeter à l’extérieur les
paramètres qui en permettraient la compréhension fournit
l’assise pour une volonté politique commune qui se fait
dangereusement attendre.
Je parle ici d’une condition exilique, de même qu’on a pu
traiter d’une condition humaine, d’une condition féminine
ou masculine ou encore d’une condition animale, sans igno­
rer que ces expressions risquent de paraître désuètes et ces
exemples suspects en nos temps de déconstruction identitaire
généralisée. Non seulement, il y aurait danger d’essentia­
lisation alors que les conditions de cette condition ne sont
qu’historiques, variées et variables, mais on pourrait aussi
objecter que l’expérience de l’exil vient précisément déranger
toute prétention à l’essence, de même qu’au droit du sol qui,
en matière d’identité, souvent la nourrit. Être né ailleurs
n’invalide pas un vivre-ici. Le terme de « naturalisation », que
le droit français utilise pour offrir une appartenance nouvelle,

12
Condition exilique

entre autres aux sujets en exil, suffit à montrer le travers idéolo­


gique d’une législation qui fait de l’acquisition de la nationalité
française un étrange rituel offrant à l’impétrant accès à un état
naturel, à une essence innocemment primitive. En outre, l’exil
de ceux qui fuient un génocide s’apparente à une fuite devant la
condition qui les emprisonnait et peut parfois accompagner un
rejet de tout carcan identitaire, notamment communautaire.
Bref, la politique n’a rien à voir avec l’ontologie et mieux
vaudrait ne pas jouer sur les deux claviers à la fois. Il n’est pour­
tant pas certain que l’exil ne puisse valoir comme support d’un
processus de subjectivation dans la mesure même où il prouve
l’inadéquation d’un système référentiel antérieur et la volonté
de le renouveler. C’est bien un sujet qui part en exil, parfois
au péril de sa vie ou du moins en en acceptant le risque. À ce
titre, pourquoi ne profiterait-il pas d’une définition identitaire,
fût-elle provisoire, si elle lui donne une direction, une place
sous les étoiles lui permettant de s’orienter ?
En outre, il n’est pas si simple de séparer les registres. Le
reporter et photographe Patrick Zachmann entreprend en 2013
un remarquable projet, Mare Mater, croisant son travail sur
les immigrants et les clandestins avec sa propre biographie,
dans la figure de sa mère de plus de 90 ans, atteinte d’amnésie :

Les deux récits se croisent. Je pars à la recherche de ses origines


tues, perdues, qui sont aussi les miennes, en refaisant à l’envers le
voyage que ma mère a fait il y a plus de soixante ans d’Algérie en
France, et que font aujourd’hui les jeunes migrants qui partent
d’Afrique, de Tunisie ou du Maroc pour atteindre clandestine­
ment l’Europe. (Zachmann, 2013 : 22)

Au travers de ses images et de ses textes, un discours sin­


gulier émerge où l’intime devient politique et le social devient
poétique, où les témoignages se répondent pour affirmer que la
condition exilique ne choisit ni ses acteurs ni ses circonstances.

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La condition de l’exilé

Et puis le terme de « condition exilique » est utile justement


en opposition à la catégorie des « migrants » qui constitue à la
fois une réalité socio-économique et un foyer de fantasmes,
nourrissant, à ce double titre, des discours tant politiques que
journalistiques. Cependant, le « migrant » dessine une figure
sans chair et sans ombre qui vient illustrer ou susciter une
logique gestionnaire. Essentialiser la migration sous le signe
de l’exil équivaut alors à faire vivre les migrants. De surcroît,
la terminologie n’est pas innocente et le terme de migration
semble exercer une aimantation idéologique néfaste. Avec
« migration légale » ou « illégale », nous sommes encore dans
une description objective, garantie par des critères juridiques
qui, quoique relatifs, sont solidement ancrés et repérables. En
revanche, les adjectifs « régulière » ou « irrégulière » révèlent
d’emblée un changement de niveau dans la mesure où ils
parent habituellement « immigration » qui, à la différence de
« migration », induit une ordonnance spatiale et une direction
(in : du dehors vers le dedans) propices au classement hiérar­
chique (le dedans sera toujours mieux). De fait, les termes
abandonnent une stricte neutralité car la « régularité » n’est
pas la loi ; elle est plus capricieuse et sa transgression plus floue,
donc plus propice à soutenir la condamnation. Une pratique
ou un individu peuvent ne pas être réglos mais qui en décide ?
Passé ce stade déjà délicat, le lexique s’affole tant le terme
attire complaisamment une qualification préjudicielle à
coloration morale du type « immigration clandestine », voire
« sauvage ». Ces qualificatifs véhiculent une stigmatisation
préalable qui ignore le vécu de celles et ceux qui en reçoivent
l’impact. Ils anticipent la possibilité d’une condamnation sous
la forme d’un délit d’existence, le même que les génocidaires
aiment à prononcer. « Clandestin » ou « sauvage », on ne le
dirait pas d’un exil. Celui-ci peut être heureux ou malheureux,
subi ou volontaire, mais il ne sera pas criminel ou, du moins,

14
Condition exilique

ne transgressera pas la norme comme le font clandestinité et


sauvagerie. Au demeurant, ces deux notions n’existent pas en
soi, elles ne se définissent qu’en regard d’un système qu’elles
bafouent ou qu’elles nient. Clandestin, le migrant est deux
fois celui qui vient du dehors – d’un dehors spatial et d’un
dehors légal – et, par conséquent, il est deux fois menaçant.
Sauvage, le migrant est deux fois celui qui défie le code – le
code culturel et le code moral – et, par conséquent, il est deux
fois ennemi de la société.
Je serai clair. Ce livre est surtout écrit pour les exilés qui
n’arrivent pas à leur destination, spécifiquement en Europe,
soit qu’elle leur soit refusée par les autorités d’accueil, soit que
la mort s’en charge. Sur un total de 218 000 exilés ayant tenté
de la traverser, 3 500 noyés en Méditerranée en 2014. La mort
est vorace lorsqu’on la laisse faire. Dans les seuls 4 premiers
mois de 2015, entre 1 600 et 1 800 noyés, selon les estimations
de l’OIM et du HCR 4, la moitié de ceux de l’année précédente.
Or, si on parle de migration, celle-ci ne trouve logiquement
de valeur que si le but est atteint. De surcroît, la morpho­
logie nous renseigne sur la réalité du migrant en précisant
que la terminaison « ant » indique une action en train de se
faire. Ceux et celles qui ne migrent plus ne peuvent donc plus
prétendre à l’appellation ; au mieux, ce seraient des migrants
arrêtés. À cette désignation marquée négativement et porteuse
d’une stigmatisation supplémentaire, il est éthiquement plus
satisfaisant de substituer celle d’exilés.
Par ailleurs, l’actualité nous confronte à des déplacements
de population d’une nature et d’un volume tels qu’une
pensée politique légitime aujourd’hui, c’est-à-dire globale
à l’échelle de la démographie planétaire, ne peut les ignorer.

4.  OIM : Organisation internationale pour les migrations ; HCR : le Haut


Commissariat des Nations unies pour les réfugiés.

15
La condition de l’exilé

Pour août 2014, le HCR estime que 6 millions de déplacés


internes (à l’intérieur des frontières), près du tiers de la popu­
lation totale, ont quitté leurs lieux de résidence en Syrie 5.
Le même organisme évalue à 300 000 le nombre de déplacés
internes au Mali en 2013 et estime, pour 2015, à 1 800 000 le
nombre de déplacés internes au Soudan et à 350 000 celui
des Soudanais risquant de devenir apatrides. Face à ces trois
exemples, comment les aider demeure la question prioritaire
mais, simultanément, les considérer au même titre que ceux
qu’espoir ou désespoir poussent vers les côtes européennes
contribue à créer un cadre de réflexion suffisamment vaste et
cohérent pour articuler des réponses dépassant un pragma­
tisme localisé qui sera toujours insuffisant, quelle que soit la
catégorie des exilés.
En dernier regard, entre exilé et migrant, entre condition
exilique et condition migrante, ce qui importe n’est pas tant
la différence entre exil et migration – un contenu sémantique
peut changer d’enveloppe lexicale – que le souci pour la condi­
tion, le droit à une condition pour toutes les personnes dému­
nies du « droit à avoir des droits », selon la formule de Hannah
Arendt (2011 : 281), parce qu’elles ont quitté leur sol. Demander
à ce que les sujets en migration soient considérés dans leur glo­
balité humaine, comme possesseurs et acteurs d’une condition,
ici nommée exilique, afin qu’ils ne soient plus découpés entre
le calcul de l’économiste, le compte du démographe et la direc­
tive du fonctionnaire qui, tous trois, ne retiennent que ce qui
les intéresse lorsqu’ils exercent leur ministère sans conscience
solidaire. La philo­sophe de The Human Condition théorisa
l’indispensable lien entre Droits de l’homme et droits du
citoyen – ou entre droits civiques et droits nationaux – à propos

5.  En ajoutant les 3 millions de déplacés externes (dans les pays limitrophes puis
au-delà), le chiffre global des exilés atteint près de la moitié de la population
totale en Syrie.

16
Condition exilique

des minorités au sein des États nationaux et des apatrides, qui


constituèrent en Europe une population nombreuse apparue
entre les deux guerres et pour laquelle la ­non-appartenance
à une communauté politique signifiait la disparition de tout
droit. Il est évident que pour les deux groupes, l’expérience
qu’ils connurent est celle de l’exil – non de la migration –, sur
leur propre territoire pour les premiers, au-delà des frontières
pour les seconds. Les sans-état sont des sans-droits, double­
ment exilés comme le résume l’expression « au ban de la loi ».
Si aujourd’hui comme hier, la condition humaine, parce que
trop éthérée, ne suffit pas à garantir le droit de survivre, peut-
être la condition exilique, qui quoique mobile garde pour ainsi
dire les pieds sur terre, le permettra-t-elle. Encore faut-il en
admettre l’existence.

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Exil et migration

Ulysse qui jamais ne revint sur ses pas.


Georges Moustaki, « Grand-père »

Dans un poème écrit à Paris en 1937 alors qu’il avait fui


l’Allemagne nazie, Bertolt Brecht remarquait l’importance
des mots relatifs au déplacement des personnes :
J’ai toujours trouvé faux le nom qu’on nous donnait :
émigrants [Emigranten]
Le mot veut dire expatriés [Auswandrer] ; mais nous
Ne sommes pas partis de notre gré
Pour librement choisir une autre terre ;
Nous n’avons pas quitté notre pays pour vivre ailleurs,
toujours s’il se pouvait.
Au contraire nous avons fui [wir flohen]. Nous sommes
expulsés [Vertriebene],
nous sommes des proscrits [Verbannte]
Et le pays qui nous reçut ne sera pas un foyer [Heim] mais
l’exil [Exil]. (Brecht, 1966 : 131)

Hannah Arendt, réfugiée aux États-Unis, écrivait en 1943 :


Tout d’abord, nous n’aimons pas que l’on nous traite de « réfugiés ».
Nous nous baptisons « nouveaux arrivants » ou « immigrés ». Nos
journaux sont destinés aux « Américains de langue allemande » et,
La condition de l’exilé

à ma connaissance, il n’y a pas et il n’y a jamais eu d’association


fondée sur les persécutés du régime hitlérien dont le nom pût
laisser entendre que ses membres fussent des « réfugiés ». (Arendt,
1987 : 57)
La même année, depuis les États-Unis avant qu’il ne gagne
l’Afrique du Nord, Antoine de Saint-Exupéry écrit à propos
de son ami juif caché dans le Jura :
Je veux bien être un voyageur, je ne veux pas être un émigrant.
J’ai appris tant de choses chez moi qui ailleurs seront inutiles.
[…] Alors seulement je crois qu’il vit encore. Alors seulement,
déambulant au loin dans l’empire de son amitié, lequel n’a point
de frontières, il m’est permis de me sentir non émigrant, mais
voyageur. (Saint-Exupéry, 1945 : 17 et 32) 6
Ces trois exemples sont liés à la même période historique 7
et montrent combien l’ancrage temporel des déplacements
influence leur définition ou leur perception. Aujourd’hui,
pour désigner la personne ne vivant plus sur son sol de nais­
sance ou de résidence, qu’elle ait fui ou non – amalgame pro­
blématique en soi –, « migrant » s’est imposé dans le discours
institutionnel, relayé par la production médiatique 8. Un choix

6.  Dans le chapitre de conclusion, Antoine de Saint-Exupéry revient sur sa


revendication et l’égalité qu’elle défend contre l’asymétrie de la migration : « Si je
diffère de toi, loin de te léser, je t’augmente. Tu m’interroges comme l’on interroge
un voyageur » (Saint-Exupéry, 1945 : 68).
7.  La même qui situe les héros du roman Les Exilés de Erich Maria Remarque
mais avec une touche de relativisme : « “Je ne peux plus souffrir le mot émigré”, dit
Kern, maussade. / Marill se mit à rire. / “Erreur ! Vous vous trouvez en brillante
compagnie. Dante émigra. Schiller dut s’exiler. Heine, Victor Hugo aussi, pour
n’en citer que quelques-uns. Voyez là-haut notre pâle compagne, la lune. Elle a
émigré de la terre. Et notre vieille terre elle-même a quitté le soleil.” » (Remarque,
1970 : 139-140).
8.  « […] ils sont des millions d’hommes et de femmes qui échappent à tout
recensement et constituent ce qu’on appelle, faute d’un meilleur terme ou d’une
plus grande compassion, les migrants », disait déjà en 1987 le poète russe exilé
Joseph Brodsky (1989 : 87).

20
Exil et migration

lexical n’est jamais innocent car il révèle un positionnement.


Pour réfléchir à la question, il est aisé de produire dans le
domaine des migrations une liste de termes affichant une
contiguïté synonymique plus ou moins claire. Ceux proposés
ci-après, glanés dans un large spectre d’usages, qualifient des
personnes, des sujets, ce qui répond au souhait d’insister sur
la dimension existentielle du phénomène 9.
Notre liste, non exhaustive, comprendrait : exilés, étrangers,
émigrés, immigrés, migrants, issus de l’immigration, expatriés,
rapatriés, déplacés, déracinés, réfugiés, demandeurs d’asile,
clandestins, sans-papiers, apatrides, bannis, proscrits, parias,
errants, exclus, disparus, refoulés, déportés, internés, relé­
gués 10, ostracisés, réprouvés, fugitifs, desterrados, desplazados,
personae non gratae, Gastarbeiter, confinati, boat people, aliens,
­border-crossers, non-citizens  11, nomades, cosmopolites, métèques.
Un nettoyage terminologique serait indispensable
pour ordonner cette litanie où se mélangent les registres

9.  Dans cette optique, le pluriel est ici privilégié pour éviter l’idéalisation propre
au singulier (le migrant, l’exilé) et ont été écartés les substantifs abstraits (la migra-
tion, l’exil), dont la neutralité trahirait le vécu de la condition à laquelle appar­
tiennent ces personnes. La suite du texte les réintroduira.
10. La relagatio des Latins frappa, par exemple, Ovide, envoyé sur les rives de la
mer Noire tout en gardant ses droits et propriétés à Rome. L’ostracisme corres­
pondait, dans la société athénienne, à un bannissement de dix ans prononcé
contre un citoyen jugé politiquement dangereux.
11.  Ces derniers exemples en d’autres langues pour montrer que l’exercice devrait
être entrepris dans d’autres contextes nationaux afin de repérer à la fois les ten­
dances discursives communes et les particularités inhérentes à chaque cadre
culturel. La pensée du territoire, de ses délimitations et de ses exclusions, s’avère
fondatrice pour toute culture et aucune utopie globalisante n’est, jusqu’à présent,
parvenu à en effacer la nécessité. Les Gastarbeiter vinrent pour travailler en
Allemagne dans les années 1960 et 1970 dans le cadre d’accords bilatéraux avec
divers États (Italie, Irlande, Turquie, Yougoslavie, etc.) ; en Allemagne de l’Est,
ils venaient de pays alliés à l’URSS (Cuba, Angola, Vietnam, etc.). Les confinati
étaient les citoyens jugés suspects ou dangereux par le pouvoir mussolinien, et
envoyés dans le Sud ou dans les îles.

21
La condition de l’exilé

ontologiques, les inscriptions historiques et les conditions


sociales. En outre, ces termes renvoient à des notions ins­
tables dans leur valorisation, ainsi « apatrides » qui charrie
une méfiance évidente à droite mais suscite non moins un
sentiment de compassion suspect à gauche. Toutefois, dans
cette galerie lexicale, si « exilé » possède sa signification propre
comme tous les autres, l’ampleur sémantique qui s’y attache
lui accorde une importance conceptuelle et méthodologique
spécifique : l’expérience exilique représenterait un noyau exis­
tentiel commun à tous ces phénomènes de mobilité sous
contrainte, quel qu’en soit le type, et, par conséquent, l’exil
pourrait en quelque sorte modéliser toutes les autres notions
sans les recouvrir typologiquement. Ce changement de para­
digme, qui substituerait au lexique de la migration une pensée
axée sur les notions de condition exilique et d’exiliance (voir
infra), est d’autant plus fondé que l’expérience exilique ébranle
les catégories humaines fondatrices touchant à l’espace, au
temps et à l’identité.
De surcroît, ne pas mettre en rapport les expériences que
les termes précités désignent et qui renvoient, diachronique­
ment et synchroniquement, à une multitude d’individus et
de récits leur fait perdre la portée politique qui se découvre
dans leur conjonction et qui affiche une extrême pertinence
dans le monde contemporain. Penser l’exil, réfléchir sur
ses diverses manifestations en tant qu’expérience, c’est-à-
dire dans une dimension à la fois individuelle et collective,
recentre sur le réel les discours traitant de la migration qui,
à coups de statistiques et d’analyses économiques, effacent le
sujet migrant ou le neutralisent dans ses potentialités d’acteur
politique. Il est courant et commode de réserver l’exil pour le
cheminement individuel tandis que la migration est conçue
comme un phénomène collectif. En 2009, Welcome, le film de
Philippe Lioret, frappa l’opinion car il isolait le destin d’exilé

22
Exil et migration

du jeune Bilal de la masse des migrants illégaux kurdes de


Calais. En 2010, Illégal, d’Olivier Masset-Depasse, croisait le
parcours de Tania, clandestine russe, avec ceux d’autres exilés
originaires d’Amérique du Sud ou d’Afrique. Si, touchant
une veine compassionnelle, l’exil donne un visage, il ne doit
pas effacer tous les autres car cette attitude serait complice
des mesures répressives. L’exil doit, au contraire, à la fois
proclamer la diversité des parcours individuels et souligner
une condition commune à tous les sujets en migration afin
d’en nourrir une analyse politique. Dresser, par exemple, une
histoire des statuts migratoires en Europe depuis la dernière
guerre – de la figure du réfugié, perçue avec sympathie, à celle
du travailleur immigré, acceptée sans effusion, puis à celle
du clandestin, nourrissant des réactions de rejet – demande à
éclairer les conditions de leurs parcours exiliques afin d’éva­
luer cette évolution et d’en dégager les réponses juridiques et
sociales adaptées pour aujourd’hui.
Utiliser le terme d’exil pour traiter des millions de trajets
migratoires qui balisent le monde actuel risque de porter à
confusion si l’on persiste à parer la notion de la dimension noble,
voire élitiste, qu’elle revêt lorsqu’elle est associée, par exemple, à
l’émigration des aristocrates causée par la Révolution française.
Si, jusqu’au xixe siècle, une aura de distinction héroïque, par­
fois prophétique, s’attache à la figure de l’exilé, elle se dissipe
au siècle suivant parmi les masses de réfugiés et d’émigrés que
vont produire les tourmentes historiques. Toutefois, la signifi­
cation de l’exil ne saurait être réduite à une réalité simplement
historique ou sociologique puisque son phénomène déborde
ces cadres extérieurs pour toucher des niveaux profonds d’in­
tériorité dans l’individu. C’est à ce titre qu’il est souhaitable
d’en interroger les manifestations aujourd’hui. Nous traitons
donc d’un exil contemporain différant des manifestations de
l’exil précédemment mentionnées par son ampleur et sa nature

23
La condition de l’exilé

plurielle, qui en modifient les aspects sans toucher au noyau


existentiel le fondant. Et puis, si la confusion porte sur une
noblesse indûment reçue par les exilés d’aujourd’hui, je la
leur accorde volontiers car, pour la majorité d’entre eux, le
courage et la détermination qu’ils affichent témoignent d’une
distinction d’esprit qui les situe dans une catégorie humaine
sinon supérieure, du moins exceptionnelle. Vouloir une vie
digne est en soi un signe de dignité.
Au demeurant, l’usage reflète une hésitation termino­
logique très aiguë entre « migrant » et « exilé », révélatrice
d’enjeux dépassant le vocabulaire. D’octobre 2012 à mai 2013,
la Cité nationale de l’histoire de l’immigration à Paris, rebap­
tisée depuis Musée de l’histoire de l’immigration 12, accueil­
lit une exposition intitulée « Vies d’exil – 1954-1962. Des
Algériens en France pendant la guerre d’Algérie » alors que
la présentation persistait à désigner les « travailleurs algé­
riens » comme « immigrés » ou « migrants ». Dans le même
lieu muséal, la Galerie des dons, récemment redessinée et
qui présente des objets témoignant de parcours migratoires,
insiste sur « moments de vie » et « récits de vie », faisant ainsi
glisser ces traces mémorielles du collectif de la migration
vers l’individualité de l’exil. Un musée ouvert en Catalogne
en 2007, le Museu Memorial de l’Exili [Musée mémorial de
l’Exil], s’appuie sur la mémoire des exilés républicains ayant
quitté la Catalogne pendant la guerre civile espagnole mais
dans une volonté affirmée, incarnée par la figure tutélaire de
Walter Benjamin, de lier cette expérience à celle de migrants
de la même période ou victimes d’autres circonstances histo­
riques. Créée en 2003, une organisation de secours et d’en­
traide à des Afghans, Iraniens et Irakiens ayant fui leur pays

12.  Il semblerait pourtant qu’un immigrant respirerait mieux dans une cité que
dans un musée.

24
Exil et migration

et installés dans le 10e arrondissement de Paris prend le nom


de « Collectif de soutien des exilés du 10e arrondissement de
Paris » et dirige ses activités d’information et d’intervention
vers l’ensemble des demandeurs d’asile et migrants illégaux.
Enfin, dernier exemple, à propos de la triste saga des campe­
ments de Calais en 2014, l’examen de la presse montre que là
où la prose gouvernementale privilégie « migrants », le milieu
des associations solidaires (entre autres Médecins du monde,
le Secours catholique, Amnesty International ou la Cimade)
choisit de défendre des « exilés ».
Avancer l’exil comme condition commune à toutes les
expériences de migration, quelles qu’en soient les conditions
historiques ou géographiques, ne signifie pas tisser un fourre-
tout typologique, ce qui représenterait à la fois une attaque
morale contre l’individualité des sujets en migration et un
obstacle pour penser leurs itinéraires identitaires. Il s’agit au
contraire d’étudier cette similarité exilique en respectant
les spécificités et grâce à elles, puisque c’est leur examen qui
permettra d’en dégager les traits. Au demeurant, l’idée d’une
communauté exilique ou communauté des exilés se heurte à
diverses difficultés : si elle peut se former par une expérience
commune, peut-elle se constituer en droit, et selon quels
principes ? Se réduit-elle à une communauté de vivants ou
inclurait-elle ceux qui ont trouvé la mort sur le parcours
exilique ? Gomme-t-elle les origines nationales, ce que contre­
disent les camps de réfugiés où les exilés se regroupent selon
les pays ou les ethnies d’origine ? Au mieux, elle émergera
comme « communauté qui vient 13 », selon l’expression de
Giorgio Agamben.

13.  Composée de « singularités quelconques » qui « ne peuvent former une socie-
tas parce qu’elles ne disposent d’aucune identité qu’elles pourraient faire valoir,
d’aucun lien d’appartenance qu’elles pourraient faire reconnaître » (Agamben,
1990 : 88). Double refus de visa qui tamponne pourtant le passeport de l’exilé.

25
La condition de l’exilé

Le noyau existentiel, commun à tous les sujets en migration,


nous 14 le nommons exiliance, à la fois condition et conscience.
Le suffixe -ance prend modèle sur Emmanuel Lévinas sug­
gérant, sans l’adopter, « essance » 15 ou Jacques Derrida « dif­
férance », ce dernier s’en expliquant par le fait que « la termi­
naison en ance reste indécise entre actif et passif » (Derrida,
1972 : 9). Oscillation qu’accueille l’expérience exilique : entre
une passivité devant le paysage identitaire et culturel, plus
ou moins connu, qui s’impose à l’exilé et qu’il n’est pas sûr
de jamais maîtriser, et une intense activité, actualisant la
connaissance qu’il possède de l’ancien paysage afin de ne
pas s’égarer dans le nouveau ou de s’en protéger. Comme si
un plan de Londres servait à s’orienter dans Paris, un plan
de Berlin d’avant-guerre à se repérer dans celui de 2013. La
nostalgie exilique pousse Joseph Brodsky (1992) à reconnaître
Saint-Pétersbourg dans les canaux de Venise. Le héros de
Chico Buarque dans son roman Budapest embrouille ses senti­
ments et souvenirs entre la capitale hongroise et Rio de Janeiro.
Quant à l’architecture contemporaine, dite post-moderne, elle
se plaît à mêler les citations de décors urbains lointains sans
craindre d’égarer les usagers.
Sujet migrant ? Quel est-il ? Le penser en tant qu’exilé
permettrait justement d’en esquisser une compréhension
qui pourrait suggérer des politiques plus aptes à répondre
aux graves crises liées aux phénomènes migratoires que les

14.  Le « nous » n’est ici pas rhétorique. La notion est apparue au cours du travail
de recherche mené avec Alexandra Galitzine-Loumpet au sein des « Non-lieux
de l’exil » de la Fondation Maison des sciences de l’homme, programme devenu
initiative de recherche du Collège d’études mondiales (www.nle.hypotheses.org).
Le choix orthographique pour ce néologisme est mien.
15.  « On n’a pas osé écrire essance comme l’exigerait l’histoire de la langue où
le suffixe ance, provenant de antia ou de entia, a donné naissance à des noms
abstraits d’action » (Lévinas, 1990 : 9).

26
Exil et migration

mesures en cours actuellement, en Europe ou ailleurs. Et


l’urgence pèse, comme le montrent les chiffres suivants 16 :
en 2005, 191 millions de personnes (soit 3 % de la population
mondiale) vivaient en dehors de leur pays d’origine et, parmi
elles, 9,2 millions de réfugiés ayant fui des conflits armés,
des désastres naturels, la famine ou la persécution. En 2013,
on estimait à 232 millions le nombre de migrants dans le
monde (près de 3,4 % de la population mondiale ; 57 millions
de plus qu’en 2000), dont près de 17 millions de réfugiés ;
réunis sur un seul territoire, ces migrants constitueraient le
cinquième État le plus peuplé de la planète. Dans les pays
européens en 2012, près de 4 % des résidents étaient consi­
dérés comme « étrangers » par Eurostat, c’est-à-dire citoyens
d’autres pays que les pays de résidence, près de 11 % en France
en 2013 selon l’Institut national de la démographie. Plus d’un
million de demandeurs d’asile en 2013. Plus de 230 millions
de sujets en migration dans le monde 17 actuellement, sans
compter évidemment la masse des illégaux et les clandestins
– on estime à une quinzaine de millions les sans-papiers dans
le monde occidental ; près d’un milliard si nous intégrons les
migrants internes, ceux qui ne franchissent pas de frontières
nationales mais dont le destin n’a souvent rien à envier à
celui des migrants externes. Un milliard, c’est-à-dire un habi­
tant de la planète sur sept. En toute rigueur, il faudrait aussi

16.  Estimations des Nations unies (www.unpopulation.org) et de l’Organisation


mondiale pour les migrations (www.iom.int). Le HCR cite, pour 2012, le nombre
de 35,8 millions pour les personnes relevant de sa compétence dont 10,5 millions
de réfugiés et 17,7 millions de déplacés internes (www.unnhcr.fr). Ces chiffres
disent la réalité des migrations, pas la vérité du migrant, ce que, en revanche,
pourrait révéler son portrait en exilé. Une étape méthodologique initiale nous
fait utiliser le quantitatif pour ce qu’il est : un instrument utile pour prendre la
mesure du phénomène.
17.  Pas de chiffres officiels depuis 2013 mais l’actualité ne pousse pas à présumer
qu’ils aient baissé.

27
La condition de l’exilé

compter les apatrides, exilés de leur nationalité sans même,


pour certains, avoir quitté le sol national. Pour 2012, le HCR
en estime le nombre à 750 000 en Afrique de l’Ouest, dont
20 % de réfugiés et 80 % de natifs, et, dans le monde, à plus
de 10 millions 18. Si l’exiliance est partagée, la souffrance n’est
heureusement pas le corollaire inéluctable de la condition
exilique même si elle est le lot des 51 millions de personnes
exilées actuellement de force dans le monde, celles que le HCR
nomme les « déracinés » 19 et dont le nombre, supérieur à celui
atteint lors de la Seconde Guerre mondiale alors même qu’il
n’inclut pas les exilés ayant trouvé la mort sur leur parcours,
correspondrait à la population du 26e des 197 États reconnus
dans le monde. Tenter de penser les migrations contempo­
raines en réfléchissant sur l’exiliance vaut pour cette réalité-là
qu’un Occident ayant fondé sa puissance sur sa capacité à l’exil
– colonisations internes et externes – ne saurait ignorer sans
trahir son modus essendi.
L’effroi devant tous ces chiffres est vain s’il n’entraîne pas
un déplacement du regard. Abandonner, d’abord, le point de
vue strictement sociologico-politique, celui-ci appartenant à
l’épistémè des sociétés d’accueil, lesquelles construisent un
savoir sur le migrant à partir de leurs catégories constituantes,
leurs pensées du territoire ou de l’appartenance nationale, afin
de l’objectiver et de l’intégrer. Puis tenter de comprendre
et d’adopter la perspective subjective du sujet en migration
telle que la restituerait un portrait collectif brossé à partir de
multiples parcours singuliers ; s’exposer à l’autonomie de son

18.  Voir l’article suivant publié en juillet 2014 par les Nations unies : http://www.
irinnews.org/fr/report/100355.
19.  Le chiffre exact est de 51,2 millions de personnes à la fin de 2013. Trois catégo­
ries de déracinés : les réfugiés (16,7 millions), les demandeurs d’asile (1,2 million),
les déplacés internes (33,3 millions). Voir le rapport du HCR, UNHCR Global
Trends 2013, sur le site du HCR www.unhcr.org.

28
Exil et migration

vécu en le considérant, pour ce faire, en tant qu’exilé. Fonder


et percevoir son identité de migrant sur son expérience d’exilé.
Aborder l’individualité du migrant en croisant son expérience
exilique spécifique et l’exiliance qu’il partage avec tous les
autres exilés. Sujet exilé, il est à la fois sujet en exil, détenteur
d’une précédente subjectivité désormais déplacée, et sujet, de
ou par son exil, investi d’une nouvelle subjectivité, supportée
par l’expérience exilique et les codes – d’intellection, de sen­
sibilité, de croyance – qu’elle produit. Ces deux subjectivités,
au demeurant, ne sont pas disjointes puisque, d’une part et
de manière générale, toute individualité est tramée de subjec­
tivités nouées et que, d’autre part, c’est l’expérience exilique
qui est responsable du maintien, non statique, de la première
et du développement de la seconde.
Une des spécificités sémantiques de l’exil tient à ce qu’il met
en jeu sur le plan de l’espace. À la différence du plus grand
nombre de notions de notre liste initiale, l’exil n’est pas lié à un
seul lieu (origine ou accueil) qui en fournirait la signification
mais il est bipolarisé, fondant son phénomène à la fois sur sa
source et sur sa destination. Dans l’ensemble des discours
sociologiques portant sur la migration, s’il est reconnu un
point de départ et un point d’arrivée pour retracer ses par­
cours, l’accent est mis sur l’un des deux pôles, les modèles
politiques reproduisant une telle polarité dans la mesure où
l’intégration républicaine privilégie l’identité d’arrivée, le
multiculturalisme communautariste l’identité de départ. Or,
une expérience exilique aboutie conjoint les deux, suscitant
et étayant une dynamique de multi-appartenance dont les
logiques citoyennes des États-nations ne parviennent pas
toujours à intégrer la complexité. Les hésitations juridiques
de l’Union européenne et la fuite des responsabilités entre les
États membres quant au statut des migrants, réfugiés ou non,
parvenant sur leur territoire démontrent assez, s’il en était

29
La condition de l’exilé

besoin, que l’incompréhension règne lorsqu’il s’agit d’attribuer


une identité à ces citoyens hors-sol sans le cadre rassurant
d’une nationalité étatique. Comme si seule cette dernière
était susceptible d’encadrer un destin.
Le découplage entre territoire et appartenance a pour­
tant été rendu manifeste par l’expérience exilique de la dias­
pora. Alors qu’elle se fonde sur le départ d’une communauté
depuis un centre vers des périphéries, elle en vient peu à peu
à dévaloriser, sauf sur le plan symbolique, le lieu d’origine
pour installer sa permanence dans les lieux d’accueil. Le
développement progressif des centres diasporiques en fait de
nouveaux espaces fondateurs : pour le peuple juif, Vilnius est
devenue la Jérusalem de Lituanie et Cordoue, la Jérusalem du
Sud. Qu’est-ce que ces désignations nous apprennent ? Que
la diaspora défait l’opposition entre centre et périphérie ou,
plus précisément, qu’elle juxtapose un centre et la possibilité
d’un second centre ou de plusieurs autres qui n’annulent
pas la valeur du premier, non pas un décentrage suivi d’un
recentrage mais l’affirmation d’une multicentralité, la puis­
sance du rhizome. Cela distingue la condition diasporique
d’autres conditions exiliques que définit exclusivement l’aban­
don d’un centre unique et détenteur de l’autorité. L’histoire
diasporique (voir Dufoix, 2012) vient enrichir l’imaginaire
initial d’une large gamme d’imaginaires, aussi fertiles que les
représentations matricielles, formés par la rencontre entre les
communautés exilées et la culture des pays d’accueil qui en
profite pareillement. De Franz Fanon à Salman Rushdie et
Edward W. Said, l’accord se fait sur la créativité diasporique,
due au fait que tout exil entraîne de fait une transformation.
Deux exigences sont comblées pour le sujet dans l’expérience
diasporique : je suis de quelque part mais ce quelque part, je
peux le retrouver ailleurs, voire partout.

30
Exil et migration

Aucune pensée politique ne peut se passer d’une assise


philosophique qui définira la subjectivité sur laquelle ancrer
l’appartenance juridique. Ainsi, la citoyenneté et les Droits de
l’homme de 1789 se calquèrent sur l’humanité définie par les
Lumières. Mais, pour l’exil contemporain, au vide juridique
correspond un vide ontologique que révèle en permanence
la gestion déficiente face à l’ampleur et à la nature des flux
migratoires actuels. Encore une fois, ce sujet migrant, qui
est-il ? Il n’appartient pas au pays du départ, il n’appartient
pas au pays d’accueil. Si précaire que fût le document, les
détenteurs d’un passeport Nansen possédaient, entre les deux
guerres mondiales, un statut 20 que leur garantissait le Haut
Commissariat pour les réfugiés lorsque celui-ci dépendait
de la Société des Nations. L’Organisation des Nations unies,
son autorité tutélaire actuelle, adopte une philosophie diffé­
rente qui suppose que l’apatridie doive être combattue au
lieu d’être protégée, effacée au lieu d’être reconnue. Depuis
quelques décennies, le réfugié peine à trouver refuge dans le
droit. La subjectivité de l’exil est aussi un exil de la subjec­
tivité sociale. Il suffit de revoir les images des centaines de
clandestins se jetant à l’assaut de la barrière grillagée dans
l’enclave de Melilla en 2013 et 2014, il suffit de penser à celles
et ceux qui acceptent de mourir en Méditerranée et dans les
déserts africains ou de croupir dans des lieux sordides, pour
comprendre qu’ils sont ou se mettent en suspension d’une

20.  Statut fort fragile à en croire Vladimir Nabokov lorsqu’il évoque ses vingt-et-
une années d’exil après avoir quitté la Russie et avant d’avoir gagné les États-Unis :
« La Société des Nations fournissait aux émigrés qui avaient perdu leur citoyenneté
russe ce qu’on nommait un passeport Nansen, un document de piètre valeur et
de teinte verdâtre. Son détenteur était considéré à peine mieux qu’un criminel en
liberté conditionnelle […]. On devait aux autorités l’idée viscéralement ancrée
selon laquelle si dur le régime d’un pays, la Russie soviétique par exemple, fût-il,
n’importe quel individu qui le fuyait était digne de mépris puisqu’il s’était mis en
dehors d’une administration nationale […] » (Nabokov, 2000 : 212, ma traduction).

31
La condition de l’exilé

subjectivité. Ceux qui survivent ne sont plus qu’en attente


de retrouver une identité en même temps qu’en attente des
papiers la prouvant.
Le destin exilique trame une continuité entre les histoires et
les mémoires, une biographie fragmentée qui compose pour­
tant un récit de vie selon une cohérence qui doit irriter une
Europe qui, en dépit du principe d’union, ne cesse de jouer
la division à l’intérieur de ses frontières et l’exclusion au-delà.
Sans doute est-il difficile pour un Occident qui n’aime rien
moins que les totalités et les intégrités – d’où le succès des
discours sur la globalisation – de penser le parcellaire. Or, la
fragmentation identitaire est le lot du sujet exilé. Il n’aban­
donne rien, n’oublie rien de son passé. Dans La Peste d’Albert
Camus, lorsque « l’état de peste » est officiellement déclaré
à Oran et la ville isolée du reste du pays Oran, le narrateur,
reprenant la métaphore de l’exil qu’il vient d’introduire, note
à propos du flottement psychique de ses concitoyens : « Ils
éprouvaient ainsi la souffrance profonde de tous les prison­
niers et de tous les exilés, qui est de vivre avec une mémoire
qui ne sert à rien » (Camus, 1972 : 72) 21. Le lieu d’avant habite
encore le sujet exilé sans qu’il puisse le réclamer ouvertement.
Il mène donc une double vie, et peut-être davantage, avec
ce que l’idée contient de dissimulation, voire de honte, un
sentiment à la motivation sociale autant que psychologique.
Taïeb Ferradji l’observe chez les patients qu’il reçoit en consul­
tation psychiatrique à Bobigny : « Car la migration laisse des
traces profondes, bien enfouies, sur plusieurs générations.
Ces blessures sont d’autant plus douloureuses qu’elles n’ont
pas le droit de s’exprimer. L’émigrant doit réussir » (Ferradji,

21.  Antoine de Saint-Exupéry attribue quant à lui, dans sa Lettre à un otage (1945),
la vanité des souvenirs à l’émigrant par opposition au voyageur qui garde vivant
son passé (voir citation supra p. 20).

32
Exil et migration

2009 : 146). Toute expérience exilique suppose donc un secret.


Loin d’en compromettre une traduction politique, celui-ci peut
en encourager le renouvellement. De même que l’exemple du
marranisme et de son jeu de masques pourrait inspirer une
démocratie en lui faisant entrevoir les droits et les devoirs d’une
« cosmopolitique » (voir Goldschmit, 2014), l’appartenance
multiple du sujet exilé, sa fidélité plurielle doivent être prises
en compte pour dessiner les principes de son accueil politique.
Fidèle au rivage quitté, fidèle au rivage abordé. Toujours
d’autres rivages pour citer le titre français des mémoires de
Nabokov dont l’exil fut consubstantiel à la biographie. Non pas
un entre-deux rives mais un par-delà les deux rives. Le roman
de Franz Kafka connu sous le nom de L’Amérique – Amerika
dans l’allemand original de la publication posthume, due aux
soins de Max Brod – n’était pas intitulé ainsi par son auteur
qui l’appelait Der Verschollene, « Le disparu » 22. Nonobstant
les péripéties éditoriales, cette oscillation est précieuse car le
titre double de ce grand récit de l’exil porte en lui-même et
la perspective de l’arrivée, l’Amérique, terre de destination
des exilés, et la perspective de départ, la place vide laissée par
celui qui s’est exilé. Césure de l’itinéraire exilique qui apparaît
sous une autre forme dans un poème d’Anna Akhmatova où
l’évocation de la montagne du Caucase résonne avec la mise
à l’index de la poétesse par les autorités soviétiques :
Ici a commencé l’exil de Pouchkine
Ici a fini l’exil de Lermontov (Akhmatova, 2007 : 176).

Vivant tous deux dans la première moitié du xxe siècle, ni


le romancier pragois, ni la poétesse russe n’ont jamais vécu
en exil et, à des degrés divers, seul l’exil intérieur peut quali­
fier leur condition, au niveau psychologique pour le premier,

22.  Voir infra p. 67.

33
La condition de l’exilé

auquel s’ajoutent des pressions politiques pour la seconde. Ce


qui importe de retenir ici, c’est la nécessité d’un récit pour
penser ensemble les deux pôles. Prose romanesque, poésie,
journal intime, correspondance ou témoignage oral, film, une
narration – avec ses hésitations, ses retours, ses reprises, ses
silences – est essentielle en ce qu’elle offre la souplesse d’ac­
cueillir des tensions sans vouloir les réduire, les soumettre à
un système ordonnateur ou hiérarchisant ; images passées et
présentes, espoirs et déceptions s’y juxtaposent ou s’y fondent
sans préséance. La migration peut se donner en chiffres, l’exil
exige des mots au point que la recherche actuelle accorde une
place essentielle au récit 23.
En ce sens, la condition exilique appelle une forme exem­
plaire de ce que Paul Ricœur appelle l’identité narrative, à
savoir une structure dynamique permettant de concilier le
fixe et le mouvant, ce qui change et ce qui ne change pas.
De même qu’un récit rassemble des événements perceptibles
comme discontinus, l’identité narrative use de la « mise en
intrigue » (voir Ricœur, 1983) pour « intégrer à la permanence
dans le temps ce qui paraît en être le contraire […], à savoir la
diversité, la variabilité, la discontinuité, l’instabilité » (Ricœur,
1990 : 168). Inutile de souligner avec quelle adéquation cette

23.  Les récits sont désormais majoritairement enregistrés sur des sites Internet, ce
qui sied à la fluidité et à l’ouverture de la condition exilique. Voir, entre autres :
www.storiemigranti.org ; www.migreurop.org (les rapports « Paroles d’expulsé.e.s »
et « Le livre noir de Ceuta et Melilla ») ; www.archiviomemoriemigranti.net ; www.
histoire-immigration.fr/histoire-de-l-immigration/histoires-singulieres. À noter
aussi l’initiative d’Arte reportage d’inviter cinéastes, photographes, écrivains
et bédéistes à donner leurs témoignages sur la vie des exilés dans quatre camps
situés au Népal, en Irak, au Liban et au Tchad : www.info.arte.tv/fr/refugies.
L’angélisme n’épargne toutefois pas certaines mises en récit : à lire la page « Voix
de migrants » (dans le rapport « État de la migration dans le monde 2013 ») sur le
site de l’Organisation mondiale pour les migrations, tout irait plutôt bien dans
le meilleur des mondes migrants.

34
Exil et migration

séquence de notions qualifie le principe de changement gui­


dant la subjectivation exilique en ce qu’elle subsume plusieurs
subjectivités, le « j’ai eu plusieurs vies » du récit des exilés. À cet
égard – que le lecteur nous passe une digression méthodo­
logique –, les analyses du présent ouvrage mêlent les renvois
à l’actualité et à l’histoire aux références littéraires 24 juste­
ment parce que la condition exilique relève de ces expériences
humaines à la compréhension desquelles la figuration artis­
tique est indispensable par la souplesse et la distance qu’elle
introduit face à ce qu’elle représente 25. La littérature plus que
tout autre art, elle qui a pu, dans sa modernité, « [clore] l’ère
des voyages heureux au pays des morts ou aux terres natales »
(Rancière, 1998 : 47) et prendre l’exil au sens propre qui est
un sens grave 26.
Il suffira de rappeler la sentence de Gilles Deleuze qui, après
Marcel Proust et Jean-Paul Sartre, définit l’étranger comme

24.  Pour une approche similaire, voir Gourcy (2013). Dans une perspective plus
générale, voir Jablonka (2013) sur les liens féconds à entretenir entre le fictionnel
et le scientifique.
25.  L’exil fournit assurément à la littérature un de ses thèmes importants mais
en traiter déborderait le cadre du présent travail. Parmi l’importante production
critique qui s’y attache, citons, dans le domaine francophone, Alexandre-Garner
(2008), Alexandre-Garner et Keller-Privat (2012), Sabbah (2009, 2011), ce dernier
ouvrage adoptant une inflexion plus philosophique.
26.  Jacques Rancière commente ici Mandelstam en rappelant que, pour le poète
russe, « il n’est de pouvoir poétique que du point de vue de l’exil » (Rancière, 1998 :
46). C’est dans une perspective politique qu’auparavant Jacques Rancière donnait
une définition exilique de la littérature comme « expérience de l’inhabiter » ainsi
explicitée : « l’expérience d’impropriété et d’exil qui lie la littérature à l’inquiétude
du multiple » (2004 : 197). C’est parce que la littérature interroge et dérange les
conventions en tant qu’elle est « mode suspensif de la parole » (ibid. : 190), en dehors
de l’ordre et des arrangements du monde, qu’elle peut accueillir toutes les singu­
larités qui forment le corps de l’humanité. À noter que l’exiliance se reconnaît
dans la définition que donne Jacques Rancière de la suspension : « Une existence
suspensive a le statut d’une unité en plus, sans corps propre, qui vient s’inscrire
en surimpression sur un assemblage de corps et de propriétés » (ibid. : 190-191).

35
La condition de l’exilé

un étranger dans sa langue (Deleuze, 1993 : 138) pour saisir,


à l’inverse, que la question du langage et de la traduction est
centrale dans le vécu exilique. Que lieu d’accueil et lieu d’ori­
gine se partagent la langue (entre Amérique du Sud et Espagne
par exemple) ou qu’ils en abritent des différentes, l’exilé devra
se choisir un idiome propre pour raconter son parcours. La
langue du récit – comme la langue de l’écriture dans le cas
d’un geste littéraire – doit négocier entre deux codes, deux
rhétoriques pour trouver sa vérité et idéalement être comprise
de tous. La langue n’est ni celle d’avant ni celle d’après mais
une troisième, langue du présent qui s’expose aux deux et
les accueille en leurs migrations. Il revient à la psychanalyse
(voir Hassoun, 1993, 1994 ; Nassikas, 2011), fidèle à sa méthode,
d’avoir mis en avant le cadre langagier dans l’expérience exi­
lique, et on ne saurait s’en étonner en songeant que Sigmund
Freud proposait, dans Le moi et le ça, qu’admettre la division
conscient/inconscient soit le schibboleth de ce qu’il théorise, le
terme hébreu renvoyant à l’épisode biblique (Juges, XII) dans
lequel un énoncé bien ou mal prononcé vaut ou non passage
d’une frontière.
Le récit de vie pour un sujet exilé n’est pas un luxe. Qu’elle
soit intime ou manifestée, organisée ou lacunaire, la narration
du parcours exilique lui est indispensable pour ancrer une
subjectivité qui ne peut compter dans son développement sur
aucun cadre discursif ou social extérieur rigide car l’itinéraire
de l’exilé l’empêche de s’identifier pleinement aux repères
culturels du lieu d’origine comme à ceux du lieu d’accueil. Pas
de carte d’identité pour l’exilé mais une carte géographique où
son itinéraire vaut pour identité. Encore faut-il qu’il puisse la
lire et la faire lire aux autres. L’impossibilité de le faire et la tra­
duction en symptômes d’une telle incapacité ont mené Fétih
Benslama à proposer une « clinique de l’exil » afin de répondre
aux souffrances psychiques d’individus migrants ou de leurs

36
Exil et migration

descendants qu’il rencontrait dans la société contemporaine.


L’idée centrale avance que ceux-ci transportent avec eux et
en eux un univers de référence premier ou antérieur qui peut
entrer en conflit avec un second et que, dans ce cas, le sujet
ne parvient plus, dans les deux sens, à trouver sa place, son
« lieu », c’est-à-dire « […] ce qui lui donne abri contre l’errance
et l’oubli, ce qui lui permet de transmettre quelque chose qui
n’est pas seulement une trace du passé, un legs, un héritage,
mais de transmettre un devenir » (Benslama, 2009 : 36). Dans
cette optique, le facteur déterminant est non plus la condition
d’étranger – ou la culture étrangère dans les approches cultu­
ralistes ou dans une ethnopsychiatrie rudimentaire – mais le
fait du déplacement ou, dans nos termes, non pas l’exil mais
l’exiliance. Ce n’est pas tant la perte d’un lieu qui blesse que
la perte du sens du lieu, quel que soit celui où se tient le sujet.
Raison pour laquelle, si l’exiliance peut correspondre à une
catégorie anthropologique, elle ne vient pas façonner unifor­
mément le psychisme humain. Si nous sommes tous en exil,
pourquoi des exilés « géographiques » ne le supportent-ils pas ?
L’anthropologie clinique proposée par Olivier Douville retient
le « partage de l’origine » tissant les liens de socialité tout en
interrogeant « ce qui empêche un tel dépliement subjectif de
l’exil dans les conditions concrètes de la migration. […] Entre
des incrustations non symbolisées des exils dans les histoires
personnelles et les possibilités sublimatoires d’exil au singulier,
de nombreuses situations subjectives se jouent, se déplient et
se reprennent » (Douville, 2014 : 123-124).
Que ce soit dans une perspective politique ou dans une
perspective psychologique, la vieille méthode structuraliste
réaffirme ici son utilité. Un phénomène est défini selon des
critères décrétés objectifs, selon des cadres fixes, mais sa réalité
différera car elle sera celle de l’expérience singulière effec­
tivement advenue. Langue versus parole, par exemple, où

37
La condition de l’exilé

grammaire et lexique fournissent le matériau pour un énoncé


tandis que ce matériau ne prend sens qu’en rapport avec les
conditions de son énonciation : l’expression « Il fait chaud » est
neutre mais deviendra positive ou négative selon la tempéra­
ture ambiante ou, plus pertinemment, « J’arrive de loin » peut
charrier menace ou séduction. De sorte qu’un mouvement de
déplacement appréhendé selon certains codes internationaux
sera défini comme migration sans que cette catégorisation ne
dise la vérité d’un vécu, celui de l’expérience exilique. Comme
indiqué supra, il est significatif que les administrations,
relayées par les journalistes, usent du vocable « migrants » là
où les organisations d’aide aux dits migrants parlent d’exilés 27.
En 2003, le chanteur Julien Clerc est nommé « ambassadeur
de bonne volonté » pour le HCR après qu’il eut, un an aupa­
ravant, interprété sa chanson « Partir » pour une campagne en
faveur des réfugiés afghans. Si louables et indispensables que
soient les activités de l’organisation, on s’étonnera que leur
objet et leur but soient confondus avec le message exprimé
par les paroles de Jean-Loup Dabadie :
Partir Partir
On a toujours
Un bateau dans le cœur
Un avion qui s’envole
Pour ailleurs
Mais on n’est pas à l’heure
[…] Partir Partir
Comme les trains sont bleus
Quand on y pense
Et les bateaux heureux
Quand on y danse
Oh partir sans rien dire.

27.  À titre d’exemple, voir la presse, de Libération au Figaro, au moment de


l’évacuation des « camps » dans le port de Calais fin mai 2014.

38
Exil et migration

Resucées modernisées de l’invitation romantique au voyage,


ces paroles détonnent tellement avec une réalité cruelle
dont pourtant le HCR possède une connaissance sûre pour
l’affronter efficacement sur le terrain, que leur choix par
l’institution dérange.
Une fois de plus, le problème tient à la nomination.
Au-delà d’une stratégie publicitaire légitime (ne pas effrayer
les donateurs potentiels), le HCR ne connaît dans toute sa
littérature que des réfugiés et des migrants, quoiqu’il per­
çoive parfois une situation plus diversifiée lorsqu’il use de
l’appellation « migration mixte 28 ». Ce sont ces même deux
seuls termes qui figurent dans le « Glossaire des termes relatifs
à la migration » des pages « Migrations internationales » de
l’Unesco, sur la page « Termes clés de la migration » du site
de l’OIM, ainsi que dans l’opuscule Glossary on Migration
dont la seconde édition a été publiée par la même institu­
tion en 2011. Ajoutons que la convention des Nations unies
entrée en vigueur en 2003 concerne « la protection des droits
des travailleurs migrants et des membres de leurs familles »
comme si l’exil n’était pas acceptable pour les chômeurs alors
que les mouvements exiliques de masse actuels concernent
majoritairement des personnes démunies de tout ! Or, ce
lexique laisse échapper des pans entiers de la réalité exilique
actuelle : décès ou disparition lors des parcours migratoires ;
séjour de longue durée dans les centres de rétention, voire sur
plusieurs générations, dans les camps de détention et dans
les lieux de clandestinité ; rejet des demandes de régularisa­
tion et expulsion. Le migrant dépend pour son identité de
machines administratives qui lui sont totalement étrangères.
Pour le HCR, l’OIM et les institutions étatiques concernées,
il deviendra soit un réfugié, soit un refusé, et un clandestin

28.  Voir http://www.unhcr.fr/pages/4aae621e406.html.

39
La condition de l’exilé

lorsqu’il échappe à leurs grilles dénominatives. La condition


exilique, elle, demeure car elle appartient à l’exilé, qu’il soit
accepté ou rejeté par la société d’accueil, aujourd’hui ou
demain. C’est une identité pleine, revendiquée, et il y fonde
sa subjectivité autant que l’assise de ses droits ; il y niche sa
mémoire et y installe son futur. Quoi de plus normal pour
tout humain que de cadrer passé et avenir dans un présent ?
Il semble justement qu’une telle normalité soit déniée à ceux
qui peuplent les mouvements exiliques de masse aujourd’hui.
En réaction à cette privation, le premier principe qu’avance la
Cimade en 2011 pour « Inventer une politique d’hospitalité »
est celui du « Droit à la mobilité pour tous » : « La mobilité
des êtres humains est un fait social normal, ordinaire, aussi
nécessaire qu’irréductible. […] Le droit à la mobilité englobe
nécessairement la liberté de circulation et la liberté d’instal­
lation. » Ce principe est suivi du « Devoir de protection des
demandeurs d’asile » qui ne ferait que « Respecter l’esprit
et la lettre de la Convention de Genève sur les réfugiés » 29.
Car le problème tient à la fluctuation de la notion même de
réfugié. Hannah Arendt remarquait déjà à propos de l’exil
en masse des Juifs allemands sous le nazisme : « Avec nous,
ce mot « réfugié » a changé de sens. On appelle de nos jours
« réfugiés » ceux qui ont eu le malheur de débarquer dans un
nouveau pays complètement démunis et qui ont dû recourir
à l’aide de comités de réfugiés » (1987 : 58). Auparavant, le
réfugié était celui qui devait chercher refuge à la suite d’un
délit ou en raison d’une opinion politique tandis que les exi­
lés de l’Allemagne nazie n’étaient pas délinquants et que la
majorité d’entre eux n’affichaient aucun engagement politique.
Dans la situation actuelle, le réfugié ou le migrant sont des

29.  Inventer une politique d’ hospitalité. 40 propositions de la Cimade. Le document


est consultable sur le site www.lacimade.org.

40
Exil et migration

déclassés au sens où, échappant à la normalité, ils échappent


à la normativité et traduisent un dysfonctionnement social
qui entraîne à leur égard, dans le meilleur des cas, un geste
de charité et non de solidarité, celui qui adviendrait si l’exilé
était perçu comme un autre soi ou un prochain. Substituer la
solidarité à la charité, c’est passer de la morale à la politique.
« Non, je ne suis pas une réfugiée ! » clame une jeune femme
oromo à Toronto lors d’un atelier sur les exilées de cette ethnie
majoritaire dans la corne de l’Afrique. Les résultats de l’étude
montrent que, pour les personnes concernées, et quel que
soit leur parcours exilique (asile accordé, voire citoyenneté
octroyée), le statut de réfugié tient plus à la perception et à
l’auto­représentation du sujet qu’aux critères des autorités offi­
cielles (Kumsa, 2006). Le droit de choisir son statut est d’au­
tant plus fondé que les dernières décennies ont vu le « grand
retournement du droit de l’asile » (Valluy, 2009) qui a fait passer
la figure du réfugié de victime à coupable. L’exil perd tout
pouvoir attractif pour devenir, dans une irrépressible spirale,
suspect, puis menaçant, puis dangereux, un enchaînement
menant au durcissement des politiques migratoires. Les replis
nationaux, pas toujours nationalistes, le primat économique
et les stratégies étatiques en découlant quant à la croissance et
la compétition, les pressions de la globalisation et, en Europe,
les ratés du développement communautaire, tous ces facteurs
ont mené à une réévaluation négative du droit d’asile dont
la carence invite à demander son remplacement : alors qu’il
repose sur celui qui accueille, exiger un droit d’exil attaché
à celui qui arrive. De surcroît, le droit d’asile fut conçu pour
une application à une échelle individuelle qui ne correspond
plus à la masse actuelle des réfugiés. Plutôt qu’une réforme
ou une amélioration du droit d’asile, il conviendrait de rebâtir
les politiques et les législations sur un droit d’exil ou, dans
les termes de Catherine Wihtol de Wenden, sur la symétrie

41
La condition de l’exilé

entre droit d’entrée et droit de sortie : « Le droit d’entrée n’a


pas accompagné la généralisation du droit de sortie, car si le
droit d’émigrer est universel, le droit d’immigrer relève de la
souveraineté des États d’accueil, ce qui leur rend non oppo­
sable le droit à la mobilité » (Wihtol de Wenden, 2013 : 37).
Universel, le droit d’émigrer est néanmoins lui aussi soumis
à des restrictions, à commencer par la possession d’un passe­
port et de la somme permettant le départ. Quoi qu’il en soit,
l’enjeu est de taille car il s’agit ni plus ni moins que d’inclure
parmi les Droits de l’homme ce droit à l’exil, une lutte pour
le droit d’émigrer que la politologue compare avec justesse au
combat contre l’esclavagisme aux xviiie et xixe siècles (voir
aussi Picoud et Guchteneire, 2007).
On peut toutefois se demander si, après le droit d’asile
(Crépeau, 1995 ; Noiriel, 2012) et le droit d’émigrer (Wihtol de
Wenden, 2013), il est encore besoin de faire voix à une revendi­
cation qui semble n’être qu’une variation sur le contenu de ces
deux-là, outre un effet allitératif non déplaisant avec le premier.
Oui, et justement parce que, loin d’être une stérile répétition,
le droit d’exil viendrait renouveler la compréhension de ce qui
est en jeu dans ces questions et qu’il pourrait permettre la sortie
des impasses actuelles auxquelles elles mènent. Non seulement
ne les remplace-t-il pas mais il les complète, les prolongeant
et les soutenant à la fois. Au demeurant, si le premier est une
réalité juridique, le second n’est qu’une projection conceptuelle.
En ajoutant que si le droit d’exil n’a pour l’instant que la force
de son principe, à l’instar du droit d’émigrer, l’exil en tant que
phénomène est à l’origine du droit d’asile.
Le droit d’exil se voudrait un droit fondamental similaire
aux droits de la personne, un concept fondateur avec valeur
d’inspiration politique et juridique. À ce titre, il doit être
fondé dans la pensée et dans le discours avant de susciter
des applications possibles. L’écologie a suivi un tel processus,

42
Exil et migration

naissant d’une conscience avant d’entraîner des pratiques


sociales désormais répandues dans le monde ; un autre
exemple sera le droit des animaux devenu récemment objet
de débats. Internationalement défini, appliqué avec plus ou
moins de conviction par les États, le droit d’asile reste lettre
morte s’il n’est pas accompagné d’un droit d’exil. Celui-ci ne
devrait pas susciter d’hésitation puisqu’il s’insère parfaitement
dans le décor idéologique mis en place en Occident par l’esprit
des Lumières voici trois siècles, Droits de l’homme reposant
sur la liberté humaine, ce dont la meilleure illustration est
fournie par le devoir d’hospitalité que l’universalisme kantien
exige au service de la paix perpétuelle :
Il s’agit dans cet article […] du droit, non de la philanthropie.
Hospitalité signifie donc uniquement le droit qu’a chaque étran­
ger de ne pas être traité en ennemi dans le pays où il arrive. […]
On ne parle que du droit qu’ont tous les hommes de demander
aux étrangers d’entrer dans leur société, droit fondé sur celui
de la possession commune de la possession de la surface de la
terre, dont la forme sphérique les oblige à se supporter les uns à
côté des autres parce qu’ils ne sauraient s’y disperser à l’infini et
parce qu’originairement l’un n’a pas plus de droit que l’autre à
une contrée. (Kant, 1986a : 350) 30

Or la modernité, loin d’en augmenter la portée, n’a cessé de


restreindre l’application de ce droit cosmopolite en fonction de
divers facteurs parmi lesquels figurèrent en priorité l’essor des

30.  Que cela soit une question de droit et non de morale, Emmanuel Kant y
revient plus tard dans La métaphysique des mœurs lorsqu’il distingue, dans le
« droit public », un « droit cosmopolitique » sur le même argument de la possession
commune de la terre dont il précise qu’il ne s’agit pas « de communauté juridique
de possession (communio) […] mais en situation d’action réciproque physique
possible (commercio) » (Kant, 1986b : 626). Les notions de circulation et de réci­
procité qui s’attachent dès l’étymologie au terme « commerce » renforcent ce droit
de l’étranger qui fonde l’hospitalité.

43
La condition de l’exilé

nationalismes, la poussée des colonialismes et l’affaiblissement


de l’idée européenne jusqu’à sa résurrection dans une confi­
guration particulière après la Seconde Guerre mondiale. La
méfiance idéologique que ne manquera de susciter un doit d’exil
reprenant le cosmopolitisme kantien est évidente si l’on songe à
l’argument préconisant comme solution à la crise migratoire en
Europe l’aide accrue au développement dans les pays d’origine
des exilés. Comme quoi, « Retourne dans ton pays » peut se dire
avec la meilleure intention. Que le monde se porte mieux et que
les richesses soient plus équitablement réparties est souhaitable
mais il est plus urgent d’offrir un toit aux exilés à nos portes.
Conjoindre les deux versants de l’expérience exilique – « droit
d’entrée » et « droit de sortie », pulsion anticipatrice et pulsion
mémorielle – afin de lui restituer son intégrité, le terme « exil »
lui-même le permet au jeu des fantaisies étymologiques. Du
côté du lieu quitté, ex-il : le sujet qui est parti a perdu sa banalité
identitaire, il n’est plus reconnu par ceux qui restent comme
« l’un-d’entre-nous », un élément parmi d’autres, tranquillement
interchangeable avec n’importe quel autre, n’importe quel « il ».
Du côté du lieu atteint, ex-île : le sujet qui est parti, face à ceux
qui l’entourent, a perdu le confort insulaire de son appartenance,
familiale, ethnique ou nationale ; il ne peut se réfugier dans le
cocon de ses habi­tudes mentales et comportementales, le son
de sa langue ou le goût de ses mets. Bref, il n’est plus un « il »,
rejoignant notre première ligne d’élucubration.
Il n’y a pas jusqu’à l’étymologie, authentique cette fois, du
mot « exil » qui n’en révèle la bipolarité. Alors que exsilium (ou
exsulium) livre le sémantème « sol » dans la seconde syllabe
– ex-solum –, le xixe siècle reconnut dans exilio (ou exsilio)
la racine indo-européenne sal, signifiant « aller de l’avant »
comme dans salire (sauter). Les deux étapes du parcours exi­
lique sont reconnues dans cette dernière lecture et réunies
au sein d’une même expérience : ex (le passé, le départ) et sal

44
Exil et migration

(le  futur, l’arrivée), l’exil étant ce temps présent, constamment


reconduit, liant les deux phases. « Cette condition que nous
appelons l’exil », selon l’expression de Joseph Brodsky (1989),
comporte donc sa part inévitable de souffrance nostalgique
mais non moins, positivement, sa charge d’espoir lucide qu’il
est dommageable d’évincer, ce que se plaît à faire la doxa
pour des motifs largement idéologique tant les constructions
identitaires ont besoin de limitations territoriales infrangibles
que la situation exilique vient justement interroger. Si l’analyse
du poète russe concerne le point de vue de l’écrivain, elle s’ap­
plique à tous lorsqu’il décrit « cet état où nous sommes livrés à
nous-mêmes et à notre langue, sans rien ni personne entre les
deux » (ibid. : 95). Un dénuement qui se décline aussi en liberté.
Edward W. Said définit l’exil comme « fundamentally a dis-
continuous state of being [fondamentalement une discontinuité
dans l’être] 31 » (2000 : 177). Si on s’accorde sur le fait que l’exil
trouve son habitat dans des non-lieux puisque l’expérience
exilique se dessine précisément au long d’une tension entre
deux ou plusieurs territoires dont aucun n’apporte à l’exilé le
sentiment d’une appartenance pleine – l’exil creuse le lieu, le
vide de sa territorialité, de son assignation territoriale (qui en
fait un lieu-dit) et l’ouvre à tous les possibles spatiaux –, si on
s’accorde sur le non-lieu 32 comme demeure de l’exilé, faut-il
en conclure que son être est un non-être ? Ce serait adopter
la logique des discours identitaires forts, ceux du territoire,
voire du terroir – être, c’est être de quelque part – que préci­
sément l’expérience exilique met en question. En revanche,
elle appelle un être autrement ou un « autrement qu’être ».

31.  Discontinuité dans l’être ou même de l’être, loin de la traduction parue


en français : « une situation fondamentalement discontinue » (Said, 2008 : 757).
32.  Sans compter, sur le versant tristement non philosophique, ces non-lieux que
sont les camps de transit et autres centres de rétention pour les exilés aux chemins
infortunés. Voir infra le chapitre « Non-lieu et post-exil ».

45
La condition de l’exilé

Emmanuel Lévinas, justement, nous éclaire : ne pas se


contenter d’être au monde – et de ce que le monde soit –
mais se sentir toujours remis en question, relever d’un
­être-questionné, ne pas être sûr de son droit, de « sa place
au soleil 33 » revendiquée soit par légitimité généalogique, soit
comme récompense d’efforts personnels, et – pour filer la
métaphore – à l’ombre de sa bonne conscience, car dans l’oc­
cupation tranquille d’un quelque part, c’est peut-être la place
d’un autre qui est occupée. Impératif éthique : « Personne n’est
chez soi », écrit Emmanuel Lévinas (1987a : 108) en appuyant
son assertion dans la narration biblique – « La condition – ou
l’incondition – d’étrangers et d’esclaves en pays d’Égypte
rapproche l’homme du prochain » (ibid.) – autant que dans
le récit humain : « Cette étrangeté à tout lieu […] n’est pas
construction de philosophe mais l’irréelle réalité d’hommes
persécutés dans l’histoire quotidienne du monde, dont la
métaphysique n’a jamais retenu la dignité et le sens et sur
laquelle les philosophes se voilent la face » (ibid. : 110). La
conscience exilique – c’est-à-dire la conscience née de l’expé­
rience exilique mais applicable à l’expérience humaine en tant
que telle – serait cette condition 34 qui fait que je ne force pas
un autre à l’exil. Un principe guide cette éthique de l’exil, celui
d’« excendance », qu’Emmanuel Lévinas introduit pour étayer
le thème philosophique de l’évasion, besoin qui serait attaché
à la sensibilité moderne. Le terme apparaît dans deux textes
écrits dans une première partie de son parcours philosophique
qui traverse l’épreuve de la guerre et de la Shoah : De l’ évasion
et De l’existence à l’existant. Dans les deux cas, l’excendance est

33.  Selon l’image de Blaise Pascal, citée en exergue d’Autrement qu’être ou Au-delà
de l’essence, et souvent reprise par Emmanuel Lévinas (1990).
34.  Ou « incondition » comme le propose Emmanuel Lévinas afin de souligner
qu’une telle conscience doit être en permanence active et ne pas connaître de
repos. L’exiliance partage cette exigence.

46
Exil et migration

associée à la quête du bonheur qui, chez Emmanuel Lévinas,


ne saurait apparaître comme satisfaction narcissique mais
comme la recherche d’un vivre-ensemble pacifié, celui pour
lequel l’exiliance, loin d’être une menace, doit se poser comme
une inspiration (Lévinas, 1998 [1935] : 98-99 ; 1993 [1947] : 9).
Besoin d’évasion. L’être humain, en effet, est à l’étroit dans
son être, dans son être-humain, dans son être d’humain. Il
lui colle à la peau, il lui est comme une peau. Comme le voile
étouffant de la nuit pour celui qui ne dort pas. L’être humain
se sent condamné à n’être que lui-même, coincé dans son iden­
tité humaine, il n’a qu’elle alors que son esprit – ou son âme –
lui promet d’autres horizons, lui fait entrevoir des ouvertures
possibles, à l’infini, l’invite à être plus que lui-même : « Aussi
l’évasion est-elle le besoin de sortir de soi-même, c’est-à-dire
de briser l’enchaînement le plus radical, le plus irrémissible, le
fait que le moi est soi-même  35 ». L’exil consiste à s’évader d’un
lieu. S’évader de soi, l’être humain l’entreprendra au risque de
tomber dans le néant. Or « être vaut mieux que ne pas être »,
conseille Emmanuel Lévinas (1993 : 9).
Par ailleurs, les aventures, les fuites, les déguisements sont
illusoires car l’être est toujours là et « dans nos voyages, nous
nous emportons » (ibid. : 151). Reste cette pulsion, ce besoin
d’évasion qui se pose aporétiquement : vouloir sortir de l’être
mais ne le pouvoir. Toutefois, il importe de conserver une
telle volonté de dépassement de l’être pour sa valeur éthique :
« Toute civilisation qui accepte l’être, le désespoir tragique qu’il
comporte et les crimes qu’il justifie, mérite le nom de barbarie »
(Lévinas, 1998 : 127). Cette barbarie est nommée car elle est
historique et renvoie à « l’idéal germanique » du nazisme sous

35.  Lévinas, 1998 : 98. Emmanuel Lévinas reprend l’idée et la module dans
l’ouvrage ultérieur : « […] le moi est irrémissiblement soi. […] L’enchaînement
à soi, c’est l’impossibilité de se défaire de soi-même. […] Être moi, ce n’est pas
seulement être pour soi, c’est aussi être avec soi » (Lévinas, 1993 : 150).

47
La condition de l’exilé

la forme d’une obsession du biologique : « Enchaîné à son corps,


l’homme se voit refuser le pouvoir d’échapper à soi-même »
(Lévinas, 1997 : 21) 36. Échappée qu’en revanche suscite l’exi­
liance qui propose au moi un autre moi, un second n’oblitérant
pas le premier. Ce en quoi l’exilance comporte une part de
résilience, les deux termes partageant une même racine (ex/silio,
re/silio), non dans le sens directement étymologique qu’utilise
Boris Cyrulnik (resilio : saut en arrière, rebond, d’où l’idée de
rebondir après l’épreuve, de résister), qui suppose la préserva­
tion d’une essence subjective, mais dans une approche plus
processuelle tablant sur une reconstruction de la ­personnalité
à partir d’un moi blessé et fragmenté.
Cette libération permanente de l’être – au double sens :
sortie de l’essence et autonomie accordée au sujet – trouve
aussi son pendant politique. Pas plus que je ne suis prisonnier
de mes prédéterminations individuelles, je ne suis enfermé
dans mon groupe, ethnique ou social. L’appartenance est
volatile à l’instar de la subjectivité. Le « noir mais pas esclave
de l’esclavage » que clamait Franz Fanon (1971 : 186), le « juive
mais paria » de Hannah Arendt (1987 : 178-220). Cette posi­
tion représente le troisième et dernier niveau du tryptique
exilique dessiné par Barbara Cassin, notamment dans son
rapport à la question de la langue avec les deux précédentes
figures que sont Ulysse, l’exil marqué par le retour, et Énée,
l’identité fondée sur un exil. « De la nostalgie à l’équivocité
chancelante : que l’essence vacille ! N’être pas assurés de l’es­
sence des choses sera ce qui peut arriver de mieux et pour
le monde et pour nous » (Cassin, 2013 : 124). Polyglottisme
et traduction, pratiques exiliques s’il en est, viennent alors
modéliser le juste rapport à l’autre dans un monde qui serait
véritablement commun (voir aussi Courtine-Denamy, 2014).

36.  Voir « Le Mal élémental », magistral essai de Miguel Abensour (in
Lévinas, 1997), qui commente ce texte de 1934.

48
Exil et migration

Dans une étape ultérieure de sa philosophie, Emmanuel


Lévinas proposera le souci éthique, l’être-pour-l’autre, comme
mode de réponse au besoin d’évasion, un être-autrement :
« Personne ne peut rester en soi : l’humanité de l’homme, la
subjectivité, est une responsabilité pour les autres, une vul­
nérabilité extrême » (Lévinas, 1987a : 109). Or, ce souci pour
l’autre, ce sentiment que peut-être j’occupe indûment sa place
et que donc je ne me sens plus à l’aise en ce lieu que je croyais
mien et dont je suis comme expulsé par ma conscience, que
je voudrais maintenant quitter tant il me devient un non-lieu,
peut se décrire en termes d’exil : « Le je abordé à partir de la
responsabilité […] se dé-situe, perd sa place, s’exile, se relègue
en soi, […] se vidant dans un non-lieu, au point de se substi­
tuer à l’autre, ne se tenant en soi que comme dans la trace de
son exil 37 ». L’exil est cette expérience qui approche le plus des
circonstances dans lesquelles peut s’illustrer, voire se réaliser,
le besoin d’évasion de l’être qui se décline en conscience de et
pour l’autre. Je suis n’est pas Ich bin n’est pas I am n’est pas Ani.
Par l’exiliance, je dois pouvoir énoncer la séquence et la conti­
nuer sans contrainte, pouvoir me dire étranger, dire mon moi
comme (un) étranger. Non pas le « Je est un autre » d’Arthur
Rimbaud qui conserve le privilège de l’égocentrisme, davantage
le « Ich bin du, wenn ich ich bin » de Paul Celan 38. Une faculté

37.  Lévinas, 1990 : 216. « En soi comme en exil » (p. 163), « exil en soi » (p. 168),
dit-il encore. « Être repoussé du lieu comme par le lieu lui-même », commente
Jacques Rolland (1983 : 173).
38.  « Je suis toi, quand je suis moi », vers tiré de Pavot et Mémoire (voir ma lecture
de ce recueil dans Nouss, 2011, chapitre 4). Emmanuel Lévinas le met en exergue,
non traduit – expression linguistique de l’altérité en question –, au chapitre 4
d’Autrement qu’être ou Au-delà de l’essence. Il se distancie, au demeurant, du « Je
est un autre » rimbaldien dans lequel il reconnaît la négativité d’une opposition
alors que son éthique de la substitution cherche la liaison entre identité et altérité
(Lévinas, 1990 : 187).

49
La condition de l’exilé

exilique, voudrait-on dire si ce n’était la crainte de naturaliser


le phénomène, c’est-à-dire de le dépolitiser.
Arthur Rimbaud part-il en exil lorsqu’il quitte la France
et la poésie pour sa série de vagabondages en Orient, entre
Arabie et Afrique ? On peut en douter tant à ses yeux l’Occi­
dent avait déjà perdu sa qualité de lieu natal. Pour Paul Celan
en revanche, le départ de Bucovine, « contrée où vivaient des
hommes et des livres » (Celan, 2002 : 56), est un arrache­
ment rendu inévitable par l’horreur nazie. L’exilé n’est pas
un aventurier dont le volontarisme est la première qualité ou,
pour reprendre la catégorie double du voyageur que Zygmunt
Bauman (2000 : 119-155) partagé entre touristes et vagabonds,
il n’appartient pas à la première classe puisqu’il n’en possède
ni la liberté de choix ni l’aisance de la mobilité. La condi­
tion exilique naît d’un traumatisme constituant la traversée
d’un vide que Zygmunt Bauman métaphorise non pas par le
déracinement mais par une dérive sans amarre (setting afloat,
Bauman, 2001 : 203). Triste et douloureuse ironie, l’imagerie
liquide que le sociologue emploie souvent pour exprimer la
non-consistance des phénomènes de la post-modernité s’avère
ici fort appropriée, en regard des milliers de trajets exiliques
transméditerranéens. Par contraste, le statut de migrant ne
possède pas la profondeur d’une telle charge existentielle – il
n’est que statut en cela, c’est-à-dire attribué de l’extérieur,
provisoire et révocable. C’est à la condition exilique que
­s’attachent les marques d’un vécu.
La réalité fluide des sociétés contemporaines affiche une
complexité qui d’emblée décourage une herméneutique
structurante et, dans cette configuration, les sujets exilés,
eux qui multiplient ou brouillent les cadres d’appartenance,
fournissent un exemple flagrant. En d’autres termes, la scène
sociale a accueilli de nouveaux acteurs qu’elle considérait
auparavant comme des figurants – ouvrier, paysan ou maçon

50
Exil et migration

en porteurs de hallebarde – mais dont elle réalise maintenant


qu’ils ont une place aussi importante que les rôles principaux,
le problème étant que leur texte n’est pas écrit et que l’impro­
visation qui a fait effet quelque temps est devenue inefficace. À
ce titre, le regard à poser sur l’expérience exilique trouve aisé­
ment un champ de vision dans la sociology of postmodernity 39
que théorise Zygmunt Bauman, ce qui ne saurait étonner
puisque lui-même dut s’exiler de Pologne en 1971 en raison
du climat politique et de l’antisémitisme régnant 40. Non pas,
comme il le précise 41, une sociologie postmoderne qui aban­
donnerait la rigueur critique qu’elle doit à sa genèse dans la
modernité, mais une sociologie qui l’applique à de nouveaux
objets et élabore de nouvelles catégories, correspondant aux
profondes transformations de la réalité sociale et aux acteurs
la modifiant (par exemple les consommateurs, les nouveaux
pauvres, les migrants ; voir Bauman, 2000).
En outre, la famille lexicale « migration » (migrants, émi­
grants, immigrants, émigrés) trouve une pertinence d’em­
ploi lorsqu’elle est appliquée en Europe aux mouvements de
population des décennies de l’après-guerre et à l’idéologie du
progrès et de la reconstruction, à la croyance en une moder­
nité renaissante qui les colorait – en pastel pour les sociétés
d’accueil, avec des teintes plus dégradées pour les travailleurs
immigrés. Ces « années-bonheur » se sont dissipées aux vents
de crises successives et les « nouveaux » migrants appellent une
terminologie plus apte à saisir la complexité des phénomènes
migratoires contemporains au sein d’une réalité ne répondant
plus, pour les sociétés occidentales, aux lois imperturbables

39.  Sociologie de la postmodernité ou, mieux encore, pour la postmodernité.


40.  Un entretien qu’il donna en 1990 s’intitule significativement « Sociology,
Postmodernity and Exile » (Bauman, 1992 : 205-228).
41.  Voir ses articles « Sociology and Postmodernity » et « Is there a Postmodern
Sociology? » et « Sociological Theory of Postmodernity » dans Bauman (1992).

51
La condition de l’exilé

de la croissance. Post-moderne en ce sens, le cadre analytique


de l’exil offre la souplesse de catégories plus ouvertes et non
hiérarchisantes. L’exiliance, commune à toutes les expériences
de sujets migrants, illustre par excellence la « situation de
suspension [suspended situation] » que Zygmunt Bauman
(1992 : 227) décrypte comme devenue universelle. Ajoutons,
sur le plan notionnel, qu’une étude de l’exiliance doit refuser
tout risque de confusion de son objet avec une quelconque
pulsion de migration qui, avant l’hominidé, appartient au
comportement animal. Si l’animalisme offre des points de
vue intéressants quant à une réflexion éthique, il ne saurait
valoir comme garant épistémologique pour une approche de
l’expérience exilique.
Au demeurant, cette condition n’est pas forcément portée
sous le signe du tragique car la vita nova qu’elle accompagne
peut être positive et féconde. L’expression est empruntée à
Dante qui écrivit sa Vita Nova avant son exil de Florence, à un
moment où Béatrice, l’aimée, la « Très-Gentille », la « Dame
compatissante », invitait déjà le poète à fuir le monde. De cet
exil symbolique à l’exil réel et définitif qui suivra quelques
années plus tard, on ne peut sans gratuité faire l’amalgame ou
comprendre notre condition exilique au sens d’une prédéter­
mination marquant les sujets exilés. Il demeure que lorsque
Dante, banni de Florence par les Guelfes noirs, rédige sa
Commedia, il établit explicitement le lien avec la Vita Nova
comme pour indiquer que son exil politique, transfiguré dans
le périple (Enfer, Purgatoire, Paradis) au côté de Virgile, pèse
du même poids existentiel que l’exil d’amour qu’il connut avec
sa Béatrice. Il donne en outre dans la Vita Nova, à la suite de
la rencontre d’un groupe de pèlerins, une définition du pèle­
rinage qui le place du côté de l’exiliance : « […] car “pèlerins”
peut s’entendre selon deux sens, l’un large, l’autre étroit : au
sens large est pèlerin quiconque est hors de sa patrie ; au sens

52
Exil et migration

étroit, on entend par pèlerin celui qui va vers la maison de


saint Jacques [à Compostelle] ou en revient » (Dante, 1974 : 97).
Même le sens étroit ne trahit pas l’exiliance puisque Dante
précise : « […] ils se nomment peregrini, en tant qu’ils vont à
la maison de Galice, parce que la sépulture de saint Jacques
fut plus lointaine de sa patrie que celle d’aucun autre apôtre »
(ibid.). Si les exilés se cherchent un saint, il est tout trouvé 42.
L’exiliance se propose ainsi comme une catégorie qui
ne sera pas qualifiée d’ontologique mais d’existentielle
puisque, précisément, l’expérience exilique invite à la pen­
ser comme une sortie de l’être – évasion pour Emmanuel
Lévinas, discontinuité pour Edward W. Said et suspension
pour Zygmunt Bauman 43. Dans un texte intitulé « Criticism
and Exile » (Said, 2000 : XI-XXXV) où il s’attache à montrer
comment l’exil suscite des regards différents sur le réel et le
social, Edward W. Said insiste sur la notion d’expérience qui,
à son sens, a été rejetée hors du champ de réflexion des études
littéraires. Il renvoie aux deux lieux, marqués d’exiliance,
ayant servi à ce titre de cadre à sa réflexion, le New York des
émigrants où il mena sa carrière universitaire et la Palestine
dont provient son ascendance familiale. Si Edward W. Said
ne développe pas précisément ce qu’il entend par expérience,
son analyse suggère un lien spécifique à problématiser entre
exil et expérience.
L’hypothèse à interroger avance l’exil comme expérience
pure ou expérience de l’expérience. Ce dernier terme vient
d’un emprunt au latin classique experientia : essai, épreuve,
tentative. L’expérience se déploie à partir d’un essai mais aussi

42.  À noter que Klaus Mann leur a déjà donné un ange protecteur (Mann,
2006 : 513 sq.)
43.  À la fois Social suspension [suspension sociale] et suspended situation [situation
de suspension] précise-t-il à propos de son exil forcé de Pologne (Bauman, 1992 :
226-227).

53
La condition de l’exilé

d’un péril, double sens de periculum. Une sortie de l’épreuve,


donc. J’ai vécu quelque chose et en tire une connaissance
ou une réflexion. Un doublon propre à la langue allemande
vient nous aider ici : je dois me tenir en dehors de l’expérience
(Erlebnis, expérience non théorisée, non réfléchie, tendant
vers le non-communicable) pour que celle-ci soit expérience
(Erfahrung, expérience en tant que fait ou événement interpré­
table/interprété). Je dois être en exil du vécu pour en témoigner,
pour en rendre compte. L’exil illustre parfaitement cette dis­
tance par rapport au réel que suppose toute expérience commu­
nicable, transmissible, puisque l’exil signifie une double dis­
tance : la réalité du lieu d’origine, la réalité du lieu d’accueil.
L’exilé est celui qui ne cesse d’expérimenter (Erlebnis) sans que
cela ne se sédimente en matériau culturellement transmissible
(Erfahrung) puisque, comme en traduction, la culture d’origine
ne peut dire celle d’arrivée et vice-versa.
Ainsi, avancer l’exil comme expérience, théoriser une
expérience exilique pose d’emblée une tension quasi aporé­
tique. Pour être communicable, une expérience demande un
ordre qui régule et assure la transmission quand l’exiliance
suggère d’emblée une expulsion, un mouvement hors d’un
ordre premier, celui qui précisément a ordonné ou provoqué
l’action. L’exil signifie la possibilité d’une non-appartenance
à un ordre initial – puisque l’exil est survie au-dehors –,
d’une appartenance à un autre ordre et, par conséquent,
postule l’existence d’un autre ordre. Comment se fera alors
la communication de l’expérience exilique ? Dans quel sys­
tème expressif et symbolique ? Ni celui d’origine, ni celui
d’accueil ne peuvent exiger la priorité car leurs cohérences
internes les obligent à une limitation de leurs visées et à
une structure relativement close (voir Luhmann, 2011), ce
qui entraîne par nécessité un métissage des deux systèmes
communicatifs. Épistémologiquement, l’exiliance introduit

54
Exil et migration

de l’hétérogène dans la construction de l’expérience, ce


contre quoi Bernhard Waldenfels met en garde :
Une phénoménologie qui voudrait prendre les traits d’une
véritable xénologie doit […] rompre l’expérience objective
de l’étranger et sa détermination, et montrer comment l’ex­
périence de l’étranger culmine dans un devenir-étranger de
l’expérience et des phénomènes. […] Si l’expérience rattrapait
l’étranger, alors l’étranger ne serait plus ce qu’il requiert d’être.
(Waldenfels, 2009 : 130)

Dans le regard des autochtones pourtant, la phénoména­


lité de l’étranger se distingue de celle de l’exilé. La perception
du premier s’assure que le dehors est dehors, que l’étranger
en provient mais qu’il s’en est détaché ou qu’il en est, à la
rigueur, ambassadeur. Pour le second, la vision est brouillée
car le dehors, celui que l’exilé n’a pas laissé derrière lui, est
dedans ou, dans une autre optique, le dedans accueille un
autre dedans. En termes dynamiques, l’étranger provoque,
en tant que tel, une rupture, un saut, ou une confrontation
entre deux ordres. L’expérience de l’exilé se laisse davantage
appréhender le long d’une contiguïté naturelle ou artificielle
entre deux ordres, entre deux lieux. Du lieu d’origine au lieu
d’accueil, la conscience exilique opère une projection anticipa­
trice nécessaire sur le plan psychologique pour ne pas céder à
une angoisse mortifère ou dissolutive du sujet. Entre ces deux
lieux, se façonne une expérience particulière car autonome par
rapport aux deux ordres culturels qu’ils supportent, sa visée
étant de les mettre en liaison. Autant dire que cette expérience
est expérience de la limite et expérience-limite car sans garan­
tie ni de formalisation, ni de transmission, ni de réception.
Lorsque Georges Bataille cherche, en 1943, à fonder un savoir
du non-savoir, une connaissance qui échapperait à toute
dogmatisation, en exil du logos, et qu’il interroge comme

55
La condition de l’exilé

« expérience intérieure » dans l’essai éponyme, il reprend


significativement une image quasi baudelairienne :
J’appelle expérience un voyage au bout du possible de l’homme.
Chacun peut ne pas faire ce voyage, mais, s’il le fait, cela suppose
niées les autorités, les valeurs existantes, qui limitent le possible.
Du fait qu’elle est négation d’autres valeurs, d’autres autorités,
l’expérience ayant l’existence positive devient elle-même positi­
vement la valeur et l’autorité. (Bataille, 1978 : 19)

De même pour l’exilé qui, entre deux ordres politiques et


moraux, ne peut que s’en remettre à sa propre autorité, y fon­
dant son expérience et faisant par conséquent de sa position
entre les deux cadres axiologiques la teneur de son expérience.
L’exilé n’est pas l’étranger qui peut garder une autonomie
psychique et intellectuelle le protégeant dans son exposi­
tion au monde. Par rapport à la réalité qui l’accueille, l’exilé
doit nécessairement adopter un double cadre émotionnel
et réflexif. Son appareillage herméneutique est bipolaire et
en fonctionnement continu puisque la double polarité crée
une tension qui ne saurait s’éteindre. En d’autres termes,
l’exiliance prend sa source dans une crise permanente qui
touche à l’ensemble des valeurs et des critères de jugement,
et qui oblige l’exilé à une posture critique ininterrompue.
Critique et crise partagent, via le latin, le même étymon grec
(krinein : séparer, décider, juger), et l’exil reproduit constam­
ment cet état de rupture dans la mesure où son expérience
ne fait que reconduire la division entre deux appartenances,
la séparation entre deux lieux. Le « savoir de l’exilé », selon
l’expression de Gérard Haddad, sera donc essentiellement un
savoir critique aux profondes résonances : « Souviens-toi donc
de la souffrance d’avoir aimé la terre d’exil en même temps
que ton cœur se consumait de nostalgie pour la terre ances­
trale, souviens-toi de ce clivage de l’âme qui t’a conduit à

56
Exil et migration

pénétrer le secret masqué de la condition humaine » (Haddad,


1999 : 217). Le lexique est freudien si la condition est humaine.
Ce qui est caché et qui structurellement doit l’être, l’étayage
psychique de l’humain, dépasse le seul savoir. En revanche,
l’étrangeté du savoir de l’étranger peut être davantage neu­
tralisée, exhibée ou manipulée, sans que le sujet n’en soit
forcément affecté intérieurement.
L’exilé ne peut ignorer la scission avant/après, fragmen­
tation structurante pour sa personnalité, frère en cela du
révolté métaphysique d’Albert Camus qui « se dresse sur un
monde brisé pour en réclamer l’unité » (Camus, 1985 : 42). Pas
d’expérience exilique sans passage de frontière, effectué ou
futur, et mémoire de ce passage. Tout exil, néanmoins, est
un exil intérieur dans la mesure où son expérience, avant de
toucher le corps déplacé, imprime la marque psychique de
la déchirure, d’une exclusion vécue d’abord dans l’intériorité,
une conscience avant une condition. L’expérience exilique
commence dans le lieu de départ avant le départ, une fois la
décision prise (volontairement ou non), et puis se continue
sur la scène subjective, parallèlement à ses manifestations
concrètes : le moi se sent exilé au sens où il s’insère pas ou
peu ou mal dans le nouveau système qui lui est proposé, sans
être certain que l’inclusion puisse arriver jamais – il faudrait
à cette fin un double agencement (culture d’origine, culture
d’accueil), par nature difficile à configurer et à maintenir
simultanément sans risquer une brèche identitaire néfaste.
À ce titre, l’exiliance est d’abord l’expérience des frontières
intérieures : le sujet intègre ce qu’il doit (dé)passer, découvre
de nouvelles configurations du monde, les apprend, les tra­
duit, les transforme. À terme, et s’il est favorable, le parcours
exilique aboutit à une introjection des éléments identitaires
auparavant posés devant et dehors que le sujet exilé adapte
pour façonner sa personnalité ; dans le cas contraire, leur

57
La condition de l’exilé

incorporation 44 sans transformation les constitue en pièges,


en obstacles empêchant la subjectivation exilique.
Dans notre propos, si tout exil est exil intérieur, ce n’est pas
selon l’acception courante qui, dans le cadre de l’Allemagne
nazie puis sous d’autres totalitarismes, désigne les stratégies
de non-coopération d’un citoyen avec les autorités gouverne­
mentales du pays lorsque tout geste de collaboration signi­
fierait une acceptation, voire une complicité. Cette forme de
résistance passive suppose une intériorité sise dans un cadre
social – une position exilique à l’intérieur du périmètre natio­
nal – alors que l’intériorité de l’exiliance s’inscrit dans le cadre
psychique individuel, sous l’influence ou non de facteurs
externes. Non que ces derniers soient négligeables. Ils viennent
ainsi de pousser le HCR à reconnaître une nouvelle catégorie,
Internally Displaced People, « Personnes déplacées dans leur
propre pays », dans laquelle il recense plus d’une trentaine de
millions d’exilés qui, par suite de violences ou de violations
des Droits de l’homme, ont choisi de changer de lieu de rési­
dence sans toutefois franchir de limites nationales. Près d’un
demi-million de Soudanais ont ainsi récemment quitté leurs
demeures pour d’autres régions du Soudan. Mais pour un
exilé soudanais du Sud, qu’importe qu’il soit un déplacé dans
le Soudan du Nord ou un réfugié en Erythrée ou au Tchad
– il se sent et se vit en exil ; qu’importe pour l’exiliance qu’une
frontière ait été traversée ? Qu’importe, pareillement, que le

44.  Introjection et incorporation sont des termes communément utilisés dans le


lexique psychiatrique pour désigner des processus psychiques divergents, le pre­
mier signalant une intégration positive, bénéfique, d’éléments du monde extérieur
dans le moi tandis que le second signifie une inclusion négative, préjudiciable à
l’équilibre psychique. Les deux termes, dans leur opposition, sont pertinents ici
car ils décrivent tous deux des procédures non d’intégration, notion idéologique,
mais d’inclusion, au sens le plus neutre, celui de l’appartenance à une collectivité
donnée. Voir, par exemple, Yahyaoui (2010) et, pour d’autres études de pathologie
exilique, Yahyaoui (1991).

58
Exil et migration

mouvement exilique soit dû à la famine ou à la misère, des


facteurs dont il faut rappeler que le HCR ne les prend pas
en compte dans sa recension des déplacés. Si l’exiliance naît
de circonstances extérieures, c’est la subjectivité individuelle
qui en est porteuse.
Une première approche de l’exil intérieur se concentre pré­
cisément sur cet aspect en lui accordant une dimension méta­
phorique. L’être humain dans la modernité, coupé du monde
environnant et de ses semblables, enfermé dans la trame de ses
illusions et autres artifices compensatoires, connaît un état de
« schizoïdie généralisée » (Jaccard, 1978 : 8) : « L’exil intérieur
devient la condition de chacun ; les relations fantasmatiques
l’emportent sur les relations réelles ; l’espace intérieur sur
l’espace extérieur ; l’imaginaire individuel sur le social ou
le collectif » (ibid. : 99). Comme chez Herbert Marcuse, qui
lui inspire le sous-titre de son livre, le diagnostic de Roland
Jaccard cible la psychologie individuelle mais n’en véhicule
pas moins une critique politique dans la mesure où le social
est tenu pour responsable des symptômes d’enfermement
psychiques 45. Toutefois, cette coquille feutrée protégeant les
modernes des agressions externes et des angoisses internes
les prive d’éprouver une quelconque relation avec autrui, ce
qui invalide l’exil intérieur théorisé par Roland Jaccard pour
notre approche de l’exiliance.
Celle-ci sera en revanche affermie par une deuxième
approche qui, à l’instar du travail de Franz Fanon, propose
de croiser étroitement perspective psychologique et consi­
dération politique. Michel Agier répertorie les stations de
ce qu’il nomme le hors-lieu condamnant les migrants en
demande de refuge à une errance perpétuelle : moyens de

45.  Voir aussi, dans une approche plus psychanalytique, « L’exil intérieur »,
Psychologie clinique, nouvelle série, n° 4, 1997.

59
La condition de l’exilé

transport mortifères, campements précaires, sites de détention


et de rétention, centres et zones d’attentes, ghettos urbains et
bidonvilles. Topographie spéculaire où l’exilé contemporain
est regardé – quand il l’est – par les citoyens-de-quelque-part
comme animal de zoo, à travers grillage ou vitre incassable.
Puisque le monde est censé être mis en commun et la planète
appartenir à tous, comment admettre qu’existent des non-
lieux suspendant les lois de l’hospitalité et que les errants y
soient confinés ? L’impénétrabilité des limites nationales est
relayée par des espaces restreints érigeant leurs barrières à l’ho­
rizon d’une humanité amnésique. « Ne jamais sortir de la zone
d’attente transforme le transitoire en mode de vie, la frontière
en exil incorporé. Les parcours fléchés dans un couloir d’exil,
sécuritaire et humanitaire, font le lien entre toutes ces formes.
Ils dessinent la carte de l’exil intérieur » (Agier, 2011 : 22). Créer
du dehors là où il ne devrait y avoir que de l’ici et y enfermer
ceux qui y sont condamnés, les coupables-d’être-exilés, c’est-
à-dire que, dans leur cas, la peine et la sentence se confondent :
outside, les outsiders !
Herbert Marcuse et Franz Fanon viennent d’être cités.
Rappelons que tous deux écrivent leur œuvre après avoir
quitté leur territoire natal, l’Allemagne pour le premier, la
Martinique pour le second. La condition exilique qui fut dès
lors la leur ne put qu’inspirer ou influencer leur conception
respective du sujet aliéné, transplanté d’un vécu de liberté
dans un environnement répressif d’autant plus efficace qu’il
est intériorisé. Un exil interne qu’une troisième lecture abor­
dera du point de vue de l’éthique. « Dans le combat entre toi et
le monde, seconde le monde », proposait Franz Kafka (1980b :
42). Une stratégie qu’il serait erroné de comprendre négati­
vement comme une posture dépressive car elle possède une
double visée : faire que le monde existe et, par là même, faire
que le moi existe. En d’autres termes, intégrer le monde dans

60
Exil et migration

le soi pour que le soi soit intégré dans le monde – en termes
lévinassiens : faire de la place à l’autre en moi, l’accueillir dans
un exil de moi-même, afin que mon moi vive pleinement,
c’est-à-dire justement. L’expérience exilique s’y reconnaîtra
aisément car elle aussi se vit face à un monde dont il s’agit de
vaincre l’impénétrabilité initiale.
« Il peut arriver que l’homme un matin se réveille et se trouve
transformé en vermine. Le pays étranger – son pays étranger –
s’est emparé de lui. C’est cet air-là qui souffle chez Franz Kafka
et c’est pourquoi il n’a pas été tenté de fonder une religion »
(Benjamin, 2000a : 433). Lorsque Walter Benjamin reconnaît
dans La Métamorphose une allégorie de la condition exilique
– le souffle du pays étranger –, il l’apprécie avec l’amertume du
connaisseur puisqu’il a déjà quitté depuis deux ans, en 1932,
l’Allemagne devant la menace nazie. En outre, le non-religieux
renvoie directement au politique et à « l’exigence à l’égard de la
société » (ibid. : 439) que Walter Benjamin lisait dans l’œuvre
de Franz Kafka, d’où une quatrième et dernière interprétation
– et peut-être la plus importante aujourd’hui –, l’exil interne
comme invitation à introjecter l’exiliance comme catégorie de
la conscience pour ceux qui ne sont pas exilés afin, précisément,
d’accueillir comme leurs proches ceux qui viennent d’ailleurs.
Non pas interner les exilés mais internaliser l’exil.
L’exil intérieur que dessine l’exiliance est ainsi tout le
contraire d’un repli sur soi. Il permet l’émergence d’une
conscience exilique, liée ou non à une condition exilique,
dont l’objet consiste en un souci direct pour autrui et pour le
monde. « La philosophie inexistentielle sera la philosophie de
l’exil » (Camus, 1964 : 106), écrit Albert Camus en 1943, ayant
précisé qu’il ne s’agit pas d’exprimer une négation mais une
privation, « l’homme privé de… ». Exilé de la justice, de la
liberté, du divin peut-être, de la paix certainement. En 1955,
alors que les combats ont commencé, Albert Camus confie

61
La condition de l’exilé

dans sa « Lettre à un militant algérien » son espoir du retour


de la paix et conclut : « Ce jour-là, nous qui sommes ensemble
exilés dans la haine et le désespoir, retrouverons ensemble une
patrie » (1967 : 130). Cette patrie-là n’est pas de sol, n’a pas de
sol, évidemment, car celui-ci porte les germes de l’affronte­
ment lorsqu’on s’y reconnaît des racines. Une patrie hors-sol,
celle de la paix d’un vivre-ensemble. Une dimension de l’exil
que les discours sur la migration ont fait oublier et qu’il s’agit
de reconsidérer afin de répondre aux crises que l’exil de masse
contemporain suscite et de trouver une inspiration pour des
sociétés occidentales en déficit de solidarité. Pouvoir dire « Je
suis un exilé » sans devoir préciser « exilé de… ».

62
Exiliance

C’est un dur métier que l’exil, bien dur.


Nazim Hikmet

Si la condition exilique ne saurait aujourd’hui être réduite


au thème antique ou romantique du bannissement, elle ne
peut non plus être uniquement identifiée aux mouvements
d’émigration qui, au xixe siècle et dans la première moitié du
xxe siècle, ont profondément renouvelé les compositions démo­
graphiques dans le monde. Pour les plus de 230 millions d’exi­
lés internationaux dans le monde actuellement, on constate
une quadruple caractéristique attachée à leurs déplacements :
mobilité accrue, extension planétaire, diversité du sens des
flux 46, variété des causes (économiques, politiques, environne­
mentales 47). Cela occasionne des rencontres de cultures et de

46.  Les paysages exiliques ont varié. Au classique Sud-Nord viennent maintenant
s’ajouter les axes Sud-Sud, Nord-Nord et Nord-Sud qui véhiculent les deux tiers
des migrants internationaux. 60 % de ces mouvements partent de pays riches vers
des pays riches, 37 % de pays pauvres vers des pays pauvres. Fin 2013, le Pakistan,
premier pays d’accueil, comptait 1 616 500 réfugiés, la France, 232 500.
47.  Selon le Norwegian Refugee Council (www.nrc.no), le nombre de « réfugiés
climatiques » s’élève à 22 millions, soit presque trois fois plus que les exils causés
par des conflits.
La condition de l’exilé

langues bien plus intensifiées qu’auparavant mais aussi des ten­


sions sociales dont la gravité marque le paysage contemporain
et démontre que les mécanismes d’absorption ou d’intégration,
quel que soit le cadre national, sont grippés.
Généalogiquement, une preuve de l’importance accordée
à cette expérience dans notre horizon culturel ressort de la
place privilégiée qu’occupe le thème exilique dans les textes
matriciels propres aux trois traditions monothéistes (exode
du peuple hébreu ; la sainte Famille en Égypte ; l’hégire de
La Mecque à Médine). L’attestent également d’autres récits
fondateurs tels que l’Odyssée, l’épopée de Gilgamesh ou le
Ràmàyana. L’histoire des peuples et des nations ne s’est ensuite
guère privée d’inscrire les récits d’exil dans son répertoire et il
n’est aucun continent qui, au long des siècles, ne leur ait servi
de cadre, à des degrés divers, individuellement ou collective­
ment. On ne compte plus les grandes figures d’exilés ornant
les patrimoines mémoriels – de Dante à Lord Byron ou, pour
l’histoire culturelle française, les musiciens du xixe siècle et
les peintres du xxe siècle –, et certaines histoires nationales
ne sauraient être énoncées sans que ne soit reconnu le rôle
du phénomène exilique dans leur construction. Pourtant, la
notion d’exil semble de nos jours renvoyer à un chromo désuet
– Napoléon à Sainte-Hélène et Victor Hugo à Guernesey dans
les manuels d’histoire français – ou à des réalités plus récentes
mais historiquement circonstanciées – Irlandais, Italiens ou
Juifs d’Europe de l’Est aux États-Unis, Polonais ou Portugais
en France – qui perdent de leur exactitude devant la nature
des mouvements migratoires contemporains.
La désaffection quant à l’usage de l’expérience exilique dans
les sciences humaines et sociales est dommageable car celle-ci
déploie une potentialité heuristique unique face aux nouvelles
dimensions mondialisées de la migration et à la juxtaposi­
tion de catégories aussi variées que, par exemple, l’immigré,

64
Exiliance

le réfugié, le déplacé, le clandestin, catégories qu’il importe


cependant de penser ensemble. La notion de condition exi­
lique est certes inclusive et risque, à cet égard, d’appeler la
critique ou d’encourager un amalgame contre-productif mais,
à cette objection, il sera répondu que le concept de citoyenneté
est pareillement inclusif et qu’il doit à cette visée d’intégration
large l’efficacité politique qu’il a déployée depuis trois siècles.
Si la diversité des catégories échappe aux grilles analytiques, de
type socio-économique, utilisées communément en visant la
seule notion de migration, l’interprétation gagnera à appliquer
le prisme plus large de l’expérience exilique qui, susceptible
en outre de marquer plusieurs générations au plan individuel
comme collectif, pourra être revendiquée telle une construc­
tion identitaire ou opérer tel un travail de mémoire. C’est
par cette dimension qu’elle appelle la désignation néologique
d’exiliance qui insiste sur ses potentialités d’affirmation ou de
résistance par lesquelles elle échappe au déterminisme exclusif
de facteurs extérieurs. Nulle passivité dans l’exiliance, elle ne
marque ni un manque ni une perte mais affirme un ethos.
Noyau existentiel commun à toutes les expériences de sujets
migrants, quelles que soient les époques, les cultures et les
circonstances qui les accueillent ou les suscitent, l’exiliance
se décline en condition et conscience, les deux pouvant, à des
degrés divers, ne pas coïncider : se sentir en exil sans l’être
concrètement (conscience sans condition) ; l’être concrète­
ment sans se sentir en exil (condition sans conscience). Pour
prendre des exemples littéraires, le narrateur du « Bateau
ivre » d’Arthur Rimbaud représenterait le premier cas et le
second serait illustré par Gregor Samsa, le protagoniste de La
Métamorphose de Franz Kafka (1955). Que signifie toutefois un
tel couplage ? Condition et conscience, le syntagme bipolarisé
affirme les liens entre extériorité et intériorité, entre sensations
(déterminées par l’extériorité) et sentiments (par l’intériorité),

65
La condition de l’exilé

entre le réel et la scène psychique, entre les données empiriques


et l’appareillage intellectuel destiné à les saisir, toute une série
d’articulations, en somme, à déployer pour affiner une com­
préhension de l’exiliance. Pour les approcher, le prisme réflexif
le plus probant est celui de l’éthique car l’éthique s’occupe
précisément des réactions possibles d’une conscience devant
les données d’une condition, notamment des rapports entre
le proche et le lointain. Comment se manifeste une éthique
exilique et comment est-elle construite ?
Sans quitter Prague, Franz Kafka écrivit pourtant, avec
L’Amérique, le grand roman sur l’exil ou, du moins, l’un des
documents de création parmi les plus inspirants pour com­
prendre l’exiliance. On ne s’en étonnera pas car toute son
œuvre agit comme une interrogation de la condition exilique.
« Qu’ai-je de commun avec les Juifs ? C’est à peine si j’ai quelque
chose de commun avec moi-même […] », écrit-il en janvier 1914
dans son Journal (Kafka, 1981 : 321). Le fils du peuple de l’exil
qui se sent exilé de son peuple, et qui donc lui appartient au
plus profond – doublement juif, doublement exilé – par toutes
ses fibres sensibles et par toutes ses facultés intellectuelles avec
lesquelles il cisèle un appareil interprétatif propice à interroger
le monde, son monde intérieur et celui qui l’entoure, à égale
distance des deux. Une herméneutique toujours en chemin, non
pas en exil d’un sens édénique qu’il s’agirait de redécouvrir mais
faisant de l’exil le sens fantôme, existant de son absence – de
même qu’Alain Fleischer (2005) fait de l’accent, marque symp­
tomatique de l’exil, une « langue fantôme ». Une interprétation
cheminant dans l’exil et y trouvant sa force.
Que L’Amérique soit un roman de l’exil se perçoit d’emblée
grâce à une sublime faute de traduction d’Alexandre Vialatte,
le premier traducteur de Franz Kafka en français, passeur de
son œuvre dans le domaine francophone. Une faute ? Plutôt

66
Exiliance

un glissement traductif, c’est-à-dire un écart de sens produit


et légitimé par le processus traductif :
Als der siebzehnjährige Karl Roßmann, der von seinen armen Eltern
nach Amerika geschickt worden war, weil ihn ein Dienstmädchen
verführt und ein Kind von ihm bekommen hatte, in dem schon
langsam gewordenen Schiff in den Hafen von Newyork einfuhr,
erblickte er die schon längst beobachtete Statue der Freiheitsgöttin
wie in einem plötzlich stärker gewordenen Sonnenlicht. Ihr Arm
mit dem Schwert ragte wie neuerdings empor und um ihre Gestalt
wehten die freien Lüfte. (Kafka, 1997 : 9)
Lorsque, à seize ans, le jeune Karl Rossmann, que ses pauvres
parents envoyaient en exil parce qu’une bonne l’avait séduit et
rendu père, entra dans le port de New York sur le bateau déjà
plus lent, la statue de la Liberté, qu’il observait depuis longtemps,
lui apparut dans un sursaut de lumière. On eût dit que le bras
qui brandissait l’épée s’était levé à l’instant même, et l’air libre
soufflait autour de ce grand corps. (Kafka, 1973 : 11)

Le texte de Franz Kafka dit que les parents de Karl l’en­


voyèrent en Amérique, Alexandre Vialatte dit qu’il fut envoyé
« en exil » – un mot qui n’apparaît nulle part dans l’original.
Alexandre Vialatte, toutefois, a raison si l’Amérique est syno­
nyme d’exil. Un lieu pour l’exil, pour l’accueillir et pour le
signifier. Ce que comprenait déjà Max Brod, l’ami de Franz
Kafka qui édita après la mort de ce dernier le volume en lui
donnant le titre d’Amerika alors que Franz Kafka se référait
à son roman sous le titre de Der Verschollene [« Le disparu »
ou « Le manquant »], repris par les éditions contemporaines
allemandes, ou le désignait comme son « roman américain » 48.
Ce que comprit donc Alexandre Vialatte et qu’il clama dans
sa traduction, au prix d’une distorsion : l’Amérique, c’est l’exil ;
l’Amérique est, plus qu’un pays d’exil, un pays exilique et

48.  Selon Max Brod (voir Kafka, 1973 : 364).

67
La condition de l’exilé

New York, plus qu’une ville d’exil, une ville exilique. La dif­


férence entre les deux qualificatifs, « d’exil » et « exilique »,
tient au rôle que jouent l’arrivée et l’insertion des exilés dans
le devenir urbain même, la ville intégrant les immigrants en
effaçant leur présence dans le premier cas tandis que, dans
le second, leur identité et leur esthétique en sont modifiées.
Distorsion traductive commise par Alexandre Vialatte qui
n’est ni faute ni erreur. Si ces dernières notions sont, d’une
manière générale, à recevoir avec un œil critique tant elles
sont dépendantes du système culturel qui les véhicule, il faut
en outre préciser que l’erreur de traduction est inhérente à
l’expérience exilique, que l’expérience de l’exil ne refuse pas
l’erreur car elle l’intègre. Plus encore, l’erreur de traduction
est symptomatique de l’expérience exilique. Pas d’exil sans
erreur de traduction qui n’est plus une erreur mais l’expression
des effets de brouillage et de juxtaposition propres à la multi­
polarité référentielle de l’exiliance. Au demeurant, l’isotopie
traductionnelle, attitude qui chasse toute erreur au nom d’une
équivalence sémantique toujours possible, s’aligne sur une idéo­
logie de l’équivalence territoriale : tous les lieux se valent, ce
qui contredit d’emblée la pulsion exilique. Une des premières
fonctions de l’expérience exilique est en effet de montrer que
tous les lieux ne se valent pas, que le mal en occupe certains au
point qu’il doit être combattu ou fui – la fuite étant une forme
de lutte. Il est des lieux maudits. Mais l’exiliance rappelle que
ce mal est humain et que cette non-équivalence territoriale
appelle à la solidarité entre ceux qui résident sur ces territoires.
Si tu quittes ton lieu, moi qui t’accueille dans le mien, t’accueillir
ne suffit pas. Je dois aussi me et te poser la question : pourquoi
le quittes-tu ? Le mien est-il mieux ? Et en quoi ? Le mythème
du paradis perdu introduit à cette inégalité territoriale consubs­
tantielle à l’être-au-monde et relative à l’histoire des humains.
Un amendement à la Déclaration universelle des droits de

68
Exiliance

l’homme devrait en complément proclamer l’égalité de tous


les lieux devant l’exil – tout lieu peut être de départ, tout lieu
peut être d’accueil – dans la mesure où aucun enracinement
ne prend racine dans l’absolu.
Significativement, le lapsus d’Alexandre Vialatte trouve un
pendant chez Franz Kafka lui-même. En effet, un élément de
la description s’éloigne de l’exactitude requise : l’épée énergi­
quement levée dans le texte ne pare pas la statue de la Liberté
qui, en réalité, tient un flambeau 49, fidèle à son nom, « La
Liberté illuminant le monde », que souligne le dernier vers du
célèbre poème d’Emma Lazarus à elle dédié : « I lift my lamp
beside the golden door ». Doit-on conclure à une faute d’inat­
tention de l’auteur, lui qui fait du détail la matrice de toute
signifiance ? Non, mais que veut dire alors cette substitution
quant à l’objet au bras de la statue, symbole indissociable d’un
certain discours sur l’exil qui célèbre la lumière de la liberté
surgissant dans les ténèbres de l’oppression et offrant sa lueur
réconfortante à ceux qui fuient le malheur ?
Dans le contexte, la liberté n’est peut-être pas l’essentiel ici
et le glaive de la justice passerait avant le flambeau de la liberté.
L’équité avant le bonheur. L’idée revêt une version connue :
je ne suis libre que si les autres le sont, c’est-à-dire si règne la
justice. Parallèlement à cette interprétation, l’éthique lévinas­
sienne que l’exiliance appelle par sa phénoménalité suggère

49.  Georges Perec l’avait remarqué dans son Récits d’Ellis Island. Il y cite ce passage,
dans une version légèrement tronquée de la même traduction, et commente :
« […] être émigrant c’était peut-être très précisément cela : voir une épée là où le
sculpteur a cru, en toute bonne foi, mettre une lampe et ne pas avoir complète­
ment tort […] » (Perec et Bober, 1980 : 49). Exégèse elliptique car laissant dans
l’ombre le « ne pas avoir tort » et surtout énigmatique car le lecteur s’interroge sur
l’attribution de la « toute bonne foi » au sculpteur et non pas à Franz Kafka. Ce
serait donc ce dernier qui aurait eu raison. Sagesse de l’exiliance. Perec, comme
en écho à l’interrogation de Franz Kafka citée supra, affirme : « Quelque part, je
suis étranger par rapport à quelque chose de moi-même […] » (ibid. : 44).

69
La condition de l’exilé

une seconde compréhension : l’exilé ne trouvera sa liberté que


s’il lui est fait justice. Dans cette perspective, l’exil n’est ni
fuite ni punition, mais l’expression d’un tort que l’exilé subit.
Être admis et accepté de plein droit par la société d’accueil
équivaut à une réparation. Ce qu’indique ainsi Franz Kafka
dès le premier paragraphe définit un trait essentiel de l’exi­
liance, condition et conscience unies par un lien dialectique,
mieux, dans un cercle éthique – comme on dit cercle hermé­
neutique – tracé par la justice dont le glaive accueille les exilés.
Le tout premier acte, en tant qu’exilé, du jeune Karl
Rossmann en fournit une claire illustration. Plus encore, en
tant qu’exilé modèle puisque posé dans un non-lieu exem­
plaire : il ne se trouve plus en Europe mais il n’a pas encore
gagné le sol américain, le premier chapitre le présentant sur
le navire, un entre-deux exilique 50 – entre-deux qu’est l’exil –
souligné par la double appartenance de son nom, Ross-mann,
homme-cheval. Alors que Karl n’était jusque-là qu’un voya­
geur allemand, il va perpétrer son premier acte d’exilé, l’acte
qui en fait un exilé, un geste éthique qu’il accomplit à la suite
de sa rencontre avec un soutier dans la cale où il cherchait
son parapluie et de la découverte conséquente d’un système
de valeurs étranger et inacceptable à ses yeux. Le lieu qu’est
la soute et le statut de son occupant suggèrent d’emblée une
impitoyable hiérarchie sociale et, de fait, Karl tombe sur un
homme abattu, victime d’injustice de la part de ses supérieurs,
et qu’il va encourager à se défendre : « Êtes-vous déjà allé voir le
Capitaine ? Lui avez-vous demandé justice ? » (Kafka, 1973 : 18).
Il poursuit en proposant au soutier de l’accompagner dans une
confrontation nécessaire avec lesdits supérieurs. Devant eux,
Karl entonne une éloquente plaidoirie tandis que le soutier
demeure muet. Et le narrateur de noter : « Karl, en tout cas, se

50. Voir infra l’importance du topos marin pour l’analyse de l’exiliance.

70
Exiliance

sentait plus fort, plus calme qu’il ne l’avait jamais été chez lui.
Si ses pauvres parents avaient pu le voir ici ! Comme il savait,
sur une terre étrangère, devant des personnalités notables,
défendre la cause du bien ! » (ibid. : 34 ; je souligne).
À pays inconnu, combat éthique. Alors que Karl n’est rien,
il trouve une plénitude à son existence dans cette défense
morale, cette défense de la morale, et repère son nouveau
territoire dans cette morale à défendre. Pour l’exilé, le système
de valeurs qui était le sien, construit comme pour tout sujet au
prix d’arrangements avec l’extérieur, ce système est totalement
intériorisé puisque l’environnement antérieur qui le supportait
en partie a disparu. À cet égard, l’exiliance nourrit toujours
un esprit de révolte selon la définition ­d ’Albert Camus : « [Le
révolté métaphysique] oppose le principe de justice qui est en
lui au principe d’injustice qu’il voit à l’œuvre dans le monde »
(1985 : 42). Jusqu’à preuve du contraire, le lieu d’exil sera injuste
et l’exilé se sentira un rebelle, ses valeurs épousant son expé­
rience sans médiation. Non plus une expérience trouvant sa
légitimité par rapport à un cadre axiologique transcendant
mais une expérience qui fait corps avec les valeurs la définis­
sant. L’exil n’est pas une entité abstraite qui permet de recon­
naître et de nommer une expérience, l’exil existe dans l’expé­
rience de l’exil – ce que souligne la langue anglaise lorsqu’elle
use d’un seul mot, exile, pour dire les termes français « exil »
et « exilé » –, une expérience ignorant la distance à partir de
laquelle un système de principes et de conceptions détermine
et éclaire le tranchant du vécu, l’épisode de vie. À l’opposé,
l’exiliance tisse son propre récit à même l’expérience, sans
trame empruntée à des normes externes. De même, le récit
de Franz Kafka, qui ne se laissant jamais figer en une inter­
prétation sûre et définitive, n’est que récit. Pour le sujet exilé,
l’existence colle à la peau car il ne bénéficie plus des codes qui,
dans le lieu antérieur, lui permettaient de s’en détacher et de

71
La condition de l’exilé

la désigner, de la penser et de la communiquer. Partageant


avec le nomade l’absence de point d’ancrage permanent, l’exilé
ignore comme lui tout code monumentalisé et porte en lui ses
principes de vie. Il les incarne, ce dont La Colonie pénitentiaire
de Franz Kafka donne un récit tragique. Dans le double exil
d’un bagne et d’une île lointaine, la « machine » grave les mots
de la sentence sur la peau du prisonnier qui porte alors sur lui,
en lui, la loi jusqu’à l’issue fatale.
Ce sont pour l’exilé des questions essentielles que les crises
migratoires contemporaines ont exacerbées : sous quel régime
juridique se tient-il ? Auquel faire allégeance ? À qui obéir ?
Quel corps de lois protège son corps ? L’expérience exilique,
nous apprend le roman L’Amérique au travers des épisodes du
premier chapitre, instaure une isotopie entre la loi et le corps :
non pas mon corps est ma loi comme dans les proclamations
d’hédonisme narcissique mais mon corps accueille ma loi. Il
en est à la fois la matrice, l’autel et l’arche, la servant et la
déchiffrant d’un même mouvement.
L’exilé n’a que son corps et ses actes. William Shakespeare
nous le fit comprendre dans Othello qui est une pièce sur
les incertitudes de l’identité exilique autant, sinon plus,
que sur la jalousie et les mœurs conjugales. Le Maure de
Venise, général des armées vénitiennes mais présenté d’em­
blée comme « l’homme aux grosses lèvres » et le « vieux bélier
noir » (Shakespeare, 1938 : 551 et 552), accusé par le père de
Desdémone d’avoir par sorcellerie dévoyé celle-ci et sommé de
s’en expliquer devant le Doge, présente une ligne de défense
fort timide en rapportant que Desdémone avait été « charmée »
par le récit de ses voyages et de ses aventures, concluant : « Elle
m’aimait pour les dangers que j’avais traversés, et je l’aimais
pour la sympathie qu’elle y avait prise » (ibid. : 560). Pour
admettre l’amour de son épouse, il met donc en avant ses
exploits, non sa personnalité, et, plus tard, lorsque le soupçon

72
Exiliance

sur cet amour le gagnera, il mentionne la couleur de son


visage pour la comparer à la noirceur de Desdémone. Pour
celui qui se sait venir d’ailleurs 51, seuls les actes légitiment
l’existence alors que son existence va justement se jouer à
distance de Venise, à Chypre disputée par les Turcs, c’est-à-
dire dans un non-lieu où se heurtent les parcours individuels,
selon un scénario exilique que Shakespeare reproduira dans
La Tempête. Un autre trait exilique s’attache à la psychologie
d’Othello : il redoute la trahison (de Desdémone et de Cassio,
sans voir celle de Iago) car, en tant qu’exilé, il est obsédé par
la trahison, celle de son origine maure, celle de Venise qui
l’a adopté. Dans le premier cas, il craint d’avoir trahi ; dans
le second, il craint d’être trahi. Un tel sentiment paranoïde
plombe de solitude l’exiliance car l’exilé se sent souvent en
mal de protection. Sa culture d’origine lui est d’un secours
incertain et il ne peut faire confiance aux valeurs du lieu
d’accueil. Tous les rapports de terrain montrent que dans
les camps « sauvages », en Afrique ou dans les Balkans, où se
regroupent les exilés, ceux-ci occupent l’espace selon leurs
origines, nationales ou ethniques, comme pour retrouver une
sécurité dans la communauté reconstituée.
Définir l’exiliance dans la tension entre condition et
conscience évite d’en faire un socle ou un marqueur iden­
titaire. Au contraire, elle accueille et inspire la construction
et la redistribution des affects identitaires ; plus précisément,
les affects dans leur mouvement incessant comme si, dans
le cas de Karl Rossmann, le roulis du navire accompagnait
encore son cheminement exilique sur la terre ferme, telle
une marque d’exiliance. Un balancement entre les processus

51.  Non sans contradiction puisque, dans sa réplique ultime, il évoque un « chien
de circoncis » (Shakespeare, 1938 : 629) ; mais l’ambigüité accompagne souvent
l’identité exilique.

73
La condition de l’exilé

de subjectivation et les processus de dé-subjectivation que


Michel Wieviorka met en avant pour aborder ce qu’il appelle
« des états de sujet » (2012 : 6) plutôt que des identités fermes
ou des subjectivités essentialisées, fussent-elles mouvantes. À
ces opérations, les principes éthiques que le sujet exilé porte
dans son corps – les soucis de justice et d’équité pour Karl,
par exemple – serviront de points d’orientation.
Il a besoin de tels repères dans la mesure où la conscience
exilique est une conscience malheureuse, révélatrice d’une ina­
déquation entre le moi et le monde. C’est évident à un niveau
psychologique car l’exilé se voit coupé des cadres mentaux et
culturels qui lui offraient repère et réconfort, une meurtrissure
que l’expérience exilique partage avec tout phénomène trau­
matique. En revanche, l’exiliance révèle exemplairement le lien
organique entre l’ordre du moi et l’ordre du monde : l’exilé a
perdu sa place (dans le monde) et ne sait pas si – et quand – il en
retrouvera une autre. C’est aussi le monde qui a perdu sa place
aux yeux de l’exilé ; son moi est déplacé, les assises de son moi
ont bougé, ce qui ne traduit pas seulement un déracinement
mais l’opprobre sur l’idée même d’enracinement. Non plus des
roots mais des routes, pour reprendre le jeu de mots goûté par
les anthropologues anglophones. L’exilé ne croit plus dans son
moi car il ne croit plus dans le monde. William Turner peint
en 1842 un tableau, « L’exilé et l’escargot [The Exile and the
Snail] », figurant un Napoléon déchu, absorbé dans la vision
d’un minuscule gastéropode croisant son chemin. L’image
peut aujourd’hui sembler bizarre mais il importe de l’inter­
préter historiquement et dans le souvenir de ce que la chute de
l’Empereur représenta pour l’imaginaire collectif britannique.
Le ridicule d’une situation affichant une telle dissymétrie – y
compris sur le plan visuel car l’œil peine à distinguer le petit
mollusque rampant – s’estompe devant ce qu’elle exprime :
l’exilé, fût-ce Napoléon, se retrouve privé de liberté dans un

74
Exiliance

monde en telle déréliction qu’il en envie l’existence tranquille,


aussi peu exaltante soit-elle, d’un escargot.
« Prison pour étrangers » ou « camp d’internement pour
étrangers », ainsi ses détracteurs rebaptisent-ils le Centre de
rétention du Mesnil-Amelot, avec salle d’audience incorporée
et proximité immédiate des pistes de l’aéroport Charles-de-
Gaulle qui compte sa ZAPI – derrière ce mignon acronyme
se cachant une sinistre Zone d’attente pour personnes en
instance. Un décor bien pénal en effet pour ce qui, dans la
majorité des cas, depuis une décision prise par la Cour de
justice de l’Union européenne en 2011, n’est plus un délit, à
savoir être « sans papiers ». Un décor qui explique néanmoins
que la situation carcérale vienne fréquemment métaphoriser
la souffrance exilique des refusés. Paradoxalement, un départ
dont l’élan vise à plus de liberté aboutit à sa restriction. Et les
exilés de répéter qu’ils ne sont pas des criminels, que justice
doit leur être faite. Dans le documentaire de Jonathan Millet
et Loic H. Rechi Ceuta, douce prison (2012), Simon, exilé
africain, compare sa vie dans l’enclave espagnole du Nord
marocain à une prise au piège alors qu’il espérait y trouver
le chemin de la liberté : « On a l’impression d’être dans une
prison dont on ne connaît pas le verdict. Tu ne sais pas com­
bien de temps tu y resteras. C’est ça, l’angoisse de Ceuta ».
Dans le film de 2013 de Kaveh Bakhtiari, L’escale, tourné à
Athènes avec des clandestins iraniens tentant de passer vers
l’Europe occidentale, Jahan, encore adolescent, exprime un
seul souhait qui est de retrouver sa mère en Norvège. Pourquoi,
s’indigne-t-il, l’en empêche-t-on ? Autre clandestin surnommé
« Bruce Lee » par ses compagnons, Hamid, désespéré de ne
pas trouver d’issue, entame une grève de la faim dont le film
retrace les épisodes. Ses talents en arts martiaux, incontes­
tables dans une séquence où il manie des nunshakus dans le
petit appartement en sous-sol, viennent éclairer le propos du

75
La condition de l’exilé

film : faute de pouvoir non seulement vaincre mais affronter


un adversaire afin de quitter Athènes, il s’enferme dans son
propre corps avec la ténacité du guerrier, attendant qu’on le
libère de cette double prison.
L’exilé a besoin que le monde soit réinvesti par la justice.
Victor Hugo en développe l’argument dans un poème de
La Légende des siècles intitulé « Écrit en exil », emblématique
de tout ce recueil dont les textes furent composés durant la
période de sa proscription sous Napoléon III :
L’heureux n’est pas le vrai, le droit n’est pas le nombre ;
Un vaincu toujours triste, un vainqueur toujours sombre,
Le sort n’a-t-il pas d’autre oscillation ?
Toujours la même roue et le même Ixion !
[…] Il faut, dans l’univers, fatal et pourtant libre,
Aux âmes l’équité comme aux cieux l’équilibre ;
J’ai besoin de sentir de la justice au fond
Du gouffre où l’ombre avec la clarté se confond ;
J’ai besoin du méchant mal à l’aise, et du crime
Retombant sur le monstre et non sur la victime […]. 
(Hugo, 1962 : 663) 52
Un même besoin de justice poussait Karl Rossmann sur
son navire mais il n’est pas le seul personnage à l’éprouver
dans l’univers romanesque de Franz Kafka. Si L’Amérique
est incontestablement le roman de l’exil, il compose avec
les deux autres romans de Franz Kafka une trilogie de l’exil
qui est aussi une trilogie de la justice 53. L’Amérique, Le Procès,
Le Château, ici nommés dans leur chronologie d’écriture,
décrivent trois modes d’exiliance. L’Amérique en traça un

52.  Pour cette perspective morale sur l’expérience exilique, relire aussi : « Paroles
dans l’épreuve », d’abord intitulé « Paroles d’exilé », « Le Cid exilé » (Hugo, 1962 :
683 et 183).
53.  Max Brod parle dans sa postface d’une « trilogie de la solitude », une interpréta­
tion qui n’est pas contradictoire tant exil et injustice sont souvent des expériences
solitaires (Kafka, 1973 : 365).

76
Exiliance

premier sous les espèces d’une territorialité englobant départ et


arrivée puisque Karl est constamment rappelé par ses ennemis
à son statut d’Européen, pragois comme Franz Kafka, une
origine européenne mise aussi en avant par ses protectrices
à l’Hôtel Occidental (la cuisinière en chef et Thérèse) et par
ses compagnons d’infortune et de dérive, plus bourreaux que
camarades, le Français Delamarche et l’Irlandais Robinson
qui portent jusqu’en leurs noms une identité mobile. Karl est
suspendu entre deux lieux et deux temps, Europe et Amérique,
en parfaite illustration de l’exiliance.
Les deux romans suivants, à l’inverse, décomposent l’ex­
périence selon ses deux versants, l’avant et l’après. Le Procès
insiste sur la phase du départ dans la condition de l’exilé :
Joseph K. est accusé, accusé d’être lui-même, renvoyé à lui-
même, tous les projecteurs narratifs braqués sur ce qu’il est
et sur ce territoire existentiel qu’il quitterait si un tribunal
siégeait sur son affaire, ce qui ne se produit pas. Le Château, en
revanche, entraîne le lecteur dans l’obsession de K. pour le lieu
dans lequel il doit arriver, le château dans lequel, malgré toutes
ses tentatives, jamais l’arpenteur (homme de territoire s’il en
est) ne pénétrera. Ce sont l’arrivée impossible et donc le lieu
interdit que scrute Le Château, tandis que Le Procès interroge
le départ sans espoir de parvenir à destination. Une analogie
se dresse entre ces trois narrations et trois moments exiliques
du récit biblique, incarnés en trois figures : Adam, Abraham
et Jacob. Adam symboliserait l’exiliance dans son lien avec le
lieu quitté, Abraham avec le lieu promis et Jacob au double
nom (Jacob/Israël) la relation entre les deux. Typologie pro­
visoire et partielle qui exclut volontairement Moïse, la figure

77
La condition de l’exilé

biblique par excellence de l’exil, car l’exode d’Égypte 54 appelle


une théorisation spécifique et approfondie de l’exiliance à
mener ailleurs.
L’Amérique se conclut par le chapitre intitulé « Le théâtre
de la nature d’Oklahoma ». Cette institution, aussi appelée
« Le grand théâtre d’Oklahoma », embauche des candidats
sans procédure de sélection au nom des principes suivants,
avancés sur l’affiche que découvre Karl : « Le grand théâtre
d’Oklahoma vous appelle ! […] Si vous pensez à votre ave­
nir, vous êtes des nôtres. Chacun est le bienvenu chez nous.
Rêvez-vous de devenir artiste ? Venez ! Notre théâtre emploie
tout le monde et met chacun à sa place » (Kafka, 1973 : 312).
L’affirmation résonne d’une problématique typiquement exi­
lique : quelle est la place de chacun ? Chacun a-t-il sa place ?
Quelle en est la nature ? Et surtout : où se trouve cette place ?
Est-ce le lieu d’origine ou de naissance ? Le ou les lieux de
l’existence ? Le lieu de la mort ? Au théâtre exilique, cha­
cun aura sa place, chacun aura son emploi car, sur la scène
d’Oklahoma, tout lieu pourra devenir décor. Dans cet hallu­
cinant chapitre où l’embauche de Karl fait rejouer son origine
européenne et où il prétend se nommer « Negro », l’exil devient
une réalité quasi cosmique et bénéfique pour tout le monde.
Alors que toute la troupe du théâtre prend le train pour
Oklahoma, Karl y est assis avec son ami retrouvé Giacomo
et goûte le bonheur : « Car ils n’avaient jamais encore voyagé
aussi insouciamment en Amérique » (ibid. : 338). Dernière
phrase du roman inachevé 55.

54.  On notera à ce propos que la ville qui abrite l’Hôtel Occidental dans lequel
Karl trouvera et perdra une place rêvée au cours de circonstances horriblement
injustes porte le nom, égyptien, de Ramsès. Sur l’exiliance à l’œuvre dans le récit
de l’exode, voir notamment Draï (1986).
55.  Il serait vain de nier qu’une lecture opposée verrait légitimement dans ce
départ sans bagages une déportation.

78
Exiliance

Oklahoma est-il un autre nom pour le paradis ? Chacun


y trouvant un travail, ce serait un retournement du mythe
originel puisque l’exil du Jardin d’Éden fut payé par l’obliga­
tion du labeur quotidien pour Adam et ses descendants. Une
condamnation jamais levée à en croire le poète communiste
Nazim Hikmet qui dut passer jusqu’à sa mort de longues
années hors de la Turquie. C’est un dur métier que l’exil  56 est
le titre d’un de ses recueils dont le poème éponyme dit :
Je suis entré à Sofia par un jour de printemps, mon amour
[…]
La ville où tu naquis est pour moi la maison d’un frère.
Mais la maison d’un frère ne saurait vous faire oublier votre
propre maison
C’est un dur métier que l’exil, bien dur 57.
(Hikmet, 1974 : 223)

Raison pour laquelle le lyrisme poétique sied tant à l’ex­


pression de la condition exilique, qu’elle soit d’ordre spirituel,
amoureux ou politique. Cette dernière catégorie accueille
nombre de poètes russes du xxe  siècle :
On m’enseigna la science de l’adieu
Dans les plaintes échevelées, nocturnes […]
(Mandelstam, 2000 : 77)
dit un poème d’Ossip Mandelstam, composé en 1918 avec
la prescience de l’exil sibérien à venir. Marina Tsvétaïéva,
« l’exilée de partout 58 », confia que Pouchkine lui apprit que
« […] toute chose de ma vie, je l’ai aimée – aimée au fond – par
l’adieu et non par la rencontre, l’éclatement – jamais l’union »

56.  L’expression est reprise, Exile is my Trade, pour le titre de l’anthologie parue
aux États-Unis consacrée au poète algéro-français Habib Tengour (Tengour, 2012).
57.  Je dois à la psychologue Gretty Mirdal la précision linguistique selon laquelle
le turc permet morphologiquement de faire du terme, et donc du statut d’exilé,
un métier.
58.  Ainsi la présente sa traductrice Ève Malleret (Tsvétaïéva, 1986 : 32-52).

79
La condition de l’exilé

(Tsvétaïéva, 1987, 73). C’est au plus près de l’exiliance partagée


qu’elle traduisit Pouchkine en français :
Adieu, ô Gouffre ! L’heure presse,
Mais en tout temps et en tout lieu
Me poursuivra sans fin ni cesse
Ta voix à l’heure des adieux (Tsvétaïéva, 1986 : 191)
ou, plus brutalement, qu’elle put clamer que « Les poètes sont
des youpins » dans un poème de 1924 et que « Tout poète est
au fond un émigré » dans un essai de 1933.
Les vers de Hikmet indiquent le passage de la maison au
métier, de la demeure (passive) à l’occupation (par définition
active), du statique au mouvement. Passage en somme d’un
état (subi) à une expérience, qui n’existe que dans son récit ou
sa transmission. Avoir du métier : une connaissance à la fois
transmissible, induisant un apprentissage qui inclut l’autre
dans le cercle du savoir, et intransmissible car indissociable de
la pratique spécifique d’un individu, un savoir-faire où le savoir
n’appartient qu’à celui qui fait. Pour ce dernier sens, l’histoire
de la langue rappelle que métier est le doublet de ministère qui
désignait avant tout le service divin. Curieusement, « avoir
un métier » (objectif, socialisé) se pose comme antonyme de
« avoir du métier » (individualisé, proche de l’artisanat). L’exil
aussi est à la fois attestable – on peut le raconter, le documenter
même – et inséparable d’une expérience subjective et singulière.
Comme le geste artistique, l’exiliance s’apparente à une
pulsion, c’est-à-dire à un mouvement qui ne prend pas fin
lorsqu’il trouve le terme d’une réalisation. Elle ne se réduit
pas à la volonté de quitter un endroit pour poser ses bagages
dans les limites d’un autre, de même que la visée du peintre
ne s’épuise pas dans le cadre d’un tableau. Malgré la diversité
des motivations de départ, elles suscitent toutes un chan­
gement de perception pour l’individu quant à ses normes
d’appartenance et de territorialité, un ensemble de révisions

80
Exiliance

accompagnant l’émergence de la sensibilité exilique. Sur ces


questions (lieu, origine, communauté), le sujet devient flottant,
doublement : il refuse les réponses immuablement tranchées et,
sur ses itinéraires, il refuse le dogme de la destination. Arriver
quelque part ne signifie pas que le trajet s’achève. Être parti
de chez soi, dans l’exiliance, dissout la notion du « chez soi ».
S’offusquer de ce qu’un exilé ne veuille rester dans le pays
où il parvient et souhaite continuer vers un autre pays, c’est
ignorer que, en guise d’hymne, l’exiliance fredonne Like a
rolling stone 59. Lorsque, dans un camp de Bulgarie, un réfugié
irakien exprime son désir de parvenir en Allemagne, lorsque,
du côté de Calais, un clandestin afghan exprime son désir
de parvenir en Grande-Bretagne, ils révèlent les dysfonction­
nements graves des parcours migratoires en Europe autant
que le contraste cruel entre, dans leurs esprits, une liberté de
mouvement inentravée, et, dans les faits comme dans le droit,
le déni de leur mobilité.
– Voilà, dit Azel, cinq ans d’études à Rabat. Cinq ans d’espoir et
pas de chance. La fierté de ma mère et son principal souci. Mais
toi, j’espère que tu vas au moins au collège, et que tu vas faire
des études supérieures pour avoir un bon emploi. Que veux-tu
faire plus tard ?
– Partir.
– Partir ? Mais ce n’est pas un métier !
– Une fois partie, j’aurai un métier.
– Partir où ?
– Partir n’importe où, en face, par exemple.
– En Espagne ?
– Oui, en Espagne, França, j’y habite déjà en rêve.
(Ben Jelloun, 2007 : 119-120)
Pour Malika qui demande à son voisin qu’il lui montre
ses diplômes, partir, comme l’exil, est un métier. Et, à des

59.  Et les Rolling Stones de sortir en 1972 un opus intitulé Exile on Main Street.

81
La condition de l’exilé

degrés divers, c’est le cas de tous les personnages de Partir,


le roman de Tahar Ben Jelloun de 2006. Il n’y a pas un seul
type d’exil ou d’exilé, et une telle diversité met encore plus
en relief l’exiliance, diffractée dans chaque trajet exilique à
partir d’un noyau existentiel commun. Certes, les candidats
au départ dont Tahar Ben Jelloun trace le portrait et le par­
cours viennent tous du même pays, le Maroc, de la même
communauté nationale, le peuple marocain, et cherchent
tous à fuir la même réalité socio-économico-politique. Mais,
dans ce cadre, leurs motivations sont diverses et, par consé­
quent, ils ne vivront pas de la même manière l’expérience
de l’exil selon qu’ils sont hommes ou femmes, jeunes ou
vieux, intellectuels ou non. Approcher et connaître une telle
diversité permettront d’approfondir la notion d’exiliance.
Comme tout portrait, le portrait de l’exilé ne doit pas être
un instantané, la fixation d’un moment, d’une identité sin­
gulière, mais il doit refléter la vérité d’un être collectif – la
multiplicité interne d’un individu mêlée à celle du groupe
humain auquel il appartient – et, à ce titre, exprimer ses
variations et son devenir. Tout portrait doit viser à l’énigme
de ceux que peignaient Rembrandt, Vincent van Gogh ou
Lucian Freud car il pourra alors prétendre à l’authenticité
– l’être humain étant par définition tourmenté, changeant,
insaisissable. Au-delà de l’exil, saisir l’exiliance 60.
L’histoire de l’art accueille des œuvres qui pourraient
se qualifier comme portraits de l’exil ou de l’exilé. La toile
de William Turner mentionnée plus haut, par exemple, ou,
dans une même sensibilité, le célèbre tableau de Caspar
David Friedrich Der Wanderer über dem Nebelmeer [Le
voyageur au-dessus de la mer de nuages] présentant de dos

60.  Sur le portrait comme modèle méthodologique, voir Nouss (2015).

82
Exiliance

photo US Navy, 2012.

une silhouette solitaire contemplant depuis un sommet une


vastitude montagneuse embrumée. Il semble pourtant diffi­
cile de retenir ces œuvres parce que trop individualisées, trop
attachées à un contexte spécifique, trop soucieuses d’un effet
esthétique pour figurer l’expérience exilique qui aujourd’hui
nous préoccupe, celle des 51 millions de déplacés. S’il est une
image à méditer, l’actualité l’offre dans une version photogra­
phique : les embarcations précaires dans lesquelles s’entassent
des groupes bien trop nombreux d’exilés afin d’atteindre les
rivages européens.
Par exemple, cette photo prise par un avion de patrouille
de l’US Navy le 15 janvier 2012 au large des côtes maltaises.
L’embarcation accueille entre 65 et 70 migrants somaliens
qui seront recueillis plus tard par un navire portant pavillon
panaméen, puis transférés sur un vaisseau patrouilleur maltais.
Certes, l’objection sur l’esthétique revêtant une portée
générale, on peut se demander si nommer « exilés », plutôt que
« migrants clandestins », les occupants de cette embarcation ne
revient pas à anoblir leur souffrance, esthétiser justement une
réalité qu’il nous faut aussi résister à désigner comme tragique

83
La condition de l’exilé

au risque d’encore emprunter une catégorie esthétique 61. La


position contraire sera ici défendue. Les voir comme exilés,
n’est-ce pas dire la vérité ambivalente et inassignable de leur
condition, mettre leur souffrance au premier plan, appeler au
réflexe solidaire tant l’exiliance touche au plus près la vérité
de la condition humaine ? Le dilemme relatif à l’esthétisa­
tion rappelle la persistante aporie ethnographique : comment
traduire sans trahir ? Comment dire l’autre dans le même ?
Sauf que s’arrêter au dilemme représente pour l’exil de masse
contemporain un luxe que l’urgence éthique ne permet pas.
Ces exilés, il nous faut les voir.
Le cliché affiche un mélange de précision et d’imprécision.
Imprécision : un flou comme d’une photographie à usage
militaire (reconnaissance de terrain avant bombardement)
ou médical (radiographie ou échographie avant intervention),
des corps que l’on suppose humains dans une embarcation
que l’on devine de type gonflable et dont on assume à tort
la fiabilité par sa texture épaisse. Précision : toutes les têtes
qui paraissent illuminées, comme irradiant d’espoir, parées
d’un rayonnement auratique bien dessiné. Et autour, la mer,
implacable, impénétrable, sombre et glacée, seul élément
parfaitement identifiable 62. Sans la légende fournie par la
flotte américaine, aurait-on pu comprendre ce dont il s’agit ?

61.  L’esthétique est ici employée dans le sens réducteur que suggère précisément le
verbe « esthétiser », maquiller de beauté une situation qui ne le mérite pas. Notre
position, à l’opposé, suit l’invitation de Walter Benjamin à défendre « la politi­
sation de l’art » contre « l’esthétisation de la politique que pratique le fascisme »
(Benjamin, 2000c : 316). Son intérêt pour le théâtre de Bertolt Brecht en découlait.
62.  Cette pesanteur ressort remarquablement dans les photographies qu’a prises
Patrick Zachmann d’embarcations de clandestins au large de la Grèce ou de
la Sicile (Zachmann, 2003 : 24-25, 148-149). La vastitude du ciel ou d’étendues
sablées revient fréquemment dans ces images qu’il qualifie de « voyage de la
mémoire et de l’exil ».

84
Exiliance

En reprenant les termes de Roland Barthes (1980) pour


désigner les deux modes par lesquels une photographie crée
des affects chez ceux qui la regardent – ce en quoi constitue
sa teneur –, l’image des exilés somaliens déploie un punctum
(les têtes lumineuses) qui vient me chercher en tant que sujet
singulier, attirer mon attention, interroger ou provoquer mon
regard alors que le studium qui me fait interpréter une photo
selon un savoir préexistant, un code culturel dont je partage
la possession avec d’autres, est défaillant et n’est réparé que
par les données communiquées par la source du document.
Une défaillance au cœur de l’expérience exilique : ce qui va
de soi (le studium) et dessine un cadre d’appréhension du réel
n’est plus une évidence alors que les détails d’un épisode singu­
lier (le punctum) prennent sur eux toute la charge existentielle
d’un vécu et en dictent notre perception. Face à cette photo,
une approche sémiotique binaire opposerait des signifiants
sans signifiés du côté de notre réception et, de l’autre, des
signifiants saturés de sens pour les sujets représentés, eux dont
le destin est capturé par une image qu’il nous est donné de voir
sans vraiment la comprendre. Un trop-plein de sens pour eux
ou plutôt un sens obsessionnellement plein auquel ils adhèrent
de tout leur être : partir et rejoindre l’ailleurs, au risque de la
mort. Leur vie, comme d’autres en d’autres circonstances, se
résume à une survie.
Précision et imprécision, l’expérience exilique arbore en
elle-même la même dualité. La précision chirurgicale d’une
déchirure, d’une rupture, d’une ablation, une opération dans la
chair, documentée ou non. Partir en voyage induit un processus
de durée plus ou moins longue car le départ inclut les prépara­
tifs, leurs joies ou leurs inquiétudes ; on consulte, on imagine,
on projette, et on présume le retour. Par contre, ce principe de
circularité, appliqué à l’expérience exilique lorsqu’elle est par
exemple comparée au voyage d’Ulysse, ne convient pas car

85
La condition de l’exilé

l’exil est mû selon un principe de linéarité, une directionnalité,


telle une flèche pointée 63, qu’évoque l’embarcation des exilés
somaliens. Le retour n’est qu’une option, plus ou moins crédible,
qui n’assure qu’un réconfort douteux. De ce fait, le retour ne
pèse pas non plus sur la conceptualisation de l’exil et la compré­
hension de l’exiliance. Celle-ci est donc baignée d’imprécision :
l’imprévisibilité d’un retour au lieu d’origine, mais non moins,
quant au lieu d’arrivée, un futur aux couleurs indistinctes, sinon
hostiles. Certes, l’exilé pourra éprouver la satisfaction de gagner
une vie meilleure ou d’échapper à un destin funeste mais il
n’empêche qu’il ne peut à l’avance le prédire ou le garantir. Il
n’est jamais certain de véritablement arriver, comme on dit de
quelqu’un qu’il est arrivé, quelque part ou dans la vie.
L’image des exilés somaliens et celles du même genre
véhiculées par les médias ravivent un topos maritime que
la culture occidentale associe au thème de l’exil, depuis les
voyages d’Ulysse et le sombre séjour d’Ovide sur les bords de
la mer Noire jusqu’à Victor Hugo sur son rocher de Guernesey.
Rédigé par Ovide lors de son bannissement de Rome, le recueil
Les Tristes constitue, avec la Bible et l’Odyssée, l’ouvrage matri­
ciel de la littérature exilique en Occident. La deuxième des
onze élégies traite du voyage maritime l’amenant au lieu de
son exil : « Mais quand bien même, tous, vous [Dieux] voudriez
sauver ma misérable vie, une tête frappée par la mort ne saurait
exister désormais. Quand bien même la mer viendrait à se
calmer, quand je serais porté par des vents favorables, quand
vous m’épargneriez, serai-je alors moins exilé [non minus exul
ero] ? » (Ovide, 1937 : 13) 64. La mer, la mort – association que

63.  L’image est chez Dante qui symbolise ainsi l’exil (Divine Comédie, « Paradis »,
XVII). Voir infra.
64.  Je cite Ovide à partir de deux traductions, l’une classique, l’autre contem­
poraine, selon qu’elle me semble au mieux exprimer la conscience exilique du
poète latin.

86
Exiliance

facilite l’allitération en langue française, articulation funeste


dans laquelle s’expérimente l’exil d’Ovide, l’exil pour Ovide.
L’exil est une mort et la mer en serait le symbole. Pourtant, le
poète ne souhaite pas mourir et prie ardemment les dieux pour
que son vaisseau traverse la tempête. La mer revêt donc une
autre signification qui touche à la manière dont elle occupe
l’espace qu’elle recouvre : à la différence de la montagne ou de la
plaine qui, quelle que soit leur ampleur, peuvent être arpentées
par un pas humain qui, d’une certaine manière, les maîtrise ;
la mer, par son homogénéité illimitée et son impénétrabilité,
oblige le sujet qui la parcourt à être à lui-même son propre
territoire dans la mesure où son corps, constamment baigné
dans le milieu liquide, n’en contrôle aucun. Ainsi qu’y insiste
le récit biblique, une étendue désertique produira le même
effet. Désert brûlant ou glacial, au demeurant, si l’on songe à
la Sibérie où Ossip Mandelstam fut exilé par le stalinisme et
qui entraîne une réaction similaire.
Seul, je regarde le gel bien en face :
Il ne va nulle part, de nulle part je viens. […]
écrit-il le 17 janvier 1937, en exil à Voronej (Mandelstam,
1975 :  103).
Toutefois, la mer n’est pas monovalente car, espace d’oppres­
sion par son implacable immensité, elle peut apparaître, simul­
tanément, espace et promesse de liberté pour l’exilé. Les exilés
allemands à Marseille ou à Lisbonne en 1940 savaient qu’avec
un visa la mer les sauverait mais que, sans le document, elle
leur resterait fermée (voir Seghers, 1995). Albert Camus que la
nostalgie de l’Algérie poussa à s’installer en Provence confie en
1949 : « Le désespéré n’a pas de patrie. Moi, je savais que la mer
existait et c’est pourquoi j’ai vécu au milieu de ce temps mortel »

87
La condition de l’exilé

(1964 : 290) 65. Quatre ans plus tard, il développe l’idée dans « La
mer au plus près, Journal de bord », le dernier texte de L’été, et
il écrit en guise d’introduction : « Point de patrie pour le déses­
péré et moi, je sais que la mer me précède et me suit, j’ai une
folie toute prête. […] Voilà pourquoi je souffre, les yeux secs, de
l’exil. J’attends encore. Un jour vient, enfin… » (Camus, 1975 :
171). Joseph Roth, autre grand romancier de l’exil, va encore
plus loin dans Léviathan, publié lors des dernières années d’exil
de l’écrivain à Paris. Nissen Piczenik, marchand de corail
d’une bourgade de Galicie, nourrit une nostalgie d’exilé à
l’égard de la mer sans l’avoir jamais vue. L’obsession grandira
et il périra dans l’accident d’un navire d’émigrants en route vers
l’Amérique du Nord. Joseph Roth conclut : « Je peux garantir
que les coraux étaient sa vraie famille, et les profondeurs de
l’océan sa vraie patrie » (Roth, 2011 : 73).
Cette relation entre mer et exil n’a rien à voir avec la
métaphore liquide de l’expression commune « flux migra­
toires », ceux-là mêmes qu’il faut réguler et qui, précisément,
débordent toute tentative de régulation. À moins de justifier
l’analogie en admettant que, dans ces flux-là, beaucoup se
noient. Quoi qu’il en soit, la mer ramène le sujet à sa pure
subjectivité, le réduit au fait nu de son existence, consubstan­
tielle aux valeurs la soutenant, tels les mouvements de la nage
inséparables du corps du nageur. Ovide est prêt à abdiquer
ce qu’il lui reste de vécu exilique pour le fantasme d’une vie
cristallisée dans l’ouvrage né de son exil :
Si quelqu’un là-bas dans la foule
pense encore à moi
si par hasard il reste encore quelqu’un

65.  En mars 1951, il élabore la pensée fantasmatique suivante : « Si je devais mourir
ignoré du monde, dans le fond d’une prison froide, la mer, au dernier moment,
emplirait ma cellule, viendrait me soulever au-dessus de moi-même et m’aider à
mourir sans haine » (Camus, 1964 : 345).

88
Exiliance

pour se demander ce que je deviens


tu lui diras que je vis
mais sans vie […]
du temps de mon bonheur
je recherchais la gloire
me faire un nom tout était là
mon talent me fut fatal
c’est la poésie qui m’a exilé
je ne la hais pas
ce serait pire
va mon livre
vois Rome pour moi
contemple-la
dieux
je voudrais être mon livre. (Ovide, 2008 : 26-27)

Une vie par métonymie. Souvent, les exilés succombent


à la fétichisation en élisant un objet comme support de leur
condition, soit un objet de leur passé, soit un objet l’évoquant
(voir Galitzine-Loumpet, 2014a). La publicité, fine observa­
trice des constructions de l’imaginaire, ne s’y est pas trompée
lorsque le rhum Bacardí s’afficha en France au printemps 2014
par l’image d’un drapeau cubain, aux couleurs rouge et jaune
orangé, sur fond de mer au crépuscule avec le slogan « Né à
Cuba/Grandi en exil » et la ligne de commentaire suivante :
« Malgré les soubresauts de l’histoire et l’exil de sa terre natale
de Cuba, la famille Bacardí est restée fidèle à ses racines et
à sa tradition ». Une vie par métonymie parce qu’en excès
d’elle-même, en survie, en exil de ce que serait sa normativité.
L’expérience de l’exil serait alors contenue dans son seul
récit – le livre d’Ovide, le slogan de Bacardí –, un condensé,
un concentré d’expérience. Si le souhait d’Ovide est commun
à l’expérience exilique, l’exiliance résisterait au mouvement
général qui, en Europe et depuis le début du xxe siècle selon
Walter Benjamin, a entraîné, à la suite du « déploiement de

89
La condition de l’exilé

la technique », une chute du « cours de l’expérience » et un


appauvrissement « en expérience communicable » (Benjamin,
2000b : 365), dus au hiatus entre la connaissance humaine
usuelle quant aux réalités du monde et les phénomènes nou­
veaux de la modernité, tout ce que le monde donnait à voir
pour la première fois.
Faut-il alors admettre que l’exiliance puisse agir comme
un facteur influent à prendre en compte dans un cadre cultu­
rel aussi large que celui d’une société donnée, au-delà des
communautés d’exilés qu’elle accueille ? Henri Meschonnic
(1978) distinguait entre deux usages de la notion de traduc­
tion : usage restreint et usage généralisé, le premier renvoyant
à la pratique linguistique et textuelle (traduire un poème),
le second à une acception plus métaphorique, synonyme
d’expression ou de communication (traduire une émotion,
traduire une identité). Une distinction pertinente puisque exil
et traduction sont des phénomènes que l’empiricité met faci­
lement en relation : l’exilé doit (se) traduire. L’usage restreint
décrirait l’expérience de celui ou de celle qui a concrètement
quitté un territoire, franchi une frontière, et qui demeure,
provisoirement ou non, dans un autre territoire – territoire et
frontière séparant des États ou tracés à l’intérieur d’un même
pays en cas de conflit interne. L’usage généralisé regrouperait
soit les variations métaphysiques, religieuses ou poétiques
traitant de l’homme sur la terre en exil du ciel ou de tout
arrière-monde, soit les désignations de diverses expériences
de marginalisation ou d’enfermement telles que la folie, le
handicap, la prison 66. L’exiliance trame les deux usages en
« un espace propre à l’impropre […] : un espace où les exils

66.  Le film La Faute à Voltaire (2000) d’Abdellatif Kechiche met efficacement


en scène les destins convergents des étrangers clandestins, des descendants
d’immigrés et des marginaux sociaux les amenant à former une communauté.

90
Exiliance

ne feraient pas que se croiser, mais se rencontreraient sans


se résorber » (Seurat, 2010 : 251). Seule une convergence des
expériences exiliques peut expliciter la nature de la condition
exilique. Qu’auraient en commun Ovide sur le rivage de la
mer Noire, Dante banni de Florence, Voltaire à Londres et
Adam Mickiewicz à Paris, le cinéaste ayant fui l’Allemagne
nazie, le peintre la Russie stalinienne, le militant communiste
une dictature sud-américaine au siècle dernier et, de nos jours,
l’ouvrière mexicaine de Los Angeles, le demandeur d’asile
africain à Rome, le réfugié syrien de Stockholm, le clandes­
tin kurde à Lampedusa ou à Calais ? Poser la question n’est
pas plus choquant que de l’ignorer car les impasses actuelles
quant aux mouvements exiliques de masse demandent urgem­
ment des réponses. Avancer la condition exilique comme
trait existentiel commun entre des trajectoires individuelles
si différentes ne veut faire injure à aucun de ces destins 67
mais tente de créer, à partir de leurs expériences, un champ
discursif suffisamment large pour permettre d’esquisser de
telles réponses et d’y asseoir des réflexions politiques.
Il convient de ne pas séparer les deux compréhensions de la
notion d’exil, géographique et non géographique, restreint et
généralisé, mais de les articuler, l’une enrichissant l’autre. Ne
pas les hiérarchiser de même que dans le cadre sommaire qui
accueillait la liste lexicale du chapitre premier, il importait de
ne pas hiérarchiser la diversité des expériences selon leur degré
de gravité présumée. Certes, la scène politique exige souvent
une intervention urgente quant à l’exil au sens strict mais
même une telle urgence a besoin, pour assurer son efficacité
et sa légitimité, d’une réflexion en amont articulant usages

67.  Insultant pour les exilés, en revanche, est l’usage journalistique récent de l’ex­
pression « exil fiscal » car les conditions motivant le départ n’ont rien de déplaisant,
pour dire le moins. Je laisse aux théologiens le soin de commenter « paradis fiscal ».

91
La condition de l’exilé

restreint et généralisé. Prenons en exemple le tableau suivant


qui synthétise deux dimensions d’exiliance selon les critères
anthropologiques classiques de l’avoir et de l’être.

Sujet non exilé


J’ai été (Je suis) Je serai
(Il y a eu) Il y a (Il y aura)
Sujet exilé
(J’ai été) Je suis (Je serai)
Il y a eu (Il y a) Il y aura

L’exilé n’a que son existence présente sans pourtant pouvoir


l’ancrer matériellement tandis que le non-exilé n’est certain
que de ses possessions sans rien pour garantir leur pérennité.
Dans le fil de cette interprétation, le tableau pourra être utilisé
par un pasteur dans son sermon dominical (usage généralisé)
autant que venir illustrer une étude de psychologie ou de
sociologie sur les parcours migratoires (usage restreint).
Être et ne rien avoir, une figure l’incarne : Kaspar Hauser (ou
Gaspard Hauser), l’exilé absolu, à qualifier ainsi en l’absence
de tout lieu d’origine connu ou identifiable 68. On l’appelait
« l’orphelin de l’Europe » car toutes les opinions européennes
se passionnèrent pour ce jeune homme de 16 ans qui, en 1828,
se présenta à Nuremberg, parlant à peine et prétendant avoir
jusque-là vécu seul, enfermé dans une cave. Trois tentatives de
meurtre alimentèrent la thèse de l’enfant adultérin sacrifié par
une famille aristocrate, en l’occurrence les princes de Baden
alliés à la famille des Beauharnais. Paul Verlaine lui consacra
un poème célèbre, « Gaspard Hauser chante » :

68.  À cet égard, l’Odradek de Franz Kafka (1955) aurait aussi droit au chapitre.

92
Exiliance

Je suis venu, calme orphelin,


Riche de mes seuls yeux tranquilles,
Vers les hommes des grandes villes :
Ils ne m’ont pas trouvé malin. (Verlaine, 1975 : 92-93)
Une version romantique de l’histoire de Kaspar Hauser qui
lui ôte sa dimension anecdotique, ce qui permet à Verlaine
une projection dans cette figure tôt devenue mythique.
Suis-je né trop tôt ou trop tard ?
Qu’est-ce que je fais en ce monde ?
Les vers du dernier quatrain gardent cependant l’empreinte de
l’angoisse exilique, la réaction devant son incertitude consti­
tuante. Les tentatives d’assassinat, dont la dernière fut fatale
– à moins que ce fût un suicide –, inscrivent la mort en filigrane
dans ce récit exilique tandis que le poème mentionne une
autre issue fatale :
J’ai voulu mourir à la guerre :
La mort n’a pas voulu de moi. 

Or, il s’agit là d’un trait essentiel, fondamental, de l’exi­


liance. Si l’exil a pu être défini par la perspective du retour,
possible ou impossible, la catégorisation s’applique davantage
au voyage. Plus encore, une opposition conceptuelle serait
pertinente entre le voyage impliquant la possibilité du retour
et l’exil celle du non-retour. Certes, les conditions empi­
riques font varier, voire alterner, les définitions et le regard
du sujet sur son déplacement : un voyageur peut se sentir en
exil (conscience sans condition), un exilé persister à se croire
en voyage (condition sans conscience) ; un visa de touriste peut
servir une stratégie d’exil ou un voyage touristique virer à la
contrainte exilique. Ithaque reçoit Ulysse en exilé avant de le
célébrer en voyageur. Quant au héros « aux mille ruses », le texte
nous le montre constamment osciller entre les deux consciences.

93
La condition de l’exilé

Définir l’exil par l’hypothèse du retour réduit l’autonomie


et la portée conceptuelles de l’exil comme expérience. Si on
tient à le penser en fonction d’un retour, celui-ci sera, pour le
moins, énigmatique comme dans le titre de Dany Laferrière
(2009) qui trouva refuge à son exil de Haïti sur les fauteuils de
l’Académie française en 2013 69. À l’inverse, marquer l’exil par la
possibilité de la mort interrompt la circularité d’une conception
commune de l’existence en imposant la linéarité et l’irréver­
sibilité d’une trajectoire projectionnelle : la mort n’adviendra
pas au lieu de naissance, la tombe se creusera loin du berceau.
Ainsi, avec ironie ou lucidité, Tahar Ben Jelloun conclut Partir
par un chapitre intitulé « Revenir » qui rompt avec la veine
réaliste jusque-là suivie pour mettre en scène les principaux
personnages candidats à l’exil montant dans un bateau pour
un mystérieux au-delà dont ils ne reviendront assurément pas.
C’est dans la possibilité de la mort qu’est validée l’expé­
rience exilique, le non-retour définitif, qu’il soit énoncé sur le
mode de la prévisibilité ou de la probabilité. Voir ou prévoir
sa mort est rendu accessible au sujet de l’exiliance, ce que
normalement refuse l’animal humain qui demeure confiant,
selon Sigmund Freud, dans son éternité. Dans une perspec­
tive psychologique élémentaire, même celui qui revient n’est
jamais celui qui est parti – Ulysse n’est pas reconnu lors du
retour à Ithaque ; c’est dire qu’un deuil de soi-même, du soi
qui vivait avant et ailleurs, fait partie de l’exiliance. Pour
l’exil de masse contemporain, le phénomène acquiert la force
pulsionnelle d’un droit à la mort :
Je recommencerai autant de fois qu’il faudra. Mais, j’y arriverai.
Je réussirai. J’en ai marre de ce pays. Il n’y a aucun avenir. La
seule alternative, c’est partir. Je sais que c’est risqué. On entend

69.  Une vocation d’hospitalité que l’Académie a déjà exercé à l’endroit, entre
autres, de Hector Bianciotti (1996), François Cheng (2002), Assia Djebar (2005)
et Amin Maalouf (2011).

94
Exiliance

dire que beaucoup meurent en route. Mais finalement, prendre


le risque de mourir dans le désert ou en mer, c’est rien. Il faut
tout essayer. C’est mieux que de mourir de désespoir, jour après
jour, toute ma vie, ici, dans mon propre pays. 70
Celles et ceux qui s’entassent dans des embarcations de
fortune, celles et ceux qui s’élancent à l’assaut des murs et
barbelés vont au bout de la logique exilique en courant le
risque de mourir. Leur résolution marque un changement
drastique dans la volonté exilique qui auparavant n’admet­
tait comme but du départ et comme terme éventuel qu’un
vivre-mieux.
Lier exil et mort 71 retourne les discours philosophiques ou
théologiques qui utilisent l’exil dans une intention morale :
la mort comme exil bénéfique d’une vie aux valeurs illusoires
ou la vie comme exil d’un autre monde, plus authentique,
auquel la mort donnera accès. L’expérience exilique intègre la
mort dans la vie, refusant leur césure. Ainsi, l’exilé porte la/
sa mort en lui, raison pour laquelle il n’hésite pas à la braver
lorsque les circonstances le demandent ou, au contraire, à
avouer son angoisse : « Même pour des milliers de dollars,
je ne recommencerai pas un tel voyage. […] Plus jamais, je

70.  Extrait du témoignage d’un jeune Malien dans un article du site d’informa­
tions www.maliweb.net posté le 13 août 2014. Voir le témoignage d’un « guer­
rier » ivoirien, « J’ai frappé six fois aux portes de l’Europe », Le Magazine du
Monde, n° 167, 29 novembre 2014. Eldorado, le roman de Laurent Gaudé (2006),
interroge précisément la normalité mortifère du phénomène de l’exil de masse
contemporain.
71.  Deux œuvres de la fin du xixe siècle illustrent et soutiennent ce lien entre
exil et mort, deux récits d’expédition lointaine par bateau, Propos d’exil (1887)
de Pierre Loti et Au cœur des ténèbres (1899) de Joseph Conrad. Dans les deux
cas, le lointain exilique, asiatique ou africain, est appréhendé par des images et
un lexique mortuaires. Dans les deux cas, la fiction suit l’expérience même des
auteurs, Pierre Loti une expédition militaire au Tonkin, Joseph Conrad une
expédition commerciale au Congo.

95
La condition de l’exilé

referai ce voyage d’enfer. […] Si c’était à refaire, je ne referais


jamais ce chemin. Non Jamais 72 ! ». Au prisme de l’exiliance,
la mort ne vient pas délivrer de l’exil en suivant la logique
disjonctive d’une quelconque transcendance. Se savoir porteur
de la mort, à commencer par celle d’une identité antérieure,
rend au contraire l’expérience de la vie plus complète – un
exilé mort demeure un exilé.
Au tout début de ses Tristes, Ovide s’adresse à son livre,
celui-là même que le lecteur tient en ses mains, et l’exhorte
à partir pour Rome :
va tout simple
sans ornements savants
comme il sied aux exilés
un habit de tous les jours
les déshérités ne portent pas la pourpre
le deuil ne se faut pas en rouge […]. (Ovide, 2008 : 25)

Pourquoi ce refus de toute ostentation ? Stratégie sans doute


– qu’il ne respecte d’ailleurs pas dans la mesure où l’ouvrage
déborde de procédés rhétoriques ; il veut en effet convaincre
ou séduire car il ne désespère pas d’un retour en grâce auprès
de Rome et d’une suspension de sa relégation. Par conséquent,
il veut que sa poésie soit supplication et ne témoigne d’au­
cun artifice qui pourrait faire croire à un quelconque plaisir
d’écrire. Une attitude de modestie, d’humilité, familière aux
exilés qui, dans les premiers temps, tendent à une timidité
dans la voix et le geste comme s’ils craignaient de déroger
involontairement aux usages.
Comme lorsqu’on saisit une main dans la nuit et que l’on dit
bonsoir
Avec la gentillesse amère de l’exilé rentrant dans son pays

72.  Extrait du témoignage d’un jeune Irakien parvenu en Suisse, posté le 5 juillet
2012 sur le site de Vivre-ensemble : service d’information et de documentation
sur le droit d’asile (www.asile.ch).

96
Exiliance

Et que nul ne reconnaît plus, même les siens, parce qu’il a


connu la mort
Et parce qu’il a connu la vie avant la vie et par-delà la
mort […] 73.
Double amertume du revenant, née d’un double savoir : il sait
qu’il ne sera pas reconnu et il sait qu’il a connu l’inconnais­
sable. L’ombre évidente chez Yannis Ritsos est homérique,
celle d’Ulysse qui descend au royaume d’Hadès, et elle sug­
gère que la raison pour laquelle l’exilé n’est pas reconnu tient
précisément à ce passage au royaume des morts. Est-ce aussi
la raison pour laquelle l’Europe tient à distance ceux qui ont
bravé la mort pour parvenir sur ses rives ?
Une autre raison explique cette volonté d’un manque de
parure, et le texte d’Ovide nous la livre. L’éclat du pourpre
déroge à un registre funèbre, dit-il, et il faut rappeler que la
formule du titre, Tristia, renvoie au genre de l’ode funèbre.
Un dénuement que l’exil partage avec la mort – le linceul
blanc des traditions occidentales, voire le corps nu ? Que
signifie cette radicalité du dépouillement – la dépouille
mortelle, dit-on – sinon la volonté de signifier que la mort
dissipe tout maquillage, décroche tout déguisement, défait
tout ancrage social ? Qu’elle laisse la personne sans persona,
le masque du théâtre latin, dans sa singularité. C’est cette
singularité qui disparaît, mais pas seulement. Comme l’a
écrit Jacques Derrida, la disparition d’un être ne prononce
pas la fin d’un monde, celui que représenterait la personne
disparue, mais « chaque fois la fin du monde comme tota­
lité unique, donc irremplaçable et donc infinie » (2003 : 9),

73.  Ces vers de Yannis Ritsos – qui connut à deux reprises la déportation pour rai­
sons politiques et rédigea les poèmes de son Journal de déportation lors du premier
exil – sont cités dans un opuscule réalisé en 2004 en hommage à Georg R. Garner
après sa disparition et malheureusement non publié, La terre de personne (2004),
belle appellation pour une géographie exilique.

97
La condition de l’exilé

c’est-à-dire l’effacement de la possibilité qu’il y ait un monde


à habiter ou qu’y habiter vaille la peine. Un tel dépouillement
est pareillement vécu par le sujet exilé qui, en quittant un lieu,
abandonne le monde tel qu’il le voyait de ce lieu. Gagner
un autre lieu signifie forger un autre regard sur le monde et
s’interroger sur son habitabilité.
Le dépouillement que réclame Ovide pour son livre ne
répond pas à un calcul mais à l’application d’un principe.
Un principe d’impossibilité – pour reprendre en simplifiant
la formule de Franz Kafka sur l’écriture 74. À ce thème est
consacrée toute l’antépénultième élégie des Tristes : « Souvent
cependant, comme maintenant encore, j’ai pris mes tablettes
et j’ai voulu assembler quelques mots et former quelques pieds ;
ce ne sont plus des poèmes que j’écris ou ils sont tels que ceux
que tu lis, dignes du sort de leur auteur, dignes de son séjour »
(Ovide, 1937 : 207).
Imre Kertész cite justement le credo de Franz Kafka dans
un texte intitulé « La langue exilée » (Kertész, 2009 : 224). Il
n’évoque pas la perte d’une langue maternelle par un sujet
exilé mais bien la nature de la langue qui devrait rendre
compte d’une expérience extrême, en l’occurrence la réalité
concentrationnaire et génocidaire. Celle-ci devrait être exilée
de son contenu au sens où elle n’aurait qu’un rapport indirect
avec lui. Le dit ne peut être substantiellement lié à l’indicible,
sauf chez quelques poètes, Paul Celan, par exemple. Le Sable
des urnes est le titre de son premier recueil, publié en exil.
Comprenez : ce qui fait trace à partir des cendres ; ce qui garde
la mémoire, friable mais opaque, des cendres. Un apparaître
destiné à révéler ce qui a disparu. Une poétique du non-lieu,
c’est-à-dire un mode d’écriture révélé par une spatialité de
l’errance (voir Nouss, 2011 : 304-311).

74. Voir infra p. 151.

98
Exiliance

[…] en toi : balance de parole, balance de mots, balance


de pays : Exil
dit un vers de Paul Celan dans un poème qui convoque les
poètes assassinés de la modernité russe (1998 : 217). L’exiliance
se donne à sentir et à comprendre dans cette tension et cet
échange à la fois entre l’indicible et le dicible du double pays.
Si, dans sa poésie, Charles Baudelaire figura l’exiliance par
des métaphores aviaires, le cygne ou l’albatros, ce recours à
l’animalité semble remplir une fonction spécifique qui dépasse
la symbolique animalière connue de la rhétorique littéraire
depuis des siècles. En effet, l’animal est pourvu d’un rapport
spécifique à l’expérience, une compétence qu’observe le débat
philosophique en cours depuis quelques années autour de la
question du statut ontologique de l’animal et de sa distinction
d’avec l’humanitude. Jacques Derrida déconstruisait la fron­
tière humain/animal pour mieux repenser le champ du vivant.
Or, ce vivant, sur le versant humain, s’appuie sur la possibilité
de communiquer ses affects. Ici, l’expérience au sens empirique
(faire l’expérience de quelque chose) rejoint l’expérience au sens
d’un savoir transmissible (avoir de l’expérience). Mais pour
l’exil ou pour la mort, que dire ?
Ovide revient constamment sur la traversée, depuis Rome
quittée jusqu’au rivage de son bannissement : la tempête, les
vagues, le risque du naufrage, la mort évitée. Comme pour
déjà et d’emblée tracer une équation entre les deux expériences,
l’exil et la mort. De fait, l’exil est une mort : la disparition d’un
certain être-au-monde (une langue, une culture, un ethos)
et l’adoption d’un nouveau. L’exil est une expérience unique
dans les registres du vivant qui consiste à pouvoir intégrer
dans une existence cet avant/après qui, dans l’épreuve de la
mort de l’autre, est expérience impossible car la césure est soit
souffrance absolue, en deçà de l’expérience, soit dépassement
amnésique, au-delà de l’expérience, invivable dans les deux

99
La condition de l’exilé

cas. Lorsqu’il se fait, le travail de deuil retrace précisément


le trajet entre la plaie béante et l’apaisement. Du moins est-il
possible, une consolation que l’exiliance ne permet peut-être
pas, à en croire Madame de Staël, que Napoléon obligea à
passer une dizaine d’années en exil (Suisse, Russie, Suède) :
« L’exil est quelquefois, pour les caractères vifs et sensibles, un
supplice beaucoup plus cruel que la mort ; […] il y a une peine
pour chaque moment comme pour chaque situation » (Staël,
2000 : 377). Anna Akmatova le dira en poétesse :
L’air de l’exil est amer
Comme un vin empoisonné (Akhmatova, 2009 : 269).

L’expérience de l’exil révélerait en somme à la vie sa teneur


d’expérience. Car l’expérience, en tant qu’expérience, est liée
à la mort. Rappelons la parenté du terme latin avec periculum,
péril, qui vient de la racine indo-européenne per signifiant
traversée puis épreuve. Mesure de l’expérience : après la traver­
sée, après l’épreuve. Or toute épreuve se mesure par rapport
au risque fatal. Dans un essai ultérieur à celui précédemment
cité 75, Walter Benjamin (2000c : 115) répète son diagnostic sur la
chute du cours de l’expérience due aux développements techno­
logiques advenus depuis la Première Guerre mondiale, mais il
la met aussi en parallèle avec le déclin de l’art du conteur qui,
s’alimentant autrefois à l’expérience humaine et aux chaînes de
transmission traditionnelles, ne peut plus désormais rivaliser
avec la diffusion moderne de l’information. Et de lier cette
dévalorisation aux transformations des conditions de la mort
dans la société moderne, à sa socialité amoindrie, le décès
advenant désormais hors de la sphère publique. Auparavant, la
mort fournissait l’occasion d’une transmission et d’un récit, le

75.  Le premier essai fut publié en 1933, celui-ci en 1936, alors que Walter Benjamin
avait définitivement quitté l’Allemagne depuis trois ans.

100
Exiliance

don d’une expérience à recueillir par l’entourage du mourant,


ceux qui allaient continuer à vivre. Le phénomène de la mort
devenu privé, caché aux vivants, son « autorité » disparaît et,
partant, celle de l’expérience. À l’opposé et quoiqu’il n’y ait pas
lieu de s’en réjouir, les conditions de l’exil n’ont pas changé
et son phénomène a gagné exponentiellement en ampleur.
Revient-il à l’exilé de faire remonter le cours de l’expérience ?
Ce serait une valeur ajoutée à ce que nombre d’études ont
montré, à savoir le bénéfice économique d’un accueil massif
des immigrés dans les sociétés développées 76.
Escamoter l’exil en migration, faire de l’exilé un migrant
est comparable à la manipulation moderne de la mort. Là où
l’exilé possède une expérience à transmettre, celle du migrant
se réduit à une donnée socio-économique à communiquer. Or,
l’expérience de l’exilé dépasse le biographique pour revêtir
une importance sociopolitique. Elle s’avère peser comme une
dimension essentielle dans le devenir des sociétés contempo­
raines et non comme un effet secondaire, une simple consé­
quence due à leur développement. Alors que l’exemple euro­
péen et les phénomènes liés à la globalisation questionnent en
profondeur les appartenances nationales et que les migrations,
à l’intérieur des États ou à l’échelle internationale, connaissent
une croissance exponentielle, réfléchir sur l’exiliance peut à la
fois aider à penser les migrations contemporaines et suggérer
de nouveaux cadres d’analyse pour cerner les identités plu­
rielles du monde contemporain. Il ne s’agit plus d’étudier l’exil
à partir de critères territoriaux mais de repenser le territoire
en fonction de l’expérience exilique.

76.  Bénéfice, avantage, ou charge, surcoût, les variations lexicales révèlent que
l’estimation de l’apport économique de l’immigration est l’objet de violents débats,
y compris parmi les experts, d’où l’idéologie s’absente rarement. Voir notamment
Chojnicki et Ragot (2012).

101
La condition de l’exilé

D’une perspective à l’autre, la différence tient à la compré­


hension du principe de secondarité, accepter qu’il devienne
un principe positif et non une pratique dévalorisante. En
traduction, son application doit inciter à concevoir qu’un
texte traduit n’est pas second par rapport à l’original mais
qu’il est proprement un second original. Dans l’histoire des
cultures occidentales, il explique comment le christianisme se
développe dans la reprise du judaïsme, comment l’exilé Énée
fonde la latinité en important le modèle grec. À l’instar de ces
deux exemples de dérivation féconde, l’exiliance proclame que
l’appartenance territoriale n’épuise pas toutes les possibilités
identitaires, qu’elle n’en est ni le modèle, ni le critère. Non
seulement je puis être pleinement moi-même en dehors de
mon territoire mais je puis pleinement lui appartenir tout en
résidant ailleurs.
Au sein des récents discours politiques, un courant impor­
tant s’appuie sur le droit du retour. Pris au sens large, il inclut
toute une série de mesures de réappropriation : revenir sur
un territoire quitté, récupérer des biens spoliés, meubles ou
immeubles, réclamer une citoyenneté. Le Canadien redeve­
nant possesseur d’une maison dans un pays ex-soviétique,
l’Amérindien reprenant possession d’un cimetière ancestral,
le Kanak recevant les reliques d’un grand chef rebelle, le
descendant de Juif allemand recevant une toile de maître
confisquée à sa famille sous le nazisme ou le Juif sépharade
à qui est offerte la restitution de sa nationalité espagnole six
siècles après l’expulsion d’Espagne, ces exemples illustrent la
gamme d’applications du droit de retour.
La légitimité de la revendication du droit de retour et les
fondements éthiques de son concept n’empêchent pas qu’il
puisse trouver une modulation dans une pensée de l’exil. Si
ce dernier définit le premier, s’il le justifie, il n’a qu’une valeur
restreinte, utilitaire, que lui accorde précisément une pensée

102
Exiliance

hégémoniquement territoriale. À l’inverse, un statut exi­


lique fort, fondé sur une valorisation de la condition exilique
– « Je suis un exilé » et non pas un « exilé de… » –, explique la
constitution des diasporas et le succès de leur établissement
pérenne. Il permettrait aussi d’esquisser des solutions lors de
conflits qu’une question territoriale voue à la non-résolution.
Prenons l’exemple israélo-palestinien. Des deux côtés, une
crispation sur une identité territorialement définie mène à
une impasse constamment reconduite. L’exiliance devrait
suggérer d’autres attitudes, inspirer d’autres regards – si l’exilé
se réconcilie avec lui-même en consentant à l’exiliance, il
pourra se réconcilier avec d’autres. Pourquoi l’identité israé­
lienne doit-elle oblitérer sa mémoire exilique et se fermer à
l’accueil d’autres exilés ? Pourquoi l’identité palestinienne ne
peut-elle exister en tant qu’exilique et accepter la possibilité
d’autres options territoriales en parallèle au seul périmètre
entre Méditerranée et Jourdain ? Si toute culture tradition­
nelle s’enracine dans un substrat religieux, judaïsme et islam,
sans compter le christianisme, offrent tous deux un matériau
théologique accordant une large place à l’expérience exilique.
La mémoire créatrice le prolonge, par exemple, dans la pro­
duction poétique. L’arrangement géographique de l’anthologie
Les poètes de la Méditerranée réunit à la suite l’un de l’autre
un poète palestinien, Taha Mohammed Ali, et une poétesse
israélienne, Haviva Pedaya. Au-delà de la contingence édito­
riale, c’est l’exiliance qui les réunit. Deux poèmes contigus
résonnent du même soupir, en hébreu :
[…] Expulsée sans être envoyée en exil
Mais sur ma terre dans mon peuple
[…]
Exilée sans que ce soit dans les lointains
Mais dans cette poussière qui envahit le sang et les larmes
(Errera, 2010 : 305)

103
La condition de l’exilé

et en arabe :
[…] Colombe qui ressent le froid mortel
L’exil mortel
Dont la nostalgie aux oliveraies est mortelle
Colombe qui sourit, les yeux emplis de jardins de tristesse
Qui soupire, des restes de joie dans son roucoulement.
(Ibid. : 311)

En somme, un exil pour deux peuples plutôt, selon le slogan


connu, qu’une terre pour deux peuples.
Dans cette optique élargie, l’exil devient un héritage
à considérer à un niveau collectif large, celui des sociétés
contemporaines, et non dans la seule transmission mémorielle
destinée à un individu ou à une communauté. Il déborde
en effet les appareillages commémoratifs institutionnalisés
pour participer à l’élaboration des histoires collectives telles
que les façonnent les cadres nationaux et transnationaux.
Raison pour laquelle il ne faut pas le dilapider en l’associant
à une quelconque métaphysique louant complaisamment
un exil généralisé, pour tous et pour n’importe qui. Celle
qui infuse les discours hyperboliques décrivant une identité
planétaire flottante, hors-frontières et hors-appartenances,
la globalisation des nantis, qui forme la version euphorique
du poncif heideggerien sur la Heimatlosigkeit dont traite la
Lettre sur l’ humanisme : « L’absence de patrie […] repose dans
l’abandon de l’Être, propre à l’étant. Elle est le signe de l’oubli
de l’Être. […] L’absence de patrie devient un destin mondial »
(Heidegger, 1963 : 114-115) 77.
Oubli pour oubli, on peut préférer penser à ceux et celles
que l’histoire a chassés de leur terre natale sans qu’ils ne
puissent l’oublier. Et pessimisme pour pessimisme, préférer

77.  Heimat se traduirait davantage par « terre natale » mais la traduction citée
souligne le contraste avec la citation d’Albert Camus infra.

104
Exiliance

celui d’Albert Camus car c’est bien d’exil et de mémoire souf­


frante dont il parle alors que le philosophe de la Forêt-Noire
glose sur une origine oubliée, dissimulant une idéologie de
l’enracinement. Albert Camus parle en exilé, doublement 78,
et pense l’exil tandis que Heidegger pense la terre natale, le
territoire et même le terroir, lui qui n’a jamais quitté le sien 79.
« […] étranges citoyens du monde, écrit Albert Camus, [les
hommes sont] exilés dans leur propre patrie » (1985 : 326). Un
exil du et dans le monde – et non d’un ciel platonicien ou autre
arrière-monde –, un exil compris métaphysiquement mais pas
de façon idéaliste car il s’avère d’emblée autant psychologique
que social, l’homme étranger à lui-même comme il l’est aux
autres. Privés de transcendance, exclus du royaume de l’in­
telligible, peinant à trouver le réconfort du beau, confrontés à
l’injustice permanente, les humains ont encore la solidarité et
la résistance à l’inhumain pour retrouver le sens de l’humain
sur cette terre.
L’exil, alors, n’est pas négatif, privatif. Autant que condi­
tion, il est conscience, c’est-à-dire qu’il est vigilance. Comme
l’écrivait Adorno pendant ses années d’exil, « […] il fait aussi
partie de la morale de ne pas habiter chez soi » (1983 : 36) car
le chez-soi, la vie privée ne sont que des illusions dans un
monde où l’autonomie de l’individu a disparu. « Personne
n’est chez soi », affirma en écho Emmanuel Lévinas (1987a :
108) car dans l’occupation tranquille d’un quelque part, c’est

78.  Exilé en France quoique auparavant déjà exilé en Algérie en tant que pied-noir,
sa « position algérienne », selon l’expression de Jean-Jacques Gonzales (2007 : 24),
devient attitude de pensée autant que donnée biographique.
79.  Albert Camus connaît actuellement en France une vogue importante entraî­
nant une réévaluation de son œuvre, sortie du ghetto des classes terminales, qui
pourrait indiquer une pertinence accrue du dynamisme de sa pensée face aux
réalités mouvantes contemporaines tandis que d’autres philosophies accusent une
certaine pesanteur immobilisante. Question de rythme en somme.

105
La condition de l’exilé

peut-être la place d’un autre qui est occupée. La conscience


exilique – c’est-à-dire la conscience née de l’expérience exilique
mais applicable à l’expérience humaine en tant que telle – dou­
blerait cette condition 80 qui fait que, dans et par ma vie, je ne
force pas un autre à l’exil. Elle intégrerait la privation du lieu
comme lieu d’être d’une identité. Le pays de l’exilé sera un
« dépays », en empruntant et détournant l’expression de Chris
Marker qui s’y connaissait en arpentage planétaire. Exister
rappelle ici son étymologie : ex-sistere, sortir du statisme 81.
Modelée par l’exiliance, la condition exilique n’a rien de
l’immuabilité d’un état. Elle éclaire un principe politique
nécessaire dans un espace-monde, l’espace entre les humains
de Hannah Arendt, qui craint sa propre diversité et qui tend
à nier sa communalité au profit d’intérêts particuliers, privés
ou publics. Formant une diaspora sans antériorité centralisa­
trice, la communauté des exilés esquisse un monde où la seule
globalité sera celle de la mobilité de tous et le croisement de
leurs trajectoires : « Le nous exilique n’est pas un sujet global et
unifié dans quoi les “je” d’origine se fondent (les États nations,
les structures familiales ou les communautés ethniques). Il
nous confronte en chaque moment de la durée à la coexistence
et à la réciprocité des différents […] » (Giovannoni, 2006 :
145). Sur la base et à l’instar d’une définition derridienne du
politique où sa rationalité serait mue, quoique non déterminée,
par une expérience tenue sous le sceau du secret – l’épreuve
ou le pardon par exemple –, il nous faut approcher l’exiliance
afin de la percevoir telle une sagesse perlant au long de l’his­
toire des migrations qui pourrait aujourd’hui inspirer l’ordre
juridico-politique gèrant immigration et citoyenneté.

80.  Ou « incondition » comme le propose Emmanuel Lévinas afin de souligner


qu’une telle conscience doit être en permanence active et ne pas connaître de
repos. L’exiliance partage cette exigence.
81.  Pour un développement philosophique sur ce thème, voir Neher (1991).

106
Non-lieu et post-exil

Quel temps à mon exil, quel lieu prescrivez-vous ?


Racine, Phèdre

L’exilé est à la fois, et non pas successivement, émigrant et


immigrant. Il ne cesse de l’être, revendiquant et impliquant
deux territorialités pour en dessiner une troisième, ce qui n’est
pas autorisé au migrant dont la saisie institutionnelle neutra­
lise le parcours entre départ et arrivée. Croire que maintenir
une identité et une culture exiliques empêcherait l’intégration
et alimenterait les déviances xénophobes minimise la richesse
de ce que peut apporter la prise en compte de l’exiliance dans
l’examen des enjeux sociétaux contemporains.
Ainsi, le droit à une appartenance double ou multiple, de plus
en plus réclamé, est d’emblée mis en pratique par l’exilé dont
l’expérience permet alors d’approfondir la compréhension des
liens et des logiques d’appartenance. Ou encore c’est le thème
de l’État-nation et le rapport entre ses deux composants qui
s’en trouvent éclairés. En effet, alors que le discours juridique
qui prévaut dans l’analyse et le traitement des questions migra­
toires va situer l’exil dans un cadre institutionnel et cherchera
à légiférer par décision administrative, la souffrance intime de
La condition de l’exilé

l’exilé ne concerne pas uniquement son statut en regard d’une


légitimation étatique, elle touche d’abord à son appartenance
nationale. L’exil pour l’écrivain juif allemand des années 1930
commença lorsque ses livres furent brûlés, qu’il lui fut interdit
de publier ou d’enseigner, et qu’il dut admettre qu’il ne fai­
sait plus partie de la patrie de Goethe et de Schiller. Chercher
ensuite un visa pour l’Amérique tenait de la contingence. Il en
va de même pour le réfugié érythréen ou irakien aujourd’hui.
Carlo Levi intitule Le Christ s’est arrêté à Eboli le récit de son
exil, de 1935 à 1936, en tant que confinato dans le Sud italien, à
la suite de son opposition au fascisme mussolinien. Une autre
Italie, abandonnée du Nord, le lieu ne peut être plus concret
dans sa désolation et sa misère, son climat accablant et sa
population déchirée. Pourtant, Carlo Levi choisit de citer la
phrase que prononçaient les paysans pour dire qu’ils avaient été
oubliés de la providence divine en un glissement qui dé-localise
la campagne dévastée vers un univers métaphysique : « “Nous
ne sommes pas des chrétiens, disent-ils ; le Christ s’est arrêté
à Eboli.” Chrétien veut dire, dans leur langage, homme […].
Le Christ s’est vraiment arrêté à Eboli, où la route et le train
abandonnent la côte de Salerne et la mer, pour s’enfoncer dans
les terres désolées de Lucanie. Le Christ n’est jamais arrivé
ici, ni le temps, ni l’âme individuelle, ni l’espoir, ni la liaison
entre causes et effets, ni la raison, ni l’histoire » (Levi, 1977 :
10). Exil spirituel des villageois, exil politique de Carlo Levi,
les deux en viennent à se fondre dans la narration où peu à peu
l’auteur épouse le quotidien douloureux des paysans jusqu’à
faire sien leur désespoir. La condition exilique ne choisit pas
ses circonstances. Quoi qu’il en soit, cette terre où l’absence du
divin se dispute à la vacance de l’humain ne peut prétendre à
l’assignation en un lieu si celui-ci est une réalité que découpe
la rationalité sociale. Sa réalité obstinée et infaillible en fait un
non-lieu, un lieu miné par la négation.

108
Non-lieu et post-exil

Non-lieu

La spatialité exilique affiche sa spécificité en cristallisant le


rapport dialectique qui déplace le statut de lieu vers l’incertain
du non-lieu. Celui-ci est le plus apte à faire appréhender les
processus par lesquels l’expérience exilique se spatialise ou,
autrement dit, à exposer les arrangements et mouvements qui
viennent spatialiser l’exiliance. Que signifie spatialiser ? Mettre
en espace, c’est-à-dire inscrire une réalité dans un ordre spatial,
dans une rationalité topographique à nommer topologie, tout
en dégageant les principes et paramètres constituant ladite
spatialité. La spatialité exilique n’est certainement pas celle qui
cadre les représentations picturales connues de l’exilé, Ovide
à la mer Noire ou Victor Hugo sur son rocher de Guernesey.
Il s’agit là d’une spatialité qui s’illustre dans un lieu d’exil,
un lieu pour l’exil, codifié en tant que lieu, un paysage en
somme, avec une place pour l’exilé mais non affectée par le
phénomène exilique.
Dans le cliché prémentionné de la marine américaine,
l’importance iconique ne réside pas dans le sujet représenté,
l’embarcation et les corps des exilés somaliens, mais dans l’in­
teraction entre cette image et ce qui l’entoure, la mer opaque
qui devient pour le regard un non-lieu, vecteur d’une spatialité
exilique. Le non-lieu n’est pas un nulle part qui s’opposerait
à un quelque part – si tant est qu’on puisse trouver le quelque
part d’un nulle part. Sur quel atlas situer l’attente du Godot
beckettien dont l’ancêtre pataphysique, Ubu, pérorait en un
lieu que Jarry présentait comme situé « en Pologne, c’est-à-
dire Nulle-part 82 » ? C’est toute une littérature moderne qui

82.  Lors de la présentation de la pièce. À noter que la pièce contient pourtant un


certain nombre de références à la culture polonaise, de sorte que cette Pologne-là
tient à la fois du lieu et du non-lieu de même que les personnages se partagent
entre fantaisie et réalisme.

109
La condition de l’exilé

se caractérise par un refus des cartes là où le roman classique


(Honoré de Balzac, Émile Zola) en raffolait, quoique l’usage
de l’initiale, répandu au xixe siècle (« Dans la petite ville de
D., un jeune homme… »), tendît à vaguement brouiller les
pistes. Plus largement, les répertoires culturels occidentaux
sont familiers du non-lieu. La littérature, par exemple, nous
offre tous ses récits d’aventures insulaires et la peinture, les
décors stylisés de la Renaissance, les intérieurs figés de la
peinture hollandaise ou les rues et places vides du surréalisme.
Parallèlement, dans les traditions mystiques et religieuses, le
désert s’avère un espace privilégié pour la révélation ou la
méditation par son absence de repères topographiques. On
s’amusera enfin de ce que Marcel Proust utilise une métaphore
tirée de notre champ lexical pour figurer le non-lieu où se
rencontrent passé et présent dans la dynamique mémorielle
présidant à son œuvre :
Dans ce cas-là comme dans tous les précédents, la sensation
commune avait cherché à recréer autour d’elle le lieu ancien,
cependant que le lieu actuel qui en tenait la place s’opposait
de toute la résistance de sa masse à cette immigration dans un
hôtel de Paris d’une plage normande ou d’un talus d’une voie
de chemin de fer. (Proust, 1973 : 874)
Rapportée à l’expérience exilique, une première perception
du non-lieu vise la dimension immatérielle, voire fantasmée,
qui lui est attachée 83. Dans la compréhension classique, l’exil
admet un lieu, celui où demeure le sujet exilé, et en présuppose
un second, celui qu’il a quitté. Deux lieux dont la situation
est déterminée par la position, l’identité par leurs coordonnées
géographiques. Toutefois, la complexité actuelle des mouve­

83.  La notion de non-lieu et sa dénomination sont apparues au cours d’une


réflexion préliminaire à la création du programme « Non-lieux de l’exil » (voir
supra note 14) dont la première phase s’attacha à l’imaginaire et aux représen­
tations de l’exil.

110
Non-lieu et post-exil

ments migratoires et leur nature plurielle créent des effets


dont l’empiricité devient floue. Par exemple, le descendant
d’une famille d’immigrants, né et élevé en France, produit de
l’école républicaine, qui rêve de parler la langue de son père
ou de son grand-père, l’arménien, l’arabe ou le yiddish. Pas
de lieu d’exil – il est né là où il demeure – mais, se mouvant
aussi dans une autre spatialité, suffisamment distincte pour
lui permettre le fantasme, il occupe un non-lieu exilique. Son
père, quant à lui, a voulu sa vie durant « arriver », le lieu d’ac­
cueil l’en récompensant à des degrés divers et l’obligeant à
occuper des formes variées de non-lieu. Non-lieux de l’exil,
malgré leur dissemblance, que ces espaces d’investissement
et d’incomplétude.
Situation et position, les deux notions sont empruntées à
Maurice Merleau-Ponty (1976 : 279-344), la première renvoyant
à l’espace dans sa concrétude, tel que le corps l’éprouve, la
seconde à l’assignation et à la connaissance du lieu en fonction
de critères objectifs. Deux saisies du réel spatial qui recoupent
les deux notions de la conception grecque, topos (mesurable
et mesuré) et khôra (matricielle et démesurée) dont la pre­
mière connote la permanence et la seconde le mouvement
et le changement. Similairement, entre lieu et non-lieu, la
relation refuse l’opposition brutale et traduit davantage deux
modulations de la condition de spatialité ou encore le travail
du second sur le premier. L’actualité, toutefois, s’est chargée
de révéler d’autres types de non-lieux à la signifiance drama­
tique, imposant une même vocation disciplinaire à travers
diverses appellations : les centres de rétention, centres d’accueil
provisoire, centres de regroupement, les zones d’attente, les
camps de détention, camps de transit, camps de déplacés
internes, camps de réfugiés et autres espaces d’enfermement
qui accueillent les demandeurs d’asile parvenus en Europe
ou ailleurs (Afrique, Australie ou États-Unis par exemple).

111
La condition de l’exilé

Ils sont arrivés sans pourtant être parvenus à destination,


ces exilés-là, de même que tous les clandestins hantant les
métropoles ou leurs abords. Les cimetières en accueillent aussi
certains, modestement en regard du gigantesque non-lieu
nécropolaire qu’est la Méditerranée et des milliers de corps
disparus au cours des dernières années.
Cette compréhension de la notion de non-lieu se distingue,
à des degrés divers, des usages que rapporte sa généalogie tout
en en partageant certains aspects. Michel de Certeau, paral­
lèlement à l’opposition connue qu’il pose entre lieu (ordonné)
et espace (parcouru), voit dans le non-lieu le surgissement de
l’inconnu, de l’altérité dans l’espace connu, c’est-à-dire dans le
lieu. Selon lui, le mouvement énonciatif dans la parole, le rêve
ou la marche « s’organise en relation entre le lieu d’où il sort
(une origine) et le non-lieu qu’il produit (une manière de « pas­
ser ») » (Certeau, 1990 : 155). Aucune négativité ne s’attache à ce
dernier : « Marcher, c’est manquer de lieu. […] L’errance que
multiplie et rassemble la ville en fait une immense expérience
sociale de la privation de lieu […] » (ibid.). Une déperdition
spatiale telle qu’il va jusqu’à métaphoriser en déportations
et exodes ces déplacements intra-urbains. De surcroît, le
non-lieu possède une faculté toponymique en ce que « les
noms propres [de lieux] creusent des réserves de significations
cachées et familières […]. Ces noms créent du non-lieu dans
les lieux ; ils les muent en passage » (ibid. : 156). Le processus de
symbolisation ainsi ouvert dévoile dans le lieu « cette érosion
ou non-lieu qu’y creuse la loi de l’autre ». Le non-lieu ne se
présente pas comme un état opposé mais comme un processus
annonçant une altérité agissante, ce que l’expérience exilique
illustre assurément puisqu’elle consiste en la dissolution pro­
gressive des codes anciens entraînant l’adoption de nouveaux

112
Non-lieu et post-exil

et le métissage des deux systèmes 84. Si l’expérience implique


un passage de frontière, elle ne rencontrera que plus tard le
non-lieu car la frontière n’est pas un non-lieu ; elle qu’une
grammaire de l’espace ferait fonctionner sur le mode du ni/
ni suppose une suspension du lieu, un hors-lieu, alors que
le non-lieu déploie au contraire une modalité du lieu dont
l’expérience exilique dévoile la nature singulière.
Marc Augé, qui a fortement contribué à la diffusion du
concept et du terme, adopte une position binaire plus tran­
ché. « Si un lieu peut se définir comme identitaire, relationnel
et historique, un espace qui ne peut se définir ni comme
identitaire, ni comme relationnel, ni comme historique défi­
nira un non-lieu » (Augé, 1992 : 100). Son analyse est centrée
sur l’individu tel qu’il occupe ou non l’espace et tel qu’il lui
donne sens. En retour, puisqu’un sujet ne peut ni s’inscrire
ni s’installer dans le non-lieu, il ne peut qu’y « passer », dans
une acception cette fois négative, par contraste avec Michel
de Certeau, puisqu’elle désigne une activité de circulation
inapte à fonder des valeurs. À noter que, parmi les exemples
dont traite Marc Augé, l’un croise notre objet, à savoir le
camp de transit (ibid. : 134), quoiqu’il reste à déterminer si le
camp peut véritablement être catégorisé comme non-lieu au
même titre que l’aéroport ou le supermarché, autres exemples
de Marc Augé, dans la mesure où ces derniers sont encore des
zones de droit, ce qui est tangentiellement le cas du premier.
Si l’anthropologue reconnaît que « [d]ans la coexistence des
lieux et des non-lieux, le point d’achoppement sera toujours
politique » (ibid. : 144), il faut encore préciser que le « politique »
admet des degrés et que le non-lieu se situe sans doute au
plus bas, marquant la dissolution même du politique au sens
structurel. Poursuivant son analyse, Marc Augé va déplacer

84.  Voir Nouss (2005), chapitre 2 « Le centre et la frontière ».

113
La condition de l’exilé

vers le sentiment de communauté la signification politique


du non-lieu : « S’il est difficile de créer des lieux, c’est parce
qu’il est encore plus difficile de créer des liens » (Ibid. : 171).
Il n’est toutefois pas certain que le non-lieu soit entièrement
vide de liens. Si le sujet exilé, par exemple, souffre de ne pouvoir
tisser des liens avec le lieu d’accueil et ses habitants, avec ceux
qu’il considère comme siens en diaspora ou au lieu d’origine, il
en entretient d’autres, intensifiés, multipliés parce qu’il est juste­
ment en manque. Alors que le non-lieu peut marquer l’absence
de liens, il peut aussi en exprimer le trop-plein, notamment
grâce aux avancées de la technologie communicationnelle 85.
Une saturation qui ne garantit d’ailleurs aucunement un
réconfort communautaire. « Comme les lieux anthropologiques
créent du social organique, remarque Marc Augé, les non-lieux
créent de la contractualité solitaire » (ibid. : 119). L’inverse n’est
pas moins vrai : la « contractualité solitaire », autre nom des
processus groupaux d’exclusion qui enferment l’individu dans
sa solitude, crée du non-lieu. Dans l’expérience exilique, le
sujet que son statut empêche de se fondre dans la trame sociale,
de prendre place dans le lieu social, le voit, pour cette raison,
comme un non-lieu. La dialectique unissant lieu et non-lieu
ne saurait étonner si on s’arrête sur trois exemples lexicaux
exprimant la même idée : avoir lieu ou prendre place, to take
place, stattfinden 86. Pour les trois langues, le code sémantique
utilise une notion supposée exprimer la fixité (lieu, place, statt)
afin de décrire des énoncés processuels.
Opposer frontalement lieu à non-lieu se fait encore à l’in­
térieur d’une topologie, au sens étymologique de rationalité
spatiale, unifiée et totalisante. La démarche relève d’une pensée

85.  Voir à cet égard le travail de recension et d’analyse mené par Dana Diminescu,
www.e-diasporas.fr.
86.  Signifie « avoir lieu » à la suite d’une préparation à cette fin. Ce sont les verbes
vorkommen ou vorgehen qui rendent compte d’un événement ou d’un accident.

114
Non-lieu et post-exil

hégémonique du lieu qui le positive sur tous ses contraires.


À cet égard, l’utopie ne dessine pas une rupture mais une idéa­
lisation car elle propose le lieu parfait, celui qui, contenant
et réalisant tous ses possibles, ne suppose aucune extériorité,
aucun débordement spatial, et dont les manifestations dans la
culture occidentale renvoient souvent au mythe paradisiaque
initial. Or, ce que lieu et non-lieu induisent, révèlent et repré­
sentent dans et par leur rapport, ce sont des pensées différentes
du lieu, de ce qu’est un lieu. Si Marc Augé atténue la dicho­
tomie en soulignant, par exemple, qu’un aéroport peut être un
non-lieu pour quelqu’un et un lieu pour un autre, ses analyses
conservent le risque d’une essentialisation là où celles de Michel
de Certeau demeurent dialectiques. Lieu et non-lieu, les termes
ne désignent pas dans notre esprit des états mais des forces, des
dynamiques en interaction, chacune agissant dans ou sur le
processus animé par l’autre. Par analogie, on les rapprochera
des pulsions de vie et de mort de la pensée freudienne et, plus
spécifiquement, lorsque celles-ci se manifestent dans leurs
facultés de liaison et de déliaison. Puisque le lieu fait lien – et
inversement comme l’indique Marc Augé – en aménageant
les possibilités d’inscription identitaire et communautaire, on
comprend que Gérard Noiriel intitule « Non-lieu de mémoire »
le chapitre qui fait l’état de la question quant aux lacunes de
l’histoire de l’immigration en France 87, insistant sur les lacunes
de la recherche historique à cet égard et reliant à la fois à la
nature du récit national et aux failles des sciences sociales en
France (Noiriel, 2006).
Le concept de non-lieu montre ainsi que son acception
spatiale doit nécessairement être amendée par la dimension

87.  En vertu d’une méthodologie qui est aussi la nôtre, on notera la diversité des
sources intégrant poésie et fiction aux données documentaires dans la section
« Fragments de mémoire » (Noiriel, 2006 : 127-135).

115
La condition de l’exilé

temporelle, telle qu’elle agit autant dans la marche cadencée


de la chronologie que dans le travail incessant et imprévisible
du devenir. Cette dernière signification appréhende le temps
en ce qu’il est déplacement, obligeant le sujet à une modestie
identitaire, le forçant à accepter que sa subjectivité soit assujettis­
sement puisqu’il ne possède pas de droit de propriété sur le lieu
qu’il occupe : « Ici est un non-lieu puisque je n’y existe qu’autant
que j’accepte que l’autre, le temps, y soit mon moi-même »,
écrit Didier Coste en analysant la position des Antipodes en
littérature à partir de l’Australie, « lieu des limites et un lieu-li­
mite » (Coste, 1986 : 100 et 107) qui renverse les appartenances
et interroge donc leur légitimité. À ce titre, l’Australie est une
terre exilique – où l’identité est en exil de toute définition ter­
ritoriale – autant qu’elle est une terre d’exil – où les identités ne
sont que déracinées.
Un espace que son ouverture rend incertain, tremblant
comme les vagues d’une ligne d’horizon tropicale. L’Australie
des exilés, ou encore les territoires dévoilés dans les pages de
deux romans au parcours exilique placés sous un signe consu­
laire puisque l’extraterritorialité diplomatique s’avère naturelle­
ment propice à transformer tout lieu en non-lieu. Le Mexique
d’Under the Volcano (Au-dessous du volcan) de Malcolm Lowry
dans lequel Geoffrey Firmin, le consul britannique, voit iné­
luctablement s’élargir à des dimensions infernales le décor d’un
paysage qui a pu être paradisiaque, le jardin de sa maison au
pied de deux volcans. L’Inde du Vice-consul de Marguerite Duras
dont le premier tiers retrace le périple jusqu’à Calcutta d’une
jeune cambodgienne anonyme, bannie de son village natal
parce qu’enceinte. Ce Mexique et cette Inde perdent leurs spé­
cificités géographiques pour devenir des non-lieux soumis à la
temporalité de deux destinées tracées par une « faute » initiale

116
Non-lieu et post-exil

qui amène les deux personnages à une libération finale 88. À cet


égard, l’entière et grandiose narration d’Under the Volcano ne
prend place que dans le cours d’une journée (le 2 novembre 1938,
correspondant au Jour des morts mexicain), ce qui, comme
dans les 24 heures (le 16 juin 1904) de cet autre magistral récit
d’exil qu’est l’Ulysse de James Joyce (2004), expose le travail
dilatatoire du non-lieu sur le temps.
Le propre du non-lieu exilique est d’ouvrir vers l’infini tout
espace, d’en faire un lieu que parcourent les souffles du dehors.
Chers à Gilles Deleuze, l’océan de Melville ou le désert de
Lawrence servent une littérature délirante : « La littérature est
délire, mais le délire n’est pas affaire de père-mère : il n’y a pas de
délire qui ne passe par les races et les tribus, et ne hante l’histoire
universelle. Tout délire est historico-mondial, “déplacement
de races et de continents” » (Deleuze, 1993 : 15). La citation
d’« Alchimie du verbe » d’Arthur Rimbaud nous rappelle que
toute expérience exilique vient brûler les frontières de manière
irrévocable et que des cendres naît une identité qui n’admettra
pas sans réserve, voire résistance, le retour au territoire. Le
sujet exilé peut accepter son nouvel état civil, se couler dans la
personnalité prêt-à-porter qu’on lui a préparée, il conserve sur
lui la poussière des chemins. Si la langue yiddish, outre une
langue pour exilés, c’est-à-dire langue d’exil, est une langue
exilique, c’est par sa perméabilité aux idiomes européens dont
elle s’approprie les éléments car, rappelait Franz Kafka, « [des]
migrations de peuples traversent le yiddish de bout en bout »
(Kafka, 1980c : 372).
Avec Shoah de Claude Lanzmann, la réflexion s’ancre dans
le paramètre temporel qui guide l’appareillage perceptif : « C’est

88.  Dans le roman de Marguerite Duras, la vie du vice-consul creuse un parallèle


avec celle de la jeune fille puisqu’il demeure aussi à Calcutta en attente d’une
décision administrative à la suite d’un incident meurtrier à Lahore où il était en
poste. Double exil en somme.

117
La condition de l’exilé

tout le sens du film. Les choses se donnent à voir dans une


sorte d’hallucinante intemporalité. A-temporalité plutôt »
(Lanzmann, 1990 : 285). La déperdition est d’autant plus
flagrante que le geste cinématographique voulu par Claude
Lanzmann revendique délibérément une dimension spa­
tiale, « un film à ras de terre, un film de topographe, de géo­
graphe » (ibid. : 294). En conséquence, le non-lieu est com­
pris dans sa négativité : les sites qu’arpente et qu’interroge
Claude Lanzmann n’assurent plus leur fonction de supports
mémoriels et perdent de ce fait leur nature topographique, le
non-lieu devenant synonyme d’anti-lieu puisqu’il recueille
l’empreinte des mouvements contradictoires entre dissolution
et permanence, destruction et préservation : « Ces lieux défi­
gurés, c’est ce que j’appelle des non-lieux de la mémoire. En
même temps, il faut tout de même que des traces demeurent »
(ibid. : 290) 89. Chercher la trace des traces n’est pas vain, le
non-lieu n’est pas « terre vaine 90 » car, comme l’indique l’idée
de défiguration, le lieu n’a pas disparu – Auschwitz n’est pas
Hiroshima – mais il est travaillé par les traces absentes, qui
créent et creusent en lui du non-lieu. Plus radicalement, est
effacée l’essentialisation du lieu, de tout lieu, désormais affecté
de mobilité : « Je me disais que la Pologne était un non-lieu
de la mémoire et que cette histoire s’était diasporisée ; qu’on
pouvait la raconter partout, à Paris, à New York, à Corfou »
(Lanzmann, 1990 : 299). Le non-lieu comme lieu diasporisé.
Georges Didi-Huberman emploie aussi le terme dans
sa réflexion esthétique pour cerner dans certains espaces
et certaines œuvres la présence persistante d’un passé dis­
paru, ce qui reste après une destruction et qui vient hanter le

89.  Ailleurs, Claude Lanzmann exprime une position divergente : « Ce qu’il y a
eu au départ du film, c’est d’une part la disparition des traces : il n’y a plus rien,
c’est le néant, et il fallait faire un film à partir de ce néant » (Lanzmann, 1990 : 295).
90. Le waste land de T. S. Eliot. Voir infra.

118
Non-lieu et post-exil

spectateur. Interrogeant Delocazione, une série d’œuvres de


Claudio Parmiggiani, il maintient une lecture spatialisante :
« Delocazione ne veut pas dire absence du lieu, mais son dépla­
cement producteur de paradoxes. Non pas le refus, mais la
mise en mouvement du lieu, façon de le mettre en travail et en
fable » (Didi-Huberman, 2001 : 34). Ici encore, la perspective
refuse la fixation pour suivre un processus puisque le « genius
deloci ou “génie du non-lieu” 91 » souligne et renforce dans le
geste de l’artiste son pouvoir de persistance métamorphique,
« hantise comme lieu » et « lieu comme hantise » (ibid. : 136).
Le non-lieu n’existe pas en dehors des formes qu’il accueille
et celles-ci ne persistent que parce qu’un geste humain les a
créées. Il déplace les formes comme il perturbe le temps écoulé
et, matriciel autant que multiplicateur, ne peut se cantonner
à un simple antagonisme au lieu. Un agent de pluralité, tel le
comprend aussi Pierre Ouelett qui, dans sa lecture du poète
québécois Yves Préfontaine, fait du non-lieu un site « polypho­
nique » et « polyscopique » où s’abolit la distinction des regards
et des subjectivités, invitant à une création et une réception
tributaires d’un « modèle plurilocal et multifocal » (Ouellet,
2003 : 52-53) 92.
Une dernière occurrence vaut mention dans ce repérage,
celle de l’expression « Capitale(s) de non-lieu » qu’utilise Nata
Minor en commentant la relation établie sur fond viennois
entre Sigmund Freud et Arthur Schnitzler. Le terme apparaît à
deux reprises, d’abord en lien avec « l’ombre d’images perdues »
(Minor, 1975 : 837) que font surgir certaines lectures, puis en
rapport avec l’impureté de l’amour maternel, parcouru de

91.  « Hantises de passage, hantises déplacées », dit-il encore. Hantises exilées,


pourrait-on poursuivre.
92.  Foisonnement créatif qui porte le risque de la confusion puisque, à propos
de certains récits urbains, l’auteur évoque « une ère post-urbaine […] où la khôra
et le khaos ne font qu’un, lieu et non-lieu, être et non-être » (Ouellet, 2003 : 167).

119
La condition de l’exilé

pulsions meurtrières et incestueuses, que déploient certaines


héroïnes d’Arthur Schnitzler. Autant dire que le non-lieu serait
ici l’autre nom de l’inconscient. Si pour Sigmund Freud cette
instance psychique ne répond pas à la temporalité usuelle et
décline un non-temps, sa spatialité relèvera similairement d’un
non-lieu articulant différemment les paramètres topologiques
utiles à son fonctionnement. Au demeurant, outre le destin
exilique de la psychanalyse (Sigmund Freud à Londres, ses
disciples aux États-Unis), on peut se demander si l’exiliance
ne fournit pas une clé pour approcher le fonctionnement
psychique dans la mesure où la présence active mais cryp­
tée de l’inconscient est analogue à l’influence de son passé
pour le sujet exilé. Celui-ci, alors, serait plus proche de son
inconscient de par son expérience exilique ou, autre hypothèse,
tout sujet connaîtrait un effet d’exiliance lorsqu’il ressent la
proximité de son inconscient.
N’abandonnons pas le fonds viennois et ses acteurs. Le
Burgtheater de Vienne accueille en 1911 la première d’une
pièce d’Arthur Schnitzler, Das weite Land, qui traite des
bourgeois viennois et de leur conception plutôt relâchée
de la fidélité conjugale. Le titre en traduction donne Terre
étrangère 93 mais das weite Land, c’est d’abord la terre vaste,
ouverte, avant que d’être étrangère, pas si loin de The Waste
Land de T. S. Eliot, publié en 1922 : non-lieux dans les deux
cas. Si sémantiquement waste et weite occupent des champs
différents avec une négativité attachée au premier (terre vaine,
infertile, dévastée), les termes se rejoignent dans la connota­
tion : tout est possible dans la Vienne du tournant du siècle,
la « joyeuse apocalypse » de Hermann Broch, décadente et
décrépie dans ses conventions et principes, comme tout est

93.  Traduction choisie par Michel Butel et Luc Bondy pour la représentation de
la pièce au Théâtre des Amandiers, à Nanterre, en 1984.

120
Non-lieu et post-exil

possible dans l’Europe de l’après-guerre enjointe à se rebâtir


parmi les ruines. Ce qui a été lieu pour la destruction devient
non-lieu pour la reconstruction.
Non-lieu trouverait ici une de ses compréhensions : face au
lieu défini par la somme de ses possibilités et par le poids de ses
impossibilités, le non-lieu vibre de l’infinité de ses possibilités
et impossibilités mêlées. Plus strictement, le non-lieu peut être
vu comme un espace de choix et de négociation 94 entre toute
une gamme de possibles spatiaux, si bien que la suggestion
de matricialité fait de ces non-lieux non des anti-lieux mais
des ante-lieux, des sites de genèse spatiale pour des sujets en
mal d’ancrage. L’exilé a besoin du non-lieu pour s’arranger un
espace, bricolé à partir de tous ceux qu’il connaît. Quant à la
délocalisation généralisée que la technologie contemporaine
installe autour et à l’intérieur de nos lieux (smartphones,
tablettes, laptops, etc.), ce sont des zones d’atopologie qu’elle
produit, une non-localité, qui explique que les exilés en fassent
une utilisation intense. Pour eux, ces prothèses communica­
tionnelles effacent le temps et non moins l’espace en tant que
réalités socialement codées qu’elles reconstruisent en fonction
de l’expérience exilique.
À l’opposé, notre conception du non-lieu n’en fait pas
un lieu où s’absenterait l’idée de lieu et, dans l’expérience
exilique, elle ne lui refuse pas d’être habité mais elle le com­
prend sur un mode d’habitation qui juxtapose la demeure
présente et les résidences antérieures. En d’autres termes, dans
le non-lieu, l’exilé habite à la fois son présent et son passé. Plus
exactement, un passé et un présent co-existent et habitent en
lui, aidant à sa subjectivation et recevant de ce processus la
légitimation de leur coprésence. Une diachronie neutre en

94.  Une certaine prose francophone contemporaine (Marie Darieussecq ou Jean


Echenoz) l’illustrerait (voir O’Beirne, 2006).

121
La condition de l’exilé

elle-même que l’expérience dirigera vers un affect soit positif,


soit négatif. L’exiliance, en effet, qui traduit pour le sujet la
charge existentielle de l’expérience exilique, supporte indif­
féremment un investissement heureux ou malheureux. Chez
Charles Baudelaire, si l’exiliance est plutôt triste, le poème
saisit parfaitement l’ambivalence. Dans « Le Cygne », dédié à
Victor Hugo alors exilé, tandis que le poète, foulant le pavé
du Louvre, distingue en esprit le « vieux Paris » derrière celui
d’aujourd’hui
Paris change ! mais rien dans ma mélancolie
N’a bougé […],
il évoque un cygne qu’il avait jadis vu échappé de sa cage,
[…] avec ses gestes fous,
Comme les exilés, ridicule et sublime,
Et rongé d’un désir sans trêve ! […],
il pense à Andromaque, la veuve captive loin de Troie, il
pense à d’autres bannis pour enfin rejoindre lui-même cette
compagnie :
Ainsi dans la forêt où mon esprit s’exile
Un vieux Souvenir sonne à plein souffle du cor !
(Baudelaire, 1964 : 108)
La superposition des lieux est rendue possible parce que la
ville est devenue un non-lieu exilique, une expérience qui ne
saurait effrayer l’auteur de « L’Albatros » :
Le Poète est semblable au prince des nuées
Qui hante la tempête et se rit de l’archer ;
Exilé sur le sol au milieu des huées,
Ses ailes de géant l’empêchent de marcher. (Ibid. : 38)
Walter Benjamin a en outre perçu comment, pour Charles
Baudelaire comme pour lui dans son exil parisien, le regard
du flâneur luit de la même fièvre que celui de l’exilé : « La
foule n’est pas seulement le plus récent asile du réprouvé ;

122
Non-lieu et post-exil

c’est aussi la plus récente drogue de ceux qui sont délaissés »


(Benjamin, 1982 : 42).
Stéphane Mallarmé reprendra l’image du cygne exilé dans
un poème qui traite des angoisses de la création et du passé
dissipé. Il lui donne une coloration encore plus crue en dres­
sant le décor d’une scène cruelle, un cygne pris au piège d’un
lac glacé :
Tout son col secouera cette blanche agonie
Par l’espace infligée à l’oiseau qui le nie,
Mais non l’horreur du sol où le plumage est pris.
Fantôme qu’à ce lieu son pur éclat assigne,
Il s’immobilise au songe froid de mépris
Que vêt parmi l’exil inutile le Cygne. (Mallarmé, 1992 : 90)

Trois visions s’affrontent dans le champ narratif : le cygne


prisonnier, le cygne dans sa majesté antérieure et le cygne qui
n’a su pressentir, « la région où vivre / Quand du stérile ennui a
resplendi l’ennui » (ibid.). Le blanc omniprésent, enlisant celui
du plumage dans celui du gel, étend la spatialité jusqu’à l’in­
fini de son déploiement, un immense non-lieu qui annule la
splendeur de l’animal, un « exil inutile ». L’expression résonne
avec la même cruauté si on l’applique aujourd’hui de même
au demandeur d’asile débouté ou à l’exilé clandestin, exclus
de la normalité sociale.
Le non-lieu est si peu le contraire du lieu qu’il peut en illus­
trer l’essence, un lieu-signe ou un sur-lieu, un décor, un simu­
lacre. Marc Augé a noté combien ces non-lieux appelaient une
surenchère de sémiotisation, combien ils étaient envahis par
des images, soumis à une « mise en spectacle ». Un aéroport,
un supermarché ou une autoroute sont saturés de marquages
visuels. Or, une telle hypersémiotisation joue dans l’expérience
exilique car le sujet exilé ne peut se couler tranquillement dans
un « chez-soi ». Plongé dans une réalité nouvelle, il manque
du sens du réel qui devrait le guider. L’environnement est

123
La condition de l’exilé

d’abord un paysage et le demeure. Le sujet exilé est alors


comédien, immobile sur une scène ou l’arpentant nerveu­
sement ; il joue jusqu’à ce que son texte lui devienne naturel
et qu’il puisse établir des connexions intimes avec ce qui
l’entoure. D’aucune manière le négatif du lieu, le non-lieu
articule une alternative puisqu’il participe d’une spatialité
divergente qui met en question les paramètres topologiques.
Il se qualifie donc difficilement comme hétérotopie telle que
Michel Foucault la décrit en tant que trou dans le maillage
de la rationalité spatiale car ce découpage interrompt l’ordre
topographique sans le remettre en question ; au contraire, les
exemples donnés (clinique ou prison, théâtre ou jardin, asile
ou cimetière) montrent que les hétérotopies sont nécessaires
au déroulement social dont elles assurent l’étayage au niveau
de l’espace. Au demeurant, Michel Foucault le souligne par
omission lorsqu’il ne mentionne pas camps nazis et autres
espaces d’enfermement totalitariste, pourtant les plus vives
déchirures que l’histoire du xxe siècle ait portées à l’agence­
ment du lieu dans les sociétés occidentales.
De par sa plasticité, le non-lieu se prête au palimpseste.
Pour Sigmund Freud dont Malaise dans la civilisation invitait à
visiter Rome en surajoutant les unes sur les autres les périodes
architecturales passées, l’exil fait transporter à Londres, en
l’état, son bureau de Vienne. Aujourd’hui, l’appartement vien­
nois ne tient pas moins du non-lieu car, vidé de ses meubles
et autres fournitures d’intérieur, il en conserve l’image sous
forme de photographies géantes tapissant les murs. Le récit
freudien s’écoule pour nous de Vienne à Londres, d’un non-
lieu à un autre non-lieu, et il y trouve une vérité.
Le non-lieu, parce que libéré du devoir de permanence qui
s’attache au lieu, se prête aisément au palimpseste géogra­
phique et peut accueillir simultanément plusieurs strates d’in­
vestissement spatial. D’où sa fonction cruciale dans l’analyse

124
Non-lieu et post-exil

de l’expérience exilique lorsqu’elle s’attache à ce qui échappe


aux grilles narratives communes. Pour habiter le non-lieu,
l’usage de la fiction est recommandé car le biographique ne
suffit pas à soutenir les affects. Le réel est opaque ou distant,
et l’imaginaire, dans l’exiliance, pallie les manques du savoir
ou du sentir 95. D’ici et d’ailleurs, l’exilé, quand nécessaire,
colmate son ici par son ailleurs. Il y revient sans y retourner.
Georges Perec l’entreprit en se rendant à Ellis Island, « l’île
des larmes » au large de Manhattan, par laquelle devaient
passer les exilés européens. Il la pose d’abord comme un lieu
de mémoire pour les descendants de ceux-là en s’interrogeant
aussitôt :
Comment décrire ?
comment raconter ?
comment regarder ?/[…]
comment reconnaître ce lieu ?
restituer ce qu’il fut ?
comment lire ces traces ?

Il enchaîne, défaisant l’ordre sémiotique qui de l’espace de


l’absence fait, précisément, un lieu :
Comment aller au-delà,
aller derrière
ne pas nous arrêter à ce qui nous est donné à voir
ne pas voir seulement ce que l’on savait d’avance que l’on verrait ?
(Perec et Bober, 1980 : 27-28).
Le doute est semé, reprend le dilemme des musées de l’exil
et/ou de l’émigration : montrer tout en invitant le spectateur
à ne pas se contenter de ce qui est montré, à comprendre que

95.  Le roman contemporain semble particulièrement attentif à la problématique


du non-lieu sous diverses formes au point d’en créer une nouvelle forme de sub­
jectivation (voir Durand, 2011).

125
La condition de l’exilé

la vérité de l’expérience n’y est pas entière. Puis le propos se


cale sur l’énigme :
Ce que moi, Georges Perec, je suis venu questionner ici, c’est
l’errance, la dispersion, la diaspora.
Ellis Island est pour moi le lieu même de l’exil, c’est-à-dire le
lieu de l’absence de lieu, le non-lieu, le nulle part. […] ce qui
pour moi se trouve ici
ce ne sont en rien des repères, des racines ou des traces,
mais le contraire : quelque chose d’informe, à la
limite du dicible […]. (Ibid.)

Une non-parole exhalée du non-lieu ne signifie pas qu’il


est inhabité. Une montagne anonyme peut être parcourue par
deux ombres dialoguant comme le met en scène L’entretien
dans la montagne de Paul Celan (2001). Dans le commentaire
qu’il en donne, Emmanuel Lévinas comprend le « non-lieu »
en relation avec la notion de retour qu’il insère dans une phé­
noménologie de l’exil, que celui-ci suppose un retour possible
ou admette un retour impossible. « Mais la surprise de cette
aventure où le moi se dédie à l’autre dans le non-lieu, c’est le
retour » (Lévinas, 1987b : 54). Non-lieu car espace nu où nul
obstacle, culturel, mental, idéologique, n’empêchera la ren­
contre des sujets. Trajet de moi à moi pourtant non cir­culaire,
une reprise qui n’est pas une redondance. Dans son essai,
Emmanuel Lévinas adosse sa pensée éthique à l’exigence du
geste poétique – ce qu’il fait rarement – en acceptant que « le
poème permette au moi de se séparer de lui-même » (ibid. : 52).
Il est vrai qu’il s’agit du geste de Paul Celan, unique dans sa
sommation et détaché sur la même historicité que celle de
la philosophie lévinassienne. Pour Paul Celan, la poésie ne
prend sens, avant toute signification, que d’être tournée vers
l’autre, de chercher un autre à qui s’adresser. Or, le dialogue
requiert pour s’exercer la « clarté de l’utopie », Emmanuel
Lévinas traduisant le dernier terme par non-lieu et l’adaptant

126
Non-lieu et post-exil

à sa pensée de la rencontre véritable : « Hors de tout enraci­


nement et de toute domiciliation : apatridie comme authen­
ticité ! » (ibid. : 54). Marquée ainsi d’emblée d’une dimension
exilique, l’utopie nourrit aussi une seconde vocation : après la
rencontre de l’autre, la rencontre de soi : « Comme si en allant
vers l’autre, je me rejoignais et m’implantais dans une terre,
désormais natale, déchargé de tout le poids de mon identité. »
Une subjectivité en exil de par cette « expulsion hors de la
mondanité du monde » qui trouve en ce non-lieu la vérité de
son existence. Le non-lieu pour accueillir le non-soi, l’autre.
Si le Paris de Charles Baudelaire ou de Walter Benjamin
devient d’un regard non-lieu exilique, il le doit au privilège
que la littérature accorde depuis le xixe siècle à l’espace urbain
comme espace propice au croisement des destins. Par sa taille
et l’anonymat y régnant, la ville moderne invite les étrangers
à tenter l’aventure relationnelle dans le non-lieu qu’elle consti­
tue. Rien d’étonnant puisque l’histoire urbaine en a intégré
le concept. Sigmund Freud en donne un exemple célèbre
au début de son autobiographie : « Je suis né le 6 mai 1856, à
Freiberg, en Moravie, une petite ville de la Tchécoslovaquie
actuelle » (Freud, 1987). Au moment de sa naissance, la Moravie
appartenait à l’empire d’Autriche. De fait, les deux derniers
siècles, notamment en Europe centrale, ont multiplié les
exemples de territoires et de villes passant d’un pays à l’autre
avec leurs habitants devenant soudainement exilés sans avoir
bougé d’un pouce, d’autant que certaines populations per­
daient toute nationalité dans le transfert. Non pas un individu
s’exilant d’un lieu, donc, mais l’inverse : le lieu abandonnant
l’individu. Les frontières se déplacent et les appartenances
nationales suivent le mouvement, comme ce fut notamment
le cas avec l’écroulement des empires russe, austro-hongrois et
allemand en 1918 qui fit valser les nationalités : des Allemands
deviennent polonais, des Hongrois deviennent roumains, etc.

127
La condition de l’exilé

Pour les villes, le changement s’accompagne d’un bru­


tal changement de nom : de Freiberg (allemand) à Příbor
(tchèque), de Danzig (allemand) à Gdańsk (polonais), de
Breslau (allemand) à Wrocław (polonais), de Kolozsvár (hon­
grois) à Cluj (roumain), de Kronstadt (allemand) à Brașov
(roumain) puis à Orașul Stalin (ville de Staline, roumain)
et retour à Brașov, de Lwów (polonais) à Lvov (russe) et
Lviv (ukrainien), etc. (voir Zaremba, 2013). Dans ce manège
toponymique, les villes deviennent des non-lieux offerts aux
caprices de ceux qui l’occupent. Ainsi de Cernăuți, ville de
Moldavie, qui prend le nom de Czernowitz lorsqu’elle passe
dans le royaume des Habsbourg pour reprendre son nom
antérieur lorsqu’elle devient roumaine au lendemain de la
Première Guerre mondiale. Lors de la Seconde Guerre mon­
diale, la Roumanie étant alliée de l’Allemagne nazie, la ville
est libérée par les troupes russes qui lui donnent le nom de
Tchernovtsy avant que, revenant à la République soviétique
d’Ukraine, elle ne soit dénommée Tchernivtsi et le demeure
depuis l’indépendance de 1991. Ces deux derniers épisodes
l’ont aussi habillée en alphabet cyrillique. Paul Celan y naquit
en 1920 dans une Cernăuți qui, devenue roumaine, gardait
la culture, les langues et le charme austro-hongrois de la
Czernowitz qu’elle avait été et que le nazisme effacera. Exilé
d’une ville exilée d’elle-même, le poète, évoquant d’autres
années sombres, celles du stalinisme, parlera des « pierres-
cœurs » rejetées « dans du non-pays (Unland) et du non-temps
(Unzeit) » (Celan, 2005 : 164 ; ma traduction), comme un
symbole de ces destins humains condamnés à l’oubli, ces vies
que l’exil expulse dans des non-lieux.
Une expulsion dans un lointain qui correspond aussi à une
expulsion hors du système légiférant, à la différence de l’Anti­
quité gréco-romaine qui pratiquait le bannissement, provisoire
ou définitif, sous diverses formes en tant que mécanisme de

128
Non-lieu et post-exil

régulation sociale. On écartait les éléments néfastes au bien


commun afin que celui-ci soit préservé tout en conservant
une place, périphérique, aux agents perturbateurs. Certes,
la procédure ne s’appliquait qu’à un nombre relativement
restreint et il serait difficile de la mettre en rapport avec les
mouvements exiliques de masse contemporains. On peut
toutefois retenir la leçon d’une possible normalisation du
phénomène exilique, fût-ce à grande échelle, qui lui ôterait
le caractère d’anomalie bloquant actuellement la conception
et l’élaboration de solutions efficaces et acceptables dans la
gestion des crises migratoires.
En effet, l’exil qui nous occupe – celui des masses d’adultes,
d’enfants et de vieillards chassés de chez eux par un « chez eux »
devenu invivable – prend la forme d’une expulsion injustifiée,
un déni de justice, un acte de violence sur lequel aucun tribu­
nal n’a délibéré. C’est là que se fait entendre le sens juridique
de « non-lieu ». Une ordonnance de non-lieu est prononcée
pour faire cesser une procédure pénale par insuffisance du
dossier. Ni culpabilité ni innocence mais une suspension du
procès, une immobilisation du système jugé hors-service. La
vie continue ailleurs.
Vies suspendues, vies expulsées. Le 1er juillet dernier,
45 cadavres d’exilés sont débarqués dans la petite ville sici­
lienne de Pozzallo. Un triple non-lieu que le lieu de leur
mort. La mer d’abord, une immensité sans signes ni repères,
interdisant toute inscription individuelle, rendant impos­
sible l’ancrage subjectif. Le bateau de pêche ensuite, parfaite
hétérotopie selon la définition de Michel Foucault qui citait
en exemple les boat people vietnamiens des années 1980. La
soute, enfin, dans laquelle ces exilés étaient enfermés et qui
les fit périr d’asphyxie.
Triple non-lieu de mort qui en rappelle un autre par une
sinistre jurisprudence de l’abject. Premier non-lieu : une

129
La condition de l’exilé

Pologne occupée ; deuxième non-lieu : un camp dans une


localité polonaise ; troisième non-lieu : une fausse salle de
douche dans le camp. La catastrophe des exilés échouant,
comme vagues obscures, aux rives de l’Europe est similaire
aux exterminations sur lesquelles l’Europe avait promis qu’elle
ne fermerait plus les yeux et sur lesquelles, au demeurant, lors­
qu’elles se produisent, elle continue de pratiquer une volontaire
cécité. Les cargos emplis de centaines d’exilés en perdition au
large de l’Italie 96 rappellent les navires à bord desquels les Juifs
ayant échappé aux camps nazis dérivèrent en Méditerranée
avant de trouver la mort faute de recevoir le droit de débarquer.
En revanche, lorsque la conscience reste en veille, les conduites
sont admirables : Lasalle, un village cévenol qui compte quinze
habitants reconnus par l’institution Yad Vashem en Israël
comme « Justes parmi les Nations » pour avoir protégé des
Juifs de l’extermination, accueillit pendant l’hiver 2009-2010
une vingtaine de demandeurs d’asile afghans ayant connu la
jungle de Calais puis un centre de rétention nîmois.
Autre exemple de non-lieu, sur la terre ferme. En 2011, l’ar­
mée tunisienne et le HCR aménagent au sud de la Tunisie le
camp de Choucha qui accueille plusieurs centaines de milliers
de Lybiens. Si la majorité est rapatriée ou envoyée dans des
pays tiers avec le statut de réfugié, de 200 à 300 personnes
sont demeurées sur place, Libyens et d’autres origines, alors
que le camp est officiellement démantelé en 2013. Dans des
conditions désastreuses, sans aucun confort ni moyens de
subsistance, ces exilés abandonnés de tous survivent dans un
double non-lieu : le camp monté en 2011 ; le même, deux ans
plus tard, sans existence officielle. Dans le premier, ils étaient
en suspens d’existence ; dans le second, ils n’existent plus.

96.  Respectivement 900 et 450 passagers sans équipage sur les deux cargos
récupérés par la marine italienne début 2015.

130
Non-lieu et post-exil

Quant aux centaines d’exilés de la zone portuaire de Calais,


évacués à répétition de camps ensuite démantelés, ils ne font
que quitter un non-lieu connu pour en gagner des inconnus,
sur place ou ailleurs, une succession de non-lieux le long de ce
que Michel Agier appelle le « couloir des exilés ». Le vocable
« hors-lieu » apparaît souvent pour désigner ces espaces sous­
traits à la normalité sociale mais la notion semble erronée pour
ce qui demeure une expérience humaine. Il y a toujours du
lieu quand il y a du vivant, ce qui peut nommer et garder en
mémoire. Devenant non-lieu lorsque la parole et la mémoire
sont, comme dans l’expérience exilique, mises à mal. « Combien
de temps faut-il pour qu’un fait passe de la trace à l’inscrip­
tion » demande Jacques Hassoun dans Non lieu de la mémoire
(Hassoun, Nathan-Murat et Radzynski, 1990 : 82), un ouvrage
consacré à « la cassure d’Auschwitz ». Le non-lieu serait un site
où le statut d’inscription n’a pas effacé la condition de trace.
Par ce qu’on nomme désormais tourisme mémoriel, les
camps de la mort reçoivent des visites guidées dont le seul
objectif acceptable devrait être non le recueillement ému,
prévisible, mais un débordement affectif, inattendu, détrui­
sant les cadres sensibles et cognitifs pour recueillir ce que la
transmission n’a pas canalisé. De même, les lieux mémoriels
de l’exil ne sauraient traduire en images fixes les traces d’un
déplacement. Au prix d’une aseptisation muséographique,
l’Ellis Island que visitèrent Georges Perec et Robert Bober
en 1978 et 1979 a désormais effacé les larmes et les traces (voir
Galitzine-Loumpet, 2014b). Au Musée de l’histoire de l’immi­
gration à Paris, les objets de la Galerie des dons sont désormais
accompagnés d’un récit personnalisé mais cette narration les
fige dans une objectivité historique, le gel du passé qui les offre
en objets de vénération, sans ombre et sans mystère. À l’opposé,
l’association Askavusa tient à Lampedusa un Museo delle
Migrazioni recueillant près d’un millier d’objets récupérés

131
La condition de l’exilé

après le passage des exilés ou rapportés par les flots 97. Ces éta­
gères où se pressent photos, cassettes, chaussures, livres, créent
du non-lieu, là où la trace témoigne d’elle-même.
Dans le texte de présentation de leurs activités, le réseau de
chercheurs et de militants Migreurop fait remonter à la sou­
daine médiatisation et popularisation du camp de Sangatte
en 2000 une prise de conscience sur les réalités cruelles de
l’expérience exilique contemporaine : « D’ordinaire invisibles
car dispersés tout le long des frontières ou cantonnés dans des
lieux tenus cachés, ils devenaient soudain visibles de par leur
concentration dans ce seul (non)-lieu où ils étaient tolérés 98 ».
Le non-lieu fait percevoir ce qui devrait rester invisible, caché.
À la suite de Giorgio Agamben (1997) pour qui le couple
inclusion/exclusion est une clé de lecture fondamentale quant
à la pensée politique occidentale, Michel Agier prend la voie
étymologique pour faire réentendre « lieu du ban » dans le
terme de banlieue (Agier, 2011 : 23, 73 et 78), celle-ci étant
effectivement le territoire où se joignent et cohabitent exilés de
l’intérieur et de l’extérieur. Une condition d’indésirabilité qui,
pour les tenants de l’ordre politique et spatial, infuse d’inha­
bitabilité l’espace où pourtant ils demeurent. Si son « couloir
des exilés » métaphorise au mieux le non-lieu exilique, c’est
non seulement par analogie avec le « couloir de la mort » des
condamnés à mort, exilés de la vie sans encore en être privés,
mais aussi par justesse topographique : un couloir est situé à
l’intérieur d’un espace d’habitation sans qu’il ne soit habité.
Cependant, si le non-lieu révèle, il peut être ignoré car ne pas
voir répond à un choix idéologique. À Calais ou à Lampedusa,
les nantis continuent leur quotidien en côtoyant sans émo­
tion les exilés démunis, avec d’autant plus de froideur que

97.  Voir leur site : http://askavusa.wordpress.com/con-gli-oggetti.


98.  Sur la page d’accueil du site du groupe : www. migreurop.org.

132
Non-lieu et post-exil

l’intervention minimale et inefficace de l’État les déculpabilise.


Pourtant, si les exilés n’ont pas de lieu d’accueil, il est possible
d’en créer. À Rennes, des militants d’associations solidaires
(« Un toit, c’est un droit » ou « Bienvenue ») prennent chez
eux des exilés sans logis de Mongolie et d’Europe de l’Est ou
investissent des espaces publics pour les y installer. Ils inter­
pellent ensuite et confrontent les autorités municipales afin
de trouver des solutions. « Normal. Avant, dans les fermes,
il y avait toujours un quignon de pain et du lait pour ceux
qui passaient », confie l’une des personnes impliquées 99. Ce
que font les habitants de Lampedusa, de Pozzalo, de Lasalle
ou de Rennes à leur échelle locale, pourquoi les gouvernants
européens ne peuvent-ils le faire à la leur ? Après tout, si un
Français sur trois ou sur quatre, selon les estimations, compte
au moins un grand-parent né ailleurs, les autorités françaises
pourraient adopter un registre plus hospitalier dans leur trai­
tement de la migration, régulière ou irrégulière.
Le non-lieu résultant du travail de la trace sur la consistance
sociale et culturelle d’un lieu – en un processus similaire à ce
que la psychanalyse nomme Durcharbeitung, perlaboration,
pour désigner ce qui prend place dans l’inconscient –, cette
dynamique revêt nécessairement une dimension temporelle
qui, à son tour, appelle une nomination.

Post-exil

La temporalité exilique, comme la nostalgie qu’elle suscite iné­


vitablement, n’est plus ce qu’elle était. Dans le monde contem­
porain, la simplicité d’une césure avant/après a disparu devant
de nouvelles expériences ou identités exiliques que ne peuvent

99.  On entend son témoignage dans un reportage : « Rennes, ville des réfugiés »,
Arte Reportage, 2 août 2014 (rediffusion).

133
La condition de l’exilé

cerner les anciennes catégories de l’exil c­ ompris soit comme


bannissement, soit comme fuite. On peut aujourd’hui avoir
la nostalgie d’un pays que l’on n’a jamais connu, éprouver le
manque d’une langue que l’on n’a jamais parlée. Les Juifs et les
Arméniens de deuxième ou troisième générations, les enfants
issus de l’émigration maghrébine, caribéenne ou africaine,
les descendants de ceux venus des territoires du Levant en
témoignent. Une distinction a pu être opératoire entre l’exode,
tension chargée d’espoir vers un pays promis, et l’exil, tension
chargée de regret vers un pays quitté – ces pulsions opposées
sont à redéfinir. Centre et périphérie, métropole et outre-mer –
ces références ne sont plus de mise.
Une des raisons du brouillage apparaît d’un second constat.
Le nouveau paysage communicationnel dessiné par les techno­
logies contemporaines exerce une influence massive sur la
pensée du lieu, du territoire et, partant, sur celle de l’exil. Ces
dispositifs de déplacement et de contact virtuels perturbent ce
que Jacques Derrida appelle « l’ontopologie nationale » (1993 :
137), la détermination d’une identité en fonction d’une situa­
tion localisée. Comment ne pas réviser les notions de nation,
de patrie, de homeland à l’ère du cyberespace ? La subjectivité
comme citoyenneté est défaite en même temps que sa concep­
tion comme appartenance à un lieu même si d’autres commu­
nautés à fonction politique peuvent se constituer dans l’espace
du virtuel. La disjonction et l’accélération produites par ces
technologies créent une condition d’exil généralisé où partout
et nulle part se confondent. Je peux, potentiellement 100, de

100.  Il faut insister sur la dimension potentielle de l’assertion. En dépit du


développement exponentiel des appareillages de télécommunication mobile
(téléphones et ordinateurs portables), la proportion des usagers d’Internet dans
le monde n’est que de 39 % au 31 décembre 2013 selon le site www.internetwor­
ldstats.com, voire un chiffre inférieur selon d’autres sources. Les pourcentages
sont ensuite fort variables selon l’âge, le niveau social ou d’autres paramètres.

134
Non-lieu et post-exil

partout être connecté à partout et donc me sentir nulle part.


En outre, le partout me sera visible sur écran et ces prothèses
visionnantes, devenues de plus en plus petites, multiplient le
partout. Et le nulle part. Inflation du diagnostic d’Hamlet :
« “Out of joint” n’est pas seulement le temps, mais l’espace,
l’espace dans le temps, l’espacement » (ibid.).
Quoique la nature des phénomènes soit incommensurable,
l’ampleur des mouvements migratoires et des déplacements
de populations à l’échelle mondiale, et le développement
technologique des transports et des communications ame­
nuisant jusqu’à l’effacement, dans le second cas, les distances
provoquent une radicale transformation dans les perceptions
et les constructions des identités spatiales et des appartenances
territoriales. La dis-location, au sens spatial de l’étymologie,
du système référentiel entraîne la dislocation, au sens struc­
turel, du vecteur temporel.
L’exilé est un étranger par contingence. Lorsque cette étran­
geté devient ontologique, lorsqu’elle se détache des conditions
empiriques, avec, le cas échéant, transmission vers une ou
plusieurs générations, on parlera de post-exil – le préfixe mar­
quant une continuité avec transformation, non une rupture.
Pas plus que le non-lieu n’est le contraire du lieu, le post-exil
ne s’oppose à l’exil ; il en provient mais il agit en retour sur
lui, il l’influence et l’exiliance recueille leurs interactions.
L’exilé a quitté un pays. Le post-exilé est celui qui s’éprouve
davantage hors d’une identité que d’un territoire ; hors de
l’identité qui devrait être la sienne, celle du pays où il est né
mais où n’est pas né son père ou son grand-père, sans pouvoir
se réfugier dans l’appartenance qui est la leur, le pays où lui
n’est pas né. C’est-à-dire que son identité est vécue, perçue,
pensée comme un territoire. Il s’exile de la notion territoriale
de territoire pour vivre l’exil d’une identité territoriale qui ne
relève même plus d’un territoire identitaire. Il territorialise

135
La condition de l’exilé

une entité immatérielle, il fixe une mobilité. Il habite l’inha­


bitable, il habite son exil, fait sa demeure de l’absence, vraie
ou fantasmée (voir Boym, 2001).
Au demeurant, même pour l’exilé, le retour au pays natal
est marqué d’impossible. Les témoignages s’accordent à dire
qu’il est rarement effectif. Est-ce le pays ou l’individu qui a
changé ? Peu importe. Le retour n’a pas (de) lieu. Il ne suffit
pas à Ulysse de regagner Ithaque pour redevenir lui-même et
retrouver sa place, il doit encore se battre contre les préten­
dants, c’est-à-dire que son identité lui est refusée. Et sa victoire
est due au concours des « dieux immortels », chance qui n’est
pas donnée à tous.
L’exil se nourrit de l’affectivité d’un territoire quitté, volon­
tairement ou non, alors que le post-exil y ajoute le fantasme
d’un territoire perdu. Le premier se résout, ou non, en travail
de deuil alors que le second s’installe en posture mélancolique.
Le chant africain des esclaves en exil devient blues puis jazz,
porteurs, eux, de la complainte post-exilique qui transforme
la souffrance du déplacement en déracinement existentiel. La
musique klezmer naquit d’un premier exil qui amena des com­
munautés juives jusqu’en Europe de l’Est, puis elle la quitta
pour les États-Unis où elle convola en noces post-exiliques
avec le jazz, union bénie dont la descendance s’affiche, dans
les dernières décennies, en electro-klezmer, salsa-klezmer et
autre reggae-klezmer.
L’exil est uniterritorial : soit l’exilé demeure figé dans un
sentiment d’appartenance au pays quitté, soit il verse, par réac­
tion, dans l’acceptation totale d’une nouvelle appartenance.
Il est en effet pris dans « l’espace nostalgique » que, selon
Vladimir Jankélévitch (1983 : 341), découpe le « pathos d’exil »,
« une topographie mystique » qui vient sélectionner et sanctifier
certains lieux. Le post-exil, travaillant la conscience exilique,
permet l’ambiguïté métisse d’un attachement territorial pluriel

136
Non-lieu et post-exil

qui explique que le sujet exilé puisse aimer lieu d’origine et


lieu d’accueil. « J’ai deux amours, mon pays et Paris », chan­
tait Joséphine Baker. C’est en ce sens que le post-exil doit sa
posture au post-modernisme qui valorise la multiplicité et la
non-contradiction, et c’est pourquoi tout exil en tant que
réalité existentielle est travaillé par le post-exil. En outre, le
post fonctionne en signifiant ouvert qui peut se rapporter à
divers signifiés. Ainsi, la perspective de Paul Gilroy est-elle
post-exilique lorsqu’il désigne la mouvance des cultures noires
d’Afrique, d’Europe et des Amériques par le terme de Black
Atlantic, « l’Atlantique noire » (Gilroy, 1993). Cet ensemble
culturel transnational, abandonnant un rattachement mémo­
riel unitaire, trouve sa créativité dans les interactions opérant,
d’une part, entre les différentes traditions noires et, d’autre
part, entre celles-ci et les cultures d’accueil. Le domaine musi­
cal est privilégié à ce titre, du rhythm and blues au reggae et au
rap, mais les identifications croisées entre populations noires
américaines, caribéennes et européennes sont multiples. Le
Brésil citera la Jamaïque, et le Sénégal citera le Brésil. Et si le
raï se mêle d’afro-beat et le rap de rythmes hispaniques, c’est
que les traditions post-exiliques se rencontrent indépendam­
ment des filiations historiques.
Le signifiant ouvert du post-exil s’avère par ailleurs utile pour
comprendre le destin des sujets issus de traditions de migra­
tions aux étapes nombreuses. L’exode d’Égypte, puis l’exil de
Jérusalem vers « les rives de Babylone » modèlent les errances
ultérieures du judaïsme diasporique. L’hégire de Mahomet,
qui donne à l’islam son calendrier, préfigure les déplacements
transcontinentaux de communautés musulmanes à partir du
Proche-Orient. Toute émigration depuis les Caraïbes s’avère
être un second exil. Aux mythes de départ fondateurs, les
traditions de migration ajoutent les aléas des circonstances his­
toriques. Le migrant haïtien quitte son île pour la France puis

137
La condition de l’exilé

l’Amérique du Nord. René Depestre quitte son île après que


son ancêtre eut quitté l’Afrique et il parle joliment de poupées
russes pour évoquer ses itinéraires de Haïti en France, en pas­
sant par La Havane, São Paulo et autres capitales. Nabokov :
Russie – Angleterre – Allemagne – France – États-Unis – Suisse.
Aujourd’hui, cependant, les mouvements exiliques de masse
présentent une nature différente. Lorsque, pour un clandestin
ou un demandeur d’asile, le trajet comporte plusieurs étapes,
plusieurs pays, aucun enracinement, aussi superficiel soit-il,
n’opère et il convient de souligner que, sur ce point, notre
examen du post-exil ne concerne que les parcours migratoires
entrepris antérieurement ou actuellement dans des conditions
institutionnellement non problématiques.
Hannah Arendt quitte l’Allemagne en 1933 pour la France
puis s’embarque en 1941 pour les États-Unis où elle demeu­
rera jusqu’à sa mort. André Kertész quitte la Hongrie en
1925 pour la France, puis part en 1936 aux États-Unis où il
demeurera jusqu’à sa mort. Pour la philosophe et pour le
photographe, leurs vies épousent trois étapes, trois langues,
trois cultures. Le multimigrant traîne derrière lui plusieurs
valises et plusieurs manteaux sur son dos, voire plusieurs
passeports dans sa poche, et plusieurs noms pour un Romain
Gary (Lituanie – France – États-Unis – France) dont l’hétéro­
nymie n’avait certes pas que des raisons de stratégie éditoriale.
Un noyau dur d’identité exilique initial persiste-t-il dans ces
cas ? Un dispositif de distanciation s’installe en permanence
par rapport à toute identité, et l’exilique n’y suffisant pas, la
conscience post-exilique devient l’habitacle d’images exiliques
multipliées qu’elle fait scintiller comme un prisme. Dans ces
exils successifs, dans leur enchaînement, c’est l’origine qui se
fait de moins en moins marquée, de plus en plus masquée,
elle pâlit, elle s’estompe car une origine trouve son affirmation
forte dans l’unicité (être de quelque part, d’un quelque part).

138
Non-lieu et post-exil

L’exiliance, en quelque sorte, se purifie, se raffine, s’enrichit,


se plie vers cet exil absolu dont Kaspar Hauser ou Odradek
seraient des incarnations.
Tu quitteras toutes les chères choses
plus tendrement tenues ; tel est le dard
que décoche premier l’arc de l’exil.
Tu sauras comme il a saveur de sel
le pain d’autrui, et comme est dur chemin
l’autrui perron à gravir ou descendre. (Dante, 1976 : 1520)
L’exiliance vécue sur le modèle du tir à l’arc, telle une projec­
tion, ce qui rejoint l’hypothèse étymologique : ex-sal = hors
de + aller de l’avant. Toutefois, comme pour l’art du tir à l’arc
dans la spiritualité zen, l’important n’est pas la cible, la toucher
vient après le gain du tir en soi qui repose sur la succession
d’une tension et d’une projection. L’exiliance connaît les deux
phases : tension où le sujet exilé se centre, se concentre sur lui-
même pour se protéger ou pour se ressourcer, puis projection
lorsqu’il ose tenter une insertion dans le nouveau milieu.
Mouvement anticipatoire qui conjure le temps autant que l’es­
pace, ce qui est normal car l’expérience exilique se vit d’abord
dans une dimension temporelle dès lors que le sujet apprend
ou admet un départ à venir, entraînant inévitablement une
projection, nourrie d’espoir ou d’effroi, le syndrome du seuil.
L’idée de projection trace la voie d’un dédoublement
notionnel entre exil et post-exil perçus comme deux phéno­
mènes distincts mais non contradictoires qui peuvent recevoir
trois compréhensions. La première est la plus simple, interpré­
tant le post-exil comme l’après-exil, le retour d’exil, le terme
de l’épreuve, en supposant qu’un tel achèvement soit possible.
Exil et post-exil peuvent aussi être compris comme deux
expériences distinctes et successives au sein d’un parcours
individuel ou au gré d’un passage générationnel. Enfin, exil
et post-exil peuvent désigner deux modes de manifestation

139
La condition de l’exilé

ou d’expression de l’exiliance non plus dans une succession,


ni même dans une dimension chronologique, mais dans un
rapport dialectique de concomitance.
La fin de l’expérience exilique, suggère la première inter­
prétation. Est-elle réelle ? Ulysse à Ithaque. On peut pour­
tant y croire, nourrir le rêve du retour. Un désir exprimé
par exemple dans la poésie de Bertolt Brecht, un des poètes
ayant écrit directement sur l’exil et le prenant comme thé­
matique explicite, à l’instar d’Ovide, Victor Hugo ou Nazim
Hikmet. Fuyant le nazisme, Bertolt Brecht quitte l’Allemagne
en février 1933 et s’installe au Danemark après quelques séjours
dans divers pays européens. Déchu de sa nationalité alle­
mande en 1935, il demeure en Suède puis en Finlande de 1939
à 1941, lorsqu’il gagne la Californie. Chassé des États-Unis
en 1947 par l’administration maccarthyste, il s’installe défi­
nitivement en Allemagne de l’Est en 1949, jusqu’à sa mort en
1956. Années d’exil et années d’écriture.
Parce que le départ fut imposé, son anormalité suppose
le retour, un après, attribuant au post-exil une fonction stra­
tégique dans le cadre du combat politique que mène Brecht
et dont l’exil n’est qu’un des épisodes. Dans ses vers où voi­
sinent lyrisme et propagande, il va afficher la conviction de
son retour et de la victoire sur le nazisme. En exil, il vit déjà
le post-exil, par anticipation et projection, prolongeant en
somme la trajectoire de la flèche exilique, l’image de Dante.
Non, sans doute :
PENSÉES SUR LA DURÉE DE L’EXIL

I
Ne plante pas de clou au mur !
Jette ta veste sur la chaise !
Pourquoi prévoir pour quatre jours ?
C’est demain que tu rentreras.

140
Non-lieu et post-exil

[…]
Baisse ta casquette si tu croises des gens !
Pourquoi feuilleter un lexique étranger ?
La nouvelle qui va te rappeler chez toi
Est d’une langue que tu sais. […]

II
Regarde au mur le clou que tu y as planté !
Quand donc crois-tu rentrer chez toi ? […]
(Brecht, 1966 : 131-132)

Si l’inquiétude admet une réalité puisque l’exilé ne sait pas


quand il rentrera, la conviction du retour n’en est pas affectée.
L’exil n’est pas acceptable lorsqu’il se vit sous les arbres de
Californie, témoins muets d’une erreur de casting :
ÉLÉGIES HOLLYWOODIENNES

IV
Sous les verts poivriers
Les musiciens font le trottoir, ils vont par deux
Avec les écrivains. Bach a en poche
Un quatuor pour partie carrée,
Dante fait onduler ses maigres fesses.
(Brecht, 1967 : 60-61)

L’exil de Bertolt Brecht ne fut pas solitaire. Et si ses années


d’exil furent fécondes, le fait qu’il y ait été accompagné a joué
un rôle conséquent. Indéniablement, les conversations entre
exilés – un texte théâtral écrit en Finlande en 1941 et publié
de manière posthume porte ce titre : Flüchtlingsgespräche
[Dialogue d’exilés (1998)] – furent pour lui une source impor­
tante de stimulation et d’inspiration. Parmi ces compagnons,
Walter Benjamin, un lien qui a rendu certains de ses amis
hésitants, prompts à accuser Bertolt Brecht d’avoir exercé
une influence néfaste sur Walter Benjamin, notamment sur le

141
La condition de l’exilé

plan du marxisme. La dénonciation tourne court car il semble


évident que la puissance de pensée du philosophe berlinois le
protégeait de toute manipulation.
L’itinéraire exilique de Walter Benjamin fut plus simple
que celui de Bertolt Brecht : après avoir entrepris dès 1912 de
courts voyages en Europe, le menant en Italie, Suisse, France
et URSS, il quitte l’Allemagne en 1933 pour Paris et restera en
France, « pays des exilés » (Benjamin, 2000d : 203), jusqu’à son
suicide le 26 septembre 1940 à la frontière espagnole, pour­
suivi par la Gestapo. C’est en 1934 qu’il rejoint Bertolt Brecht
au Danemark pour plusieurs séjours nourris de dialogues
incessants. En 1938-1939, alors qu’ils étaient donc tous deux
en exil, Walter Benjamin consacra à Bertolt Brecht un texte
où il commente ses poèmes. Sur Extraits d’un manuel pour
habitants des villes, cycle de poèmes politiques et de résistance
à l’hitlérisme, Walter Benjamin livre la remarque suivante :
[…] toute personne qui milite pour la classe exploitée est un émi­
gré dans son propre pays. Pour le communiste lucide, le dernier
lustre de son activité politique dans la République de Weimar
signifia une crypto-émigration, vécue comme telle par Brecht.
Ce fut là, peut-être, le motif le plus direct de la création de ce
cycle. La crypto-émigration préparait la véritable ; elle préparait
aussi l’illégalité. (Benjamin, 2000e : 247)

La crypto-émigration de Walter Benjamin correspond


au post-exil : les militants communistes éprouvent l’après
au sens où ils vivent une expérience exilique avant même
d’en connaître la situation concrète. C’est un cas d’exiliance,
condition et conscience, où la conscience est indépendante
de la condition et la précède.
Si l’amitié exilique entre le poète et le philosophe s’ap­
puie sur une communauté de destin, elle dévoile aussi une
profonde estime mutuelle. Dans ses commentaires, Walter
Benjamin consacre à Bertolt Brecht et à ses poèmes la même

142
Non-lieu et post-exil

acuité interprétative que dans ses autres essais de critique lit­


téraire. En vis-à-vis, Walter Benjamin tient une place impor­
tante dans les poèmes de Bertolt Brecht consacrés à l’exil, des
vers qui dégagent un ton de vérité que seul celui qui a vécu
l’expérience pourrait exprimer.
À WALTER BENJAMIN, QUI SE SUICIDA ALORS QU’IL
FUYAIT DEVANT HITLER
Fatiguer l’adversaire était ta tactique préférée
Lors des parties d’échecs à l’ombre du poirier.
L’ennemi qui t’a fait quitter tous tes papiers
Par des gens comme nous ne se laisse pas fatiguer.
(Brecht, 1967 : 51)

Des photographies attestent que les deux amis se livraient


volontiers au jeu royal, légitimant la digression suivante. Le
jeu d’échec pourrait aisément être porté au rang des méta­
phores nous aidant à comprendre l’expérience exilique. En
négligeant le faible encombrement d’un échiquier qui en fit
de tout temps un jeu privilégié pour exilés – le violon partage
un avantage similaire sur le piano –, quatre raisons à avancer
pour proposer l’analogie, alignées sur quatre règles et quatre
attitudes en regard :
■■ toujours un mouvement ou plus d’avance dans la tête du

joueur : l’exilé ne peut improviser, la spontanéité lui est


interdite car il n’est jamais certain de maîtriser les règles
et paramètres éclairant une situation ;
■■ regard du joueur sur une situation spécifique accompagné

d’un regard sur le suivi de la partie : l’exilé doit inscrire ses


actions dans un plan d’ensemble car chacune, telle la pièce
d’un puzzle, contribue à la construction de l’ensemble
situationnel qui, dans son cas, n’est jamais donné d’avance ;
■■ déplacement d’une seule pièce à la fois : l’exilé tend

à détailler et minimiser ses interventions et ses gestes


comme s’il ne pouvait exposer son entière personnalité

143
La condition de l’exilé

tant elle est complexe, connectée aux deux cultures (ou


plus) qui l’alimentent ;
■■ les blancs puis les noirs, un mouvement de l’un puis un

mouvement de l’autre : l’exilé avance son vécu en inte­


raction avec le milieu d’accueil dont il doit toujours tenir
compte, faute de spontanéité (voir première règle).
L’analogie, toutefois, se heurte à une différence de taille qui en
ruine la pertinence. Au jeu d’échecs, les règles sont immuables,
ce à quoi la condition exilique ne peut jamais prétendre.
La deuxième interprétation du lien exil/post-exil y verra la
succession de deux expériences dans un rapport de séquen­
tialité où la causalité joue un rôle inconstant. Pour le sujet
exilé, l’image de la flèche illustre sa conscience à la fois rivée à
l’origine et portée vers l’avant. Cette directionnalité structure
aussi le processus de transmission aux générations ultérieures,
l’héritage de l’exiliance par lequel, n’ayant pas directement
vécu la condition exilique, les descendants en reçoivent tou­
tefois la conscience, dès lors post-exilique. Elle est parallèle à
ce qui est désigné, à la suite des travaux de Marianne Hirsch,
comme postmemory, post-mémoire, et qui décrit le processus
selon lequel une génération ayant subi une expérience trau­
matique en transmet le souvenir aux descendants, seconde
génération ne l’ayant pourtant pas vécue. De cette transmis­
sion transgénérationnelle du trauma, la Shoah a fourni un
matériau privilégié. Si le cadre familial est habituellement
choisi pour étudier le phénomène, la transmission du trauma
opère également en l’absence de liens généalogiques car les
œuvres, notamment écrites ou filmées, sont dépositaires d’une
capacité similaire. Du Journal d’Anne Frank à Hiroshima
mon amour de Marguerite Duras, les exemples démontrent
la possible réception d’une mémoire amputée et pourtant
douloureuse, une mémoire-fantôme, sans que victimes ni
témoins directs n’en soient à l’origine. La diffusion de Si c’est

144
Non-lieu et post-exil

un homme de Primo Levi ou de Shoah de Claude Lanzmann


a suscité des constructions mémorielles, individuelles ou
collectives, dont l’impact a pallié certains silences et s’est déjà
inscrit sur plusieurs générations. Peut-on supposer que va, sur
ce modèle, se constituer une littérature exilique ?
Depuis une vingtaine d’années en France, une telle
conscience post-exilique a favorisé l’émergence de différents
mouvements estimant insuffisante la place accordée dans le
discours public à la reconnaissance et à la mémoire des maux
du colonialisme. Du côté d’une activité militante bruyante,
le Parti des indigènes de la République qui a succédé depuis
2010 au Mouvement des indigènes de la République pour
lutter contre les « inégalités raciales » touchant, en France, les
anciens colonisés et leurs descendants. En parallèle et dans
un contexte plus circonstancié, la négligence quant à une
considération adéquate de la traite négrière et de l’esclavage
dans le récit historique français a entraîné la constitution
d’associations telles que Mémoire de l’Outre-mer, Anneaux
de la mémoire, CM 98 (Comité marche du 23 mai 1998), sans
compter les organismes gouvernementaux tels que le Comité
pour la mémoire et l’histoire de l’esclavage. D’une manière
générale par comparaison avec des sites comme Ellis Island
aux États-Unis ou Pier 21 au Canada, la France a accusé un
retard conséquent dans sa politique de commémoration des
exilés venus depuis plus d’un siècle contribuer à sa richesse. Et
le succès du Musée de l’histoire de l’immigration, ancienne­
ment Cité nationale de l’histoire de l’immigration, ne console
pas de l’abandon du projet du Musée d’histoire de France et
d’Algérie à Montpellier, le « Musée des fellaghas » selon ses
détracteurs qui semblent avoir eu gain de cause.
Le système éducatif national est supposé prendre le relais
en transmettant une connaissance doublée d’une conscience
relative au passé exilique de la France. Toutefois, le dispositif

145
La condition de l’exilé

accuse des ratés lorsque monte la concurrence victimaire et


que l’héritage commun est remis en question – refuser, par
exemple, l’enseignement de la Shoah au nom d’une apparte­
nance religieuse non juive. Il s’agit alors de mémoire identitaire
et non pas d’identification mémorielle. La première procède
par exclusion, et parfois dans cette intention, braquée sur une
expérience exilique qui aurait été transmise intacte, sans muta­
tion, tandis que la seconde, post-exilique, cherche à rassembler
et créer des terreaux culturels communs. On en voit un exemple
dans le souvenir biblique de la sortie d’Égypte qui fut reven­
diquée dans les communautés noires d’Amérique du Nord ou,
aujourd’hui encore, de la Jamaïque, et un contre-exemple dans
l’exode arménien accompagnant ou suivant le génocide de
1915 et dont le récit peina à être repris hors de la communauté
historiquement concernée.
Dans Si c’est un homme, Primo Levi cite Dante lorsqu’il
veut rendre compte de l’enfer du camp nazi, comme si l’exil
du poète florentin six siècles auparavant, dans un cadre civi­
lisationnel totalement différent, pouvait recueillir sa propre
souffrance. Une autre œuvre, dans un autre genre, fait réfé­
rence à Dante, du moins dans l’intitulé, La Commedia des
ratés de Tonino Benacquista. Ce polar offre une mine d’ob­
servations sur l’identité post-exilique puisque le héros est un
Parisien né de parents immigrants italiens, le syndrome de
la deuxième génération s’intensifiant lorsque certaines cir­
constances l’amènent à se rendre sur le lieu d’où proviennent
ses ancêtres puisqu’il y a hérité des terres. Un destin dont il
saisit toute l’ambiguïté dans le train Paris-Rome :
[…] j’oublie que j’ai quitté le pays et la ville que j’aime. Pour un
temps indéfini. Je me persuade que ce n’est pas grand-chose, trois
fois rien en comparaison de ce qu’ont vécu mon grand-père et
mon père. L’exil est une sale manie de l’Italien. Je ne vois pas
pourquoi j’échapperais à la règle. Des souvenirs d’enfance me

146
Non-lieu et post-exil

reviennent en mémoire. La mémoire de tous les départs que je


n’ai pas vécus. (Benacquista, 1998 : 72-73)
Là s’inscrit l’authenticité du vécu post-exilique et non dans
l’identification fantasmée qui rencontre vite ses limites :
[…] et je me suis mis à imaginer ce qui se serait passé si mon père
n’avait pas pris la décision de quitter la région. Ma mère aurait
pu être cette femme au cou cuivré, au geste débordant et au rire
contagieux. Et moi j’aurais pu être ce jeune gars en maillot de
corps jaunâtre qui lit Il Corriere dello Sport en faisant tournoyer
un cure-dents dans sa bouche sans prêter la moindre attention au
bordel ambiant. Pourquoi pas, après tout. En ce moment même,
mon père serait dans sa forêt en train de surveiller le travail des
jeunes, en attendant son plat de macaronis. En revanche je ne
m’imagine pas une seconde porter des débardeurs en laine, je
n’aime pas le football et j’ai toujours trouvé les cure-dents vulgaires.
(Ibid. : 76-77)

Autre ouvrage truffé de remarques sur l’expérience exilique,


le roman de Dany Laferrière, L’Énigme du retour, délivre ses
observations alors que sa trame narrative le présente comme
le récit d’un retour d’exil, une sortie de la condition exilique.
Retour énigmatique, il pose des questions plus qu’il n’y répond.
Le retour est celui du narrateur qui, à la suite de la mort de
son père, révolutionnaire haïtien ayant dû fuir aux États-Unis
où il est inhumé, décide de revenir pour la première fois dans
son île après une trentaine d’années passées au Canada, où lui
aussi a fui une dictature. Il accomplit donc deux retours, le
sien et celui de son père qu’il veut symboliquement enterrer
dans le cimetière de son village natal. Un corps vivant, un
corps mort et fantasmatique. Le narrateur éprouve simultané­
ment l’expérience exilique liée à son parcours et l’expérience
post-exilique naissant de ce qu’il hérite de son père :

147
La condition de l’exilé

Nous avons chacun notre dictateur.


Lui, c’est le père, Papa Doc.
Moi, le fils, Baby Doc.
Puis l’exil sans retour pour lui.
Et ce retour énigmatique pour moi.
(Laferrière, 2009 : 270-271)

Sans se confondre, exil et post-exil partagent une même


charge existentielle, de sorte que l’exiliance s’y déploie diffé­
remment quoique avec une intensité identique, se mesurant ici
non pas à la possibilité de la mort mais à son événementialité.
Un autre livre 101 hante les pages du roman de Dany Laferrière,
Cahier d’un retour au pays natal d’Aimé Césaire (1956) que
le narrateur emporte toujours avec lui avant d’en faire don :
J’ai glissé dans la sacoche de mon neveu
Le vieux recueil gondolé par la pluie
Du Cahier d’un retour au pays natal.
C’est avant de partir qu’on en a besoin.
Pas au retour. (Ibid. : 259)
Il affirme en d’autres termes la conscience post-exilique dans
l’expérience exilique.
Ce travail de la première dans la seconde est observé par la
troisième interprétation du couple conceptuel exil/post-exil
qui en fait deux intensités de la conscience exilique. Dans
cette compréhension, le schéma linéaire – le post-exil succé­
dant à l’exil – est abandonné au point de postuler la présence
du post-exil avant l’exil ou au sein de l’exil. Du post-exil dans
l’exil. L’opération herméneutique n’est pas radicalement nou­
velle puisque mise en pratique depuis ce qu’on peut appeler
le tournant post-moderne dans les sciences humaines. Dans
Le postmoderne expliqué aux enfants, Jean-François Lyotard

101.  Sans compter l’influence de L’énigme de l’arrivée de V. S. Naipaul (1991), au


moins par son titre.

148
Non-lieu et post-exil

avance deux interprétations de la présence du postmoderne


dans le moderne.
Dans la première, le rapport est quasi organique : « [Le
postmoderne] fait assurément partie du moderne. Tout ce
qui est reçu, serait-ce d’hier (modo, modo, écrivait Pétrone),
doit être soupçonné. » Modo signifie « juste maintenant » ou
« récemment ». Pour reprendre les exemples donnés, Daniel
Buren soupçonne Marcel Duchamp qui soupçonne Pablo
Picasso et Georges Braque qui soupçonnent Paul Cézanne.
Et on peut encore remonter : Paul Cézanne qui soupçonne…
Bref, « [une] œuvre ne peut devenir moderne que si elle est
d’abord postmoderne » (Lyotard, 1993 : 23-24). C’est la thèse
de Shmuel Trigano dans Le temps de l’exil qui insiste sur
la passivité et la catatonie qui seraient propres au début de
l’expérience exilique et qui illustreraient la rupture exilique
entre un avant et un après, à comprendre sur le mode du ex
nihilo (Trigano, 2005 : 15), le principe théologique éclairant la
création du monde : « Il n’y a donc pas de conscience immé­
diate de l’exil, puisque c’est l’exil qui révèle après coup, après
le départ, que l’on habitait un lieu. C’est dans le souvenir
du départ en effet que le départ se manifeste et peut être
identifié. Sur le moment, la conscience est comme assommée,
aphasique » (ibid. : 17).
Que le moment de l’exil ou, plus exactement, du départ en
exil ne puisse se vivre au présent n’est pas évident dans le cas
qui sert d’exemple, à savoir l’injonction de Dieu à Abram de
quitter son pays pour se rendre dans la terre de Canaan qui
sera donnée à sa postérité (Gen XII, 1) : « Va t’en de ton pays,
de ta patrie, de la maison de ton père et va vers le pays que je
t’indiquerai » (ibid. : 11). Le texte indique en effet par différents
versets que le patriarche est destiné à la condition exilique,
selon un processus qu’il ne fait qu’inaugurer dans la longue
narration biblique et où le rejoindront Jacob, Joseph ou Moïse,

149
La condition de l’exilé

en accord avec le statut théologico-politique du peuple juif.


Quoi qu’il en soit, si rupture il y a, l’exiliance n’en marque
peut-être pas une intériorisation ultérieure. Au contraire, si
nous la définissons comme condition et conscience, le rapport
entre les deux états n’est pas isotopique et ils ont chacun leur
rythme. On peut vivre une condition exilique sans en accepter
la conscience ; à l’inverse, on peut nourrir une conscience de
l’exil sans que la condition n’en soit attestée. Si le processus
implique qu’une décision soit prise, elle est toujours suscep­
tible d’être reconsidérée et changée ; il revient au sujet de déci­
der qu’il est en exil ou non et ce moment de la décision peut
advenir avant le départ effectif, pendant ou après. Lorsque le
sujet décide ou réalise que conscience et condition coïncident,
il s’ouvre alors au post-exil sans en connaître l’impact. D’un
point de vue plus empirique, que ce soit pour danger politique,
instabilité économique ou perturbation environnementale,
le processus exilique est associé à une crise et c’est lorsque
sa gravité devient insupportable que le départ survient, de la
volonté du sujet ou par imposition d’une contrainte.
Jean-François Lyotard nous amène toutefois vers une
seconde interprétation de la coprésence du post-exil et de
l’exil. Selon lui, la fonction « de présenter qu’il y a de l’impré­
sentable » (Lyotard, 1993 : 2) caractérise l’art moderne, celui-ci
s’attachant aux parts du réel qui échappent aux codes de la
représentation et révèlent que le hors-cadre n’est pas moins
important que ce que le cadre saisi. « [Le] postmoderne serait
ce qui dans le moderne allègue l’imprésentable dans la pré­
sentation elle-même » (ibid. : 26). Tandis que le moderne
procure encore la consolation d’une jouissance esthétique, le
post-moderne la refuse en troublant le plaisir ou le réconfort
d’une communication. De même dans l’exiliance, il y a une
impossibilité de mise en récit car dans quelle langue le faire,
dans quel code, celui du pays quitté ou celui de la société

150
Non-lieu et post-exil

d’accueil ? Sur quelle rive chanter ? Une insatisfaction guette le


sujet qui veut raconter son exil. Il le vit mais comment le dire ?
Il lui faudrait bricoler une troisième langue intégrant les deux
qui sont désormais les siennes mais qui, alors, le comprendrait ?
« C’est deux vies qu’on pleure. Deux vies vouées à l’absence, à
la dérive. Deux vies jetées sur un radeau qui vogue d’une rive à
l’autre, tangue, divague sans jamais vous laisser débarquer sur
la terre ferme » (Heboyan, 2011 : 43). Tout le recueil de récits
d’Esther Heboyan dit cette impossibilité de dire dans une
langue pleine et légitime les déchirures exiliques, attachées
dans son cas à la diaspora arménienne, une impossibilité qui
marquera, à l’image du postmoderne dans le moderne, le
post-exil dans l’exil.
La même lecture peut s’appliquer aux impossibilités que
liste Franz Kafka dans sa lettre de 1921 à Max Brod : « […] l’im­
possibilité de ne pas écrire, l’impossibilité d’écrire en allemand,
l’impossibilité d’écrire autrement, à quoi on pourrait ajouter
une quatrième impossibilité, l’impossibilité d’écrire […] »
(Kafka, 1980a : 394). De ce passage, Gilles Deleuze et Félix
Guattari ont fait la pierre de fondation de leur formidable
théorisation de la littérature mineure (Deleuze et Guattari,
1975 : 20-50), mais l’appareillage conceptuel convoqué insiste
sur la notion de minorité au risque de faire oublier que le
propos de Franz Kafka vise non pas tant la situation d’une
communauté que les forces qui l’agitent, à savoir les écrivains
juifs germanophones dont le rapport à la langue reflète une
conscience post-exilique contrastant avec la condition exilique
des générations antérieures : « Ce que voulaient la plupart de
ceux qui commencèrent à écrire en allemand, c’était quitter
le judaïsme […] mais leurs pattes de derrière collaient encore
au judaïsme du père et leurs pattes de devant ne trouvaient
pas de nouveau terrain » (Kafka, 1980a : 393). Outre l’image
animale évoquant le saut par lequel nous avons précédemment

151
La condition de l’exilé

défini le mouvement exilique, les fils illustrent efficacement la


pulsion post-exilique visant un nouveau départ tandis que le
judaïsme des pères symbolise une posture exilique classique.
Nulle surprise à ce que, dans la fin de la lettre, Franz Kafka
baptise « littérature de tziganes » la production des Juifs ger­
manophones ayant « volé » leur langue d’écriture puisque
ceux-ci, à l’instar des Tziganes, incarnent par excellence la
condition exilique, leur nomadisme mêlant exil et post-exil
dans une même identité.
Jean-François Lyotard précise en outre la signification du
post qu’il emploie. Le comprendre dans une logique de suc­
cession, un schéma progressif – quelque chose après quelque
chose –, appartient à la modernité qui pense sa rupture comme
une postériorité alors que, précisément, le postmoderne remet
en question cette logique de continuité et de progrès car il
revient sur le passé qui a fait le moderne et il l’interroge. Dès
lors, son post « ne signifie pas un mouvement de come back,
de flash back, de feed back, c’est-à-dire de répétition mais un
procès en “ana-”, un procès d’analyse, d’anamnèse, d’anagogie
et d’anamorphose […] » (Lyotard, 1993 : 113). Fort adéquate­
ment, la double signification du préfixe ana (« vers le haut »
ou « en arrière » et « de nouveau » ou, si on préfère, retour et
reprise) traduit une dimension duelle – résistant à la fixation
nostalgique – de l’expérience exilique : puiser dans le passé
pour construire un futur sans lien de continuité entre les deux
sinon la conscience du sujet exilé.
Le xixe siècle est la période où apparaît un nouveau vécu
de l’exil dont Heinrich Heine et James Joyce sont des figures
exemplaires. Ils quittent leur contrée d’origine, Allemagne et
Irlande, parce que l’atmosphère leur est devenue irrespirable
afin de poursuivre leur vie et leur œuvre ailleurs. Ils auraient
pu y rester au prix de compromis, d’arrangements et gagner
une reconnaissance sociale apaisante. Exil volontaire, donc ?

152
Non-lieu et post-exil

Volontaire ou involontaire, la catégorisation semble pour eux


inadéquate car les facteurs qui poussent au départ ne sont pas
forcément mesurables en termes de coercition ou de menace
physique. Une pression psychologique peut avoir des effets
aussi délétères, un exil volontaire peut être aussi inévitable
qu’un exil involontaire car sous contrainte. Aucun exil n’est
jamais vraiment volontaire dans la mesure où il répond tou­
jours à des déterminations extérieures à l’individu ou du moins
en liaison avec les circonstances extérieures de son vécu. Nous
proposons alors la catégorie d’exil propitiatoire en détachant
le terme de son lexique religieux. Il ne s’agit plus, pour gagner
leurs faveurs, de faire un sacrifice aux dieux mais de l’offrir au
destin : sacrifier le confort d’une appartenance pour s’exposer
à la non-résidence, à l’angoisse de l’entre-deux-appartenances,
afin de poursuivre un cheminement existentiel dans des condi­
tions plus propices et atteindre un mieux-être – une motivation
qui rapproche le destin de nos deux écrivains de celui d’un
réfugié fuyant la persécution ou d’un paysan fuyant la famine.
Peut-être est-ce sa propre expérience exilique qui éclaira
Julia Kristeva sur ce qu’elle nomme le « transfini de la langue »
où les phrases ne se mettent à élaborer une signifiance qu’en
surmontant leurs limitations formelles, comme un itinéraire
d’exil ne prenant sens que du passage des frontières, « à partir
de l’infinité dénombrée, phrasée, d’un “discours” polylogue, à
sujet d’énonciation multiplié, stratifié, hétéronome » (Kristeva,
1977 : 186-187). Et d’un autre exilé, Samuel Beckett, elle analy­
sera comment sa « langue d’exil, langue d’amour » (ibid. : 146)
réfracte les représentations de l’imaginaire chrétien – mort
du père, étreinte de la mère – des sociétés occidentales vu par
le prisme freudien. Samuel Beckett chez qui l’exiliance se lit
dans l’écart entre les voix et les corps qui les portent, creusant
l’espace de leur résonance interminable. Alors que toute scène
théâtrale peut être considérée comme un lieu en exil du réel

153
La condition de l’exilé

mais que la représentation vise justement à le nier, les pièces


de Samuel Beckett montrent que c’est dans le réel que l’exil
doit se lire. « L’étrange est en moi, donc nous sommes tous des
étrangers » aphorise Julia Kristeva à partir de Sigmund Freud
(Kristeva, 1991 : 284).
L’exiliance accueille naturellement une telle multiplicité
interne qui correspond à un vécu biographique pluriel. En
d’autres termes, l’exiliance mène à la théâtralisation du
monde 102. Pour le sujet exilé, le lieu où il se tient devient une
scène, il joue un rôle car la vie qu’il mène dans le pays d’ac­
cueil, il ne la menait pas auparavant et rien ne garantit qu’il la
mènera définitivement, qu’il ne devra pas l’abandonner – n’a-
t-il pas en principe un lieu qui serait plus authentiquement car
plus originellement le sien ? Similairement et simultanément,
l’ancien lieu perd, de sa réalité concrète puisqu’il échappe à
toute saisie empirique permanente ; il devient pareillement
une scène pour le rêve, le désir, ou le fantasme. Si la métaphore
théâtrale gêne parce qu’elle suggère une participation active
et sereine de l’exilé alors que la situation n’y prédispose pas,
on peut préférer la figure de deux écrans où serait projetée la
texture culturelle des lieux d’origine et d’accueil ; l’exilé n’est
qu’un spectateur, arrêté à la surface car ne pouvant accéder
à la profondeur des deux univers référentiels respectifs, le
premier parce qu’en ayant perdu l’usage constant et le second
parce que pas encore maîtrisé, si tant est qu’il le soit jamais.
Dans l’éloge prononcé à l’occasion du 7e centenaire de
Dante, hommage d’un exilé à un autre, Saint-John Perse a
dit de Dante que « [des] marches de l’exil, il gère une solitude
plus peuplée qu’aucune terre d’empire » (Saint-John Perse,
1972 : 454). L’exiliance se fera créatrice si elle incite l’exilé,

102.  Comme, par ailleurs, elle mène souvent à sa mise à distance par le biais de
l’humour ainsi que Heinrich Heine l’a justement montré dans son Conte d’ hiver.

154
Non-lieu et post-exil

désencombré de ses attaches et de ses réflexes culturels, à


accueillir des mondes en lui. Outre les motivations politiques,
c’est peut-être une raison pour laquelle Dante refusa de ren­
trer à Florence, transformant son exil en post-exil, et Vérone
ou Ravenne, ses lieux de résidence, en non-lieux. Pour lui
comme pour tous les grands poètes, poursuivit Saint-John-
Perse, « [les] œuvres, migratrices, voyagent avec nous, hautes
tables de mémoire que déplace l’histoire » (ibid. : 457). Tout
récit d’exil voyage avec nous. À Lampedusa ou à Calais, ils
nous parlent de non-lieu et de post-exil. Car, pour l’exilé
passant des années en clandestinité ou en demande d’asile,
il n’y a pour seul décor que des non-lieux – camps, jungles
ou centres – et la fièvre de l’exil s’efface vite devant le temps
distendu du post-exil.

155
Anthroposcène exilique

Il est toujours hasardeux de conjoindre le regard des sciences


humaines et la perspective des sciences de la nature, en l’occur­
rence d’appuyer une réflexion à portée politique sur la géologie.
L’espace géographique vient pourtant doubler l’espace national
sans provoquer d’émoi lorsqu’il est admis que les Pyrénées
départagent l’Espagne et la France, le Rhin l’Allemagne et
la France. Dans cette inspiration, il est tentant de détourner
pour notre réflexion la notion d’anthropocène, fort débattue
quoique ayant maintenant cheminé médiatiquement, qui a
été lancée pour désigner l’ère géologique contemporaine, qui
marque et définit, depuis la Révolution industrielle, l’inter­
vention intensive et pas forcément bénéfique de l’homme
sur un climat et une biosphère dont l’évolution ne dépendait
auparavant que de facteurs naturels 103.
Que la planète soit désormais aux mains des humains ne doit
pas inspirer que des lamentations. En nous écartant de la stricte
considération géologique pour en user métaphoriquement,

103.  Deux exemples : le « septième continent de plastique » dérivant dans le


Pacifique a six fois la taille de la France ; la quantité de plastique et de béton
produite annuellement suffirait à recouvrir plusieurs fois le globe.
La condition de l’exilé

on pourrait se réjouir de ce que, par une telle mainmise, la


planète puisse être offerte en partage à tous, quel que soit le
lieu où chacun souhaiterait résider – le vieux rêve kantien. Si
le cosmopolitisme demeure par trop idéaliste, même dans ses
versions contemporaines 104, vive alors le géopolitisme. Alors que
la logique étatique et la rationalité technologique veulent nous
faire croire que le monde est unifié et quadrillé, interconnecté et
homogénéisé, le contact des réalités quotidiennes les détrompe
en affichant en nombre des populations déplacées, affamées,
empoisonnées, emprisonnées, masses d’êtres humains n’ayant
pas droit de « résidence sur la terre 105 ». Ouvrons alors les yeux sur
une autre vision, une planète anthropocénique, faite non tant
par l’homme que pour l’homme 106. Et osons « anthroposcène »
puisque Shakespeare fait dire à un exilé 107 que le monde entier
n’est qu’un théâtre où chacun joue son rôle.
La cartographie est un art de la scène qui dispose dans
un décor du naturel et du vivant. Les mises en scène diver­
gent : alors que depuis Ptolémée, les planisphères occidentaux
font la part belle à l’Europe, ceux que consultent les écoliers
chinois placent la mer Jaune au centre, tandis que les petits
Australiens contemplent un monde à l’envers – Amérique
du Sud en haut, Amérique du Nord en bas, Afrique en haut,
Russie en bas – avec une place centrale pour l’Australie et
l’Indonésie. Représenter l’exil appelle pareillement une carto­
graphie inédite, celle, par exemple, de Philippe Rekacewicz

104.  Voir Nouss, 2005, chapitre 3 : « Cosmopolitesse ».


105.  Les poèmes du recueil ainsi intitulé de Pablo Neruda (1972) furent composés
avant qu’il ne quitte le Chili, de 1949 à 1952, mais ils soulignent combien, dans
l’expérience exilique, l’intime et le collectif sont interchangeables.
106.  Une approche critique distingue déjà un courant poétique contemporain
qui prendrait en compte l’influence de la nouvelle ère sur la sensibilité humaine
(voir Bristow, 2014).
107.  Jacques, seigneur exilé dans la forêt d’Arden auprès du vieux duc (Comme
il vous plaira, acte II, scène 7 ; voir Shakespeare, 1938 : 45).

158
Anthroposcène exilique

qui, sur la base des données les plus rigoureuses, dessine à la


main, en couleurs pastel et avec des inscriptions similairement
manuscrites, des cartes relatives aux mouvements migratoires
dans le monde et en Europe 108 dont l’apparence presque enfan­
tine montre impitoyablement ce que l’auteur nomme une
guerre entre « riches » et « envahisseurs ». Une même volonté
de déconstruire les perceptions et conceptions des limitations
territoriales régissant la gestion et le contrôle des mouvements
exiliques de masse anime les travaux du collectif anti-Atlas
des Frontières dont les productions révèlent un souci scienti­
fique autant qu’esthétique. C’est par contraste une projection
manipulatrice dans un espace cartographié qui guide Frontex,
l’agence mise en place par l’Union européenne pour lutter
contre l’immigration illégale, le trafic humain et l’infiltration
de terroristes – avec priorité au premier objectif ; elle déplace
en effet les frontières de l’Europe par une « externalisation des
politiques migratoires de l’Union européenne », à savoir les
opérations de contrôle et de surveillance. Outre le non-respect
des Droits de l’homme dans le traitement des migrants lors de
ses opérations et la militarisation des procédures, les critiques
adressées à Frontex, notamment par le collectif d’associations
et d’individus Frontexit, portent précisément sur cette exten­
sion frontalière qui redessine l’espace européen en externalisant
et en délocalisant le contrôle des frontières dans les pays voisins
de l’Union européenne.
Une nouvelle scène appelle de nouvelles règles qui ne sont
pas obligatoirement répressives et motivées par la crainte,
l’ignorance ou l’idéologie. Certains chiffres réorientent
la pensée 109 : seul un tiers des migrations part de pays en

108.  Voir : http://visionscarto.net/mourir-aux-portes-de-l-europe. Son travail


s’inscrit dans une mouvance critique baptisée contre-cartographie ou cartogra­
phie radicale.
109.  Chiffres provenant du HCR et d’Eurostat.

159
La condition de l’exilé

développement vers les pays développés ; l’Afrique du Sud


est le premier pays receveur de demandes d’asile ; l’Europe
comptait environ 300 000 demandes d’asile en 2011, 680 000
vingt ans plus tôt. Après les chiffres, le mythe : c’est après le
Déluge, rapporte la tradition, que les lois éthiques fonda­
mentales, les sept lois noahides, ont été édictées, pour toute
l’humanité (voir Gen IX). Ne vivons-nous pas une période
où une exigence éthique se fait similairement impérative au
niveau planétaire ? Pourquoi alors, dans l’ère « anthroposcé­
nique » qui met l’humain au cœur de sa désignation, ne pas
proclamer comme principe légiférant l’hospitalité ? Celle-ci,
dans le sillage d’Emmanuel Lévinas, Jacques Derrida, Paul
Ricœur, bénéficie d’une compréhension radicalisée qui justifie
le recours à ce principe loin de sa réduction à quelques mœurs
ancestrales ou primitives. La radicalité signifie donner à l’hos­
pitalité sa potentialité extrême : donner asile à l’autre parce
qu’il est autre et non pour répondre à une injonction morale,
l’accueillir pour lui et non pour moi. En outre, l’hospitalité,
notamment dans les conditions dramatiques qui touchent
l’exil de masse contemporain, est aussi celle que l’on doit aux
personnes en deuil, celles qui portent avec elles « la fin du
monde » (Derrida, 2003), à rebâtir ensemble.
Écoutons la langue qui improvise sa petite musique du
sens : « migrant » sonne comme « mutant » et « exil » résonne
comme « asile », illustrant deux modes du rapport à autrui. Le
migrant-mutant sort de l’appartenance commune qui fonde
organiquement le lien solidaire ; étranger au pays, il devient
étranger à l’espèce, il a migré hors de la familiarité, hors de la
connaissance qu’on peut en avoir. Pour le sujet en exil, l’asile
est offert au nom d’un sens de la famille perpétué : il est mon
frère qui (re)vient de loin, il a un bagage à partager, un récit
que je veux écouter.

160
Anthroposcène exilique

L’exiliance devient dans cette optique un attribut d’huma­


nité. À ce titre, un savoir sur la condition exilique devrait être
inclus dans le répertoire culturel des sociétés contemporaines,
à commencer par sa légitimation par les sciences humaines
et sociales sous les espèces d’un champ multidimensionnel et
multidisciplinaire à nommer études exiliques dont l’objectif
viserait à redonner au vécu du migrant toute la charge exis­
tentielle que les politiques migratoires actuelles, soucieuses de
gestion efficace, tendent à oublier. Si le domaine de recherche
semble exister en milieu anglophone (exile studies) ou germa­
nophone (Exilforschung), les travaux y sont centrés histori­
quement (par exemple, les exilés ayant fui l’Allemagne nazie)
et/ou géographiquement (les exilés ayant quitté l’Amérique
du Sud ou la péninsule indienne). Plus ouvert, tourné vers le
présent et le futur, le cadre des études exiliques doit prolonger
et approfondir les travaux de recherche sur la migration en
orientant davantage les perspectives vers l’articulation entre
intériorité individuelle et détermination collective de l’ex­
périence migratoire. Par ailleurs, si l’exil est abordé comme
paradigmatique en tant que signifiant toute sortie hors d’un
lieu d’appartenance initial, son étude traite de catégories aussi
diverses que le migrant, le réfugié, le déplacé, le demandeur
d’asile, le clandestin, le sans-papier, et met en rapport ces
figures exiliques contemporaines avec celles du passé.
Une autre avancée de la reconnaissance de la condition
exilique dans la sensibilité contemporaine serait démontrée
en Europe par une modification de la législation. Il est triste
que la ville de Leopold Bloom, le Juif irlandais dont Joyce
l’exilé cosmopolite fit son moderne Ulysse, donne son nom
(Dublin I, Dublin II, puis Dublin III depuis janvier 2014)
aux lois régissant le droit d’asile dans les pays de l’Union
européenne. Alors que l’égalité de tous les États membres
dans le traitement des demandeurs d’asile est posée comme

161
La condition de l’exilé

principe fondateur de l’Union, la législation stipule qu’une


seule demande peut être déposée et qu’elle doit l’être dans le
premier pays d’arrivée –  une règle qui a pour conséquence
de faire peser le gros de l’accueil des exilés sur les pays limi­
trophes propices à l’entrée dans l’espace européen (Grèce,
Italie, Hongrie ou Pologne), entraînant une situation catas­
trophique pour les demandeurs, car ces pays n’ont pas les
ressources d’accueil et de gestion nécessaires. Actuellement, la
responsabilité face à la persécution n’est donc pas partagée et
les Droits de l’homme non respectés sur le territoire européen.
Le sort des Roms en France fournit une autre illustration de
dysfonctionnement législatif puisque la Commission euro­
péenne juge contraires aux règles européennes en matière
de protection des citoyens européens que sont les Roms les
mesures (restrictions à l’emploi, au logement et à la scolari­
sation, démantèlements des camps et expulsions) prises par
les autorités françaises à leur égard depuis plusieurs années et
sous divers gouvernements. Deux exemples européens parti­
culièrement révélateurs d’une carence dans le savoir occidental
quant à la condition exilique, d’autant plus regrettable que
l’espace de l’Europe s’est créé par déplacements internes (les
Francs, les Celtes, les Romains, etc.) et sa richesse par des
mouvements exiliques externes (impérialismes britannique,
français, espagnols, etc.).
La recherche en sciences humaines et sociales et la légis­
lation – savoir poser des questions et tenter d’y répondre –
constituent les deux versants d’une même démarche à entre­
prendre pour habiliter la mobilité comme droit fondamental
de l’humanité et accorder à l’exil un plein statut à la fois
identitaire et politique. « “J’habiterai mon nom”, fut ta réponse
aux questionnaires du port » (Saint-John Perse, 1972 : 135), écrit
Saint-John Perse dans Exil. La condition exilique est celle qui
redonne son nom à l’exilé.

162
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Métissages. De Arcimboldo à Zombi (avec F. Laplantine), Pauvert,
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Dire l’ événement, est-ce possible ? Séminaire autour de J. Derrida
(avec J. Derrida et G. Soussana), L’Harmattan, coll.
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R. Schwarzwald), Éd. X.Y.Z., Montréal, 1991.
La princesse perdue. Balade dans le légendaire juif, Éd. Bibliophane,
Paris, 1986.
La condition
Les phénomènes migratoires atteignent une ampleur inédite

Alexis Nouss
et suscitent de graves crises sociétales en Europe et ailleurs.
C’est pourquoi il importe d’en renouveler les analyses en se
penchant sur la condition des exilés. Si les discours actuels

de l’exilé
font du migrant une figure propre à alimenter chiffres et
statistiques, ils gomment son vécu et ses parcours, ses espoirs
et ses souffrances. Or, le migrant est d’abord un exilé, porteur
à ce titre d’une identité plurielle et d’une expérience de multi-
appartenance propres à enrichir le vivre-ensemble.

Comprendre le migrant en tant qu’exilé permettra de mieux


l’accueillir et, en place d’un droit d’asile défaillant, d’esquisser
les fondements d’un droit d’exil.

ALEXIS
NOUSS

La condition de l’exilé
Alexis Nouss (Nuselovici de son nom patronymique) est professeur
de littérature générale et comparée à l’université d’Aix-Marseille.
Il est responsable de l’initiative de recherche « Non-lieux de l’exil »
au Collège d’études mondiales à la Fondation Maison des sciences
de l’homme à Paris.
Il a notamment publié Paul Celan. Les lieux d’un déplacement en 2010
et Plaidoyer pour un monde métis en 2005.

La collection interventions est dirigée par


Michel Wieviorka et Julien Ténédos

Issn : 2269-7144
Isbn : 978-2-7351-1999-8
12 ¤ interventions

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