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Palimpsestes

Revue de traduction
11 | 1998
Traduire la culture

L'identité culturelle de la traduction


En réponse à Antoine Berman

Annie Brisset

Éditeur
Presses Sorbonne Nouvelle

Édition électronique Édition imprimée


URL : http://palimpsestes.revues.org/1526 Date de publication : 1 septembre 1998
DOI : 10.4000/palimpsestes.1526 Pagination : 32-51
ISSN : 2109-943X ISBN : 2-87854-137-5
ISSN : 1148-8158

Référence électronique
Annie Brisset, « L'identité culturelle de la traduction », Palimpsestes [En ligne], 11 | 1998, mis en ligne le
30 septembre 2013, consulté le 08 juillet 2017. URL : http://palimpsestes.revues.org/1526 ; DOI :
10.4000/palimpsestes.1526

Tous droits réservés


Annie BRISSET

L'IDENTITÉ CULTURELLE DE LA TRADUCTION


En réponse à Antoine Berman

Il s'agira ici d'attirer l'attention sur ce qui structure le rapport entre le sujet
et l'objet de la traduction ou plutôt, sur ce qui le structure culturellement. Les
considérations qui vont suivre amorcent donc une réponse au "Projet d'une critique
'productive'" par lequel s'ouvre de façon programmatique le dernier ouvrage d'Antoine
1
Berman Pour une critique des traductions : John Donne .

On sait qu'en dénonçant l'idéologie de la transparence, la traductologie s'est


tournée vers la psychanalyse pour cerner la subjectivité traduisante et que, dans cette
tâche, la psychanalyse a été appuyée sinon relayée par différentes disciplines, dont la
2
théorie de l'énonciation . Il fallait affirmer l'existence d'un sujet que les modèles de
la traduction omettaient de représenter ou qu'ils représentaient en creux et
négativement, c'est-à-dire comme un obstacle (voir les axiomes divers sur la
"neutralité" ou la "fidélité" du traducteur). C'est aussi dans ce paradigme qu'on peut
inscrire les approches féministes de la traduction. Dans tous ces cas, la présence du
sujet est affirmée comme individuation de l'opération traduisante et (souvent même
revendiquée) comme liberté du sujet traduisant Chez Berman, les deux termes se
surdéterminent l'un l'autre :

la liberté du sujet, quelle que soit l'interprétation qu'on en donne,


suppose tout à la fois celle d'individuation (tout sujet est ce sujet-
ci, unique), celle de réflexion (tout sujet est un soi, un être qui se
rapporte à "soi-même") et celle de liberté (tout sujet est
responsable). [...] C'est parce qu'il est responsable de son travail
que le traducteur peut, et doit, être jugé : une traduction est toujours
individuelle, toujours traduction-par..., parce qu'elle procède d'une
individualité, même soumise à des "normes". Lorsqu'un traducteur

1- Berman, 1995.

2- Voir notamment Folkart, 1991 et Venuti, 1992 et 1995.


se conforme entièrement à celles-ci, cela prouve seulement qu'il a
3
décidé de les faites siennes .

Dans cette définition le traducteur apparaît comme un "sujet plein", un


sujet dont la conscience serait pleinement présente à l'acte traductif. Mais voilà bien
un "sujet" d'exception pour la psychanalyse. Dire que le traducteur peut transcender à
volonté les représentations symboliques constitutives de sa culture, cela revient par
ailleurs à croire que la traduction est une activité soustraite à l'impensé qui atteint
tous les autres domaines des productions humaines dans le moment de leur histoire.
Cela revient à minimiser, curieusement, l'historicité du sujet traduisant. N'y a-t-il
pas lieu au contraire d'explorer les limites de cette liberté d'action, de mieux
comprendre la part culturelle et donc, paradoxalement, ce qu'il y a de collectif (et de
conjoncturel) dans l'acte individuel du traduire et dans sa représentation ? La
question, on le voit, met en cause une éthique du traducteur qui tranche — a
priori — entre la "bonne" et la "mauvaise" liberté :

Le travail traductif requiert donc un sujet libre, libre dans son choix
fondamental de traduction, libre dans ses choix ponctuels, libre
dans la maîtrise de cette chaîne de 'coup par coup' (J.-R. Ladmiral)
qu'est le traduire dans sa pratique à ras de texte. Cette liberté-là se
confond avec la fidélité, et il appartient à chaque traducteur, non
sans risque, de délimiter l'espace de jeu de cette liberté-fidèle. Mais
la revendication de liberté a hélas un tout autre versant : il existe
une mauvaise liberté, comme il existe une fausse fidélité, un faux
respect. Ce qui arrive quand la liberté du traducteur prend la forme de
libertés [...] Cette liberté-pour-manipuler est le refuge et
l'expression de toutes les faiblesses, de toutes les paresses, de
toutes les infatuations, et elle témoigne, chez trop de traducteurs,
d'une psychè menteuse puisqu'elle trahit les principes de 'fidélité'
qu'elle ne manque jamais, en même temps, de claironner haut et
4
fort .

Cette morale du traducteur ("faiblesses", "paresses", "infatuations", "psychè


menteuse") suppose établi ce qui reste au contraire à connaître : entre autres choses
les raisons culturelles de l'interprétation du texte original, ce qui motive dans l'ici-
maintenant de l'acte traductif les symbolisations incarnées dans la traduction. La
théorie esthétique et celle de la cognition montrent aujourd'hui, de façon
convergente, que la question posée plus haut est loin d'être sans objet pour la
traduction. Nayant pas la prétention de croire qu'on puisse pleinement cerner une

3- Berman, op. cit., p. 60.

4- Ibid., p. 48.
question aussi complexe, j e me bornerai à indiquer en quoi la prise en compte de la
culture et de sa logique conduit à modifier les présupposés d'une critique
traductologique fondée sur une conception essentialiste du texte (du texte littéraire
privilégié) à partir de laquelle on en vient à juger l'"éthicité du traduire". C'est sur ce
terrain spécifiquement que j e vais donc répondre à certaines prises de position
d'Antoine Berman qui, me semble-t-il, rejette un peu vite le questionnement
5
socioculturel de la traduction dans le camp proscrit du "déterminisme" .

Si l'espace-temps d'une culture constitue le cadre premier de la cognition, ce


cadre à partir duquel un texte reçoit sens et valeur, on peut poser que ce cadre informe
aussi les pratiques de traduction dans un état de société. Pratiques de traduction, cela
concerne tout d'abord la sélection des textes qui sont étrangers à la culture de la
société réceptrice, c'est-à-dire le découpage (par les traducteurs ou leurs institutions)
des représentations concrétisées dans ces textes. Pratiques de traduction, cela recouvre
ensuite et surtout l'interprétation de ces représentations, c'est-à-dire le sens qui leur
est attribué en vertu même de l'acte traductif, et que l'on peut mettre en rapport avec
les représentations déjà diffusées dans la société traduisante. Ouvrir la critique des
traductions — d e toutes les formes de traduction — à cette mise en rapport
constitue sans doute aujourd'hui l'un des plus sûrs moyens d'explorer la dimension

S- Ibid., p. 15. D e façon non moins expéditive, Berman rejette la contribution de la


sémiotique au prétexte que son métalangage — la "langue de bois sémiotique" écrit-
il — ne convient pas à la critique des traductions pour cause d"'opacité" et
d"'hermétisme". A u lecteur qui recule devant c e qui m'apparaît comme une "épreuve d e
l'étranger", j e répondrai avec Kant que la clarté est "d'abord la clarté discursive
(logique), celle qui résulte des concepts" (1976, p. 34. Souligné dans le texte). En
d'autres termes, la clarté est relative à un savoir. A l'évidence, une argumentation de
Heidegger, de Ricœur, de Benjamin ou de Derrida (pour m'en tenir aux principales
références de Berman) est limpide pour l'un tandis qu'elle "ne dit rien" à l'autre. En
outre, il existe un partage du travail critique qui doit permettre à divers paradigmes
explicatifs (linguistique, sémiotique, herméneutique, esthétique, psychanalytique,
anthropologique...) de coexister et même de s'interféconder. La seule chose qu'on
puisse exiger du critique, c'est une application cohérente de son paradigme
interprétatif. Le partage du travail critique engage, par ailleurs, une pluralité de
"styles" pour une pluralité de publics. Des publics multiples, ce n'est pas du tout la
même chose que le lecteur moyen visé par Berman lorsqu'il parle de publics "ni trop
vastes ni réduits à une poignée de happy few", ce qui nous ramène au (tout aussi
problématique) "destinataire universel" de la rhétorique moderne (voir Perelman), pour
ne rien dire de l'"archilecteur" que nous proposait Riffaterre. En tout état de cause,
Berman confond visée cognitive de la critique (inhérente à la critique) et visée
didactique du critique (librement choisie par le critique, car l'acte critique n'a pas
forcément une fonction didactique).
collective, culturelle, du sujet traduisant et de ses productions. Cet aspect n'annule
sûrement pas la composante individuelle de la subjectivité traduisante, mais il la
circonscrit (pour le moins) à l'intérieur de certaines limites — de la même façon que
les recherches linguistiques (sociolinguistiques) ont considérablement relativisé la
conception de la "parole" saussurienne comme actualisation libre, purement
individuée de la langue : nul ne songerait à rejeter aujourd'hui cette rectification du
modèle saussurien, ou de son interprétation, pour cause de "déterminisme". Ainsi
faut-il montrer qu'à rencontre de la majorité des modèles qui nous représentent
l'opération traduisante, le lieu premier du sens est moins le texte à traduire que le
lieu culturel qui en suscite la traduction, qui exprime la nécessité de cette traduction
et en établit donc la pertinence, une pertinence que reflète alors la chaîne des choix
ponctuels.

6
On sait qu'Umberto E c o , cherchant à expliquer l'attribution du sens dans
l'acte herméneutique et dans l'acte critique a distingué trois éléments. C'est d'abord
l'intentio auctoris, qui correspond (approximativement) à ce que les tenants de
l'Ecole interprétative (D. Séleskovitch, M. Lederer, M. Pergnier...) appellent le
"vouloir dire" de l'auteur. C'est ensuite l'intentio operis, c'est-à-dire le projet du texte
lui-même qui, en tant que dispositif signifiant, à la fois ouvre et limite les
7
potentialités de l'interprétation . Eco distingue en troisième lieu l'intentio lectoris
ou intention du lecteur qui, d'un même texte biblique, par exemple, peut faire une
lecture anthropologique, une lecture poétique ou une lecture théologique, de même
qu'il peut lire un roman pour passer le temps ou en vue d'une étude critique. Pour
résumer de façon schématique, l'attribution du sens et de la valeur apparaît alors chez
Eco comme la résultante de ces trois intentions (auteur, œuvre, lecteur).

Luciano Nanni, philosophe et spécialiste de l'esthétique, professeur lui


aussi à l'Université de Bologne, a observé que cette conception laisse de côté
l'élément essentiel, à savoir le lieu de l'interprétation, ce lieu social, culturel, à partir
duquel interlocuteurs, lecteurs, critiques — nous ajouterons traducteurs — assignent
à un acte discursif une identité et, partant, une signification, cela de façon non pas

6- Eco, 1986. Voir aussi 1988 : pp. 147-167 et 1992.

7- Remarquons au passage qu'on ne peut pas réduire cette intention du texte au "vouloir
dire" de l'auteur, comme le fait l'Ecole interprétative, sauf à nier la spécificité d'un
texte par opposition à la communication orale (Voir Ricœur, 1986, pp. 137-159).
Sauf encore à limiter le modèle interprétatif à la communication dite monosémique
(elle-même non dépourvue d'ambiguïté. Voir note 19).
définitive et absolue, mais relative et transitoire. L'objection opposée aux tenants
d'une conception essentialiste de la littérarité, ou de l'art en général, est que l'identité
8
esthétique d'une œuvre ne saurait venir de l'œuvre elle-même , contrairement au
point de vue accrédité par les structuralistes. Ceux-ci ont cherché à définir la
littérarité d'un texte par sa composition (visant à opacifier le référent) et donc par son
degré d'autoréférentialité. Cette position initialement théorisée par les formalistes
russes et les structuralistes tchèques s'est perpétuée dans le post-structuralisme,
celui-ci incluant l'herméneutique littéraire dont, précisément, Berman se réclame.
L'objection tient à ceci :

Avancer que les trois intentions indiquées suffisent à expliquer la


construction esthétique d'une entité quelconque et de ses
mouvements, cela revient à penser, je l'ai dit ailleurs et je le répète
ici, qu'on peut expliquer l'identité d'un "bateau" par l'intention de
son constructeur, par celle du bateau lui-même (si l'on peut
s'exprimer ainsi) et par celle du batelier qui l'utilise. C'est en
oublier une autre, beaucoup plus importante, qui ne vient pas
simplement s'ajouter aux premières, mais qui les précède toutes, car
elle en est la matrice. Les trois premières intentions ne sont que
phénoménologie superficielle, promptes à disparaître devant celle-
ci de même que la neige touchant le sol se met à fondre. Il s'agit de
l'intention (de la logique) de la mer. Seule la mer, seul le "lieu-mer"
et sa logique peuvent rendre pleinement compte de l'" être-bateau"
du bateau, de son constructeur, du batelier et de ce qui unit tous ces
éléments. Cela et rien d'autre.
9
Cette intention [...], j'ai proposé de l'appeler intentio culturae .

En introduisant la notion d'intentio culturae (intention de la culture), Nanni


ne cherche pas à compléter la liste d'Eco, un peu comme s'il s'agissait de réparer un
oubli. La notion d'intentio culturae, on le voit, déplace radicalement la perspective

8- Nanni montre que ce n'est pas la structure de l'œuvre qui lui confère son identité
artistique, mais bien les circonstances de son usage. Le porte-bouteilles de Duchamp
possède rigoureusement les mêmes caractéristiques que n'importe quel autre porte-
bouteilles. Il s'en distingue uniquement parce qu'il est exposé dans un musée.
Autrement dit, ce n'est pas une caractéristique commune qui réunit dans le champ de
l'art les œuvres les plus diverses, y compris les plus triviales : "Et si ce n'est pas une
caractéristique matérielle qui leur serait inhérente, c'est donc une caractéristique
fonctionnelle qui leur est extérieure. On m'objectera que cela marche bien pour l'art que
l'on dit conceptuel, mais pas pour l'art en général. Je répondrai que c'est plutôt le
contraire. Je crois que dans l'art dit conceptuel se dévoile, enfin, un principe
d"artisticité' qui ne lui appartient pas en propre, mais qui est plutôt celui de l'art en
général" (Nanni, 1995, pp. 32-33).

9- Ibid., p. 37-38. Voir aussi Nanni, 1980 et 1987.


sur l'attribution du sens, à la manière dont l'ellipse de Kepler a remplacé le cercle
dans la représentation du parcours des planètes. Il est indispensable, précise Nanni,
de cerner cette intention, cette logique, si l'on veut comprendre le principe constitutif
de l'identité culturelle des objets. En l'occurrence : si l'on veut comprendre la
spécificité esthétique des textes littéraires (celle des textes traduits tout aussi bien), si
l'on veut à partir de là en saisir les différents niveaux de signification. La
traductologie peut tirer de ce postulat la conséquence que voici : comprendre la
logique de la culture, c'est pouvoir rendre compte des raisons de la traduction que
cette culture a suscitée.

L'intention de la culture peut se définir comme une structure fonctionnelle


qui est extérieure aux objets et qui en régit l'usage. Cette primauté de l'usage sur la
10
production revêt une importance capitale pour la critique des traductions . Selon ce
principe, la culture circonscrit l'espace des conventions qui régissent la réception de
tout acte traductif. Aux fins de son argumentation sur l'esthétique, Nanni observe
que pour maîtriser une langue il ne suffit pas d'en connaître le vocabulaire et la
grammaire. Seul ce qu'il appelle l'a priori des institutions, des lieux où nous
actualisons ce vocabulaire et cette grammaire nous dit en quel sens nous pouvons
11
nous en servir . En vertu de quoi, le lieu culturel fournit le "méta-code", c'est-à-dire
l ' e n s e m b l e d e s instructions o u d e s c o n v e n t i o n s qui rendent pertinent l'acte
linguistique qui s'y réalise. Et donc, si la culture e s t une structure
fonctionnelle, c'est bien parce qu'avant tout autre élément, elle oriente

10- Pour une explication de ce principe déjà présent chez Platon, voir Nanni, 1987, 153-
205. La primauté de l'usage, de la fonction, sur la production est communément
admise dans le champ de la traduction dite pragmatique (ce qui englobe la traduction
orale). Daniel Gouadec est sans doute celui qui va le plus loin dans l'application de
cette approche. Cela dit, il est bien rare que la didactique de la traduction ou que les
grilles et les critères d'évaluation, sans parler de la modélisation même du traduire,
portent les traces d'un principe qui semble faire l'unanimité. Il y a donc là un impensé
qui touche toux le champ traductologique, et pas seulement le secteur de la traduction
littéraire.

11- "Par exemple, la phrase 'Vous m'apportez un apéro ?' est, en elle-même, une entité à
plusieurs niveaux de réalité, tous différents : le physique, le chimique, le mental, etc.
Et c'est précisément en vertu d'une convention d'usage que le 'café' ne fait accéder à la
signification que son niveau conceptuel, dénotatif, laissant tous les autres non
activés. Par contre le 'théâtre', en supposant que cette phrase soit prononcée sur une
scène, ou la 'galerie', en supposant qu'elle [la phrase] soit exposée en ce lieu comme
une œuvre d'art, activeraient tous ses niveaux de réalité, y compris ses niveaux
symboliques" (Nanni, 1991, pp. 251-252).
l'interprétation du texte. En termes traductologiques : elle oriente et façonne
l'interprétation du texte original en s'interposant (par le biais d'institutions diverses
voire conflictuelles, mais non moins unificatrices dans leurs sphères respectives)
entre la subjectivité traduisante et l'objet à traduire. Dans cette optique, la production
du texte cible n'est que la "phénoménologisation" d'un usage, le "corrélat objectif
d'un projet mu par l'anticipation de cet usage. Les conséquences pour la critique sont
les suivantes :

Le critique ne peut pas dire, à propos de l'œuvre, ce qu'il veut, en


exerçant un vouloir absolu et non conditionné (cette idéologie de la
liberté sur fond d'idéalisme semble bien enracinée elle aussi), mais
il dit ce qu'il veut selon un vouloir historiquement déterminé, ce qui
signifie, à proprement parler, que le critique dit ce qu'il peut. Son
vouloir absolu est conditionné (limité), d'un côté, par l'historicité
(la partialité) de la culture qui le constitue et, de l'autre, par la réalité
12
de l'œuvre [...] .

Cette conception de la culture vient donc appuyer le postulat du modèle


fonctionnaliste initié par Even-Zohar et Toury, à savoir que dans l'acte
traductif — et l'on peut ajouter : dans l'acte critique du traductologue — ,
l'attribution du sens est une opération contrainte. Autrement dit, la culture
est un lieu collectif qui, tout complexe et diversifié qu'il soit, impose ses propres
critères de pertinence et, corrélativement, ses résistances et ses censures à
l'interprétation des sens potentiels aussi bien qu'à l'interprétation des sens explicites.
13
L'histoire littéraire nous en fournirait maints e x e m p l e s . Mais la
traductologie n'a pas encore attaché toute l'importance qu'il faudrait à ce phénomène.
Ou plutôt, elle n'en tire pas toujours les conséquences. A cet égard, le
protocole de lecture des textes que propose Antoine Berman relève, toutes
proportions gardées, de l'"illusion objectiviste" dont parle Habermas à propos

12- Ibid., p. 253. Souligné dans le texte.

13- En voici une illustration parmi de multiples autres, mais d'autant plus instructive
qu'elle apparaît dans un débat sur les rapports entre littérature et société : à propos
d'Armance de Stendhal, Pierre Barbéris fait observer à son interlocuteur, Georges
Duby, que le héros du roman, polytechnicien, refuse de se mettre au service des
propriétaires des biens de production. Barbéris ajoute ce commentaire : "il y a des
résistances à cette lecture dans notre société, des résistances qui ne sont pas d'ordre
intellectuel abstrait, mais plutôt politiques et extrêmement concrètes [...] il y a des
phrases explicites dans Armance, qu'on ne relève jamais. C'est donc un phénomène de
censure qui joue [...] il n'y a pas de lecture neutre" (Barbéris, 1974, p. 47).
14
du discours de la science . Berman demande au critique de sélectionner et de
découper dans le texte original ce qu'il appelle "les zones signifiantes où une œuvre
atteint sa propre visée". Ce sont "les lieux où l'œuvre se condense, se représente, se
signifie ou se symbolise". L'écriture y possède, dit-il, "un très haut degré de
nécessité" :

[Ces passages] d'un seul coup, nous disent le sens de toute l'œuvre
de manière précise et aveuglante. [...] Toutes les autres parties de
l'œuvre sont marquées à des degrés divers et quelle que soit leur
apparente perfection formelle, par un caractère aléatoire, en ce sens
que, n'ayant pas cette nécessité scripturaire absolue, elles
15
pourraient toujours avoir été écrites autrement .

Berman a beau souligner que le découpage de ces "zones signifiantes"


résulte le plus souvent d'une "interprétation", il est clair que, pour lui, seule peut
varier cette interprétation (elle "va varier selon les analystes") en tant qu'elle est
fonction d'une subjectivité. Les "zones signifiantes", elles, ne varient pas. Et donc, à
l'image d'une crypte que le critique serait plus ou moins habile à ouvrir, ces passages
recèleraient en soi la vérité du texte, une vérité stable parce qu'elle serait immanente,
consubstantielle au texte. Berman ne prend-il pas ici les énoncés pour des "états de
choses" en faisant abstraction du cadre au sein duquel apparaît tel niveau de réalité du
texte et non tel autre, où tel énoncé peut signifier mais non tel autre ? Ce cadre,
c'est le lieu et donc aussi le moment de l'interprétation, la culture du traducteur (y
compris les représentations symboliques qui constituent son "bagage cognitif" et la
16
"mémoire discursive" du champ où s'inscrit son travail) , et c'est aussi le paradigme
du critique. J'en appelle encore à Habermas rapprochant, sur le point de l'illusion
objectiviste, les sciences empirico-analytiques et celles qui relèvent de
l'herméneutique : "les faits ne se constituent qu'en relation avec les critères qui

14- "Avec Husserl, nous appellerons objectiviste une attitude qui renvoie naïvement les
énoncés théoriques à des états de choses (Sachverhalt). Pour elle, les relations entre
les grandeurs empiriques représentées dans les énoncés théoriques sont en-soi ; du
même coup, elle escamote le cadre transcendantal au sein duquel de tels énoncés
prennent leur sens" (Habermas, 1973, p. 145).

15- Berman, op. cit., pp. 70-71.

16- J'emprunte la notion de "mémoire discursive" à Maingueneau (1984) qui montre


comment cette mémoire contribue à structurer la production discursive à l'intérieur
d'un champ.
permettent de les constater". Ils ne sont pas donnés dans l'évidence. Autrement dit,
l'interprétation des textes s'accompagne nécessairement d'une "compréhension
17
préalable" dont l'interprète dispose dès le départ, un "système de références" . Celui-
ci permet ou empêche de percevoir les représentations dont les textes étrangers sont
porteurs.

Constitué de ce que la théorie cognitive appelle des "croyances réflexives",


ce cadre référentiel sert à valider l'interprétation de toute nouvelle représentation
perçue ou inférée. Suivant ce point de vue, toute représentation communiquée est
susceptible de déclencher une attitude, ou croyance, c'est-à-dire "une disposition à
18
exprimer une proposition, ou à l'accepter ou encore à agir en accord avec elle" . La
plupart des croyances découlent non pas d'une perception directe des objets, mais de
ce qui est communiqué à propos d'elles. Dès lors, on ne peut pas dissocier la
subjectivité traduisante du lieu collectif où se déploie la communication qui entoure
la diffusion des représentations et des attitudes qu'elles engendrent. On ne peut pas
abstraire la subjectivité traduisante du lieu discursif où cognition et communication
se conjoignent. Dans un état de société, les croyances réflexives (les interprétations
de représentations) ainsi que les attitudes qui les suscitent se trouvent distribuées soit
à l'échelle de toute la société, soit seulement de façon hégémonique, soit encore à
l'échelle d'un groupe ou d'une institution. On peut conjecturer que, dans chacun de
ces lieux, elles servent de "contexte validant" pour la saisie et la transmission, au
moyen de la traduction, des représentations dont les textes étrangers sont porteurs.
Autrement dit, c e s croyances forment le cadre référentiel auquel le sujet rapporte
l'interprétation de toute nouvelle représentation perçue ou inférée et donc l'intègre

17- Habermas, op. cit., pp. 147-148. C'est sur ce même postulat que Wolfgang Iser
développe sa conception de l'"acte de lecture" : "Le texte, en tant qu'il est une chose,
n'est jamais donné comme tel, mais toujours selon le mode déterminé du système de
référence qui a été choisi en vue de sa saisie". (W. Iser, 1979, p. 275. Je souligne). Ce
système qui sert de référence pour la saisie du texte correspond chez Iser à ce qui est ici
désigné comme le paradigme du critique.

18- Sperber, 1996, p. 119. Plus loin, il ajoute : "En dépit de la diversité des croyances
culturelles, qu'elles soient intuitives ou réflexives, et, dans le cas des croyances
réflexives, qu'elles soient à demi-comprises ou pleinement comprises, il faut pour les
expliquer prendre en considération deux genres de facteurs : le type de traitement
cognitif qu'elles reçoivent de la part des individus, et la façon dont elles sont
communiquées dans un groupe. Ou pour résumer sous forme de slogan : la culture est
le précipité de la communication et de la cognition dans une population humaine "
(p. 1 3 5 ) .
(même partiellement) ou bien la rejette. Constitué en bonne part de représentations
réitérées et partagées, ce cadre cognitif n'est pas un cadre neutre : c'est un cadre
axiologique, un lieu d'assignation de la valeur en même temps qu'il est un lieu
d'assignation du sens.

La théorie cognitive et la théorie esthétique rejoignent ici l'herméneutique.


Si l'on admet que toute représentation communiquée est une interprétation non
seulement "de" (quelque chose), mais "pour" (autrui), cela veut dire que cette
interprétation possède une dimension rhétorique. Elle argumente quelque chose pour
le destinataire (n'est-ce pas la même idée que souligne Benveniste lorsqu'il définit le
discours comme une prise de parole animée par l'intention d'"influencer"
l'interlocuteur "en quelque manière" ?). Vue sous cet angle, l'interprétation est donc
19
sous-tendue par un intérêt . Compte tenu de cette position d'une herméneutique qui
vaut pour tous les textes (littéraires et non littéraires), la critique traductologique est
conduite à s'interroger sur ce qui rend telle traduction-interprétation
conjoncturellement pertinente. Comment ne pas voir en effet que la conjoncture (le
lieu, le moment, le destinataire, en bref l'usage — certains diront la fonction) est ce
qui détermine la représentation, dans le texte interprétant, du sens configuré dans le
texte interprété ?

Le paradigme fonctionnaliste a sans aucun doute conduit Berman à intégrer


ce qu'il appelle "l'horizon traductif à sa méthode critique (ce qui n'apparaît pas dans
ses premiers travaux). Cette notion d'horizon (que les fonctionnalistes, par affinité
naturelle, si j'ose dire, avaient déjà empruntée à la théorie de la réception) est définie
par lui comme "l'ensemble des paramètres langagiers, littéraires, culturels et
historiques qui 'déterminent' le sentir, l'agir et le penser d'un traducteur". Cette
notion désigne à la fois "l'espace ouvert de cet agir" et "ce qui enferme le traducteur
dans un cercle de possibilités limitées". Il ajoute : "Avec le concept d'horizon, je
veux échapper au fonctionnalisme ou au 'structuralisme' qui réduisent le traducteur
au rôle d'un 'relais' entièrement déterminé socio-idéologiquement et qui, en outre,
20
ramènent le réel à des enchaînements de lois et de systèmes" . Fort bien, et passons

19- Cela vaut tout autant pour la communication prétendument monosémique. Je renvoie
sur ce point à l'analyse des interprétations successives du traité sur les missiles anti-
ballistiques signé en 1972 entre les Etats-Unis et l'Union soviétique. Voir Mailloux,
1995, pp. 128-134.

20- Berman, op. cit., pp. 79-81.


sur la modalisation réductrice de la critique adressée au fonctionnalisme ("entièrement
déterminé..."). Mais la position de Berman me paraît ambiguë. Je vois une première
contradiction entre, d'une part, le parti pris historico-fonctionnel d'interroger
l'"horizon" du traducteur et, d'autre part, l'affirmation d'une subjectivité traduisante
qui, comme on l'a vu au début, échappe à toute "détermination" et, sinon, "décide"
librement d'y souscrire. Le programme critique de Berman ne cesse d'osciller entre
ces deux pôles antagonistes dont la primauté est tour à tour affirmée avec une égale
vigueur. Je vois une seconde contradiction, dans le prolongement de la première,
mais plus profonde, entre ce parti pris historico-fonctionnaliste et les présupposés
essentialistes de la méthode que Berman esquisse pour conduire une critique des
traductions. La contradiction réside en ceci que cette méthode ne tient pas compte de
ce qui structure culturellement l'identité du texte (original ou traduit) et donc de ce
qui structure aussi le rapport herméneutique (ou critique) à ce texte. La méthode de
Berman est intimement liée à une conception de l'œuvre qui était celle du
romantisme allemand (son champ d'étude privilégié) et qui s'est transmise dans la
21
critique de Walter Benjamin (le modèle par excellence dont Berman se réclame) .
Déjà, en associant la "critique des traductions" avec un cas emprunté à la poésie
(John Donne), la réflexion de Berman s'inscrit dans un paradigme dominant de la
traductologie qui, partant de Schleiermacher, Goethe et surtout Novalis, et passant
22
par Benjamin, conduit jusqu'à Meschonnic et Derrida . Comme eux, Berman
identifie l'objet de la traduction avec la littérature, non sans privilégier la poésie qui
se trouve donc implicitement considérée comme l'incarnation la plus élevée de l'art
littéraire. Benjamin est au nœud de cette réflexion : l'"unique et violent pouvoir de
la traduction", écrit-il, est de "restaurer le pur langage qui a pris forme dans le
mouvement des langues". Autrement dit, observe Moser, en confiant à la traduction
la même tâche qu'à la création poétique, celle de délivrer les œuvres "d'un sens venu

21- "Mais mon analyse des traductions, étant et se voulant une critique, se fonde
également sur Walter Benjamin, car c'est chez lui qu'on trouve le concept le plus élevé
et le plus radical de la critique 'littéraire' — et de la critique tout court. Non seulement
Benjamin est indépassable, mais il est encore en avant de nous" (Ibid., p. 15).
Rappelons que la thèse de doctorat de Berman (L'Epreuve de l'étranger) portait, comme
celle de Benjamin, sur le romantisme allemand. Sur la conception de la littérature,
l'affinité entre Berman et Benjamin relève d'une véritable filiation. Que, par ailleurs.
Benjamin soit indépassable, cela reste à établir. Les voies empruntées aujourd'hui par
la critique littéraire tendraient plutôt à invalider ce que Berman, dans le style assertif
qui le caractérise, présente comme une évidence.

22- Sur les caractéristiques de ce paradigme, voir Moser, 1985.


23
de l'extérieur", de "faire du symbolisant le symbolisé" , Benjamin met en jeu une
conception autoréférentielle et autotélique de la littérature qui débouche sur une
sacralisation du texte et sur un messianisme de la traduction. Cette théorie restera en
jeu "tant que nous faisons de Walter Benjamin la figure de proue de la théorie de la
traduction. La question pour nous est de savoir si nous voulons l'assumer avec sa
24
trajectoire ouverte sur le texte sacré" . Contrairement à Meschonnic, Berman ne
suit pas cette trajectoire. Ou plutôt, il la fait dévier sur le sujet. Lorsqu'il récuse le
"rôle paradigmatique" que Ladmiral attribue à la traduction biblique et qu'il s'inscrit
en faux contre l'existence d'un "impensé théologique" de la traduction (pourtant à
l'œuvre chez Benjamin), de quoi parle-t-il sinon du "cœur religieux" qui serait le
propre du traducteur : "toute traduction d'une œuvre (quelle qu'elle soit : Pindare,
Platon ou la Bible) suppose un esprit, un "cœur" pénétré de religio [...] Religieux,
ici, n'est d'ailleurs pas pensable sans éthique et poétique. Le cœur traductif est
25
poétique, éthique, religieux" . C'est donc la tâche même du traducteur qui est
sacralisée. La trajectoire de Berman recroise alors celle de Benjamin, puisque la
traduction se confond encore une fois avec le poétique et que le traducteur est investi
d'une mission : faire advenir le "pur langage" chez Benjamin, faire advenir la "vérité
de l'œuvre" chez Berman. Dans les deux cas, la tâche assignée au traducteur ou au
poète (les deux se confondent) est sous-tendue par une conception idéaliste du sujet
qui est ancrée dans le romantisme allemand, mais que la théorie (et la pratique) post-
moderne de la littérature ne soutient plus. Elle est idéaliste en ceci qu'elle attribue à
la subjectivité individuelle du traducteur (comme à celle du poète) la pleine capacité
de faire œuvre originale et, ce faisant, elle lui attribue le pouvoir de remodeler la
langue réceptrice, à savoir le système symbolique d'un corps social, au besoin en lui
faisant violence. Cette subjectivité agissante n'est pas agie. L'ancrage idéaliste de la
méthode critique de Berman entre en conflit avec la prise en compte de l'intentio
culturae du modèle fonctionnaliste, mais cet ancrage peut en revanche très bien

23- Benjamin, 1959, p. 71. En soulignant ce qui différencie sur ce point les romantiques
de Benjamin et de ceux qui ont épousé par la suite sa conception autoréférentielle de la
littérature, Moser (1985, pp. 12-13) prend l'exemple de Schleiermacher qui ne rejette
aucun mode de traduction, même s'il établit une hiérarchie surplombée par la poésie.
Chez lui, la traduction inclut l'oral et l'écrit, les "échanges pratiques" au même titre
que la littérature. Contrairement à la visée utopique du traduire d'un Benjamin, la
théorisation de Schleiermacher a partie liée avec la communication ordinaire, avec le
contexte économique et politique.

24- Ibid., p. 11.

25- Berman, op. cit., p. 21.


26
s'accommoder d'une herméneutique littéraire qui continue à définir le sens et la
valeur de l'œuvre à partir du couple intentio lectoris intentio operis, c'est-à-dire dans
la dialectique du texte et de sa lecture, comme si l'interprétation du texte était
seulement tributaire de sa production, c'est-à-dire de sa configuration, sans égard pour
27
la fonction culturelle déléguée à ce texte .

26- "Mon propre projet critique [...] se réclame, lui, de l'herméneutique telle que l'ont
développée Paul Ricœur et Hans Robert Jauss à partir de l'Etre et le Temps de
Heidegger. [...] Je me base, moi, sur l'herméneutique moderne. C'est mon choix.
L'herméneutique moderne, sous la forme sobre qu'elle revêt chez Ricœur et Jauss, me
permet d'éclairer mon expérience de traducteur, de lecteur de traductions et, même,
d'historien de la traduction" (Berman, ibid., p. 15). Ce choix de paradigme rend assez
peu compréhensible le rejet de la sémiotique par Berman. Chez Ricœur,
l'herméneutique inclut la sémiotique. Toutes deux relèvent d'une même paire
épistémologique, comprendre et expliquer : "je veux montrer, sur la base précisément
des travaux conduits dans le champ de la narratologie, la fécondité d'une dialectique
fine entre expliquer et comprendre. Je ne définirai pas alors l'herméneutique comme
une variante de la compréhension à l'exclusion de l'explication, selon le modèle
diltheylien [...], mais comme une des mises en œuvre du rapport expliquer-
comprendre, où le comprendre garde la primauté et maintient l'explication au plan des
médiations requises, mais secondaires. El je définirai la sémiotique structurale comme
une autre mise en œuvre du même rapport entre expliquer et comprendre, mais sous la
condition d'un renversement méthodologique qui donne le primat à l'explication et
cantonne la compréhension au plan des effets de surface" (Ricœur, 1990, p. 4. Je
souligne). Ricœur montre qu'entre l'herméneutique textuelle et la sémiotique textuelle,
il existe une communauté d'objet : la temporalité comme principe constitutif de
l'organisation du sens. En reconnaissant la dialectique entre comprendre et expliquer
(contre la dichotomie traditionnelle promue par Dilthey), Ricœur montre que
l'herméneutique et la sémiotique sont deux modes cognitifs interdépendants. Il en
vient à dire que le parcours du sujet épistémologique de la sémiotique est en fait celui
de l'herméneutique générale. Ce rapport repose sur sa conception du texte comme
"inscription", c'est-à-dire comme système de signes qui, détaché de sa source de
signification, devient sémantiquement autonome. Le texte ne peut donc être objectivé
que par la saisie des relations internes qui le constituent. Or, à quelle discipline
revient cette tâche sinon à la sémiotique ? Celle-ci apparaît donc comme une
"variante" de l'herméneutique où "l'explication est tenue pour une médiation obligée
de la compréhension" (p. 6).

27- Dans une herméneutique du texte qui s'appuie, comme chez Ricœur, sur la sémiotique
structurale, l'historicité est prise en compte sous la forme d'une intertextualité
génétique. Autrement dit, l'historicité est ce qui situe la configuration du texte par
rapport à une tradition. Identifier la novation, dit Ricœur (1990, p. 12), c'est
"identifier sur quel fond institué elle se détache". Berman s'inscrit dans ce modèle.
Mais il existe une autre dimension de l'historicité, celle de l'interdiscours qui
s'apparente à la notion d'épistémè de Foucault. C'est elle que le modèle
fonctionnaliste tend à privilégier comme principe explicatif.
L'approche critique de Berman pose un autre problème qui découle de ce qui
précède, celui du domaine des objets auxquels cette approche entend s'appliquer. Ce
problème, je le formulerai ainsi : une méthode qui repose sur les principes évoqués
plus haut peut-elle rendre compte de toutes les pratiques traductives ? Peut-elle
même rendre compte de toutes les pratiques traductives qui relèvent du champ de
l'esthétique ? Voilà bien la question. Cette méthode n'incite-t-elle pas à ne
s'occuper, comme naguère la théorie littéraire, que des œuvres de "qualité" (Schlegel
28
cité par Berman ), à ne s'occuper autrement dit que des œuvres du canon ? N'incite-
t-elle pas encore à ne considérer que les traductions qui relèvent de ce que Berman
appelle, significativement, "l'Idée" de la traduction ou ce que le XVIe siècle appelait
une loi de traduction, "une Loi au sens le plus fort du terme et que là il [le
29
traducteur] n'est pas libre de modifier" . L ' i d é e de la traduction, la Loi de la
traduction, ce sont là des notions qui référent à une essence de la traduction, à une
"vérité" intransitive du traduire (le terme "vérité" est omniprésent chez Berman). Ne
faudrait-il pas plutôt considérer que l'"idée" de la traduction est ce qu'une conscience
collective se représente comme telle et qu'on ne découvre qu'à partir des attitudes
collectives qui manifestent implicitement cette Idée ou cette Loi, c'est-à-dire un
ensemble de normes productrices de pratiques. Y a-t-il vraiment "autant de positions
3 0
traductives que de traducteurs" au sein d'une même culture ? Et, pour prendre un
exemple emprunté aux arts visuels, qu'advient-il de l'"essence" artistique contenue
dans le porte-bouteilles de Duchamp ou dans les boîtes de soupe de Warhol ? Où est
3 1
dans ces œuvres la "vérité autonome de leur tâche" d'artistes ? La conception
essentialiste de la création artistique qui survalorise l'autonomie du sujet est
aujourd'hui battue en brèche par la critique esthétique de même que par la théorie
littéraire ; elle n'est pas tenable davantage pour la traductologie. L'Idée de la
traduction, son essence, dit Berman, n'est pas définissable. Comment sur ce point ne

28- "Friedrich Schlegel, le père fondateur de la critique moderne — pas seulement


allemande — réserve le mot de 'critique' à l'analyse des œuvres de 'qualité', et emploie
celui de 'caractéristique' pour l'étude et l'évaluation des œuvres médiocres ou
mauvaises" (Berman, op. cit., p. 38. Je souligne). Il se trouve que la critique littéraire,
de plus en plus tournée vers la fonction cognitive de la littérature et vers son
articulation à l'ensemble des représentations socio-culturelles qui lui sont
contemporaines, préfère ne plus définir son objet sur la base de cette opposition.

29- Berman, op. cit., p. 43. et pp. 60-61.

30- Ibid., p. 75.

31- Ibid., p. 59.


pas lui donner raison ? Mais il s'ensuit qu'on ne peut pas circonscrire l'objet-
traduction sans passer par la culture qui le désigne comme tel. A partir du moment
où une culture assigne à un texte une identité-de-traduction, il faut reconnaître à ce
texte le statut d'objet légitime d'interprétation pour la critique traductologique.
J'insiste sur ce point en songeant tout particulièrement à ceux qui voudraient (et
croient pouvoir) tracer une ligne de partage entre la "traduction" et l'"adaptation" dans
le but plus ou moins avoué d'éliminer celle-ci du champ de la traductologie. On peut
rétorquer que la traduction est adaptatrice par nature puisqu'elle opère entre des
langues et des représentations culturelles qui ne sont pas isomorphes. Cela même la
rend nécessaire. On peut faire valoir aussi que l'adaptation se manifeste sous des
formes très diverses dans les textes traduits, et qu'elle s'y manifeste souvent par
intermittence sans entamer forcément le texte en bloc. Le critique qui ne veut pour
objet que la "vraie" traduction doit-il faire l'impasse sur ce qui lui paraît intempestif,
passer outre aux passages qui lui paraissent "non traduits" ? Ou bien doit-il au
contraire interroger la logique de ces intermittences, interroger ce qui s'y représente
symboliquement, culturellement ? On peut argumenter enfin que ce qui passe pour
une "équivalence dynamique", une adaptation jugée nécessaire à partir de tel
paradigme critique sera pris pour de l'"impur" à partir de tel autre paradigme. Mais
prendre ce biais, c'est foncer tout droit dans une mauvaise querelle d'étiquetage.
Mauvaise, car elle est aporétique si l'on cherche à définir par l'essence d'un texte ce
qui en fait "plus" ou "moins" une traduction digne d'accéder comme telle à la critique
ou indigne d'y accéder : d'un côté les traductions qui reflètent "l'être du texte traduit"
et de l'autre celles qui reflètent "la doxa ambiante", pour reprendre l'opposition de
32
Berman . Si l'on veut définir l'objet de la critique traductologique autrement que sur
la base d'une idéologie du traduire, il faut plutôt convenir que la traduction est ce qui
fonctionne comme traduction dans une culture, quelle que soit la réalité du texte que
la culture a délégué pour cet usage. C'est ainsi que la littérature, et plus
généralement la théorie esthétique, délimite aujourd'hui son champ critique. Tel est
aussi le postulat premier du modèle fonctionnaliste. Cette conception heurte de plein
fouet celle du modèle de Berman héritée du romantisme allemand : rappelons encore
l'attribut "de qualité" réservé par Schlegel pour les œuvres dignes d'accéder à la
critique ; songeons à Goethe imaginant la Weltliteratur comme le panthéon des
"chefs-d'œuvres" du monde. Mais à l'époque où n'importe quelle œuvre d'art peut être
reproduite (voir Benjamin) et, s'agissant de littérature, où n'importe quelle œuvre
peut être intertextuellement amplifiée (par les appareils médiatiques, ceux du

3 2 - Ibid., p. 17.
savoir...) et atteindre de vastes publics, la notion même de chef-d'œuvre est mise en
cause, et avec elle l'établissement du canon. De plus, la prolifération des formes
artistiques rend tout aussi problématique une hiérarchisation qui fonde la valeur
esthétique des œuvres sur leur structure matérielle plutôt que sur leurs causes
culturelles.

A ce qu'il perçoit comme le positivisme du modèle fonctionnaliste, à ce


qu'il dénonce comme la critique négative de Meschonnic, Berman oppose une
critique "positive" de la traduction. Elle est positive en ceci qu'elle vise à
"(dé)montrer l'excellence et les raisons de l'excellence de la traduction. Le pouvoir
fécondant de l'analyse réside alors dans la (dé)monstration au lecteur du faire-œuvre
positif du traducteur, et dans l' exemplarité de la traduction même". Elle est positive
33
encore parce qu'elle cherche à "éclairer le pourquoi de l'échec t r a d u c t i f ' .
L'"excellence" et l'"échec", le "bien" et le "mal" traduire sont des valeurs qui, chez
Berman, s'indexent de façon explicite sur la "vérité", l'essence de l'œuvre originale.
La "vraie traduction" est sans ambiguïté celle qui révèle "l'œuvre étrangère dans son
être propre à la culture réceptrice" ou encore "l'être du texte traduit", "celle qui est
source-oriented", les autres n'étant que des "modes réducteurs", des traductions "sans
34
intérêt" qui reflètent la "doxa ambiante" . Il est frappant de voir que Berman, si
prompt à dénoncer la critique négative de Meschonnic, emploie lui-même une
pléthore d'attributs négatifs pour caractériser les traductions qui n'entrent pas dans
son modèle. La "vraie" traduction s'oppose chez lui à la traduction qu'une critique
intuitive qualifie de "moyenne", "insuffisante", "laide", "gauche", "mauvaise",
"exécrable", "fausse", "erronée", "aberrante". Même s'il prend ses distances envers le
caractère impressionniste de ces jugements, il ne les intègre pas moins en affirmant
que tous ces prédicats "ont leur vérité et que l'analyse [les] vérifie généralement". Il
emploie lui-même de semblables prédicats pour caractériser les traductions qui ne
reflètent pas "l'être du texte traduit". Elles constituent pour lui des "échos affaiblis
des originaux", des "traductions défectueuses" et, introduisant une dimension morale,
il les qualifie même de "traductions pernicieuses". Cette dimension morale prend du
relief au moment d'expliquer pourquoi il a choisi d'analyser en priorité la traduction
de John Donne par Denis et Fuzier qui, dit-il, "échouent pitoyablement". Cette
traduction qualifiée de "désastre" servira d'exergue, car "elle représente une tendance
que nous estimons erronée et dangereuse de la traduction des œuvres poétiques

33- Ibid., p. 97 et p. 17.

34- Ibid., pp. 17, 57, 59.


35
traditionnelles" . Pour se démarquer de Meschonnic, Berman fait valoir que ses
propres analyses n'ont pas pour but de "démolir les traductions jugées 'mauvaises' ou
'insuffisantes' [...] il s'agit, non de 'mauvaises' traductions, mais de versions
36
gravement défectueuses, poétiquement insuffisantes, fondées sur un projet erroné" .
Outre que la nuance entre le "mauvais" et le "gravement défectueux" est ténue, les
trois catégories proposées à titre de principe explicatif ont uniquement pour foyer le
texte original, son essence et sa vérité. Ces catégories qui fondent le "pourquoi" de
l'échec traductif soulignent sans ambiguïté le négatif. Elles aboutissent à un blâme
de même nature que chez Meschonnic. En dernière analyse, la positivité de la critique
37
de Berman réside en ceci qu'il faut "fermer ce chemin de mauvaise répétition" . A
côté de cet aspect moral, la critique de Berman comporte un élément de messianisme.
Les traducteurs ont en effet pour mission de "révéler" l'être du texte original, mais la
"vérité" de l'œuvre originale ne peut advenir dans la culture traduisante qu'au terme
d'un cheminement progressif, d'une "translation". La première traduction ne saurait
être au mieux qu'une "introduction", jamais un texte à part entière. Chaque re-
traduction marquera subséquemment un progrès ou un recul par rapport au "moment
central" où la traduction idéale, la traduction tout court, sera elle-même une œuvre
d'art:

On voit aisément que le sens de cette translation est la "révélation"


d'une œuvre étrangère dans son être propre à la culture réceptrice. La
"révélation" pleine et entière de cette œuvre est elle-même l'œuvre
de la traduction, et d'elle seule. Et elle n'est possible que si la
traduction est "vraie". Avant, il n'y a pas de "révélation", il n'y a
que les étapes menant (ou non) à celle-ci.
[...]
Toute première traduction, comme le suggère Derrida [...], est
imparfaite et, pour ainsi dire impure : imparfaite parce que la
défectivité traductive et l'impact des "normes" s'y manifestent
souvent massivement, impure parce qu'elle est à la fois traduction
et introduction. C'est dans la retraduction, et mieux, dans les
retraductions, successives ou simultanées, que se joue la
38
traduction .

3 5 - Ibid., pp. 22, 23, 26, 27, 59.

36- Ibid., p. 37.

37- Ibid., p. 23. Je souligne.

38- Ibid., p. 57 et p. 84. Souligné dans le texte.


La critique de Berman a pour centre de gravité la "vérité" du texte original.
Notre détour par la théorie esthétique aurait dû montrer pourquoi cette vérité,
prétendument stable, presque métaphysique, est sujette à caution. L'histoire de la
littérature (et plus généralement l'histoire de l'art) suffirait par ailleurs à démontrer
l'instabilité de l'identité esthétique des œuvres. Passons vite sur le rappel d'une
réalité aussi banale. Il est plus important de voir que le modèle critique de Berman
s'appuie sur des entités inconnaissables en soi. Kant nous rappelle qu'on ne peut
atteindre les objets qu'en tant que phénomènes, c'est-à-dire dans leur rapport au sujet,
à la "conscience connaissante" du sujet. Autrement dit : en relation avec l'univers
des représentations qui structurent cette conscience connaissante. C'est pourquoi, il
me paraît préférable de substituer la notion de pertinence (culturelle) à celle de vérité
(de l'œuvre originale ou de la traduction) tant et aussi longtemps que "le dégagement
de la vérité de l'œuvre" n'offre d'autre solution que de mesurer la "réussite" ou
39
l'"échec traductif" à l'aune d'un objet en soi inconnaissable . Une critique "positive"
ne doit-elle pas s'efforcer d'expliquer et donc de comprendre la pertinence d'une
traduction en s interrogeant sur les représentations qui la rattachent aussi bien à
l'œuvre originale qu'à la culture qui l'appelle ? A défaut de quoi, un modèle critique
comme celui de Berman restera impuissant à rendre compte de la grande majorité des
pratiques traductives. Quant à celles qu'il se réserve (les traductions des "grandes
œuvres" et, idéalement, les traductions "qui font œuvre"), il ne pourra en rendre
compte autrement qu'à l'intérieur d'un système axiologique à deux valeurs, celle de la
"vérité" et celle de l'"erreur" (si ce n'est de la "faute"). Telle est bien l'ornière dont le
modèle fonctionnaliste nous aide à sortir. Lorsque Berman reproche à Even-Zohar et
à Toury, les initiateurs de ce modèle, de brouiller les cartes en introduisant la notion
de "littérature traduite", faisant valoir que les textes traduits ne s'intègrent pas à la
littérature réceptrice, il oublie que l'intégration ne se joue pas de manière ostensible
sur "les rayons des librairies", mais au niveau des représentations symboliques, des
représentations culturelles, et que celles-ci ne sont nullement soustraites à ce qu'on
nomme l'impensé (le travail critique n'a-t-il pas aussi pour objet de rendre conscient
cet inconscient collectif ?). Par ailleurs, le fonctionnalisme a le mérite d'expliquer la
coexistence de traductions différentes, sous-tendues par des projets différents (des

39- Il existe des traductions, des corpus entiers de traductions pour lesquelles la notion
d'échec traductif n'est pas pertinente. Ces traductions s'articulent moins au texte
original qu'à des gestes discursifs qui informent les rapports entre le réel et le
symbolique dans le moment de leur histoire. Ce qui déplace ipso facto l'objet de la
critique traductologique du côté de la culture.
usages différents) à l'intérieur d'une même culture, sans devoir trancher, depuis la
position d'un Sirius, entre la vérité de l'une et l'erreur des autres.

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