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DE LA TYPIQUE DE LA RAISON PRATIQUE AU SCHÉMATISME DE

LA COMMUNAUTÉ
Fernando Gil

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2001/1 Tome 64 | pages 57 à 70


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ISSN 0003-9632
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http://www.cairn.info/revue-archives-de-philosophie-2001-1-page-57.htm
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Fernando Gil, « De la Typique de la raison pratique au schématisme de la communauté »,
Archives de Philosophie 2001/1 (Tome 64), p. 57-70.
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De la Typique de la raison pratique
au schématisme de la communauté
FERNANDO GIL
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E.H.E.S.S. (Paris)

RÉSUMÉ : L’action est morale si elle est voulue en toute circonstance. Selon la
Typique de la faculté de juger pratique, la loi fournit le modèle pour le
passage à l’universel. Si ce modèle convient à la première formule de l’impé-
ratif catégorique, il ne suffit à fonder ni la seconde, ni la troisième. On met en
lumière les apories de la pensée kantienne pour indiquer ensuite que la
position du problème de la « justice » par Rawls apporte peut-être un principe
de solution.

MOTS-CLÉS : Communauté. Humanité. Intention. Objet. Opération. Universali-


sation.

ABSTRACT : Action is moral if it is willed in all circumstances. According to the


Typic of practical judgement, law is the model for universalisation. However,
although this applies to the first formula of the categorical imperative, this
model is not appropriate enough to define the second nor the third formulas.
The aporias of Kant’s thought are made clear ; it is then suggested that
Rawl’s position of the problem of ‘‘justice’’ may contribute to a solution.

KEY WORDS : Community. Humanity. Intention. Object. Operation. Universali-


sation.

L’exposé qui va suivre met en jeu quatre questions :


¢ le rationalisme de la faculté de juger et l’action,
¢ la construction de la moralité : de la loi à l’action,
¢ action, intention et rapport à autrui,
¢ la déduction de l’intersubjectivité.

Archives de Philosophie 64, 2001


58 F. GIL

I. L        ’

1. Au travers du problème de la Typique il s’agit d’interroger le statut


cognitif de l’action dans le cadre du rationalisme éthique. Il est pertinent de
poser le problème au sujet de Kant car son exposition demeure paradigma-
tique : les autres approches qui seront mentionnées (Habermas et surtout la
théorie de la justice de John Rawls), sont encore d’inspiration kantienne. Il
doit être remarqué que Kant est l’auteur de l’expression « rationalisme
éthique » ou, plus exactement, « rationalisme de la faculté de juger prati-
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que », qu’il oppose au mysticisme et à l’empirisme de la raison pratique. La


tripartition se trouve faite dans la « Typique de la faculté de juger pratique »
de la seconde Critique.
Le mysticisme correspond à ce qu’on appellerait aujourd’hui « intuition-
nisme » ou tout au moins aux versions de l’intuitionnisme qui postulent un
accès direct aux valeurs. Il prétend
faire reposer l’application des concepts moraux sur des intuitions réelles
(wirkliche Anschauungen) et pourtant non sensibles (d’un royaume invisible de
Dieu).
Aussi, le mysticisme
fait un schème de ce qui ne servait que de symbole et s’égare dans le transcendant
(ins Überschwengliche hinausschweibt) 1.
John Rawls a pu caractériser l’intuitionnisme de Sidgwick ou Moore par
deux traits essentiels : 1) les premiers principes moraux sont des proposi-
tions évidentes sur le bien ; 2) les concepts fondamentaux du bien et du juste
ne sont pas analysables en des concepts non-moraux 2. A l’inverse, le propre
de la démarche kantienne réside dans une analyse de la moralité en des
éléments qui ne sont pas, effectivement, des concepts exclusivement
moraux.
Quant à l’empirisme,
il place les concepts pratiques du Bien et du Mal uniquement dans les consé-
quences empiriques (CRP, A 125, p. 693-694).

Il prétend fonder la moralité sur l’intérêt, l’utilité, le bonheur, à la place


des intentions (Gesinnungen, ibid. A 126, p. 694).
2. Aux yeux de Kant, mysticisme et empirisme représentent et réali-
sent, en quelque sorte, la disjonction de deux registres que le rationalisme
1. Critique de la Raison Pratique, A 125, Pléiade II, p. 694, qui sera citée par les initiales
CRP. Les Fondements de la métaphysique des mœurs seront désignés par FMM. Les citations
françaises sont toutes prises dans l’édition de la Pléiade.
2. « Kantian constructivism in moral theory », in Journal of philosophy, 1990, p. 557.
DE LA TYPIQUE DE LA RAISON PRATIQUE... 59

tient ensemble : respectivement, un registre objectal et un registre opéra-


toire. Pour le mysticisme, les concepts moraux sont des objectivités que
l’esprit saisit directement. En fait, cependant, le Bien et le Mal ne sauraient
faire l’objet d’une appréhension immédiate ; ils se présentent « indirecte-
ment », « analogiquement », conformément à la distinction du § 59 de la
Critique de la Faculté de juger entre schème et symbole. Manquent au
mysticisme les opérations de construction propres à la liberté. Elles seules
sont capables de produire une objectivité véritable : le mysticisme constitue
une réification de la dimension objectale de la moralité ; il croit pouvoir faire
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l’économie d’une médiation entre l’intuition du bien et l’action. Par consé-


quent, l’application (Anwendung) des concepts moraux se révélera incer-
taine et dogmatique dans son principe ¢ incertaine parce que dogmatique.
Symétriquement, l’empirisme est comme une dégradation de la liberté
qui en est, écrit ailleurs Kant, « la pierre d’achoppement » (CRP, Préface, A
13, p. 614). Se réduisant à un pragmatisme qui varie au gré des intérêts, il
n’est pas à même de poser les objets de la moralité : la loi et le devoir.
L’empirisme
extirpe jusqu’aux racines la moralité dans les intentions (A 126, p. 694).

Le mysticisme est au-delà des opérations, l’empirisme en-deçà des objets


de la moralité.
3. Le rationalisme kantien conjugue l’opératoire et l’objectal sur des
plans différents et sous diverses formes. Le plan où l’on se situe, la schéma-
tisation de la faculté de juger pratique, est donc celui qui définit en propre le
rationalisme. Le rapport de l’objectal à l’opératoire y est la détermination de
la moralité de l’action sur le modèle d’une loi de la nature :
La seule chose qui convienne à l’usage des concepts moraux, c’est le rationalisme
de la faculté de juger, lequel ne prend de la nature sensible que ce que la raison
pure peut aussi concevoir par elle-même, c’est-à-dire la conformité à la loi, et ne
transporte dans la nature suprasensible que ce qui peut en retour être présenté
réellement par des actions dans le monde sensible, selon la règle formelle d’une
loi de la nature en général (CRP, A 125, P. 694).

L’action sera morale si elle peut être voulue en toutes circonstances sans
que cette universalisation, qui a le même type de généralité que les lois de la
nature, ne la fasse entrer en contradiction avec la loi morale. Le contenu du
rationalisme consiste dans la représentation d’une action possible sous ces
conditions.
4. L’universalisation est le procédé général du constructivisme kantien,
depuis la fondation de la loi morale : la maxime de l’action doit être en même
temps « porté à l’universel, à la façon de la loi » (Fondements de la Métaphy-
60 F. GIL

sique des Mœurs, II, BA, 81, traduction Delbos, Pléiade II, p. 304 ; la
traduction de Victor Delbos souligne le procédé de construction qui engen-
dre la moralité ; en allemand on a seulement : deren Allgemeinheit als
Gesetzes). La première formule de l’impératif catégorique transcrit cette
« formule universelle » (FMM, ibid.) en termes de légalité naturelle. La
seconde et la troisième formules effectuent une autre opération, l’élargisse-
ment subjectif : comme un rapport à autrui, dans la seconde, et comme le
principe d’une intersubjectivité généralisée, d’une communauté, dans la
troisième : la volonté y est conçue comme « instituant une législation univer-
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selle » (ibid., BA 70, p. 297). La troisième formule sera au cœur de notre


exposé (il faudra bien sûr justifier cette façon de comprendre le « principe de
l’humanité » et le « règne des fins »). Une démarche d’universalisation qui se
dédouble en un passage à une intersubjectivité fondée en droit, tel est
l’essentiel du rationalisme éthique.
5. Dans la Typique, la loi naturelle fonctionne comme le moyen d’éva-
luer la moralité d’une action singulière, elle est un critère du jugement de
l’action :
c’est d’après cette règle que chacun juge si les actions sont moralement bonnes
ou mauvaises (CRP, A 122, p. 262).

Or, ce critère est-il suffisant pour examiner la teneur (Gehalt) morale de


toute action, suivant l’expression de la Méthodologie de la raison pratique (A
277, p. 794) ? Il est permis, sinon d’en douter, au moins d’estimer que la
position kantienne du problème, dans ses différents aspects et implications,
n’est pas entièrement satisfaisante ¢ et ce d’après des exigences qui ne sont
pas extrinsèques à la pensée morale de Kant. Il faudra reprendre le mouve-
ment de la théorie de la moralité pour y situer la question de la Typique, et
recourir ensuite à d’autres règles d’universalisation, tout en n’étant pas trop
infidèle, on l’espère, à Kant.

II. L     :     ’

6. Si le rationalisme kantien est un rationalisme c’est, pour une part du


moins, parce qu’il détermine la moralité par des concepts non-moraux : il
prend pour modèle la légalité naturelle. La moralité est une affaire de
connaissance. Très précisément, elle consiste dans la thématisation d’un
savoir tacite. Le monde, on le sait, n’est pas « dans l’ignorance ou dans une
erreur générale sur la nature du devoir », il ne s’agit pas d’introduire un
nouveau principe de toute moralité ni d’être pour ainsi dire le premier à le
découvrir (CRP, Préface, A 16, p. 615 n.). En conséquence, l’analyse eidéti-
que de la bonne volonté sera susceptible de conduire, encore dans le cadre de
DE LA TYPIQUE DE LA RAISON PRATIQUE... 61

« l’intelligence commune de l’humanité », à la transformation de la bonne


volonté individuelle en une règle générale, la formule universelle de l’impé-
ratif catégorique (cf. FMM, I, BA 17, p. 261). Les contenus qui explicitent la
portée de la règle ne devraient pas être des nouveautés conceptuelles. La
démarche kantienne aboutirait moins à une doctrine originale qu’à une
nouvelle formule pour tout devoir en général (CRP, préface, A 16, p. 615 n., cit.).

Cela n’est cependant ni « inutile » ni « insignifiant », si on se rappelle ce


que représente pour le mathématicien
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une formule qui détermine, d’une façon tout à fait exacte et sans laisser place à
l’erreur ce qu’il faut faire pour traiter un problème (ibid.).

Ces considérations bien connues qu’il faut prendre quasi à la lettre,


prendront un relief particulier à la lumière de la « situation originelle » selon
Rawls.
La morale est « connaissance pratique » (CRP, A 101, p. 677). Son objet
initial ne saurait être l’action dans sa contingence, mais la maxime de
l’action ; et, dans l’action, seule compte sa facette interne, « le rapport de la
volonté à l’action », indépendamment de la « comparaison avec notre pouvoir
physique » (ibid., p. 677-678).
Ce qu’il y a dans l’action d’essentiellement bon consiste dans l’intention, quelles
que soient les conséquences (FMM, II, BA, p. 279).

7. S’agissant d’une entreprise cognitive, on retrouvera dans la théorie de


la moralité les conditions transcendantales de toute pensée constitutive
d’objectivité : un jeu complexe d’opérations et d’objets, tel qu’il a pu être
décrit, pour la connaissance théorique, par des épistémologues comme
Gilles Granger et Jean Ladrière 3. Chez Kant un tel jeu conduit à l’intelligi-
bilité de la moralité qu’exprime la co-détermination de la liberté et de la loi.
La loi est un objet instauré par les opérations de la liberté qui en sont la
condition d’existence. A son tour, la liberté, en soi vide, est l’objet des
opérations de la loi qui seule peut la déterminer. Cette co-détermination de
la ratio cognoscendi réalise un aspect de ce que G. Granger appelle « dualité »
entre opérations et objets. Elle est le point d’aboutissement d’une dialecti-
que interne. Volonté libre et loi sont au départ, l’une comme l’autre, des
facta disjoints. Leur détermination réciproque est l’effet cumulé des opéra-
teurs que sont l’impératif, du côté de la loi, et le respect du côté de la volonté.
La finitude fait qu’on ne puisse pas aimer la loi, aussi faudra-t-il que la loi
se donne sous forme d’un impératif catégorique ; que notre constitution
3. Cf. G.G. G, Pour la connaissance philosophique, Paris 1988, et Jean L,
L’articulation du sens, Paris, 1970.
62 F. GIL

nous force à devoir trouver un mobile pour obéir à la loi, qui ne saurait être
qu’un effet de cette même loi : négativement il réside dans l’humiliation de
la conscience de soi, positivement, en tant que
« principe déterminant de notre volonté », il consiste à exciter le respect. « La loi
morale est donc aussi subjectivement une cause de respect » (CRP, A 132, p. 698,
cf. FMM, I, BA 15, p. 260).

Le respect représente une libre réceptivité à l’égard de l’« impératif de la


moralité » (ibid., II, BA 43, p. 279). Respect et impératif font fusionner
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volonté et loi. L’instauration subjective de la loi pose la loi qui au départ


s’ « imposait » (aufdringen). Également, la soumission libre à l’impératif
(cf. CRP, A 143, p. 705) signifie une auto-appropriation de la volonté, la
liberté est ici une volonté qui agit sur soi. En constituant la volonté et la loi
comme une objectivité maîtrisée, les opérations de l’impératif et du respect
leur enlèvent toute opacité. La fusion de la volonté et de la loi s’appelle devoir
qui n’a rien d’un faktum. Et le devoir est un devoir d’action :
L’action qui, suivant cette loi, et à l’exclusion de tout principe déterminant tiré
de l’inclination, est objectivement pratique, s’appelle devoir, et le devoir, à cause
de cette exclusion, comprend dans son concept une contrainte (Nötigung)
pratique, c’est-à-dire une détermination à des actions... (ibid., A 143, p. 706).

III. A,     

8. On aurait alors déterminé cette « nouvelle formule pour tout devoir


en général » que Kant cherchait. Nous savons qu’aucune question ne doit
être considérée qui soit relative à l’« issue » (Ausgang) ou aux « résultats »
(der Erfolg), c’est-à-dire, aux conséquences in concreto de l’action morale.
Le contenu du schématisme se limite à
subsumer sous une loi pure pratique, une action possible pour moi dans le
monde sensible (ibid., A 121, p. 691).

Je dois uniquement examiner si l’action que j’envisage (le verbe est :


vorhaben, A 122, p. 692), peut manifester l’universalité d’une loi naturelle,
suivant le principe d’une transposition analogique de la nature du monde
sensible dans le monde intelligible. Tel est le critère de l’action :
Si la maxime de l’action n’est pas constituée de façon à soutenir l’épreuve
consistant à revêtir la forme d’une loi de la nature en général, elle est moralement
impossible (ibid., A 123, p. 692-693).

Où est alors la difficulté ? Écartons d’abord un argument qui n’a pas ici
sa place. On pourrait objecter que le critère de la Typique est seulement
DE LA TYPIQUE DE LA RAISON PRATIQUE... 63

négatif : il aurait fallu établir, non la non-impossibilité de l’action qui passe


le test de la conformité à la loi naturelle, mais sa reconduction effective à la
loi morale. La détermination de la moralité de l’action, dira-t-on, ne s’obtient
pas per absurdum, elle n’équivaut pas simplement à la résistance réussie à
une démonstration d’impossibilité : entre l’action morale et l’action immo-
rale un troisième terme peut s’insinuer, savoir, l’action indifférente dont la
figure est chez Kant l’action conforme au devoir mais non exécutée par
devoir, pour la loi (um des Gesetzes willen, A 127, ibid., p. 695).
Toutefois ¢ c’est la réponse ¢ au moment d’agir j’aurai réalisé en moi le
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parcours qu’on a retracé, je me serai déjà donné les contenus positifs de


l’impératif catégorique, dans sa deuxième formule : le « principe de l’huma-
nité » (FMM, II, BA 66-67, p. 295, cf. aussi CRP A 155, p. 713-714) et dans sa
troisième, ce qu’il faudrait appeler un « principe de la communauté »,
à laquelle la maxime de mon action doit concourir (zusammenstimmen,
FMM, BA 80, p. 304). Dans ces conditions l’action que j’envisage ne saurait
être indifférente. La Typique se situe en aval de la question de l’intention
dont le devoir est le critère. Son problème est le choix de l’action particulière
qui doit matérialiser l’intention déjà formée. Elle se tient sur le seuil du
monde. (On laisse de côté l’objection préjudicielle suscitée par l’amour-
propre, cf. FMM, II, BA 27, p. 267 ; acceptons d’emblée qu’on peut se placer
par delà Pascal ou Freud !).
9. La question est une autre. Du point de vue, très précisément, des
principes de l’humanité et de la communauté, comment faut-il apprécier la
teneur morale de l’action ? Peut-elle se circonscrire à l’examen des inten-
tions et négliger complètement les effets ? Ces effets seraient des effets de
moralité, non utilitaristes, même si l’utilité était l’intérêt général. Par exem-
ple, Leibniz recommande la « fiction » de se mette à la place d’autrui et
d’imaginer à partir de là le pire qu’il pourrait entreprendre contre nous. Tel
serait « le vrai point de perspective en politique aussi bien qu’une morale » :
sa généralisation entraînerait la pacification de la société. On a là une autre
règle rationaliste d’universalisation (et Leibniz observe que « la place
d’autrui (...) est une place propre à nous faire découvrir des considérations
qui sans cela ne nous seraient point venues »). Du moins prima facie, une
telle universalité reste pourtant utilitariste ; on commentera plus loin le sens
de la maxime de Leibniz chez Kant 4.
10. Commençons par rappeler la structure de l’action. Dans la première
Analogie de l’expérience, Kant relie l’action à la relation de causalité, dans
ses deux composantes. Elle « signifie le rapport du sujet de la causalité à
l’effet » (CR Pure, A 205, B 250), celui-ci consistant dans un changement
4. Cf. G. G, Textes indédits de Leibniz, Paris, 1948, p. 501-502.
64 F. GIL

(Wechsel) dans le monde (ibid., A 205, B 251, Pléiade I, p. 937-938).


Cependant, dans le domaine de la raison pratique, l’action est pensée en
rapport seulement avec la formation de la décision, elle est l’action qu’on
médite (cf. encore FMM, I, BA 15, p. 260, CRP A 61, p. 648), c’est-à-dire, elle
se rapporte essentiellement à la causalité, à l’intention, en mettant l’effet
entre parenthèses. L’analyse de l’action se borne à examiner si le devoir est le
contenu de mon intention dont l’action est le véritable effet. Le résultat de
l’action n’a pas à être cherché dans le monde, ce résultat est l’action elle-
même, et l’intention sa cause. Conceptuellement, l’action n’ajoute rien au
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devoir d’action, si ce n’est la mise à l’épreuve de l’action, suivant les critères


de la Typique. On ne quitte pas pour autant le for intérieur.
Mais cette entorse que le domaine « pratique » fait au concept général de
l’action, ne va pas sans problèmes dont témoigne par exemple la tournure
suivante :
la règle pratique est toujours un produit de la raison parce qu’elle prescrit
l’action comme moyen en vue d’un effet, comme intention (weil sie Handlung,
als Mittel zur Wirkung, als Absicht vorschreibt, CRP, A 36, p. 628).

Il est malaisé d’identifier action et intention, d’autant que cette action


qui est intention reste un moyen en vue d’un effet. Conceptuellement, il ne
paraît pas tout à fait satisfaisant d’expliquer que, dans la sphère de la
moralité, moyens et fins se confondent, que l’action est bonne pour elle-
même, « sans rapport à un autre but » (FMM, II, BA 39, p. 276). Dans la
relation de causalité, Kant l’a indiqué dans la seconde Analogie de l’expé-
rience, cause et effet se distinguent en toute circonstance.
Que la difficulté soit authentique, c’est ce qu’atteste ce passage d’une
note célèbre de la Religion... :
Mais c’est sans doute une des bornes inévitables (unvermeidliche) de l’homme
(et peut-être aussi de tous les autres êtres de l’Univers) et de sa faculté rationnelle
pratique (praktischer Vernunftsvermögen) de s’inquiéter du résultat de toutes
ses actions, pour y découvrir ce qui pourrait lui servir de fin et aussi prouver la
pureté de son intention, résultat qui dans la pratique vient en dernier, tandis que
dans la représentation et dans l’intention il est au premier rang (Préface à la
1ère édition, BA XII, Pléiade III, p. 20).

Pour l’homme et peut-être pour toute intelligence finie, une enquête sur
les résultats et la preuve des intentions est un réquisit « inévitable » de
l’intelligibilité de l’action. On ne saurait penser l’action autrement, elle
doit entrer dans le monde, y produire des effets et être appréciée en tenant
compte de ses effets. Kant a en vue dans ce passage les résultats matériels de
l’action. Mais il en irait de même s’il pouvait y avoir des effets immatériels,
peut-être a fortiori car ils concerneraient les intentions. Cependant la prise
DE LA TYPIQUE DE LA RAISON PRATIQUE... 65

en considération des effets se trouve dans la raison pratique exclue par


principe ; aussi un autre passage de la même note déclare-t-il avec emphase
qu’il devrait suffire aux hommes d’accomplir leur devoir, sans s’occuper de
l’issue que le « cours du monde » (Weltlauf) réservera à leur « activité » (Tun
und Lassen) morale (ibid., BA XI, p. 20). Bref, une tension potentielle paraît
exister entre, d’une part, la thèse de la moralité et, d’autre part, la structure
de l’action.
11. Sous l’angle de la moralité, s’il fallait en tenir compte, la consé-
quence extérieure de l’action doit être un effet moral, un effet sur la personne
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d’autrui. Par conséquent, si je suis le sujet de l’action, ce n’est pas moi qui
pourrais juger son effet. Et il ne saurait être qu’un effet de connaissance, très
exactement la connaissance de l’intention. Les effets sur la personne dépen-
dent tous de savoir si elle est traitée comme une « fin » ou comme un
« moyen ». Kant a établi définitivement que l’intention est la cause et le
contenu premier de l’action. Ainsi, l’effet moral de l’action consistera dans
le jugement qu’autrui portera sur elle. Inclure dans la sphère de la moralité
les effets de mon action signifie y inclure les jugements des autres personnes
sur cette action. Mais les autres n’ont pas accès à mon intention. L’autre peut
estimer que je le traite comme un moyen alors qu’en réalité je le traite
comme une fin, et il se peut aussi que je le traite comme une fin seulement en
apparence. La possibilité d’une action « légale » et non « morale » (CRP, A
127, p. 695) est réelle et rédhibitoire lorsqu’il s’agit de l’intention d’autrui, le
contenu de l’action est indécidable pour qui que ce soit d’autre que son
auteur.
Ce problème ne se posera que dans le contexte d’une communauté
éthique, mais il s’y posera nécessairement. Puisque l’éthique s’apprécie à
l’aune de l’intention ¢ cela ne sera jamais remis en question ¢, du point de
vue d’une éthique de l’intersubjectivité, il importe absolument à chacun que
l’action de l’autre soit dictée par la conscience du devoir.
12. La troisième formule de l’impératif catégorique prescrit :
toutes les maximes qui dérivent de notre législation propre doivent concourir à
un règne possible des fins comme à un règne de la nature (FMM, II, BA 80,
p. 303-304).

Le principe d’une communauté est énoncé ¢ et il nous oblige à question-


ner la solution exclusivement « privée » que Kant donne au problème de
l’action.
Certes Kant ne parle pas d’une communauté ; et dans la deuxième
formule, la pluralité à laquelle le principe de l’humanité se trouve lié
représente une pluralité de fins, non de sujets (cf. ibid., note, p. 304).
L’homme n’est pas assez saint, c’est « l’humanité dans sa personne qui doit
66 F. GIL

pour lui être sainte » (CRP, A 155, p. 714). Également dans la troisième
formule, la catégorie de la totalité désigne « l’intégralité du système », une
idée (FMM, II, BA 80, p. 304). Il y aurait un règne des fins seulement si
les maximes dont l’impératif catégorique prescrit la règle à tous les êtres
raisonnables (...) étaient universellement suivies (ibid., BA 84, p. 306).

Cependant, sur cette Terre, les hommes dans leur réalité sont les seuls
supports de la pluralité des fins. Et bien que la communauté reste virtuelle,
son principe est néanmoins posé, et ce analytiquement. De même que la
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deuxième formule se trouve contenue dans la première puisque la valeur


morale de la personne dépend de sa capacité d’agir selon la loi morale (« tout
respect pour une personne nous donne l’exemple »), de même le principe de
la communauté découlerait immédiatement de « la dignité de l’humanité »
(ibid., BA 85, p. 307). La « communauté éthique » de la Religion... (B 134,
A 126, Pléiade III, p. 117) se trouve dessinée en creux dans l’impératif
catégorique. Elle sera le contenu proprement moral (ni transcendant ou
eschatologique, ni empirique ou politique) de la troisième formule. Or, dans
ce cadre, la prise en considération des effets des actions est indispensable.
13. Récapitulons : a) La structure de l’action suggère déjà une prise en
considération inévitable de ses effets. b) Dans le cas de l’action morale cela
signifierait la prise en considération du jugement d’autrui sur les intentions
de l’agent, mais ce jugement est impossible. Contrairement au vœu de la
Méthodologie, on ne sera jamais sûr de pouvoir fournir une « présentation
vivante de l’intention morale par des exemples » (CRP, A 286, p. 800). c) Ces
observations formelles gagnent un contenu réel, pratique, si un nexus
éthique lie la pluralité des hommes ¢ nexus qui s’appellera « liaison systé-
matique de divers êtres raisonnables par des lois communes » (FMM, II,
BA 75, p. 300). En effet, pour en être une, la communauté doit pouvoir
s’assurer de la pureté des intentions de ses membres. Or comment y parvenir
si on ne dispose pas de critères extérieurs d’évaluation ? La figure imperson-
nelle de la personne peut orienter ma conduite mais je ne saurais l’imposer à
autrui.
Ainsi, le problème de l’évaluation de l’effet moral de l’action se greffe sur
le problème d’une déduction de l’intersubjectivité. Une solution du premier
entraînerait eo ipso la solution du second, mais la réciproque n’est pas vraie,
la déduction de l’intersubjectivité ne permet pas automatiquement l’accès
aux intentions d’autrui. Si cet accès nous restait interdit, il faudrait alors
essayer de déplacer et de reconstruire la question.
14. Chez Kant, le passage de la deuxième à la troisième formule de
l’impératif catégorique devrait établir une telle déduction. Cependant, dans
une lecture en termes d’intersubjectivité, la dérivation de la troisième
DE LA TYPIQUE DE LA RAISON PRATIQUE... 67

formule est synthétique plutôt qu’analytique. D’après l’étagement des caté-


gories, la totalité représente l’unité d’une pluralité. En l’occurrence, cela
voudra dire que l’agrégat des personnes de la deuxième formule (qui se
borne à fixer le rapport de chaque personne à chacune des autres personnes),
peut être saisi comme une intersubjectivité s’il est saisi à la lumière de
l’universalité de la loi de la première formule : mais l’universalité formelle de
la loi ne semble pas à même de métamorphoser une simple pluralité en un
système de réciprocités.
Il n’en irait pas de même, il est vrai, s’il s’agissait de produire unique-
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ment l’idée d’un système, une « législation universelle » (il est frappant que
l’exposition de la troisième formule se fasse dans un langage proche de celui
de l’idéal transcendantal : la « détermination complète » ¢ vollständig dans
les FMM, BA 80, durchgängig dans la CR Pure, A 571-576, B 599-604, cf.
resp. Pléiade II, p. 303 et I, p. 1195-1196). Néanmoins, cet énoncé dans le
mode formel du discours a, dans le texte même de Kant, une contrepartie
matérielle : « le monde d’êtres raisonnables (mundus intelligibilis), consi-
déré comme un règne de fins, est possible, et cela par la législation propre de
toutes les personnes comme membres » (FMM, II, BA 83, p. 306). La
possibilité d’un monde intelligible qui serait l’œuvre collective des person-
nes n’est pas une idée exclusivement régulatrice.

IV. L   ’

15. Il paraît donc nécessaire de chercher d’autres règles d’universalisa-


tion ¢ et d’examiner si elles s’ajustent au rationalisme kantien. Kant lui-
même nous y convie, semble-t-il, lorsque dans la deuxième Critique, il
affirme la légitimité pratique d’une recherche du bonheur personnel dès que
j’y inclus (einschliesse) la recherche du « bonheur d’autrui », des autres
(anderer, Théorème IV, scol. II, A 61, p. 648). Assurément, cela n’est
légitime que si cette recherche conjointe, soutenue par la « forme légale », est
ramenée à une obligation morale. Cependant, l’« universalité » ne s’épuise
pas ici dans l’universalité de la loi, autrui c’est les autres, tous les autres,
convoqués collectivement, comme totalité autant que comme pluralité. Le
rapport à autrui n’est alors pas seulement une conséquence du respect, il est
ici, également, une condition de l’agir moral.
Mais on en resterait là à une convocation non fondée. Or, la déduction de
l’intersubjectivité doit se faire de droit, par une opération transcendantale.
Chez Habermas, par exemple, elle réside dans la « situation idéale de
parole », où seule joue « la coercition non coercitive » du meilleur argument.
L’opération consiste à transformer l’intersubjectivité de fait, assurée par le
simple emploi d’universaux constitutifs de dialogue, en la possibilité de
68 F. GIL

consensus de droit, rationnellement motivés 5. L’opération transcendantale


est chez Rawls un système de délibérations accomplies dans la « situation
originelle ». Ces délibérations permettront de reélaborer certaines intuitions
relatives à la justice, que partagent les membres de la société (une sorte de
Lebenswelt de la moralité) ; elles prendront la forme éthique d’accords
explicites sur l’organisation de la société. Telle est également, chez Leibniz,
la portée de l’expérience mentale d’imaginer le pire que mon voisin peut
envisager contre moi ¢ s’agissant d’une situation d’extrémalité, elle amènera
au même résultat pour la totalité des sujets. Ici aussi une opération d’uni-
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versalisation formelle (« prendre les choses au pis en politique ») et de


généralisation subjective, construit un objet de second degré : la décision
politique est la refonte du « précepte de Jésus-Christ de se mettre à la place
d’autrui » (Leibniz, cit., p. 500).
16. Les situations d’extrémalité des opérations transcendantales sont
des situations d’égalité : principe du pire, situation idéale de parole, posi-
tion originelle en vertu du « voile de l’ignorance » qui l’enveloppe, allge-
meine Gesetzgebung :
la règle n’est objectivement et universellement valable que si elle vaut sans les
conditions contingentes et subjectives qui distinguent un être raisonnable d’un
autre (CRP, A 37-38, p. 629).

Et c’est parce qu’ils n’instituent pas une véritable égalité des positions
que le « principe de publicité » et ses figures voisines, tels que l’on peut les
dégager des écrits de philosophie politique de Kant, ne sauraient au mieux
que nous mettre sur la bonne voie. Ils pointent vers des solutions moyennes,
generelle et non universelle (Théor. IV, 2e scolie, A 63, p. 651). Leur
expression la mieux formalisée est la version kantienne de la maxime leibni-
zienne : penser à la place de tout autre être humain (an der Stelle jedes
andern denken), à partir de la place qu’elle occupe (le verbe est versetzen, in
Critique de la Faculté de Juger, § 40, B 157, A 155). A la différence des
indications parallèles de l’Anthropologie (I, 1, § 59, BA 167, Pléiade III,
p. 1045-1046) et de la Logique (Introduction VII B, A 84, p. 63), la troisième
Critique donne à cette règle sa portée la plus générale. Elle se traduirait par
une réflexion « sur son propre jugement à partir d’un point de vue univer-
sel », en prenant en compte seulement les « caractéristiques formelles » de la
représentation. De la sorte, le jugement propre se trouvera « pour ainsi dire
(...) étayé de la raison humaine dans son entier » (die gesamte Menschenver-
nunft, § 40, cit.). Mais quel peut être le contenu effectif de cette maxime, en
termes de moralité ? John R. Silber a cherché a en faire une application :
5. Pour une exposition plus détaillée, je me permets de renvoyer à F. G, Post-scriptum,
Symposium, in Encyclopaedia Universalis, 2e éd., 1989.
DE LA TYPIQUE DE LA RAISON PRATIQUE... 69

In order to respect the humanity of all rational beings, the moral agent must put
himself into the place and point of view of others. In this way, he will understand
the values and needs of other beings and by moving out beyond himself he will
limit his tendency to concentrate upon the fulfilment of his own needs to the
neglect of the needs and legitimate desires of others 6.

Cette interprétation affaiblit la doctrine de la Critique de la Faculté de


Juger, en accueillant les contenus diversifiés dont le § 40 cherche précisément
à dégager le commun dénominateur. En retour, elle apporte la matière dont
dépend la portée même de la règle (car on ne voit pas au juste comment
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mettre en œuvre la méthode du § 40). Dans l’Anthropologie, sa teneur est


matérielle plutôt que formelle, elle signifie « s’accommoder aux concepts des
autres », au pluriel (au sens de John Silber). Mais on risque alors ¢ et il en va
de même de la prise en considération des « valeurs et besoins des autres » ¢ de
déboucher sur une casuistique non-conclusive.
17. La situation paraît sans issue. C’est ici qu’une position du problème
comme celle de John Rawls peut représenter un apport, malgré les problè-
mes de « commensurabilité » des deux doctrines ¢ et d’abord parce que leurs
objets ne coïncident pas pour une large part. Sans doute les règles de la
Théorie de la justice ne prétendent pas être valables en tout temps. Mais on
ne saurait non plus dire que les deux principes de justice (liberté et justice
différentielle, avec le sens que cette expression prend chez Rawls) sont
simplement « généraux » : ils sont universels à l’intérieur d’un cadre qui est
général.
En effet, la position originelle et le voile de l’ignorance opèrent sur un
ensemble d’intuitions et de jugements de valeur non thématisés, sur des
croyances relatives à la justice et au bon ordre de la société ainsi qu’aux
procédures du raisonnement et de la preuve, etc. Cet ensemble est contin-
gent mais il est aussi l’horizon absolu de la « culture moderne démo-
cratique ». Il en représente le sens commun, que Rawls appelle le Rai-
sonnable.
La position originelle institue une communauté à partir de cette base.
L’opérateur y est le voile de l’ignorance qui place les personnes en situation
d’égalité morale : son effet, on le sait, consiste dans une liste de « biens
primaires » (en premier lieu la liberté), choisis après délibération. Or on est
en droit de présumer un accord sur cette liste car leur sélection, faite dans
une situation où aucun n’a d’avantages sur personne, s’établit à partir de ce
qui est Raisonnable pour les membres de la société. Le fonds de sens
commun est aussi un fonds commun de sens.
Le Raisonnable sera dorénavant Rationnel, c’est-à-dire une rationalité
partagée et consciente de soi. A l’inverse des sujets chez Kant, l’intersub-
6. Cité par A. W, Ethik und Dialog, Frankfurt, 1985, p. 45.
70 F. GIL

jectivité se fonde sur des accords explicites, John Rawls y insiste avec
emphase :
tout le monde accepte et sait que les autres acceptent de la même façon les mêmes
principes, et cette connaissance est à son tour publiquement reconnue 7.

Il y aura ainsi « totalité », à la place de la « pluralité » disséminée des


consciences morales.
18. On voit comment cette position du problème peut pallier les apories
kantiennes ¢ et si elle enfreint les présupposés de la morale kantienne, elle en
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conserve pourtant les contenus. Elle signifie que la troisième formule de


l’impératif catégorique doit en quelque sorte représenter un préalable des
principes de l’universalité et de l’humanité. Les présupposés de Rawls ne
sont pas ceux de Kant mais il découle d’eux que quelque chose comme la loi
morale kantienne constituera un « bien primaire » sous-tendant tous les
autres, un bien que dans la position originelle les sociétaires choisiraient
certainement. On peut le présumer car la loi formalise le sens commun
éthique de la modernité ; la « bonne volonté » qu’elle informe est la Gesin-
nung intuitive des membres de la société démocratique moderne : la « for-
mule du devoir » a un socle historique, la théorie de la justice de Rawls
encadre la morale kantienne.
19. Certes, on n’aura pas par là résolu le problème de l’intention. Mais,
d’une certaine façon, on en aura moins besoin. Une démarche comme celle
de Rawls place les sujets en position de communauté : dans ces conditions,
une attente raisonnable de l’action morale d’autrui pourra remplacer les
introuvables critères extérieurs de la vertu. Cette position de communauté
équivaut au schème de l’action. Ou plutôt elle en est le symbole : nous
sommes toujours très loin de la position originelle.

7. Art. cité, p. 537. La distinction entre the Rational and the Reasonable se trouve dans le
même article.

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