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La révolution du livre

la révolution
du livre
Robert Escarpit

Deuxième édition revue et mise à jour, 1969

Cen re de d o c u m e n talion
d'Inlorma ion et de Recherche
pour le
dév F-lopp^mt nt culturel

Unesco Paris 1972


Première édition publiée en 1965
par l'Organisation des Nations Unies
pour l'éducation, la science et la culture,
place de Fontenoy, 75 Paris-7e
Deuxième édition revue et mise à jour, 1969
Réimpression, 1972
Couverture : Rolf Ibach
Imprimerie Firmin-Didot, Paris
© Unesco 1969 C O M . 7 1 / D . 4 7 a / F

/
A mes collaborateurs et anciens
collaborateurs du Centre de
sociologie des faits littéraires de
Bordeaux, et notamment à
M ' " Nicole Robine,
M . Jean Boussinesq,
M . Henri Marquier,
je dédie affectueusement ce livre
qui n'aurait jamais été ni conçu
ni réalisé sans leur aide
et leur soutien.
Préface

Les changements qui se sont produits dans le m o n d e de l'édition


au cours des dernières décennies sont d'une telle ampleur qu'ils
ont pris, c o m m e l'indique le titre d u présent ouvrage, les propor-
tions d'une véritable révolution. C o m m e toutes les autres révolu-
tions, celle-ci a des causes complexes et diverses : explosion d é m o -
graphique, diffusion de l'éducation, accroissement de la durée des
loisirs qui entourage la lecture, etc. Mais il convient aussi de m e n -
tionner à cet égard les étonnants progrès des techniques de pro-
duction et de distribution, qui ont rendu possibles les tirages consi-
dérables rendus nécessaires par l'augmentation d u nombre des
lecteurs. Les livres subissent une transformation qui tend à les
faire figurer parmi les principaux m o y e n s d'information de notre
époque, à côté de la presse, du cinéma, de la radio et de la télé-
vision.
Ce phénomène devait inévitablement retenir l'attention d'une
institution chargée, d'après son Acte constitutif, de promouvoir
« la libre circulation des idées par le m o t et par l'image » et de
faciliter « l'accès de tous les peuples à ce que chacun d'eux publie ».
Aussi, à la fin de 1964, la Conférence générale de l'Unesco a-t-elle
souligné l'importance d u rôle que jouent les publications dans le
progrès de la compréhension mutuelle et dans le développement
économique et social. Elle a également reconnu la nécessité de
renforcer la coopération internationale dans le domaine de l'édition
et de la diffusion des écrits et d'encourager la publication de livres
à bon marché. Elle a enfin r e c o m m a n d é q u ' u n nouveau programme
soit mis en œuvre en vue de stimuler la production et la distribution
de livres dans les pays en voie de développement.
Six ans après, à la suite de l'organisation d'une série de réunions
régionales sur la promotion du livre en Asie, en Afrique et en
Amérique latine (qui devait être suivie d'une réunion sur la pro-
motion d u livre dans les États arabes), la Conférence générale a
estimé qu'il serait bon de prendre une nouvelle initiative. Les
réunions d'experts avaient favorisé l'organisation et l'expansion
des industries nationales de production et de distribution des livres,
mais il apparaissait nécessaire d'attirer l'attention des pays tant
développés qu'en voie de développement sur le rôle des livres
dans la société. A sa seizième session, la Conférence générale a
donc proclamé, par acclamation, 1972 « Année internationale d u
livre ».
L a présente étude fait suite à Le livre dans le monde, ouvrage
de M . R . E . Barker, secrétaire de la British Publishers Association,
que l'Unesco a fait paraître en 1956. Elle a été rédigée par M . Robert
Escarpit, professeur à la Faculté des lettres et des sciences humaines
de Bordeaux, directeur de l'Institut de littérature et de techniques
artistiques de masse, et auteur de plusieurs autres livres sur ce
sujet. M . Escarpit traite ici des problèmes actuels de l'édition
sur la base de sa vaste expérience personnelle; les opinions qu'il
exprime ne sont donc pas nécessairement celles de l'Unesco.
Il est à espérer que l'ouvrage de M . Escarpit, en attirant l'atten-
tion sur la révolution d u livre, aidera à créer les conditions requises
pour que les nouvelles perspectives ouvertes par cette révolution
soient mises à profit dans l'intérêt de l'humanité tout entière.
T a b l e des matières

Avant-propos 11

Première partie Le livre et le m o n d e actuel


I Aperçu historique 15
II Les fonctions du livre 31

Deuxième partie Le nouveau visage de l'édition


I La production dans le m o n d e 55
Il Les grands courants d'échange 86

Troisième partie Perspectives d'avenir


I Le dilemme de l'édition 123
II La librairie et la diffusion de masse 143
III Pour un nouveau dialogue 158
Avant-propos

C e livre, publié en 1965 et révisé en 1969, n'a d'autre ambition


que de marquer une étape dans des recherches qui se sont largement
développées et généralisées depuis que R . E . Barker publiait en
1956 pour l'Unesco son étude Le livre dans le monde qui a été un
des premiers efforts sérieux de synthèse destinés à situer dans la
civilisation moderne un m o y e n de communication pourtant millé-
naire.
Les choses vont vite dans le m o n d e d u livre. Depuis 1958, date
à laquelle je publiais m a petite Sociologie de la littérature, tout
a changé, les livres, les lecteurs et la littérature. Les idées les plus
révolutionnaires sont devenues des lieux c o m m u n s et, dans tous
les pays, sous tous les régimes, des h o m m e s — chercheurs indi-
viduels o u équipes scientifiques — se penchent sur des problèmes
vitaux que naguère encore o n ne percevait pas. Le livre de diffusion
de masse — qu'on appelle selon les pays paperback o u livre de
poche — qui était naguère encore une fascinante nouveauté, est
devenu un des éléments les plus courants et les plus indispensables
de notre existence. Partout o n s'aperçoit que le livre fait partie
des media et que, loin d'être menacé dans son importance, il joue
un rôle de plus en plus grand au fur et à mesure que la c o m m u n i -
cation se développe entre les h o m m e s .
Depuis sa parution, La révolution du livre a été traduit en anglais,
en allemand, en japonais, en italien, en espagnol, en polonais, en
arabe, en iranien et des traductions tchèque et russe sont en
préparation. C'est dire que quelques-unes des questions qu'il
pose ont une signification universelle. Il n'entend pas donner des
réponses définitives, mais ouvrir quelques-unes des avenues qui
peuvent mener à des solutions. C e livre n'est pas définitif, aucun livre
honnête ne l'est. Beaucoup des faits qu'il utilise ont été recueillis
par l'Institut de littérature et de techniques artistiques de masse q u e
je dirige à l'Université de Bordeaux III, mais beaucoup proviennent
aussi soit des services de documentation de l'Unesco, soit des orga-
nisations nationales o u internationales de l'édition et de la librairie,
soit surtout des n o m b r e u x ouvrages publiés au cours des années
passées.
C'est seulement pour cimenter l'ensemble que j'ai introduit
quelques-unes des conclusions idéologiques provisoires auxquelles
je suis arrivé.
Elles doivent être remises en cause maintenant q u e ce travail,
ayant acquis sa forme définitive et jouant son rôle de jalon, ne
d e m a n d e q u ' à être dépassé. 1972 est l'Année internationale d u
livre. Cette année doit être l'occasion d'un bilan mondial et d'une
prise de conscience. L a révolution d u livre en arrive à la phase
des réalisations. C'est la plus redoutable, mais aussi la plus exal-
tante. Je ne serai que trop heureux si j'ai p u participer, si m o d e s -
tement que ce soit, à cet effort et à cette réalisation.
R. E.
Première partie Le livre et le m o n d e actuel
Chapitre premier Aperçu historique

Qu'est-ce qu'un livre ?

C o m m e tout ce qui vit, le livre est indéfinissable. Jamais en


tout cas nul n'est parvenu à donner de lui une définition à la fois
complète et permanente. C'est qu'un livre n'est pas u n objet
c o m m e les autres. Q u a n d o n le tient dans sa main, o n ne tient
que du papier : le livre est ailleurs. Pourtant il est aussi dans les
pages, et la pensée seule sans l'appui des mots imprimés ne sau-
rait constituer u n livre. U n livre est une « machine à lire », mais
on ne peut jamais s'en servir mécaniquement. U n livre se vend,
s'achète, s'échange, mais o n ne doit pas le traiter c o m m e une
marchandise quelconque, car il est à la fois multiple et unique,
innombrable et irremplaçable.
Il est le fruit de certaines techniques mises au service de cer-
taines intentions et susceptibles de certaines utilisations. O n en
pourrait dire autant de la plupart des produits de l'industrie
humaine, mais la particularité du livre est que les intentions,
les utilisations, les techniques qui convergent pour le définir, loin
de se laisser capturer par le phénomène, le débordent largement,
conservent en quelque sorte leur autonomie; évoluent au gré des
circonstances historiques, réagissent les unes sur les autres, modi-
fiant mutuellement leur contenu et faisant varier à l'infini n o n
seulement le livre lui-même, mais sa situation et son rôle dans la
vie individuelle o u sociale des h o m m e s .

15
Le livre et le monde actuel

E n divers points de cette évolution le livre a franchi plusieurs


fois des seuils au-delà et en deçà desquels les m ê m e s définitions
ne sont pas valables, car il s'agit de véritables mutations. U n e
de ces mutations est, dans la deuxième moitié d u xx* siècle, en
train de se produire.
L'apparition d'une première forme du livre semble se situer au
début du premier millénaire avant l'ère chrétienne. Elle est vrai-
semblablement liée à l'emploi de divers types de supports souples
et légers pour l'écriture : écorce, fibre végétale o u tissu. Biblos,
en grec, est la fibre intérieure de certains roseaux, notamment le
papyrus ; liber, en latin, est la couche fibreuse située au-dessous
de l'écorce des arbres ; book, en anglais, et Buch, en allemand,
appartiennent à la m ê m e racine indo-européenne que bois en fran-
çais ; kniga, en russe, est probablement venu, à travers le turc et
le mongol, du chinois king, qui désigne le livre classique, mais
désignait à l'origine la trame de la soie1.
Pourquoi cette préoccupation technique quasi universelle ? Et
pourquoi cette exigence d'un certain type de matériau ? Avant
l'invention du papyrus ou du tissu de soie, n'y avait-il donc point
de livres ? L'histoire pourtant ne cesse de reculer ses limites avec
la découverte de monuments gravés de plus en plus anciens. Les
fouilles d u Moyen-Orient nous ont révélé l'existence de véritables
« bibliothèques » plusieurs fois millénaires, composées de tablet-
tes en terre cuite. Les racines m ê m e de mots c o m m e gramma,
littera, scribere nous font remonter au temps où l'on égratignait
une matière dure pour pérenniser la parole. N o m b r e d'œuvres
littéraires nous ont été transmises par de tels procédés. A l'époque
où le lapidaire manie seul l'écriture il y a déjà des littératures,
mais il n'y a pas encore de livres, car il m a n q u e au document
écrit une qualité essentielle : la mobilité.
Verba volant, scripta manent : l'écriture a permis la conquête
du temps par le mot, mais le livre a permis la conquête de l'es-

1. U n e exception notable toutefois : celle des langues sémitiques, dans les-


quelles les racines ktb et sfr, désignant le livre, semblent n'avoir aucun lien
avec la matière du livre.

16
Aperçu historique

pace. Les supports souples et légers qui, il y a quelque trente


siècles, ont donné ses divers n o m s au livre, ont ouvert la voie à
deux progrès décisifs : d'une part la possibilité de copier rapide-
ment et facilement u n texte long, d'autre part la possibilité de
transporter rapidement et facilement n'importe o ù u n nombre
considérable de copies de ce texte.
Tant que le poète a été u n conteur oral, il n'a pu, pour dépasser
le cercle de ses auditeurs immédiats, compter que sur la répétition
de bouche à oreille. L'écriture lui a permis de s'adresser à la
postérité. Grâce au livre il peut prétendre, au moins théorique-
ment, s'adresser à l'humanité entière. C'est ainsi que la révolution
technique qui crée le livre, le révèle à la conscience des peuples,
est intimement liée à l'idée de diffusion.
L'idée de diffusion est le fil conducteur qui nous permet de
suivre le livre dans ses mutations successives. N o u s insistons sur
ce point, car il est tout à fait impossible de comprendre les pro-
blèmes posés au xx* siècle par la création littéraire, l'édition, la
librairie et la lecture, si l'on se contente de considérer le livre
c o m m e une archive, c o m m e une réserve de notions intellec-
tuelles o u de formes verbales dans laquelle on puise selon ses
besoins, o u m ê m e c o m m e u n m o y e n de communication à sens
unique. E n tant que document écrit le livre est tout cela, mais en
tant que livre il est bien autre chose. Parce que sous u n faible
volume il possède un contenu intellectuel et formel de haute den-
sité, parce qu'il passe aisément de main en main, parce qu'il peut
être copié et multiplié à volonté, le livre est l'instrument le plus
simple qui, à partir d'un point donné, soit capable de libérer
toute une foule de sons, d'images, d e sentiments, d'idées, d'élé-
ments d'information en leur ouvrant les portes d u temps et de
l'espace, puis, joint à d'autres livres, de reconcentrer ces données
diffuses vers une multitude d'autres points épars à travers les
siècles et les continents en une infinité de combinaisons toutes
différentes les unes des autres.
C e schéma varie beaucoup dans ses applications, mais on le
retrouve inchangé quelle que soit la qualité d u matériel littéraire
colporté par le livre, quelle que soit l'étendue géographique,

17
Le livre et le monde actuel

historique ou sociale d u phénomène. L e livre est ce qu'est sa


diffusion. C'est pourquoi les mutations qu'il subit sont étroite-
ment liées aux innovations techniques qui l'adaptent aux besoins
successifs des écrivains dont il enregistre la parole et des sociétés
auxquelles il la diffuse.

Les mutations du livre

L a première étape fut sans doute celle du volumen, rouleau de


feuilles de papyrus collées les unes aux autres, qui donnait à
une œuvre entière la forme maniable exigée par une vie littéraire
du type de celle qui existait à Athènes, puis à R o m e à l'époque
classique, avec ses ateliers de copistes, véritables maisons d'édi-
tion, ses librairies et le « dépôt légal » des grandes bibliothèques1.
Il s'agissait là d'une diffusion relativement réduite, limitée aux
amateurs riches, aux lettrés vivant dans l'entourage d'un mécène
et plus tard aux universitaires ou aux clercs. D a n s le cadre limité
de la cité antique la lecture publique restait le m o y e n le
plus courant de publication. Les documents courts étaient consi-
gnés sur des tablettes de cire et, pour les écrits courants, on dispo-
sait, depuis le m " siècle avant notre ère, du parchemin, matière
plus vulgaire mais moins fragile et moins coûteuse que le papyrus.
Son bon marché, précisément, et sa robustesse firent d u par-
chemin l'instrument de la mutation suivante. Taillé en feuilles,
puis cousu en cahier, il donna le codex, qui déjà présente la dis-
position en pages caractéristique d u livre moderne. Bien mieux
que celle d u volumen cette disposition est fonctionnellement
adaptée à la référence et à la recherche érudite. C'est la forme
idéale pour le document juridique (code vient d'ailleurs de codex),
pour le texte sacré, pour le document savant. Elle convient à
une civilisation moins préoccupée de belles-lettres que de sécurité

1. Sur le livre dans l'antiquité, voir le vieil ouvrage de T h . BIRT, Das antike
Buchwesen, 1882, ou le classique manuel de S. D A H L , Histoire du livre de
fantiquité à nos ¡ours, 1933.

18
Aperçu historique

politique, de théologie et de sauvetage d u savoir antique. A partir


du iv* siècle de notre ère et pour plus de mille ans, le manuscrit
de feuilles de parchemin reliées devient entre les mains des clercs
le m o y e n universel de conservation, de communication et de
diffusion de la pensée n o n seulement à travers le m o n d e chrétien,
mais aussi à travers le m o n d e arabe et juif.
L'importance vitale d u livre est telle a u m o y e n âge qu'il
n'existe point d'oeuvre plus méritoire que de copier ou d'enluminer
un manuscrit. L e transport des livres est organisé avec soin de
monastère à monastère, de ville à ville, parfois sur de très grandes
distances1.
Parce que leurs mérites artistiques leur ont valu de survivre,
nous avons surtout gardé le souvenir des beaux manuscrits enlu-
minés du bas m o y e n âge, mais il existait aussi des éditions b o n
marché pour l'usage quotidien, notamment des livres d'heures.
Dès leur apparition les universités organisèrent la copie des textes
classiques à l'intention des étudiants. Pour se procurer ses livres
d'étude un écolier d u xin* siècle ne grevait en proportion guère
plus son budget qu'un de ses successeurs d u X X e siècle*.
Pourtant, si ingénieuse qu'en fût l'organisation, la copie
manuelle avait ses limites. Dès le xrv* siècle, des couches nouvelles
de la société accédèrent à la lecture jusque-là réservée aux clercs.
Ces nouveaux lecteurs, nobles ou bourgeois, marchands o u magis-
trats, n'avaient guère le goût de latiniser dans la vie quotidienne.
Os voulaient des ouvrages techniques, certes, mais aussi des livres
de délassement et d'imagination écrits en bonne langue romane.
Ainsi naquit le r o m a n , dont la vogue précipita la nouvelle et déci-
sive mutation d u livre, celle de l'imprimerie.

1. Dans les Mélanges d'histoire économique et sociale, en h o m m a g e au profes-


seur Antony Babel, Genève, 1963, on trouvera, aux pages 96 à 127, un curieux
article de M . Stelling M I C H A U D sur < Le transport international des manus-
crits juridiques bolonais entre 1265 et 1320 ».
2. Dans l'introduction (p. 9-13) du livre de L . F E B V R E et Henri-Jean M A R T I N ,
L'apparition du livre, Paris, 1958, on trouvera une description du mécanisme
des éditions de textes universitaires. L e manuscrit authentique et faisant foi
était loué sous la garantie de l'université par les libraires c stationnaires >
aux étudiants désireux de le copier ou encore à des copistes sous-traitants.

19
Le livre et le monde actuel

Du livre imprimé au « best-seller »

Les effets de l'imprimerie furent immédiats et spectaculaires,


mais elle ne vint qu'en son temps, ce qui montre que la novation
technique ne s'impose que si elle répond à u n besoin social. L e
papier, indispensable au développement de l'imprimerie c o m m e
le pneu et le m a c a d a m l'ont été plus tard au développement de
l'automobile, était connu en Chine depuis plus de mille ans quand
il atteignit l'Europe au milieu du xu e siècle — et encore y fut-il
mal accueilli par les autorités, inquiètes de sa fragilité1. Il fallut
beaucoup moins de temps — deux ou trois ans — à l'impression
par caractères mobiles pour faire le m ê m e chemin. C'est que les
temps étaient révolus. Les circonstances exigeaient qu'on décou-
vrît, inventât l'imprimerie.
Certes l'imprimerie eut la chance de rencontrer en Europe des
langues employant l'écriture alphabétique de vingt-six lettres,
la mieux adaptée à son usage, mais elle eut surtout la chance d'y
rencontrer des civilisations en plein essor économique et culturel,
auxquelles la diffusion des documents écrits commençait à poser
d'insurmontables problèmes.
L a découverte peut-être la plus décisive de l'histoire apparut
tout prosaïquement aux premiers imprimeurs c o m m e u n procédé
c o m m o d e pour accélérer la copie des livres, en améliorer la pré-
sentation et en abaisser le prix de revient. Tout, dans la typogra-
phie, la fabrication, la mise en vente, indique que leur principal
souci fut le rendement commercial. O n retrouve le m ê m e souci
dans le choix des premiers textes imprimés, tous de bonne vente :
ouvrages religieux, romans, recueils d'anecdotes, manuels techni-
ques, livres de recettes, voilà l'essentiel du catalogue de ces h o m -
mes pratiques2.

1. O n a commencé à importer le papier en Italie au xif siècle. Il venait


d'Orient, apporté par les Arabes. O n commença à le fabriquer en Italie au
début du xiv* siècle mais, dès le xin" siècle, malgré l'interdit de certaines
chancelleries, il était d'usage courant en France et en Suisse.
2. Sur toute cette période de l'histoire du livre, voir A . F L O C O N , L'univers des
livres, Paris, 1961, et notamment la troisième partie : « Les livres imprimés
anciens ».

20
Aperçu historique

Le succès de l'entreprise dépassa leurs espérances. Parti de


Mayence, en 1 4 5 4 , le livre imprimé atteignait R o m e en 1464,
Paris en 1470, Valence, en Espagne, en 1474 et Londres en 1476.
Certains auteurs évaluent à vingt millions le nombre des incuna-
bles, c'est-à-dire des livres imprimés entre 14S0. et 1500, dans
une Europe qui comptait moins de cent millions d'habitants, pour
la plupart illettrés1. Vers 1 5 3 0 le livre prenait pied en Amérique
où le vice-roi Antonio de M e n d o z a l'implantait en Nouvelle-Espa-
gne, à Mexico.
Le livre avait acquis u n e nouvelle dimension. Il eut tôt fait
de l'explorer. Les premiers incunables étaient tirés à quelques
centaines d'exemplaires. L e tirage m o y e n des livres ne dépassa
1 000 qu'au milieu du xvi" siècle. A u xvrT siècle, il se situait entre
2 000 et 3 000 et demeura à ce niveau jusqu'à la fin du x v m " siè-
cle. Sauf exception, il était difficile d'aller plus loin avec la presse
à main. D'ailleurs les imprimeurs, qui maintenant se distinguaient
des libraires, chargés d'assurer la distribution, auraient craint
d'avilir leur marchandise en la multipliant. D e s ordonnances cor-
poratives limitaient à la fois le nombre des imprimeries et l'impor-
tance des éditions. Malgré une tendance constante à la baisse, le
prix du livre en Europe occidentale se maintint donc à u n niveau
qui le rendait accessible à la bourgeoisie aisée, mais n o n aux
membres des classes moyennes et encore moins aux travailleurs.
Ces derniers, s'ils n'étaient pas entièrement analphabètes, dispo-
saient, pour satisfaire leurs besoins en lecture, des publications
plus éphémères que leur offrait la hotte d u colporteur :
« canards », ballades ou almanachs'.
O n peut donc dire que la grande littérature européenne des
xvie, xvii* et xviii* siècles, dont le livre imprimé a été le support
et le véhicule, n'est distribuée par lui que dans u n cercle social
fort étroit.
L'Angleterre était, au x v m e siècle, le pays le moins illettré

1. C'est l'évaluation, peut-être optimiste, de L. F E B V R E et H.-J. M A R T I N , op. cit.,


p. 377.
2. Voir sur cette question le livre de David T . P O T T I N G E R , The French book-
trade in the Ancien Régime. 1500-1791, Harvard, 1958.

21
Le livre et le monde actuel

d'Europe et celui où l'édition connaissait la prospérité la plus


grande. Pourtant les succès de librairie les plus fameux — Pamela
ou Joseph Andrews — n'y ont jamais dépassé une vente de quel-
ques milliers d'exemplaires1. E n France, les tirages étaient nette-
ment inférieurs et, si la boutade de Voltaire — cinquante lecteurs
pour u n livre sérieux, cinq cents pour un livre agréable — est
certainement exagérée, il n'en reste pas moins que les lecteurs de
livres constituaient une petite aristocratie de la culture écrite, de
la « littérature », c o m m e on disait alors.
Cette aristocratie était internationale. L'absence de tout accord
sur la propriété littéraire donnait à l'édition pirate un essor m o r a -
lement contestable mais culturellement bénéfique. C'est ainsi que
l'édition américaine s'est magnifiquement développée après l'indé-
pendance des Etats-Unis en se greffant parasitairement sur l'édi-
tion britannique. D u fait de leurs traditions commerciales ou de
leur situation politique, certaines villes c o m m e Amsterdam ou
L y o n furent, pendant des siècles, des centres internationaux de
diffusion à l'usage des lettrés. Il avait fallu plus de quatre siècles
à La divine comédie pour faire le tour de l'Europe. Il suffit de
vingt ans au Quichotte et de cinq ans à Werther. Cinq o u six
grandes langues se partageaient l'univers littéraire. Jamais le senti-
ment d'une c o m m u n a u t é universelle des lettrés ne fut plus vivace
qu'au xviiie siècle.
Pourtant ce cosmopolitisme aristocratique était directement
menacé. Depuis longtemps le livre préparait contre lui sa qua-
trième mutation, celle d u machinisme. Les signes avant-coureurs
en étaient visibles dès l'époque des philosophes. C o m m e au xv* siè-
cle, de nouvelles couches sociales, notamment la petite bourgeoisie,
accédaient à la lecture et demandaient des livres à u n système
qui n'était pas conçu pour elles, qui, par définition, les excluait.
C e nouveau besoin de lectures est une des causes d u déve-

1. D'après Richard D . A L T I C K , The English common reader, p. 49-50, Chicago,


1957, les éditions de ces best-sellers ne dépassaient jamais les 4 000 exem-
plaires. Le chiffre habituel était de 500 ou 1 000. U n livre avait de 3 à 5
éditions en cas de succès.

22
Aperçu historique

loppement de la presse, pourtant bien modeste encore dans ses


tirages.
Devant un marché qui se développe, l'imprimerie et la librairie
font peau neuve. L'entreprise capitaliste naissante intègre le livre
à ses structures. Entrepreneur responsable, l'éditeur apparaît,
reléguant l'imprimeur et le libraire à des besognes annexes. Par
contrecoup, la profession littéraire s'organise. Laissée jusque-là
au riche amateurisme ou au mécénat, elle revendique la rentabi-
lité. D u D r Johnson à Diderot, les h o m m e s de lettres posent le
problème du droit d'auteur et de la propriété littéraire.
D a n s le dernier tiers d u x v m ° siècle, des vagues idéologiques
contradictoires, mais toutes convergeant vers la diffusion d u livre
dans ce qu'on appelait alors le peuple — méthodisme en Angle-
terre, encyclopédisme puis esprit révolutionnaire en France et,
à un moindre degré, Aufklàrung en Allemagne — donnèrent
soudain au besoin de lectures u n caractère d'urgence.
C'est alors qu'en quelques années — de 1 8 0 0 à 1820 — une
série d'inventions bouleversa la technique de l'imprimerie : presse
métallique, presse à rouleaux et à pédale, presse mécanique à
vapeur. L e règne de Napoléon n'était pas achevé qu'on pouvait
imprimer en une heure plus de feuilles qu'en u n jour quinze ans
auparavant. L'ère des gros tirages pouvait commencer.
C'est en Angleterre qu'elle débuta, car la plupart des perfec-
tionnements de l'imprimerie étaient d'origine anglaise. Walter
Scott en fut le prophète avec ses romans, mais c'est Byron qui
l'ouvrit vraiment en 1814 par son fameux exploit d u Corsaire :
10 0 0 0 exemplaires vendus le jour de la publication. L a vague
atteignit la France vers 1830, en m ê m e temps que la presse à
grand tirage1. Avant 1848, elle avait couvert le reste de l'Europe
et l'Amérique.
Les effets de ce changement d'échelle furent profonds. D'abord

I. Exactement en 1836, avec La presse, d'Emile de G I R A R D I N . E n un an, les


abonnés des journaux parisiens passèrent de 70 000 à 200 000 (E. BOIVIN,
Histoire du journalisme, Paris, 1949). Dans le domaine littéraire, les effets
des gros tirages sefirentsentir un peu plus tard, entre 1840 et 1848.

23
Le livre et le inonde actuel

l'écrivain perdit le contact avec l'immense majorité de ses lecteurs.


Seule la couche des lettrés continua à participer, soit directement,
soit par l'intermédiaire de la critique, à l'élaboration d'une opi-
nion littéraire influente. Les autres lecteurs, relégués dans l'ano-
nymat, nefigurèrentplus dans la mythologie des lettres q u e sous
la forme d'une mer sans rives sur lesflotsde laquelle le poète lan-
çait à l'aveuglette sa bouteille.
Il n'était pourtant plus possible d'ignorer l'existence des masses
lisantes, qui désormais portaient le livre et assuraient sa renta-
bilité. D e m ê m e que jadis les bourgeois du xive et du xv* siècle
avaient imposé la langue vulgaire au livre latinisant des clercs, de
m ê m e les nouveaux lecteurs populaires d u xix" siècle imposent la
langue nationale au livre cosmopolite des lettrés. C'est ainsi que
les gros tirages exigent et permettent à la fois la dispersion
des langues littéraires conduisant à l'autonomie nationale des
littératures. Avec l'éveil des nationalités, le livre épouse son
siècle.
Il l'épouse aussi avec l'éveil de la conscience de classe. Tour
à tour le cabinet de lecture, le roman-feuilleton, la bibliothèque de
prêt le diffusent de plus en plus profondément dans les couches
sociales que les progrès de l'éducation lui ouvrent. Dans la pensée
révolutionnaire de 1848 le livre devient un symbole fondamental.
O n sait maintenant que le chemin de la liberté passe par les
conquêtes culturelles. E n France, sous le Second Empire, l'éditeur
républicain Jules Hetzel et le fondateur de la Ligue de l'enseigne-
ment, Jean M a c é , s'associent pour faire du livre à grande diffu-
sion une arme au service d u peuple.
Mais c'est en Angleterre, où se développent plus tôt qu'ailleurs
les conséquences inéluctables de l'industrialisation capitaliste,
qu'on voit apparaître les premiers signes d'une nouvelle et cin-
quième mutation d u livre. Alors qu'on vend déjà la nouveauté
de librairie au prix qui restera le sien jusqu'à la deuxième guerre
mondiale : 10 shillings 6 pence (half a guinea, monnaie de compte
pour marchandise de luxe), on voit apparaître à partir de 1885
des réimpressions populaires d'ouvrages de qualité dont les prix
sont de l'ordre de 6 pence et dont les tirages se chiffrent par

24
Aperçu historique

dizaines de milliers d'exemplaires. Tout à la fin d u siècle, o n


vendra pour 1 penny des romans et des poèmes condensés et,
à partir de 1896, un éditeur offrira m ê m e , pour ce prix, des textes
non abrégés de Goldsmith, de P o e , de Scott, de Dickens, de
D u m a s , de Sue et de Mérimée 1 !•
Cependant il était encore trop tôt pour de pareilles entreprises.
D a n s une société dépourvue de toute mobilité interne, les
< masses » intéressées par ces lectures n'étaient encore que des
minorités privilégiées. Si, d u fait de la croissance rapide de ses
centres urbains, l'Angleterre possédait une certaine avance en ce
domaine, la majorité de la population des autres pays civilisés
était encore tributaire, pour ses lectures; du matériel de kiosque
et de colportage : éditions mutilées d'anciens classiques, romans
sentimentaux,, récits traditionnels, gauloiseries, rengaines, alma-
nachs, etc.' D a n s certaines parties d u m o n d e , cette situation devait
se prolonger jusqu'au-delà de la première guerre mondiale et
m ê m e jusqu'à la deuxième moitié d u X X e siècle.

La communication de masse

Pourtant, avant m ê m e le début d u siècle, le plus ancien des


moyens de communication de masse avait fait son apparition et
pris un peu partout dans le m o n d e la relève du colporteur : le
journal à grand tirage issu de la presse bon marché des années
1830 passait, avant 1 9 0 0 , le cap d u million d'exemplaires. U n
demi-siècle plus tard, la presse britannique battait tous les records
de diffusion avec le tirage à jamais inégalé de 6 0 0 exemplaires
quotidiens pour 1 0 0 0 habitants. Loin derrière le R o y a u m e - U n i
venaient, dans la catégorie des 4 0 0 exemplaires, les pays scandi-

1. Il s'agit de la Penny Library of Famous Books de George N e w n e . Voir à


ce sujet R . D . A L T I C K , op. cit., p. 314-315.
2. Sur la situation en France au milieu du xrx* siècle, il existe l'ouvrage, ines-
timable parce que unique en son genre, de Charles N I S A R D , Histoire des
livres populaires ou de la littérature de colportage, Paris, 1964.

23
Le livre et le monde actuel

naves, l'Australie et le Luxembourg, dans la catégorie des 300,


la Nouvelle-Zélande, les Etats-Unis et la Belgique, puis, dans la
catégorie des 100 à 200, le peloton des quelque vingt nations
économiquement et techniquement évoluées qui, pratiquement,
se partageaient le reste d u papier journal mis en circulation dans
le m o n d e .
A u x abords de 195 5 le point culminant fut atteint. Depuis
cette époque, si le journal continue à se développer, mais à un
rythme plus lent, dans les pays qui ont un retard culturel à rat-
traper, il est en nette régression dans les autres1. C'est qu'il a
rencontré de sérieux concurrents dans le cinéma, la radio, la télé-
vision.
Ces nouveaux moyens de communication de masse ont en effet
des possibilités que ne possède pas le journal. Ils sont aptes non
seulement à la diffusion de l'information, mais encore à l'expres-
sion artistique. L e journal a bien essayé, au XIXe siècle, de relayer
le livre dans son rôle littéraire, mais le roman-feuilleton n'a jamais
eu bonne presse auprès des lettrés. M ê m e quand il est de bonne
qualité, il est incomparablement moins efficace qu'un film, une
émission radiophonique ou u n spectacle télévisé.
A partir de la fin de la première guerre mondiale et sans autre
interruption que les cinq années de la deuxième, les moyens de
communication de masse audio-visuels distribuent des quantités
toujours accrues d'information et de matière artistique (l'une et
l'autre de niveau il est vrai très variable) dans des zones sociales
jusque-là totalement déshéritées d u point de vue culturel. A la
limite m ê m e , la télévision, pénétrant dans les foyers, en arrive à
imposer les plus hautes manifestations artistiques là où l'analpha-
bétisme, l'ignorance, la misère avaient empêché le livre de prendre
pied.
Outre leur polyvalence et leur ubiquité, ces moyens de c o m m u -

1. Le tirage des journaux britanniques est retombé en 1965 à 479 exemplaires


pour 1 000 habitants. C'est la Suède qui prend la tête avec 505. L a promotion
la plus spectaculaire est celle d u Japon, qui passe de 224 en 1952 à 451 en
1965. Les Etats-Unis, au contraire, diminuent de 342 à 310.

26
Aperçu historique

nication de masse possèdent sur le livre u n double avantage : ils


coûtent relativement peu et leur présentation est agréable. A u
contraire, le beau livre est cher et le livre b o n marché, avec sa
couverture terne, son papier grisâtre, son impression en pattes de
mouche, est affreusement triste et laid. C'est pourquoi le cinéma,
la radio, la télévision font subir au livre une pression à la fois
économique et esthétique. Q u a n d , en entrant dans n'importe quel
cinéma de quartier, on peut, pour le prix d'une heure de travail,
assister deux heures durant au déroulement d'une belle histoire
dans u n cadre élégant et confortable, pourquoi irait-on dépenser
le prix de trois o u quatre heures de travail ou plus pour lire la
m ê m e histoire dans un livre d'autant plus rébarbatif qu'il est meil-
leur marché ?
D e toutes ces considérations, c'est peut-être celle de la beauté
la plus importante. Depuis la deuxième guerre mondiale, l'emploi
des matières plastiques synthétiques et la vulgarisation de l'esthé-
tique industrielle ont, d'une manière générale, habillé la vie
quotidienne de l'homme d u peuple d'un vêtement sans laideur.
D a n s le domaine commercial, cette évolution avait c o m m e n c é
dès avant la guerre, avec le magasin à prix unique, version embel-
lie du Woolworth anglo-américain. C e fut u n choc émotionnel
considérable pour le consommateur modeste que de se trouver
soudain servi sous des lumières gaies, au son d'une musique
douce, par des vendeuses coiffées et manucurées. Ainsi 1935 a
été, dans beaucoup de pays, l'année d u magasin à succursales
multiples, c'est-à-dire l'année où une certaine forme de la beauté
est entrée dans l'existence collective c o m m e une sorte de service
public. Il n'est peut-être pas inutile de rappeler que le métro
de Moscou, dont les ors et les rocailles ont, dans une autre struc-
ture sociale, joué le m ê m e rôle d'embellissement de la vie quoti-
dienne, date lui aussi de 1935.
Et 1935 est aussi l'année où sir Allen Lane fonda en Angle-
terre les éditions Penguin. Les volumes Penguin n'étaient peut-être
pas très beaux, mais la jaquette rouge et blanche de ces paperbacks
(volumes brochés) à 6 pence était d'une gaieté inaccoutumée pour
des livres de cette catégorie. E n Allemagne, les vieilles éditions

27
Le livre et le monde actuel

Tauchnitz* durent bien vite se mettre au goût d u jour tel que


l'exprimait ce jeune concurrent et troquer leur sinistre couverture
typographique contre des jaquettes aux couleurs tendres et assor-
ties aux genres littéraires.
L e Penguin ne prétendait pas être un livre de masse. N o n sans
un certain snobisme, ses dirigeants ont m ê m e longtemps affecté
de refuser ce rôle et peut-être en effet n'était-il pas dans leurs
intentions de le jouer'. Mais l ' h o m m e propose et l'histoire dispose.
Encore une fois la mutation arrivait exactement en son temps et
l'apparition des Penguin coïncidait avec une conjoncture histo-
rique favorable au livre de masse. Quelques années plus tôt, en
France, des expériences c o m m e celles de Fayard ou de Ferenczi,
tentées dans un esprit analogue et probablement dans des condi-
tions financières meilleures, n'avaient pas donné les résultats qu'on
pouvait escompter. L e « Livre moderne illustré », de J. Ferenczi,
où furent réimprimés les best-sellers de Colette, de Mauriac et de
Giono, se vendait déjà 3 francs 5 0 — à peu près l'équivalent d'un
shilling — quand apparurent les Penguin. Il ne dut une précaire
survie qu'à l'abandon de ses intentions vulgarisatrices. L a collec-
tion « Reklam », en Allemagne, et la « Colección Universal » de
Calpe, en Espagne, étaient probablement mieux conçues c o m m e r -
cialement, mais il leur manquait un marché suffisamment vaste
pour permettre de gros tirages.
L'entreprise des Penguin, au contraire, prospéra et s'étendit
dans une direction que n'avait peut-être pas prévue son fonda-
teur. E n tout cas, qu'il l'ait voulu ou non, en faisant sa tentative

J. C'est en 1841 que Christian Bernhard Tauchnitz, neveu d'un éditeur de


Leipzig, fonda la fameuse collection d'auteurs britanniques et américains
qui devait publier près de 6 000 titres en un siècle. Sur ce point et sur toute
l'histoire du paperback, voir la première partie du livre de Frank L . S C H I C K ,
The paperbound book in America, N e w York, 1958.
2. O n relève dans un prospectus des éditions Penguin de 1964 la déclaration
suivante, empreinte d'une caractéristique smugness : c N o n qu'il s'agisse d'une
production pour les masses. Onze millions de Penguin vendus dans le
Royaume-Uni en une année ne représentent jamais qu'un Penguin acheté
par un Anglais sur cinq. Les Penguin sont faits pour une minorité (relative-
ment élevée) qui est une minorité d'élite ! »

28
Aperçu historique

à l'instant historique précis où elle devait se faire, sir Allen L a n e


a ouvert la porte au livre de masse.
L a mutation s'est produite rapidement sous l'effet de facteurs
d'accélération puissants. L a guerre, l'instauration de régimes socia-
listes dans une grande partie des nations productrices de livres, la
décolonisation et ses conséquences culturelles ont été les plus
importants de ces facteurs.
L a nécessité de fournir des lectures abondantes et b o n marché
aux millions de soldats américains dispersés dans le m o n d e est
probablement ce qui a décidé les éditeurs des Etats-Unis à s'inté-
resser sérieusement au paperback. Quelle que soit l'orientation
idéologique des pays, le désir de faire connaître à l'extérieur la
pensée nationale a poussé aux gros tirages et aux prix réduits.
C'est par centaines de milliers que les centres culturels installés à
l'étranger par les grandes puissances ont distribué les livres. Enfin,
dans les pays où la promotion culturelle devançait l'évolution
économique, seul le livre de masse pouvait faire face à la d e m a n d e
des nouveaux lecteurs.
Ainsi est né ce nouveau livre qui, depuis 1950, a pratiquement
conquis le m o n d e , y compris la France pourtant longtemps figée
dans la conviction qu'elle n'avait, dans le domaine d u livre broché,
rien à apprendre des autres.
Il se présente imprimé sur un papier courant, mais agréable,
solidement broché en une jaquette de couleur, presque toujours
illustrée. Son tirage n'est jamais inférieur à quelques dizaines de
milliers et son prix n'est jamais supérieur pour un volume au gain
d'une heure de travail. L e choix de ses titres est éclectique. O n y
trouve des réimpressions de best-sellers, mais aussi des ouvrages
originaux. Il accepte le classique, le roman nouveauté, le manuel
technique, l'ouvrage scientifique et m ê m e l'instrument de réfé-
rence, dictionnaire ou répertoire. Sa mobilité intellectuelle est
extrême : u n catalogue américain offrait en 1961 plus de 11 0 0 0
titres disponibles à la vente en paperbacks.
E n 1960 une exposition organisée à Londres par la National
B o o k League réunissait 1 0 0 0 paperbacks en 3 0 langues et prove-
nant de pays aussi différents que la République fédérale d'Alle-

29
Le livre et le monde actuel

magne, l'Allemagne orientale, le Canada, les Etats-Unis


d'Amérique, la France, l'Inde, l'Indonésie, l'Iran, les Pays-Bas,
le Pakistan, le Royaume-Uni, la Suède et l'URSS 1 . C e n'était
qu'un échantillon et quelques mois plus tard il était déjà dépassé.
U n révolution était en marche.

1. Voir l'article de Desmond F L O W E R , < A revolution in publishing >, dans


The Times supplement on paperbacks du 19 mai 1960, et celui de J. E . M O R -
P U R G O , « Paperbacks accross frontiers », dans The library journal (New York),
15 janvier 1961.

30
Chapitre II Les fonctions du livre

Un art impur

L a littérature est un art impur. L a lettre, en effet, qui est son


m o y e n d'expression spécifique et qui lui donne son n o m , est à
la fois objet et signe. E n tant qu'objet, elle a une forme qui est
perçue, interprétée et appréciée selon u n système de valeurs plas-
tiques. E n tant que signe, elle a un contenu qui est perçu, inter-
prété et apprécié selon u n système de valeurs sémantiques qui ne
coïncide pas avec celui des valeurs plastiques.
E n fait la situation est plus complexe encore. L a lettre-objet ne
se présente jamais seule. Elle fait partie d'une typographie qui,
elle-même, n'est qu'un élément de l'ensemble artistique constitué
par la mise en page, l'impression, l'illustration, la reliure, en u n
mot l'esthétique objective d u livre. Et, dès lors que nous considé-
rons le livre c o m m e un objet d'art dont le texte (pris dans sa
réalité matérielle) n'est qu'un des éléments, il nous faut le voir
c o m m e inséré dans le réseau de circonstances sociales qui régis-
sent la distribution des objets d'art : commerce, investissements,
fétichisme, consommation ostentatoire, recherche d u status
symbol, etc.
D'autre part, la lettre-signe a un contenu ambigu et multiple.
Combinée à d'autres lettres pour former des mots eux-mêmes
combinés en phrases, elle contribue en fin de compte à transmettre
à différents niveaux des messages d'ordre rationnel, pratique ou
affectif, mais toujours intellectuel. Elément d'une pensée en quel-
que sorte « congelée » dans l'écriture, mais susceptible d'être

31
Le livre et le monde actuel

réactivée n'importe où et n'importe quand par la lecture, la lettre


est un « outil à information ». Mais, en m ê m e temps, prise indi-
viduellement ou dans son contexte, elle est l'image visible d'un
son. Ecrire un mot, c'est en s o m m e le prononcer à retardement et
par procuration. L a lecture réactive ce contenu sonore tout c o m m e
le contenu intellectuel, mais il n'y a pas forcément coïncidence,
ni concomitance entre les deux réactivations. L a lettre « outil
à parole » peut très bien se dissocier de la lettre « outil à infor-
mation >.
Il s'ensuit que le livre, outre u n objet d'art, est à la fois u n
m o y e n d'expression sonore (les sons pouvant être combinés c o m m e
une musique sans signification) et u n m o y e n de communication
intellectuelle (le sens pouvant être perçu indépendamment d u
schéma sonore original, c o m m e c'est le cas quand on lit une tra-
duction).
O n pourrait signaler bien d'autres ambiguïtés, mais ces trois
orientations indépendantes sinon toujours divergentes suffisent à
montrer pourquoi il est impossible d'appliquer à la littérature les
m ê m e s catégories et les m ê m e s concepts esthétiques qu'aux autres
arts. D a n s la mesure où l'acte littéraire est u n acte de c o m m u n i -
cation par l'intermédiaire d u livre, la littérature au sens large d u
mot suppose le livre en m ê m e temps qu'elle est sa raison d'être.
Elle participe donc de sa nature incertaine et partage ses ambi-
guïtés. N o u s s o m m e s ici dans u n domaine où les définitions sont
fuyantes et les critères imprécis.
L e m o y e n de rétablir la cohérence et la rigueur esthétique, de
« purifier » en s o m m e l'art littéraire, est de lui donner précisément
pour objet la recherche et le maintien d'un difficile équilibre entre
la plastique graphique, la mélodie du langage et la signification
intellectuelle. C'est très exactement en quoi consiste l'art litté-
raire chinois traditionnel et, d'une manière générale, l'art litté-
raire extrême-oriental, dans la mesure o ù il emploie les idéogram-
m e s chinois. E n effet, ces idéogrammes sont à la fois dessin,
musique et pensée. Tout l'art du poète consiste à concilier leurs
natures diverses. E n ce sens o n peut dire que le livre chinois
ancien est le modèle de toute littérature. Notons que notre m o y e n

32
Les fonctions du livre

âge européen, avec ses manuscrits enluminés, son goût d u jeu de


mots, de l'énigme, du symbolisme verbal, a eu la m ê m e idée esthé-
tique, mais il était beaucoup plus difficile de la réaliser avec des
instruments aussi abstraits que les écritures syllabiques o u alpha-
bétiques et aussi impitoyablement rationnels que les langues
analytiques.
D'autre part l'inconvénient de tous les équilibres est qu'ils sont
incompatibles avec le mouvement. O r le livre n'a cessé de bouger
depuis son apparition, nous l'avons vu. L'équilibre atteint à un
certain m o m e n t entre ses diverses échelles de valeurs est progres-
sivement r o m p u sous la pression de circonstances sociales, éco-
nomiques, techniques en perpétuel changement. Cristallisé par sa
réussite dans u n style, u n langage, une présentation, un prix, une
distribution, le livre ne peut plus, sans se dégrader, se décom-
poser, servir de médiateur entre des générations montantes d'écri-
vains qui lui demandent d'exprimer ce qu'il ne peut dire et des
couches nouvelles de lecteurs dont il ne peut satisfaire ni les aspi-
rations intellectuelles, ni les besoins matériels. C'est alors qu'à la
limite de la dégénérescence une mutation se produit, rétablissant
l'équilibre. N o u s avons vu c o m m e n t , au début de ce siècle, faute
de s'être adapté aux exigences de la culture de masse, le livre
était laid ou cher, mais jamais à la fois beau et bon marché. D e
m ê m e , sauf rarissimes et honorables exceptions, il n'arrivait pres-
que jamais que les livres accessibles au lecteur de condition
modeste fussent à la fois bien écrits et intéressants. C'est la
mutation du paperback, amorcée en 1935, qui a permis au livre
moderne de s'insérer dans la civilisation de masse tout en m é n a -
geant u n nouvel équilibre entre le souci d'une certaine esthétique
graphique adaptée aux conditions économiques, celui d'une signi-
fication plus large et celui enfin d'un langage plus accessible.
D s'en faut d'ailleurs q u e cet équilibre soit entièrement et uni-
versellement établi. Malgré les succès spectaculaires qu'elle a
remportés dans divers pays, la mutation est à peine amorcée dans
d'autres, bien plus nombreux. Nul ne sait si elle réussira dans les
années qui nous séparent d e l'an 2 0 0 0 .
D a n s les sociétés du x x e siècle, évoluées o u non, le livre est

33
Le livre et le m o n d e actuel

d'autant plus vulnérable qu'il est sollicité, par les divers usages
qu'on fait de lui, vers des spécialisations qui le déséquilibrent et
le dénaturent. L e livre-objet et le livre fonctionnel sont les plus
caractéristiques de ces spécialisations.

Le livre-objet

Soit u n jeune ménage d'une catégorie socio-professionnelle


m o y e n n e par exemple celle des artisans, petits commerçants et
cadres moyens. Supposons que les membres de ce ménage soient
des lecteurs assidus lisant chacun, outre les journaux et magazines,
un livre par semaine. Moins de 10 % des Français atteignent ou
dépassent ce rythme 1 . C o m p t e tenu de la diversité des goûts, cela
suppose que 6 0 o u 7 0 livres entrent chaque année dans la maison.
D e tels lecteurs seront vraisemblablement inscrits dans une biblio-
thèque de prêt, mais consacreront à l'achat de livres une s o m m e
annuelle nettement supérieure aux 9 0 francs qui représentent la
moyenne de leur catégorie. O n peut admettre qu'ils acquerront
au moins 2 0 à 2 5 volumes par an — peut-être davantage s'il
s'agit d'éditions b o n marché. C o m p t e tenu des pertes, ils auront,
au bout de dix ans, une bibliothèque d'environ 2 0 0 livres, chiffre
compatible avec l'exiguïté de l'habitat moderne puisqu'il corres-
pond à quatre étagères d'un mètre de long chacune'. Pour peu que

1. Cette donnée, ainsi que certaines de celles qui suivent, est tirée des « Etudes
sur le livre et la lecture en France » menées de janvier à avril 1960 à l'ini-
tiative du Syndicat national des éditeurs français. Cette enquête a été complé-
tée en 1967 par un sondage de l'Institut français de l'opinion publique sur la
c clientèle du livre >. Malheureusement, la portée pratique de ce remarquable
travail est considérablement réduite du fait qu'il ne repose sur aucune défi-
nition rigoureuse ni du livre ni de l'acte de lecture.
2. A u cours d'une enquête menée en décembre 1962 et janvier 1963 au Centre
de sélection militaire de Limoges par le Centre de sociologie des faits litté-
raires de Bordeaux, il a été établi que 2 0 % des jeunes recrues déclaraient
avoir plus de 50 livres chez elles. L a fameuse enquête d'Annecy, de J. D u m a -
zedier, montre que 20 % des foyers d'Annecy disposent de bibliothèques de
plus de 150 livres. Notons toutefois que, dans ces deux cas c o m m e dans le
précédent, la notion de livre n'est pas clairement définie.

34
Les fonctions du livre

notre m é n a g e maintienne son rythme de lecture — et, après u n


fléchissement aux abords de la trentaine, ce rythme aura de fortes
chances d'augmenter — la bibliothèque continuera de s'accroître,
phénomène bien connu des entreprises de déménagement. Il est
alors aisé de calculer que, si tous les livres composant cette biblio-
thèque ont u n e probabilité égale de relecture, chacun d'eux ne
pourra au mieux être relu par ses propriétaires qu'une fois tous
les vingt ans. E n réalité il y a des livres qu'on relit plus o u moins
souvent, certes, mais qu'on continue à relire, et ils diminuent d'au-
tant les chances des autres. L e tri historique qui fait disparaître
dans l'oubli 8 0 % de la production littéraire en u n an et 9 9 %
en vingt ans1, quoique moins sévère pour u n fonds de bibliothèque
que pour un fonds de librairie, car l'achat d'un livre « à garder »
est déjà en soi une sélection, ne s'en applique pas moins ici.
Tout cela tend à montrer que, parmi l'énorme quantité de
livres figurant sur les rayons des bibliothèques particulières, la
presque totalité ne servent plus et ne serviront plus jamais à être
lus. L a question se pose donc de savoir à quoi ils servent. Si ce
ne sont plus des « machines à lire », quelle est leur utilité et quelles
motivations poussent leurs acquéreurs à se les procurer ?
D ' u n e manière générale, le livre-objet peut avoir trois usages
qui ne se rencontrent d'ailleurs jamais isolément, mais se recou-
pent et se combinent à l'infini. Il peut être u n placement, u n élé-
ment de décoration ou ce qu'on appelle u n status symbol, c'est-à-
dire le signe d'appartenance à une certaine catégorie sociale.
M ê m e la bibliothèque fonctionnelle de l'universitaire o u d u m e m -
bre de la profession libérale est influencée par ces motivations
extra-littéraires.
L e livre-placement est en voie de disparition, d u moins dans
les circuits commerciaux de l'édition et de la librairie. L e biblio-
phile est le plus souvent u n collectionneur de livres anciens. Il

1. Voir notre article : R . E S C A R P I T , « Le problème de l'âge dans la productivité


littéraire >, Bulletin des bibliothèques de France, 5* année n° S, mai I960,
p. 105-111, et notre communication au Colloque de sociologie de la littérature
de Bruxelles (22 mai 1964) sur « L'image historique de la littérature chez
les jeunes ».

35
Le livre et le monde actuel

devient de plus en plus rare que les éditeurs procèdent à des tira-
ges hors commerce sur papier de luxe. L a production littéraire
est devenue beaucoup trop abondante et le tri historique beaucoup
trop sévère pour cela. U n e belle édition d'un livre oublié est u n
poids mort.
L e livre-décoration subsiste dans une certaine mesure. Il est
m ê m e devenu un accessoire indispensable du décorateur qui
désire donner une atmosphère confortable au « coin-veillée » de
la salle de séjour. Mais en fait cet usage, lui aussi, est en déclin
dans la mesure m ê m e où Ton lit davantage. L a capacité en livres
d'un appartement moderne est limitée. C o m p t e tenu du reste d u
mobilier et d'une décoration raisonnable, u n Classique deux-pièces
(salle de séjour, chambre, cuisine) ne peut guère loger plus de
200 ou 3 0 0 volumes. S'il faut sacrifier la mobilité de ce maigre
fonds aux nécessités de la décoration (rien n'est moins esthétique
ni plus désordonné qu'une bibliothèque en activité), la lecture n'y
trouve pas son compte. D e plus en plus fréquemment le livre est
considéré c o m m e u n produit « fongible » — expendabler pour-
rait-on dire en anglais — et le besoin que tend à satisfaire le
paperback est, par nature, éphémère.
L e status symbol est encore vivace dans certains pays, soit que
leurs masses aient récemment accédé à la culture écrite (le livre
retrouvant alors la valeur quasi religieuse qu'il avait dans les
masses d'Europe occidentale au xixe siècle), soit au contraire que
leur structure sociale comporte des groupes aux réactions sté-
réotypées, c o m m e la petite bourgeoisie des Etats-Unis par e x e m -
ple. D a n s ce dernier cas, d'ailleurs, il n'est plus question
de livres chers (reliure ou typographie d'art) ayant vraiment
valeur de signe, mais d'éditions de série à la présentation faus-
sement luxueuse, c o m m e celles dont certains clubs d u livre inter-
nationaux (d'origine précisément américaine) inondent le m a r -
ché mondial.
C e n'est là, bien entendu, qu'un des aspects de l'édition « de
club » qui, si elle n'a rencontré qu'un succès limité dans les pays
relativement inaccessibles, c o m m e la France, à la notion de status
symbol, a représenté jusqu'à u n cinquième d u chiffre d'affaires

36
Les fonctions du livre

total1 de l'édition aux Etats-Unis ou en République fédérale


d'Allemagne. Ainsi que le disait dès 1956 u n article français
consacré à ce type d'édition : < L'intérêt suscité par la naissance
du volume de club répond au goût qu'a conservé pour le livre
relié et bien présenté u n public cultivé qui fut amateur de
beaux livres, mais à qui les dévaluations successives de la monnaie
et la diminution constante de son pouvoir d'achat, en m ê m e temps
que le coût de la reliure artisanale, n'ont pas toujours permis de
se constituer une bibliothèque choisie' ».
Tel est effectivement dans notre m o n d e nivelé u n des points
d'aboutissement d u livre-objet. Mais il serait injuste de n'y voir
qu'une dévaluation. Les progrès techniques accomplis notam-
ment dans la fabrication d u papier, la reproduction des couleurs
et l'emploi des matières plastiques, ont dans de nombreux cas
permis de porter à u n très haut niveau la valeur-objet d u livre sans
diminuer pour autant sa valeur d'usage.
U n cas particulièrement intéressant est celui des collections d u
type Pléiade en France ou Aguilar en Espagne. Par l'emploi d'un
très beau papier bible et d'une reliure en basane synthétique ces
éditions produisent des livres qui sont des valeurs de placement,
des objets décoratifs, mais qui, en m ê m e temps, fournissent, sous
une forme à la fois agréable et fonctionnellement adaptée à
l'usage quotidien, une matière à lire dont le prix, compte tenu
de la densité des volumes, n'est pas supérieur à celui de la matière
fournie par les éditions courantes.
Ajoutons que la beauté d u livre moderne lui restitue parfois,
m ê m e quand il est délibérément fonctionnel, une valeur esthétique
quasi littéraire. C'est en particulier le cas des livres de classe
dans u n pays c o m m e la France, où le perfectionnement et la dif-
fusion des méthodes pédagogiques rendent à peu près vaine toute

1. Données fournies par J. D U M A Z E D I E R et J. H A S S E N F O R D E R , Eléments pour


une sociologie comparée de la production, de la diffusion et de l'utilisation du
¡ivre, p. 40, Paris, 1962. Voir aussi : C E N T R E D ' É T U D E S D U C O M M E R C E . Etudes
sur la distribution du livre en France, Paris, 1960.
2. P. R I B E R E T T E , c Les clubs du livre >, Bulletin des bibliothèques de France,
1" année, n° 6, juin 1956, p. 425.

37
Le livre et le inonde actuel

compétition sur la valeur-usage du livre et où la concurrence


des éditeurs se porte sur la valeur-objet. L e livre de classe fran-
çais, dans la deuxième moitié d u xx e siècle, est souvent un véri-
table objet d'art, mais il conserve et accroît m ê m e son efficacité
fonctionnelle d'instrument pédagogique. Et, au-delà de cette
efficacité, il va jusqu'à redevenir instrument de lecture littéraire
puisque, de nombreux libraires en témoignent, c'est c o m m e tel
que l'achètent certains lecteurs adultes.
Mais il ne s'agit là que d'un cas extrême, dont o n ne peut tirer
une loi générale. L e livre de classe reste, en tout état de cause,
le type m ê m e du livre-outil, d u livre fonctionnel.

Le livre fonctionnel

Il est plus facile d'appréhender le livre fonctionnel que le livre-


objet. Il s'affirme c o m m e tel et son intention utilitaire est sans
équivoque. D a n s les dix catégories reconnues par la traditionnelle
classification décimale de D e w e y , quatre sont entièrement fonc-
tionnelles (sciences sociales, philologie, sciences pures, sciences
appliquées) et cinq le sont partiellement (généralités, philosophie,
religion, beaux-arts, histoire et géographie). Malheureusement les
critères de la classification décimale sont extrêmement imprécis.
E n particulier la catégorie 8 (littérature) comprend une proportion
variable de manuels et d'ouvrages de critique à vocation fonc-
tionnelle.
L a nouvelle classification par sujets adoptée par la Conférence
générale de l'Unesco en 1964 permet une analyse plus fine, mais
elle n'est encore employée que par u n nombre limité de pays
et surtout elle ne permet pas de comparaisons rétrospectives.
D faut donc considérer toute évaluation en ce domaine avec
beaucoup de prudence. O n peut cependant affirmer que le livre
fonctionnel est en progrès dans le m o n d e . Vers 1955 il devait
représenter environ 7 5 % des titres publiés par l'édition
mondiale. Vers 1965 il devait en représenter environ 80 %.
L a proportion des tirages est vraisemblablement d u m ê m e ordre.

38
Les fonctions d u livre

L e tableau 1 indique l'ordre de grandeur du pourcentage pour


un certain nombre de pays. L'évaluation est fondée sur les sta-
tistiques de 1965 (Annuaire statistique de l'Unesco, 1966). Les
corrections nécessaires ont été effectuées d'après des sources
diverses, malheureusement souvent incomplètes. O n n'accordera
donc aux données contenues dans ce tableau qu'une valeur indi-
cative et comparative.

T A B L E A U 1. Pourcentage de livres fonctionnels vers 1965.

90 % Hongrie
Inde
Mexique Tchécoslovaquie
Nouvelle-Zélande Afrique du Sud
Australie Danemark
URSS
Pérou 75 %
Philippines
Pologne Suède
Royaume-Uni
85 % Allemagne orientale
Israël
Suisse Etats-Unis
République arabe unie Yougoslavie
Cambodge Belgique
Chili Pays-Bas
Argentine
70 %
80 %
France
Ceylan Japon
Autriche Italie
Bulgarie Pakistan
Canada Espagne
Finlande Norvège
République fédérale d'Allemagne

L a seule observation qu'il soit permis de faire — et encore avec


beaucoup de prudence — est que les pays anciennement indus-
trialisés et à niveau de vie élevé tendent à maintenir la part d u
livre fonctionnel dans les limites traditionnelles, alors que les
pays à économie « jeune » ou en voie de développement lui

39
Le livre et le inonde actuel

donnent une importance souvent très considérable. Il serait d'ail-


leurs aisé de vérifier que les catégories les plus favorisées sont
celles des sciences sociales et des sciences appliquées. Mais
d'autres facteurs interviennent, notamment celui d u volume
absolu de la production littéraire, dont il sera question plus loin.
Cette production peut varier considérablement selon les dimen-
sions d u pays considéré, son niveau culturel, sa situation linguis-
tique et sa place dans le marché d u livre.
Parmi tous les livres fonctionnels le livre scolaire est celui sur
lequel nous s o m m e s le mieux informés. C'est aussi le plus impor-
tant. Les progrès de l'enseignement dans le m o n d e en ont fait dans
tous les pays u n produit de première nécessité.
L e pourcentage des titres de livres scolaires dans l'ensemble des
titres publiés varie considérablement d'un pays à l'autre. H peut
aller de 3,5 % en République fédérale d'Allemagne et de 7 %
au R o y a u m e - U n i à 3 2 % aux Pays-Bas et 39 % en Italie. Cela
dépend d u degré de centralisation d u système scolaire, d u statut
de l'édition et de la politique générale des autorités universi-
taires. D a n s beaucoup de pays en voie de développement le sys-
tème d u manuel unique plus ou moins contrôlé par l'Etat est
fréquemment employé, ce qui réduit le nombre de titres à u n
m i n i m u m . Avec 2 0 % des titres et 2 0 % de son chiffre d'affaires
consacrés au livre scolaire, la France se situait en 1962 dans ce
qui peut être considéré c o m m e une moyenne mondiale. Cette
moyenne est d'ailleurs plus nette en ce qui concerne les tirages
(eux-mêmes conditionnés par la scolarisation). Elle se situe entre
15 et 25 % des tirages totaux.
L e cas du livre scolaire nous permet de voir très clairement
en quoi le livre fonctionnel diffère d u livre littéraire, ce dernier
étant défini, c o m m e on le verra, par le dialogue entre l'auteur
et le lecteur. Alors que chaque livre littéraire publié — chaque
roman par exemple — est une aventure à l'issue imprévisible,
le livre fonctionnel répond à un besoin technique qu'on peut
aisément repérer, définir, évaluer. L e risque y est réduit au mini-
m u m et il n'est pas besoin de le courir de nouveau tant que le
besoin subsiste. Les titres ont donc une vie commerciale beau-

40
Les fonctions du livre

coup plus longue, moyennant en général une adaptation pério-


dique aux progrès de la recherche.
Cela explique d'une part que pour ce type d'ouvrage le volume
de chaque édition soit plus élevé que pour u n ouvrage littéraire,
d'autre part que la réimpression soit plus fréquente et plus géné-
reuse. Cela est particulièrement vrai des pays qui ont de vieilles
traditions pédagogiques c o m m e la France o u le R o y a u m e - U n i .
Bien que des réformes profondes de l'enseignement exigent u n
renouvellement constant des manuels, la part de création dans
le livre scolaire est inférieure à celle qui existe dans les autres
types de livre. D e fait, en France particulièrement, c'est sur la
présentation surtout qu'on raffine et c'est par le biais de l'esthé-
tique graphique qu'on introduit dans la production du livre sco-
laire (devenu livre-objet) une sorte de dialogue entre utilisateurs
et producteurs. Mais le contenu reste soumis à des stéréotypes
aussi puissants que durables. E n 1 9 6 4 un livre amusant de Gas-
ton Bonheur, intitulé Qui a cassé le vase de Soissons ? a fait,
avec beaucoup d'humour mais aussi beaucoup de justesse, le
recensement des mythes sur lesquels des éditions de livres sco-
laires ont fait vivre pendant plus d'un siècle cinq générations de
Français1. Déjà en 1930 le fameux livre de Sellar and Yeatman,
1066 and all that, avait fait un bilan analogue pour les livres
d'histoire en Grande-Bretagne.
A u x Etats-Unis les traditions sont moins importantes et le
renouvellement est plus rapide. Les nouveaux livres sont trois
ou quatre fois plus nombreux que les réimpressions. L a situation
aux Etats-Unis est en fait plus fluide que dans tout autre pays.
E n effet l'édition scolaire et pré-universitaire s'y développe avec
une extrême rapidité. E n 1965 le tirage m o y e n d u livre scolaire
se situait entre 1 2 0 0 0 0 et 150 0 0 0 par titre {Annuaire statistique
de l'Unesco, 1966). L e résultat est une augmentation considérable
du chiffre d'affaires en m ê m e temps qu'une grande stabilité des
prix de détail. L e tableau 2 illustre cette évolution. Ses données
sont tirées du remarquable article de M . J. Marne, président d u

1. Robert L A F F O N T , éditeur.

41
Le livre et le monde actuel

Centre français de productivité du livre, publié par la Bibliogra-


phie de la France (n° 2 1 , 25 mai 1965, p . 1 5 2 et suiv.). Il met
en parallèle l'accroissement des effectifs, celui des ventes par étu-
diant ou élève, celui des prix de détail et celui d u chiffre d'affaires.

T A B L E A U 2. Evolution du livre scolaire aux Etats-Unis de 1958 à 1963


(1958 = 100).
Nombre Ventes Prix Chiffre
Niveau d'étudiants par étudiant de detail d'affaires

Elémentaire + 14,9 + 6,1 + 21,4 + 47,4


« High School > + 31,9 + 13,9 + 13,0 + 73,6
« College » + 37,8 + 25,0 + 5,3 + 84,4

O n notera particulièrement le cas d u livre de niveau pré-univer-


sitaire (« college »), o ù à u n accroissement de 37,8 % des effec-
tifs correspond u n accroissement de 8 4 , 4 % d u chiffre d'affaires
alors que le prix m o y e n par exemplaire est d'une extraordinaire
stabilité : + 5,3 %. Cela traduit une attitude entièrement nou-
velle devant le livre d'enseignement.
C o m m e le faisait remarquer en 1961 E d w a r d E . Booher, édi-
teur américain spécialisé dans le livre scolaire, le textbook, c'est-
à-dire le manuel contenant les textes sur lesquels le professeur
fonde son enseignement oral, est en voie de disparition1. C'est u n
cadre à la fois trop rigide et trop étroit. Il ne s'accommode plus
des quatre grandes caractéristiques de l'enseignement à notre
époque : a) l'expansion et le changement rapide des connaissances
de base ; b) l'augmentation nécessaire et incontrôlable d u n o m -
bre des élèves et des étudiants ; c) le besoin de substituer, à la for-
mation scolaire d'une élite, une éducation permanente qui per-
mette à toutes les aptitudes de porter leur fruit ; d) l'emploi sys-
tématique des techniques de communication audio-visuelles c o m m e
auxiliaires de l'enseignement.

1. Edward E . B O O H E R , C Books and their market twenty-five years from now »,


Publisher? weekly (Philadelphie), vol. 179, n° 10, 6 mars 1961, p. 20 et
suivantes.

42
Les fonctions du livre

E n s o m m e , la m ê m e spécialisation qui a détaché, au cours des


derniers siècles, le livre fonctionnel d u livre littéraire lui fait subir
maintenant une nouvelle métamorphose, mais en sens inverse.
L'image et le son assurant la relève pédagogique du livre savant,
ce dernier perd beaucoup de son caractère fonctionnel et cesse
d'être confiné au rôle de machine à enseigner. A u lieu de diffu-
ser l'information dans u n réseau prédéterminé selon u n pro-
g r a m m e préconçu, il peut de nouveau la publier, c'est-à-dire la
donner librement à u n public a n o n y m e .
E n 1 9 6 2 , le Congrès annuel des éditeurs américains enregis-
trait le fait qu'au cours des trois années précédentes u n nombre
croissant d'écoles et d'universités avaient adopté des paperbacks
c o m m e livres d'étude1. C e m o u v e m e n t ne fait que s'accentuer,
non seulement aux Etats-Unis mais dans le reste d u m o n d e .
Déjà depuis longtemps les éditions Penguin avaient doublé
leur série littéraire d'une série fonctionnelle, la collection « Peli-
can », dans laquelle ont été publiés u n grand nombre d'ouvrages
scientifiques de haute qualité. Notons qu'il s'agit surtout d'ou-
vrages de sciences humaines — archéologie, histoire, sociologie,
économie, etc. — sans doute parce que ces sciences (qui ont été
parmi les dernières à se détacher de la littérature) sont plus aptes
que d'autres à la déspécialisation. Cette pratique est maintenant
courante dans la plupart des pays occidentaux. A u x Etats-Unis,
beaucoup d'ouvrages scientifiques sont édités en paperback après
avoir été publiés en édition cartonnée chère, ce qui conduit d'ail-
leurs les bibliothèques universitaires à modifier leur politique
d'achat en conséquence. E n effet le livre de travail qu'elles mettent
à la disposition des étudiants et des professeurs cesse d'être u n
instrument de référence fixe, unique et d'autant plus coûteux qu'il
est rapidement périmé, pour s'intégrer à u nflotmouvant d'unités
d'information de toutes sortes aisément remplacées et mises à jour
au fur et à mesure de leur utilisation. C e dialogue permanent entre
production et consommation savante existait déjà dans certaines

1. € Current comments on paperbacks », Library journal (Philadelphie), vol. 87,


n* 16, 15 septembre 1963, p. 2981.

43
Le livre et le monde actuel

collections de semi-vulgarisation à grand tirage qui ont précédé


le paperback scientifique, notamment en France la fameuse col-
lection « Q u e sais-je ? ». Maintenant, aux Etats-Unis en particu-
lier, o n applique couramment la m ê m e technique d'édition aux
grands manuels de base et aux ouvrages scientifiques de fond1.
U n des résultats de ce changement d'attitude est de donner à
l'édition moderne d u paperback une allure qui n'est pas sans
ressemblance, mutatis mutandis, avec celle des incunables aux
premiers temps d u livre imprimé. O n trouve désormais à des
prix analogues et sous des présentations comparables, des ouvrages
savants, des recueils de mots croisés o u de bons mots, des guides
de voyage, des manuels de bricolage, de couture, de cuisine, des
romans policiers, des dictionnaires, des ouvrages de piété (en
France, notamment, le « Livre de poche chrétien »), des alma-
nachs, des dictionnaires et des rééditions des grands classiques.
Ces derniers sont à la limite d u livre fonctionnel et d u livre
littéraire. Q u a n d , par exemple en France, les éditions F l a m m a -
rion et G a m i e r publient conjointement dans une collection de
type paperback les grands textes des littératures françaises et étran-
gères, elles satisfont simultanément, d'une part, le besoin fonc-
tionnel des élèves et des étudiants qui trouveront là, au m ê m e
prix mais sous une forme infiniment plus agréable, les textes
d'étude que leur procuraient naguère les « éditions classiques »,
d'autre part, le besoin littéraire d'un grand public en train de
découvrir u n patrimoine culturel que la cherté et la rareté des
éditions « de librairie » mettaient jusqu'ici hors de sa portée.

Le livre littéraire
Avant d'aller plus loin, il est nécessaire d'avoir une définition au
moins provisoire d u livre littéraire. D a n s m a Sociologie de la litté-

1. Voir Frank L SCHICK, The paperbound book in America, N e w York, 1958,


passim. A u chapitre 13, on trouvera notamment une étude sur les paperbacks
publiés par les universités. Certaines collections sont célèbres : c Great seal
books » (Cornell University Press), < Midland books > (Indiana University
Press), c Phoenix books » (University of Chicago Press), « A n n Arbor paper-
backs » (University of Michigan Press).

44
Les fonctions du livre

rature, publiée en 1958, je ne donnais d u livre littéraire — et


on m e l'a reproché avec juste raison — qu'une définition négative :
« Il est bien entendu q u e nous ne définissons la littérature par
aucun critère qualitatif. Notre critère reste ce que nous appelons
l'aptitude à la gratuité. Est littéraire toute œuvre qui n'est pas u n
outil, mais une fin en soi. Est littéraire toute lecture non fonction-
nelle, c'est-à-dire satisfaisant u n besoin culturel non utilitaire1. »
Sans renier cette définition, force m'est de reconnaître qu'elle
est insuffisante. Affirmer q u e le livre littéraire n'est ni le livre-
outil ni le livre-objet est une chose, dire qu'il n'est que cela en est
une autre. E n réalité, c o m m e je le soulignais ailleurs, le livre
littéraire ne peut se définir que par u n usage littéraire : « L e s
motivations proprement littéraires sont celles qui respectent la
gratuité de l'œuvre et ne font pas de la lecture u n m o y e n , mais
une fin. O n notera que la lecture ainsi conçue suppose la solitude
en m ê m e temps qu'elle l'exclut. E n effet, lire u n livre en tant que
création originale et non en tant qu'outil destiné à la satisfaction
fonctionnelle d'un besoin suppose « qu'on aille chez l'autre »,
« qu'on ait recours à l'autre », et donc qu'on sorte de soi-même.
E n ce sens, le livre-compagnon s'oppose au livre-outil tout entier
subordonné aux exigences de l'individu*. » J'avais là en réalité
les éléments d'une définition qui ne confinaient pas le livre litté-
raire dans la gratuité, mais au contraire lui donnaient une signifi-
cation plus haute, plus féconde en tout cas que celle du livre-outil.
E n effet, le livre littéraire suppose, disais-je, « qu'on aille chez
l'autre », donc qu'il y ait échange. C'est dans l'échange que se
trouve le critère d u littéraire et d u non-littéraire. J'écrivais d'ail-
leurs également, dans le m ê m e livre, sans m'apercevoir de tout
ce que cela impliquait : « O n ne peut donc compter sur les clas-
sifications formelles ou matérielles systématiques pour se faire une
idée claire des rapports lecture-littérature. C'est plutôt la nature
de l'échange auteur-public qui nous permet de dire ce qui est
littéraire et ce qui ne l'est pas. Aussi bien dans la presse que dans

1. R . EscARPtT, Sociologie de la littérature, p. 21, Paris, 1958.


2. ¡bid., p. 119.

45
Le livre et le inonde actuel

l'édition, il existe u n grand n o m b r e de textes à intentions fonction-


nelles dont o n fait couramment u n usage n o n fonctionnel et
proprement littéraire1. » Je donnais à ce sujet l'exemple de G .
K . Chesterton qui, dans The man who was Thursday montre qu'il
y a u n usage littéraire de l'indicateur des chemins de fer.
E n réalité il n'y a pas d'œuvres littéraires, il y a des faits litté-
raires, c'est-à-dire des dialogues entre u n écrivain et des publics.
U n livre peut avoir des intentions, des prétentions littéraires, c'est-
à-dire appeler le dialogue, mais il n'est pas certain qu'il l'obtienne.
A u contraire, u n livre peut avoir été lancé dans le vide c o m m e la
bouteille à la m e r et obtenir ce dialogue qui est refusé à d'autres.
C'est pourquoi nous caractériserons le fait littéraire par l'existence
d'un jugement esthétique conscient de la part du lecteur. D a n s
le cas le plus favorable, ce jugement est connu de l'auteur, soit
par l'intermédiaire de la critique, soit par l'intermédiaire de l'édi-
teur, soit, à la limite, par le contact personnel que l'auteur peut
avoir avec son public. Mais nous savons que, précisément depuis
le début du xixe siècle, la littérature se caractérise par une rupture
entre l'écrivain et le public. Pour le sens c o m m u n , l'acte littéraire
est le type m ê m e de l'acte de communication : un auteur trans-
met à u n public, au moyen d u langage, les images et les idées qui
sont nées dans son esprit. E n retour, il recueille la louange ou le
blâme, l'indifférence ou la sympathie de ce public. N o u s savons
déjà que ce schéma, valable pour le conteur oral, ne l'est déjà plus
pour l'écrivain et encore moins pour l'écrivain imprimé et vendu
à grand tirage. D e nos jours, la communication en littérature est
avant tout diffusion et diffusion à sens unique. A partir du m o m e n t
où son message est lancé, c'est-à-dire à partir d u m o m e n t où son
œuvre est publiée, l'auteur ne peut ni en rectifier la teneur, ni en
contrôler le parcours, ni en définir les destinataires, ni en vérifier
la réception, ni en diriger la lecture et l'interprétation. C'est vrai-
ment un voyage sans retour. D'autre part, quand il reçoit le m e s -
sage ainsi lancé vers lui, le lecteur a n o n y m e peut être assuré qu'à
moins d'une coïncidence extrêmement improbable, ce message ne

1. R . ESCARPIT, op. cit., p. 22-23.

46
Les fonctions du livre

lui est pas personneüement et spécifiquement destiné. Il lui est


impossible de solliciter une explication, u n complément, u n c o m -
mentaire. H lui est impossible de se représenter la masse des
autres destinataires et, par conséquent, de comparer ses réactions
avec les leurs1.
N o u s avons ainsi, aux deux bouts de la chaîne, une double soli-
tude. C'est d'ailleurs cette solitude qui donne à l'acte littéraire
son apparente gratuité.. L'absence d'un lien direct de personne à
personne ou tout au moins d'une connaissance mutuelle de l'indi-
vidu émetteur et de l'individu récepteur rend une exploitation uti-
litaire d u message extrêmement malaisée. Elle n'est pas impossible
bien entendu, mais très aléatoire et d'un rendement négligeable.
Il en va autrement, notons-le, dans le cas du livre fonctionnel,
du livre scolaire par exemple, dont l'auteur et le public se définis-
sent l'un par rapport à l'autre avec beaucoup de précision et dont
les trajets de distribution sont connus avec exactitude. L e livre
scolaire, nous l'avons vu, ne possède une utilisation et une signi-
fication littéraires que lorsqu'il se trouve dans les conditions d'ano-
nymat et de gratuité du livre littéraire : lorsqu'un adulte feuillette
-au hasard d'une lecture un manuel particulièrement bien illustré,
ou lorsqu'un amateur de vieux bouquins savoure les naïvetés et
les archaïsmes d'un livre de classe du temps passé.
L a solitude de l'auteur et d u lecteur, leur ignorance mutuelle,
semblent donc inséparables de l'acte littéraire tel que nous le
connaissons de nos jours. C'est cette situation que cherche à expri-
m e r la métaphore éculée de la bouteille à la mer. C'est une méta-
phore bien imparfaite, en vérité, car elle repose sur une interpré-
tation dangereusement romantique du geste attribué au naufragé.
C e dernier emploie la bouteille et les courants marins pour corres-
pondre avec ses sauveteurs éventuels parce qu'il ne dispose d'au-
cun autre m o y e n de transmission plus perfectionné, plus précis,
mais son S . O . S . est strictement utilitaire, il s'adresse à une per-
sonne bien déterminée. A la rigueur, ce geste pourra devenir
1. O n trouvera la matière de ce passage développée dans notre article « L'acte
littéraire est-il un acte de communication? », Filoloski Pregled (Belgrade),
1-2, 1963, p. 17-21.

47
Le livre et le monde actuel

romanesque, se charger d'un contenu littéraire, s'il va s'égarer


dans quelque récit d'aventures et toucher des destinataires inca-
pables de lui donner une suite.
D'autre part, la bouteille a le défaut d'être unique : la méta-
phore ne tient pas compte de la diffusion, de la multiplication de
l'œuvre, ce qui est, qu'on le veuille o u n o n , un des caractères
fondamentaux de la littérature. Il vaudrait mieux substituer à
cette image celle de l'appel radiophonique lancé au hasard des
ondes, recueilli faiblement çà et là par quelques amateurs, puis
relayé par eux sur toute la surface de la planète. Il faut recon-
naître que les moyens techniques modernes ont singulièrement
atténué la solitude de celui qui clamait dans le désert.
Ils n'ont pas eu d'effet sur la solitude de l'écrivain. Pour lui,
c'est une autre métaphore qu'il faudrait adopter. Par exemple, u n
spéléologue e m m u r é qui déverserait de la fluorescéine dans u n
gouffre souterrain et, à des centaines de kilomètres de là, des pas-
sants, des pêcheurs, des mariniers qui observeraient le reflet vert
du fleuve et, sans en soupçonner l'origine, s'inquiéteraient d e sa
présence, en admireraient l'effet ou y verraient u n message des
dieux.
Faut-il en conclure que tout contact entre l'auteur et son public
est impossible ? N o n certes, ce contact existe bien, mais il suit u n
trajet qui n'est pas celui de l'œuvre littéraire. C'est que la double
solitude que nous décrivions plus haut n'existe que littérairement,
n'a de sens que dans le jeu de l'échange littéraire. L'auteur et le
lecteur a n o n y m e n'existent pas seulement c o m m e acteurs de ce jeu.
Ils sont l'un et l'autre enchâssés dans une réalité sociale et font
corps avec elle. C'est à travers cette réalité sociale que peut s'éta-
blir le contact c o m m e lorsque deux conducteurs électriques, isolés
par ailleurs, se trouvent « à la masse ».
N o u s rejoignons ici la signification profonde de notions telles
qu' « h u m a n i s m e » ou « engagement ». O n les interprète souvent
c o m m e des valeurs morales destinées à se substituer aux valeurs
esthétiques o u , tout au moins, à collaborer avec elles dans la
création de l'œuvre. Il en résulte un conflit sans issue, entre les
exigences d u « message » et celles de l'art. E n réalité, dire d'un

48
Les fonctions du livre

écrivain qu'il est humaniste ne signifie pas qu'il donne à son œuvre
un caractère philosophique particulier ou qu'il la nourrit d'une
sagesse empruntée à de fortes lectures ; dire d'un écrivain qu'il
est engagé ne signifie pas qu'il utilise son œuvre à des fins mili-
tantes, qu'il la veut, la sent, et la pense c o m m e u n instrument,
un m o y e n d'action. L'un et l'autre terme tendent simplement à
exprimer le fait que l'écrivain en question est profondément enra-
ciné dans une réalité collective, quelle que soit la nature de cette
réalité. Ils tendent à exprimer chez lui l'identité complète de
l ' h o m m e social et de l ' h o m m e poétique. Jean-Paul Sartre défi-
nissant la littérature a eu raison de poser la question : Pour qui
écrit-on1 ? L'extériorisation que constitue la composition d'une
œuvre littéraire n'a de sens que si elle se fait devant quelqu'un,
à l'intention de quelqu'un. M ê m e si l'on personnifie u n objet ina-
nimé (le trou d u barbier de Midas, le micro du magnétophone)
ou si l'on s'adresse à un animal, il faut u n interlocuteur supposé.
Cet interlocuteur sert de caisse de résonance. Son action est
double, car il intervient d'une part c o m m e déterminant dans la
création de l'œuvre dont la formulation se fait par rapport à lui,
d'autre part c o m m e médiateur entre l'œuvre et le public anonyme,
puisque c'est sa présence dans l'imagination de l'écrivain qui donne
son sens littéraire à la confidence ou à la confession. D e lui dépend
donc la richesse sociale de l'œuvre, c'est-à-dire le nombre, l'inten-
sité, la qualité des échanges « à la masse » entre l'auteur et ses
lecteurs.
Il tombe en effet sous le sens que, selon le degré d' « h u m a -
nisme » ou d' « engagement » ou de toute autre qualité
supposant chez l'auteur des liens sociaux nombreux et variés,
l'interlocuteur auquel il fera appel, dont il parlera le langage, sera
plus ou moins riche en résonance. Il possédera, de ce fait, plus de
chance de parler le langage, de répondre à l'attente, de satisfaire
le besoin d'un lecteur quelconque. D'autre part, ce lecteur quel-
conque, dans la mesure où il participe de la m ê m e nature sociale
que l'interlocuteur supposé (et il aura d'autant plus de chance

1. I.-P. S A R T R E , Qu'est-ce que la littérature? Paris, 1947.

49
Le livre et le monde actuel

d'y participer que cette nature sera plus riche), participe aussi à la
détermination de l'œuvre : il se fait entendre de l'auteur, pour ainsi
dire, par anticipation.
D o n c , m ê m e si aucun contact visible n'existe entre l'auteur et
son public, il y a tout de m ê m e échange, communication entre
eux, à condition q u e le public supposé auquel s'adresse l'œuvre
traduise chez l'auteur une suffisante richesse de la vie sociale.
Mais ce n'est pas tout. L'encadrement institutionnel de la vie
littéraire, tel qu'il tend à s'établir dans les sociétés évoluées, favo-
rise ou gêne la communication entre l'écrivain et le public. E n
effet, pour que le fait littéraire soit complet, il faut non seulement
que l'écrivain fasse parvenir au lecteur u n message intelligible o u
tout au moins utilisable, mais encore que le jugement motivé de
ce lecteur soit, d'une manière o u d'une autre, répercuté vers l'écri-
vain, soit directement vers lui, soit au niveau de l'éditeur qui
conditionne indirectement sa production. Autrement dit, la clé
dû fait littéraire est dans l'existence ou n o n d'une opinion litté-
raire, c'est-à-dire dans la prise de conscience par le public de ses
goûts, de ses préférences, de ses besoins, de ses orientations. Elle
est dans l'expression de cette opinion, dans sa traduction au
niveau des producteurs et des entrepreneurs de littérature, c'est-à-
dire des écrivains et des éditeurs. Cette expression doit être assez
claire pour être comprise, mais elle doit être assez discrète pour ne
pas être contraignante et pour ne pas gêner la nécessaire liberté
de la création littéraire.
O r , à l'heure actuelle, dans la plupart des pays, tout l'appareil
de la critique, de la « vie des lettres », tend à limiter l'opinion
littéraire à celle d'une couche sociale et le plus souvent d'une
classe. L e fait n'est pas nouveau. N o u s avons vu m ê m e que l'his-
toire d u livre est celle de la participation à l'échange littéraire de
couches de plus en plus nombreuses de la population. Il y a tou-
jours eu une littérature « lettrée », comportant des échanges cons-
cients entre certains publics et certains écrivains, et d'autre part
une littérature « octroyée » et qui est simplement la consommation
a n o n y m e de lectures par des masses dont l'importance et la
composition ont varié de siècle en siècle.

50
Les fonctions d u livre

O n c o m m e n c e tout juste à soupçonner l'importance de cette


c sous-littérature » à côté de la « bonne littérature ». Pourtant
leurs liens sont nombreux. Certaines formes littéraires nées dans
l'une sont passées dans l'autre par l'évolution des sociétés et, sur-
tout, l'encadrement institutionnel de leur vie culturelle l'a permis.
C'est ainsi que la comédie, le r o m a n , la chanson ont été, à certains
m o m e n t s de leur histoire, considérés c o m m e appartenant à la
sous-littérature et ne se sont trouvés promus qu'au m o m e n t où
se sont trouvés promus leurs lecteurs. Plus récemment, le r o m a n
policier a subi une mutation analogue. Il n'est pas absurde de
penser qu'un jour la bande dessinée, tant méprisée, tant décriée,
accédera à la dignité de genre littéraire, quand ceux qui en font
leur lecture habituelle posséderont les moyens intellectuels et
matériels, d'une part, de formuler un jugement esthétique sur elle,
d'autre part, de faire entendre ce jugement et de participer au
jeu littéraire.
A côté de la littérature, il faut donc envisager l'immense
domaine de ce qu'on appelle tantôt sous-littérature, tantôt infra-
littérature, tantôt littérature marginale. C'est à la limite de ce
domaine que se situe le livre littéraire déterminé, o n le voit, n o n
seulement par des facteurs esthétiques, mais aussi et principale-
ment par des facteurs sociaux. O n comprend notamment qu'un
livre ne soit pas littéraire au m ê m e degré selon le public auquel il
s'adresse et le récent phénomène du paperback pose précisément
de manière aiguë le problème d u para-littéraire en marge d u litté-
raire. E n effet, des livres qui étaient nés à l'intérieur d'un certain
groupe social, qui avaient couru leur chance et avaient reçu leur
consécration ont été soudain, par la vertu des gros tirages, mis en
contact avec des publics nouveaux et insoupçonnés. Jusque-là la
littérature « octroyée » était u n e sous-littérature, u n produit de
deuxième zone, industriel en quelque sorte, destiné à la consom-
mation de masses anonymes. Voici soudain que la littérature
reconnue de qualité par un certain groupe social est mise en cir-
culation dans d'autres groupes sociaux qui ne l'ont pas suscitée et
qui n'ont pas les moyens de faire connaître leur opinion sur elle.
O n vend Steinbeck au drugstore et C a m u s dans les magasins à

51
Le livre et le inonde actuel

succursales multiples. Mais ni le client du drugstore ni celui de ces


magasins n'ont les moyens de participer à l'échange qui peut sus-
citer de nouveaux Steinbeck et de nouveaux C a m u s . Tel est sans
doute, pour l'avenir de la culture écrite, le problème à la fois le
plus angoissant et le plus difficile posé par la moderne révolution
des livres.

52
Deuxième partie Le nouveau visage
de l'édition
Chapitre premier La production dans le
monde

L'interprétation des données statistiques

L a nature ambiguë du livre et l'impossibilité de lui donner une


définition rigoureuse rendent l'élaboration et l'interprétation des
statistiques en matière d'édition extrêmement précaires. Déjà, en
1956, R . E . Barker signalait la très grande variété des critères
adoptés dans les divers pays pour la définition d u livre1. L'Italie,
par exemple, exigeait qu'un volume ait au moins 100 pages pour
être qualifié de livre, alors que l'Inde n'imposait aucune condition
d u m ê m e genre, que la plupart des pays avaient d u livre une défi-
nition fondée sur le nombre de pages, et que le R o y a u m e - U n i
fondait la sienne sur un prix m i n i m u m .
Fort heureusement on est récemment parvenu à une entente sur
une définition internationale d u livre. U n e « Recommandation
concernant la normalisation internationale des statistiques de l'édi-
tion de livres et de périodiques » a été adoptée par la Conférence
générale de l'Unesco le 19 novembre 1964. Préparée depuis fort
longtemps, cette recommandation devrait — si elle est respectée
par tous les Etats — résoudre le problème, à l'avenir, par l'adop-
tion de définitions uniformes. U n livre est « une publication non
périodique imprimée comptant au moins 49 pages, pages de cou-
verture non comprises ». U n e brochure « est une publication non
périodique imprimée comptant au moins S mais pas plus de
48 pages, pages de couverture non comprises ». L a recomman-

1. R . E. B A R K E R , Books for all, p*. 17, Unesco, 1956.

55
L e nouveau visage de l'édition

dation définit ce qu'est une première édition, une réédition, u n e


réimpression, une traduction ou u n titre, et contient des sugges-
tions détaillées quant à la classification, les m o d e s d'énumération,
et les différentes sortes de statistiques qu'il convient d'établir
annuellement à l'échelon national. Elle prévoit que certaines caté-
gories de publications devraient être exclues de ces statistiques,
à savoir celles : a) éditées à des fins publicitaires ; b) de caractère
éphémère ; c) dont le contenu prédominant n'est pas le texte.
Il est donc à souhaiter ardemment que cette recommandation
lève dans u n avenir assez proche les incertitudes des statistiques
dont nous disposons à l'heure actuelle. Pour le m o m e n t , nous
ne pouvons procéder qu'à tâtons et nous contenter de déceler des
tendances, des orientations. L'essentiel est q u e nous ayons u n e
idée claire de ce que peuvent nous apprendre les diverses données
dont nous disposons à présent1.
L a statistique la plus facile à établir et la plus fréquente est
celle des titres publiés. E n effet, dans la plupart des pays, il existe
un « dépôt légal » qui oblige tout éditeur à remettre aux autorités
un o u plusieurs exemplaires de chaque livre qu'il publie.
Il est donc aisé, en reprenant la liste des ouvrages déposés
chaque année par les éditeurs, de se faire u n e idée de leur acti-
vité. Notons cependant que ce type de statistique par titres nous
fournit simplement le nombre des « aventures d'édition », mais
ne nous donne aucun renseignement ni sur l'importance écono-
mique de ces aventures ni surtout sur leur contenu culturel. C h a -
que « aventure » d'un éditeur n'implique pas une « aventure »
d'un écrivain, u n fait intellectuel ou artistique nouveau. Pour
évaluer cette production « réelle » il faudrait défalquer de la
donnée brute, d'une part les rééditions, d'autre part les traduc-
tions. U n certain nombre de pays font l'un ou l'autre dans leurs
statistiques, rarement les deux, ce qui, bien entendu ne facilite
pas les comparaisons. E n attendant l'adoption généralisée de la

1. Voir à ce sujet l'excellente mise au point publiée dans le document de lTJnesco


Production de livres 1937-1954 et traductions 1950-1954, p. 3-10. (Rapports et
études statistiques.)

56
La production dans le monde

recommandation de l'Unesco, on est toujours m a l renseigné sur


le nombre des « premières éditions ». Quant au nombre de tra-
ductions, on c o m m e n c e à pouvoir l'évaluer grâce au dépouille-
ment de YIndex translationum publié par l'Unesco. C'est seulement
en combinant les deux données que l'on pourrait obtenir une
critique relativement rigoureuse de la statistique globale par titres.
Encore, pour que ce travail fût réellement valable, faudrait-il
pouvoir le faire pour chaque catégorie d'ouvrages et notamment
pour la catégorie 8, celle des ouvrages réputés littéraires. Mais,
dans l'état actuel des choses, c'est là u n v œ u irréalisable. Tout au
plus peut-on se livrer à quelques évaluations aussi conjecturales
qu'incertaines.
E n matière économique les évaluations sont plus incertaines
encore, car les mots n'ont pas le m ê m e sens dans les pays socia-
listes et les pays capitalistes. Ces derniers, qui donnent une impor-
tance primordiale au chiffre d'affaires, ne comptent dans les
statistiques que les ouvrages commercialisés. Les Etats-Unis, par
exemple, éliminent les éditions d'Etat, distribuées gratuitement,
ce qui d'ailleurs ne constitue pas u n critère suffisant puisque les
volumes achetés par l'Etat aux éditions privées et distribués gra-
tuitement à titre d'aide ou de propagande figurent dans les sta-
tistiques. Doit-on appliquer la m ê m e discrimination à la
production de l'URSS, pays où la commercialisation n'a pas le
m ê m e sens qu'aux Etats-Unis ? Selon qu'on le fait ou non, la
production soviétique peut varier de plus de 2 0 %.
L e m o y e n d'évaluation le plus rigoureux serait de combiner, à
la statistique par titres, la statistique par tirages, c'est-à-dire par
nombre d'exemplaires imprimés. C e sont- là des données phy-
siques comparables, qui renseignent à la fois sur l'importance éco-
nomique de l'activité éditoriale et sur la place qu'elle occupe
dans la vie d u pays.
Malheureusement, on n'est pour les tirages guère mieux armé
que pour les titres. Certes u n certain n o m b r e de progrès ont été
accomplis depuis que cette donnée n'est plus toujours considérée
c o m m e un secret commercial. Il est possible maintenant de connaî-
tre au moins approximativement le n o m b r e des exemplaires

57
Le nouveau visage de l'édition

imprimés dans les grandes nations productrices. Les pays socia-


listes n'ont jamais fait beaucoup de mystères à ce sujet. Dans les
autres pays, u n coin d u voile c o m m e n c e à se soulever et l'on peut
faire des évaluations qui ne sont plus de simples hypothèses. Pour
guider ces évaluations, les confirmer, et m ê m e dans certains cas
les dépasser, on dispose d'une donnée que publient les organi-
sations internationales : la consommation de papier d'impression
et d'écriture. Bien entendu, il n'existe pas de relation fixe entre
la production de livres et la consommation de ce type de papier
mais, c o m m e dans le cas des statistiques partitres,la comparaison
des chiffres d'année en année permet de se faire une idée des
grandes tendances et de les comparer à celles que l'on a p u déce-
ler ou identifier dans d'autres domaines.
L e tableau de l'édition ainsi obtenu serait incomplet s'il restait
une juxtaposition de statistiques nationales. Ici entre en ligne d e
compte une troisième série de données, celles de la « dynamique »
du livre, c'est-à-dire les traductions, les exportations et importa-
tions, les coéditions et, d'une manière générale, les échanges
culturels. C o m m e nous l'avons vu, le livre est le m o d e de circu-
lation le plus c o m m o d e et le plus efficace de la pensée et de l'art.
Il se définit avant tout par la mobilité, le déplacement, la diffusion.
Il faut donc recouper les renseignements statiques concernant
lestitreset les tirages, par des renseignements dynamiques sur les
grands courants qui tendent de nos jours à transformer le marché
du livre, naguère national, en u n marché mondial.

La statistique brute par titres

L e tableau 3 donne les chiffres de la production globale par titres


dans les différents pays du m o n d e pour 1950 et 1965, ou tout
au moins pour les années les plus proches respectivement de 1 9 5 0
et 1965 pour lesquelles ces renseignements sont disponibles. L'in-
tervalle de quinze ans ainsi délimité suffit pour une étude c o m p a -
rative.

58
La production dans le monde

T A B L E A U 3. Production mondiale par titres (évolution de 1950 à 1965).

Afrique 1950 1965

Afrique du Sud 834 (1952) 1526


Algérie 101 (1953) 131 «
Burundi 29» (1964)
Gabon 10
Ghana 225
Guinée 2
Kenya 184
Madagascar 159
Malawi 34
Maroc 100 (1952) 161 (1961)
Nigeria 159 (1964)
Ouganda 65 (1964)
République arabe unie 654 (1953) 3 355
Rhodésie du Sud 75 (1964)
Sierra Leone 24
Somalie 17
Soudan 83 (1963)
Tunisie 56 (1953) 200
Zambie 39

Amérique du Nord

Canada 684 (1952) 3 781


Costa Rica 13 (1963)
Cuba 615 (1953) 509 (1963)
El Salvador 75 (1963)
Etats-Unis 11022 54 378
/28 595*
Guatemala 70 (1953) 90 (1963)
Haïti 39 (1964)
Honduras 189 (1962)
Jamaïque 40
Mexique 923 (1955) 4 851

Amérique du Sud

Argentine 3 615 3 539


Brésil 3 718 (1951) 4 812 (1964)
Chili 1497
Pérou 772 927
Uruguay 65 (1955) 141
Venezuela 538 (1955) 743

59
Le nouveau visage de l'édition

Asie 1950 1963

Afghanistan 108
Cambodge 392 (1953) 740
Ceylan 204 1 129
Chine (Rép. de) 28 « 1 867
Chine continentale 2 507 (1952) 50 000 (éval.)
Chypre 83
Corée (Rép. de) 1 393 (1952) 2 405
Hong-kong 457
Inde 18 769 13 094
Indonésie 1 127 791 (1963)
Irak 248 (1953) 268 « (1964)
Iran 391 (1954) 985
Israël 822 1038
Japon 13 009 24 203
Jordanie 162 (1963)
Koweit 113
Laos 119
Liban 396 373
Malaisie 898
Maldives 24»
Mongolie 352 «(1964)
Pakistan 2 027
Philippines 634 (1949) 941
Singapour 208
Syrie 458
Thaïlande 4 444 4 083 (1964)
Turquie 2 100 5 442
Viêt-nam (Rép. d u ) 500 671

Europe

Albanie 98 (1952) 502


Allemagne (Rép. féd.) 14 094 (1951) 25 996
Allemagne orientale 2 142 (1951) 5 374
Autriche 3 788 4 045
Belgique 4 573 3 748
Bulgarie 2 155 3 634
Danemark 2 866 4 778
Espagne 3 633 17 342
Finlande 1891 5 052
France 9 993 21 351
Grèce 1068 1 320 (1964)
Hongrie 3 071 (1953) 4 525
Irlande 163 202
Islande 562 513
Italie 8904 8 785 (1963)

60
La production dans le monde

1950 1965

Luxembourg 412 111


Malte 70
Monaco 60 65
Norvège 2 761 3 217
Pays-Bas 6 537 10 193
Pologne 5 218 8 509
Portugal 2 657 5 639
Roumanie 2 700 (1945) 6 090 (1964)
Royaume-Uni 17 072 26 314
Suède 3 719 6 666
Suisse 3 527 6 367
Tchécoslovaquie 4 990 9 043
Yougoslavie 4 371 7 980

Océanie
Australie 600 3 045
Nouvelle-Zél ande 362 1512
URSS 43 100 76101
a. Premieres editions seulement.
b. A partir de 1965 les statistiques américaines comprennent les publications d u gouvernement fédéral
ainsi que les thèses d'université. L e premier chiffre indiqué (54 378) est le chiffre total. L e second
est obtenu par défalcation des publications fédérales (13 014) et des thèses (12 679). N o u s le donnons
afin de permettre les comparaisons avec les années précédentes.
Sources. Production de livres 1937-1954 et traductions 1950-1954. (Rapports et études statistiques de
•'Unesco) et Annuaire statistique de ¡'Unesco, 1966.

Cette étude est cependant rendue très difficile par le fait que
plusieurs pays parmi les gros producteurs de livres ont changé
soit leur critère statistique, soit leurs sources d'information. Il est
difficile de démêler ce qui est variation réelle o u simple artifice
de calcul.
Les Etats-Unis, par exemple, qui ont effectivement fait u n pro-
digieux bond en avant en passant de 15 0 1 2 titres en 1 9 6 0 à
25 7 8 4 en 1963, passent de 2 8 451 en 1 9 6 4 à 5 4 378 en 1965
parce qu'ils ajoutent maintenant au décompte (fort justement
d'ailleurs) les publications fédérales et les thèses d'université.
L a France avait amorcé, de 1963 à 1964, une progression réelle
de 11 4 7 8 titres à 13 4 7 9 . Elle déclare pour 1965 le chiffre sur-
prenant de 21 351 titres, qui correspond pour partie à un accrois-
sement effectif des publications de sciences humaines et de
sciences appliquées, mais aussi et surtout à l'emploi de données

61
Le nouveau visage de l'édition

corrigées par les déclarations des éditeurs, dont l'incidence se fait


surtout sentir sur la catégorie < littérature ».
L e bond de l'Espagne, de 3 633 en 1950 à 17 3 4 2 en 1965,
s'explique en grande partie par le fait que, depuis 1959, les éva-
luations de l'Institut national du livre ont été remplacées par celles
du dépôt légal, plus complètes et plus conformes aux normes
internationales. Il n'en reste pas moins que la production espa-
gnole progresse à un taux jamais égalé de 10 à 12 % par an et
que l'Espagne, devenue une des plus grosses exportatrices de livres
du m o n d e , produit plus de la moitié des livres du m o n d e hispa-
nique.
L e Mexique, la Finlande, la Nouvelle-Zélande ont également
changé leurs définitions. L'Italie et l'Inde, par contre, restent fidè-
les aux leurs. L a première s'en trouve déclassée et la seconde sans
doute légèrement surclassée. Encore faudrait-il, dans le cas de
l'Inde, procéder à une correction supplémentaire d u chiffre en
raison de la multiplicité des langues employées dans ce pays.
L a m ê m e observation est valable pour l'URSS. Beaucoup de
titres sont décomptés plusieurs fois puisque le chiffre de 76 101
titres n'est pas celui de la seule production en russe, mais des
production cumulées en 93 langues dont 61 sont des langues de
peuples de l'Union soviétique et 3 2 des langues étrangères1. Il n'en
reste pas moins que, m ê m e si l'on ne comptait que les ouvrages
publiés en russe, la production soviétique serait encore de 57 521
titres et resterait la première du m o n d e .
Ces restrictions étant faites, la première constatation que per-
met de faire le tableau 3 est l'existence de trois « super-géants » de
l'édition : l'URSS, les Etats-Unis et sans doute la Chine continen-
tale, pour laquelle nous sommes réduits à des évaluations. Vien-
nent ensuite quatre « géants » dont la production .dépasse
20 0 0 0 titres par an : le R o y a u m e - U n i , l'Allemagne fédérale,
le Japon et la France. Trois autres pays dépassent les 10 0 0 0
titres : l'Espagne, l'Inde et les Pays-Bas ; et quatre en approchent :

1. Chiffres fournis par : N . K R I V E N K O , La presse, le livre, la radio et la télévi-


sion en URSS, Moscou, 1963.

62
La production dans le monde

la Tchécoslovaquie, l'Italie, la Pologne et la Yougoslavie. Ces


14 pays à eux seuls représentent, en 1965, 7 7 % de la production
mondiale, évaluée à 4 5 0 0 0 0 titres.
L a situation en 1950 était assez peu différente. L a production
mondiale étant alors la moitié de celle de 1965, si l'on dresse la
liste des pays avoisinant ou dépassant une production de 5 0 0 0
titres, on retrouve à peu près les m ê m e s n o m s , à l'exception de
l'Espagne. C'est surtout la hiérarchie qui a changé. Les grandes
puissances économiques tendent à prendre la tête de la production
et à se détacher très en avant des moyennes puissances. Les Etats-
Unis, qui occupaient en 1950 la cinquième place, juste avant la
France, sont maintenant à la deuxième place derrière l'URSS,
dont l'avance, encore confortable, diminue régulièrement.
Mais, si l'on considère l'ensemble des chiffres et n o n plus ceux
des gros producteurs, d'autres facteurs de reclassement intervien-
nent, parmi lesquels le développement économique, l'influence
politique, le rayonnement culturel et les progrès de l'éducation.
C o m m e il est naturel, ces facteurs affectent particulièrement les
pays dont la production était anormalement basse en raison de
leur statut colonial ou de leur situation politique.
A titre d'exemple nous donnons ci-dessous les pourcentages de
progression de quelques pays (progression mondiale = 100) qui
n'ont pas changé leur critère statistique (pour les Etats-Unis il
n'est naturellement pas tenu compte en 1965 des thèses et des
publications fédérales) :

Ceylan + 453,4 Japon + 84,6


Canada + 452,8 Suisse + 80,5
République arabe unie + 413,0" Tchécoslovaquie + 80,0
Australie + 407,0 Yougoslavie + 79,5
Turquie + 159,1 Suède + 79,2
Allemagne orientale + 150,8» URSS + 74,4
Etats-Unis + 131,8 Pologne + 63,4
Afrique du Sud + 95,0" Royaume-Uni + 54,7
Allemagne (Rép. féd.) + 85,7° Pays-Bas + 47,1
a. Depuis 1951. — b. Depuis 1952.

O n se rappellera que la progression mondiale est de l'ordre de


100 % . Il y a donc un recul relatif des pays dont le pourcen-

63
L e nouveau visage de l'édition

tage est inférieur à 100. U n certain n o m b r e d'autres pays accu-


sent des reculs absolus. C e sont en général des pays de production
moyenne qui se trouvent gênés dans leur développement par la
présence dans leur aire linguistique de pays à haute production.
C'est le cas notamment de la Belgique, qui recule de 4 1 , 2 %,
et de l'Argentine, qui recule de 2,1 %. Il faut sans doute attribuer
les reculs de l'Inde (— 30,3 % ) et de l'Italie (—1,3 %) à l'im-
précision des données statistiques.
L'examen du tableau 3 fait également apparaître l'existence de
blocs, de groupes, qui doivent être considérés dans leur ensemble.
Les plus évidents sont les blocs linguistiques. E n effet, dans la
mesure o ù une langue c o m m u n e crée des échanges intellectuels,
on peut considérer que les industries de l'édition dans les différents
pays utilisant une m ê m e langue c o m m e véhicule littéraire .ou tout
au moins intellectuel sont solidaires. N o u s aurons à revenir sur
cette notion de blocs linguistiques quand nous parlerons de la
lecture. Il nous faudra alors évaluer la capacité d'absorption
de chacun de ces blocs. Ici, nous voulons simplement savoir
quelle est l'importance respective des différentes langues dans la
production mondiale.
Les langues littéraires employées couramment par plus de
cinquante millions d'individus sont au nombre de douze, par
ordre d'importance : le chinois, l'anglais, le russe, l'hindi, l'espa-
gnol, l'allemand, le japonais, le bengali, l'arabe, le français, le
portugais et l'italien. N o u s pouvons, pour le m o m e n t , laisser de
côté le japonais, l'italien et le portugais, qui servent de support
à des productions littéraires rigoureusement limitées à certains
territoires (archipel japonais, péninsule italienne, Portugal, Bré-
sil). N o u s réserverons également le cas d u chinois, sur lequel nous
s o m m e s encore très mal renseignés et qui, malgré son étendue
physique et humaine, constitue en quelque sorte u n phénomène
autonome. Quant aux langues de l'Inde et à l'arabe, malgré les
progrès constants des pays qui les parlent dans le domaine cul-
turel, les industries de l'édition dont elles sont le véhicule sont
encore trop faibles, trop dispersées, pour qu'il soit possible de
parler réellement de blocs. Enfin le russe, dans la mesure où il

64
La production dans le monde

existe une nationalité « soviétique », est une langue infranationale


et n o n supranationale. N o u s examinerons son cas un peu plus
loin.
Restent donc les quatre grandes langues supranationales d'Occi-
dent : l'anglais, l'allemand, l'espagnol, le français. Autour d'elles
se sont constitués des blocs linguistiques d'importance inégale et de
natures différentes. L e bloc anglais comprend deux grandes puis-
sances économiques, les Etats-Unis et le R o y a u m e - U n i , et englobe
tous les pays participant au C o m m o n w e a l t h britannique. L e bloc
espagnol lui ressemble par la dispersion puisqu'il intéresse deux
continents, mais les nations qui le composent sont économique-
ment plus faibles et culturellement moins développées que celles
du bloc anglais. L e bloc français possède également des ramifi-
cations outre-mer (Canada, Haïti, Antilles, Afrique), mais l'essen-
tiel de sa puissance lui vient de l'Europe et principalement de la
France. Parmi les autres pays francophones, la Belgique lui
apporte environ les deux cinquièmes de sa production de livres
et la Suisse entre u n sixième et un cinquième de la sienne. Enfin,
le bloc allemand, le plus homogène, n'intéresse que l'Europe cen-
trale, où il a c o m m e base les deux Allemagnes, l'Autriche, la
Suisse alémanique ainsi qu'un certain nombre de minorités germa-
nophones dans divers autres pays. L e tableau 4 indique en chiffres
arrondis la production brute par titres des quatre blocs en 1950
et en 1965. Pour chacune des deux années une colonne spéciale

T A B L E A U 4 . Les blocs linguistiques.


Année 1950 Année 1965
Nombra Nombre
de titres Pourcentage de titres Pourcentage

Production mondiale 230 000 100 450 000 100


Bloc anglais 31371 13.6 91217 20,2
Bloc allemand 20 024 8.7 39 728 8,8
Bloc espagnol 10 231 4.4 29 916 6,6
Bloc français 12 999 5,6 24 999 5.5
Total des 4 blocs 74 625 32,3 185 860 41,1
Sonnet. Production de livra 1937-1954 et traductions 1950-1954. (Rapports et études statistiques de
l'Unesco) et Annuaire statistique de ¡"Unesco, 1965.

65
Le nouveau visage de l'édition

indique le pourcentage par rapport à la production mondiale.


U n e première constatation s'impose : la production totale des
quatre blocs occupe dans la production mondiale une place tou-
jours plus importante. L'augmentation a d'abord été si lente (32 %
en 1950, 3 4 % en 1 9 5 2 , 36 % en 1962) qu'on a p u douter de
sa réalité, étant donné surtout l'imprécision des chiffres. Mais elle
semble maintenant s'accélérer et une progression de 9 % en
quinze ans est certainement significative.
Plus significatives encore sont les variations de l'équilibre des
blocs entre eux. Sans que la production d'aucun ait diminué en
valeur absolue, les écarts entre eux se sont assez nettement creusés.
L e bloc anglais, qui représentait environ 13,6 % de la production
en 1950, en représente plus de 2 0 % en 1965. Nette également
est la progression du bloc espagnol, qui passe de 4 , 4 % à 6,6 %
et prend la troisième place. Les blocs allemand et français main-
tiennent leurs positions.
Mais ces déplacements sur l'échelle ne signifieraient rien si l'on
n'examinait ce qui se passe en réalité à l'intérieur des blocs. E n se
reportant au tableau 3 on percevra aisément que, dans le cas d u
bloc français, d u bloc allemand et du bloc espagnol, il y a une
sorte de concentration sur ce qu'on pourrait appeler la nation
mère, dont la production augmente alors que celle des autres pays
membres d u bloc diminue. C'est ainsi que l'Allemagne, l'Espagne,
la France voient leur production augmenter tandis que celle de
l'Autriche stagne et que celles de la Belgique et de M o n a c o dimi-
nuent. Quant à la production des pays d'Amérique latine, elle
reste relativement stagnante. Il y a là u n phénomène d'attraction
qui ne surprendra pas les historiens de la littérature. O n constate
en effet que la vie littéraire tend de nos jours à se regrouper par-
delà les frontières. Sans que cesse pour autant d'exister une litté-
rature belge, il est certain que les écrivains belges de langue fran-
çaise se considèrent de plus en plus c o m m e faisant partie de la
littérature française, o u tout au moins c o m m e , participant à la
vie des lettres françaises. Dans le petit bloc linguistique flamand-
néerlandais, on constate u n glissement vers les Pays-Bas.
C e qui se passe dans le bloc anglais est entièrement différent.

66
La production dans le monde

C e bloc possède en effet deux métropoles, la Grande-Bretagne et


les Etats-Unis. O r on assiste en ce m o m e n t au phénomène qu'ont
toujours redouté les éditeurs anglais depuis l'époque héroïque o ù
Dickens se rendait aux Etats-Unis pour y défendre les droits des
écrivains britanniques : les Etats-Unis sont en train de supplanter
la Grande-Bretagne à la tête d u bloc linguistique. Cette dernière,
en 1950, représentait encore, avec quelque 17 0 0 0 titres, beau-
coup plus de la moitié de la production totale du bloc. E n 1965,
avec quelque 26 0 0 0 titres, elle en représente un peu moins d u
tiers et les Etats-Unis la dépassent avec quelque 5 4 0 0 0 titres et la
dépasseraient encore, après défalcation des thèses et des publica-
tions fédérales, avec quelque 28 000 titres. Enfin, c'est peut-être
plus important encore, le C o m m o n w e a l t h , qui nefiguraiten 1950
pour ainsi dire que pour mémoire, aligne quinze ans plus tard
plus de 10 5 0 0 titres, ce qui est loin d'être négligeable et c o m -
m e n c e à peser lourd dans la balance. Il n'est peut-être pas inutile
de souligner que la brusque avance de la production des Etats-
Unis est due en grande partie à la publication massive de paper-
backs.
Il nous reste maintenant à nous occuper d'un autre bloc impor-
tant dont la langue russe est le noyau. Il ne s'agit pas ici d'un
bloc linguistique, mais du groupe constitué par les pays socialistes
européens et l'URSS. Il existe entre eux des échanges nombreux
et systématiques et, bien que l'interdépendance tende à diminuer,
leurs éditions sont, jusqu'à u n certain point et de manière très
variable, solidaires.
L a production totale de ces neuf pays représentait en 1 9 5 0
environ 68 0 0 0 titres et en 1965 environ 122 0 0 0 titres, soit, dans
les deux cas, exactement 29 % de la production mondiale. U n e
seule variation, d'ailleurs mineure, est à noter : en 1950 la pro-
duction soviétique représentait 63,5 % de la production d u
groupe, en 1965 elle n'en représente plus que 62,5 %. Sa domina-
tion n'en est pas moins écrasante.
Si l'on fait le total de la production des quatre blocs linguis-
tiques et du groupe des pays socialistes européens, et si l'on y
ajoute la production des autres pays européens et celle du Japon,

67
L e nouveau visage de l'édition

l'ensemble de la production de ces pays, pour la plupart des


nations développées, qui représentait 8 0 % de la production
mondiale en 1950, en représente 85,5 % en 1965. Cela veut dire
que le reste du m o n d e (essentiellement pays arabes et Asie) a vu
eh quinze ans sa participation diminuer en valeur relative de
2 0 à 14,5 %. O r ce « reste du m o n d e » représente plus de 6 0 %
de la population mondiale et 35 % de la population adulte alpha-
bétisée.
Il y a là un phénomène inquiétant. E n quinze ans plus de trente-
cinq nations nouvelles sont apparues, parfois très modestement
il est vrai, dans le tableau des producteurs de livres. L'édition
y est encore très fragile et la lecture s'y développe difficilement,
faute d'une production littéraire nationale suffisante. Il serait dan-
gereux que le développement d u livre et de ses usages y soit
entravé par l'hégémonie culturelle des grands blocs, appuyée par
la puissance économique. L e programme de l'Unesco pour le
développement du livre dans le m o n d e tend à trouver des remèdes
à cette situation. U n e conférence a été tenue à Tokyo en 1966
pour l'Asie, à Accra en 1968 pour l'Afrique. D'autres sont pré-
vues pour l'Amérique latine et les pays arabes. O n peut espérer
que, dans un proche avenir, la phase de concentration vers les
blocs linguistiques et idéologiques sera suivie d'une phase d'ex-
pansion vers les nations jeunes, mais cela suppose une politique
mondiale d u livre qui est encore à organiser.

La statistique par tirages

E n 1954, R . E . Barker évaluait à 5 milliards le nombre de livres


imprimés chaque année dans le m o n d e . C e chiffre paraît un peu
optimiste. E n effet, nous évaluons à 250 0 0 0 le nombre des titres
publiés au cours de l'année 1952. L e chiffre pour 1954 devait se
situer aux abords de 270 000. Pour que l'évaluation de Barker
fût exacte, il faudrait admettre que chaque titre publié a fait
l'objet d'un tirage m o y e n de près de 2 0 0 0 0 exemplaires. Certes
les tirages supérieurs à 2 0 0 0 0 exemplaires ne sont pas rares, mais

68
La production dans le monde

il existe bien peu de pays où ce chiffre puisse être considéré


c o m m e une moyenne. E n tout cas il ne saurait être accepté c o m m e
moyenne mondiale.
L ' U R S S , par exemple, avec sa population de plus de 2 2 0 mil-
lions d'habitants, ses 2 % d'analphabètes, la structure économique
qui permet à son industrie de l'édition de ne pas se soucier de la
rentabilité commerciale, accuse officiellement en 1965 un tirage
total de 1 279 2 6 8 0 0 0 exemplaires pour 7 6 101 titres publiés
dans l'année. Cela correspond à un tirage de 16 811 exemplaires
par titre. L e chiffre m o y e n de tirages le plus élevé jamais annoncé
par l'URSS est celui de 1954 : 997 millions d'exemplaires pour
50 100 titres, soit 19 9 0 0 exemplaires par titre. Pour être tout à
fait exact, il convient cependant de noter que, si l'on s'en tient
aux chiffres de la seule République socialiste federative sovié-
tique de Russie, le tirage m o y e n dépasse légèrement 2 0 0 0 0 exem-
plaires.
Les statistiques recueillies par l'Unesco selon les nouvelles nor-
m e s fournissent pour un certain nombre de pays les tirages moyens
suivants en 1965 :

Allemagne orientale 17 900 Tchécoslovaquie


Hongrie 11300 Ceylan
Pologne 10 800 Argentine
Bulgarie 10 600 Espagne
Chili 8000 Pakistan
Yougoslavie 7 500 Mexique

Les tirages des pays socialistes sont majorés pour les raisons que
nous avons indiquées pour l'URSS, mais il est visible que le déve-
loppement économique d'une part, l'alphabétisation de l'autre sont
les deux facteurs qui jouent le plus grand rôle. Bien que les don-
nées réelles ne soient pas encore publiées dans la plupart des cas,
on peut dire que le tirage m o y e n des pays gros producteurs de
livres se situe entre 10 0 0 0 et 2 0 0 0 0 exemplaires par titre.
D'ailleurs, R . E . Barker lui-même, dressant le tableau de la
production de livres par nombre d'exemplaires dans chaque pays,

69
Le nouveau visage de l'édition

se servait de chiffres comparables à ceux que nous venons d'indi-


quer1. Pour les principaux pays producteurs, les estimations qu'il
a faites pour 1952 sont les suivantes : U R S S , 17 300 exemplaires
par titre ; Royaume-Uni, 15 2 0 0 ; Etats-Unis d'Amérique, 13 9 0 0 ;
France, 9 700 ; République fédérale d'Allemagne, 7 7 0 0 . Les
autres pays mentionnés dans sa liste sont donnés c o m m e ayant
des tirages de 3 0 0 0 à 6 0 0 0 exemplaires par titre.
O n peut donc sans absurdité considérer que le tirage m o y e n
mondial par titre devait alors se situer aux abords de 10 0 0 0
exemplaires, ce qui ramènerait à environ 2,5 milliards le nombre
d'exemplaires imprimés en 1952 dans le m o n d e . E n se fondant sur
l'augmentation de la consommation de papier d'impression et
d'écriture dans le m o n d e en dix ans, on peut penser qu'effective-
ment le tirage m o y e n en 1965 est de l'ordre de 1 4 0 0 0 exem-
plaires, ce qui donnerait une production totale pour 1965 de
6 milliards d'exemplaires.
L a donnée apportée par la consommation de papier d'impres-
sion et d'écriture peut nous permettre quelques extrapolations
audacieuses.
N o u s admettrons par hypothèse que la consommation de papier
dans un pays donné est fonction à la fois du nombre d'ouvrages
publiés et du tirage moyen de chacun de ces ouvrages et que ses
variations dépendent en partie des variations de ces deux facteurs.
Dans un nombre limité de cas, nous pouvons connaître les varia-
tions de la production par titres. Si elles sont du m ê m e ordre que
celles de la consommation de papier et indiquent une m ê m e orien-
tation, on peut conclure que le tirage m o y e n reste stable. Si la
consommation augmente plus vite que la production par titres,
on peut supposer que les tirages augmentent. Inversement, si la
consommation augmente moins vite, o n peut supposer que les
tirages diminuent. Dans le tableau 5 on a mis en parallèle la
consommation de papier d'impression et d'écriture en divers pays

1. R . E . B A R K E R , op. cit., p. 23. Dans son tableau 5, Barker met en parallèle le


nombre de titres publiés et son estimation du tirage total. Il est donc facile
de retrouver sa base de calcul.

70
L a production dans le m o n d e

en 1955 avec la production par titres dans les m ê m e s pays, la


m ê m e année. Afin de mettre en lumière la variation, on a ramené
les chiffres à une base c o m m u n e 100, qui est celle de la dernière
année d'avant guerre pour laquelle ces données sont fournies.

T A B L E A U S. Variations de la consommation de papier et de la production de


livres H 9 5 5 par rapport à 1938)°.

Consom- Production Consom- Production


mation de livres mation de livres
Piiys de papier^ par titres Pays de papierb par titres

Pays-Bas 240 119 Suisse 362 177


Etats-Unis 189 113 Japon 122 70
France 179 128 Royaume-Uni 118 123
Italie 151 101 Espagne 10S 389
m. Base c o m m u n e — 100 (demure année d'avant guerre pour laquelle ces données sont fournies).
b. Papier d'impression — autre que le papier journal — et d'écriture.
Somct. Unesco.

Rappelons qu'il s'agit ici n o n d'une évaluation rigoureuse mais


de la mise en lumière d'une simple tendance générale. Pour cer-
tains pays — Etats-Unis, France, Pays-Bas — le parallélisme
des variations est remarquable. Il traduit une augmentation très
nette des tirages moyens, renseignement qui répète ce que nous
savons d'ailleurs. Tendance aussi à l'augmentation, de façon moins
nette peut-être, en Italie et en Suisse.
A u contraire, le Japon et le R o y a u m e - U n i sont parfaitement
stables : le nombre de titres produits augmente dans les m ê m e s
proportions que la consommation de papier.
Disons tout de suite qu'après 1955, les tendances ont p u se
modifier. C'est seulement après cette date que l'incidence du
paperback a dû se faire vraiment sentir sur les tirages américains
alors qu'au R o y a u m e - U n i ce type d'éditions existait dès avant la
guerre.
Il est difficile d'aller plus loin dans l'exploitation de ces don-
nées et, bien entendu, on ne peut trouver une relation constante
et valable pour tous les pays entre la production littéraire et la

71
Le nouveau visage de l'édition

consommation de papier d'impression et d'écriture pour la bonne


raison que ce papier, toujours décompté à part du papier journal,
ne sert pas seulement à fabriquer des livres. Il sert aussi, outre les
cahiers d'écolier et le papier à lettres, à fabriquer des revues et
des magazines. L a part du livre dépend donc de la place qu'occu-
pent les publications périodiques dans le pays considéré. L e
tableau 6 illustre ce fait de manière saisissante. O n a simplement
pris les chiffres de tirage calculés par Barker pour l'année 1 9 5 2
et o n les a multipliés par 0 , 4 pour le poids (P) d u papier
c o n s o m m é par la production de livres dans chaque pays. E n effet,
le poids m o y e n d'un livre est de l'ordre de 4 0 0 grammes. D'autre
part, on a évalué la consommation totale (C) de papier d'impres-
sion et d'écriture dans les m ê m e s pays. O n a enfin divisé C par P
afin de voir s'il existe un coefficient constant qui permette de passer
de la donnée C à la donnée P .

T A B L E A U 6. Rapport entre la consommation de papier et le nombre d'exem-


plaires publiés.
Ce C
Pay» Tirages P6
p
France 100 40 340 8,5
Allemagne (Rép. féd.) 108 43 340 7,9
Royaume-Uni 286 114 750 6,6
Belgique 26 10 80 8,0
Etats-Unis 165 66 4400 66,0
a. N o m b r e de millions d'exemplaires publies.
b. Poids des exemplaires en milu'ers de tonnes,
e. Consommation totale en milliers de tonnes.

Pour les pays d'Europe qui ont une vie culturelle d u m ê m e type,
c'est-à-dire la République fédérale d'Allemagne, la Belgique, la
France, le R o y a u m e - U n i , nous trouvons bien un coefficient c o m -
m u n qui paraît être de l'ordre de 7 ou de 8. Mais, pour les Etats-
Unis, le coefficient est tout à fait différent puisqu'il atteint 6 6 ,
soit presque dix fois celui des pays européens. C e résultat ne doit
pas nous surprendre. Déjà, dans notre Sociologie de la littérature,
commentant des chiffres que nous avions obtenus d'autres sources
et au m o y e n d'autres méthodes, nous notions que la lecture de

72
La production dans le monde

magazines occupait aux Etats-Unis une place dix fois plus impor-
tante qu'en Europe, où le coefficient était bien celui que nous trou-
vons ici : « E n France, en 1951, sur les 8 kilogrammes de papier
d'impression et d'écriture consommés par an et par habitant, la
consommation de l'industrie du livre s'élevait à environ 1 kilo-
gramme 1 . »
Cette situation a-t-elle beaucoup évolué depuis 1951 ou 1952 ?
E n ce qui concerne la France, certainement pas. D'après les chif-
fres donnés par le Syndicat des éditeurs français', la c o n s o m m a -
tion de papier de l'édition française, en 1958, représentait environ
1,1 kilogramme par habitant et, en 1962, 1,3, ce qui correspond
à l'accroissement de la consommation globale de papier d'impres-
sion et d'écriture.
A u x Etats-Unis, il en est tout autrement. E n dix ans la consom-
mation de papier a augmenté de 50 %. Mais la part que prend le
livre a augmenté dans des proportions bien plus fortes. Après plus
d'un siècle de règne, le magazine a d û céder sa place au livre et
de grandes sociétés c o m m e Life ou le Reader's Digest se sont
lancées dans la production de livres avec les méthodes de masse
qui faisaient leur succès. Depuis 1955 le big business a fait irrup-
tion dans l'édition américaine et en a changé l'échelle. U n éditeur
de paperbacks à notre époque considère que cela ne vaut pas la
peine de se déranger pour un tirage de moins de 100 0 0 0 exem-
plaires. O n admettait en 1960 qu'il se vendait 1 million d'exem-
plaires de paperbacks par jour aux Etats-Unis. Les chiffres indi-
qués en 1957 par Chandler B . Grannis' sont significatifs, surtout
si l'on garde en mémoire les 164 millions d'exemplaires de 1952 :
livres d'adultes ordinaires, 115 millions d'exemplaires ; livres d'en-
fants, 120 millions ; livres scolaires, 130 millions ; paperbacks,
200 millions.

1. R . E . B A R K E R , op. cit., p. 19.


2. Monographie de f édition, p. 48, 1963. Les chiffres indiqués pour la consom-
mation de papier de l'édition française sont 48 810» tonnes pour 1968 et
63 150 tonnes pour 1962.
3. Chandler B . GRANNIS, What happens in book publishing, p. 8, Columbia
University Press, 1957.

73
L e nouveau visage de l'édition

Telle est l'ampleur de la révolution du paperback aux Etats-


Unis. L a contagion de ces méthodes de masse semble devoir
s'étendre à d'autres pays, notamment aux pays européens. Faut-il
donc craindre que, dans ce domaine aussi, la puissante industrie
américaine n'impose ses méthodes au reste du m o n d e et, doublant,
dans le cas du livre, la conquête économique d'une conquête
culturelle, ne contribue à étouffer la voix des pays non encore
développés ? Nous avons vu déjà que la part de ces pays dans la
production par titres s'est relativement amenuisée au cours des
dernières années. L'examen de la consommation de papier d'im-
pression et d'écriture dans les parties du m o n d e où l'édition est
encore trop faible pour que les chiffres de tirage soient vraiment
significatifs, nous permettra peut-être de déceler avec prudence
quelques-unes des orientations futures de cette édition.
L e tableau 7 compare la consommation de papier d'impression
et d'écriture dans les diverses régions du m o n d e vers 1950
(moyenne 1950-54) avec celle de 1965. Cette consommation a
sensiblement doublé dans l'ensemble du m o n d e , mais les tendances
qui se manifestent confirment les observations que nous avons
faites plus haut. L e trait le plus marquant est le recul relatif de
l'Amérique du Nord (principalement anglophone) qui représen-
tait en 1950 plus de la moitié de la consommation mondiale et
qui n'en représente plus que 40,8 %. L'Amérique du Sud et
l'URSS suivent le mouvement mondial et se tiennent au m ê m e
niveau relatif alors que l'Europe progresse légèrement. Mais les
progressions les plus spectaculaires sont celles du m o n d e afro-
asiatique : + 155,5 % pour l'Afrique, + 271,4 % pour l'Asie.
Ces pourcentages, il est vrai, s'appliquent encore à des chiffres
absolus relativement faibles, mais la progression n'est pas limitée
aux seuls pays économiquement forts c o m m e le Japon en Asie et
l'Afrique du Sud en Afrique. O n constate notamment les pro-
gressions suivantes en Asie : Inde, + 288 % ; Pakistan,
+ 4 2 2 % ; Israël, + 4 4 4 % ; Iran, + 468 % ; Syrie,
+ 1 7 5 0 % ! Quant à l'Afrique, ses 90 0 0 0 tonnes de 1950
incluaient les 4 2 0 0 0 tonnes de l'Afrique du Sud, soit seulement
48 0 0 0 tonnes pour tout le reste de l'Afrique. E n 1965 les

74
La production dans le monde

2 5 0 0 0 0 tonnes comprennent environ 110 0 0 0 tonnes pour


l'Afrique du Sud, soit 1 4 0 0 0 0 tonnes pour le reste de l'Afrique.
L a seule Afrique noire passe de 10 0 0 0 à 7 0 0 0 0 tonnes, soit une
progression de 600 %.
Ces 7 0 0 0 0 tonnes pèsent encore bien peu dans l'économie
mondiale, de m ê m e que pèse encore bien peu la littérature afri-
caine noire dans la littérature mondiale, mais le mouvement est
irréversiblement engagé qui tend à satisfaire l'immense soif de
lire du m o n d e en développement.

T A B L E A U 7. Consommation de papier d'impression et d'écriture dans les diverses


régions du monde (évolution de 1950 à 1965).
1950 1965
Consom- • Pourcentage Consom- Pourcentage : Taux de
matkm de la mation de la la variation
en millions consom- en millions consom- de la
de tonnes mation de tonnes mation consom-
mondiale mondiale mation
Afrique 0,09 1,0 0,25 1,4 + 155,5
Amérique du Nord 4,4 51,1 7,1 40,8 + 61,3
Amérique du Sud 0,2 2,3 0,4 2,3 + 100,0
Asie 0,7 8,1 2,6 14,9 + 271,4
Europe 2,7 31,4 6,1 35,0 + 125,9
Océanie 0.1 1,1 0,17 0,9 + 70,0
URSS 0,43 4,6 0,83 4,7 + 107,5
TOTAL 8,6 100,0 17,4 100,0 + 102,3
Source. Aimmàre statistique
de ¡'Unesco, 1966.

Le cas du livre littéraire

Toutes les observations qui précèdent s'appliquent au livre en


général, c'est-à-dire au livre en tant que produit fabriqué, denrée
de consommation, objet d'échange, sans référence ni à son contenu
ni à l'usage qui en est fait. O r nous savons que les problèmes
se posent de manière très différente selon qu'il s'agit de livres
fonctionnels o u de livres littéraires. L e livre fonctionnel, par sa
nature, est lié, dans son évolution et dans son développement, à
des activités économiques, techniques, scientifiques sur lesquelles
nous sommes en général assez bien renseignés. Par exemple, le

75
Le nouveau visage de l'édition

livre scolaire reflète les tendances d u système d'enseignement qu'il


est appelé à servir, le livre technique traduit les soucis d'une
économie en développement o u en expansion, le livre de sciences
sociales exprime directement les orientations d e tel o u tel régime
politique.
L e livre littéraire est lié à la littérature, c'est-à-dire à la plus
fuyante, à la plus indéfinissable des réalités. C'est pourtant cette
réalité que nous devons tenter de saisir, ce domaine que nous
devons essayer d'explorer, si nous voulons connaître la partie la
plus originale, la plus créatrice d e la vie des livres. Pour cela
nous devons nous contenter des matériaux qui sont mis à notre
disposition par les statisticiens.
L e caractère littéraire d'un livre ne se définissant pas par des
critères simplement objectifs, mais aussi et surtout par l'usage qui
est fait de ce livre, il est déjà très difficile d'isoler une catégorie
d u livre « littéraire », toute lecture pouvant être littéraire à quel-
que degré. D'autre part les quelques pages qui suivent seront fon-
dées sur une étude des statistiques concernant la catégorie 8 de la
Classification décimale D e w e y . O r figurent indistinctement dans
cette catégorie aussi bien les ouvrages proprement littéraires
c o m m e les romans ou les poèmes, que les travaux de critique o u
d'histoire littéraire, dont la plupart pourraient relever de l'histoire,
de l'esthétique o u des sciences sociales.
L a nouvelle classification par catégories d e sujets préconisée
dans la Recommandation concernant la normalisation internatio-
nale des statistiques de l'édition de livres et de périodiques adoptée
par la Conférence générale de l'Unesco en 1 9 6 4 permet une ana-
lyse plus fine et plus exacte. L a catégorie 21 (Littérature) se sub-
divise en effet e n deux catégories : 21-a (Histoire et critique)
et 2 1 - b (Textes littéraires). Malheureusement, peu de pays, e n
1965, utilisent cette classification. Quant aux chiffres de 1950, ils
sont encore plus incertains, l'emploi de la Classification D e w e y
étant compris d e façon très différente selon les pays. A cette
époque, en effet, l'Autriche, la France et les Pays-Bas, par exem-
ple, faisaient figurer dans la catégorie 8 les ouvrages de la caté-
gorie 4 (Linguistique).

76
L a production dans le monde

Malgré cela nous pouvons tenter u n e évaluation en admettant


pour hypothèse que les erreurs se neutralisent les unes les
autres et que les variations restent significatives. L e tableau 8
donne pour chaque pays le pourcentage de livres de la catégorie 8
(Littérature) dans l'ensemble de la production nationale (par titres).
Pour 1965 nous donnons, quand elle existe, la m ê m e indication
pour la catégorie 21-b de la nouvelle classification.

T A B L E A U 8. Pourcentage des ouvrages de la catégorie 8 (Littérature) et 21-b


(Textes littéraires) dans la production nationale pour 1950 et 1965.
19SO 1965
Cat. 8 Cat. 8 Cat. 21-b
Afrique

Afrique du Sud 27 28 23
Algérie 13 (1953) 6
Ghana 4
Madagascar 18 18
Maroc 11 13
République arabe unie 3
Nigeria 19 (1953) 14
Soudan 12
Tunisie 16 (1953) 13
Zambie 33 33

Amérique du Nord

Canada 29 (1952) 21 20
Costa Rica 46 (1963)
Cuba 11 (1953) 33 (1963)
El Salvador 57 (1963)
Etats-Unis 37 26» 17»
Guatemala 36 (1953) 29
Mexique 7 6
Rép. dominicaine 33 (1949) 24

Amérique du Sud

Argentine 73 25
Brésil 28 (1951) 24
Chili 18 14
Pérou 7 11 9
Uruguay 37
Venezuela 14

77
Le nouveau visage de l'édition

1950 1965
Cat. 8 Cat » Cat. 21-b
Asie

Afghanistan 20
Cambodge 25 (1953) 15
Ceylan 15 22 18
Chine (Rép. de) 23 (1951) 18
Chypre 39
Corée (Rép. de) 39 (1952) 31
Inde 14 (1952) 23 20
Indonésie 24 13 (1963)
Iran 52 (1954) 43
Irak 9 (1953) 18 (1964)
Israël 35 26 (1964)
lapon 32 31
Jordanie 6 (1963)
Koweït 9
Laos 13
Liban 24 7
Malaisie 16
Mongolie 22 (1964)
Pakistan 33
Philippines 21 (1949) 10
Singapour 16
Syrie 4
Thaïlande 28 (1949) 31
Turquie 16 16
Viêt-nam (Rép. du) 32 10

Europe

Albanie 22
Allemagne (R. F.) 25 (1951) 22 22
Allemagne or. 28 (1951) 29
Autriche 21 22 20
Belgique 25 29 27
Bulgarie 18 23
Danemark 27 28 24
Espagne 42 31
Finlande 38 22 21
France 32 31
Grèce 21 • 33 (1964)
Hongrie 14 (1953) 22
Irlande 31 22 16
Islande 41 32
Italie 24 34 (1963) 31 (1963)
Luxembourg 11 22 20

78
La production dans le monde

1950 1963
Cat. 8 Cat. 8 Cat. 21-b

Malte • • • 17 16
Monaco 84 51 48
Pays-Bas 43 27
Norvège 31 32 31
Pologne 25 15 13
Portugal 10 23
Roumanie 19 (1945) 14 (1964)
Royaume-Uni 36 27 24
Suède 33 30 21
Suisse 25 18
Tchécoslovaquie 27 23 22
Yougoslavie 18 29

Ocianie
Australie 21 9
Nouvelle-Zélande 8 8
URSS 12 (1954) 11 10
a. Compte tenu seulement det 28 595 titres ventilés dans les statistiques.
Source*. Production de ¡Ivres 1937-1954 et traductions 1950-1954 (Rapports et etudes statistiques de
rUnesco) et Annuaire statistique de ¡'Unesco, 1966.

L a première remarque que doit nous inspirer ce tableau est


la relative stabilité de la production littéraire. O n peut estimer
que le pourcentage des ouvrages de la catégorie 8 dans la produc-
tion mondiale a peu évolué de 1950 à 1965 et se situe entre
22,5 et 23 %. Cependant on note une certaine tendance à la
régression. U n document de l'Unesco {Production de livres 1937-
1954 et traductions 1950-1954, p. 14) donne la répartition de la
production de livres par sujets pour 29 pays de 1950 à 1954. L e
pourcentage du livre de la catégorie 8 était de 3 2 % en 1950 et
il était descendu à 30 % en 1954. O n peut considérer qu'il était
de l'ordre de 28 % tri 1960 pour ces m ê m e s 29 pays. Il n'est plus
que de 2 7 % (exactement 26,69 %) en 1965.
Cette régression est u n phénomène général d'ordre statistique.
Elle ne s'est pas produite de manière uniforme dans tous les pays.
C'est ce que montre le diagramme I. O n y a mis en parallèle,

79
L e nouveau visage de l'édition

d'après le tableau 8, le pourcentage de la production littéraire


dans la production totale en 1950 et en 1965, d'une part pour
3 2 pays développés, d'autre part pour 2 4 pays en voie de déve-
loppement.
O n voit que les pays considérés se répartissent très approxima-
tivement en courbes en forme de cloche et que la forme de ces
courbes a assez nettement varié en quinze ans. Pour les pays
développés le groupe le plus nombreux se situait entre 25 et 2 9
en 1950 et se situe entre 2 0 et 2 4 en 1965. Pour les pays en
voie de développement il se situait entre 2 0 et 2 4 en 1950 et se
situe entre 10 et 14 en 1965.
L'évolution des pays développés est relativement faible et se
caractérise surtout par un regroupement vers les valeurs
moyennes : 80 % d'entre eux consacrent en 1965 entre 2 0 et
3 4 % de leur production aux livres de la catégorie 8.
L e cas des pays en voie de développement est plus complexe
et l'étalement de leur courbe traduit la variété des situations. E n
fait la plupart de ces pays évoluent entre deux extrêmes : o u
bien le faible développement de leur technologie les conduit à
produire peu de livres fonctionnels, o u bien leur appartenance
à un bloc linguistique dominé par un producteur puissant entrave
leur production littéraire propre. Il arrive aussi que la faiblesse
de la catégorie 8 soit la conséquence d'une erreur de politique
assez c o m m u n e , qui consiste à donner au livre didactique ou sco-
laire une priorité absolue sur le livre littéraire. Il en résulte de
dramatiques carences de « matière à lire » qui peuvent neutra-
liser les campagnes d'alphabétisation les mieux organisées.
E n ce qui concerne l'Europe, on constate une nette tendance
au regroupement : 2 2 pays sur 27 ont des pourcentages compris
entre 2 2 et 34 % . L e cas exceptionnel de M o n a c o (51 % ) , qui
ne porte d'ailleurs que sur un petit nombre de titres, s'explique
par le fait qu'un certain nombre de « maisons d'édition » à
compte d'auteur ont leur siège légal dans la principauté. Il est
difficile d'aller au-delà de cette conclusion, sinon peut-être pour
constater que la tendance des pays socialistes à minimiser l'impor-
tance d u livre littéraire, bien que considérablement atténuée et

80
D I A G R A M M E I. Pourcentage de la production littéraire dans la production totale
(par titres) pour 32 pays développés et 2 4 pays en voie de développement en
1950 et en 1965.

PAYS DEVELOPPES

1950 (32 pays) 1965 (32 pays)


10 _.... — —
9

S. 2
•S

1 °- 2 2 3 ft S * 5 » S S! S ft s ft 3 +
î
« 2 2 8 S R S S 3 « 2 2 8 S R S 9 S
Pourcontoge Pourcentage

P A Y S E N VOIE D E D É V E L O P P E M E N T

1950 (24 pay.) 1965 (24 pay.)

5
.

4
1
3

8.2


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81
L e nouveau visage de l'édition

m ê m e parfois renversée, s'est maintenue dans u n certain nombre


de cas. D ' u n e manière générale la plupart des changements obser-
vés ont des explications politiques.
L a production et la consommation de livres littéraires sont
d'autant plus attachées à la structure politique q u e ce sont des
activités volontaires, qui traduisent chez certains individus, écri-
vains o u lecteurs, u n besoin de communication d'un certain type.
C e besoin peut être limité extérieurement par des facteurs institu-
tionnels — propagande politique, police, religion — o u par des
facteurs qui agissent de manière directe, soit favorablement, soit
défavorablement, sur le désir ou la capacité de communication
des individus — analphabétisme ou éducation, misère o u haut
niveau de vie — mais, en fin de compte, il ne peut y avoir de
production littéraire originale dans u n pays s'il n'existe pas une
population d'écrivains suffisante pour alimenter cette production
et s'il n'existe pas une population de lecteurs suffisante pour per-
mettre la consommation qui la justifie soit doctrinalement, soit
économiquement. L e degré de faveur que connaît le livre litté-
raire dans les divers pays dépend donc, en dernière analyse, d'une
part, des institutions politiques et sociales de ce pays ainsi que d u
degré d'instruction et des loisirs de ses habitants, d'autre part, de
la situation démographique de ce pays, c'est-à-dire de l'existence,
à l'intérieur de ses frontières, d'une population capable de four-
nir simultanément u n n o m b r e suffisant d'écrivains et u n nombre
suffisant de lecteurs. L ' u n ne va pas sans l'autre. O n oublie trop
souvent que l'écrivain est d'abord un lecteur, qu'il est une é m a n a -
tion d u milieu littéraire et qu'il est soutenu par lui non seulement
moralement, mais économiquement. S'il n'y a pas assez de lec-
teurs dans u n pays pour faire vivre les écrivains, il y aura moins
d'écrivains, car seuls pourront écrire ceux qui possèdent les res-
sources nécessaires pour travailler sans rémunération o u qui, dans
une économie dirigiste, voient leur existence assurée par l'Etat
ou quelque autre organisme.
Ainsi se pose à nous maintenant le problème d u tirage d u livre
littéraire et plus particulièrement d u r o m a n , qui en constitue la
partie la plus vivante et la plus caractéristique. Les évaluations,

82
La production dans le monde

ici, sont plus difficiles encore qu'ailleurs. Rares sont les pays qui
distinguent, dans leurs statistiques, le roman des autres formes de
littérature ou de belles-lettres. Il n'est m ê m e pas sûr que la notion
defictionemployée dans les pays anglo-saxons recouvre exacte-
ment la notion de roman en usage en France. Pour les rares pays
sur lesquels nous avons quelques renseignements, le nombre (par
titres) de romans publiés chaque année est à peu près le sui-
vant : Royaume-Uni, 4 0 0 0 à 4 500 ; République fédérale d'Alle-
magne, 3 0 0 0 à 3 500 ; Etats-Unis, 2 500 à 3 000 ; France, 2 500
à 3 0 0 0 ; Italie, 1 0 0 0 à 1 5 0 0 ; Espagne, 1 500 à 2 0 0 0 .
L a place des Etats-Unis peut paraître modeste, mais, dans ce
domaine c o m m e dans les autres, on assiste à la remontée d'une
production romanesque qui préférait traditionnellement la forme
de la nouvelle publiée dans un magazine à la forme d u roman
publié en livre, et qui a vu ses tendances bouleversées par l'appa-
rition du paperback. L e tableau 9 fait apparaître clairement l'inci-
dence du paperback dans la production romanesque américaine.
Il faudrait maintenant parler des tirages littéraires, mais cette
notion est extrêmement difficile à saisir. E n 1954, Barker don-
nait, non sans courage, l'estimation d u nombre d'exemplaires
imprimés pour chaque titre dans quelques-unes des principales
catégories de l'édition. Pour le roman, ces évaluations moyennes
étaient les suivantes : République fédérale d'Allemagne, 9 500
à 12 0 0 0 ; Etats-Unis, 8 5 0 0 ; France, 3 0 0 0 à 5 0 0 0 ; Italie,
5 0 0 0 à 7 0 0 0 ; Royaume-Uni, 10 0 0 0 .

T A B L E A U 9. Production partitresde romans en paperbacks aux Etats-Unis.


Variation
1961 1962 en pourcentage

Production totale de livres 18 060 21904 + 21


Production totale de romans 2 630 2 942 + 12
Production totale de romans en paperbacks 1044 1239 + 19
Romans classiques en paperbacks 603 737 + 22
Policiers en paperbacks 248 248
Westerns en paperbacks 136 130 — 4
Science fiction en paperbacks 57 124 + 100
Source. Publishers' weekly, 21 janvier 1963.

83
L e nouveau visage de l'édition

Si Ton s'en tient aux livres d'éditions ordinaires, ces chiffres


sont acceptables, et il semble que, toute proportion gardée, la
situation n'ait guère évolué depuis cette époque. Cela représen-
terait quelque 150 millions d'exemplaires de romans mis en cir-
culation chaque année dans une population lisante de l'ordre de
300 millions d'habitants. L e rapport n'est pas "à priori absurde,
mais les chiffres, il faut le reconnaître, ne signifient pas grand-
chose. Il est difficile de parler du tirage moyen d'un roman. E n
effet, alors que le livre fonctionnel, se définissant par un usage
précis, est assuré, à la publication c o m m e à la vente, d'un nombre
m i n i m u m d'exemplaires, le livre littéraire est une aventure à l'état
pur. Ces chiffres de vente ne correspondent ni de près ni de loin
aux chiffres d'impression. U n best-seller peut se vendre en une
année à plusieurs millions d'exemplaires mais, dans l'immense
majorité des cas, le premier roman d'un jeune auteur, rarement
imprimé à plus de 3 0 0 0 exemplaires, doit se contenter de quel-
ques centaines ou m ê m e de quelques dizaines de lecteurs. O n ne
saurait mettre en parallèle sans paradoxe la dixième réédition
d'un best-seller devenu classique ou le cinquantième ouvrage d'un
auteur de romans policiers dont la série connaît u n succès cons-
tant depuis de longues années, avec la première œuvre d'un
inconnu ou la première édition d'un roman par lequel un auteur
connu risque une fois de plus sa réputation.
Tout au plus pouvons-nous signaler qu'il y a eu u n changement
d'échelle. Il est variable selon les pays. E n France, les éditeurs
s'habituent peu à peu à faire des premières éditions de livres de
poche à 30 0 0 0 exemplaires, mais il est rare qu'ils publient ainsi
un roman, du moins avant de l'avoir mis à l'épreuve dans une
aventure financière moins dangereuse. A u x Etats-Unis, au con-
traire, les risques ont suivi la progression de l'efficacité. Avant
la première guerre mondiale, le roman m o y e n se vendait à 4 0 0 0
exemplaires. D e s best-sellers c o m m e Le facteur sonne toujours
deux fois, de James Cain, ou Le soleil se lève aussi, d'Ernest
Hemingway, se sont vendus respectivement à 25 0 0 0 et 30 0 0 0
exemplaires. L e cas d'Autant en emporte le vent, de Margaret Mit-
chell, était considéré c o m m e une exception quasi prodigieuse et

84
La production dans le monde

en tout cas impossible à renouveler. Pourtant, on a vendu en vingt


ans quelque S millions d'exemplaires à'Autant en emporte le vent
en édition normale, alors qu'aux Etats-Unis, en ce moment, plu-
sieurs romans en paperback atteignent et dépassent ce chiffre
l'année m ê m e de leur parution.
Et ici, de nouveau, se posent — mais de manière plus aiguë
encore — les problèmes que nous posions en voyant la produc-
tion de masse prendre possession de l'industrie du livre. L a sou-
daine croissance de l'édition aux Etats-Unis ne doit ni nous sur-
prendre ni nous inquiéter outre mesure. C e pays avait un retard
à rattraper. Mais nous savons d'expérience que ces phénomènes
d'expansion ne peuvent jamais se limiter à un seul pays. Quand
une industrie s'appuyant sur une masse humaine et sur une puis-
sance économique semblable à celles des Etats-Unis se met en
mouvement, c'est tout l'équilibre de la production et de la con-
sommation dans le m o n d e qui s'en trouve modifié. Et, en l'occur-
rence, ce qui est produit et consommé c'est la substance m ê m e
de notre culture.

85
Chapitre II Les grands courants
d'échange

Zones de haute et basse pression

Revenons au jeune ménage de lecteurs moyens dont il était ques-


tion dans la première partie de cet ouvrage. C o m p t e tenu de la
diversité des goûts, disions-nous, 6 0 ou 7 0 livres, les uns achetés,
les autres empruntés, entrent chaque année dans ce foyer. Parmi
ces livres, u n certain nombre sont des nouveautés, d'autres des
réimpressions. L a proportion des unes aux autres varie considéra-
blement selon les pays et selon les genres littéraires. Dans le cas
du roman français d'édition normale, la nouveauté l'emporte à
S contre 1 alors que, dans le cas du paperback américain n o n
romanesque, la réimpression l'emporte parfois dans les m ê m e s
proportions. Admettons que la consommation de ce couple s'élève
à 2 0 nouveautés dans l'année, estimation particulièrement
modeste. Cela signifie que, cette année-là, vingt écrivains ont tra-
vaillé pour satisfaire le besoin de lecture de ce couple. Quelques
écrivains écrivent plusieurs livres par an — c'est le cas notam-
ment de certains auteurs de romans policiers — mais la plupart
ont u n rythme de production plus lent et un grand nombre n'écri-
vent qu'un seul livre dans toute leur vie. O n a calculé qu'une
carrière moyenne d'écrivain dure dix à douze années au cours
desquelles quatre à six œuvres sont produites1. Pour revenir à
notre jeune couple, s'il lit vingt nouveautés par an pendant dix

1. Voir David T . P O T T I N G E R , The French book trade in the Ancien Régime, op.
cit., et notre article, déjà cité également, < Le problème de l'âge dans la pro-
ductivité littéraire ».

86
Les grands courants d'échange

ans, cela implique qu'il y ait en permanence à son service trente


ou quarante écrivains en activité.
Mais, bien entendu, ces trente ou quarante écrivains ne peuvent
se contenter d'écrire pour ce seul couple, sans quoi eux-mêmes et
leurs éditeurs mourraient de faim. Qu'il s'agisse d'un pays socia-
liste ou d'un pays capitaliste, toute expression littéraire suppose
un m i m i m u m de rentabilité. Il est difficile de dire à partir de quel
seuil le nombre des lecteurs devient rentable. Cela varie avec le
genre d'ouvrage et le type de publication. Disons qu'en moyenne,
en France, u n romancier n e serait guère admis à faire carrière
si son éditeur n'espérait vendre au moins 3 0 0 0 exemplaires de
ses ouvrages. O n peut admettre que 3 000 exemplaires vendus
représentent 10 000 actes de lecture1. Il faut donc que nos trente
ou quarante écrivains disposent pour lire leurs œuvres de 5 000
ou 6 0 0 0 couples de lecteurs c o m m e celui que nous avons
défini.
Les chiffres que nous venons de donner sont théoriques, mais
ils mettent bien en lumière le fait qu'il existe en tout pays un
rapport numérique nécessaire entre la population des producteurs
de livres et la population des consommateurs de livres. O r l'une
et l'autre de ces populations font partie de la population générale
du pays considéré, leur équilibre dépend du volume, de la c o m p o -
sition, d u comportement de cette population.
E n ce qui concerne le livre, on peut évaluer à 400 o u 4 5 0 mil-
lions le nombre des actes de lecture qui se produisent chaque
année en France. Cela correspond à une vente de 130 o u 140
millions d'exemplaires dans une population Usante de 3 0 ou 35
millions d'individus. Supposons un instant que ces 30 ou 35 mil-
lions d'individus aient des goûts et des comportements rigoureu-
sement identiques à ceux de notre couple de tout à l'heure. Les
m ê m e s trente ou quarante écrivains suffiront à les satisfaire pourvu
que l'édition française imprime et distribue 9 ou 1 0 millions
d'exemplaires de chacun de leurs ouvrages. A eux seuls, les écri-

1. Le chiffre généralement admis de 3,5 lecteurs pour un acheteur nous a été


confirmé par toutes les enquêtes. Nous appelons < acte de lecture » la lec-
ture par un individu d'un document acquis isolément.

«7
Le nouveau visage de l'édition

vains de la principauté de M o n a c o pourraient alimenter le marché


français. Si, inversement, chaque groupe de 10 0 0 0 lecteurs fran-
çais (puisque nous avons admis ce chiffre c o m m e seuil de ren-
tabilité) avaient des goûts et des comportements différents de tous
les autres, il faudrait, pour satisfaire cette diversité abusive, qu'il
y eût en France 150 0 0 0 écrivains en activité, c'est-à-dire plus
qu'il n'y a de marchands de chaussures, de ministres des cultes et
de fonctionnaires des finances. A u c u n pays au m o n d e , sauf peut-
être les Etats-Unis, l'URSS ou la Chine, ne pourrait trouver tant
d'écrivains dans sa population. E n réalité, la production fran-
çaise est l'œuvre de quelque 10 0 0 0 individus, dont quelque 6 0 0 0
se manifestent chaque année. L a plupart sont des auteurs occa-
sionnels de livres et environ 3 0 0 0 — c'est à peu près le n o m -
bre de sociétaires et adhérents de la Société des gens de lettres —
sont des écrivains professionnels ou semi-professionnels.
Les deux composantes des forces qui animent la vie d u livre
sont donc les suivantes :
1. L'existence ou la non-existence d'une masse importante
de population lettrée, économiquement forte et politiquement
influente. Cette masse forme, d'une part, l'essentiel du public
lisant dont la d e m a n d e conditionne la production littéraire et
constitue, d'autre part, le milieu d'incubation des écrivains. Les
pays o ù existe une masse lettrée de ce type, c o m m e la R é p u -
lique fédérale d'Allemagne, la France, le R o y a u m e - U n i , l ' U R S S
et, plus récemment et à u n moindre degré, les Etats-Unis, sont
de véritables zones de haute pression littéraire, car leur population
lisante est d'autant plus exigeante qu'elle est cultivée, d'autant plus
influente qu'elle est nombreuse. Elle anime u n e vie intellectuelle
intense qui se reflète dans l'activité scientifique, la technique, la
politique, la création littéraire o u artistique. Appelés par les
besoins de cette population, suscités par cette vie intellectuelle,
stimulés par la compétition qu'elle engendre et portés par son
rayonnement, les écrivains de ces pays passent les frontières plus
aisément que d'autres.
2. La variété ou l'uniformité des goûts et des comportements
de la population lisante quelle que soit son importance numé-

88
Les grands- courants d'échange

rique. Cela peut dépendre de bien des facteurs : degré d'évolu-


tion intellectuelle, ou de culture, type de régime politique, struc-
tures sociales. Nous pouvons nous faire une idée très approxima-
tive mais suffisante de cette variété en divisant la production
totale par titres de chaque pays par le nombre de ses habitants
à la m ê m e date. Si le quotient est bas, cela signifie qu'un grand
nombre de personnes se satisfont d'un petit nombre de titres
et que par conséquent la tendance est à l'uniformité en cas de
grosse production, à la non-lecture, en cas de production faible.
Si, au contraire, le quotient est élevé, cela permet de supposer
que les habitants de ce pays, m ê m e s'ils sont peu nombreux, ont
un large éventail d'exigences. L e tableau 10 met en parallèle les
chiffres de 1950 et ceux de 1965 pour u n certain nombre de pays
gros producteurs ou producteurs moyens de livres. Les pays sont
rangés dans, l'ordre décroissant des coefficients de 1965. O n
notera la « déstandardisation » brutale des Etats-Unis et du
Canada. Elle est l'effet d u prodigieux développement des paper-
backs depuis 1950. C e sont d'ailleurs les tirages de masse de ces
m ê m e s paperbacks qui freinent l'évolution et empêchent ces deux
pays de se trouver au m ê m e niveau que les grandes nations euro-
péennes. Mais elles ont maintenant des coefficients du m ê m e ordre

T A B L E A U 10. Production (par titres) par million d'habitants.


Pays 1930 1965 Pays 1950 1965
Finlande 472 1096 Yougoslavie 267 409
Suisse 752 1072 Israël 652 406
Norvège 847 865 Belgique 529 396
Suède 531 862 URSS 238 329
Pays-Bas 647 829 Roumanie 166 320
Danemark 671 765 Etats-Unis 72 279
Tchécoslovaquie 403 639 Pologne 210 270
Portugal 316 615 Japon 157 247
Autriche 547 558 Canada 50 193
Espagne 130 549 Turquie 100 175
Royaume-Uni 337 483 Italie 191 170
Hongrie 329 446 Argentine 210 158
Allemagne (R.F.) 295 440 Mexique 36 119
France 239 436 Inde 52 27
Sources. Production de livres 1937-1954 et traductions 1950-1954 (Rapport et études statistiques de
l'Unesco) et Annuaire statistique de ¡'Unesco, 1966.

89
L e nouveau visage de l'édition

et le 2 7 9 des Etats-Unis est tout proche d u 329 de l'URSS.


O n notera surtout que les pays européens à population relative-
ment faible, mais d'un très haut niveau intellectuel (Finlande,
Suisse, Norvège, Suède, Pays-Bas, D a n e m a r k , Tchécoslovaquie,
etc.) ont des coefficients élevés qui traduisent les exigences d'un
public que la production nationale, issue d'un réservoir trop peut,
n'arrive pas à satisfaire. L a baisse d u coefficient d'Israël (qui
était passé par u n « pic » de 1 0 3 5 en 1962) est due à deux
causes : d'une part l'afflux récent d'immigrants d'un niveau cul-
turel bas ou m o y e n , d'autre part le fait que beaucoup d'Israéliens,
parlant une deuxième langue autre que l'hébreu, lisent beaucoup
de livres étrangers.
Ces pays forment des sortes de « cyclones » littéraires qui
aspirent vers eux la production des grands anticyclones. Entre
eux et les zones de haute pression que nous définissions plus haut,
s'établissent des courants d'échange intenses, soit sous forme
d'importations de livres, soit sous forme de traductions.
Cependant il existe d'autres zones de basse pression littéraire
que nous ne pouvons déceler par le m o y e n des indices, car la
masse de la population Usante y est encore trop faible pour réflé-
chir sa demande dans la production autochtone. C e sont les pays
jeunes à forte natalité, à évolution culturelle rapide, d'Amérique
latine, d'Afrique et d'Asie. Leur principal besoin est pour le
m o m e n t le livre scolaire et technique1, mais ce n'est qu'une étape.
Les écoliers d'aujourd'hui seront demain des lecteurs autonomes.
E n se débarrassant de son analphabétisme, en procurant à ses
masses les conditions matérielles indispensables, en leur impo-
sant les disciplines intellectuelles nécessaires, l'Inde pourrait lan-
cer en trente ans dans le jeu littéraire une population lisante nou-
velle de trois cents millions d ' h o m m e s .
C o m b i e n d'écrivains naitraient-ils de cette masse ? U n grand

1. Les livres scolaires et techniques représentent actuellement 90 % de la


consommation des pays en voie de développement économique (Conférence
sur le rôle des livres dans le développement économique et social, Washington,
11-15 septembre 1964).

90
Les grands courants d'échange

nombre, assurément. L'expérience prouve qu'il n'y a pas de litté-


rature à sens unique et qu'en matière de lecture la consommation
appelle la production. Les pays où la vie d u livre est la plus
active — o n songe aux Pays-Bas — sont à la fois des zones de
haute et de basse pression, des cyclones et des anticyclones, des
émetteurs et des récepteurs de courants. Les échanges littéraires,
en ce qui les concerne, sont des échanges au sens littéral d u mot.
D a n s le domaine de la culture écrite ce sont les m ê m e s conditions
sociales qui créent l'offre et la d e m a n d e et la lecture est de ces
biens qu'on ne chercherait pas si l'on n e les avait déjà trouvés.

Les barrières internationales

Quelles que soient les disparités et les différences entre les pays
producteurs et consommateurs de lecture, u n certain équilibre
finirait par s'établir si divers obstacles ne se dressaient sur le che-
min des grands courants d'échange. Certains de ces obstacles sont
naturels — c'est-à-dire qu'ils font partie d'une situation générale,
historique, dont le livre n'est qu'un élément — d'autres sont insti-
tutionnels et ont été délibérément créés pour intervenir dans le
circuit de distribution d u livre.
Les deux obstacles naturels les plus évidents sont l'analphabé-
tisme et la diversité des langues. Il serait absurde de les consi-
dérer indépendamment l'un de l'autre. Puisqu'il s'agit de lecture,
l'existence d'une langue n'a de sens q u e dans la mesure où elle
est lue et, puisqu'il s'agit d'échange, le fait de pouvoir lire un
texte dans une certaine langue est d'autant plus important que
cette langue est lue par u n plus grand nombre d'individus.
O n admet q u e douze langues principales sont parlées par plus
des trois quarts de l'humanité. C e sont les suivantes, classées selon
le pourcentage de la population de la terre qui les parle : chinois,
25 % ; anglais, 11 % ; russe, 8,3 % ; hindi, 6,25 % ; espagnol,
6,25 % ; allemand, 3,75 % ; japonais, 3;75 % ; bengali, 3 % ;
arabe, 2,7 % ; français, 2 , 7 % ; portugais, 2,5 % ; italien,
2,10 %.

91
Le nouveau visage de l'édition

Or, si nous essayons de déterminer quelle est, pour chaque


langue, la population lisante réelle, c'est-à-dire la population en
mesure d'accomplir des actes de lecture autonomes, nous obte-
nons un résultat assez différent. Dans le tableau 11, on a essayé
de déterminer par continent le volume de la population lisante
pour chaque langue. O n a combiné pour cela trois données :
1. L a langue nationale ou les langues nationales de chaque pays,
étant entendu que deux ou m ê m e trois langues nationales peu-
vent coexister dans un m ê m e Etat. O n n'a pas tenu compte
de la connaissance des langues étrangères, facteur difficile
à établir et au demeurant négligeable au regard des masses
considérées, mais on a essayé d'évaluer l'importance des popu-
lations utilisant une langue véhiculaire non nationale c o m m e ,
par exemple, le français ou l'anglais dans les anciennes colo-
nies françaises et britanniques, ou encore l'allemand dans les
zones de forte émigration germanophone (Israël ou le Middle-
West américain).
2. L e taux d'analphabétisme tel qu'il est évalué dans les docu-
ments les plus récents publiés par l'Unesco.
3. L e volume de la population d'un âge supérieur à quinze
ans, cet âge étant considéré c o m m e la limite à partir de
laquelle un individu est capable d'un comportement culturel
autonome.
O n pourra comparer ce tableau à celui qu'on trouve dans la
publication de l'Unesco Faits et chiffres. Statistiques internatio
nales relatives à l'éducation, à la culture et à l'information, p . 10
Paris, 1958. C e dernier tableau donne la situation en 1950. O n
tiendra compte du fait qu'en onze ans la population du globe
a augmenté de 2 0 %.
L e m ê m e ouvrage fait ressortir dans un autre tableau (p. 11-
13) la disparité des critères en ce qui concerne l'analphabétisme.
O n a essayé d'éliminer ce facteur dans les calculs ci-dessous. Il
semble pourtant qu'on puisse discerner un certain recul de l'anal-
phabétisme dans le m o n d e : la population lisante, qui représen-
tait 3 6 % de la population mondiale en 1950, en représente
40 % en 1961.

92
Les grands courants d'échange

T A B L E A U H . Les masses lisantes classées par langues (en milliers d'individus)*.

Langue Afrique Amérique Asie Europe Oceanic Totaux

Anglais 7500 137 300 100 40 500 9100 194 500


(2 800) (3300) (24 200) — — (30 300)
Chinois — — 205 500 — — 205 500
— (300) (4100) — (100) (4 500)
Russe — — 2000 117 600 — 119000
— — (20 000) (40000) — (60 000)
Espagnol 100 53 100 — 18 400 — 71600
— (2 300) (3 000) — — (5 300)
Allemand — — — 62 000 — 62 000
— (300) (100) (100) — (500)
Japonais — — 59 700 — — 59 700
— — (2 000) — — (2000)
Français 2 500 3800 — 36 800 100 43 200
(3 000) — (500) — — (3 500)
Italien — — — 30 300 — 30 300
(100) — — — — (100)
Portugais 200 21000 — 3 500 — 24 700
— — (100) — — (100)
Néerlandais* 3 800 — — 12 600 — 16400
— (100) (100) — — (200)
Arabe 6 300 — 1900 — — 8 200
(300) — (500) — — (800)
Langues — — 84 000 — — 84 000
de l'Inde (300) — — — (100) (400)
Autres langues — — 77 500 — — 77 500
d'Asie — — — — — —
Langues slaves — — — 65 800 — 65 800
non russes — — — (2 000) — (2 000)
Langues — — — 12 800 — 12 800
Scandinaves — — — — — —
Autres langues — — — 36 300 — 36 300
d'Europe — (500) — — — (500)
Langues 4200 — — — — 4200
d'Afrique — — — — — —
Langues — — — — 200 200
d'Océanie — — — — — —

TOTAL 24 600 215 200 430 700 436 000 9400 1 115 900
(6 500) (6 800) (54 600) (42 100) (200) (110 200)
Population
réelle (1961) 204 000 422 000 1721000 648 000 17 000 3 012 000

a. Premier chiffre : nombre de lecteurs dans la langue nationale ; chiffre entre parenthèse* : nombre
de lecteurs dans une deuxième langue vehiculaire officiellement admise.
b. Y compris l'afrikaans et le flamand.

93
Le nouveau visage de l'édition

C e tableau fait ressortir un classement des langues très diffé-


rent de celui que nous avions obtenu pour les langues parlées.
Huit langues suffisent pour communiquer avec les trois quarts de
la population du globe. C e sont, classées selon leur pourcentage :
anglais, 18,10 % ; chinois, 16,90 % ; russe, 15,90 % ; espagnol,
6,20 % ; allemand, 5,00 % ; japonais, 5,00 % ; français,
3,80 % ; italien, 2,40 %.
L a population lisante d u globe, c'est-à-dire la population n o n
des lecteurs réels, mais des individus qui sont en état de lire
de façon autonome, est évaluée à 1 200 millions d'individus,
soit 4 0 % de la population mondiale et certainement plus de la
moitié de la population en âge de lire.
Ces diverses données pourraient paraître encourageantes. Huit
grands enclos linguistiques seulement pour répartir une masse
de population lisante représentant les deux cinquièmes des h o m m e s
de plus de quinze ans lisant sur la surface de la terre, voilà u n
problème de communication qui ne paraît pas insurmontable.
Malheureusement, quand on regarde la situation de plus près,
elle se révèle moins complaisante. D'abord, parmi les langues de
communication, certaines des plus importantes — le chinois, le
russe, l'allemand, le japonais, l'italien — sont confinées dans une
seule région du m o n d e . Et celles qui, c o m m e l'anglais, l'espa-
gnol ou le français, ont prise sur plusieurs continents et sont sus-
ceptibles d'un diffusion planétaire, ne sont pas toujours les plus
importantes. C'est le cas, en particulier, du portugais, d u néerlan-
dais et, dans de moindres proportions, de l'arabe.
D'autre part, la situation se présente de façon très différente
selon les continents. E n Amérique, par exemple, il n'y a pas de
problème. Quatre langues se partagent un peu plus de 2 0 0 millions
de lecteurs, qui représentent la moitié de la population. Elles n'ont
pratiquement pas de concurrentes, car les langues indigènes
d'Amérique n'étaient pas des langues écrites au sens que nous
donnons à ce m o t . Les seules grandes modifications à prévoir
sont celles qui concernent l'équilibre entre l'anglais et l'espagnol,
le premier.atteignant en ce m o m e n t le point de saturation de sa
population lisante, alors que le second, sous l'impulsion de la

94
Les grands courants d'échange

croissance démographique et du progrès économique et social de


l'Amérique latine, devrait être appelé à quintupler son efficacité
avant la fin du xx e siècle.
Pas de problème non plus en Océanie, où l'anglais de l'Austra-
lie et de la Nouvelle-Zélande n'aura pas de concurrents directs
à moins de bouleversements politiques importants. L e cas de
l'Afrique est déjà plus complexe. Il est visible que les grandes
nations colonisatrices se sont fait quelques illusions complaisantes
sur leur œuvre culturelle. Les populations lisantes utilisant leur
langue représentent à peine 10 % de la population de l'Afrique,
et encore bénéficient-elles de l'appoint des blancs d'Afrique d u
Sud. O n représente parfois (non sans raison) le français c o m m e
la future langue véhiculaire de l'Afrique. A u titre de langue
nationale ou de langue secondaire, il est utilisé par 5 ou 6 mil-
lions de lecteurs possibles. L'anglais en a plus de 10, mais groupés
dans des zones très définies et pour la plupart d'origine non afri-
caine. D e son côté, l'arabe possède u n e masse lisante de 7 mil-
lions d'individus, mais, malgré l'appui culturel de l'islam, reste
limité à l'Afrique du N o r d . L e français est donc effectivement la
langue littéraire lue par le plus grand n o m b r e d'Africains d'origine
sur la plus grande étendue de territoire. M ê m e si se développent
u n jour des littératures dans les langues africaines autochtones,
il semble que les progrès du livre et de la lecture en Afrique
soient liés à ceux de l'alphabétisation en français.
Restent l'Asie et l'Europe. C e sont les deux blocs les plus
importants. Sur huit lecteurs dans le m o n d e , trois sont des Asia-
tiques et trois sont des Européens. Cette égalité est déjà u n fac-
teur de déséquilibre puisqu'il y a trois fois plus d'Asiatiques que
d'Européens. Ajoutons à cela que deux tiers de la production lit-
téraire mondiale sont écrits dans les langues d'Europe, alors que
moins d'un quart utilise les langues d'Asie. O r il y a plus de
3 0 langues écrites en Europe. E n Asie, il y en a bien davantage
encore et plus de 3 0 d'entre elles sont utilisées par au moins
S millions d'individus. N o u s avons donc d'un côté une production
littéraire surabondante mais linguistiquement morcelée, ule l'autre
une immense masse de lecteurs possibles qui pourrait aisément

95
Le nouveau visage de l'édition

tripler de volume dans les décennies qui viennent, mais elle aussi
divisée à l'infini par la diversité des langues.
Encore n'y aurait-il que demi-mal si à la division linguistique
ne s'ajoutait la division administrative et politique. Publier u n
texte dans une langue ne veut pas dire qu'on le m e t à la dis-
position de toutes les personnes qui dans le m o n d e lisent cette
langue. U n m ê m e livre, pour peu qu'il ait un contenu idéolo-
gique, a p e u de chance d'être mis en circulation simultanément
dans tous les pays de son bloc linguistique d'origine. Officielle-
ment, la censure politique des livres, sauf en temps de guerre,
a été supprimée dans la plupart des pays. E n fait il existe mille
façons de tourner cette liberté. Les raisons données à des mesures
entraînant, sans l'interdire ouvertement, la diffusion d'un livre n e
sont pas forcément politiques. Cette sorte de censure larvée n'est
d'ailleurs pas toujours le fait des autorités officielles. Il arrive
qu'elle é m a n e des milieux économiques o u sociaux qui contrôlent
l'édition d'un tel o u tel pays.
C'est là une situation qui n'évoluera que lentement. Elle est
liée aux tensions et aux contradictions qui agitent le m o n d e
moderne. L e livre n'est qu'un enjeu dans une lutte qui le dépasse.
Il en va autrement des obstacles économiques qui se dressent
sur sa route. Ces obstacles sont de quatre ordres :
1. Réglementation et restrictions monétaires concernant les
devises. Cet obstacle s'applique aussi bien à l'importation de
livres qu'à la cession de droits de traduction.
2. Tarifs postaux. Cet obstacle est c o m m u n à tous les types de
matériel culturel, journaux, films, œuvre d'art, etc.
3. Règlements de douane comportant soit licence d'importation,
soit taxes ad valorem.
4 . Taxes diverses.
U n e publication de l'Unesco, Echanges culturels et barrières com-
merciales (Paris, 1956) fait le bilan des législations très diverses
existant dans 9 2 pays. L'Union postale universelle ( U P U ) a cher-
ché à obtenir des Etats membres des.réductions systématiques des
tarifs postaux appliqués aux livres ainsi qu'une simplification géné-
rale des formalités douanières et administratives. Depuis 1 9 5 2 ,

%
Les grands courants d'échange

des progrès considérables ont été accomplis et une cinquantaine


d'Etats ont donné suite aux recommandations de l ' U P U . D e
m ê m e , l'Association d u transport aérien international a, depuis
1953, obtenu, des réseaux aériens membres, l'extension au livre
du tarif concédé aux journaux, périodiques et catalogues. Il n'en
reste pas moins que le transport d u livre coûte cher. M ê m e dans
les pays appliquant au livre le régime des imprimés, le prix d'expé-
dition d'un livre de taille moyenne à l'étranger est de l'ordre de
15 centimes français, o u 3 cents américains. Cette s o m m e peut
paraître minime pour u n livre cher pris isolément, elle n'en a pas
moins une incidence considérable sur le prix de revient quand
il s'agit de distribution de masse.
Il est plus difficile d'intervenir directement dans le domaine
des législations monétaires puisque chacune est déterminée par
des conditions locales indépendantes de la politique culturelle
que peut suivre tel o u tel pays. D a n s ce domaine l'Unesco a, dans
la mesure du possible, facilité les échanges grâce à l'institution
de bons de paiement internationaux. C e système permet à u n
pays m e m b r e à monnaie faible de se procurer auprès de l'Unesco
des bons qui lui servent à payer ses achats de matériel culturel
et qui sont ensuite honorés par l'Unesco dans, la monnaie d u pays
fournisseur. Il a été mis en œuvre dès 1954 et a remporté aussitôt
un très vif succès auprès des pays en voie de développement
économique.
Restent les législations douanières etfinancières.Pour en limiter
les inconvénients, l'Unesco, depuis sa conférence de Beyrouth en
1948, a encouragé les Etats m e m b r e s à conclure des accords ten-
dant à supprimer o u à abaisser les tarifs douaniers et fiscaux.
L e texte de base est celui qui a été adopté en 1950 à la Confé-
rence générale de l'Unesco à Florence. Par cet accord, les Etats
contractants s'engagent à ne pas appliquer de droits de douane
ni d'autres impositions à l'occasion de l'importation d'un certain
nombre d'objets à usage culturel en tête desquels figurent les
livres imprimés.
U n nombre considérable de pays ont souscrit et appliquent cet
accord et l'on peut considérer que la circulation des livres se fait

97
Le nouveau visage de l'édition

à peu près librement entre les principaux producteurs, notamment


à l'intérieur du M a r c h é c o m m u n européen et de 1'Asociación
Latino-Americana de Libre Comercio, où les derniers droits de
douane sont en voie de disparition. Il existe sans aucune doute
une tendance générale vers la réduction des obstacles d'ordre éco-
nomique à la circulation internationale des livres.
Mais, précisément, cette liberté des échanges risque de poser
de nouveaux problèmes dans un m o n d e où les inégalités cultu-
relles et les cloisonnements linguistiques sont ce que nous avons
indiqué plus haut. E n effet, si le besoin de lectures se développe
rapidement dans les masses d'Asie, d'Afrique et d'Amérique latine,
il est à craindre qu'il ne soit satisfait par l'apport de quelques
grandes puissances économiques disposant d'une langue de c o m -
munication universelle ou d'une industrie du livre capable d'une
production de masse. Tant qu'il s'agit d u livre fonctionnel ou
scolaire, le m a l n'est pas grand et peut-être m ê m e vaut-il mieux
qu'il en soit ainsi, mais au-delà du livre fonctionnel il faut débou-
cher u n jour sur le livre littéraire. O r , recevant de l'extérieur des
lectures « octroyées » — amputées au surplus, en ce qui concerne
la production européenne, des apports linguistiques minoritaires
— les nouvelles masses lisantes seront condamnées à la passivité
et se trouveront exclues de cette participation active qui est la
marque d u fait littéraire. M i e u x vaut une littérature médiocre qui
dialogue avec son peuple qu'une « bonne » littérature sourde
à la voix de ceux à qui elle parle et dont elle doit être l'expression.
O r c'est bien vers une concentration de ce type que s'orientent
les échanges internationaux actuels. L'apparition du livre bon
marché dans le jeu littéraire n'a fait qu'accentuer la tendance
et favoriser l'invasion des nouvelles zones de lecture par la pro-
duction des grandes puissances, car produire bon marché n'est
pas à la portée de tout le m o n d e .

98
Les grands courants d'échange

Le commerce international du livre

L e commerce d u livre est loin d'être u n des postes les plus impor-
tants des échanges économiques internationaux. L e tableau 1 2
donne, évaluées en millions de dollars, les exportations de livres
des principaux pays à monnaie forte d u m o n d e occidental ainsi
que le pourcentage que représente ce chiffre par rapport à l'en-
semble des exportations.

T A B L E A U 12. Les principaux exportateurs de livres (1961).

Exportations de livres Pourcentage d u total


Pays (en millions de dollars) des exportations

Royaume-Uni 87 0,81
Pays-Bas 33 0,71
Etats-Unis 108 0,50
France 32 0,43
Suisse 9 0,40
Allemagne (Rép. féd.) 32 0,24

O n voit que, pour aucun des pays cités, les exportations de


livres n'atteignent 1 % des exportations totales. Pourtant, le
volume des échanges ne cesse de s'accroître. Si l'on considère les
exportations de livres en tonnage et non en prix — donnée essen-
tiellement variable — o n constate que, dans la plupart des pays,
elles ont doublé d'importance en dix ans1.
L e cas des Pays-Bas est particulièrement intéressant. C e pays
possède une très longue tradition dans l'industrie et le commerce
du livre. E n u n temps o ù les monarchies absolues empêchaient la
circulation des idées en Europe, le livre hollandais a été, au xvn°
et au x v m 4 siècle, le véhicule de toute les pensées libres. U n e poli-
tique intelligente fait maintenant de l'édition néerlandaise un des
carrefours de la pensée scientifique moderne. Les Pays-Bas — qui

1. L a Monographie de l'édition, publiée par te Syndicat national des éditeurs


français, donne, dans son édition de 1963, p. 83, des chiffres un peu différents
des nôtres mais du m ê m e ordre (Royaume-Uni : 0,8 %, Etats-Unis : 0,4 %,
France : 0,59 %, République fédérale d'Allemagne : 0,26 %).

99
Le nouveau visage de l'édition

reçoivent beaucoup : 16 % de leur production est constituée par


des traductions — donnent aussi beaucoup. D e 1946 à 1960,
la valeur totale des exportations de livres est passée de 1,3 à
33 millions de dollars. Fait plus significatif encore, en 1960,
sur 7 893 titres publiés, 1 140 étaient en langues étrangères,
donc destinés à l'exportation. Cette proportion de 1 pour 7 n'est
égalée par aucun autre pays du m o n d e . Cela permet aux Pays-Bas,
qui pourtant ont une langue nationale à diffusion relativement
faible, d'exporter — en valeur tout au moins — plus de livres
que la France ou la République fédérale d'Allemagne. Cela leur
permet aussi d'avoir u n marché mondial du livre unique en son
genre par son étendue et son équilibre : Benelux, 34,6 % ; zone
sterling, 21,5 % ; République fédérale d'Allemagne, 13,5 % ;
zone dollar, 8 % ; France, 3,9 % ; possessions hollandaises,
3,3 % ; autres pays, 15,2 %.
E n dehors du cas particulier des Pays-Bas, l'Europe occiden-
tale présente trois types de marchés d u livre :
1. L e marché local, c o m m e celui de la République fédérale'd'Alle-
m a g n e , confiné au bloc austro-suisse et à une frange de mino-
rités germanophones dans divers pays du m o n d e , notamment
la Pologne et les Etats-Unis.
2. L e marché intercontinental, c o m m e celui d u Royaume-Uni.
L'Europe n'en représente qu'une partie relativement réduite.
L'essentiel de sa clientèle lui est fourni par le Commonwealth,
les restes de l'Empire ou les Etats-Unis, qui sont d'anciennes
colonies et qui, littérairement tout au moins, ont été jusqu'à
une date toute récente en proie au complexe d u colonisé.
3. L e marché mixte, c o m m e celui de la France. Il combine la
clientèle du bloc linguistique à celle des anciennes colonies.
L'Europe francophone (Suisse-Benelux) y équilibre à peu près
exactement les possessions devenues indépendantes, la plus
ancienne étant le Canada et la plus récente l'Algérie.
Dans le tableau 12, on a pu constater que les Etats-Unis viennent
en tête des pays à économie de marché pour l'exportation de livres.
Cela est dû en grande partie à la politique d'information culturelle
à l'étranger suivie par ce pays.

100
Les grands courants d'échange

L ' U R S S est évidemment dans le m ê m e cas mais ne figure pas


dans le tableau 12, étant donné les grandes difficultés de c o m p a -
rer les monnaies. Ses exportations de livres sont passées de
4 817 0 0 0 roubles en 1957 à 12 8 1 0 0 0 0 roubles en 1961. C e
dernier chiffre correspond à une exportation annuelle d'environ
35 millions d'exemplaires1. L e B o o k Translation Program des
Etats-Unis, lancé en 1950 et dont le but est de distribuer, à des
personnes et à des institutions influentes à travers le m o n d e ainsi
qu'aux bibliothèques des services américains d'information, des
traductions de livres américains, mettait en circulation, en 1960,
6 593 3 5 0 exemplaires'. Pour comparer ce chiffre avec le chiffre
soviétique, il faut tenir compte du fait que ces exportations de
prestige viennent s'ajouter aux exportations commerciales, qui
comportent elles aussi des « programmes » patronnés par les
autorités fédérales américaines. L'un d'entre eux a permis aux
pays à monnaie faible de se procurer, dans les années qui ont
suivi la guerre, des livres vendus en dollars. U n autre comporte
des éditions à très bon marché (10 à 15 cents l'exemplaire) des-
tinées au Proche-Orient, à l'Extrême-Orient et à l'Afrique.
O n peut noter une coïncidence intéressante : les ouvrages dis-
tribués par le B o o k Translation Program en 1960 ont été publiés
en 33 langues différentes alors que les livres exportés par l'URSS
la m ê m e année avaient été publiés en 3 2 langues étrangères aux
langues des peuples de l'Union soviétique. L a similitude des
chiffres indique une similitude de répartition géographique.
Les neuf dixièmes des exportations de livres de l ' U R S S sont
absorbées par les pays socialistes. U n peu moins de la moitié des
exportations des Etats-Unis se font vers d'autres pays de langue
anglaise, où ils doivent faire face à la concurrence britannique.

1. Book publishing in the URSS, p. 39-43, N e w York, American Book Publi-


shers Council, 1963. Il s'agit du rapport d'une délégation d'éditeurs améri-
cains ayant visité l'URSS en 1962. Les chiffres sont donnés en roubles
c lourds » de 1962.
2. Rapport de M . Waren M . Robbins, du Département d'Etat des Etats-Unis,
tur le rôle de l'édition dans le développement culturel. (Document dactylo-
graphié Unesco.)

101
Le nouveau visage de l'édition

Pour le reste, la répartition en pourcentage par régions d u


m o n d e indique assez dans quelles directions chacun des deux
« grands » entend faire porter ses efforts principaux. Les autres
pays socialistes étant exclus, les exportations de livres sovié-
tiques se répartissent de la manière suivante : Europe occiden-
tale, 41 % ; Amérique anglophone, 21 % ; Extrême-Orient,
16 % ; Amérique latine, 6 % ; Proche-Orient, 4 % ; Afrique,
3 % ; divers, 7 %. L'accent est donc surtout mis sur l'Europe et
l'Amérique anglophone. O n n'est pas surpris de constater que, d u
côté américain, il est mis sur l'Extrême-Orient et l'Amérique
latine. Voici, le bloc anglophone étant exclu, c o m m e n t se répar-
tissent les exportations de livres américains : Extrême-Orient,
33 % ; Amérique latine, 27 % ; Europe, 25 % ; Proche-Orient,
8 % ; Afrique, 4 % ; divers, 8 % .
L'importance de ces énormes circuits de distribution croît
d'année en année. Ils présentent des avantages ainsi que des
inconvénients. Les avantages se manifestent surtout dans la
diffusion d u livre fonctionnel dans les pays en voie de déve-
loppement. Il s'agit dans ce cas presque toujours de livres
qui ne sont pas et qui ne pourraient pas être produits par
les pays importateurs, mais il en va autrement d u livre litté-
raire, qui, en fin de compte, est le seul porteur de culture. L e
livre littéraire, répétons-le, se caractérise par une participation
active de l'utilisateur. Cet utilisateur doit susciter la production,
qu'il s'agisse d'une production autochtone ou d'une production
importée.
Les exportations de ces livres en grande quantité, dans le
cadre de programmes de traductionfixéspar le pays d'origine et
sans intervention du pays récepteur, constituent donc l'obstacle
principal à l'apparition d'une véritable culture écrite de masses.
O n a d'ailleurs senti le danger de part et d'autre. L'Union sovié-
tique patronne maintenant des éditions qui se font hors de ses fron-
tières et qui, par conséquent, sont u n m o y e n plus direct de main-
tenir un contact avec le public utilisateur. D'autre part, une Confé-
rence sur le développement du livre qui s'est tenue à Washington,
en septembre 1964, a noté dans ses recommandations qu'une

102
Les grands courants d'échange

politique de développement d u livre est nécessaire dans les pays


utilisateurs eux-mêmes et qu'il faut accorder une aide aux indus-
tries et aux commerces locaux du livre.
E n tout cas, plus qu'aux exportations et importations de maté-
riel imprimé, c'est à la traduction faite localement, au contact
immédiat des masses lisantes, qu'il faudra demander d'animer
un véritable marché mondial du livre.

La traduction

L a traduction représente, en titres, entre 8 % et 9 % de la pro-


duction mondiale :

Production Traductions Pourcentage

364 000 31384 8,6


380000 32 924 8,7
388 000 32 776 8,4
399 000 35 224 8,8
408 000 37 484 9,1
450 000 36 072 8,0

Il faut tenir compte du fait que l'Index translationum recense


chaque année un nombre croissant de pays, ce qui fait que malgré
une stabilité apparente, ce pourcentage présente une légère ten-
dance à la baisse. D'autre part beaucoup d'ouvrages originaux
sont traduits en plusieurs langues et sont donc décomptés plusieurs
fois c o m m e traductions. Par exemple, en 1965, les 45 auteurs les
plus traduits dans le m o n d e représentent à eux seuls 3 8 7 2 traduc-
tions, soit plus de 10 % du total ! O n admettra donc que le rôle
de la traduction c o m m e m o y e n de communication international
est assez faible.
L a situation est aggravée par le fait que 75 % des traductions
publiées dans le m o n d e viennent de l'anglais, du français, d u
russe, de l'allemand ou de l'espagnol. Cette proportion n'était
que de 71 % en 1950. L'anglais a la part du lion avec 37 %

103
Le nouveau visage de l'édition

(34 % en 1960). L e français suit avec 14 % (13 % en 1960),


puis l'allemand avec 11,5 % (10 % en 1960), le russe avec
9,5 % (16 % en 1960) et enfin l'espagnol avec 3 % (2 % en
1960). L e recul d u russe, dû essentiellement à la progression de
l'édition nationale dans les divers pays socialistes, est moins sen-
sible si l'on considère seulement les traductions exportées. U n e
proportion forte, mais qui va diminuant (46 % en 1960, 4 3 %
en 1965) des traductions du russe est publiée en Union sovié-
tique à l'usage des peuples de l'URSS qui n'ont pas le russe c o m m e
langue véhiculaire. Pour obtenir une base de comparaison accep-
table en ce qui concerne la circulation internationale, il faut donc
éliminer les traductions du russe publiées en Union soviétique.
C e n'est pas n o n plus entièrement satisfaisant puisque l'Union
soviétique exporte aussi des livres traduits du russe dans des lan-
gues non parlées sur son territoire (notamment en Asie). D a n s le
tableau 13 il n'est tenu compte que de la donnée numérique
brute, mais dans les tableaux qui suivent les chiffres doivent être
entendus c o m m e ne tenant pas compte des traductions du russe à
l'intérieur de l'Union soviétique.
L e tableau 13 présente verticalement les pays traducteurs par
ordre d'importance et horizontalement les langues d'origine. A la
lueur de ce qui vient d'être dit, on constate que, limitée à ses tra-
ductions venues de l'extérieur, l'Union soviétique, en tête pour le
chiffre brut, vient à égalité avec les Etats-Unis immédiatement
après le groupement des deux Allemagnes que les statistiques en
matière de traduction ne distinguent pas. L e « peloton de tête »
est d'ailleurs très serré. Ici encore on notera que douze pays seu-
lement sont responsables de 75 % des traductions du m o n d e et
que parmi eux figurent les principaux de ceux qui parlent les
cinq langues qui fournissent 75 % des traductions. Cela fait assez
comprendre à quel point la communication internationale en
ce domaine est limitée à un cercle étroit.
U n simple coup d'oeil suffit à distinguer les grands courants
d'échange dont le principal est le courant anglais vers l'Allemagne
suivi des courants anglais vers les pays d'Europe d u N o r d -
Ouest, y compris la France. Les courants français et allemands,

104
Les grands courants d'échange

T A B L E A U 13. L a traduction dans le m o n d e (chiffres bruts pour 1965).


Pays traducteur Total Anglais Franca if Russe Allemand Espagnol

URSS 3 864» 472 140 1683 200 32


Allemagne b 3 244 1650 591 267 4 54
Etats-Unis 2 201 18 548 397 462 72
Pays-Bas 2 137 1063 362 51 388 10
Italie 2 098 912 588 90 253 64
Espagne 2 030 743 628 31 249 —
France 1839 970 22 131 270 49
Tchécoslovaquie 1763 182 133 289 146 12
Yougoslavie 1 635 (1964) 313 152 206 156 23
Suède 1408 948 94 34 96 17
Japon 1227 707 171 117 149 11
Portugal 1 101 290 212 16 39 484
Hongrie 920 92 76 146 98 11
Roumanie 920 53 66 101 46 10
Danemark 866 418 92 10 104 6
Inde 840 394 14 28 23 3
Belgique 837 387 135 4 165 12
Norvège 803 600 30 4 35 1
Turquie 778 295 171 24 79 4
Suisse 747 420 133 9 66 7
Pologne 742 180 73 170 53 6
Finlande 734 430 48 19 61 4
Royaume-Uni 633 10 222 100 150 11
Bulgarie 582 37 25 250 31 7
Israël 499 236 50 54 46 —
BrésU 497 278 94 13 46 16
Argentine 424 218 115 4 29 —
Mexique 357 283 24 4 15 4
Rép. arabe unie 249 183 36 6 8 4
Autriche 226 119 55 2 1 2
Corée (Rép. de) 183 101 19 9 18 —
Pakistan 171 115 3 2 — 1
Islande 148 73 9 1 13 1
Albanie 118 8 9 31 — —
Ceylan 115 75 3 9 3 —
Chine (Rép. de) 115 94 6 1 5 —
Afrique d u Sud 110 47 8 — 36 1
Iran 107 (1963) 49 24 6 8 —
Birmanie 107 72 16 16 1 —
Indonésie 90 (1964) 73 4 3 3 —
Canada 86 17 26 5 16 1
Grèce 82 37 19 7 10 —
Malaisie 23 23 — — — —
Viêt-nam (Rép. du) 22 17 3 — — —
Chili 21 4 15 — 1 —

105
Le nouveau visage de l'édition

Pays traducteur Total Anglais Français R o u e Allemand Espagnol


Pérou 19 5 2 — 1 8
Irak 18 9 3 — 1 —
Uruguay 16 3 1 7 1 —
Irlande 16 1 10 — 3 —
Liban 12
Venezuela 9 3 2 — 1 2
Australie 8 — 2 — — —
Philippines 8
Autres pays 69 24 4 1 4 1
TOTAL 36 072 13 330 S 101 4144 3440 929
a. C e nombre est réduit à 2 181 si l'on exclut les 1 683 traductions du russe dont une large part est destinée
au marché intérieur.
b. République fédérale d'Allemagne et Allemagne orientale.
Source. Ammán statistique de l'Unesco, 1966.

d'un débit nettement inférieur, sont dirigés vers leurs voisins


d'Europe occidentale. Les courants russes alimentent les pays
socialistes d'Europe. Enfin on notera le courant espagnol vers le
Portugal, dont on ne trouve pas l'équivalent au Brésil peut-être
d'ailleurs parce que, pour ce pays, le Portugal sert de relais aux
traductions de l'espagnol.
O n notera le petit nombre des traductions publiées dans le
Royaume-Uni, alors que ce pays est le deuxième exportateur de
livres d u m o n d e . Cela nous indique jusqu'à un certain point que
la traduction peut être considérée c o m m e complémentaire de
l'exportation des livres. D a n s un bloc linguistique où la production
est abondante et la clientèle nombreuse, il n'y a pas lieu de faire
appel à la production extérieure : de pays anglophone à pays
anglophone on exporte les livres en anglais et on les exporte sur-
tout d'Angleterre. L e R o y a u m e - U n i est le type m ê m e de ce que
nous appelions u n « anticyclone littéraire ». Les courants é m a -
nent de lui, mais il n'en appelle pas. C e caractère autarcique,
conséquence de la puissance du marché du livre britannique, est
aussi, pour l'avenir, une des plus grandes faiblesses de la littérature
anglaise.
Q u e certains pays attirent la traduction et que d'autres la
repoussent est visible quand on considère non plus les chiffres
bruts, mais les chiffres rapportés à la production nationale. N o u s

106
Les grands courants d'échange

avons vu que la proportion mondiale des traductions était voisine


de 10 %. Autour de cette moyenne les variations sont considéra-
bles. C'est ce qu'indique le tableau 14.

T A B L E A U 14. L a place de la traduction (pourcentage de la traduction dans la


production de 1965).
Pay* Pourcentage Payi Pourcentage

Gros traducteurs Allemagne ° 10,3


48,0 Ceylan 10,1
Israël
28,8 Brésil 9,7
Islande
25,0 Pologne 8,7
Norvège France
23,9 8,6
Italie Venezuela 8,2
Albanie 23,5
Belgique 22,3
21.1 Petits traducteurs
Suède
21,0 Irlande 7,9
Pays-Bas 20,3 Corée (Rép. de) 7,6
Yougoslavie 20,3 République arabe unie 7,4
Hongrie 19,5 Syrie 7,4
Portugal 19,4 Mexique 7,4
Tchécoslovaquie 18,1 Afrique du Sud 7,2
Danemark 16,9 Irak 6,7
Pakistan 16,0 Inde 6,4
Bulgarie 15,1 Grèce 6,2
Roumanie 14,5 Chine 6,1
Finlande 14,3 Autriche 5,5
Turquie Japon 5,1
Etats-Unis 4,0
Traducteurs moyens URSS» 3,5
Argentine 11,9 Viêt-nam (Rép. du) 3,3
Espagne 11,7 Liban 3,2
Suisse 11.7 Malaisie 2,6
Uruguay 11,3 Royaume-Uni 2,4
Indonésie 11,3 Canada 2,2
Iran 10,8 Pérou 2,0
a. Republique fedérale d'Allemagne et Allemagne orientale.
b. N o n compris les ouvrages traduits d u russe en une autre langue d'Union soviétique.
Source. Annuaire statistique de ¡'Unesco, 1966.

U n e première observation s'impose à la lecture de ce tableau.


C'est effectivement aux abords de la moyenne que nous trouvons
l'Allemagne et la France, dont le comportement approche en
général de la moyenne mondiale. Douze pays sont dans le m ê m e

107
Le nouveau visage de l'édition

cas à ± 2 % près, mais 18 pays sont au-dessus de la moyenne et


20 au-dessous. C'est dans cette deuxième catégorie qu'on trouve
les plus gros producteurs de livres : U R S S , Etats-Unis, R o y a u m e -
Uni, Japon. Cela nous confirme de manière éclatante que plus la
production d'un pays est forte, moins ce pays a besoin de l'appoint
des autres.
C'est là un des dangers les moins évidents, mais les plus redou-
tables que la puissance matérielle et intellectuelle peut faire courir
à la culture d'un grand pays. Si des précautions ne sont pas prises
pour maintenir systématiquement les liaisons avec l'étranger, il
faut craindre les conséquences de la consanguinité culturelle. C e
ne sont pas seulement les pays sous-développés qui ont besoin
d'une politique d u livre rigoureuse.
Quoi qu'il en soit, en tête des pays gros traducteurs nous trou-
vons les « zones de basse pression » signalées plus haut et tout
d'abord Israël, suivi des pays Scandinaves, des Pays-Bas, de la
Belgique, du Portugal pour l'Europe de l'Ouest et de la plupart
des pays d'Europe de l'Est à aire de diffusion linguistique limitée.
Devant un tel déséquilibre on peut se demander quel est le degré
de sujétion des pays traducteurs envers les grandes puissances
productrices. D a n s le tableau 13 nous avons vu quels étaient en
valeur absolue les courants dominants de la traduction. Il est
intéressant de les examiner également en valeur relative, c'est-à-
dire de rechercher dans quelle proportion les traductions de cha-
que pays proviennent de telle ou telle langue. Les pays ont été
classés dans la première colonne d'après la langue dominante. Les
colonnes suivantes indiquent la deuxième dominante (compte tenu
seulement des cas où cette deuxième dominante dépasse 1 0 %
des traductions).
Il est visible que l'anglais est la grande dominante mondiale
puisque 38 pays sur 5 0 (76 %) l'ont c o m m e première dominante.
L e français ne domine que dans 6 pays dont 5 anglophones, ce
qui élimine la concurrence de l'anglais. L e russe ne domine que
dans S pays dont 4 appartiennent au bloc socialiste. L'espagnol
n'est dominant qu'au Portugal et l'allemand n'apparaît que c o m m e
deuxième dominante.

108
Les grands courants d'échange

T A B L E A U 15. Dominantes linguistiques de la traduction en 1965 (pourcentage


des traductions de chaque langue dominante dans la production de chaque pays
traducteur).
Première Deuxième dominante
Paya dominante Anglais Français Russe Allemand
D O M I N A N T E ANGLAISE

Chine (Rép. de) 82 — — — —


Indonésie 81 — — — —
Mexique 79 — — — —
Viêt-nam (Rép. d u ) 77 — 14 — —
Norvège 75 — — — —
R é p . arabe unie 74 — 14 — —
Suède 67 — — — —
Birmanie 67 — — 15 —
Pakistan 67 — — — —
Ceylan 65 — — — —
Finlande 59 — — — —
Japon 58 — 14 — —
Suisse 56 — 18 — —
Brésil 56 — 19 — —
Corée (Rép. de) 55 — 10 — —
France 53 — — — 15
Autriche 53 — 24 — —
Argentine 51 — 27 — —
Allemagne » 51 — 18 — —
Irak 50 — 17 — —
Pays-Bas 50 — — — 18
Islande 49 — — — —
Israël 47 — — 11 —
Inde 47 — — — —
Belgique 46 — — — 20
Iran 46 — 22 — —
Syrie 44 — 35 — —
Grèce 44 — 23 — —
Italie 43 — 28 — —
Afrique d u S u d 43 — — — 32
Danemark 42 — — — 12
Turquie 38 — 22 — —
Espagne 37 — 31 — —
Venezuela 33 — 22 •
_
Pérou 26 — 11 —
Pologne 24 — — 23 —
URSS* 22 —
Yougoslavie 20 — — — 13

109
Le nouveau visage de l'édition

Deuxième dominante
Pays dominai Anglais Français Russe Allemand
D O M I N A N T E FRANÇAISE
Chili 71
Irlande 63
Royaume-Uni 35 — — — 24
Canada 30 20 — — —
Australie 25
Etats-Unis 25 — — — 21
DOMINANTE RUSSE
Uruguay 44 19 — — —
Bulgarie 43
Tchécoslovaquie 16 10 — — —
Hongrie 16 — — — 11
Roumanie 11
DOMINANTE ESPAGNOLE
Portugal 44 26 — — —
a. République fedérale d'Allemagne et Allemagne orientale.
b. N o n compris les ouvrages traduits du russe en une autre langue de l'Union soviétique.
Sources. Annuaire statistique de ¡'Unesco, 1966.

Cependant la position du français reste forte, car la combinaison


la plus fréquente est l'anglais c o m m e première dominante et le
français c o m m e deuxième. C'est le cas de 18 pays sur 50 (36 %).
O n y trouve l'Autriche et l'Allemagne, où la concurrence de l'alle-
m a n d n'existe pas, des pays d'Europe méridionale, du M o y e n -
Orient et d'Extrême-Orient, de tradition francophone le plus
souvent.
Dans la clientèle du russe, le plus souvent allié à l'anglais, on
trouve les pays socialistes, Israël (pays à forte immigration russe),
l'Uruguay et la Birmanie.
Quant aux 9 pays (18 %) qui ont l'allemand c o m m e deuxième
dominante, ce sont presque tous des pays hautement développés
soit ayant l'anglais o u le français c o m m e langue nationale, soit
appartenant à la zone d'influence allemande (nord de l'Europe).
U n e autre question se pose, celle de la nature des traductions.
N o u s savons que dans la production des différents pays, la litté-
rature tient une place très variable. Il en va de m ê m e pour la tra-
duction. C e qu'un pays demande à u n autre pays peut être

110
Les grands courants d'échange

essentiellement de la littérature ou essentiellement de l'infor-


mation scientifique. L e tableau 16 propose trois listes. Chacune
d'entre elles correspond à u n regroupement des catégories déci-
males. L a première concerne les traductions de nature littéraire,
la deuxième celles qui se réfèrent aux sciences sociales (histoire,
sociologie, démographie, géographie humaine, économie, etc.)
et la troisième celles qui se réfèrent aux ouvrages de sciences
appliquées. D a n s chacune de ces listes les pays ont été rangés
dans l'ordre décroissant de l'importance qu'ils accordent à la caté-
gorie considérée. C'est ainsi que 81 % des traductions d u Portugal
sont constituées d'ouvrages littéraires, alors que S % seulement
des traductions d u Pérou appartiennent à cette catégorie. O n
remarquera, à côté de la colonne des pourcentages, quatre colon-
nes numérotées 1, 2 , 3 , 4 . L a colonne 1 concerne les pays à
« basse .pression littéraire », c'est-à-dire à forte culture et donc
à forte demande, mais à population numériquement faible et à
aire de diffusion linguistique limitée. Ils sont au n o m b r e de 7
et chacun est marqué d'une croix. L a colonne 2 concerne les
9 pays anglophones de la liste, que l'anglais y soit langue princi-
pale ou langue secondaire. L a colonne 3 concerne les 9 pays
ibérophones (portugais ou espagnol). Enfin la colonne 4 concerne
les 8 pays d u bloc socialiste européen.
D est visible que les pays à « basse pression littéraire » confir-
ment l'hypothèse que nous faisions à leur sujet. E n effet o n voit
qu'ils sont tous groupés en tête de la liste « littérature ». Pour ces
pays la traduction est avant tout un appoint de lecture littéraire.
A u c u n d'entre eux ne consacre moins de la moitié de ses traduc-
tions à la littérature. Il est toutefois utile de rappeler qu'en 1960
cette proportion minimale était encore d e 7 5 %. A u contraire
ces m ê m e s pays, qui possèdent des universités très développées,
sont moins tributaires de la production étrangère dans le domaine
des sciences sociales et ils occupent en bas de cette liste une
position exactement inverse à celle qu'ils occupaient en haut de
la liste littéraire. Pour les m ê m e s raisons ces pays se retrouvent
groupés en bas de la liste des sciences appliquées, suivis toutefois
d'un certain nombre de pays qui, pour des raisons diverses (en

m
Le nouveau visage de l'édition

général le sous-développement), ne traduisent pas d'ouvragée de


ce type.
C o m m e prévu, les pays anglophones traduisent peu d'ouvrages
littéraires. L e cas aberrant de l'Afrique du S u d vient du fait que
la langue la plus répandue dans ce pays est l'afrikaans, variété du
néerlandais. Il est normal que le comportement de ce pays soit
analogue à celui des Pays-Bas en matière de lecture courante.
Pour les sciences sociales et les sciences appliquées, ces pays sont
des traducteurs moyens, mais leur dispersion est considérable,
ce qui est sans doute dû à la variété de leurs niveaux de dévelop-
pement. O n observera que les Etats-Unis et le R o y a u m e - U n i ont
des comportements similaires en ce qui concerne les sciences appli-
quées. Ils figurent à la limite des gros traducteurs, en raison sans
doute de leur propre développement technologique.
Les pays ibérophones ont pour la littérature u n comportement
analogue aux pays anglophones. O n notera la position de pointe
de l'Espagne, qui est la grande distributrice de traductions pour
le m o n d e hispanophone et à qui le Portugal sert de relais vers le
Brésil, ce qui explique la position aberrante de ce pays où, rappe-
lons-le, les traductions de l'espagnol représentent 4 4 % de l'en-
semble des traductions. Pour les sciences sociales et les sciences
appliquées la dispersion des pays ibérophones est extrême et il
est difficile d'y trouver une signification. Notons toutefois que
dans ces domaines l'Amérique latine (ou d u moins les pays les
plus développés d'Amérique latine) tendent à venir en tête et à
échapper à l'emprise de l'Espagne.
L e tableau qu'offrent les pays socialistes est assez différent de
ce qu'il était en 1960. Tous ces pays sont maintenant des traduc-
teurs moyens de littérature alors qu'ils étaient très dispersés. C e
sont de gros traducteurs de sciences sociales et de sciences appli-
quées. E n ce qui concerne les sciences sociales la progression est
particulièrement nette. E n 1960 ils étaient compris entre le 17*
et le 44* rang. E n 1965 ils sont compris entre le 2* et le 25* rang.
Cela traduit sans aucun doute la nouvelle ouverture de ces pays
vers le m o n d e extérieur.
Tout ce qui précède nous montre que la traduction joue u n rôle

112
Les grands courants d'échange

T A B L E A U 16. Les dominantes (par genres) de la traduction en 1965.


% i 2 3 4 % i 2 3 4
LITTÉRATURE Syrie 15
Mexique 14 +
Portugal 81 + Malaisie
Norvège 78 + 13
Finlande 72 + Australie 13 +
72 Uruguay 13
Afrique d u Sud
72
+ Irlande 6
+
Islande
69
+ Irak 6
+
Suède + Pérou 5
Autriche 66 +
Danemark 65 +
Allemagne" 62 SCIENCES SOCIALES
Israël 60 + Uruguay 75 +
Corée (Rép. de) 58 Albanie 47
Pays-Bas 57 Syrie 41
+
Birmanie 57
+ Roumanie 25
Yougoslavie 56 Mexique 22
+
Suisse 55
+ Irak 22
+
URSS 53 + Rép. arabe unie 22
Belgique 52 Brésil 20 +
Turquie 51 Yougoslavie 20 +
Grèce 50 Japon 19
Viêt-nam (Rép. du) 50 Argentine 17 +
Tchécoslovaquie 49 + Pakistan 16 +
Iran 49 Bulgarie 15 +
France 48 Inde 15 +
Chine (Rép. de) 47 Pologne 15 +
Italie 45 Turquie 15
Hongrie 44 + Yougoslavie 20 +
Bulgarie 42 + URSS 13 +
Roumanie 39 + Ceylan 13 +
Espagne 39 + Tchécoslovaquie 11 +
Rép. arabe unie 38 Venezuela 11 +
Albanie 37 Italie 11
Inde 35 + Chine (Rép. de) 10
Pologne 34 + Hongrie 9 +
Royaume-Uni 35 + Iran 9
Japon 33 Malaisie 9
Brésil 33 + Espagne 8
Canada 31 Autriche 8
+
Pakistan 30
+ Corée (Rép. de) 8
Chili 29
+ Etats-Unis 8
Argentine 27
+ Birmanie 7
+
Etats-Unis 26
+ France 6
Indonésie 23
+ Allemagne ° 6
Ceylan 23 Irlande 6 +
Venezuela 22
+ Pays-Bas 6 +
+
113
L e nouveau visage de l'édition

%1 2 3 4 % i 2
Israël 6 + Royaume-Uni 9 +
Belgique 5 Turquie 9
Canada 5 + Argentine 8
Royaume-Uni 4 + Ceylan 8 +
Suisse 4 Israël 7 +
Grèce 4 Rép. arabe unie 7
Portugal 4 + Pays-Bas 7 +
Afrique d u Sud 3 + Brésil 6
Danemark 2 + Suède 6 +
Finlande 2 + Italie 5
Norvège 2 + Canada 5 +
Suède 1+ Finlande 5 +
Islande 1+ Yougoslavie 5 +
Australie 0 + Inde 4 +
Chili 0 + Suisse 4
Liban 0 Pakistan 4
Pérou 0 + Danemark 3 +
Philippines 0 Allemagne o 2
Grèce 2
SCIENCES APPLIQUÉES Islande 2 +
Norvège 2 +
Mexique 29 + Iran
Pérou 26 + Autriche
Pologne 19 + Chine (Rép. de)
Bulgarie 19 + Corée (Rép. de)
Philippines 19 Portugal
Tchécoslovaquie 18 Afrique d u Sud
+
Hongrie 15
+ Albanie 0
+
Espagne 15
+ Australie 0
Japon 12
+ Chili 0
+
Roumanie Irak
+
12 + 0
URSS 12 + Irlande 0 +
Venezuela 11 + Liban 0
Indonésie 10 Malaisie 0
Birmanie 10 Philippines 0
Etats-Unis 10 + Syrie 0
Belgique 9 Uruguay 0 +
France 9 Viêt-nam (Rép. du) 0
a. République fédérale d'Allemagne et Allemagne orientale.
So&ce. Asaaudrt statistique de V Unescot 1966.

très localisé et surtout très spécialisé dans les échanges littéraires


internationaux. Encore n'avons-nous parlé jusqu'ici que des qua-
tre langues principales. Pour les autres le rôle de la traduction
est presque nul.

114
Les grands courants d'échange

Par exemple, il paraît en Italie entre 2 000 et 2 5 0 0 ouvrages


littéraires chaque année. O r moins de S de ces ouvrages ont une
chance d'être traduits aux États-Unis et moins de 3 au R o y a u m e -
Uni. C'est dire que la distribution de la littérature italienne dans
les deux grands pays consommateurs anglo-saxons est à peu près
négligeable. Encore l'italien est-il la langue d'un pays d'Europe,
mais si nous considérions par exemple le chinois, nous constate-
rions que toutes les traductions réunies de l'Europe occidentale
et des Etats-Unis représentent à peine le demi-millième d'une des
productions les plus riches du m o n d e . Il n'y a pas à cela de raisons
politiques, car le japonais est tout aussi mal placé : la totalité
des traductions d u japonais varie entre 1,2 et 1,5 % des traduc-
tions mondiales et la littérature n'entre que pour moitié dans ce
chiffre. O r la production littéraire japonaise représente à l'heure
actuelle 4 à 5 % de la production mondiale.
Les causes de cette situation sont nombreuses. O n s'est surtout
attaqué jusqu'ici au problème du droit d'auteur international.
N o u s retrouvons là les m ê m e s barrières institutionnelles qui s'op-
posaient à la libre circulation du livre. E n outre, le système de
rémunération des auteurs varie beaucoup selon les pays et la
protection de la propriété littéraire après la mort de l'auteur est
assurée de manière très variable. Quarante-six pays, la plupart
européens, parmi lesquels le R o y a u m e - U n i et la France avec leurs
possessions, ont adhéré dès 1886 à la Convention de Berne, qui
stipule, dans son article 4 , que « les auteurs ressortissant à l'un
des pays de l'Union, jouissent dans les pays autres que le pays
d'origine de l'œuvre, pour leurs œuvres soit n o n publiées, soit
publiées pour la première fois dans un pays de l'Union, des droits
que les lois respectives accordent mutuellement o u accorderont
par la suite aux nationaux ».
L'article 2 de la Convention universelle sur le droit d'auteur,
qui, grâce aux efforts de l'Unesco, a été conclue à Genève en
1952, a une teneur analogue mais renforce encore la protection.
Cette convention a été signée jusqu'ici par 45 pays dont la plu-
part étaient déjà liés par la Convention de Berne.
Il convient d'ajouter que la pratique de 1' « édition pirate »,

lis
Le nouveau visage de l'édition

qui consiste à traduire u n livre sans payer de droits, est encore très
courante. Moralement et économiquement, la chose est regretta-
ble. Il faut pourtant reconnaître que la disparition de ce marché
clandestin affaiblirait encore les échanges. Il existe surtout, en
effet, dans les pays dont la monnaie est trop faible o u le marché
trop réduit pour que leurs éditeurs puissent ajouter à leurs frais
le paiement de droits substantiels.
L e véritable obstacle à la traduction est donc le problème d'in-
vestissement que posent les charges particulières de ce type de
publication. Si Ton admet que la marge bénéficiaire d'un éditeur
doit être d'autant plus grande que son marché est plus réduit, o n
comprendra qu'un petit pays ait du m a l à tenter des aventures
d'édition qui, outre les droits résiduels d u premier éditeur et de
l'auteur sont grevées par les droits d u traducteur.
L e marché de la traduction a peu de chances d'évoluer dans
un proche avenir, car ses insuffisances sont celles m ê m e de la vie
internationale dans le m o n d e actuel. Certes, il bénéficie de certains
progrès techniques, notamment dans le domaine des communica-
tions. Les délais de traduction, en particulier, ont considérable-
ment diminué au cours des derniers siècles. A u temps de Don
Quichotte, il fallait cinquante ans à u n livre pour faire le tour de
l'Europe, alors que maintenant il est courant de voir un livre
traduit l'année m ê m e de sa parution. Mais à cela près la situation
est fondamentalement la m ê m e qu'aux premiers temps de l'impri-
merie. L a traduction ne prolonge pas la publication, mais se super-
pose à elle, ajoutant le poids de ses rouages à la gêne d'une m é c a -
nique déjà trop lourde.
U n livre court d'abord sa chance dans u n certain marché litté-
raire, bloc linguistique, bloc idéologique o u Etat. S'il échoue, il
n'est plus question de le traduire, alors qu'il possède peut-être
au-delà des frontières d'origine un public insoupçonné prêt à
l'accueillir. S'il réussit tant soit peu, il fait l'objet d'options aux-
quelles il est rarement donné suite et l'œuvre subit au hasard de
lectures superficielles u n e deuxième sélection d'autant plus sévère
qu'elle est gratuite et ne possède aucune base sociologique sérieuse :
rarissimes sont les gens capables d'apprécier une œuvre en une

116
Les grands courants d'échange

langue et de prévoir l'effet qu'elle aura une fois traduite sur u n


public parlant une autre langue.
Si donc le livre est choisi par un éditeur étranger, il lui faut
courir les risques d'une deuxième aventure où les responsabilités
du traducteur viennent s'ajouter à celles de l'auteur de façon
parfois catastrophique. C'est une aventure qu'on sera d'autant
moins enclin à tenter que les risques financiers sont accrus en
raison d u n o m b r e des parties prenantes. L e livre traduit entre en
concurrence avec des livres publiés dans leur langue d'origine.
Il est difficile d'augmenter une marge bénéficiaire dans laquelle
il faut trouver la part de l'auteur, du premier éditeur, du deuxième
éditeur et du traducteur. E n général, c'est ce dernier qu'on sacrifie,
ce qui est une erreur, car toute bonne traduction est une < récri-
ture » et le traducteur idéal devrait avoir a u moins le m ê m e talent
que l'auteur traduit.
Les traducteurs étant le plus souvent médiocres et mal payés,
m ê m e si l'entreprise réussit financièrement, il n'est pas d u tout
certain qu'elle réussisse littérairement. Habillée d'un vêtement
de confection qui n'est ni le sien, ni celui qu'ont rêvé ses nouveaux
lecteurs, lancée dans un public pour lequel elle n'a pas été conçue,
qui ne l'a pas demandée, appelée, l'œuvre traduite est privée d e
cette capacité de dialogue qui est le fondement de toute existence
littéraire. L e mieux qu'elle puisse espérer est d'être trahie utile-
ment, de servir, c o m m e disait Kipling, « à réaffirmer et embellir
quelque antique vérité o u à faire renaître quelque vieille joie1 ».
Il n e faut pas négliger l'apport de cette « trahison créatrice » à
laquelle tant d'oeuvres doivent la survie et m ê m e une sorte d e
pérennité, mais o n n e saurait en faire une règle, moins encore le
fondement d'une politique de la traduction.
S'il existe une solution au problème, c'est peut-être l'édition de
masse qui est susceptible de nous l'apporter. Cette édition ne peut
se contenter d'aires de diffusion trop étroites. Ses gros tirages
exigent qu'elle fasse éclater le cadre des frontières linguistiques
et ses investissements élevés lui donnent les m o y e n s de le faire.

1. Discours prononcé à la Royal Society of Literature, en juin 1926.

117
Le nouveau visage de l'édition

Chacune à sa manière l'Europe continentale et l'Asie peuvent trou-


ver dans u n o u plusieurs « marchés c o m m u n s > de la traduction
un remède à leur babélisme.
L e système de traductions intérieures de l ' U R S S peut leur
servir sinon de modèle, d u moins d'inspiration. Sur 100 œuvres
traduites en russe, 5 0 proviennent des autres langues de l'Union
soviétique et 5 0 de langues étrangères. Sur 100 œuvres traduites
dans les diverses langues non russes de l'Union soviétique, 5 pro-
viennent d'une de ces langues, 8 0 proviennent du russe et 15 d'une
langue étrangère. Sur 100 œuvres traduites en langues étrangères,
90 proviennent du russe, 6 à 8 d'une langue non russe de l'Union
soviétique et le reste d'une langue étrangère. Certes le russe a la
part du lion dans ces échanges, mais cela se justifie par l'écrasante
supériorité numérique des russophones en U R S S et, de toute façon,
le volume et la variété des échanges sont très supérieurs à ce que
nous avons p u observer dans le reste d u m o n d e .
Quelques tentatives encore timides, mais heureuses1, donnent
à penser qu'une politique analogue pourrait s'instaurer entre les
pays d'Europe à langue non universelle. Il suffirait de considérer
l'aventure d'édition dès le début c o m m e s'étendant sur plusieurs
pays. Les œuvres à publier seraient choisies en fonction des besoins
globaux d'un public appartenant à plusieurs nationalités. A la
source m ê m e de la production, l'auteur collaborerait avec ses
traducteurs, les guiderait et peut-être se laisserait guider par eux.
Si lefiatde l'artiste reste u n geste solitaire, il est une étape de la
composition littéraire qui peut se réaliser en équipe. A u m o m e n t
où elle entrerait en fabrication l'œuvre aurait déjà plusieurs visa-
ges, chacun d'eux authentique, plusieurs voix, chacune d'elles
véritable, et aurait franchi par avance la barrière d u langage. D e
m ê m e que la rétribution de l'auteur serait comprise dans celle
d'une équipe, de m ê m e le coût de chaque édition nationale serait
inclus dans l'ensemble de l'aventure financière.

1. Notamment la co-édition, par Sythoff, de Leyde, et Heinemann, de Londres,


de romans néerlandais en néerlandais et en anglais, dans la collection « Biblio-
theca neerlandica >, avec l'aide de la Fondation Prince Bernhard.

118
Les grands courants d'échange

A l'échelle d u paperback, tel qu'il est conçu actuellement aux


Etats-Unis, l'augmentation des frais n'aurait qu'une incidence
minime sur le prix de vente de l'exemplaire et de toute façon les
éditions traduites trouveraient une rentabilité qu'elles ne possè-
dent actuellement pas.
Tout le paragraphe qui précède est au conditionnel. O n pourra
certainement le transcrire à l'indicatif dans u n avenir encore indé-
terminé. Pour que de telles entreprises se réalisent, il faut que la
révolution des livres gagne les cœurs et les esprits. Il faut que
d'un bout à l'autre de la chaîne, l'auteur, l'éditeur, le libraire, le
bibliothécaire et m ê m e le lecteur acceptent de subir la mutation
qu'a subie avant eux le livre.

119
Troisième partie Perspectives d'avenir
Chapitre premier Le dilemme de l'édition

Livres de choc et livres de fond

D a n s un passage célèbre de sa Lettre sur le commerce de la librai-


rie, Diderot écrit : « U n e bévue que je vois commettre sans cesse
à ceux qui se laissent mener par des maximes générales, c'est
d'appliquer les principes d'une manufacture d'étoffes à l'édition
d'un livre. Ils raisonnent c o m m e si le libraire pouvait ne fabriquer
qu'à proportion de son débit et qu'il n'eût de risques à courir que
la bizarrerie d u goût et le caprice de la m o d e ; ils oublient o u
ignorent, ce qui pourrait bien être au moins, qu'il serait impos-
sible de débiter u n ouvrage à u n prix raisonnable sans le tirer à
un certain n o m b r e . C e qui reste d'une étoffe surannée dans les
magasins de soieries a quelque valeur. C e qui reste d'un mauvais
ouvrage dans u n magasin de librairie n'en a nulle. Ajoutez que,
de compte fait, sur dix entreprises, il y en a une, et c'est beau-
coup, qui réussit, quatre dont o n recouvre les frais à la longue
et cinq où l'on reste en perte1. »
C e texte date de juin 1767. D e u x cents ans plus tard, malgré
tous les changements intervenus aussi bien dans la technique de
l'édition que dans la structure des sociétés lisantes, l'essentiel en
reste vrai. N o u s retiendrons surtout ici la dernière remarque sur
l'entreprise de librairie. Diderot distingue trois types de livres :
ceux qui réussissent immédiatement, ceux qui réussissent « à la

1. D I D E R O T , Lettre historique et politique adressée à un magistrat sur le com-


merce de la librairie, p. 38-39, juin 1767.

123
Perspectives d'avenir

longue » et ceux qui échouent. D a n s son esprit, la proportion


des échecs est la mesure d u risque commercial de l'éditeur. Sur
ce point particulier, la situation serait probablement un peu diffé-
rente de nos jours. Les maisons d'édition sont devenues de grandes
entreprises et disposent d'énormes capitaux qui leur permettent
d'étaler le risque sur un grand nombre'd'opérations.
Il n'en reste pas moins que le livre échoue si l'éditeur perd
tout ou partie de sa mise, qu'il réussit si l'éditeur récupère non
seulement sa mise, mais u n bénéfice plus ou moins substantiel.
D'autre part, pour les éditeurs modernes tout c o m m e pour Dide-
rot, il y a deux sortes de réussite : la réussite « au comptant »
qui permet au livre de donner son rapport très rapidement, en
une seule opération, sans immobilisation nouvelle de capital, et
la réussite « à terme », qui demande une politique de longue
haleine au cours de laquelle le capital et m ê m e tout o u partie
du bénéfice sont risqués de nouveau plusieurs fois.
O n en vient ainsi à distinguer plusieurs formes de succès.
Les livres « de choc » atteignent très rapidement des chiffres
de vente élevés, assurent leur rentabilité en quelques semaines,
puis s'acheminent progressivement vers l'oubli sans qu'il soit
besoin d'immobiliser de nouveaux capitaux dans leur réimpres-
sion. Les livres « de fond » partent lentement mais régulière-
ment, sans connaître d'autres variations que celles des circons-
tances saisonnières : vacances, rentrée, prix littéraires, étrennes,
etc. Ces livres assurent leur rentabilité en plusieurs mois, voire
en plusieurs années, mais leur carrière longue permet à l'édi-
teur de réinvestir plusieurs fois sa mise à coup sûr. Enfin, le best-
seller est la forme de succès la plus spectaculaire, car il combine
les deux types d'écoulement : ayant c o m m e n c é sa carrière c o m m e
livre de choc, il la poursuit c o m m e livre de fond.
Les courbes d u diagramme II illustrent ces trois types de succès".
Les mois y sont représentés en abscisse, et, en ordonnée, les

1. Pour des études concrètes de cas, voir Jean H A S S E N F O R D E R , Etude de la diffu-


sion d'un succès de librairie, cahier polycopié du Centre d'études écono-
miques, Paris, 1957.

124
Le dilemme de l'édition

ventes mensuelles évaluées en pourcentage de la quantité minimale


d'exemplaires à vendre pour assurer la rentabilité. E n réalité, les
éditeurs ne connaissent pas les chiffres exacts de vente, tout au
moins dans les premiers' mois de la publication. Ils ne connaissent
que les réassortiments, c'est-à-dire les c o m m a n d e s que font les
libraires après avoir vendu les exemplaires qu'ils avaient en dépôt
ou qu'ils avaient préalablement achetés. C'est seulement quand
rentrent les exemplaires invendus, au bout de quelques mois,
qu'on peut évaluer la vente réelle. Cependant, si l'on admet
c o m m e hypothèse que tout réassortiment correspond à la vente
d'au moins u n exemplaire, o n peut se faire une idée approchée
du rythme des ventes. L'essentiel est de pouvoir faire des prévi-
sions assez sûres pour décider en temps voulu de la réimpres-
sion o u de la non-réimpression de l'ouvrage. U n e erreur par
excès dans l'évaluation des ventes risque de laisser l'éditeur avec
u n stock mort qui absorbera, et au-delà, ses bénéfices. U n e erreur
par défaut risque de briser le rythme de la vente en interrom-
pant l'approvisionnement des libraires pendant qu'on procède en
hâte à une réimpression décidée trop tard.
Les exemples ci-dessous sont fondés sur des cas réels, mais,
afin de les rendre plus typiques, on a éliminé les distorsions dues
aux particularités individuelles des ouvrages considérés.
L a courbe d u livre de choc est simple. Après u n temps mort
qui peut être plus ou moins long mais qui dépasse rarement trois
semaines, la vente se déclenche et monte tout de suite à son
niveau le plus élevé. Après quoi, elle tend à s'amortir de manière
régulière, selon une courbe qui est sensiblement une hyperbole

de fonction x = - . Si les prévisions ont été correctement faites,


les ventes atteignent pratiquement zéro u n peu avant l'épuisement
du stock initial, si bien qu'il n'y a pas lieu d e procéder à une
réimpression.
L a courbe d u livre de fond est toute différente. L a poussée
initiale est peu sensible et l'écoulement est régulier, les variations
saisonnières se répétant à peu près avec le m ê m e profil chaque
année. D e ce fait, les prévisions de l'éditeur sont relativement

12S
Perspectives d'avenir

faciles à faire. L a rentabilité est longue à venir, mais la déci-


sion de réimprimer peut être prise sans grand risque dès qu'un
certain seuil est franchi, par exemple lorsque le stock restant
est inférieur aux ventes de l'exercice précédent.
L a courbe d u best-seller combine les caractères d u livre de
choc et ceux d u livre de fond. Il s'agit en effet d'un livre de choc
qui se transforme à un certain m o m e n t en u n livre de fond tout
en conservant certains caractères de son rythme de vente initial.
L e départ est celui d'un succès ordinaire : u n temps mort, u n
sommet, puis l'amorce d'une descente selon une hyperbole de

fonction x = . Mais, à u n certain m o m e n t la courbe d'amortisse-


y
ment se brise et prend l'allure d'une courbe de livre de fond.
Beaucoup d'éditeurs ignorent la signification de ce point de rup-
ture et se laissent surprendre par le changement soudain de
régime. Il est vrai que la prévision pour les best-sellers est extrê-
m e m e n t difficile, car, ainsi que nous le verrons plus loin, le best-
seller est u n livre qui sort du cadre social pour lequel il a été
initialement conçu. O n retrouve dans sa vente les variations sai-
sonnières d u livre de fond mais, périodiquement, il a des pous-
sées en apparence inexplicables lorsqu'il fait irruption dans u n
groupe social jusque-là inexploré. Tout se passe alors c o m m e s'il
s'agissait d'un nouveau lancement. Les ventes montent en flèche,
quelquefois plus haut que lors de la poussée initiale, puis amorcent
une descente en hyperbole. Si le succès d u livre doit durer o n
observe alors u n point de rupture secondaire qui le remet au
régime d u livre de fond.
Les trois formes de courbe se rencontrent rarement à l'état pur.
L e livre de fond typique est presque toujours un livre fonctionnel
répondant à u n besoin permanent, par exemple u n manuel sco-
laire, u n traité scientifique ou, mieux encore d u point de vue de
la stabilité, u n livre de cuisine.
L e plus souvent les livres littéraires qui réussissent ont le des-
tin éphémère des livres de choc. Les best-sellers sont extrêmement
rares et représentent à peine 2 à 3 % des succès. Encore est-il
bien entendu que le best-seller se définit non par le nombre
126
Le dilemme de l'édition

D I A G R A M M E H . Les courbes de réassortiment

Livwdochoc
50 — > i i—i

40 v Rwitabillt* otitura*

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de réimprimer
30
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DécisIon de réimprimer Peint de ruptura secondai r
Dicit ion de réimprimer '

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d'exemplaires vendus, mais par le type d'écoulement, c'est-à-dire
par la combinaison du sommet initial, puis de l'hyperbole d'amor-
tissement cassée au point de rupture par l'entrée du livre dans
son régime de croisière. U n livre peut être u n best-seller avec
50 0 0 0 exemplaires c o m m e avec 3 millions.
Très peu de livres ont la vie longue. Sur cent ouvrages publiés,
il en reste à peine dix de vendables au bout d'un an et encore
dix fois moins vingt ans plus tard.
Cette usure rapide de la production littéraire a été mise en

127
Perspectives d'avenir

lumière par H a n s Ferdinand Schulz1. Sa méthode a consisté à


étudier la place des rééditions successives dans la production
littéraire allemande entre 1 9 5 0 et 1 9 5 8 . O n constate tout de
suite qu'en m o y e n n e les deuxièmes éditions représentent à peu
près 10 % des premières, que les huitièmes éditions en repré-
sentent 1 % et que les vingt-cinquièmes éditions en représentent
0,1 %. Par édition il faut entendre ici n o n seulement les nou-
velles publications d'un m ê m e texte par le m ê m e éditeur o u u n
éditeur différent, mais aussi les réimpressions successives d'un
m ê m e ouvrage à partir de la m ê m e composition. O n voit donc
que l'immense majorité des livres publiés en Allemagne ne font
l'objet que d'une seule impression. C e sont, soit des échecs de
librairie, soit des succès d u type « livre de choc ».
Il est particulièrement intéressant de vérifier l'hypothèse que
nous avancions plus haut quand nous assimilions les livres de
choc aux livres littéraires et les livres de fond aux livres fonc-
tionnels. E n effet, Hans Ferdinand Schulz a donné des statis-
tiques séparées pour les différents genres. O n trouvera dans le
tableau 17 celles qui se rapportent d'une part aux livres littéraires,
d'autre part aux livres scolaires. Pour que la comparaison soit
plus facile, o n a, pour les uns et pour les autres, donné dans
une première colonne les chiffres bruts, dans une deuxième
colonne les chiffres rapportés à mille premières éditions.
O n voit que les livres littéraires subissent une usure beaucoup
plus rapide que les livres scolaires.
E n fait, il s'agit de deux types d'édition entièrement différents.
C e ne sont pas des caractéristiques formelles o u des mérites esthé-
tiques différents qui rangent une œuvre dans la catégorie des livres
de choc ou dans celles des livres de fond, mais la structure m ê m e
du processus d'édition tel qu'il est délibérément fixé par l'éditeur
en fonction d u type d'ouvrage qu'il distribue et du type de public
auquel il s'adresse.

1. Hans Ferdinand S C H Ü L Z , Das Schicksal der Bûcher und der Buchhandel,


2* éd., Berlin, 1960.

128
Le dilemme de l'édition

T A B L E A U 17. Les rééditions en Allemagne de 1950 à 1958.

Livres littéraires Livres scolaires


Édition Chiffres bruts Pour 1 000 Chiffres bruts Pour 1 0 0 0

1" 24 455 1000,0 8 462 1000,0


2* 2 403 98,3 2 677 316,4
3* 732 29,9 1404 165,9
4* 471 19,3 1074 126,7
5* 334 13,7 825 97,5
6* 272 11,2 664 78,5
7* 188 7,7 505 59,6
8* 146 6,0 389 46,0
9* 142 5,8 288 34,0
10* 102 4,2 217 25,6
11* 82 3,4 168 19,8
12* 66 2,7 124 14,7
13* 59 2,4 87 10,3
14' 63 2,6 81 9,6
15* 61 2,5 73 8,6
16' 54 2,2 71 8,4
17« 47 1,9 55 6,5
18* 35 1,4 54 6,4
19' 37 1,5 49 5,8
20* 45 1,8 47 5,6
D'après H a n s Ferdinand Schulz.

Edition programmée et édition non programmée

E n français, le m o t « éditer » et le m o t « publier », qui sont


souvent employés l'un pour l'autre, n'ont pas originellement le
m ê m e sens. « Editer », du latin edere, c'est littéralement mettre
au m o n d e , accoucher. « Publier », du latin publicare, c'est expo-
ser sur la place publique à la disposition des passants anonymes.
L'édition est dirigée vers l'œuvre, la publication est dirigée vers
le lecteur inconnu.
L'acte de publication comporte donc de grands risques. Celui
qui publie u n livre ne peut prévoir avec certitude quel degré
d'attention lui prêteront les lecteurs éventuels. Il peut faire des
conjectures, voire des prévisions, mais il lui est impossible de tracer

129
Perspectives d'avenir

par avance son chemin à l'œuvre mise en circulation, de fixer les


étapes et les limites de sa diffusion, en s o m m e de lui établir un
programme. L a publication est une édition non programmée.
Il existe aussi des éditions programmées. L a plus typique est la
vente d'un livre par souscription préalable. L'étude de marché
étant garantie par le paiement anticipé d u volume, la programma-
tion est parfaitement rigoureuse. Elle l'est u n peu moins dans le
cas de l'édition de club, mais cette dernière enserre le lecteur
éventuel dans un tel réseau d'engagements qu'on peut considérer
les risques de déviation c o m m e réduits au m i n i m u m .
Certaines formes d'édition semi-programmée sont à la publi-
cation proprement dite ce que la pêche au coup est à la pêche
au lancer. C'est notamment le cas du livre qu'on diffuse dans un
milieu fermé dont les besoins sont connus et les goûts rigoureuse-
ment repérés. N o u s savons déjà qu'il en est ainsi de la plupart
des livres fonctionnels et notamment d u livre scolaire, mais il
en va de m ê m e toutes les fois qu'il s'agit d'un public spécialisé,
d'un bloc lisant socialement distinct des autres et dont les traits
sont facilement identifiables. Les amateurs de « sciencefiction»,
par exemple, ou de certains types de romans policiers, sont sou-
vent groupés autour de ces magazines u n peu ésotériques que les
Américains appellent des fanzines. Il est facile de connaître leurs
goûts et de prévoir leurs réactions, ne serait-ce que grâce aux
lettres qu'ils envoient à leur magazine favori. D e là naît une pro-
duction littéraire tout à la fois programmée et vivante, car les
échanges qui se produisent autour d u fanzine la sauvent de la
mécanique et du procédé formel. Il n'en est pas de m ê m e mal-
heureusement des groupes trop vastes pour qu'un dialogue s'éta-
blisse mais dont les goûts sont assez homogènes pour être satis-
faits par une programmation rudimentaire. C'est, en particulier,
le cas de toute une partie de la littérature enfantine qui joue
sur une g a m m e singulièrement réduite de thèmes et de procédés.
C'est surtout le cas des photos-romans o u des romans sentimentaux
populaires, qui correspondent à un degré très bas de maturité
psychologique.
Tel est d'ailleurs le danger qui menace l'édition programmée.

130
Le dilemme de l'édition

Elle est financièrement sûre pour l'éditeur, mais elle appauvrit et


stérilise l'échange littéraire en supprimant précisément ce qu'il
avait d'incertain. L e choix imprévisible du lecteur est, pour une
grande partie de l'opinion littéraire, l'unique façon de manifester
son jugement esthétique et d'en projeter l'image sur la production.
Faite de nombreuses tentatives pour peu de réussites, l'édition non
programmée permet une sorte de sélection naturelle. O n peut être
d'avis que la sélection naturelle n'est pas le meilleur m o y e n d'assu-
rer la qualité de l'échange littéraire. Il faut reconnaître que, dans
le m o n d e tel qu'il existe actuellement, c'est u n e dès rares qui
soit praticable.
D'autre part, il ne faut pas minimiser l'importance des l'œuvre
littéraire qui échoue. L e succès n'est que la partie spectaculaire
d'une vie intellectuelle et artistique multiforme. Si u n livre sur
cent atteint une r e n o m m é e durable, cent livres ont tout de m ê m e
été publiés et lus au total par u n n o m b r e non négligeable de lec-
teurs, cent aventures d'édition ont été tentées par les éditeurs
qui ont fait leur choix parmi des centaines, peut-être des milliers,
de manuscrits soumis par autant d'écrivains en puissance, avec
tout ce que cela suppose d'activité intellectuelle et artistique à tous
les niveaux. C e n'est pas au n o m b r e de ses best-sellers que se
mesure l'intensité, la richesse de la vie littéraire d'un pays, mais
au nombre de ses écrivains et de ses lecteurs, à la diversité de
leurs talents et de leurs goûts, à la multiplicité des échanges, à
la variété des expériences culturelles de toutes sortes. L a France
n'est pas le plus grand producteur ni le plus grand consommateur
de livres du m o n d e , bien loin de là, mais c'est incontestablement
un des pays qui ont l'activité littéraire la plus intense ; Paris est
une des villes o ù u n écrivain reçoit sa consécration de m ê m e
qu'un torero reçoit la sienne à Madrid. Les livres littéraires se
vendant à plus de 10 0 0 0 exemplaires en une année y représentent
à peine 3 à 4 % de la production totale et au m a x i m u m 10 %
de la production proprement littéraire ; les livres qui « échouent »
économiquement y représentent — il est facile de le calculer —
u n nombre d'actes de lecture au moins égal et probablement
supérieur à celui des livres qui réussissent.

131
Perspectives d'avenir

Il y a là de quoi nous faire réfléchir. E n effet, si fuyant le


risque, l'éditeur tente de programmer outre mesure et, en parti-
culier, répugne à pousser le livre hors des frontières de son public
initial par des réimpressions audacieuses et par une promotion
des ventes énergique, il fait vivre son entreprise, certes, mais il
oublie que son devoir et son intérêt sont aussi, d'une part, de
donner sa chance à l'écrivain inconnu, d'autre part, d'assurer sa
rentabilité à l'écrivain consacré. Il court le danger, pour peu
que les autres éditeurs aient la m ê m e attitude, de voir disparaître
cette agitation, cette inquiétude intellectuelles qui sont le climat
du fait littéraire et sans lesquelles le livre perd son support social
vivant, devient u n objet de consommation c o m m e les autres,
c o m m e ceux, dirait Diderot, qu'on fabrique dans les manufac-
tures. Il court le danger, en fait, de voir disparaître son métier.
Cela dit, la sous-programmation n e vaut pas mieux que l'excès
contraire. Certains éditeurs, en France notamment, ont tendance
à procéder par grands coups defiletportant sur plusieurs .dizaines,
voire plusieurs centaines de titres. L e rendement est extrême-
ment faible. C e n'est plus, c o m m e dans l'hypothèse de Diderot,
un livre sur deux qui échoue, mais huit ou neuf sur dix. Tel édi-
teur qui publie cent vingt romans par mois n'est pas surpris de
constater que plus de cent d'entre eux ont à peine trouvé quelques
dizaines de lecteurs.
Pourtant il continue, ce qui prouve qu'en général (mais non
toujours) ii y trouve son profit. Il l'y trouve parce q u e le jeu
est faussé à la base par le mécanisme commercial qu'a sécrété
une industrie de l'édition plus soucieuse de sécurité que d'expan-
sion. L a sélection naturelle, qui tourne au massacre pour les
écrivains, est largement neutralisée par la loi des grands nombres
en ce qui concerne les éditeurs. D a n s cette partie de dés, à tous
les coups on gagne ou, d u moins, o n ne perd pas trop, sauf évi-
d e m m e n t malchance persistante, maladresse incurable o u faute
majeure d'organisation. Tout repose sur une constatation d'expé-
rience et sur u n calcul commercial. L a constatation d'expérience
est que, moyennant un m i n i m u m de circonspection dans les choix,
4 à 5 % des ouvrages publiés arrivent à percer jusqu'aux tirages

132
Le dilemme de l'édition

moyens et que, de temps en temps, l'un d'eux franchit le m u r des


très gros tirages. L e calcul commercial est qu'à partir d'un cer-
tain seuil de ventes, les bénéfices changent soudain d'échelle et
permettent à u n seul succès de compenser plusieurs dizaines
d'échecs.
L e prix de vente d'un livre au public est calculé sur le prix
de revient du premier tirage, qui, on le sait, est neuf fois sur dix
le seul. E n France, le montant maximal de ce prix de vente est
fixé, en ce qui concerne les ouvrages de littérature, par la for-
kF
mule : C = . . , où C représente le prix de vente au public,

d le droit d'auteur pour un franc de prix de vente, k u n coeffi-


cient variant en fonction d u taux de ce droit et F le prix de
fabrication unitaire1. E n pratique, cela revient à multiplier ce
prix de fabrication par u n coefficient qui peut varier selon les
cas de 3 à 4,5. L e bon marché d'un livre dépend d u bon marché
du prix de fabrication unitaire d u premier tirage ou du moins
d'une première tranche de tirage. O r , c o m m e en imprimerie les
frais fixes sont considérables, plus on tire d'exemplaires, moins le
prix de fabrication unitaire est élevé. Tout le secret d u livre
de diffusion de masse (livre de poche ou paperback) est que le
tirage initial est extrêmement élevé, ce qui suppose, bien entendu,
une immobilisation considérable de capitaux. D a n s l'édition n o n
programmée normale (notamment dans l'édition littéraire de diffu-
sion restreinte) on ne peut se permettre de courir de pareils
risques ; aussi limite-t-on le tirage (sauf dans le cas d'un auteur
connu et éprouvé) au nombre d'exemplaires qui, pour u n prix
de vente raisonnable, permet d'espérer u n bénéfice décent. Selon
les pays ce premier tirage est en général de 3 000 à 10 000 e x e m -
plaires.

1. Voir Monographie de f édition, p. 64, Paris, 1963. O n trouvera une analyse


analogue à celle qui suit, mais appliquée aux Etats-Unis, dans l'article de
Daniel M E L C H E R , € Trade book marketing in the United States », publié
dans Book distribution and promotion problems in South Asia, compilé par
N . Sankaranarayanan, p. 140-148, Paris, Unesco, et Madras, Higginbothams,
1963. Voir aussi l'étude du D r Peter M E Y E R - D O H M , Der Westdeutsche Bûcher-
mark l, p. 66-90, Stuttgart, Gustav Fischer, 1957.

133
Perspectives d'avenir

Pour illustrer ces données u n peu abstraites, prenons le cas


(purement théorique et considérablement simplifié) d'un éditeur
qui, ayant payé 10 0 0 0 francs à l'imprimeur u n ouvrage tiré à
3 0 0 0 exemplaires (prix unitaire de revient : 3,3 francs), décide
de vendre l'exemplaire au public 10 francs, le coefficient étant
ici sensiblement égal à 3. Supposons — c'est une moyenne accep-
table — que les droits d'auteur et les frais de distribution repré-
sentent 5 0 % du prix de vente. Pour chaque exemplaire vendu,
l'éditeur encaisse 5 francs. Mais, avant de faire ses comptes, quelle
que soit la vente, il lui faut d'abord récupérer ses 10 0 0 0 francs,
puis amortir ses frais fixes — frais généraux, frais de publicité,
impôts, etc. — dont la quote-part pour u n livre peut être évaluée
à 4 0 % de l'investissement, soit ici 4 0 0 0 francs. Pour retrou-
ver ses 14 0 0 0 francs, d'éditeur doit vendre 2 800 exemplaires.
Sa rentabilité étant assurée à ce chiffre, il peut songer à faire
des bénéfices sur les 2 0 0 derniers exemplaires, qui lui rapportent
net 1 0 0 0 francs, soit, selon la part des frais fixes qu'on inclut
dans l'investissement, u n rapport de 8 à 1 0 % . Si le livre a été
épuisé en u n an, c'est u n taux d'intérêt qui n'est pas méprisable.
E n cas de mévente, le plafond de la perte est de 10 0 0 0 francs,
ou de 14 0 0 0 francs avec les frais fixes.
Par contre, il n'y a pas de plafond aux gains si le livre continue
à se vendre. Supposons que notre éditeur, ayant vendu 2 500
exemplaires en six semaines, décèle les signes annonciateurs du
best-seller et décide de réimprimer. Supposons aussi qu'il soit
prudent et qu'il c o m m a n d e une tranche de réimpression égale
à la première. Cette fois, il ne paiera pas 10 0 0 0 francs pour ses
3 0 0 0 exemplaires, car l'imprimeur aura conservé la composi-
tion. Admettons que la mise en machine, le tirage et le papier
des 3 0 0 0 exemplaires coûtent 4 500 francs. L e prix unitaire de
revient passe de 3,3 francs à 1,5 franc, soit une diminution de
plus de 5 0 %. Mais le prix de vente ne diminue pas et les ren-
trées sont toujours de 5 francs par exemplaire. L'investissement
est maintenant de 4 500 francs, plus 4 0 0 0 francs de frais fixes,
soit 8 5 0 0 francs, dont on peut retrancher les 1 0 0 0 francs de
bénéfices d u premier tirage, soit en tout 7 500 francs. D è s le

134
Le dilemme de l'édition

1500 e exemplaire vendu d u second tirage (et le 4500 e d u total),


l'éditeur est rentré dans ses frais. Il réalise alors, si le deuxième
tirage est épuisé, u n bénéfice de 7 5 0 0 francs, ce qui veut dire
qu'il peut tenter une nouvelle expérience avec u n apport d'argent
frais de seulement 1 0 0 0 francs. A partir de ce m o m e n t sa marge
bénéficiaire atteint u n plafond puisque, les frais d'imprimeur étant
pratiquement amortis par les bénéfices antérieurs, il ne lui reste
plus que les frais incompressibles d'exploitation. Il est aisé de
calculer, d'après les chiffres ci-dessus, qu'à partir du 10000 e
exemplaire vendu, notre éditeur peut compter sur un profit de
l'ordre de 30 à 35 % d u prix de vente. Cela veut dire .que, si
le livre atteint 1 0 0 0 0 0 exemplaires de vente réelle, il aura réa-
lisé u n bénéfice net de l'ordre de 3 0 0 0 0 0 francs sur ce seul
ouvrage. Avant de se récrier devant pareille s o m m e , il faut se
rappeler qu'une vente de 100 0 0 0 exemplaires est un événement
rarissime, du moins pour l'édition courante de diffusion restreinte.
E n France, moins de 0,5 % de la production littéraire y parvient.
Si l'on pèse les chances, l'éditeur n'est guère mieux placé, à gains
égaux, que le propriétaire d'un billet de sweepstake. Il n'empêche
que, grâce à ses gains, ce m ê m e éditeur peut compenser les
pertes qu'il encourt ailleurs, car elles ont une limite et les gains
n'en ont pas. D a n s l'exemple ci-dessus, supposons que l'éditeur
ait réalisé un programme d'édition de 15 ouvrages identiques.
Frais fixes compris, son investissement est de 2 1 0 0 0 0 francs.
Admettons qu'un seul de ces livres se vende à 100 0 0 0 exem-
plaires et que les 14 autres ne se vendent pas d u tout (ce qui
n'arrive jamais), le bénéfice net reste de 9 0 0 0 0 francs, ce qui
est u n joli rapport. D e manière plus vraisemblable, si, sur u n
programme de 1 0 0 ouvrages, 7 0 se vendent en moyenne à 2 0 0
exemplaires, si 1 0 épuisent le premier tirage, si 9 atteignent
2 0 0 0 0 et un seul 100 000, le profit reste de l'ordre de 2 0 0 0 0 0
francs pour un investissement de 1 4 0 0 0 0 0 francs.
Tout cela, évidemment, est purement théorique, mais les appli-
cations sont nombreuses. Il existe de nombreux cas où u n seul
best-seller, tiré à plusieurs centaines de milliers d'exemplaires et
intelligemment exploité, a fait vivre une maison d'édition pendant

135
Perspectives d'avenir

plusieurs années sans que les négligences de gestion, les erreurs


de jugement, les bévues commerciales aient été immédiatement
sanctionnées par une mise en péril de l'entreprise. O n peut faire
beaucoup de mauvaise édition à l'abri d'un peu de bonne. Cette
sorte de sécurité négative encourage la fuite des éditeurs devant
le choix responsable. C'est une loterie où la loi des grands n o m -
bres joue toujours en faveur d u ponte. L a conséquence est que
la rentabilité de l'entreprise est toujours assurée sans q u e la per-
sonnalité des auteurs ou la qualité de leur œuvre se trouvent direc-
tement mises e n cause. C'est pourquoi une énorme partie de la
production littéraire (et singulièrement romanesque) mise en cir-
culation de nos jours est composée d'ouvrages bâclés, m a l digérés,
mal écrits, qu'un directeur littéraire conscient de ses responsa-
bilités devrait o u refuser o u renvoyer à la refonte.
C'est ainsi que l'édition non programmée, tout c o m m e l'édition
programmée, aboutit dans ses excès à une neutralisation écono-
mique de l'écrivain, à une rupture entre sa rentabilité et celle de
l'éditeur. O r l'expérience prouve qu'une telle rupture a invaria-
blement pour conséquence une dégradation de l'échange litté-
raire1. Tant que la littérature n'a été qu'un phénomène sociale-
ment limité, tant qu'il a été possible de n e considérer c o m m e
littérature que les œuvres jugées bonnes par une élite, o n a p u
ignorer cette dégradation et rejeter dans l'enfer de la sous-littéra-
ture les œuvres qui en sont victimes. L a chose devient tout à fait
impossible dès l'instant o ù la littérature se révèle un acte de c o m -
munication de masse.

Le livre de diffusion de masse

L a courbe d'amortissement d'un livre de choc représente la satu-


ration progressive du public pour lequel le livre a été conçu.
Cette saturation ne concerne naturellement pas tous les individus

1. Voir R . E S C A R P I T , La rentabilité de la littérature, Actes du S' congrès de la


Société française de littérature comparée, Lyon, 1962.

136
Le dilemme de l'édition

composant ce public, mais seulement ceux qui sont susceptibles


d'être directement intéressés par ce livre particulier, c'est-à-dire
de réagir à sa lecture d'une manière consciente et autonome.
L'incertitude qui règne sur l'identité des lecteurs éventuels et le
caractère imprévisible de leurs réactions sont précisément ce qui
donne à la publication n o n programmée son caractère créateur.
Il est normal qu'un livre de choc ne puisse dépasser une certaine
diffusion, la limite étant l'effectif d u public concerné.
Encore faut-il que cet effectif soit suffisant pour « porter » le
livre, aussi bien économiquement que littérairement. O r , dans
l'immense majorité des cas, ce public est u n groupe social à la
fois étroit et dispersé. M ê m e dans les pays o ù la formation cultu-
relle des masses a été entreprise de façon systématique, il est
visible que le public lisant (que nous avons défini c o m m e le public
susceptible d'accomplir des actes de lecture autonomes) n'a pas
de c o m m u n e mesure avec le public lettré (c'est-à-dire le public
susceptible de porter des jugements motivés sur ses lectures) et
à plus forte raison avec le public réel qui est le client des librairies.
D a n s les grands pays producteurs de livres d'Europe occiden-
tale, le public réel représente entre 3 et 5 % d u public lisant.
C'est en fonction de cette minorité qu'est conçu tout l'appareil
de production et de distribution d u livre. C'est donc son effectif
qui nous permet d'évaluer la limite supérieure d'un succès nor-
mal de librairie. E n France, par exemple, où le public réel est de
l'ordre d'un million de personnes, o n peut, en admettant qu'il y
a en moyenne 3,5 actes de lecture pour u n acheteur, estimer à
quelque 300 0 0 0 exemplaires la vente maximale d'un livre distri-
bué dans le circuit normal de librairie.
D y a de fortes chances pour qu'à u n tel niveau le livre ait
déjà pris l'allure d'un best-seller, car il est impensable que la tota-
lité des lecteurs d u public réel aient été d'emblée intéressés par
lui. Il à fallu que le succès lui soit assuré d'abord par une frac-
tion de ce public, puis qu'avant saturation il ait franchi les
limites de ce premier groupe pour en conquérir d'autres et, de
proche en proche, gagner l'ensemble d u public. Répétons-le, ce
franchissement des frontières sociales constitue le phénomène spé-

137
Perspectives d'avenir

cifique du best-seller. Il peut donc y avoir des bestsellers à plu-


sieurs niveaux. L'exemple que nous venons de décrire est celui
d'un best-seller intérieur au public réel et ses chiffres de vente
peuvent s'étager en France de ISO 0 0 0 à 3 0 0 0 0 0 exemplaires.
C'est le cas d'un bon prix-Goncourt. D'autres best-sellers, avant
m ê m e d'avoir saturé ce qu'ils peuvent atteindre du public réel,
commencent à conquérir des fractions du public lettré qui n'ont
pas normalement l'habitude de la lecture. Les ventes peuvent alors
atteindre des chiffres très élevés, de l'ordre de 5 0 0 000 à 800 0 0 0
exemplaires pour la France. L e livre de Pierre Daninos, Les car-
nets du major Thompson, a été, dans ses premières années, u n
exemple typique d u succès de ce genre. Notons que le change-
m e n t d'échelle des ventes n'entraîne de modification profonde
ni de la distribution, ni de la présentation d u livre. Il continue à
se vendre au prix fort, dans une édition identique à celle des
livres de diffusion restreinte, et c'est surtout dans les librairies
traditionnelles qu'on l'achète.
Il en va tout autrement d'un troisième type de best-seller, qui
appartient en propre à notre époque. C'est celui qui franchit les
limites d u public lettré pour envahir les masses profondes d u
public lisant. Cette fois, ce sont d'autres couches et d'autres
classes de la société qui sont concernées. L e livre ne peut plus
se permettre d'employer les m ê m e s procédés techniques et de
suivre les m ê m e s chemins. Il lui faut subir la mutation qui a
donné le livre de diffusion de masse, paperback, ou livre de poche.
Jusqu'aux limites d u public lettré, le livre avait affaire à des
groupes sociaux relativement homogènes, ayant u n comportement
social, un niveau de vie, des habitudes d'existence, des goûts, une
formation intellectuelle comparables. Mais au-delà de ces limites,
il entre en terrain inconnu et tout change : le prix, l'aspect exté-
rieur, le m o d e de vente.
L e livre de diffusion de masse va où se trouvent les masses. Il
devient un produit de drugstore et de magasin à succursales mul-
tiples. Il en prend tout naturellement l'allure, renonce à la sobre
esthétique d'élite pour prendre les couleurs attirantes de l'esthé-
tique de masse et, surtout, il aligne ses prix sur ceux des objets

138
Le dilemme de l'édition

de consommation courante produits en grande série par l'industrie


moderne.
L a grande série, pour le livre, c'est le gros tirage. A u x Etats-
Unis, où le big business a fait irruption dans l'industrie d u livre
au cours des dernières années, avec ses énormes capitaux et ses
méthodes intensives, le premier tirage d'un paperback c o m m e r -
cial ne saurait être inférieur à l O d O O O exemplaires. Il est fré-
quent qu'il soit très supérieur. Par exemple, en janvier 1963, le
roman d'Irving Stone, The agony and the ecstasy, publié par la
N e w American Library dans la collection « Signet », au prix
de 95 cents, a été tiré d'emblée à 1 0 5 0 0 0 0 exemplaires. C'était
déjà un best-seller en édition normale. Il n'empêche qu'on peut
évaluer à quelque 4 0 0 0 0 0 dollars — 2 millions de francs — les
capitaux engagés par la N e w American Library pour sa fabrica-
tion et son lancement en paperback1.
Devant de tels chiffres, o n comprend qu'il soit difficile d'envi-
sager pour ce genre de livre des éditions n o n programmées. L e
risque cumulé serait trop grand et il serait impossible de trouver
des capitaux suffisants pour faire jouer la loi des grands nombres.
L e paperback littéraire américain est donc le plus souvent la réédi-
tion d'un livre qui a fait ses preuves ou est en train de faire
ses preuves c o m m e best-seller dans le public lettré. C'est là le
seul m o y e n de limiter les risques. Il en va autrement du paperback
fonctionnel qui, par nature, permet une programmation rigou-
reuse, puisqu'il correspond à u n besoin identifiable et repérable.
Bien que la chose puisse paraître paradoxale, c'est le livre scien-
tifique qui a le moins de m a l à s'adapter aux exigences de la
diffusion de masse. C'est une collection scientifique, la collection
« Q u e sais-je ? » qui, la première, a employé la formule avec
succès en France. E n introduisant systématiquement le paperback
à l'université, les Américains sont parvenus à ôter à la biblio-
thèque son caractère de musée, de conservatoire, et à la trans-
former en un lieu de consommation où l'étudiant se trouve placé

1. Publisher? weekly (Philadelphie), vol. 182, n° 26, 24 décembre 1962, p. 37-


38.

139
Perspectives d'avenir

au cœur m ê m e d u m o n d e vivant des livres et peut dialoguer quo-


tidiennement avec eux1.
Pour le livre littéraire, le dialogue avec le consommateur est
infiniment plus difficile à obtenir. L e livre de diffusion de masse
tel qu'il est conçu à l'époque actuelle et tel que le permettent nos
structures sociales — et singulièrement les structures sociales du
m o n d e occidental — distribue en quelque sorte autoritairement
aux masses des œuvres suscitées par des groupes sociaux restreints
et conçues pour eux. N o u s s o m m e s ici, à l'échelle des couches et
des classes sociales, devant le m ê m e problème de la littérature
« octroyée » qui se posait à l'échelle des nations entre zones de
haute pression et zones de basse pression littéraires.
Si l'on examine, par exemple, la production française d u type
« livre de poche », on constate que, dans le domaine littéraire
tout au moins, la plupart des éditeurs se sont limités à deux types
d'ouvrages : dans le domaine de la littérature contemporaine, aux
best-sellers de tous ordres ; dans le domaine de la littérature
passée, aux textes retenus par l'histoire littéraire telle q u e la voit
l'université. A première vue, cela paraît une matière suffisante
et, dans l'enthousiasme de la nouveauté, le lecteur s'émerveille de
trouver à bon compte des textes devenus introuvables ou inacces-
sibles. Sur ce dernier point, il a raison, mais l'impression d'abon-
dance est fausse. B o n an, m a l an, u n pays c o m m e la France
publie entre 150 et 2 0 0 livres à succès dont à peine une vingtaine
sont d'authentiques best-sellers. Quant aux textes classiques, la
mine des textes à redécouvrir est loin d'être inépuisable. Les
quelque mille auteurs qui composent l'image historique de la lit-
térature française vue par les lettrés (et dans cette liste sont c o m -
pris les moins connus) n'ont pas produit au total plus de 5 0 0 0
à 6 0 0 0 ouvrages vraiment récupérables pour une distribution de
masse et m ê m e pour u n e distribution tout court. M ê m e si l'on
ajoute les traductions, u n fonds ancien de quelques milliers de
titres auxquels viennent s'ajouter au mieux deux ou trois cents
titres contemporains chaque année, voilà tout ce qu'on peut

1. Voir Paperback in the schools, N e w York, Bantam Books, 1963.

140
Le dilemme de l'édition

attendre d'une édition littéraire programmée qui se limite aux


valeurs sûres et ne court pas les risques de la prospection. C'est
tout à fait insuffisant pour faire vivre une industrie d u livre et
surtout pour éveiller et entretenir u n e véritable activité intellec-
tuelle dans les masses.
E n Grande-Bretagne, les éditions Penguin ont depuis longtemps
pris conscience d u problème et ont tenté de le résoudre, mais les
solutions apportées n'ont été jusqu'ici que des palliatifs. Si l'on
regarde attentivement la production Penguin, on s'aperçoit que
c'est le secteur p r o g r a m m é qui fait vivre la maison, qu'il s'agisse
des livres fonctionnels de la série « Pelican », des livres d'enfants
de la série « Puffin », des romans policiers d u « Crime Club »
à jaquette verte ou des réimpressions d'ouvrages « classés » de
la grande série « Penguin ». A u regard de cette énorme produc-
tion programmée, les tentatives de prospection paraissent assez
négligeables, m ê m e si certaines — c o m m e le fameux banc d'essai
du « Penguin n e w writing » — ont eu des effets heureux sur
la vie littéraire britannique. A u reste, il est douteux que, jusqu'à
une date récente, les dirigeants des éditions Penguin aient songé
à une véritable édition de masse. N o u s avons vu que, m ê m e main-
tenant, ils considèrent q u e leurs publications s'adressent à une
élite.
L e fait est qu'elles ont une élite pour origine, et c'est cela qui
constitue la grande difficulté. E n France et en Allemagne, diverses
tentatives ont été faites au cours des dernières années pour appor-
ter u n sang nouveau au livre de diffusion de masse, mais ces
tentatives sont toujours provenues de groupes lettrés assez étroits
et souvent m ê m e de chapelles littéraires. Quant aux pays socia-
listes, nous n'en avons pas parlé, car leurs éditions sont toujours
plus o u moins programmées et leurs livres toujours en principe
destinés aux masses.
L e problème d u livre de diffusion de masse reste donc entier.
E n ouvrant aux œuvres issues du secteur lettré des publics plus
vastes qu'elles n'en ont jamais eu, ce livre peut éviter à la vie
littéraire la futilité, la stérilisation, la dégradation auxquelles
risque de la condamner l'édition non programmée employée abu-

141
Perspectives d'avenir

sivement et dans les conditions fausses que nous signalions plus


haut, mais il reste u n livre < octroyé », u n livre qui ne reçoit
pas de réponse. C'est u n fait que la critique littéraire ne donne
pas à l'édition de masse la m ê m e place qu'à l'édition tradition-
nelle, m ê m e aux Etats-Unis, o ù pourtant les éditeurs disposent
d'énormes moyens de propagande 1 . E n France, il a fallu que le
livre de poche ait plus de dix ans avant que les principaux jour-
naux littéraires commencent à s'intéresser à lui'.
Et, m ê m e si les critiques littéraires, m ê m e si les journaux spé-
cialisés faisaient une place de choix à ce livre, on ne pourrait
pas considérer le problème c o m m e résolu, car l'opinion littéraire
reflétée par cette critique et cette presse est encore celle d u public
lettré. N o u s connaîtrons toujours facilement la réaction d'un
intellectuel ou d'un semi-intellectuel à un livre de choc qui a
épuisé son succès en quelques semaines, mais nous ne connaîtrons
pas la réaction de l'employé, d u travailleur manuel, de la m é n a -
gère, qui, au hasard d'un achat effectué au magasin à succursales
multiples du quartier, a reçu de plein fouet l'impact de Sartre, de
Goethe ou d'Homère.

1. Voir Jay T O W E R , « Reviewing paperbounds », Publishers' weekly, vol. 180,


n° 11, 11 septembre 1961, p. 30-33.
2. Voir le numéro spécial des Lettres françaises, n° 1051, 29 octobre-4 novem-
bre 1964, et celui des Temps modernes, avril 1965.

142
Chapitre II L a librairie et la diffusion
de masse

Circuit lettré et circuit populaire

Pour que le livre devienne n o n seulement u n m o y e n de c o m m u -


nication de masse, mais le support d'une littérature de masse,
suffit-il qu'on le vende dans u n magasin à succursales multiples
ou au drugstore ? L a réponse à cette question est contenue dans
une autre question : les magasins à succursales multiples et le
drugstore sont-ils en état de créer entre le producteur de livres
et le consommateur ce dialogue que nous savons maintenant indis-
pensable à toute activité littéraire ?
L e propre de la librairie traditionnelle, c'est qu'elle est orga-
nisée ou devrait être organisée en vue d e ce dialogue, alors que
le rayon spécialisé d'un magasin ou m ê m e le kiosque à journaux
qui vend accessoirement des livres ne le sont pas. Il semblerait
donc que l'idéal serait de faire passer tout le trafic des livres
par le réseau des librairies. Malheureusement les librairies sont
des instruments d e diffusion restreinte ouvertes pour la plupart
aux seuls lettrés. Evidemment, aucun texte de loi, aucun règle-
ment ne prescrivent cette limitation sociale, mais ce sont les
horaires m ê m e s et les nécessités géographiques qui l'imposent.
D a n s u n article d e 1957, Benigno Cacérès faisait remarquer :
« Les librairies qui vendent des romans de qualité ne se trouvent
pas, à de rares exceptions près, sur le m ê m e circuit que le tra-
vailleur1. » Cela veut dire que, dans les déplacements de sa vie

1. Benigno C A C É R È S , « C o m m e n t conduire le livre au lecteur? », Informations


sociales, Paris, n° 1, janvier, p. 107.

143
La librairie et la diffusion de masse

quotidienne, le travailleur n'a pratiquement jamais l'occasion de


passer devant une librairie au m o m e n t o ù elle est ouverte et,
quand l'occasion s'en présente, il n'a pas de motivation suffisante
pour y pénétrer et y acheter u n livre.
Cette situation a été mise en lumière par l'enquête m e n é e en
1960-1961 sur la répartition des points de vente d u livre dans la
ville de Bordeaux 1 .
D a n s cette enquête, on a distingué, d'une part, les librairies,
petites o u grandes, qui sont des établissements vendant principa-
lement des livres et possédant une politique commerciale auto-
n o m e , d'autre part, les débits de livres et points de vente, qui
sont des organes de distribution irresponsables, la vente d u livre
étant dominante dans les uns, secondaire dans les autres.
C e que nous appelons la librairie, par opposition au débit de
livres o u au point de vente, se caractérise donc par le degré de
conscience que le libraire possède de son public. C e degré de
conscience peut être mesuré par une méthode fort simple. Il suffit
de comparer le contenu de la vitrine de l'établissement avec le
stock offert à la vente à l'intérieur du magasin. Visage public de
la librairie, la vitrine reflète l'image de lui-même et de son acti-
vité que le libraire voudrait imposer à ses concitoyens et à ses
clients éventuels. Elle dessine en s o m m e l'image d'un lecteur
théorique et idéal. A u contraire, le stock en magasin exprime la
vérité expérimentale du public réel qui fréquente le magasin.
L a différence entre le contenu-vitrine et le contenu-magasin
indique donc le décalage entre la clientèle souhaitée et la clien-
tèle réelle. C e décalage lui-même donné la mesure de l'autonomie
commerciale du responsable de l'établissement. S'il a une attitude
passive, s'il exerce mécaniquement son métier, il n'y a aucune rai-
son pour qu'il n'y ait pas coïncidence absolue entre le contenu-
vitrine et le contenu-magasin. S'il essaie au contraire de prendre

1. Pour tout le développement qui suit, ainsi que le diagramme III, voir Robert
E S C A R P I T et Nicole R O B I N E , Atlas de la lecture à Bordeaux, Bordeaux, Centre
de sociologie des faits littéraires, Faculté des lettres et sciences humaines,
1963.

144
D I A G R A M M E III. Contenu-vitrine et contenu-magasin.

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Perspectives d'avenir

conscience de son rôle, de se situer par rapport au public, des diffé-


rences révélatrices doivent apparaître.
Elles apparaissent effectivement. O n trouvera dans le dia-
g r a m m e III une analyse comparative des vitrines et des magasins
de Bordeaux consacrés à la vente d u livre. Les quantités indi-
quées en ordonnée sont les pourcentages des établissements de
chaque type possédant les genres de livres indiqués en abscisse,
soit dans leurs vitrines (trait maigre), soit dans leurs magasins (trait
gras).
U n premier point est évident : le contenu-vitrine et le contenu-
magasin coïncident exactement pour les débits de livres et à* peu
près exactement pour les points de vente ; il n'y a aucun déca-
lage entre la réalité commerciale et l'image sociale. A u contraire,
le décalage est très net dans les librairies et particulièrement dans
les grandes, qui pourtant ont en général u n assortiment complet
de tous les types de livres, mais excluent systématiquement de
la vitrine, outre les livres anciens, qui constituent une spécialité
dans la profession, les romans populaires, les romans policiers,
les livres de poche et, pour des raisons inverses, les essais, jugés
sans doute trop rebutants m ê m e pour le client lettré ordinaire.
Les librairies sont donc les seuls établissements délibérément
orientés vers u n e clientèle définie et conscients de cette clientèle.
C e sont donc les seuls susceptibles de créer les conditions d'une
sorte de dialogue entre la production et la consommation. Mais
il est évident que ce dialogue est condamné à rester très étroit.
Les pudeurs et les réticences des vitrines des libraires indiquent
assez à quels groupes sociaux elles s'adressent. D a n s les grandes
librairies, la défaveur extrême d u r o m a n policier et la place rela-
tivement honorable de l'essai font songer aux attitudes stéréo-
typées (qui ne correspondent pas forcément au comportement réel)
de la bourgeoisie intellectuelle et des professions libérales. D a n s
les petites librairies, le r o m a n policier monte et l'essai descend,
mais l'écart entre vitrine et magasin reste considérable pour
tous les types de livres « vulgaires ». O n peut donc penser qu'il
s'agit encore ici de lecteurs de la classe m o y e n n e dont les atti-
tudes culturelles sont peut-être u n peu moins exclusives, mais qui

146
L a librairie et la diffusion de masse

sont encore très conscients de leur appartenance à la catégorie


des lettrés.
Q u e les librairies dans leur ensemble soient spécialement
conçues pour desservir le petit groupe d u public lettré nous est
démontré par leur traitement des nouveautés. Les nouveautés
figurent à la fois dans le magasin et dans la vitrine de la presque
totalité des librairies. C'est m ê m e là un trait distinctif des librai-
ries, car on ne trouve de nouveautés que dans 60 % des débits
de livres et 10 % des points de vente. O r nous savons que la
nouveauté, c'est-à-dire le livre paru dans l'année, constitue la
matière sur laquelle s'exerce le tri responsable du lecteur lettré
et par référence à laquelle l'opinion littéraire prend conscience
d'elle-même.
L'implantation topographique des établissements révèle les
m ê m e s tendances. Les librairies sont toutes groupées dans le
centre marchand o u à proximité des institutions culturelles (écoles,
universités), mais hors des trajets normalement suivis par les tra-
vailleurs lorsqu'ils se rendent à leur travail o u en reviennent. Les
points de regroupement (notamment les arrêts d'autobus) autour
desquels se produisent la plupart de leurs déplacements à pied
sont situés dans des zones résidentielles périphériques o u dans
des zones industrielles à peu près vides de librairies. M ê m e les
employés travaillant dans les quartiers d'affaires ont rarement
l'occasion de passer dans les rues où se trouvent les librairies, d u
moins aux heures d'ouverture.
A u contraire, les points de vente et les débits sont très épar-
pillés. Il n'y a guère de quartier qui n'en possède plusieurs. Alors
que les moyens de transport ne semblaient pas avoir d'influence
sur le circuit lettré, ils jouent ici un rôle déterminant. Toutes
les gares ont leurs débits de livres et u n point de vente est tou-
jours situé à proximité des arrêts d'autobus les plus importants.
Notons en particulier que, dans les zones où les travailleurs
débarquent de leurs moyens de transport et notamment dans une
sorte d'anneau qui entoure le centre marchand, on note une
densité particulière de bureaux de tabac qui vendent des livres.
Avec les variations dues aux diverses structures sociales et au

147
Perspectives d'avenir

niveau culturel de chaque pays, on retrouve partout le m ê m e


schéma : une double distribution comportant deux circuits, l'un
qui possède tous les moyens et toutes les habitudes du dialogue
littéraire, mais ne s'adresse qu'à une partie restreinte de la popu-
lation, l'autre dirigé vers l'ensemble de la population, mais ne
pouvant servir de m o y e n de communication qu'à sens unique.
Il est donc évident qu'une véritable littérature de masse ne
pourra exister et se développer que si la librairie responsable et
consciente de son rôle accepte de se réformer suffisamment pour
desservir l'immense public populaire abandonné jusqu'ici à la
mécanique d'une distribution en quelque sorte autoritaire. Cela
suppose une refonte complète des structures de la librairie, une
réévaluation de sa nature et une revision de ses devoirs. Mais,
pour que cela soit possible, encore faut-il que la librairie ne soit
pas méconnue de la société qu'elle est appelée à servir.

L'image traditionnelle du libraire

Pour les statisticiens, le commerce de la librairie est rangé avec


l'ameublement, les chaussures, la quincaillerie et les textiles dans
le chapitre des commerces n o n alimentaires. L e libraire est consi-
déré c o m m e u n marchand de livres, c'est-à-dire un détaillant
d'objets fabriqués à partir d'une matière première qui est le papier
et façonné selon certaines techniques qui sont celles de l'impri-
merie. Il faut bien reconnaître que, d u point de vue rigoureuse-
ment économique, c'est là une définition du libraire qui en vaut
une autre1.
Les autorités n'ont pas toujours eu à l'égard de la librairie ce
détachement d'économistes. L e livre n'est pas seulement u n objet
façonné en papier, c'est aussi le véhicule de la pensée. L e libraire
qui le distribue se trouve situé en évidence à l'extrémité de la
chaîne de communication qui diffuse dans le pays les messages

1. N o u s avons développé la matière de ce chapitre au cours d'une c o m m u n i -


cation au IP Congrès international des libraires (Paris, Unesco, 1964) sous
le titre < Le libraire, le pouvoir et le public >.

148
L a librairie et la diffusion de masse

d'information et de culture. C'est u n poste qui attire inévitable-


ment l'attention d u pouvoir, qui l'inquiète et qui suscite chez lui
le désir de contrôler la distribution d'une denrée aussi dangereuse
mais aussi efficace que le livre. Depuis que le libraire existe,
tous les régimes autoritaires ont fait leur possible pour le lier par
une réglementation rigoureuse.
O n peut donc dire que les autorités n'ont conscience du phéno-
m è n e de la librairie que dans la mesure o ù il s'insère dans une
activité collective importante à leurs yeux : le commerce de détail
ou la diffusion de l'information et de la culture. C e sont là, en effet,
des activités collectives dont relève la librairie, mais ne la voir que
selon les perspectives de ces activités revient à la mutiler, à la
déformer, à la dénaturer. Elle n'est pas perçue c o m m e un phéno-
m è n e global dans sa totalité, dans sa spécificité. Sa position dans la
vie collective en souffre quantitativement et qualitativement.
L a déformation quantitative est peut-être la plus évidente et
la plus dramatique. Alors que la librairie est u n fait majeur dans
la vie de la cité, c o m m e le montrent des données aussi simples
que l'importance linéaire des étalages de librairie dans les rues
d'une ville o u encore le temps passé, par telle ou telle catégorie
sociale à la lecture de livres achetés dans les librairies, si l'on
considère la librairie c o m m e u n commerce de détail, il faut
reconnaître que ce n'est pas un des commerces les plus impor-
tants. Son chiffre d'affaires ne saurait se comparer ni à celui de
l'alimentation, ni m ê m e à celui d u sanitaire o u de l'équipement
électro-ménager. Si, d'autre part, o n considère la librairie c o m m e
un des rouages d'un mécanisme de communication, il faut recon-
naître aussi qu'en tant que m o y e n de communication de masse
elle ne peutrivaliserni avec le cinéma, ni avec la radiodiffusion,
ni avec la télévision, encore que depuis quelques années le livre
à grande diffusion lui donne une efficacité nouvelle.
Qualitativement, la situation est encore pire. E n effet, m ê m e
dans la mesure o ù les Etats reconnaissent l'existence du phéno-
m è n e culturel, lui attribuent une structure administrative, un bud-
get, éventuellement m ê m e un ministère, le libraire, personnage
« impur » parce qu'animé de mobiles commerciaux ou techni-

149
Perspectives d'avenir

ques, est trop souvent traité c o m m e le marchand du temple et


quelquefois plus mal encore que lui. L'enseignement et la religion,
qui sont protégés par des tabous nombreux et puissants, sont pour-
tant, par certains aspects, des phénomènes de communication de
masse, voire des phénomènes économiques, et ont été étudiés
c o m m e tels par les sociologues. Mais la culture et, singulièrement,
la littérature restent encore des domaines où, dans de nombreux
pays, la terreur du sacré l'emporte sur la clairvoyance sociale1.
Il est pourtant évident que, s'il n'y avait pas de libraires, il y aurait
peut-être des écrivains mais ils n'auraient pas souvent l'occasion
de manger. Q u a n d on songe à l'influence déterminante que la
nécessité de vivre a eue sur l'apparition ou l'orientation de telle
ou telle œuvre littéraire fondamentale, on ne peut manquer d'être
frappé par ce qu'a d'essentiel la relation économique écrivain-
libraire.
Qu'il le veuille ou non, le libraire est donc considéré, par les
autorités de son pays, c o m m e un marchand de papier imprimé
au m ê m e titre que le marchand de journaux. Il est d'ailleurs lui-
m ê m e souvent marchand de journaux. Quelle que soit la
façon dont on l'envisage, la vente du journal constitue pour le
livre u n excellent point d'appui dans le public. Les librairies
c pures » sont rares et, parmi les commerces d'appoint qui accom-
pagnent le livre, celui du journal est certainement de très loin
le plus fréquent*. Dans les pays socialistes, où l'on essaie d'avoir
une politique du livre, cette politique n'est efficace que si, au
niveau de la distribution, on ne sépare pas le livre de la presse.
Cette situation a de très grands avantages, mais aussi des incon-
vénients considérables. L'un d'entre eux est de conduire le public
à confondre deux activités qui, tout en pouvant être complémen-
taires, n'en sont pas moins très différentes.

1. Voir à ce sujet, l'article de Gilbert M U R Y , « U n e sociologie d u livre est-elle


possible ? », Informations sociales, Paris, n* 1, janvier 1957, p. 64-70.
2. O n n'a trouvé à Bordeaux que 3 librairies « pures > sur 52. Par contre,
12 % des grandes librairies vendaient le journal au titre d'activité secon-
daire et 28 % des petites librairies au titre d'activité principale o u secon-
daire ; 6 0 % des débits de livres vendaient également des journaux.

150
L a librairie et la diffusion de masse

L e public, d'ailleurs, se fait du libraire une idée extrêmement


floue, plus floue encore que celle qu'en peuvent avoir les gouver-
nements. Car ceux-ci, au moins, sont forcés d'organiser leur poli-
tique selon des catégories claires et bien définies, m ê m e si elles
ne coïncident pas toujours avec la réalité. Il n'en va pas de m ê m e
du consommateur, pour qui lés produits consommables et, par
voie de conséquence, leurs distributeurs se définissent en fonction
d'un besoin à satisfaire plutôt qu'en fonction d'une activité collec-
tive. Produit national ou produit d'importation, payé en francs,
en dollars ou en roubles, le charbon est toujours un combustible
et le charbonnier l'homme qui assure le fonctionnement de l'appa-
reil de cuisine ou de l'appareil de chauffage. A u x yeux de la m é n a -
gère, il n'y a, entre lui et le fournisseur de mazout, d'électricité,
de gaz ou de tout autre m o y e n de produire de la chaleur aucune
autre différence que celle des tarifs ou de la commodité matérielle.
Les problèmes de la politique énergétique nationale ou internatio-
nale se situent à u n autre niveau, d'autant plus que la c o n s o m m a -
tion domestique de combustibles n'y entre que pour une part
assez faible. Il en va exactement de m ê m e de l'attitude du public
envers le libraire. L e libraire est l'homme qui fournit de la lecture.
C o m m e la lecture, pour une énorme proportion, c'est le journal, le
libraire ne se distingue pas essentiellement du marchand de jour-
naux.
Lorsque nous parlons de librairie, nous s o m m e s donc en pré-
sence d'un concept fluide et variable qui englobe des phénomènes
disparates entre lesquels il n'y a pas de points de comparaison.
A cela il faut encore ajouter ce qu'on pourrait appeler les cou-
ches archéologiques du mot, car il n'est pas de vocable qui ne
possède une certaine mémoire sémantique et celle des mots qui
se rapportent à la littérature est particulièrement lourde. N ' o u -
blions pas que le libraire est antérieur à l'imprimerie et que c'est
à une date relativement récente que l'apparition de l'éditeur lui
a enlevé la plus grande partie de ses responsabilités, ne lui laissant
que la moins spectaculaire, mais la plus redoutable.
O n voit que la situation du libraire est loin d'être nette. N o u s
comprenons maintenant quelques-unes des raisons de cette ambi-

151
Perspectives d'avenir

guïté gênante pour l'exercice du métier et désastreuse pour l'orga-


nisation de la profession. Qu'il s'agisse des autorités o u qu'il
s'agisse d u public, le libraire est toujours défini dans la cité par
référence à des problèmes qui ne le concernent pas en propre,
dont il n'est qu'une donnée et non la plus importante. Marchand
de papier imprimé, distributeur d'informations et de culture, four-
nisseur de lecture, tout cela s'applique bien au libraire, mais ne
saurait en aucun cas suffire à le définir.
C'est peut-être qu'on n'a jamais essayé de le définir à partir d u
livre, et, si o n ne l'a jamais fait, c'est peut-être aussi qu'on ne
savait pas exactement ce qu'était u n livre, à supposer qu'un livre
soit toujours la m ê m e chose. L a seule définition efficace d u livre
est celle qui tient compte de son usage et se fonde sur la c o m m u -
nication littéraire ou fonctionnelle telle que nous l'avons décrite
au début de cette étude.
Dès lors, o n voit combien il est insuffisant de définir le libraire
par la vente des livres. L e libraire vend les livres parce qu'il faut
bien que quelqu'un recouvre les frais de fabrication et de distri-
bution ainsi que la rétribution des services rendus, mais o n pour-
rait facilement imaginer des systèmes où le livre serait gratuit
et où le libraire n'en serait pas moins ce qu'il est : une des
voies de l'opinion littéraire vers la production, u n des visages de
la production littéraire vers l'opinion.

La librairie et le milieu social

Il faut cependant admettre que, techniquement, la librairie est


un commerce de détail. E n tant que telle, elle est soumise aux
lois économiques qui régissent les commerces, mais en tant que
telle seulement. L e livre est autre chose qu'un produit conditionné
et la distribution de lectures autre chose qu'une prestation de
service'.Dans la m ê m e Lettre sur la librairie o ù Diderot rappelait

1. N o u s avons développé la matière de ce chapitre au cours d'une communi-


cation au X X X * Congrès national des librairies de France (Paris, Unesco,
1964) sous le titre « L'adaptation de la librairie au milieu >.

1S2
L a librairie et la diffusion de masse

qu'une étoffe invendue garde quelque valeur alors qu'un livre


invendu perd toute la sienne, il écrivait également ces mots qui
ne sont pas moins clairvoyants : « Il n'en est pas d'un ouvrage
c o m m e d'une machine dont l'essai constate l'effet, d'une invention
qu'on peut vérifier en cent manières, d'un secret dont le succès est
éprouvé. Celui m ê m e d'un livre excellent dépend d'une infinité
de circonstances raisonnables o u bizarres que toute la sagacité
de l'intérêt ne saurait prévoir1. »
Ainsi sont posés les deux problèmes particuliers de la librairie,
qui font d'elle u n commerce différent de tous les autres : le pro-
blème d u tri et le problème d u stock. C o m m e n t discerner, dans
une production surabondante, ce qui sera vendable, avant que
les invendus ne pèsent de tout leur poids sur l'équilibre d e
l'entreprise, et comment, en m ê m e temps, disposer d'un stock
suffisant pour permettre au public d'exercer son libre choix ? Tel
est le dilemme d u libraire. Il peut le fuir en se faisant l'agent de
vente irresponsable de grandes maisons d'édition o u de distribu-
tion, mais alors il cesse d'être libraire. Il peut se réfugier dans
le commerce des valeurs sûres distribuées à u n public limité, mais
il s'ampute de ce qu'il y a de vivant dans sa profession, il se
condamne à la médiocrité et à la stagnation. Il peut, au contraire,
écarter de son commerce la menace du stock dormant en jouant
le jeu spéculatif de la nouveauté, mais c'est u n jeu dangereux, car
il suppose u n renouvellement constant de la cuéntele : les lecteurs
restent fidèles à leurs découvertes, et ne pas suivre u n livre, u n
auteur ou u n genre, c'est donner congé au public qui a fait leur
succès.
N o u s en revenons à la nature indéfinissable du livre. O n raconte
que, dans u n pays o ù il y a beaucoup de généraux, on voulut
offrir à u n vieux général qui prenait sa retraite une édition rare
et précieuse d'un livre ancien. L e vieux militaire considéra le livre
et dit : « U n livre ? C e n'était pas la peine, j'en ai déjà u n chez
moi ! »
Cette anecdote illustre de manière plaisante la différence spé-

DlDEROT, op. Cil. p. 15.

153
Perspectives d'avenir

cifique qui existe entre le livre et les autres produits de consom-


mation, entre la lecture et les autres services. Q u a n d le boucher
vend de la viande, quand le garagiste répare une voiture, quand le
parfumeur préconise l'usage d'un savon, ils intéressent tous ceux
qui mangent, qui se déplacent et qui se lavent, c'est-à-dire la pres-
que totalité de leurs contemporains. Q u a n d le libraire vend u n
livre, il n'intéresse que ceux de ses contemporains pour qui ce livre
signifie quelque chose. A v e c des différences de commodité o u
d'agrément, u n morceau de viande en remplace u n autre et il en
est de m ê m e d'une voiture o u d'un morceau de savon. Mais un
livre donné n'en remplace pas u n autre, chaque acte de lecture
est une aventure particulière, individuelle, qu'on ne peut ni repro-
duire, ni remplacer, ni imiter.
Il s'ensuit que la mise en vente d'un livre ne peut ressembler
à celle d'un autre produit. Elle exclut la publicité de type tradi-
tionnel. Celui qui veut vendre une savonnette m e t des affiches
dans la rue, car il s'adresse en principe à tout le m o n d e . L e rende-
ment de sa publicité doit être calculé en fonction d u nombre de
tous les individus qui en prennent connaissance. A u contraire,
un livre donné ne s'adresse qu'à u n groupe à la fois défini dans
ses goûts et indéterminé dans sa composition, sa situation sociale,
sa répartition géographique. Si, en ce cas, on procède par affiches,
le rendement d'une telle publicité est forcément dérisoire aux
regards des frais engagés, puisqu'ils se calculent non sur la totalité
de personnes qui en ont pris connaissance, mais, sur la fraction
inconnaissable que le livre est susceptible d'intéresser.
L a programmation de l'édition permet évidemment de dégager
des masses importantes de lecteurs spécialisés et justifie un certain
type de publicité collective, mais, si l'on devait étendre le m ê m e
système à toute l'édition, il faudrait renoncer au tri, à l'indis-
pensable tri qui est, nous l'avons vu, le risque fondamental mais
aussi la garantie de vitalité, de puissance créatrice de l'édition.
L a publicité en librairie ne peut être que sélective et orientée vers
un public bien défini. C'est dire, en s o m m e , que la programma-
tion dangereuse au niveau de l'édition, est nécessaire au niveau
de la librairie. C'est d'ailleurs pourquoi la librairie en chambre,

154
L a librairie et la diffusion d e masse

le club du livre o u le porte à porte sont des concurrents redou-


tables pour la librairie d u type traditionnel. C e s divers m o d e s de
vente, en effet, prospectent des publics repérés, identifiés et en
tout état de cause n o n anonymes.
Seul de tous les h o m m e s d u livre, le libraire est directement
en contact avec le lecteur. Il est, en quelque sorte, l'antenne sen-
sible d u mécanisme. D e m ê m e que le combattant de première
ligne, en m ê m e temps qu'il exécute les ordres d u c o m m a n d e m e n t ,
renseigne ce m ê m e c o m m a n d e m e n t sur le terrain et sur l'adver-
saire, sur ses propres besoins et sur le déroulement d u combat,
contribuant ainsi à l'élaboration des ordres qu'il devra exécuter
ensuite, de m ê m e le libraire, en m ê m e temps qu'il sert d'agent
d'exécution au producteur littéraire, doit lui servir aussi de guide
et de conseiller. L e rayon de nouveautés de son magasin est le
banc d'essai qui doit lui permettre, sinon de dégager le visage
historique de la littérature — travail de longue haleine qui est du
ressort de la critique — d u moins de déterminer dans la produc-
tion littéraire ce qui est viable et d'en tirer les conséquences.
Dégager des réactions des premiers lecteurs l'image de ce qui peut
survivre, puis retrouver dans la masse d u public les autres lecteurs
— les lecteurs de fond, en s o m m e , après les lecteurs de choc —
qui attendent cette production élaborée et lui apporteront leur
soutien, telles sont les deux grandes préoccupations qui doivent
diriger la politique du libraire et notamment son adaptation au
milieu.
U n e librairie ne s'organise pas et ne se gère pas de la m ê m e
façon selon qu'il s'agit de la librairie « de passage » d'une grande
ville, de la librairie « à tout faire » d'un village o u de la librairie
« de service » d'un grand ensemble, mais dans tous les cas il
faut que le libraire se plie à la triple nécessité de rechercher dans
la population qui l'entoure les lecteurs éventuels, d'être présent
sur les trajets de leur vie quotidienne et de susciter en eux la
réponse qui seule permet au dialogue littéraire de s'établir.
L e libraire de demain ne pourra plus se permettre de rester
dans sa boutique et d'y attendre le chaland. B o n gré, m a l gré, il
faudra qu'il devienne un des animateurs culturels de son unité

155
Perspectives d'avenir

d'habitation, village, quartier de ville ou grand ensemble. Cest


là une tâche qui, de nos jours, n'est plus à la mesure des m o y e n s
individuels. L e libraire est en droit de s'attendre que toute la puis-
sance collective de l'édition l'appuie et le porte. D e la conscience
publique, il est en droit d'exiger, pour le livre, le bénéfice des
m ê m e s infrastructures dont disposent les autres moyens de c o m m u -
nication et techniques artistiques de masse — cinéma, radio, télé-
vision. Ainsi que l'écrit le sociologue d u loisir Joffre Dumazedier :
« L a distribution du livre doit devenir une conquête permanente,
sinon les forces hostiles à la lecture risquent d e l'emporter grâce
à leurs puissants moyens de publicité. Editeurs et libraires doi-
vent utiliser pour le livre certains m o y e n s d'information de masse
qu'utilisent les producteurs et les distributeurs de films1. » N o u s
irons plus loin encore et nous dirons qu'éditeurs et libraires doi-
vent inventer e u x - m ê m e s de nouvelles techniques de prospection
et de vente. L e porte à porte, le distributeur automatique, l'en-
quête participante, le club de lecture et bien d'autres procédés
encore offrent toute une g a m m e de moyens d'action entre lesquels
on peut choisir, selon les exigences d u milieu et selon les inten-
tions du distributeur.
Car, répétons-le, il faut des exigences et des intentions, cons-
cientes, les unes et les autres. L a diffusion des lectures — distri-
bution et consommation — n'est pas une opération neutre. C'est
un geste militant qui doit toujours reposer sur une idéologie,
quand bien m ê m e il ne s'agirait que d'une idéologie culturelle.
N'oublions pas que le prosélytisme méthodiste en Angleterre, la
didactique rationaliste en France et la propagande marxiste en
U R S S ont été à l'origine des plus grande réussites de la culture
livresque.
Il faut donc que le libraire se considère c o m m e u n agent
d'action culturelle permanente qui n'en a pas fini avec le livre
quand il l'a vendu. Et il rejoint ici cet autre diffuseur de lectures
qu'est le bibliothécaire. N o u s n'avons guère parlé des bibliothè-
ques dans cet ouvrage, car leur situation est encore m a l connue.

1. J. D U M A Z E D I E R , Vers une civilisation du loisir ?, p. 175-203, Paris, 1962.

156
La librairie et la diffusion de masse

L a bibliothèque, dans la plupart des pays, c o m m e n c e à peine


à se dégager de la tradition qui fait d'elle u n lieu de conservation
plutôt qu'un lieu de consommation.
Les statistiques les plus récentes permettent cependant de noter
que la lecture en bibliothèque publique est particulièrement déve-
loppée dans les pays qui sont aussi de grands consommateurs de
livres en librairie. Cela prouve que les deux modes de distribution,
loin d'être concurrents, sont complémentaires. Ils ont les m ê m e s
servitudes et les m ê m e s exigences. Implanter des bibliothèques
publiques dans u n pays o u dans un milieu social où n'existent pas
les circuits culturels nécessaires à l'échange littéraire est aussi
illusoire que d'y ouvrir des librairies qui vendront des livres conçus
dans u n autre univers. M a i s bibliothèques et librairies peuvent
coopérer pour créer les conditions de l'échange.
U n des terrains les plus favorables à une telle coopération est
celui de la lecture sur les lieux d u travail1. O n c o m m e n c e à décou-
vrir l'importance capitale de la bibliothèque d'entreprise dans la
prise de conscience culturelle d u m o n d e ouvrier. L a bibliothèque
d'entreprise n'est socialement efficace que si sa création et sa ges-
tion émanent de la volonté des travailleurs eux-mêmes, mais elle
n'est culturellement satisfaisante que si elle opère en liaison avec
le libraire et avec l'éducateur sans subir ni la pression commerciale
de l'un, ni la pression didactique de l'autre.
C'est là u n équilibre difficile à maintenir, mais le livre est une
« machine à lire » et il en est de lui c o m m e de toutes les machines.
D e la libération qu'elles offrent à l'asservissement qu'elles peuvent
imposer, une simple nuance suffit à faire basculer le fléau de la
balance.
1. U n e enquête est en cours depuis 1962 au Centre de sociologie des faits
littéraires de Bordeaux, d'abord sous la direction de J. Boussinesq, puis
sous celle de H . Marquier. Voir J. B O U S S I N E S Q , La lecture dans les biblio-
thèques d'entreprise de tagglomération bordelaise, Centre de sociologie des
faits littéraires, Bordeaux, Faculté des lettres et sciences humaines, 1963.
U n autre fascicule est en préparation sous la direction de H . Marquier. U n
colloque sur les bibliothèques sur les lieux de travail a été également orga-
nisé en novembre 1961, à l'Unesco, par la Commission nationale de la
République française pour l'éducation, la science et la culture, qui a publié
un fascicule sur les débats.

157
Chapitre III Pour un nouveau dialogue

Situation de l'écrivain

L'écrivain n'a pas encore trouvé sa place dans la cité moderne.


L a raison en est peut-être, que la cité moderne est une énorme
entreprise de sécurité mutuelle tendant à préserver ses m e m b r e s
des risques de la nature vivante et de la condition humaine. O r
il n'existe aucun m o y e n de protéger l'écrivain en tant qu'écrivain.
O n peut lui assurer la m ê m e protection sociale qu'à tous les
citoyens, lui garantir une retraite de vieillesse, des soins gratuits,
une aide juridique. O n ne peut pas l'assurer contre ses risques
littéraires.
N o u s connaissons assez bien maintenant le mécanisme de la
vie littéraire pour comprendre qu'il faut que l'écrivain propose
et que le public dispose. L a littérature naît de ce dialogue, vit de
lui et progresse grâce à lui. Mais c'est u n dialogue meurtrier qui,
de mille œuvres conçues, en m è n e dix à terme et une à maturité.
Bien entendu, o n peut améliorer le rendement par divers moyens
techniques, notamment en élargissant les bases sociales d u dia-
logue, en améliorant les circuits de distribution, en donnant au
jugement conscient du lecteur de meilleures et de plus fréquentes
occasions de se manifester, mais o n ne peut pas éliminer le risque,
on ne peut m ê m e pas le réduire sensiblement. Toute tentative
pour programmer de manière vraiment efficace aboutit à la sclé-
rose et à la routine quand elle s'applique aufiltrede l'édition.
Q u a n d elle s'applique à l'écrivain, elle aboutit purement et sim-
plement à la stérilisation.

158
Pour un nouveau dialogue

C'est pourquoi le succès est une forme de la mort littéraire.


L e succès de l'écrivain n'est pas tout à fait le m ê m e que le succès
de l'éditeur. Il ne suffit pas que le livre se soit bien vendu et assure
un certain rendement. Q u i pourrait en effet évaluer les intérêts
d'un investissement qui se compte en valeurs de vie, de pensée,
d'action ? Quels que soient ses gains financiers, l'écrivain ne
retrouve jamais son capital, il travaille à fonds perdus. O n peut
cependant admettre une définition économique d u succès de l'écri-
vain : c'est le m o m e n t où la vente d'une de ses œuvres lui permet
de vivre de sa plume. C e m o m e n t correspond d'ailleurs à un autre
aspect d u succès : celui de la saturation par l'écrivain de son
public possible. Q u ' o n voie la chose d'une façon ou d'une autre,
à partir de ce m o m e n t l'écrivain s'est défini c o m m e tel aux yeux
d'un groupe social qui ne le lâchera plus, ne lui laissera plus sa
liberté, lui imposera une image de lui-même et, avec la très excu-
sable et très naturelle complicité de l'éditeur, le programmera en
quelque sorte de force.
« N e repartez jamais par le chemin qui vous a servi pour venir >,
disait Kipling d u succès littéraire. Si l'écrivain n'a pas la force de
s'arracher à son succès, de se refuser à lui, voire — cela s'est vu —
de recommencer une autre carrière sous u n autre n o m , il est iné-
luctablement condamné dix o u quinze ans plus tard — le temps
que son public initial vieillisse — au mieux à la stérilisation, au
pis à l'oubli.
Rien ne peut donc dispenser l'écrivain de courir ses risques
et de les courir seul. Encore faut-il que le jeu. ne soit pas faussé
à son détriment. Il peut l'être — et il l'est en général — de deux
façons : économiquement et moralement.
N o u s avons signalé plus haut le décalage désastreux qui existe
entre la rentabilité de l'éditeur et celle de l'écrivain. L a chose
n'est pas nouvelle et la misère d u poète est u n vieux thème litté-
raire. M ê m e d u temps où le mécénat d'un prince éclairé subvenait
aux besoins de l ' h o m m e de lettres, il s'agissait tout au plus d'une
pension de survie. L a cassette de Louis X I V assurait aux protégés
du roi tout au plus le revenu d'un c o m p a g n o n imprimeur. A u
xx e siècle, il est aisé de calculer que, pour s'assurer le niveau de

159
Perspectives d'avenir

vie d'un linotypiste hautement spécialisé, un romancier devrait


produire tous les dix-huit mois une œuvre se vendant à 8 0 0 0 o u
10 0 0 0 exemplaires, ce qui est rare et m ê m e hautement impro-
bable1.
Il existe de nombreuses solutions de remplacement pour faire
vivre les écrivains : second métier, activités para-littéraires, jour-
nalisme, traduction, critique, recours au soutien économique
d'autres moyens de diffusion plus rentables c o m m e la radio, la
télévision, le cinéma, etc. Toutes ces solutions ont le défaut de
n'être pas des solutions, mais des échappatoires, car elles esquivent
le vrai problème : celui de la réintégration de l'écrivain dans le cir-
cuit commercial d u livre, d u raccrochage de la rentabilité de la
création à celle de l'édition'.
L e problème est d'ailleurs infiniment plus complexe que d u
temps de Louis X I V ou m ê m e de Diderot. Notre société a d'autres
exigences que la simple survie des citoyens. Il ne faut pas seule-
ment donner à l'écrivain le m o y e n de vivre de sa plume ; il faut
aussi lui assurer le niveau de vie correspondant aux nécessités de
sa profession. L e mythe d u poète romantique qui ne peut prouver
son génie qu'en mourant de froid et de faim dans sa mansarde
est u n mensonge malhonnête d u capitalisme naissant, appliqué
à dissocier l ' h o m m e d'esprit de l ' h o m m e d'action, à éloigner
l'intellectuel des préoccupations économiques et sociales.
L a mentalité moderne exige que le métier des lettres soit
organisé au sein de la cité. Mais aussitôt se posent d'autres pro-
blèmes. L e mythe du travailleur intellectuel, cher aux sociétés
socialistes naissantes, n'est pas moins dangereux que celui d u poète
famélique. Cette expression séduisante exprime u n rapport éco-
nomique abstrait, mais non forcément une insertion réelle, vivante,
de l'écrivain dans le m o n d e d u travail. Q u ' o n le veuille o u non,
et quelle que soit la structure de la société, la création littéraire

1. Voir notre article sur < L a rentabilité de la littérature », op. cit.


2. Sur le problème d u second métier, notamment, voir l'article de Taha H U S S E I N ,
« L'écrivain dans la société moderne », dans L'artiste dans la société contem-
poraine (Conférence internationale des artistes, Venise, 22-28 septembre 1952),
p. 72-87, Paris, Unesco, 1954.

160
Pour un nouveau dialogue

suppose une certaine disponibilité qui — d u moins dans l'état


actuel de la technologie — est incompatible avec les servitudes
du travailleur manuel, ouvrier ou paysan. L a fatigue physique ou
nerveuse n'est pas littéraire. L'écrivain issu d u peuple doit choisir
entre la solitude parmi les siens et l'exil social. S'il choisit l'exil,
m ê m e c o m m e artiste d'Etat, m ê m e c o m m e m e m b r e d'un syndicat,
m ê m e c o m m e salarié d'une maison d'édition, il risque de se trou-
vers isolé ou déclassé dans u n autre m o d e de vie et d'oublier l'écra-
sante réalité des choses dont il témoigne pour n'en retenir que
l'amère et négative philosophie. Peut-être m ê m e — et la chose
est grave — en ignorera-t-il les joies, considérées c o m m e dégra--
dantes. Il faut vraiment être u n très grand artiste et une grande
â m e pour comprendre et faire comprendre que « vulgaire » et
« populaire » sont des synonymes et q u e leurs sens ne s'alignent
pas forcément sur la valeur inférieure.

La critique et l'opinion littéraire

D a n s u n livre plein de sensibilité et de b o n sens, le critique fran-


çais André Thérive pose précisément le problème de l'attitude
de la critique face à ce qu'il appelle l'infra-littérature et que d'au-
tres appellent la sous-littérature o u les littératures marginales.
Il le fait en lettré attaché aux valeurs traditionnelles, mais avec
une singulière lucidité. Sans accepter u n e conception sociologique
de la littérature, il distingue parfaitement le déséquilibre social
qui affecte son destin : « A mesure q u e l'instruction se répand,
entendez la faculté de lire, u n public immense de sujets lisants
s'étend autour d u public restreint des lettrés1. » Surtout, il est
conscient d u paradoxe qui veut que le remède risque d'être pire
que le mal et que la solution d u problème pose des problèmes plus
graves encore : « L a réconciliation de la littérature avec la société
ne se fera jamais tant que la société sera brouillée avec elle-même,
c'est-à-dire dépouillée d e principes c o m m u n s et de hiérarchies

1. André T H É R I V E , La foire littéraire, p. 225, Paris, La tableronde,1963.

161
Perspectives d'avenir

naturelles. Et, quand l'ordre sera revenu, o n regrettera sûrement


la douce anarchie présente, o ù la littérature n'est qu'un jeu moins
pratique et estimé que le basket-ball1. » Désespérant et craignant
à la fois de voir jamais s'instaurer cette société sans classes cultu-
relles, André Thérive préfère pour sa part cette forme de liberté
qu'est le dilettantisme de l'amateur averti : « L a critique littéraire
n'est pas un palais de justice, mais une boutique pittoresque, et
indispensable, à la foire sur la place : entre la loterie, la m é n a -
gerie, le marchand de sucreries fades et le triste M u s é e D u p u y -
tren". »
Malgré les apparences, A n d r é Thérive est ici tout près d'une
solution humaine et vivable au difficile problème de la formulation
des valeurs dans la littérature de masse. Il repousse la critique
normative et autoritaire, engoncée dans son didactisme, qui dit le
bien et le mal de l'extérieur, sans référence aux réalités vivantes,
mais il repousse aussi l'absence de critique, le neutralisme c o m -
mercial, l'indifférence statistique de la vente dans les magasins à
succursales multiples. Sa curieuse petite boutique foraine a le
mérite de ne refuser ni le voisinage des humbles joies quotidiennes
de la foule, ni la responsabilité d'un goût conscient qui sait
choisir.
Trop souvent o n parle de « guider » les lectures, d' « orienter »
le lecteur. C'est là u n langage dangereux, étranger en tout cas
au véritable rôle de la critique, qui est de témoigner plutôt q u e
d'enseigner. O n n e saurait faire grief à un critique d'exprimer les
aspirations et les tendances d'une chapelle littéraire : il faut que
les minorités, et notamment les minorités expérimentatrices, puis-
sent faire entendre leur voix. Mais il est nécessaire aussi que
d'autres critiques apportent d'autres témoignages mettant en rap-
port des groupes plus vastes d'écrivains et de lecteurs. Cela dépend
de leur personnalité psychologique et sociale, de leur implantation
dans la pensée et dans la société de leur temps. Plus profondes
et plus vivaces sont les racines qu'il plonge dans son époque, plus

1. André T H É R I V E , op. cit.


2. Ibid., p. 256.

162
Pour un nouveau dialogue

apte est le critique à faire entendre la voix innombrable des lec-


teurs anonymes avec lesquels il possède des solidarités de tous
ordres. Plus réelle est son autonomie d'écrivain, sa liberté
d ' h o m m e , plus il est apte à offrir aux masses un visage accessible
et intelligible de la littérature.
C e dernier point est important, car il concerne une nouvelle
dimension de la critique, celle que lui ouvrent les moyens de c o m -
munication modernes c o m m e le cinéma, la radio, la télévision et,
jusqu'à u n certain point, la bande dessinée. L e critique, de nos
jours, a le m o y e n de s'adresser aux masses au n o m de la littéra-
ture et de les atteindre. Il suffit qu'il se fasse adaptateur ou
commentateur. L'explication de texte conduite avec sensibilité
dans u n langage sans pédanterie fait merveille sur l'écran de la
télévision. Q u a n t à l'interprétation visuelle o u auditive d'une
grande œuvre, c'est peut-être une trahison, mais certainement d u
type de celles que nous appelions les trahisons créatrices. Passer
du livre au film a toujours été une démarche qu'ont encouragée
les producteurs de cinéma. Passer du film au livre n'est pas moins
recommandable et sans doute plus fructueux.
C'est en rappelant les M u s e s du ciel et en les replaçant parmi
les h o m m e s qu'on fait de la bonne critique. N o u s retrouvons ici
les m ê m e s valeurs d'action, d'engagement et d'humanisme qui per-
mettent aux écrivains de rompre leur solitude dans la cité
moderne. C'est en étant d'abord u n militant que le critique peut
être u n médiateur et un témoin. C o m m e l'a montré Richard
Altick1, avant d'être, au xix° siècle, le plus étroit et le plus didac-
tique des censeurs, le prêcheur méthodiste avait été, au xvin e siè-
cle, le plus efficace des vulgarisateurs de littérature. C'est John
Wesley lui-même qui, dès 1743, publia pour 4 pence, en format
de poche, une édition condensée d u Progrès du pèlerin, de
Bunyan. Ses continuateurs devaient suivre le m o u v e m e n t et
répandre des livres qui n'étaient pas tous religieux, bien au
contraire, puisqu'il s'y est trouvé de la meilleure poésie roman-
tique, mais qui tous franchirent la barrière sociale, portés par la

1. The English common reader, op. cit., p. 99-128.

163
Perspectives d'avenir

m ê m e foi et le m ê m e enthousiasme. L a prédication méthodiste


et l'action culturelle qui l'accompagna sont parmi les causes objec-
tives de la soudaine promotion littéraire des masses britanniques,
de la mutation du livre qu'elle suscita et d u cours nouveau pris
à partir de 1830 par les lettres anglaises. Si, à ce moment-là, l'in-
fluence du mouvement religieux se révéla plus paralysante q u e
stimulante pour la littérature victorienne, c'est que le méthodisme,
c o m m e tant d'autres mouvements, avait dès lors c o m m e n c é à
masquer le vieillissement de son enthousiasme sous u n d o g m a -
tisme rigoriste.
O n peut penser que de telles considérations sont étrangères au
problème de la critique. E n fait, la situation d u critique dans la
civilisation du paperback peut se comparer à celle d u prédicateur
itinérant qui va de village en village. Il a sa mission personnelle,
mais il doit la subordonner, d'une part, au message qui passe à
travers lui sans lui appartenir, d'autre part, à la réalité des c o m -
munautés vivantes qu'il lui faut pénétrer sans violenter leur cons-
cience collective ni en dénaturer la fragile expression.
E n un langage plus simple, cela veut dire que toute critique litté-
raire adaptée à la diffusion de masse devra être fondée sur u n e
connaissance intérieure, sur une expérience participante d u
comportement littéraire des masses. A la limite o n peut m ê m e
considérer que la médiation d u critique n'est pas indispensable.
D a n s les pays socialistes, on organise systématiquement des
contacts entre les écrivains et les travailleurs des différents milieux,
contacts fondés sur la vie en c o m m u n et le travail en équipe.
Ces méthodes ont une efficacité certaine, mais il est difficile de
se passer du meneur de jeu qui harmonise les langages et évite les
malentendus. Tel est peut-être le nouveau personnage dont notre
temps a besoin : l'animateur culturel, qui, n o n satisfait des faciles
succès de l'image et d u son mais s'appuyant sur eux, entreprend
avec toute l'humilité intellectuelle et tout l'esprit d'équipe néces-
saires, la difficile organisation des échanges de masse à h o m m e .
L e succès de la littérature de masse dépend de l'existence de
tels échanges. Leur terrain sera forcément extra-littéraire dans la
mesure précisément où ils devront franchir les frontières du public

164
. Pour un nouveau dialogue

lettré. M ê m e si u n écrivain et u n lecteur sont physiquement et


intellectuellement très éloignés l'un de l'autre, la c o m m u n a u t é
d'une activité syndicale, politique, religieuse ou m ê m e simplement
sportive peut permettre de créer entre eux les conditions d u
dialogue.
L e prix littéraire, institution fréquemment et injustement
décriée, peut trouver ici une nouvelle signification. Cette tentative
de tri responsable dans une production nécessairement anarchique
est en soi utile et m ê m e indispensable. C'est u n geste typique
d'académie, c'est le geste par lequel une sélection représentative
de lettrés appartenant à u n certain groupe social dit clairement
et fermement la préférence de son groupe. Sous des formes diffé-
rentes, ce système a très bien marché pendant des siècles, tout le
temps, en fait, que le groupe des lettrés est demeuré relativement
réduit et homogène. Les difficultés ont c o m m e n c é dès le xixe siè-
cle et n'ont fait q u e s'accroître jusqu'à notre époque, tandis q u e
de nouveaux groupes sociaux accédaient à l'opinion littéraire, éla-
boraient leurs propres académismes et formulaient leurs propres
jugements. U n des résultats de cette multiplication des académies,
avouées ou non, est l'actuelle pléthore des prix littéraires, qui ôte
toute efficacité au tri.
Mais il y a plus grave. D a n s la culture d'élite, les valeurs sont
stables alors que, dans la culture de masse, elles sont fluides et
toujours remises en question, puisqu'il s'agit d'une manière de
vivre plutôt que d'une manière d'être. L e couronnement acadé-
mique d u prix littéraire est, au sens littéral d u mot, une consé-
cration. Il désigne l'écrivain au respect permanent de pairs,
c o m m e une valeur sûre et désormais n o n dévaluable, mais il
l'éloigné irrémédiablement des masses en faisant de lui une vedette.
C e phénomène de la vedette, très bien perçu par T h o m a s Carlyle
dès 1840 1 , date des premiers grands tirages au début d u xixe siè-
cle, et l'une de ses manifestations les plus spectaculaires fut alors
le byronisme. Il s'en faut que tous les prix-Goncourt ou tous les

1. Thomas C A R L Y L E , On heroes, hero-worship and the heroic in history, lec-


ture V , € The hero as m a n of letters », Londres, 1840.

165
Perspectives d'avenir

prix-Nobel de notre époque atteignent à l'héroïsation quasi ciné-


matographique dont Byron fut victime, mais le seul prestige de
leur titre les institutionalise, en fait des mythes, des totems, ou,
au mieux, de grands exemples. C'est là une des formes les plus
rapides de la mort littéraire qui accompagne le succès et, à moins
d'une extraordinaire volonté de renouvellement et d'autonomie, il
n'est pas d'écrivain qui puisse y échapper.
A v e c ou sans le livre de diffusion de masse, les sociétés possé-
dant une ancienne tradition littéraire auront du mal à se dégager
du réflexe académique et continueront longtemps à traiter leurs
écrivains en héros de l'esprit, mais les jeunes nations actuellement
en gésine d'une littérature devront se méfier du piège de l'insti-
tutionalisation. Si elles créent des prix littéraires — et elles
auraient tort de mépriser ce procédé de sélection et d'encoura-
gement — il faudra qu'elles donnent à ces prix le caractère de
vastes mouvements d'opinion sortant des entrailles d u peuple
avant m ê m e peut-être que la tête soit concernée. Toute révérence
gardée, on peut se demander si les obscures vagues de fond qui
portent au sommet de la gloire tel chanteur ou tel musicien, voire
tel poète qui a choisi le disque c o m m e m o y e n d'expression, ne
sont pas plus efficaces et plus vraies que les jugements longue-
ment pesés des connaisseurs. Il serait souhaitable qu'il y eût
concordance entre les deux modes de jugement, mais c'est là u n
espoir qu'il est encore vain de nourrir.

Lecteurs actifs et lecteurs passifs

Car il faut se faire une raison. L'actuelle mutation d u livre, si


elle réussit, ne sera ni complète, ni définitive. Q u a n d nous par-
lons de diffusion de masse, il s'en faut encore de beaucoup que
toutes les masses soient en cause. M ê m e dans les pays les plus
évolués, seule une fraction d u public Usant accédera à la lecture
au cours de l'étape actuelle : celle qui aura conquis le contrôle
des structures sociales nécessaires à cette accession. D a n s les pays
en voie de développement — souvenons-nous de l'Asie, o ù le

166
Pour un nouveau dialogue

public lisant représente un quart de la population totale, de l'Afri-


que, o ù il représente un huitième — il faudra bien d'autres étapes
et bien d'autres mutations pour que le successeur — peut-être
pas tellement lointain — d u livre actuel fasse librement circuler
entre tous les h o m m e s les messages d'information et de culture.
Et, m ê m e alors, il y aura toujours des lecteurs actifs et des
lecteurs passifs. Il y aura toujours des gens qui, par paresse, par
timidité, par goût, refuseront le dialogue avec l'écrivain. Il y aura
toujours des amoureux d u livre-objet qui ne dissocient pas le
message d u relieur et du typographe de celui de l'écrivain.
Peu importe. L'essentiel est que le recrutement des lecteurs
actifs soit de plus en plus large, de plus en plus ouvert. Rien n'in-
terdit que les valeurs plastiques s'intègrent aux valeurs d'action,
aux valeurs d'intelligence et de sensibilité, à toutes les valeurs
enfin qui implantent la lecture dans la vie des h o m m e s . L a révo-
lution des livres est la plus libérale de toutes.
Elle demande simplement qu'on n'ait ni préjugé, ni raideur.
L e fétichisme o u le fanatisme d u livre sont incompatibles avec sa
générosité. Il en est du livre c o m m e d u pain. Partout dans le
m o n d e , la conquête de la céréale et d e l'aliment de base qui en
dérive a été la grande victoire des h o m m e s primitifs contre la faim.
Il en est découlé notamment une certaine sacralisation d u pain,
symbole de travail libérateur, de survie et de communion. Beau-
coup de peuples — les Français notamment — conservent encore
aujourd'hui cette sorte de respect irraisonné du morceau de pain
dont leur mémoire collective se souvient obscurément c o m m e d'un
sauveur. L e livre est l'objet d u m ê m e culte inavoué, car il a été
le pain de l'esprit, il a été la grande victoire des h o m m e s u n peu
moins primitifs contre l'ignorance et son esclavage. U n livre qui
ne dure pas, u n livre éphémère, un livre qui est un acte et non
forcément une réalité durable, un trésor à conserver, une richesse
pour toujours — ktêma es aei — voilà qui heurte profondément
nos sensibilités, qui peut m ê m e nous révolter.
Et pourtant nous savons bien que le pain du pauvre, dans
l'univers actuel, est descendu du rang de symbole à celui de
simple métaphore et de mauvaise métaphore. N o u s savons que la

167
Perspectives d'avenir

grande faim d u m o n d e ne sera pas vaincue cette fois par la magie


solitaire de l'épi o u de la miche, mais par u n vaste effort collectif
mettant en jeu toutes les ressources scientifiques, techniques, m é c a -
niques des civilisations évoluées, par une réforme profonde et
systématique des structures sociales, par une politique mondiale
concertée qui affectera bien d'autres domaines que ceux de l'agri-
culture et de l'industrie alimentaire.
L a grande faim de l'esprit, elle n o n plus, ne sera pas vaincue
autrement. Les exigences individuelles de l'écrivain, le goût
raffiné d u lettré amoureux de livres ne doivent avoir, dans nos
plans d'avenir, ni plus ni moins d'importance que le geste auguste
du semeur ou la gastronomie de Brillât-Savarin dans les débats
de l'Organisation des Nations Unies pour l'alimentation et l'agri-
culture ( F A O ) . Il ne faut rien renier, mais il ne faut rien inter-
poser entre le livre et la vie, et surtout pas de mythes. N o u s
vivons u n temps où les grandes choses se font en équipe avec
l'aide de la machine. O n l'admet aisément pour les arts nés avec
la civilisation de masse c o m m e la radiodiffusion, la télévision, le
cinéma, sans parler du théâtre, art de contact direct avec la
foule, pour lequel on l'a toujours plus ou moins admis. Il faut
maintenant l'admettre aussi pour le livre. Bien entendu la nature
m ê m e du geste de lecture le vouera toujours à plus de solitude
que les autres moyens de communication ou d'expression artis-
tique, mais la solitude de l'écrivain, la solitude d u lecteur ne sont
pas des solitudes asociales. C e ne sont que des moyens pour se
trouver les uns les autres. Tel qui lit seul dans sa chambre a
souvent plus de compagnons que s'il regardait u n film avec mille
autres spectateurs dans une salle de cinéma.
C'est cette vertu du livre qu'il faut maintenir et développer. L a
diffusion, la communication illimitée et incessamment renouvelée
entre tous les h o m m e s , voilà la fonction propre du livre. D è s
qu'il cesse de la remplir, si beau que soit son aspect et si noble
que soit son contenu, il n'est plus qu'un poids de papier mort,
un trésor sans â m e , autant mettre une pierre à sa place.

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