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Aristote et la question du droit naturel

(Eth. Nic., V, 10, 1134 b 18-1135 a 5)*

PIERRE DESTRƒE

pour Jacques Taminiaux


ABSTRACT
La prŽ sente Ž tude propose une interprŽtation de EN, V, 10, en dŽ fendant deux
th ses: premi rement que la notion centrale de la variabilitŽ du droit naturel
signi e la diversitŽ des interprŽ tations que lÕon peut donner dÕun sentiment com-
munŽ ment partagŽ du juste ou de lÕinjuste (cf. RhŽ t., I, 13); deuxi mement que,
pour Ž chapper au relativisme de type protagorŽ en, Aristote dŽ fend lÕidŽ e dÕun
rŽ gime parfait qui seul peut fournir la meilleure interprŽ tation de ce sentiment.

M me si elle est pŽ riodiquement dŽ criŽ e par les tenants du positivisme


juridique, il est indŽ niable que la problŽ matique du droit naturel, depuis
le fameux passage de lÕAntigone de Sophocle, a toujours Ž tŽ fondamen-
tale dans toute la rŽ exion europŽ enne sur le droit et la justice. Aujour-
dÕhui, ce sont les Droits de lÕHomme qui sont lÕexpression du droit naturel.
Mais ces Droits de lÕHomme ont bien sž r une histoire: tr s schŽ matique-
ment, on peut dire quÕils sont le point dÕaboutissement du jusnaturalisme
moderne dont lÕentreprise a Ž tŽ de tenter de dŽ duire des droits ˆ partir de
lÕidŽ e dÕune ÔnatureÕ humaine. Mais ˆ ce jusnaturalisme appartient dŽ jˆ
aussi une longue histoire, et cette histoire va nous concerner directement
puisquÕon consid re traditionnellement que cÕest Aristote qui est comme
le p re spirituel de cette problŽ matique.
Il y a cependant au moins deux di cultŽ s majeures dans cette liation.
La premi re di cultŽ tient ˆ la di Ž rence dÕesprit manifeste entre Aristote
et nos jusnaturalistes modernes ou contemporains. Pour nous, les Droits
de lÕHomme sont fondamentalement des revendications dÕordre Ž thique
contre le politique: ces Droits sont comme le rempart ou le garde-fou des-
tinŽ ˆ sauvegarder la libertŽ et la dignitŽ de lÕhomme par delˆ tout rŽ gime

* Cette Ž tude est la version remaniŽ e dÕune confŽ rence donnŽ e ˆ lÕUniversitŽ dÕAth nes,
en septembre 1999. Je remercie MM. P. Aubenque, R. BodŽ Ÿs, D. Evans, D. Koutras,
P. Rodrigo et Ch. Rutten, ainsi que K. Algra et Ch. Rowe pour les remarques quÕils
ont bien voulu me donner dÕune version antŽ rieure de ce texte. Je voudrais dŽ dier cette
Ž tude ˆ M. Jacques Taminiaux qui mÕa fait dŽ couvrir lÕimportance de la philosophie
pratique dÕAristote dans les questions philosophiques contemporaines.

2000 Phronesis XLV/3


ARISTOTE ET LA QUESTION DU DROIT NATUREL 221

politique. Or, cÕest lՎ di ce m me de la philosophie pratique dÕAristote et


cÕest le principe fondamental de son anthropologie qui sÕopposent ˆ cette
vision. On rapprochera le cŽ l bre principe selon lequel lÕhomme est par
nature un  tre politique de lÕa rmation du dŽ but de lÕEthique ˆ Nico-
maque, que la politique est architectonique : ces deux propositions signi ent
avant tout quÕil nÕest pas dÕhumanitŽ possible en dehors dÕune polis et
dÕune politeia: une Ž thique non inscrite dans le politique nÕaurait aucun
sens pour Aristote. Mais il y a une deuxi me di cultŽ dans cette liation:
cÕest que le texte central dÕAristote sur la question du droit naturel, ˆ
savoir le chapitre 10 du cinqui me livre de lÕEthique ˆ Nicomaque, est,
de lÕavis de tous les commentateurs contemporains, lÕun des plus obscurs
du philosophe. Que lÕon veuille montrer quÕil y a liation ou quÕil nÕy en
a au contraire aucune, il convient donc tout dÕabord de tenter de com-
prendre le plus prŽ cisŽ ment possible le sens de ce texte.
Le but que je me propose dans cette Ž tude est dÕessayer, apr s dÕautres,
de lever les obscuritŽ s de ce fameux passage de lÕEthique ˆ Nicomaque,
et je suggŽ rerai Ž galement, ˆ la n de mon Ž tude, la mani re dont on peut
envisager le lien entre Aristote et nous. Mais avant dÕexposer ma lecture
de ce texte, je me permets de commencer par en rappeler les trois
di cultŽ s principales, ainsi que les deux principaux types dÕinterprŽ tations
qui en ont Ž tŽ proposŽ s.

Commen ons donc par exposer bri vement les trois di cultŽ s de ce
texte. La premi re di cultŽ concerne lÕinterprŽ tation du sens de la pre-
mi re a rmation: Du juste politique, il y a dÕune part le juste naturel et
dÕautre part le juste lŽ gal (1134 b 18-19). LÕa rmation est nette et depuis
les travaux pioniers de Leo Strauss et dÕEric Weil, tous les interpr tes
soulignent aujourdÕhui quÕAristote refuserait par lˆ lÕantŽ rioritŽ que nous
Ž tablissons dÕun droit naturel sur un droit politique. Mais le probl me est
de savoir comment intŽ grer quelque chose comme un droit naturel ˆ lÕin-
tŽ rieur m me du politique. D s lÕAntiquitŽ dŽ jˆ, on peut constater que les
commentateurs dÕAristote nÕont visiblement pas trouvŽ de solution ˆ cette
di cultŽ . Le cas le plus Ž tonnant est celui de lÕauteur des Magna Moralia
qui, apr s avoir a rmŽ que le juste naturel est meilleur que le juste
lŽ gal (I, 23, 1195 a 6), prŽ cise que le juste politique lÕest par la loi et
non par la nature (a 7-8) Curieusement, cette di cultŽ de penser le droit
naturel comme partie du droit politique se retrouve chez le premier inter-
pr te contemporain ˆ avoir soulignŽ la di Ž rence entre Aristote et les thŽ ories
modernes du droit naturel: apr s avoir a rmŽ quÕAristote coordonne le
droit naturel et le droit positif comme parties du droit politique, Max Salomon
222 PIERRE DESTRƒE

en vient nalement ˆ conclure que le droit positif se r gle dÕapr s lÕu-


tilitŽ et les besoins, le droit naturel dÕapr s les lois morales .1
La deuxi me di cultŽ est au centre des dŽ bats anciens et contempo-
rains: il sÕagit du sens quÕil faut donner ˆ lÕidŽ e que le droit naturel est
variable (kinhtñn). Ici encore, les a rmations dÕAristote sont tr s nettes
(Cf. 1134 b 27, 29, 32), mais il faut bien avouer quÕˆ premi re vue en
tout cas, lÕensemble de notre texte semble dire le contraire. Sans doute
Aristote ne reprend-il pas ˆ son compte la caractŽ risation du droit naturel
prŽ sentŽ e par les sophistes comme immuable (ŽkÛnhton-b 25) et ayant tou-
jours et partout la m me puissance, puisquÕil a rme quÕil nÕen est pas de
cette mani re absolument (b 27). Mais un peu plus loin, il reprend ˆ
son compte cette seconde caractŽ risation: au contraire du droit naturel, les
droits humains (1135 a 4), cÕest-ˆ-dire les droits positifs, ne sont pas
partout les m mes, -ce qui laisse penser que le droit naturel est, quant ˆ
lui, toujours le m me partout. Comment comprendre alors quÕun droit qui
reste le m me partout, puisse en m me temps  tre variable?
Cette di cultŽ a bien Ž tŽ sentie d s lÕAntiquitŽ , me semble-t-il: nous
en avons deux tŽ moignages prŽ cis. Tout dÕabord au niveau de la trans-
mission du texte: on remarquera quÕˆ c™tŽ de notre texte Ž ditŽ par Bywater
en 1134 b 29-30, kinhtòn m¡ntoi pn, un de nos manuscrits ajoute la nŽ ga-
tion oé devant m¡ntoi, -ce qui induit bien Ž videmment lÕidŽ e quÕˆ c™tŽ
du droit positif, il doit y avoir un autre droit non-changeant Bywater, qui
est suivi par tous les interpr tes contemporains, a eu raison de rejeter cette
le on qui serait en contradiction avec ce quÕAristote a rme tr s claire-
ment dans la phrase qui suit (1134 b 30-33: Parmi les r gles de droit qui
peuvent  tre autrement (= qui sont variables), on voit clairement quelle
sorte de droit est par nature et quelle sorte de droit ne lÕest pas mais est
lŽ gal et par convention, quoiquÕils varient tous deux de pair dÕune mani re
semblable ); de plus, cette le on nÕest pas attestŽ e chez le Commentateur
Anonyme. Mais on remarquera que lÕautre commentateur byzantin dont
nous possŽ dons le commentaire pour notre texte, HŽ liodore, reprend im-
plicitement cette interprŽ tation lorsquÕil Ž crit que nous disons que ce
nÕest pas absolument tout droit qui est mž et change (Par. in Eth. Nic.,
p. 102, 3).
La troisi me di cultŽ , en n, tient ˆ lÕinterprŽ tation de la derni re phrase
de notre texte: mais il nÕy a partout quÕun seul (rŽ gime politique) qui
soit le meilleur (1135 a 5). Cette proposition semble en e et donner

1
Max Salomon, Le droit naturel chez Aristote, dans: Archives de Philosophie du
Droit et de Sciences Juridiques, 7, 1937, pp. 120-127; p. 126.
ARISTOTE ET LA QUESTION DU DROIT NATUREL 223

raison ˆ HŽ liodore: ne doit-il pas y avoir un droit naturel qui, appartenant


ˆ ce meilleur rŽ gime politique, ou ˆ cette meilleure constitution, doit  tre
partout le m me et donc  tre invariable et immuable? A moins dÕinter-
prŽ ter cette proposition dans un sens platonicien: Paul Moraux en a tirŽ
argument pour considŽ rer tout le passage comme Ž tant un recollage issu
du dialogue de jeunesse De la Justice.2 Mais alors, sÕil rel ve dÕune pŽ rio-
de dite ÔplatonisanteÕ du jeune Aristote, ce texte nÕaurait nalement aucun
intŽ r t pour comprendre la thŽ orie vŽ ritablement aristotŽ licienne du
droit naturel

Rappelons maintenant, de mani re schŽ matique, les deux types dÕinter-


prŽ tations dominantes, en donnant les raisons pour lesquelles il me sem-
ble quÕelles ne sont pas satisfaisantes: je propose dÕappeler la premi re,
lÕinterprŽ tation platonisante, et la seconde, qui en est lÕexact contrepied,
lÕinterprŽ tation historiciste.
Le premier type dÕinterprŽ tation est celui qui a Ž tŽ soutenu par la plu-
part des commentateurs anciens et mŽ diŽ vaux, et que lÕon trouve encore
chez certains interpr tes aujourdÕhui. Elle consiste ˆ comprendre la thŽ orie
dÕAristote en opposition absolue avec la sophistique, en minimisant le plus
possible la portŽ e de lÕa rmation centrale de notre texte, ˆ savoir la
mobilitŽ ou la variabilitŽ du droit naturel. Les principaux reprŽ sentants de
ce type dÕinterprŽ tation sont lÕauteur des Magna Moralia, le Commen-
tateur Anonyme et Thomas dÕAquin.
LÕauteur des Magna Moralia est le premier ˆ minimiser la portŽ e de
lÕa rmation de la variation du droit naturel: M me sÕil y a des change-
ments ˆ cause de notre usage, nÕallons pas supposer pour cela quÕil nÕexis-
te pas de juste par nature. Cela existe En e et, ce qui est juste de fa on
permanente dans la plupart des cas, cÕest cela qui de toute Ž vidence est
juste par nature (1195 a 1-4, -trad. C. Dalimier). A premi re vue, lÕexpli-
cation est de style tr s aristotŽ licien: le pantaxoè de notre texte de lÕEthique
ˆ Nicomaque est retranscrit dans les termes de la Physique, en Éw ¤pÜ tò
polæ. Mais on voit aussit™t que lÕAuteur minimise le sens du kinhtñn dans
la mesure o le changement nÕest pas rapportŽ ici ˆ la nature elle-m me,
mais ˆ notre usage. On remarquera dÕailleurs aussi le sens quÕil donne ˆ
lÕanalogie de lÕambidextrie: celle-ci nÕest comprise que comme exception
ˆ la r gle normale et la plus frŽ quente quÕest le fait dՐ tre droitier (Cf.
1194 b 32-36).

2
P. Moraux, A la recherche de lÕAristote perdu. Le dialogue ÔSur la JusticeÕ,
Louvain, 1957, pp. 131 et ss.
224 PIERRE DESTRƒE

Le Commentateur Anonyme comprend ce m me adverbe pantaxoè


en un sens di Ž rent: Il dit ÔpartoutÕ pour dire Ôchez la plupartÕ (des
hommes): en e et, il y a des peuples qui ne connaissent pas ce droit (In
E.N. Comm., 232, 8-10). Et de nous expliquer un plus loin que le droit
naturel est le droit qui est normalement ou ÔnaturellementÕ reconnu par
tous les hommes, tout comme le sucrŽ par nature est sucrŽ pour tous ceux
qui sont en bonne santŽ (232, 36-37): ce qui signi e que ceux qui ne
reconnaissent pas le droit naturel sont comme les gens malades qui ont
perdu le gož t du sucre. Ici encore, la variabilitŽ du droit naturel est inter-
prŽ tŽ e comme une exception, comme une dŽ viance par rapport ˆ son statut
normal ou habituel qui est lÕinvariance.
Selon Thomas dÕAquin, en n, la raison du changement ou de la vari-
ation du droit naturel se trouve en nous-m mes (apud nos): cÕest nous
autres hommes qui pouvons mal comprendre le droit naturel (Cf. Comm.
in E.N., V, XII, 1028-1029). Il nÕest pas di cile de voir lÕintention de
cette lecture: le droit naturel, cÕest bien sž r, nalement, la loi divine qui
est immuable; et cÕest parce que lÕhomme est imparfait et faillible, ˆ cause
du pŽ chŽ originel, quÕil peut soit mal comprendre cette loi divine, soit
refuser de lui obŽ •r.3
Le dŽ faut de ce type dÕinterprŽ tation, je le rŽ p te, est donc clairement
de minimiser la portŽ e de lÕa rmation de lÕidŽ e de variabilitŽ du droit
naturel en la comprenant de mani re purement nŽ gative: cette variabilitŽ
ne serait quÕune exception qui con rme la r gle de lÕessentielle immua-
bilitŽ du droit naturel. De plus, aucun de ces commentateurs nÕexplique
prŽ cisŽ ment en quoi le droit naturel serait un droit politique; ces com-
mentateurs semblent bien plut™t penser quÕil rel ve davantage de la sph re
Ž thique ou thŽ ologique. Et ce nÕest pas un hasard si aujourdÕhui Gauthier
et Jolif, qui pensent que lÕEthique ˆ Nicomaque doit  tre lue indŽ pendam-
ment de la problŽ matique politique, se voient contraints dÕavouer, dans
leur commentaire de notre texte, quÕ il resterait ˆ se demander pourquoi
varient les dŽ terminations de la justice naturelle 4
AujourdÕhui, ˆ quelques exceptions pr s,5 la plupart des interpr tes se
rŽ clament du second type dÕinterprŽ tation que jÕappelle ÔhistoricisteÕ. Ce

3
Sur lÕinterprŽ tation de Thomas dÕAquin et ses divergences par rapport au texte
dÕAristote, cf. G. Kalinowski et M. Villey, La mobilitŽ du droit naturel chez Aris-
tote et Thomas dÕAquin, dans: Archives de Philosophie du Droit, 29, 1984, pp. 187-199.
4
Gauthier-Jolif, Aristote. LÕEthique ˆ Nicomaque, Louvain, 1970 (2), II, 2,
p. 396.
5
Outre celle de Gauthier-Jolif, je pense aux interprŽ tations de Jean-Fran ois
BalaudŽ (Nature et norme dans les traitŽ s Ž thiques dÕAristote, dans: P.-M. Morel,
ARISTOTE ET LA QUESTION DU DROIT NATUREL 225

type dÕinterprŽ tation prend lÕexact contrepied des interprŽ tations tradition-
nelles: malgrŽ des divergences parfois importantes, ces interpr tes souli-
gnent tous lÕimportance de la variabilitŽ du droit naturel et en font le point
de dŽ part de leurs Ž tudes. Pour la clartŽ du propos, je distinguerai deux
tendances ˆ lÕintŽ rieur de ce type dÕinterprŽ tation: une premi re tendance
franchement hŽ gŽ lienne avec les travaux de Pierre Aubenque qui repren-
nent et radicalisent certaines idŽ es dŽ jˆ soutenues par Eric Weil et Joachim
Ritter,6 et une seconde tendance qui met davantage lÕaccent sur la parti-
cularitŽ des actes comme chez Leo Strauss et Bernard Yack.
La premi re tendance est partagŽ e par la plupart des auteurs franco-
phones depuis lÕarticle de Pierre Aubenque, ÒLa loi chez AristoteÓ,7 qui
propose de concilier lÕidŽ e dÕune mobilitŽ du droit naturel avec la derni re
a rmation dÕAristote: une seule constitution est partout ˆ chaque fois la
meilleure selon la nature . Selon P. Aubenque, il faudrait comprendre
cette derni re occurrence de lÕaverbe pantaxoè non pas en un sens col-
lectif, mais distributif: la meilleure constitution ne serait pas on ne sait
quelle citŽ utopique comme lՎ tait celle de Platon, mais bien la constitu-
tion la mieux adaptŽ e ˆ chaque culture: Le vŽ ritable droit naturel, Ž crit
Aubenque, est donc celui qui sÕadapte ˆ une nature humaine Ž minemment
variable: lÕuniversalitŽ abstraite qui voudrait, par exemple, que les lois des

Aristote et la notion de nature, Presses Universitaires de Bordeaux, 1997) et de Fred


D. Miller Jr. (Aristotle on Natural Law and Justice, dans: D. Keyt - F.D. Miller Jr.,
A Companion to AristotleÕs Politics, Cambridge, 1991). Par delˆ leurs divergences,
ces deux auteurs partagent la conviction quÕAristote soutient une conception stable ou
invarible du droit naturel: J.-F. BalaudŽ parle dÕun ordre du monde comme fonde-
ment de ce droit; dÕune mani re similaire, F. Miller, qui accorde beaucoup dÕimpor-
tance au passage des Magna Moralia, parle dÕun ordre naturel qui permettrait dÕas-
surer au droit naturel une base objective .
6
J. Ritter, Le droit naturel chez Aristote, dans: Archives de Philosophie, 32, 1969,
pp. 416-457; E. Weil, Essais et confŽ rences, Paris, Plon, 1970, pp. 174-196 (chap 8:
Du droit naturel). Sur cette interprŽ tation dÕE. Weil, Cf. Alain Petit, Eric Weil et la
doctrine aristotŽlicienne de la justice naturelle, dans: Archives de Philosophie, 52,
1989, pp. 279-284; Lionel Ponton, Eric Weil: le droit naturel aristotŽ licien et les droits
de lÕhomme, dans: Laval thŽ ologique et philosophique, 43, 1987.
7
PubliŽ dans: Archives de Philosophie du Droit, 25, 1980, pp. 147-157. Cf. aussi,
de P. Aubenque, Politique et Ž thique chez Aristote, dans: Ktema, V, 1980, pp. 211-
221; The twofold natural foundation of justice according to Aristotle, dans: Aristotle
and moral realism (ed. Robert Heinaman), London, UCL Press, 1995, pp. 35-47. Pour
lÕin uence de la lecture dÕAubenque, cf. par exemple P. Pellegrin, Aristote. Les Politiques,
Paris, Flammarion, 1990, pp. 38-39; A. Renaut et L. Sosoe, Philosophie du droit, Paris,
PUF, 1991, pp. 233-48; S. Vergni res, Ethique et politique chez Aristote, Paris, PUF,
1995, pp. 206-210.
226 PIERRE DESTRƒE

Perses fussent les m mes que celles des Grecs, serait en rŽ alitŽ contre
nature. A peuple di Ž rents lois di Ž rentes .8 Et dÕajouter quÕAristote est
sur ce point beaucoup plus proche dÕun Montesquieu que dÕun Kant: Il
nÕy a pas une bonne constitution valable pour tous les pays (et, pourrions-
nous ajouter, pour tous les temps), mais la meilleure constitution est ˆ
chaque fois celle qui est conforme ˆ la nature du pays et de ses habi-
tants .9 Ce type de lecture sou re, ˆ mon avis, et de di cultŽ s dÕordre
strictement philologique et de di cultŽ s philosophiques. Il faut tout dÕabord
postuler que lÕadverbe pantaxoè a ici un autre sens que dans les autres
occurences du m me texte, ce qui est Ž videmment tr s improbable. 10 Il y
a, ensuite, deux raisons dÕordre philosophique. P. Aubenque est obligŽ ,
tout dÕabord, comme dÕailleurs tous les autres reprŽ sentants de ce type
dÕinterprŽ tation historiciste, de considŽ rer que les passages de la RhŽ -
torique sur le droit naturel (Cf. I, 10, 1368 b 6-12; I, 13, 1373 b 4-17; I,
15, 1375 a 27-b 2) ne tŽ moignent absolument pas de la doctrine dŽ fendue
par Aristote lui-m me. Je rappelle que dans le passage principal de cette
oeuvre, en I, 13, Aristote Ž voque la di Ž rence entre un droit particulier
qui peut  tre Ž crit ou non-Ž crit, cÕest-ˆ-dire ce que nous appelons droit
positif et droit coutumier, et un droit commun, cÕest-ˆ-dire commun ˆ tous
les hommes, qui est le droit naturel (fæsei koinòn dÛkaion); et il donne
ensuite comme exemple dÕun tel droit naturel ou commun, le cŽ l bre pas-
sage de lÕAntigone de Sophocle sur lÕobligation dÕenterrer ses morts, ainsi
que lÕinterdiction de tuer un  tre vivant formulŽ e par EmpŽ docle. Certes,
Aristote nÕutilise pas ici, dans lÕEthique ˆ Nicomaque, le m me vocabu-
laire pour di Ž rencier le droit positif et le droit naturel, et sÕil nՎ voque
pas ces deux exemples, cÕest quÕil refuserait certainement de reprendre ˆ
son compte lÕinterdit pr™nŽ par EmpŽ docle qui suppose une continuitŽ en-
ti re entre lÕhomme et lÕanimal. Mais pour autant, nÕest-ce pas se donner
la t‰che facile que de refuser dŽ nitivement tout concours de ce passage

8
P. Aubenque, La loi chez Aristote, p. 154.
9
Ibid., p. 155.
10
On trouve dŽ jˆ une dŽ fense de cette interprŽ tation par J.J. Mulhern, MIA
MONON KATA FUSIN H ARISTH (EN 1135a5), dans: Phronesis, 17, 1972, pp. 260-
268, mais cette dŽ fense nÕest pas vraiment plausible sur le terrain proprement philologique,
car, comme chez P. Aubenque, les arguments avancŽ s rel vent en fait dÕune interprŽ -
tation philosophique prŽ alable Du reste, dans un article plus rŽ cent o il revient rapi-
dement sur ce texte, P. Aubenque admet avoir renoncŽ ˆ sa lecture distributive de pan-
taxoè (Cf. Aristote Ž tait-il communautariste?, dans: En torno a Aristoteles. Homenaje
al Profesor Pierre Aubenque, Univ. de Santiago de Compostella, 1998, pp. 31-43;
p. 43, n. 15).
ARISTOTE ET LA QUESTION DU DROIT NATUREL 227

de la RhŽ torique, sous prŽ texte que cette oeuvre ne serait, au fond, quÕun
simple recueil de recettes destinŽ es ˆ lÕorateur, sans rŽ elle implication
philosophique de son auteur? En n, la derni re di cultŽ est la plus impor-
tante: ce type dÕinterprŽ tation para”t oublier que dans notre texte de lÕEthique
ˆ Nicomaque, Aristote sÕoppose tr s explicitement aux sophistes qui nient
lÕexistence dÕun droit naturel indŽ pendant du droit positif:11 en interprŽ -
tant le droit naturel comme variant dÕune culture ˆ lÕautre, ne retombe-t-
on pas en e et dans une conception purement historiciste comme celle des
sophistes, quÕAristote rejette? P. Aubenque a dÕailleurs bien senti le prob-
l me puisquÕil reconna”t que le droit naturel doit  tre une norme imma-
nente inspirant dans leur diversitŽ la rŽ alitŽ des droits positifs .12 Mais est-
ce ˆ dire, comme lÕauteur le sugg re, que cette norme devrait  tre propre
ˆ chaque culture particuli re? Il nÕest pas sž r en e et quÕAristote aurait
soutenu une telle doctrine: lorsquÕau dŽ but de lÕEthique ˆ Nicomaque, il
sÕinterroge sur la fonction de lÕhomme comme tel, ne recherche-t-il pas
quelque chose comme une norme inhŽ rente ˆ la nature humaine comme
telle?
La seconde version de ce type dÕinterprŽ tation consiste surtout ˆ refuser
lÕidŽ e que le droit naturel serait un ensemble de r gles gŽ nŽ rales servant
de rŽ fŽ rence aux r gles particuli res du droit positif. Pour Leo Strauss, le
droit naturel serait lÕensemble toujours ouvert, et donc toujours variable,
des dŽ cisions justes concr tes prises selon les circonstances et les situa-
tions, alors que le droit positif serait lÕensemble des r gles indi Ž rentes ˆ

11
Je parle de sophistes pour respecter le pluriel de notre texte (Cf. 1134 b 24:
¤nÛoiw). Mais ˆ qui Aristote songe-t-il exactement? Sans pouvoir en apporter de preuve
externe, je pense quÕAristote devait surtout avoir en vue Protagoras (¤nÛoiw signi ant
alors Protagoras et ses disciples), et en particulier un passage du ThŽ Ž t te de Platon,
o Socrate lui attribue cette idŽ e: ÒCeux qui disent que la rŽ alitŽ est en translation
(ferom¡nh oésÛa), et que ce qui, ˆ chaque fois, semble ˆ chacun, cela est en e et pour
lui, ˆ qui cela semble, nous a rmions quÕils soutiennent sans rŽ ticence cette th se en
bien dÕautres cas, mais surtout dans le domaine du juste: leur idŽ e Ž tant principale-
ment que, ce quÕune citŽ institue (y°tai) parce que cÕest ce qui lui a semblŽ , cÕest cela
qui est juste en e et pour celle qui lÕa instituŽ, aussi longtemps que cÕest la loi Ž tablie
(177 c-d-trad. M. Narcy). On remarquera trois parall les assez frappants entre le texte
de Platon et celui dÕAristote: la question du mouvement est ˆ la base du refus pro-
tagorŽ en du droit naturel (ferom¡nh oésÛa chez Platon: kinhtñn chez Aristote); lÕutili-
sation du pluriel dans lÕattribution de ce refus (toçw l¡gontaw chez Platon: ¤nÛoiw chez
Aristote); la rŽ duction du droit ou du juste ˆ la seule loi ÔinstituŽ eÕ (y°tai chez Platon:
yÇntai chez Aristote, 1134 b 21). Pour un rapprochement supplŽmentaire entre notre
texte de lÕEN et le ThŽ Ž t te, voir ma note 18.
12
Ibid., p. 156.
228 PIERRE DESTRƒE

tout sens du juste.13 Poursuivant et radicalisant cette idŽ e, Bernard Yack


comprend le droit naturel aristotŽ licien comme une mani re de quali er
un acte ou une fa on dÕagir: elle serait naturelle pour autant quÕelle con-
cerne notre sens du juste en ce quÕil nous est ÔnaturelÕ.14 Ces auteurs ont
certainement raison, ˆ mon avis, dÕinsister sur la valeur que devaient
avoir, aux yeux dÕAristote, les mani res dÕagir et les actes concrets plut™t
que des r gles abstraites. Mais ici encore, dans la mesure o lÕon est ren-
voyŽ ˆ la particularitŽ des actes ou des dŽ cisions, on voit mal ce qui va
pouvoir distinguer exactement la position dÕAristote de la vision posi-
tiviste des sophistes quÕil condamne. Et dÕautre part, peut-on sŽ parer aussi
radicalement lÕensemble des droits positifs de celui des droits naturels
comme si le second nÕavait aucun rapport avec le premier? Sur ce point,
lÕobjection majeure quÕil faut adresser ˆ ces auteurs est le texte m me
dÕAristote: le droit naturel et le droit positif sont mfv kinhtŒ õmoÛvw (1134
b 32). Avec Richard BodŽ Ÿs,15 je pense que lÕon doit prendre au sŽ rieux
lÕinsistance de la lettre du texte: le droit naturel et le droit positif vari-
ent tous deux de pair dÕune mani re semblable . Aristote ne veut-il pas
suggŽ rer quÕil doit y avoir un certain lien entre ces deux types de droit?

Apr s avoir tr s rapidement exposŽ ces di Ž rentes interprŽ tations et leurs
di cultŽ s, je dois maintenant tenter de prŽ senter une lecture qui per-
mette de prendre en compte tout ˆ la fois lÕessentielle variabilitŽ du droit
naturel (contre le premier type dÕinterprŽ tation), et la tentative que fait ici
Aristote de sÕopposer au relativisme sophistique (contre le second type
dÕinterprŽ tation).
LÕintention dÕAristote, cÕest mon hypoth se de dŽ part, est de rŽ pondre
ˆ la sophistique: toutes les lois ne peuvent  tre du m me type que les
dŽ crets qui rel vent de dŽ cisions humaines parfaitement arbitraires comme
le fait de sacri er tel ou tel nombre de ch vres ou de brebis pour tel ou
tel sacri ce (cf. 1134 b 21-24). Il doit y avoir, a rme Aristote, sinon des
lois, du moins quelque chose comme un ÔdroitÕ (Aristote dit le ÔjusteÕ) qui
est naturel, cÕest-ˆ-dire non arbitraire. Je pense que cÕest lˆ que se situe
la di Ž rence entre le droit positif et le droit ÔnaturelÕ, sinon on ne com-
prendrait pas quÕAristote nÕhŽ site pas ˆ appeler ces droits positifs des

13
Cf. Droit naturel et histoire, Paris, Plon, 1954, pp. 173 et ss.
14
Cf. Natural right and AristotleÕs understanding of justice, dans: Political Theory,
18, 1990, pp. 216-237.
15
Cf. R. BodŽ Ÿs, Deux propositions aristotŽliciennes sur le droit naturel chez les
continentaux dÕAmŽ rique, dans: Revue de MŽ taphysique et de Morale, 1989, pp. 369-
389; p. 388.
ARISTOTE ET LA QUESTION DU DROIT NATUREL 229

droits humains (ŽnyrÅpina dÛkaia, -1135 a 4) qui sont non naturels


(tŒ m¯ fusik‹, -a 3). Traditionnellement, on interpr te cette proposition
comme si Aristote voulait dire par lˆ, a contrario, quÕil devrait y avoir
quelque chose comme un droit divin, cÕest-ˆ-dire que le doit ÔnaturelÕ
serait, ˆ lÕinstar du droit dÕenterrer ses morts que dŽ fend Antigone, un
droit de provenance divine. 16 Mais il est clair quÕAristote refuserait catŽ -
goriquement cette idŽ e dans la mesure o il rŽ p te que le sens de la jus-
tice ou du droit est le propre de lÕhomme, et que cÕest un ÔsentimentÕ que
ne partagent ni les dieux ni les animaux. 17 Aristote ne peut donc pas
vouloir dire que le droit naturel proviendrait des dieux, puisque ceux-ci
ne connaissent pas le droit; il veut simplement dire quÕil doit y avoir un
droit qui, dÕune mani re ou dÕune autre, semble ancrŽ dans une ÔnatureÕ
qui Ž choit ˆ lÕhomme ou qui sÕimpose ˆ lui: il doit y avoir un droit qui
ne dŽ pende pas, pas directement en tout cas, de la volontŽ du lŽ gislateur
comme cÕest le cas des dŽ crets, cÕest-ˆ-dire du droit positif. Ma lecture
est renforcŽ e par lÕanalogie avec la force du bras droit: CÕest la m me
distinction -(ˆ savoir celle entre le droit naturel et le droit positif ) - qui
sÕapplique dans dÕautres cas: en e et, le bras droit est par nature plus fort
(kreÛttvn), mais il est possible ˆ tout homme de devenir ambidextre
(1134 b 33-35). Cette analogie a deux sens. Elle vise tout dÕabord ˆ mon-
trer que dans dÕautres domaines, on peut Ž galement distinguer le naturel
du non-naturel par le crit re de la dŽ cision: tout homme peut dŽ cider
de devenir ambidextre, alors quÕil reste vrai quÕaucun homme ne peut dŽ ci-
der de nՐ tre pas naturellement droitier (Aristote ne reconna”t pas le cas
du gaucher naturel). DÕautre part, ce nÕest sans doute pas un hasard si
Aristote utilise lÕadjectif kreÛttvn qui renvoie ˆ lÕidŽ e de dænamiw Ž voquŽ e
un peu plus haut : le bras droit, sugg re Aristote, a partout, chez tout
homme, la plus grande force, tout comme le droit naturel doit avoir

16
Il est vrai quÕAristote, en RhŽ t., I, 13, se contente de citer les vers 455 et 456 de
lÕAntigone de Sophocle o cette provenance divine nÕest pas explicitement dite, mais
cÕest ce quÕon peut lire aux vers prŽ cŽ dents, 454-455: grapta kŽsfal° yeÇn nñmima.
17
Cf. surtout Politique, I, 2, 1252 b 34-1253 a 38: Aristote, il est vrai, dit seule-
ment, de mani re explicite, que les animaux nÕont pas de ÔsentimentÕ (aàsyhsiw ) du
juste et de lÕinjuste, car ils nÕont pas la parole. Mais dans la mesure o il ajoute que,
dÕune part, cÕest la communautŽ de tels ÔsentimentsÕ qui fait la famille et la citŽ , et
que, dÕautre part, ni lÕanimal sauvage ni le dieu ne vivent dans une citŽ , on peut en
conclure que cÕest la notion m me de justice en tant que valeur commune, partagŽ e
par une citŽ , qui nÕa aucun sens dans le cas dÕun dieu. Cf. aussi EN, X, 8, 1178 b 10-
12: Quelles sortes dÕactions attribuer aux dieux? Serait-ce les actions justes? Mais ne
leur donnerons-nous pas un aspect ridicule en les faisant contracter des engagements,
restituer des dŽ p™ts et autres choses semblables? .
230 PIERRE DESTRƒE

partout la m me force (1134 b 19: t¯n aét¯n dænamin), cÕest-ˆ-dire quÕil


jouit dÕune force non-arbitraire, pour ainsi dire, contrairement ˆ un sim-
ple dŽ cret qui nÕa de force que celle quÕon veut bien, ˆ tel endroit ou ˆ
tel moment, lui donner.
Aristote cherche donc bien ˆ dŽ nir un droit qui soit, dÕune mani re ou
dÕune autre, indŽ pendant dÕune dŽ cision humaine, qui soit ÔnaturelÕ en ce
sens. Mais est-ce ˆ dire quÕil faille en revenir ˆ une interprŽ tation platoni-
sante comme celle des commentateurs anciens? Certainement pas, si lÕon
veut rendre compte de lÕa rmation centrale de ce texte: Certes, chez les
dieux, (que le droit soit variable) nÕest sans doute jamais le cas, mais chez
nous autres hommes, m me sÕil existe un certain droit par nature, cepen-
dant tout droit est variable (28-30). Contrairement ˆ Platon qui rŽ p te
que la t‰che du philosophe, parent des dieux, est dÕimiter la divinitŽ qui
est le mod le du juste ou du droit,18 Aristote souligne la di Ž rence radi-
cale entre notre monde et celui des dieux. Alors quÕun droit divin serait
immuable (selon une hypoth se purement rhŽ torique ˆ laquelle Aristote
ne souscrit Ž videmment pas ) parce que les dieux, ou du moins le dieu
supr me, selon Aristote, est immobile, le droit dans le monde des hommes
o tout est sujet au changement, doit  tre Ž galement variable. Aristote,
rŽ pŽ tons-le, a rme donc vigoureuseument la variabilitŽ de tout droit, fž t-
il ÔnaturelÕ. Le probl me central quÕil faut rŽ soudre est donc le suivant:
comment concevoir quelque chose comme un droit ÔnaturelÕ, cÕest-ˆ-dire
un droit qui nÕest pas arbitraire et qui a une certaine force par lui-m me
sans pour autant  tre de type divin, cÕest-ˆ-dire totalement invariable? Il
me semble que la rŽ ponse en est implicitement donnŽ e dans la compara-
ison du feu: ce quÕAristote reproche ici aux sophistes, cÕest de refuser quÕil
y ait du droit naturel comme sÕil pouvait  tre comparable au feu qui brž le
pareillement en Gr ce et en Perse: certains estiment que tous les droits
sont de ce type -(ˆ savoir, du type des dŽ crets)-, parce que ce qui est par
nature est immuable et a partout la m me force comme le feu qui brž le
(de la m me mani re) ici et en Perse, alors quÕils constatent que les droits
sont variables (1134 b 24-27). Le cas du droit est en e et tr s di Ž rent

18
CÕest ce quÕon trouve tr s clairement a rmŽ dans le ThŽ Ž t te, en 176 a-c: CÕest
pourquoi aussi il faut essayer de fuir dÕici lˆ-bas le plus vite possible. Et la fuite, cÕest
se rendre semblable ˆ un dieu, cÕest devenir juste et pieux. . . . Un dieu nÕest injuste
dÕaucune fa on sous aucun aspect, mais enti rement juste, au plus haut degrŽ , et il nÕy
a rien qui lui soit plus semblable que celui dÕentre nous qui pourrait ˆ son tour devenir
le plus juste possible . LÕon pourrait peut-tre voir dans ces lignes a 28-30 de notre
texte de lÕEN, la rŽ plique dÕAristote ˆ ce texte de Platon (cela con rmerait en tout cas
lÕhypoth se que jÕai proposŽ e dans ma note 10).
ARISTOTE ET LA QUESTION DU DROIT NATUREL 231

de celui dÕun phŽ nom ne naturel comme le feu: pour le dire en un mot,
le droit, contrairement au feu, requiert notre interprŽ tation. Mais est-ce ˆ
dire alors que le droit devient le pur et simple fruit de notre dŽ cision?
CÕest ici, me semble-t-il, que rŽ side lÕoriginalitŽ de la position aristotŽ li-
cienne: il doit y avoir ce quÕon appelle traditionnellement un droit
ÔnaturelÕ dont la force est partout la m me et qui ne dŽ pend pas de nos
dŽ cisions, comme lÕest la force du bras droit; et pourtant, contrairement
au feu, ce droit est essentiellement variable dans la mesure o il est sujet
ˆ de multiples interprŽ tations. Comment comprendre plus prŽ cisŽ ment cet
apparent paradoxe?
CÕest maintenant que nous devons rapprocher de notre texte le passage
dŽ jˆ citŽ de la RhŽ torique. Comme je lÕai dit, les tenants de lÕinterprŽ ta-
tion de type historiciste refusent dÕaccorder un vŽ ritable crŽ dit ˆ ce pas-
sage dans la mesure o Aristote ne ferait que rapporter une distinction
communŽ ment admise sans la faire sienne. Mais Aristote lui-m me nous
renvoie ˆ cette mani re courante de voir lorsquÕil Ž crit, dans notre texte
de lÕEthique ˆ Nicomaque, que parmi les r gles de droit qui peuvent  tre
autrement, on voit clairement quelle sorte de droit est par nature et quelle
sorte de droit ne lÕest pas mais est lŽ gal et par convention, quoiquÕils va-
rient tous deux de pair dÕune mani re semblable (1134 b 30-33: poÝon d¢
fæsei tÇn ¤ndexom¡nvn kaÜ llvw ¦xein, kaÜ poÝon oë ŽllŒ nomikòn kaÜ suny®kú,
eàper mfv kinhtŒ õmoÛvw, d°lon. KaÜ ¤pÜ tÇn llvn õ aétòw rmñsei di-
orismñw ktl.). Il nÕest pas anodin de noter que Joachim, suivi par Gauthier-
Jolif, a voulu modi er la ponctuation traditionnelle de ce passage; il
propose de placer un point dÕinterrogation apr s kinhtŒ õmoÛvw, et donc de
faire porter d°lon sur la proposition suivante, ce qui donne, dans la tra-
duction de Gauthier-Jolif: Parmi toutes ces r gles qui pourraient  tre
autres quÕelles sont, lesquelles tiennent ˆ la nature des choses, lesquelles
nÕy tiennent pas mais sont seulement conventionnelles et le fruit dÕun
accord commun, si les unes et les autres sont de la m me fa on sujettes
au changement? Ce qui est bien clair, du moins, cÕest que la m me dis-
tinction est valable aussi dans les autres domaines . . . . Avec ce nouveau
dŽ coupage, Joachim et Gauthier-Jolif veulent nous faire comprendre
quÕAristote ne sÕexplique pas justement pas clairement sur cette distinc-
tion entre un droit positif et un droit naturel, mais quÕil sÕen poserait bien
plut™t la question. 19 Le probl me cependant est quÕaucun commentateur
grec ancien ne fait cette lecture et que Gauthier-Jolif ont dž subreptice-

19
Cf. H.H. Joachim, Aristotle, The Nicomachean Ethics, Oxford, 1951, p. 156;
Gauthier-Jolif, Aristote. LÕEthique ˆ Nicomaque, II, 2, p. 395.
232 PIERRE DESTRƒE

ment ajouter un du moins , nŽ cessaire en e et pour le sens voulu, mais


qui nÕa aucun Ž quivalent dans nos manuscrits du texte grec Certes, si lÕon
sÕen tient ˆ notre texte de lÕEthique ˆ Nicomaque, Joachim et Gauthier-
Jolif ont bien vu quÕici du moins, Aristote ne sÕexplique pas sur cette dis-
tinction entre droit ÔnaturelÕ et droit positif dans la mesure o il ne nous
donne en e et aucun exemple prŽ cis de droit ÔnaturelÕ. Il nÕy a d s lors
quÕune seule solution si lÕon veut maintenir la ponctuation traditionnelle:
en rŽ alitŽ , sÕil ne sÕen explique pas ici et sÕil ne nous en donne pas dÕex-
emple, cÕest quÕAristote admet comme une Ž vidence (d°lon) cette di
Ž rentiation que les Grecs faisaient communŽ ment entre un droit ÔnaturelÕ
et un droit positif, et il se trouve que le seul texte plus explicite dÕAristote
que nous ayons sur cette distinction courante est prŽ cisŽ ment ce passage
de la RhŽ torique.
Maintenant, le probl me est donner un sens proprement aristotŽ licien ˆ
cette distinction communŽ ment admise. JÕai dŽ jˆ dit que de nombreux
interpr tes ne prenaient pas ce texte de la RhŽ torique en compte, au moins
pour la raison quÕAristote aurait certainement refusŽ comme exemple de
droit naturel lÕinterdiction de tuer tout  tre vivant: sÕil nÕy a, pour Aristote,
aucune amitiŽ possible entre un homme et un cheval ou un boeuf, car il
nÕy a rien de commun entre eux, Ž tant donnŽ que seul lÕhomme peut
Ž prouver et dire le droit (cf. EN, VIII, 1161 b 2-8), il nÕy a pas de raison
morale de se priver de tuer et de manger un animal.20 Par contre, le dŽ but
de ce passage de la RhŽ torique nÕo re aucune surprise au lecteur de lÕEthique
ˆ Nicomaque: Par loi, jÕentends dÕune part la loi particuli re, de lÕautre
la loi commune. Par loi particuli re, jÕentends celle qui, pour chaque peu-
ple a Ž tŽ dŽ nie relativement ˆ lui, et cette loi peut  tre non Ž crite ou
Ž crite; par loi commune, celle qui est par nature (I, 13, 1373 b 4-6). Par
delˆ le vocabulaire, il y a en e et accord sur lÕessentiel: ici la loi naturelle
est commune ˆ tous les hommes et indŽ pendante dÕun contrat; lˆ, le droit
naturel a la m me force partout et nÕest pas lÕobjet dÕune convention. Mais
la RhŽ torique exprime plus clairement ce qui restait implicite dans
lÕEthique ˆ Nicomaque: Car ce que tous les hommes devinent (manteæontai),
cÕest le droit commun par nature (fæsei koinòn dÛkaion) et le non-droit
m me quand il nÕexiste entre eux aucune communautŽ dÕintŽ r t ni aucune
convention (1373 b 5-9). Voilˆ, me semble-t-il, ce qui permet dÕexpli-

20
Il y a m me un passage dans la Politique o Aristote prend expressŽ ment le con-
trepied dÕEmpŽ docle, en a rmant que la chasse, la consommation et lÕutilisation des
peaux et des os des animaux sont un mode ÔnaturelÕ dÕacquisition et rel vent dÕun
Ôdroit naturelÕ (Cf. I, 8, 1256 b 15-26).
ARISTOTE ET LA QUESTION DU DROIT NATUREL 233

quer le sens, sinon Ž nigmatique, de cette idŽ e que le droit ÔnaturelÕ a


partout la m me force, comme chez tous les hommes le bras droit a plus
de force que le gauche: le droit naturel est comme une exigence qui sÕim-
pose ˆ la pensŽ e ou au sentiment d s que lÕon sÕinterroge sur ce quÕil est
juste ou injuste de faire. Mais cela ne veut pas dire quÕil y ait des lois
immuables: prŽ cisŽ ment, comme le sugg re le verbe manteæesyai, il sÕagit
dÕinterprŽ ter ces exigences, comme le devin (m‹ntiw) doit interprŽ ter les
signes ou les r ves. La plupart des commentateurs ont le tort de croire
que les exemples dÕAntigone et dÕEmpŽ docle seraient, dans lÕesprit
dÕAristote, des exemples de lois naturelles immuables: ce ne sont juste-
ment que des exemples dÕinterprŽ tation du droit ÔnaturelÕ quÕAristote en
e et ne reprend pas, comme tels, ˆ son compte. SÕil est di cile dÕima-
giner ce quÕAristote a pu penser de lÕexemple dÕAntigone, il est aisŽ en
revanche de sÕen faire une idŽ e prŽ cise ˆ propos dÕEmpŽ docle: son inter-
diction de tuer tout  tre vivant nÕest quÕune interprŽ tation, sž rement pas
la meilleure, de lÕinterdit plus gŽ nŽ ral de tuer. Tel est donc le sens que je
propose de la variabilitŽ du droit naturel: il nÕest que lÕinterprŽ tation, vari-
able selon les cultures et les Ž poques, dÕun pressentiment qui sÕimpose ˆ
notre esprit.
Mais alors, me dira-t-on, ne serait-ce pas lˆ une autre mani re de
retomber dans lÕhistoricisme du second type dÕinterprŽ tation? CÕest la
derni re proposition de notre texte de lÕEthique ˆ Nicomaque qui est dŽ ci-
sive: tout se passe en e et comme si Aristote lui-m me avait senti cette
di cultŽ , et quÕil y rŽ pondait en ajoutant, in ne: mais il nÕy a quÕun
seul (rŽ gime politique) qui soit partout le meilleur (1135 a 5: ŽllŒ mÛa
mñnon pantaxoè katŒ fæsin ² ŽrÛsth).21 Comme je lÕai dŽ jˆ rappelŽ , lÕin-
terprŽ tation historiciste a dž , pour la cohŽ rence de son propos, donner un
sens distributif ˆ lÕadverbe pantaxoè; jÕai donnŽ plus haut trois raisons de
refuser cette lecture. En voici une quatri me, plus gŽ nŽ rale: dans la Politique,
Aristote revient ˆ de nombreuses reprises sur ce th me dÕun rŽ gime par-
fait ou le meilleur, et de plus en plus nombreux sont aujourdÕhui les inter-
pr tes qui pensent, avec raison selon moi, quÕil est impossible de relŽ guer
ces nombreux textes dans une pŽ riode soi-disant platonicienne du
philosophe. 22 Je nÕai pas le temps, dans le cadre de cette br ve Ž tude, de

21
On notera lÕinsistance dÕAristote qui se marque par lÕutilisation dÕune conjonc-
tion dÕopposition forte, ainsi que par lÕallitŽ ration qui appuie davantage encore la mise
en Ž vidence de lÕidŽ e dÕunicitŽ.
22
Cf. ˆ titre paradigmatique, P. Pellegrin, La ÔPolitiqueÕ dÕAristote: unitŽ et frac-
tures. Eloge de la lecture sommaire, dans: Revue Philosophique de la France et de
lÕEtranger, 1987, pp. 129-159.
234 PIERRE DESTRƒE

dŽ ployer toutes les implications de cette doctrine, mais il me semble que


lÕon peut tr s rapidement en voir le sens ici, dans le cadre du droit naturel.
Le mŽ rite dÕAristote est de reconna”tre la pluralitŽ des interprŽ tations
du droit naturel: tous les hommes ont un pressentiment de lÕinterdit du
meurtre, mais lÕon peut interprŽ ter di Ž remment cet interdit. Cependant,
cela ne veut pas dire quÕil nÕy aurait pas dÕinterprŽ tations meilleures que
dÕautres: le tort de la sophistique est justement de ne pas vouloir recon-
na”tre ce point DÕo cette derni re proposition dÕAristote: certes, il y a
des rŽ gimes di Ž rents et donc des interprŽ tations di Ž rentes de ce que la
RhŽ torique appelle le pressentiment dÕun droit ÔnaturelÕ commun; nŽ an-
moins il doit bien y avoir un rŽ gime meilleur que les autres qui nous
permette dÕapprŽ cier la justesse de ces interprŽ tations. Il ne faudrait nŽ an-
moins pas croire quÕAristote retombe ici dans le platonisme: ce meilleur
rŽ gime nÕest pas celui quÕil faut absolument rŽ aliser, mais bien plut™t comme
lÕidŽ al, ou la norme immanente pour reprendre lÕexpression dÕAubenque,
des rŽ gimes existants. Ce quÕAristote dŽ sire faire en mati re de politique,
ce nÕest pas tant crŽ er une nouvelle citŽ , comme le voulait Platon, que
tenter de rŽ former les rŽ gimes existants. DÕo lÕutilisation de ce pantaxoè
encore ici: cette idŽ e dÕun rŽ gime parfait doit nous servir partout, dans
tous les rŽ gimes existants, dÕidŽ al rŽ gulateur, de norme immanente pour
les rŽ former. En n, Aristote appelle ce rŽ gime parfait un rŽ gime ÔnaturelÕ:
cÕest quÕil est le seul ˆ rŽ pondre de la ÔnatureÕ humaine comme telle, cÕest
quÕil est lÕidŽ al qui seul permet ˆ la ÔnatureÕ humaine de se rŽ aliser, cÕest-
ˆ-dire dÕatteindre ˆ lÕeudaimonia ou le bien-vivre qui est fondamentale-
ment un bien-vivre ensemble.23 DÕo lÕinclusion du droit ÔnaturelÕ dans le
politique: cÕest dans la polis, dans une communautŽ politique que lÕhomme
peut se rŽ aliser en tant quÕhomme, et cÕest dans un certain rŽ gime quÕil
peut interprŽ ter ce pressentiment du droit; et ce nÕest que dans la meilleure
polis ou la meilleure politeia quÕil pourra donner la meilleure interprŽ ta-
tion de ce droit quÕAristote appelle ÔnaturelÕ en ce sens que nous en avons
tous, dÕune mani re ou dÕune autre, le pressentiment.
Pour  tre complet, il me reste encore, de notre texte de lÕEthique ˆ
Nicomaque, ˆ commenter deux phrases qui me permettront tout ˆ la fois
de prŽ ciser le sens de la thŽ orie aristotŽ licienne du droit, telle que je la
comprends, et de rŽ pondre aux lectures de Strauss et de B. Yack. Ceux-
ci estiment, je le rŽ p te, que le droit positif est purement conventionnel et
nÕa aucun rapport avec le droit naturel qui, seul, a vŽ ritablement valeur

23
Sur cette question, cf. P. Rodrigo, DÕune excellente constitution. Notes sur la
politeia chez Aristote, dans: Revue de Philosophie Ancienne, 5, 1987, pp. 71-93.
ARISTOTE ET LA QUESTION DU DROIT NATUREL 235

de justice ou de droit. La premi re phrase est lÕexemple des mesures de


vin ou de blŽ (qui) ne sont pas partout Ž gales, mais sont plus grandes dans
le commerce en gros et plus petites dans le commerce de dŽ tail (1135 a
1-3). Certes, cet exemple nÕa aucune valeur de droit, comme le note bien
B. Yack, mais cÕest pour la raison quÕil nÕest pas, ˆ proprement parler, un
exemple de droit positif, mais une simple analogie: il en est de la varia-
bilitŽ du droit positif comme de celle des unitŽ s de mesure qui di  rent
dÕun endroit ˆ lÕautre selon lÕutilitŽ recherchŽ e. Cette interprŽ tation sÕim-
pose, me semble-t-il, ˆ partir de la seconde phrase que jÕai dŽ jˆ citŽ e, mais
sans la commenter: le droit naturel et le droit positif varient tous deux
de pair dÕune mani re semblable (1134 b 32). Comme je lÕai dŽ jˆ sug-
gŽ rŽ , il me semble que cette petite phrase ruine le sens gŽ nŽ ral de lÕin-
terprŽ tation de Strauss et de Yack, puisquÕAristote y a rme clairement
quÕil doit y avoir un lien entre ces deux types de droits. Le seul probl me
est bien sž r de comprendre exactement ce lien dont Aristote, en e et, ne
dit rien. On peut nŽ anmoins tenter la reconstruction suivante ˆ propos
de lÕexemple du sacri ce. Dans la mesure o tous les hommes ont le
pressentiment de la divinitŽ (m‹nteia perÜ tòn yeñn),24 comme Aristote
lÕa rme dans le De caelo (II, 1, 284 b 3), tous les hommes ont sans doute
aussi le pressentiment quÕils doivent o rir des sacri ces aux dieux. Mais
si ce pressentiment est ÔnaturelÕ, cÕest-ˆ-dire commun ˆ tous les hommes,
pour reprendre le vocabulaire de la RhŽ torique, ou, pour le dire dans les
termes de lÕEthique ˆ Nicomaque, sÕil sÕimpose partout et avec la m me
ÔforceÕ que celle de notre bras droit, il nÕen reste pas moins que lÕinter-
prŽ tation de ce droit est essentiellement variable: il existe, de fait, diverses
interprŽ tations de ce quÕil faut sacri er aux dieux. 25 Comme Aristote le
rapporte dans un passage de la Politique, on peut interprŽ ter le Ôpressen-
timentÕ de ce devoir ou de ce droit sacri ciel dans le sens dÕun sacri ce
dՐ tres humains: une interprŽ tation quÕil faut bien sž r rejeter pour la rai-
son que lÕhomme ne peut  tre un gibier appropriŽ ˆ cet usage (Cf. VII,
2, 1324 b 39-41) Dans ce passage, il est vrai quÕAristote ne sugg re
quÕune explication somme toute tr s culturelle: comme le sacri ce con-
sistait, en Gr ce, ˆ ne brž ler en lÕhonneur des dieux que les os et la graisse
pour laisser aux pr tres ou ˆ lÕassemblŽ e le loisir de consommer les chairs,

24
CÕest avec Simplicius (qui Ž crit en paraphrase yeÝon, Cf. Comm. ad loc.) que je
traduis par divinitŽ , plut™t que par dieu . Le ms. E porte dÕailleurs la correction
yeÇn qui sÕaccorderait en e et mieux au contexte.
25
Je reprends sur ce point lÕinterprŽtation de R. BodŽ Ÿs, dans: Aristote et la thŽ olo-
gie des vivants immortels, Paris/Saint-Laurent, Les Belles Lettres/Bellarmin, 1992,
p. 218.
236 PIERRE DESTRƒE

il ne saurait  tre question, ˆ moins de pratiquer lÕanthropophagie, de


sacri er des  tres humains. Mais lÕon peut aisŽ ment reconstruire, ˆ partir
dÕautres textes, ce quÕAristote aurait pu Ž galement dire contre de telles
pratiques: sÕil est vrai que seul lÕhomme ÔheureuxÕ est ÔaimŽ des dieuxÕ
(Cf. E.N., X, 9, 1179 a 24 et 30), il serait contradictoire au sens m me
du sacri ce qui est une o rande ˆ un dieu, de lui sacri er un homme dont
le propre est de rechercher le bonheur et donc la reconnaissance des dieux.
Sans nul doute, une meilleure interprŽ tation de ce droit ÔnaturelÕ consis-
tera ˆ parler dÕun droit de sacri er des animaux dont Aristote rŽ p te quÕils
ne sauraient avoir acc s au bonheur, et lÕon rejoint ainsi lÕidŽ e formulŽ e
ailleurs dans la Politique (Cf. I, 8, 1256 b 15-26) dÕun droit ÔnaturelÕ ˆ la
chasse et ˆ la consommation des animaux. Mais le probl me est alors de
savoir quels animaux et en quel nombre: on passe au domaine du droit
positif. Dans notre texte de lÕEthique ˆ Nicomaque, Aristote dit clairement
que le choix de ch vres ou de moutons est parfaitement indi Ž rent, mais
quÕil faut le respecter, lorsque le lŽ gislateur en a dŽ cidŽ , par Ž gard pour
la communautŽ et la tradition. Est-ce ˆ dire cependant, comme le prŽ ten-
dent Strauss et Yack, que le droit positif nÕa rien ˆ voir avec le droit
naturel et nÕa donc aucune valeur de droit? Mais si ce choix particulier
est, au dŽ part, indi Ž rent du point de vue de sa valeur de droit, il ne
saurait en aller de m me quant ˆ la possibilitŽ de ce choix; il est peut-
 tre indi Ž rent de sacri er des ch vres ou des moutons, mais la limite de
ce choix ne lÕest pas: on ne peut choisir de sacri er un  tre humain Il
faut donc dire quÕil y a bel et bien un lien de fondation entre le droit
naturel et le droit positif: le droit naturel est le cadre dans lequel peut
exister le droit positif. 26

26
Le texte de cette Ž tude Ž tait achevŽ lorsque Richard BodŽ Ÿs mÕa fait parvenir
son dernier article (The Natural Foundation of Right and Aristotelian Philosophy, dans:
Action and Contemplation. Studies in the Moral and Political Thought of Aristotle, ed.
by R. Bertlett and S. Collins, SUNY Press, 1999, pp. 69-103), o il partage avec
Strauss et Yack lÕidŽ e quÕon ne trouve pas, chez Aristote, la tentative de fonder le
droit positif par un droit naturel qui lui serait antŽ rieur. R. BodŽ Ÿs dŽ fend essentielle-
ment deux th ses ˆ propos des textes que jÕai Ž tudiŽ s: dans notre passage de lÕEthique
ˆ Nicomaque, ÔnaturelÕ serait le quali catif qui conviendrait ˆ toute disposition de droit
positif permettant de rŽ aliser le bien commun dÕune citŽ ayant tel ou tel rŽ gime poli-
tique (ce qui implique quÕune disposition ÔnaturelleÕ puisse  tre mauvaise si le rŽ gime
est mauvais); dans le passage de la RhŽ torique, par contre, Aristote aurait seulement
en vue quelque chose comme un vague sentiment de ce que doit  tre une r gle juste,
cÕest-ˆ-dire permettant de rŽ aliser le bien dÕune citŽ . Mes deux point de divergence
portent moins sur le dŽ tail des analyses (dont certaines vont dans le m me sens que
celles que jÕai proposŽes) que sur leur portŽ e philosophique: dÕune part, il me semble
ARISTOTE ET LA QUESTION DU DROIT NATUREL 237

En n, il resterait ˆ rŽ pondre aux deux questions essentielles dont je suis


parti. Une question dÕordre historique: Aristote peut-il  tre lŽ gitimement
considŽ rŽ comme lÕanc tre, voire comme le p re de notre comprŽ hension
contemporaine du droit naturel comme Droits de lÕHomme? Et une ques-
tion dÕordre philosophique: QuÕest-ce que cette thŽ orie dÕAristote, telle que
jÕai proposŽ de la comprendre, peut encore nous apporter aujourdÕhui? Je
rŽ pondrai ici tr s bri vement.
A la premi re question, il me semble quÕil faut donner une rŽ ponse plus
nuancŽ e que celle par oui que lÕon donnait traditionnellement ou par non
que donnent les commentateurs que jÕai appelŽ s ÔhistoricistesÕ. Contre ces
derniers, il faut rŽ pondre quÕAristote est bien le premier penseur dÕun droit
ÔnaturelÕ dont les multiples interprŽ tations renvoyent toujours, pour  tre
Ž valuŽ es, ˆ lÕhomme lui-m me: sans doute pas ˆ une Ônature humaineÕ,
comme les Jusnaturalistes modernes le croyaient (au sens dÕune nature
crŽ Ž e par Dieu), mais ˆ ce que nous appellerions, apr s Aristote, une exi-
gence de bonheur (Aristote parle du ÔdŽ sirÕ de bonheur que ressent tout
homme). On lÕa vu dans les exemples de droit ÔnaturelÕ que jÕai donnŽ s
ˆ partir dÕAristote: cÕest cette notion de bonheur humain qui fonctionne
comme mesure ultime du droit ÔnaturelÕ. Certes, il y a bel et bien varia-
tion des interprŽ tations du droit ÔnaturelÕ, reconna”t Aristote, mais il doit
y avoir de meilleures interprŽ tations que dÕautres: les meilleures Ž tant
celles qui reposent ou qui rŽ pondent le mieux ˆ cette exigence de bonheur
qui est, comme le rŽ p te Aristote, le point de dŽ part ˆ la fois de toute
philosophie pratique et de toute philosophie thŽ orique. Mais il faut aus-
sit™t rŽ pondre par la nŽ gative ˆ notre question, contre donc lÕinterprŽ ta-
tion traditionnelle, si lÕon veut respecter, comme je lÕai dit au dŽ but de
mon Ž tude, une doctrine non moins centrale dÕAristote, ˆ savoir lÕinscrip-
tion de lՎ thique dans le politique: alors que nos Droits de lÕHomme sont
fonci rement apolitiques comme le sont aussi bien la Loi Divine de
Thomas dÕAquin ou le Droit Naturel des philosophes modernes, Aristote

que si lÕon refuse de considŽ rer le droit ÔnaturelÕ comme constituant, sinon la fonda-
tion, du moins, comme je lÕai proposŽ , le cadre du droit positif, on ne voit pas tr s
bien quel pourrait alors  tre le lien entre ces deux types de droits (cf. lÕexpression cru-
ciale mfv kinhtŒ õmoÛvw sur laquelle R. B. a lui-m me, dans un article prŽ cŽ dent (cf.
ma note 15), attirŽ mon attention ); dÕautre part, en omettant de citer et de commenter
la derni re proposition de notre texte de lÕEN, R. B. sÕinterdit de voir quÕil doit y
avoir, pour sÕopposer ˆ la sophistique, quelque chose comme une Ԏ chelleÕ ou une gra-
dation possible de ce que jÕai appelŽ des interprŽ tations di Ž rentes de ce Ôvague sen-
timentÕ de tel ou tel droit ÔnaturelÕ.
238 PIERRE DESTRƒE

soutient au contraire quÕil ne peut y avoir de droit ÔnaturelÕ en dehors du


politique. Comme lÕont bien vu des auteurs comme MacIntyre, Aristote
aurait sž rement dit que nos Droits de lÕHomme ne peuvent  tre quÕune
interprŽ tation ˆ lÕintŽ rieur dÕun certain rŽ gime politique et dÕune certaine
culture.
Or, cÕest sur ce point, je pense, quÕAristote peut encore aujourdÕhui
nous donner mati re ˆ penser: si nos Droits de lÕHomme sont une inter-
prŽ tation du droit naturel, et non un droit naturel immuable comme a prŽ -
tendu lՐ tre la Loi Divine, ils devraient toujours rester perfectibles. On a
lÕimpression, aujourdÕhui, que nos Droits de lÕHomme reprŽ sentent en
quelque sorte la n de lÕhistoire du droit naturel comme dÕailleurs, paral-
l lement, que la dŽ mocratie parlementaire serait, sans discussion possible,
le rŽ gime parfait. Aristote aurait Ž tŽ beaucoup plus prudent et nous aurait
forcŽ s ˆ ne pas cesser de nous demander sÕils correspondent bien ˆ ce que
lÕhomme pense  tre la rŽ alisation de sa ÔnatureÕ propre quÕest le ÔbonheurÕ
ou la Ôvie rŽ ussieÕ: en ce sens, lÕexigence de bonheur est un point de
dŽ part, -cÕest le seul point de dŽ part qui nous est ÔnaturelÕ-, mais le bon-
heur nÕest jamais tant un point dÕarrivŽ e que ce quÕon pourrait appeler un
Ôhorizon de sensÕ, -ce quÕAristote exprimait en disant quÕon ne peut dire
dÕun homme quÕil est vraiment heureux tant quÕil vit encore. Bref, Aristote
devrait peut- tre nous rappeler quÕavec le droit naturel ou avec nos Droits
de lÕHomme, nous nÕen aurons jamais ni, car ce droit naturel ne peut
que rester un Ôhorizon de sensÕ jamais tout ˆ fait atteint si lÕon veut
respecter cette exigence de bonheur que lÕon ne pourra jamais, sous peine
de tomber dans le dogmatisme, parfaitement Ž lucider.

Appendice: Traduction de E.N., V, 10, 1134 b 18-1135 a 5:

Du droit politique, il y a dÕune part le droit (= to dikaion) naturel et dÕautre part le


droit lŽ gal: est naturel celui qui a partout la m me force et ne dŽ pend pas de notre
opinion; est lŽ gal celui qui au dŽ part peut  tre indi Ž remment ceci ou cela, mais qui,
une fois Ž tabli (yÇntai), sÕimpose: par exemple, que la ran on dÕun prisonnier est
dÕune mine, ou quÕon sacri e une ch vre et non deux moutons, ainsi que toutes les
dispositions lŽ gislatives particuli res, comme le sacri ce en lÕhonneur de Brasidas, et
les dŽ crets. Certains estiment que toutes les r gles de droit (= ta dikaia) sont de ce
type, parce que ce qui est par nature est immuable et a partout la m me force comme
le feu qui brž le (de la m me mani re) ici et en Perse, alors quÕils constatent que les
r gles de droit sont variables: cela est vrai en un certain sens, mais pas de mani re
absolue. Certes, chez les dieux, (que le droit soit variable) nÕest sans doute jamais le
ARISTOTE ET LA QUESTION DU DROIT NATUREL 239

cas, mais chez nous autres hommes, m me sÕil existe un certain droit par nature,
cependant tout droit est variable: mais il y a bel et bien un droit qui est par nature et
un droit qui nÕest pas par nature.
Parmi les r gles de droit qui peuvent  tre autrement (= qui sont variables), on voit
clairement quelle sorte de droit est par nature et quelle sorte de droit ne lÕest pas mais
est lŽ gal et par convention, quoiquÕils varient tous deux de pair dÕune mani re sem-
blable (mfv kinhtŒ õmoÛvw). CÕest la m me distinction (= entre le droit naturel et le
droit positif ) qui sÕapplique dans dÕautres cas: en e et, dÕune part, le bras droit est
par nature plus fort, mais il est possible ˆ tout homme de devenir ambidextre, tandis
que, dÕautre part, les r gles de droit (lŽ gal) qui dŽ pendent dÕune convention et de lÕu-
tilitŽ sont semblables ˆ des unitŽ s de mesure: les mesures de vin ou de blŽ ne sont
pas partout Ž gales, mais sont plus grandes dans le commerce en gros et plus petites
dans le commerce au dŽ tail. De la m me mani re, les r gles de droit qui ne sont pas
naturelles mais humaines ne sont pas partout les m mes, puisque les rŽ gimes poli-
tiques ne sont pas non plus (les m mes partout), mais il nÕy a quÕun seul (rŽ gime poli-
tique) qui soit partout le meilleur. .

Univ. cath. de Louvain


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1348 LOUVAIN-LA-NEUVE (Belgium)

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