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χώρα • REAM, Dualismes, p.

21‑29

Les origines du dualisme mazdéen

Jean Kellens
(Collège de France)

Abstract. The discussions about the origin of mazdean dualism are concentrated
upon the interpretation of the Gathic stanza Y30.3 which opposes two mental
powers called mainiiu and usually translated by «spirit». The divergence of the
understandings led to a controversy on the nature of this dualistic opposition : is
it philosophical, cosmic or religious ? Do these various distinctions remain relevant
now we know that this stanza is not a piece of a sermon, but of a liturgical
recitative ?

Le manuscrit avestique offert en 1718 par un Parsi à un marchand anglais


mit cinq ans à atteindre Oxford. En 1723, il signalait à l’Europe savante que
le livre réputé de Zoroastre (Zarathushtra) n’était pas perdu, dans la ville
même où, quelques années auparavant (1700), Thomas Hyde avait entrepris
de compiler ce qui était connu de la religion préislamique de l’Iran tout en
tranchant une question d’importance pour la théologie chrétienne 1. Fallait‑il
considérer Zarathushtra comme un prophète positif, qui avait reçu quelques
lumières de la révélation monothéiste, ou comme un hérétique qui avait
scindé l’unité divine en deux forces contraires, l’une bonne, l’autre mauvaise,
Ormazd et Ahriman – une doctrine que Hyde allait définir en forgeant le
mot latin dualismus ? Quelle que soit l’ampleur de son érudition classique,
teintée des premières lueurs de l’orientalisme naissant, Hyde est privé de
l’accès aux documents originaux. C’est donc en discutant des enseignements
de l’Avesta sans posséder le livre, comme Friedrich Spiegel ironisera en 1880,
qu’il croit pouvoir conclure que Zarathushtra était un prophète comparable
à Abraham, qui sut préserver pour un temps son peuple de la dégénérescence

1. T. Hyde, Historia religionis veterum Persarum eorumque Magorum, Oxford, 1700.


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polythéiste. Son dualisme incontestable est sans portée, car il n’est pas religieux,
mais philosophique en ce qu’il fonde une éthique du comportement qui exige
le discernement entre le bien et le mal et est soumis à la rétribution posthume.
En quoi la connaissance directe de l’Avesta, dont Anquetil‑Duperron
dépose plusieurs manuscrits à la Bibliothèque du roi le 15 mai 1762, a‑t‑elle
changé la perception du problème théologique ? Le premier déchiffrement
de ces textes a paru justifier le vieux débat sur le système religieux mazdéen,
car ce système semble varier selon les livres constitutifs et, dans chaque
cas,  épouser des contours flous. Les Yashts témoignent d’un polythéisme
soigneusement hiérarchisé, le cœur du Yasna d’un monothéisme indécis qui
montre Ahura Mazdâ comme un dieu unique entouré d’abstractions divinisées.
Les notations dualistes sont disséminées dans l’ensemble des textes, mais se
font plus insistantes dans le Vidêvdâd. En réalité, la situation est encore plus
trouble. Sous l’apparence d’une collection de cinq livres indépendants, l’Avesta
est en fait la juxtaposition de deux liturgies distinctes. La première est le
récitatif unitaire d’un long sacrifice qui associait, dans sa version maximale,
les trois livres Yasna, Visprad et Vidêvdâd ; la seconde est une anthologie qui
recueille, d’une part, les hymnes sacrificiels pour les dieux autres qu’Ahura
Mazdâ (Yashts), d’autre part, quelques liturgies privées ou saisonnières (Xorda
Avesta). L’association liturgique du livre «monothéiste» (Yasna) et du livre
«dualiste» (Vidêvdâd) est une variante bien répertoriée et nous avons le
témoignage de celle, ancienne, mais tombée en désuétude, du Yasna et des
Yashts «polythéistes».
Le premier philologue à qui le développement de la grammaire comparée
indo‑européenne et, plus spécifiquement, indo‑iranienne ait permis de com­
prendre suffisamment l’Avesta pour tenter une analyse rigoureuse de son
système religieux est l’Allemand Martin Haug2. Aux alentours de 1860, il
lui apparut que le corpus métrique qui occupe les chapitres 28 à 34, 43 à 51
et 53 du Yasna (72 chapitres), les Gâthâs ou «Chants», présentait une triple
singularité : 1. leur langue est nettement plus archaïque que celle du reste du
corpus ; 2. Zarathushtra n’y fait pas figure de héros légendaire, mais de
personnage réel ; 3. elles ne mentionnent jamais d’autre nom divin que celui
d’Ahura Mazdâ. C’est sur la base de ces trois observations que Haug établit
une chronologie des diverses expressions religieuses du mazdéisme. Puisque
l’Avesta commence par les Gâthâs, le mazdéisme commence par le monothéisme.
Celui‑ci est l’œuvre d’une personnalité historique, Zarathushtra, et ses disciples
l’ont laissé «se détériorer» soit en dualisme, soit en polythéisme hiérarchisé.
Haug ne peut cependant éluder le fait qu’il existe des rapports immédiats
entre le monothéisme des origines et le dualisme, puisque ce sont les Gâthâs

2. M. Haug, Essays on the sacred language, Writings and Religion of the Parsees,
London, Trübner & co, 18782.
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elles‑mêmes qui semblent esquisser la théorie des deux forces antagonistes


dans une strophe (Y30.3) que Haug traduit ainsi : «In the beginning, there
was a pair of twins, two spirits, each of peculiar activity ; these are the good
and the base, in thought, word and deed. Choose one of there two spirits !
Be good, not base !» (p. 149). Haug est ainsi amené à reproduire l’interprétation
de Hyde en présentant le monothéisme comme la théologie de Zarathushtra
et le dualisme comme sa philosophie. Ayant pris conscience de l’unité de la
personne divine, le prophète s’est trouvé contraint d’expliquer comment la
création d’un être parfait pouvait être imparfaite. Il l’a fait philosophiquement,
en supposant l’existence de deux causes primordiales inhérentes à l’homme
et à Dieu lui‑même. Appelées mainiiu‑, «esprit», elles sont des forces à l’état
mental et néanmoins créatrices, l’une de tout ce qui est bon, l’autre de tout
ce qui est mauvais.
Cette interprétation est restée jusqu’à nos jours la base majoritaire des
discussions sur le dualisme mazdéen. Son caractère un peu trivial et son
dérapage final vers les supputations prédocumentaires auraient pourtant dû
inspirer plus de méfiance.
La méfiance s’était pourtant manifestée quinze ans plus tard, quand, en
1877, le Français James Darmesteter fit de la religion de l’Avesta une analyse
radicalement différente de celle de Haug3. Pour Darmesteter, il ne fait aucun
doute que la religion préislamique de l’Iran a été, de manière constante, un
dualisme. Mais ce dualisme ne peut avoir été original, puisqu’il est issu de la
vieille religion indo‑iranienne, que l’on définissait alors comme un polythéisme
naturaliste. L’évolution s’explique par l’histoire de la personnalité des deux
protagonistes, Ahura Mazdâ/Ormazd et Angra Manyu/Ahriman. Le premier
est un ancien dieu du ciel lumineux qui a évolué en dieu du bien parce que,
comme son équivalent indien Dyaus Pitar ou Varuna, il a créé l’ordre du
monde (aṣ̌a = sanscrit r̥ tá‑) et s’en est fait le gardien. Le dualisme mazdéen
n’est pas le fruit d’une spéculation philosophique, mais l’aboutissement d’une
très ancienne représentation mythologique. L’ordre dans la nature ne va pas
sans une lutte constante, dans la nature, contre les forces du désordre.
Darmesteter situe les origines d’Angra Manyu dans un motif mythologique
développé par les hymnes védiques : le ravissement de la lumière et des eaux
par un serpent qui les enferme dans son étreinte. Un dieu lumineux abat le
monstre et libère les captives. Cette péripétie a pour fondement naturaliste
la lutte censée se livrer dans l’orage. Les ténèbres envahissent le monde, mais,
frappées par l’arme de l’éclair, elles en sont finalement expulsées, tandis que
la pluie ruisselle. Angra Manyu est le serpent transfiguré par adaptation à la
dimension spirituelle qu’a prise son adversaire et par transposition d’un

3. J. Darmesteter, Ormazd et Ahriman, Paris, Bibliothèque de l’école des Hautes


études, 1877.
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mythe cosmogonique ponctuel dans une représentation générale de l’histoire


du monde. Le mal, comme la ténèbre, envahit l’univers. Son irruption met
en marche le temps et les grands cycles naturels ; son élimination après six
mille ans de conflit, en marque la fin. Le scénario de Darmesteter diffère
donc de celui de Haug par trois aspects essentiels :
1. Le dualisme mazdéen ne relève pas d’une spéculation distincte du
système religieux. C’est l’aboutissement d’une antique mythologie.
2. Son fondement n’est pas l’antagonisme entre les deux esprits du com­
portement, mais celui entre Aṣ̌a et Druj, l’ordre et le désordre dans le monde.
L’opposition n’est pas d’ordre éthique, mais d’origine cosmogonique.
3. Puisque le dualisme n’est pas greffé sur un monothéisme originel, dont
les traces sont imperceptibles, il n’y a aucune raison de penser que le mazdéisme
est le produit d’une révolution de la pensée religieuse. En corollaire, la figure
de Zarathushtra est sans consistance historique (il serait lui aussi, comme
adversaire d’Angra Manyu, un combattant de l’orage).
Ainsi, en 1877, les études mazdéennes se sont trouvées à un carrefour
décisif de leur histoire. Prendre position pour Haug ou pour Darmesteter
équivalait à faire un choix méthodologique fondamental, car on ne peut
analyser une religion de la même manière selon qu’elle est partiellement une
œuvre personnelle ou le produit continu de la mentalité collective. Les études
mazdéennes auraient aujourd’hui un tout autre visage, imprévisible, si elles
s’étaient inscrites dans la ligne de Darmesteter. Ce ne fut pas le cas, en partie
pour des raisons objectives.
Le scénario de Darmesteter n’est ni plus ni moins convaincant que celui
de Haug, mais il est survenu trop tôt dans l’histoire de notre discipline.
L’usage monomaniaque de la mythologie de l’orage a indisposé ceux‑là même,
les védisants, qui étaient les mieux préparés à percevoir les aspects mytholo­
giques du mazdéisme et Darmesteter lui‑même n’a pas tardé à prendre ses
distances. L’abus de mythologie naturaliste a discrédité son interprétation,
mais en fait, Darmesteter a eu l’intuition d’un mode de développement du
mazdéisme qu’il n’avait pas les moyens adéquats d’investiguer : pouvait‑on,
en 1877, aborder les mythes autrement qu’en appliquant la méthode à
laquelle Max Müller a attaché son nom ? Pourtant, Darmesteter avait justement
perçu que le fondement du dualisme mazdéen était l’antagonisme entre Aṣ̌a
et Druj et que cet antagonisme avait été inséré dans une histoire mythique
du monde, où, débordant la cosmogonie dont il tient ses origines, il envahit
la durée et se résout en eschatologie. Un tel scénario, s’il n’est pas la transpo­
sition du combat de l’orage, est néanmoins de nature mythologique, à charge
pour nous d’en faire une nouvelle interprétation.

La fin des années 1870 est aussi l’époque où commençaient à paraître les
travaux dus à des généralistes de l’histoire des religions ou à de réels spécialistes
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qui étaient aussi des hommes d’Église, tous intéressés au premier chef par
la question des rapports entre le judaïsme et le mazdéisme. Pour ces auteurs,
admettre que celui‑ci n’était qu’un développement spécifique de la vieille
religion indo‑iranienne équivalait à anéantir l’objet de leurs préoccupations.
Pour être adapté à celles‑ci, le système ne pouvait être clos, mais ouvert aux
influences.
Il y a aussi la contradiction fondamentale de Darmesteter lui‑même, qui,
tout en revendiquant le caractère historique de sa démarche, se met en
porte‑à‑faux avec l’histoire. La définition du dualisme mazdéen par l’opposition
entre «Ormazd et Ahriman» est empruntée à son aboutissement sassanide et
son origine située dans une mythologie disparue et restituée comme l’état de
langue que postule la grammaire comparée. Entre le début théorique et la
formulation finale, l’histoire est estompée. Mais que s’est‑il donc passé entre
la mythologie supposée des temps indo‑iraniens et la néomythologie des livres
moyen‑perses ? Haug avait compris que la strophe Y30.3 pouvait en témoigner,
mais Darmesteter, en ne l’envisageant que dans sa traduction moyen‑perse,
la ramène au niveau de la formule «Ormazd et Ahriman» : «Les deux esprits
primitifs ont eux‑mêmes proclamé leurs deux natures : l’un bon, l’autre
mauvais, de pensée, de parole et d’action, et de ces deux esprits, l’Esprit Sage
a choisi le Droit ; ainsi n’a pas fait l’Esprit d’erreur» (p. 327). Mais la note
où il perçoit ici une trace de zervanisme trouvera plus tard un écho à la fois
puissant et passager.
Des auteurs chrétiens et musulmans d’époque sassanide et postsassanide
rapportent que le mazdéisme de leur temps avait développé une hérésie, dite
zarvânîya, qui fait de Zurvân akanârag, le «Temps sans bord», le principe
indéterminé dont Ormazd et Ahriman sont les fils jumeaux. Les savants de
l’entre‑deux‑guerres accorderont à ce témoignage une importance croissante.
L’influence supposée du zervanisme sur le manichéisme et le mithriacisme
romain invita dans un premier temps à le vieillir de quelques siècles et, aux
alentours de 1930, Émile Benveniste d’abord, Henrik S. Nyberg ensuite,
en  chercheront les traces dans les textes mazdéens eux‑mêmes, y compris
l’Avesta4. Pour Benveniste, le zervanisme est l’innovation conceptuelle initiale
qui a différencié la religiosité iranienne de l’indienne et donné naissance au
zoroastrisme et à son dualisme (p. 76‑82 et 114‑117). Celui‑ci, parce qu’il
a pour origine une conception du temps et n’est pas incompatible avec
l’opposition entre Aṣ̌a et Druj, peut être défini comme un dualisme cosmique
(p. 26 : «Dualism in cosmic order»). Le problème est qu’il est impossible de
lire une telle doctrine dans la strophe Y30.3 : ses jumeaux n’ont pas de père

4. É. Benveniste, The Persian Religion According to the Chief Greek Texts, Paris,
Librairie orientaliste Paul Geuthner, 1929 (conférences prononcées en 1926) ; H.S. Nyberg,
«Questions de cosmogonie et de cosmologie mazdéennes», Journal Asiatique, n°  224,
1929, p. 193‑310 ; n° 229, 1931, p. 1‑134 et p. 193‑244.
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déclaré et ni le nom du Temps, ni celui d’Ahura Mazdâ n’y sont mentionnés.


Plus prudent, Nyberg saura en tenir compte5.
Pour l’interprétation de Darmesteter et son appendice zervaniste, le glas
a finalement sonné en 1951. Dans quatre conférences données aux Ratanbai
Katrak Lectures de 19496, Walter B. Henning dessinait une variante remaniée
de l’hypothèse de Haug. Zarathushtra est né dans une communauté mono­
théiste et son œuvre a consisté à transformer ce monothéisme en dualisme,
avec l’intention d’expliquer l’existence du mal dans le monde, si bien que ce
dualisme constitue, selon une expression devenue fameuse, «a protest against
monotheism» (p. 46). Cette vision des origines mazdéennes, fondée sur trois
idées fortes, eut un succès considérable et persistant :
1. Alors que Haug opposait de manière clairement distinctive théologie
monothéiste et philosophie dualiste, Henning, comme Darmesteter, fait du
dualisme le principe d’une religion à part entière et on pourra dès lors
parler de dualisme religieux7.
2. Alors que le dualisme de Darmesteter était le produit «inconscient» du
polythéisme, celui de Henning naît de la confrontation avec le monothéisme,
qui est sa condition nécessaire.
3. Henning restaure comme fondement du dualisme l’opposition des deux
mainiius de la strophe Y30.3 libérée de l’interprétation zervaniste et
rendue à la pure exigence éthique.

Deux ans plus tard, dans un livre de synthèse qui arbore le même titre
que celui de Darmesteter8, Duchesne‑Guillemin tiendra compte de la nouvelle
donne : le dualisme mazdéen est l’œuvre de Zarathushtra et s’exprime dans
une doctrine du libre choix entre les deux «esprits» du comportement, le
zervanisme n’étant qu’une tendance limitée et propre au mazdéisme sassanide 9.
Le discours sur les origines du dualisme mazdéen ne s’est depuis lors que
rarement émancipé des trois idées maîtresses de Henning, mais la raison en
est peut‑être que ceux qui persistent à le tenir sont pour la plupart de fervents

5. H. S. Nyberg, Die Religionen des alten Iran, Leipzig, Hinrichs, 1938, p. 102‑107.
Les jumeaux seraient le Sommeil et la Veille.
6. W. B. Henning, Zoroaster. Politician or Witch‑doctor ?, London, Oxford University
Press, 1951.
7. Ainsi U. Bianchi, Il dualismo religioso, Roma, l’Ermà di Bretschneider, 1958.
8. J. Duchesne‑Guillemin, Ormazd et Ahriman, Paris, Presses universitaires de
France, 1953.
9. Effectivement, R. C. Zaehner, Zurvan. A Zoroastrian Dilemna, London, Oxford
University Press, 1955, et U. Bianchi, Zamān i Ōhrmazd, Torino, Società Editrice
Internazionale, 1958, n’envisagent plus le zervanisme que dans le cadre du mazdéisme
sassanide. Son existence même sera niée, avec de bons arguments, par M. Molé, «Le
problème zurvaniste», Journal Asiatique, n° 247, 1959, p. 431‑469.
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admirateurs, aux accents parfois hagiographiques. Pourtant, sur les deux


premières idées, leur malaise est sensible. C’est qu’un dualisme né «only by
thinking… by very clear thinking» (p. 46) et caractérisé par une doctrine du
libre choix paraît tout aussi philosophique que celui de Haug. Que vaut,
entre une illumination de la pensée et une théorie du comportement, la
distinction entre théologie et philosophie ? Le monothéisme préexistant relève
non seulement de la pure spéculation, mais se trouve en contradiction patente
avec l’évolution ultérieure de Henning, qui, en 1965, s’est rallié à l’hypothèse
qui fait de la répudiation du panthéon et de l’affirmation monothéiste l’œuvre
même de Zarathushtra10. Ces inconséquences floues furent contagieuses. Il
faut voir, dans le dernier état de la question par Gherardo Gnoli, philosophie
et éthique alterner de façon volatile avec les catégories théologiques en –isme
et se heurter les notions abstraites dégagées de toute contingence textuelle :

From a strictly religious‑historical perspective, however, dualism should not be


conceived as opposed to monotheism (as polytheism must be) : on the contrary,
it can be viewed as «monotheism itself in two opposite and contrary aspects»
(Pettazzoni, pp. 96 and 120 n. 109). Although this definition cannot be applied
to every dualistic religious conception […] it fits Zoroastrianism, in which a
monotheistic tendancy and a strong dualism coexisted. […] in fact, the fundamentaly
ethical and philosophical dualism of Zoroaster (as found in the Gathas and in
part of Zoroastrian tradition) must be distinguished from a metaphysical and
ontological one in which two coexisting entities are opposed by their intrinsic
natures, rather than by choice […] The most lucid evaluation of dualism as a
fundamental element of the Gathas is that of W.B. Henning […] Whether he
was correct that it was a protest against monotheism or whether it was a integral
part of gathic monotheism is unclear11.

En réalité, le dérapage s’est produit à l’intérieur même d’Ormazd et Ahriman,


lorsqu’au terme d’une enquête légitime et rigoureuse, Darmesteter s’en remet
à la traduction moyen‑perse de la strophe Y30.3. Celle‑ci a égaré Benveniste
dans l’illusion zervaniste et Henning dans la digression sur les idées générales.
Significativement, ni l’un, ni l’autre n’offrent de traduction12. Cette abstention

10. W. B. Henning, «A Sogdian God», Bulletin of the School of Oriental and African
Studies, n° 28, 1965, p. 242‑254.
11. G. Gnoli, «Dualism», dans E. Yarshater, Encyclopaedia Iranica, vol. VII, fasc. 6,
Costa Mesa, Mazda Publishers, 1996, p. 576‑582 (p. 576). La citation de R. Pettazzoni
est extraite de La Religione di Zarathushtra nella storia religiosa dell’Iran, Bologne, Nicola
Zanichelli, 1920. L’excellente mise au point sur le dualisme mazdéen sassanide par Shaul
Shaked, Dualism in Transformation, London, School of Oriental and African Studies,
1994, est elle aussi centrée sur le rapport entre dualisme et monothéisme.
12. Benveniste se réfère, sans la citer, à la traduction de J. H. Moulton, Early
Zoroastrianism, London, Humphrey Milford, 1913, p. 349 : «Now the two primal Spirits,
who revealed Themselves in vision as Twins are the Better and the Bad in thought and
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peut paraître incompréhensible sur le plan scientifique, mais la raison en est


limpide. À défaut d’en comprendre parfaitement la lettre, chacun croit savoir
que la strophe gâthique est le sermon d’un prophète philosophe pressant ceux
à qui il prêche de choisir entre le bien et le mal. Depuis 195913, certains
pensent que ce n’est pas le cas et, avec lenteur, dans la dissension, avec une
détermination inégale, tentent de dessiner un autre contexte.
Chacun est bien conscient que la question du dualisme mazdéen est
essentielle parce que le mazdéisme est sans doute le premier dualisme clairement
formulé. Si nous admettons ensuite, avec Darmesteter, qu’il a pour origine
la vieille opposition entre l’Ordre et le Chaos (ce qui le situe par ailleurs dans
le prolongement du polythéisme), il faut aussi considérer que les deux mainiius
de la strophe Y30.3, qui choisissent l’un ou l’autre au terme d’un certain
processus, lui apportent une coloration particulière. Mais qui sont ces mainiius ?
Le mot, un dérivé d’agent en –iiu‑ de la racine man «penser», est de formation
claire et doit, comme son équivalent sanscrit mányu‑, désigner un élan
enthousiaste de la pensée (un sens affadi dans la traduction usuelle par «esprit»,
«Geist» ou «Spirit»). Mon schéma serait celui‑ci : le chantre sacrifiant déclare
à ses interlocuteurs divins, à un moment précis de la liturgie en cours (l’attente
de l’aube), que le sacrifice, pour ne pas servir et subir le mal (les ténèbres
nocturnes), doit comporter un élément (le feu rituel) qui figure l’élan créateur
(c’est le sens de mainiiu‑) d’Ahura Mazdâ lorsqu’il procéda au sacrifice
cosmogonique. Je propose, en tout cas provisoirement, la traduction suivante :

Au moment du fait initial, (je vais vous dire) les deux mainiius qui, durant le
sommeil, ont été entendus comme jumeaux. (Mais) au moment de penser, de
dire et de faire, il y a la bonne et la mauvaise (manière de penser, de dire et de
faire). Entre les deux, les généreux font d’emblée la différence, non les avares 14.

Pour ne pas conclure sur les discussions instables d’une recherche inaboutie,
je m’en tiendrai moi aussi, pour finir, à une certaine généralité, mais avec la
conviction qu’elle est éclairante. En 1938, en même temps qu’il se refusait à
appliquer à la strophe gâthique Y30.3 la grille de lecture zervaniste, Nyberg
attribuait au dualisme mazdéen l’humble origine d’une technique littéraire

word and action. And between these two the wise once choose aright, the foolish not
so». Tandis que Gnoli donne une traduction personnelle clairement ad hoc, on peut
penser que Henning, vu les liens scientifiques qu’il entretenait vers 1950, avait en tête
une solution proche de celle que Duchesne‑Guillemin propose dans Ormazd et Ahriman
(p. 47) : «Or, à l’origine, étaient les deux esprits, qui proclamèrent comme leurs principes
jumeaux et autonomes, en pensée, parole, action, l’un le mieux, l’autre le mal. Et entre
eux deux, les intelligents choisissent bien, non les sots».
13. H. Humbach, Die Gathas des Zarathushtra, Heidelberg, Carl Winter Universitätsverlag,
1959, marque le début d’une nouvelle conception des Gâthâs.
14. Article à paraître dans le Journal Asiatique, n° 302.2, 2014.
Les origines du dualisme mazdéen 29

(p. 21) : la Zweiteilung ou rhétorique de contrepartie15 (en anglais praise and


blame). L’hymnologie indo‑iranienne la pratique en effet volontiers, mais il
faut préciser qu’elle est de deux types. Le premier, fréquent dans le Veda,
consiste à demander qu’un bien soit accordé et qu’un mal soit épargné : ainsi,
souvent, jouir du soutien (ávas‑) des dieux et échapper à leur hostilité (dvéṣas‑).
L’autre met en contraste immédiat l’éloge de ce qui est bon et l’exécration
de ce qui est mauvais : les quatre mots du Y11.19 avestique staomī aṣ̌ǝm nāismī
daēuuō «je loue Aṣ̌a, je blâme les démons» en sont un exemple frappant. On
peut définir le premier type comme contrepartie d’ambiguïté, le second
comme contrepartie d’antagonisme. Le fait que l’Avesta pratique exclusivement
ce dernier fait apparaître qu’aux sources du dualisme mazdéen, il y a le rejet
absolu du vieux sentiment de l’ambiguïté divine.

15. L’expression est de L. Renou, «L’ambiguïté du vocabulaire du Rigveda», Journal


Asiatique, n° 231, 1939, p. 161‑235 (p. 231).

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