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21‑29
Jean Kellens
(Collège de France)
Abstract. The discussions about the origin of mazdean dualism are concentrated
upon the interpretation of the Gathic stanza Y30.3 which opposes two mental
powers called mainiiu and usually translated by «spirit». The divergence of the
understandings led to a controversy on the nature of this dualistic opposition : is
it philosophical, cosmic or religious ? Do these various distinctions remain relevant
now we know that this stanza is not a piece of a sermon, but of a liturgical
recitative ?
polythéiste. Son dualisme incontestable est sans portée, car il n’est pas religieux,
mais philosophique en ce qu’il fonde une éthique du comportement qui exige
le discernement entre le bien et le mal et est soumis à la rétribution posthume.
En quoi la connaissance directe de l’Avesta, dont Anquetil‑Duperron
dépose plusieurs manuscrits à la Bibliothèque du roi le 15 mai 1762, a‑t‑elle
changé la perception du problème théologique ? Le premier déchiffrement
de ces textes a paru justifier le vieux débat sur le système religieux mazdéen,
car ce système semble varier selon les livres constitutifs et, dans chaque
cas, épouser des contours flous. Les Yashts témoignent d’un polythéisme
soigneusement hiérarchisé, le cœur du Yasna d’un monothéisme indécis qui
montre Ahura Mazdâ comme un dieu unique entouré d’abstractions divinisées.
Les notations dualistes sont disséminées dans l’ensemble des textes, mais se
font plus insistantes dans le Vidêvdâd. En réalité, la situation est encore plus
trouble. Sous l’apparence d’une collection de cinq livres indépendants, l’Avesta
est en fait la juxtaposition de deux liturgies distinctes. La première est le
récitatif unitaire d’un long sacrifice qui associait, dans sa version maximale,
les trois livres Yasna, Visprad et Vidêvdâd ; la seconde est une anthologie qui
recueille, d’une part, les hymnes sacrificiels pour les dieux autres qu’Ahura
Mazdâ (Yashts), d’autre part, quelques liturgies privées ou saisonnières (Xorda
Avesta). L’association liturgique du livre «monothéiste» (Yasna) et du livre
«dualiste» (Vidêvdâd) est une variante bien répertoriée et nous avons le
témoignage de celle, ancienne, mais tombée en désuétude, du Yasna et des
Yashts «polythéistes».
Le premier philologue à qui le développement de la grammaire comparée
indo‑européenne et, plus spécifiquement, indo‑iranienne ait permis de com
prendre suffisamment l’Avesta pour tenter une analyse rigoureuse de son
système religieux est l’Allemand Martin Haug2. Aux alentours de 1860, il
lui apparut que le corpus métrique qui occupe les chapitres 28 à 34, 43 à 51
et 53 du Yasna (72 chapitres), les Gâthâs ou «Chants», présentait une triple
singularité : 1. leur langue est nettement plus archaïque que celle du reste du
corpus ; 2. Zarathushtra n’y fait pas figure de héros légendaire, mais de
personnage réel ; 3. elles ne mentionnent jamais d’autre nom divin que celui
d’Ahura Mazdâ. C’est sur la base de ces trois observations que Haug établit
une chronologie des diverses expressions religieuses du mazdéisme. Puisque
l’Avesta commence par les Gâthâs, le mazdéisme commence par le monothéisme.
Celui‑ci est l’œuvre d’une personnalité historique, Zarathushtra, et ses disciples
l’ont laissé «se détériorer» soit en dualisme, soit en polythéisme hiérarchisé.
Haug ne peut cependant éluder le fait qu’il existe des rapports immédiats
entre le monothéisme des origines et le dualisme, puisque ce sont les Gâthâs
2. M. Haug, Essays on the sacred language, Writings and Religion of the Parsees,
London, Trübner & co, 18782.
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La fin des années 1870 est aussi l’époque où commençaient à paraître les
travaux dus à des généralistes de l’histoire des religions ou à de réels spécialistes
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qui étaient aussi des hommes d’Église, tous intéressés au premier chef par
la question des rapports entre le judaïsme et le mazdéisme. Pour ces auteurs,
admettre que celui‑ci n’était qu’un développement spécifique de la vieille
religion indo‑iranienne équivalait à anéantir l’objet de leurs préoccupations.
Pour être adapté à celles‑ci, le système ne pouvait être clos, mais ouvert aux
influences.
Il y a aussi la contradiction fondamentale de Darmesteter lui‑même, qui,
tout en revendiquant le caractère historique de sa démarche, se met en
porte‑à‑faux avec l’histoire. La définition du dualisme mazdéen par l’opposition
entre «Ormazd et Ahriman» est empruntée à son aboutissement sassanide et
son origine située dans une mythologie disparue et restituée comme l’état de
langue que postule la grammaire comparée. Entre le début théorique et la
formulation finale, l’histoire est estompée. Mais que s’est‑il donc passé entre
la mythologie supposée des temps indo‑iraniens et la néomythologie des livres
moyen‑perses ? Haug avait compris que la strophe Y30.3 pouvait en témoigner,
mais Darmesteter, en ne l’envisageant que dans sa traduction moyen‑perse,
la ramène au niveau de la formule «Ormazd et Ahriman» : «Les deux esprits
primitifs ont eux‑mêmes proclamé leurs deux natures : l’un bon, l’autre
mauvais, de pensée, de parole et d’action, et de ces deux esprits, l’Esprit Sage
a choisi le Droit ; ainsi n’a pas fait l’Esprit d’erreur» (p. 327). Mais la note
où il perçoit ici une trace de zervanisme trouvera plus tard un écho à la fois
puissant et passager.
Des auteurs chrétiens et musulmans d’époque sassanide et postsassanide
rapportent que le mazdéisme de leur temps avait développé une hérésie, dite
zarvânîya, qui fait de Zurvân akanârag, le «Temps sans bord», le principe
indéterminé dont Ormazd et Ahriman sont les fils jumeaux. Les savants de
l’entre‑deux‑guerres accorderont à ce témoignage une importance croissante.
L’influence supposée du zervanisme sur le manichéisme et le mithriacisme
romain invita dans un premier temps à le vieillir de quelques siècles et, aux
alentours de 1930, Émile Benveniste d’abord, Henrik S. Nyberg ensuite,
en chercheront les traces dans les textes mazdéens eux‑mêmes, y compris
l’Avesta4. Pour Benveniste, le zervanisme est l’innovation conceptuelle initiale
qui a différencié la religiosité iranienne de l’indienne et donné naissance au
zoroastrisme et à son dualisme (p. 76‑82 et 114‑117). Celui‑ci, parce qu’il
a pour origine une conception du temps et n’est pas incompatible avec
l’opposition entre Aṣ̌a et Druj, peut être défini comme un dualisme cosmique
(p. 26 : «Dualism in cosmic order»). Le problème est qu’il est impossible de
lire une telle doctrine dans la strophe Y30.3 : ses jumeaux n’ont pas de père
4. É. Benveniste, The Persian Religion According to the Chief Greek Texts, Paris,
Librairie orientaliste Paul Geuthner, 1929 (conférences prononcées en 1926) ; H.S. Nyberg,
«Questions de cosmogonie et de cosmologie mazdéennes», Journal Asiatique, n° 224,
1929, p. 193‑310 ; n° 229, 1931, p. 1‑134 et p. 193‑244.
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Deux ans plus tard, dans un livre de synthèse qui arbore le même titre
que celui de Darmesteter8, Duchesne‑Guillemin tiendra compte de la nouvelle
donne : le dualisme mazdéen est l’œuvre de Zarathushtra et s’exprime dans
une doctrine du libre choix entre les deux «esprits» du comportement, le
zervanisme n’étant qu’une tendance limitée et propre au mazdéisme sassanide 9.
Le discours sur les origines du dualisme mazdéen ne s’est depuis lors que
rarement émancipé des trois idées maîtresses de Henning, mais la raison en
est peut‑être que ceux qui persistent à le tenir sont pour la plupart de fervents
5. H. S. Nyberg, Die Religionen des alten Iran, Leipzig, Hinrichs, 1938, p. 102‑107.
Les jumeaux seraient le Sommeil et la Veille.
6. W. B. Henning, Zoroaster. Politician or Witch‑doctor ?, London, Oxford University
Press, 1951.
7. Ainsi U. Bianchi, Il dualismo religioso, Roma, l’Ermà di Bretschneider, 1958.
8. J. Duchesne‑Guillemin, Ormazd et Ahriman, Paris, Presses universitaires de
France, 1953.
9. Effectivement, R. C. Zaehner, Zurvan. A Zoroastrian Dilemna, London, Oxford
University Press, 1955, et U. Bianchi, Zamān i Ōhrmazd, Torino, Società Editrice
Internazionale, 1958, n’envisagent plus le zervanisme que dans le cadre du mazdéisme
sassanide. Son existence même sera niée, avec de bons arguments, par M. Molé, «Le
problème zurvaniste», Journal Asiatique, n° 247, 1959, p. 431‑469.
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10. W. B. Henning, «A Sogdian God», Bulletin of the School of Oriental and African
Studies, n° 28, 1965, p. 242‑254.
11. G. Gnoli, «Dualism», dans E. Yarshater, Encyclopaedia Iranica, vol. VII, fasc. 6,
Costa Mesa, Mazda Publishers, 1996, p. 576‑582 (p. 576). La citation de R. Pettazzoni
est extraite de La Religione di Zarathushtra nella storia religiosa dell’Iran, Bologne, Nicola
Zanichelli, 1920. L’excellente mise au point sur le dualisme mazdéen sassanide par Shaul
Shaked, Dualism in Transformation, London, School of Oriental and African Studies,
1994, est elle aussi centrée sur le rapport entre dualisme et monothéisme.
12. Benveniste se réfère, sans la citer, à la traduction de J. H. Moulton, Early
Zoroastrianism, London, Humphrey Milford, 1913, p. 349 : «Now the two primal Spirits,
who revealed Themselves in vision as Twins are the Better and the Bad in thought and
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Au moment du fait initial, (je vais vous dire) les deux mainiius qui, durant le
sommeil, ont été entendus comme jumeaux. (Mais) au moment de penser, de
dire et de faire, il y a la bonne et la mauvaise (manière de penser, de dire et de
faire). Entre les deux, les généreux font d’emblée la différence, non les avares 14.
Pour ne pas conclure sur les discussions instables d’une recherche inaboutie,
je m’en tiendrai moi aussi, pour finir, à une certaine généralité, mais avec la
conviction qu’elle est éclairante. En 1938, en même temps qu’il se refusait à
appliquer à la strophe gâthique Y30.3 la grille de lecture zervaniste, Nyberg
attribuait au dualisme mazdéen l’humble origine d’une technique littéraire
word and action. And between these two the wise once choose aright, the foolish not
so». Tandis que Gnoli donne une traduction personnelle clairement ad hoc, on peut
penser que Henning, vu les liens scientifiques qu’il entretenait vers 1950, avait en tête
une solution proche de celle que Duchesne‑Guillemin propose dans Ormazd et Ahriman
(p. 47) : «Or, à l’origine, étaient les deux esprits, qui proclamèrent comme leurs principes
jumeaux et autonomes, en pensée, parole, action, l’un le mieux, l’autre le mal. Et entre
eux deux, les intelligents choisissent bien, non les sots».
13. H. Humbach, Die Gathas des Zarathushtra, Heidelberg, Carl Winter Universitätsverlag,
1959, marque le début d’une nouvelle conception des Gâthâs.
14. Article à paraître dans le Journal Asiatique, n° 302.2, 2014.
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