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RÉHABILITER, REPENSER, DÉVELOPPER

L’ETHNOMUSICOLOGIE DE LA FRANCE

Luc CHARLES-DOMINIQUE
Yves DEFRANCE

Une histoire particulière

La France est l’un des rares pays européens à avoir connu toutes les strates historiques,
méthodologiques et disciplinaires de l’ethnomusicologie, que cette dernière soit exotique ou
endogène, la seconde étant de loin antérieure à la première dans la constitution « pré-historique »
de la discipline.
L’éveil d’une pâle curiosité au début du XVIIIe siècle pour la chanson d’origine (ou
d’inspiration) populaire publiée dans les recueils de colportage, mais surtout l’intérêt plus marqué
dans la seconde moitié du siècle pour des chansons « populaires » exotiques (Laponie, Groënland,
Dalmatie… ) signifient la découverte d’une nouvelle forme d’altérité, contemporaine de celle des
fameux poèmes d’Ossian et précurseur immédiat du premier groupement ethnologique de France,
la Société des Observateurs de l’Homme. Au tournant du XVIIIe et du XIXe siècles, avec
l’apparition de l’Académie Celtique en 1804, débute une ère particulièrement active dans le
domaine du recueil français de ce que Jack Goody appellera les formes orales standardisées, dont
les chansons populaires constituent le principal centre d’intérêt. Ce n’est pas le lieu d’évoquer ici
cette riche histoire qui a déjà fait l’objet de nombreuses études1. Retenons simplement que les
collecteurs de l’ère romantique, de par leur position sociale et leur appartenance aux sphères les
plus cultivées, instaurent une forte distance sociale et culturelle avec l’objet de leur recueil ainsi
qu’avec leurs informateurs. Pétris à la fois d’histoire et de pensée académiques, de rousseauisme,
mais aussi des premiers écrits ethnologiques de la fin du XVIIIe siècle, comme ceux de De
Gerando, qui commencent à écorner sérieusement le mythe du Bon Sauvage2, acteurs, pour la
plupart, du mouvement romantique et de la diffusion de la théorie du Volksgeist, bientôt
contemporains de l’émergence de l’histoire et de son inscription synchronique dans une pensée
totalement positiviste, ils envisagèrent leur tâche de collecte d’une façon complexe et
contradictoire. Ainsi, ils postulèrent un rapport dichotomique entre la nature écrite de leur culture
et l’oralité supposée de leurs informateurs, entre la Kunstpoesie de leur culture lettrée et la
Naturpoesie de ces Naturvölker qu’ils interrogent avec curiosité, entre la notion de progrès qui
s’est emparée de la production artistique bourgeoise et noble, et l’aspect déclaré atemporel –
immémorial (d’avant la mémoire) – de la culture populaire, entre la notion de Beauté qui fonde le
jugement esthétique de leur musique de tradition savante, et celle d’une simplicité fruste qui
caractériserait la production populaire. Retenons néanmoins que ces collecteurs romantiques qui
ont laissé une abondante production ethnographique, ont jeté les bases d’une ethnographie

1
L’Air du temps. Du romantisme à la world music , Parthenay, FAMDT, Modal, 1993 / Nicole BELMONT, Aux
sources de l’ethnologie française : l’Académie celtique, Paris, CTHS, 1995 / Luc CHARLES-DOMINIQUE,
« De Rivarès à Canteloube : le discours et la méthode des “folkloristes historiques” languedociens et gascons,
d’après les préfaces de leurs anthologies », dans François PIC (Ed.), Cyprien Despourrin (1698-1759), Actes du
colloque d’Accous (mai 1999), Pau, Ed. Marrimpouey-Institut Occitan, 2000, p. 243-276 / Jacques
CHEYRONNAUD, Mémoires en recueils. Jalons pour une histoire des collectes musicales en terrain français,
Montpellier, Odac de l’Hérault, 1986 / Annie GOFFRE, « Exploitation raisonnée de la musique folklorique en
France et ses artisans depuis la fin du XIXe siècle », Ethnologie française, nlle série, 14, 1984, n° 3, p. 295-318 /
Jean-Michel GUILCHER, La chanson folklorique de langue française. La notion et son histoire, Créteil, Atelier
de Danse Populaire, 1985 / Conrad LAFORTE, La chanson folklorique et les écrivains du XIXe siècle (en France
et au Québec), Montréal, Les Cahiers du Québec, 1973 / Donatien LAURENT, Aux sources du Barzaz-Breiz : la
mémoire d’un peuple, Chasse-Marée, éditions de l’Estran, 1989.
2
Jean COPANS, Jean JAMIN, Aux origines de l’anthropologie française : la Société des observateurs de
l’homme en l’an XIII, Paris, J.-M. Place, 1994 (1ère éd. 1978).
musicale, dont la constitution progressive s’est faite de manière totalement empirique, comme en
témoignent par exemple les travaux du Comité de la langue, de l’histoire et des arts de la France,
établi par le ministre Hippolyte Fortoul, notamment ses fameuses Instructions en vue de
l’instauration d’une véritable méthodologie de la collecte3. Retenons aussi la proximité étroite du
politique et de la mise en place d’une ethnographie, musicale entre autres, à l’échelle du pays tout
entier : lancement de la statistique départementale en 1798, réactivé plus tard par celui des
monographies communales en 1887 ; diverses initiatives ministérielles en faveur du recueil des
« poésies populaires » – Crétet en 1807, Salvandy en 1845, Fortoul en 1852… Retenons enfin,
que ces collecteurs, souvent notables locaux, fournirent matière à la constitution de mouvements
culturels régionalistes dont les idéologies dépassèrent très largement leur stricte position
d’historiens et de folkloristes4.
Si la dimension individuelle de la collecte, au cœur de la pensée romantique, est
prépondérante, il est néanmoins visible que le domaine large de l’ethnographie (musicale ou non)
n’échappe pas au politique en France, tout comme il est le fait de sociétés savantes, véritables
institutions-relais entre le collecteur et l’Etat. Tous les pays d’Europe occidentale ont connu une
histoire plus ou moins similaire, parfois même de façon bien plus précoce que la France. Mais, il
y a dans notre pays un rapport singulier au populaire – oral – que notre histoire académique
illustre si bien, rapport qui est celui d’une profonde fracture que le romantisme ne parviendra pas
à réduire. Il y a, de plus, un rapport particulier à l’altérité culturelle, ethnique ou non, que
l’histoire coloniale française a singulièrement perverti5. Enfin, le rapport au régional et au local
est complexe et ambigu et ne semble pas pouvoir s’affranchir, durant tout le XIXe siècle au moins,
d’un « centre » politique, institutionnel et normatif. Ces trois points – oralité, altérité, centralisme
_ constituent une spécificité forte de l’histoire culturelle française, une sorte d’« exception
française ».
Sans refaire ici l’histoire de l’ethnomusicologie française au XXe siècle, nous dirons que,
comme tout un courant de l’ethnologie et de l’ethnomusicologie internationales, elle connut une
proximité scientifique forte avec la linguistique, y compris l’ethnomusicologie de la France : en
témoigne l’intérêt que lui porta le linguiste (grammairien et philologue) Ferdinand Brunot, qui
réalisa trois missions successives en 1913 dans les Ardennes, en 1914 dans le Berry et en
Limousin, au cours desquelles il enregistra de très nombreux chants de mariage, chants de
bergers, « briolages » (chants de labours), chants satiriques ou saisonniers, musiques jouées à la
vielle ou à la cornemuse…
Avec l’apparition du phonographe, l’ethnomusicologie en France entre dans une phase
totalement institutionnelle, et ce pour plusieurs décennies. Ferdinand Brunot n’agissait pas pour sa
propre gouverne. Ses enquêtes faisaient partie de programmes d’enregistrements commandés par
les Archives de la Parole, créées en 1911 par l’Université de Paris, qui deviendront, en 1932, le
Musée de la Parole et du Geste, puis la Phonothèque Nationale en 1938, et enfin l’actuel
Département audiovisuel de la BnF. Notons que c’est au sein de la Phonothèque Nationale que
Roger Devigne, son premier directeur, réalisa plusieurs « moissons phonographiques » : en 1939
dans les Alpes et en Provence, en 1941 et 1942 en Languedoc et dans les Pyrénées, en 1946 en
Normandie et en Vendée.

France versus exotisme des lointains :


l’« exception française » d’une bipolarité institutionnelle

3
Jacques CHEYRONNAUD (Ed.), Instructions pour un Recueil général des poésies populaires de la France
(1852-1857), Paris, CTHS, 1997.
4
Yves DEFRANCE, « Les héritiers du Barzaz-Breiz. La construction de l ’identité bretonne à travers la musique
[1829-2001] », dans La construction de l’identité régionale. Les exemples de la Saxe et de la Bretagne, XVIIIe-
XXe siècles, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2001, p. 93-100.
5
Jean-Loup AMSELLE, Vers un multiculturalisme français : l’empire de la coutume , Paris, Flammarion,
« Champs », 1999.
Mais, c’est surtout dans le cadre de deux grandes institutions muséales nationales que vont
se forger progressivement deux conceptions différentes de l’ethnomusicologie, historiquement
posées comme antagonistes en France, ce qui est unique dans l’histoire de l’ethnomusicologie.
D’un côté, l’actuel Musée de l’Homme, ex-Musée d’ethnographie fondé par Ernest Hamy en
1877, devenu entretemps Musée du Trocadéro, car installé dans le Palais du Trocadéro en 1879,
ouvre en 1929, sous la houlette d’André Schaeffner et à l’instigation de Georges-Henri Rivière,
un Département d’organologie musicale, devenu Département d’ethnologie musicale en 1932,
aujourd’hui Département d’ethnomusicologie. Or, cette institution, qui abrite depuis vingt-sept
ans la Société Française d’Ethnomusicologie, s’intéresse majoritairement à l’ethnomusicologie
exotique, celle des lointains6. De l’autre côté, Georges-Henri Rivière, crée au sein du Musée de
l’Homme, en 1937, un Musée National des Arts et Traditions Populaires (MNATP) qui va
rapidement acquérir son indépendance institutionnelle7. Face à l’« internationalisation » de
l’ethnomusicologie pratiquée par le Musée de l’Homme, Georges-Henri Rivière attribue au
MNATP une mission explicite d’« ethnographie folklorique » du domaine français, dont la
dimension ethnomusicologique est confiée à Claudie Marcel-Dubois, qui fonde, en 1944, un
Département d’ethnomusicologie de la France et du domaine français. Les articles différenciés de
Constantin Brailoiù et Claudie Marcel-Dubois, dans le célèbre Précis de musicologie dirigé par
Jacques Chailley et publié en 1958 – ou de Trân Van Khê en remplacement de Brailoiù dans la
réédition de 1984 –, reflètent parfaitement la dichotomie conceptuelle et factuelle de la seconde
moitié du XXe siècle8, alors qu’un article comparable rédigé par un ethnomusicologue américain
n’aurait fait aucune distinction entre les études portant sur le sol américain et d’autres ayant pour
cadre des régions ou des populations d’outre-mer. Il y a en France, dans le domaine de
l’ethnomusicologie, une véritable scission historique, selon que les terrains sont exotiques ou non,
ce qui constitue une situation unique et ne se retrouve dans aucun des pays européens et nord-
américains qui participèrent à l’élaboration de l’ethnomusicologie dans une acception totale, à
savoir endogène et exogène au pays dont sont issus les chercheurs. Cela est très révélateur d’un
problème sérieux et récurrent de la société française à l’égard de sa propre culture populaire. Car
il est évident que cette dichotomie qui institue – et privilégie – une ethnomusicologie des lointains
face à une ethnomusicologie de proximité n’est pas le seul fruit de tout un courant de l’ethnologie
des origines, qui voyait dans l’exotisme la nécessaire distanciation du chercheur à son terrain.
Lorsque Claudie Marcel-Dubois fait le bilan de quinze années de travaux acharnés (1945-1959)
visant à faire de l’ethnomusicologie de la France un véritable champ scientifique disciplinaire,
c’est aussi pour gommer, dit-elle, « l’image de divertissement champêtre au style suranné, léger
ou même paillard qu’on s’en était faite »9.
Bien entendu, ce clivage est aujourd’hui dépassé. Mais, il a marqué des générations
d’ethnomusicologues français, quelle que soit leur spécificité. D’autre part, comme nous l’avons
vu, nous sommes le produit, en France, d’une histoire particulière qui a marginalisé les diverses
formes de cultures populaires, qui a gommé tout ce qui évoquait les particularismes régionaux, et

6
Gilbert ROUGET, « Département d’ethnomusicologie du Musée de l’Homme », Revue de Musicologie , LIX,
1973, 1, p. 25-33 ; « Le Département d’ethnomusicologie du Musée de l’Homme. Maison mère de la discipline
en France et dispositif en péril », L’Homme, juil.-déc. 2004, n° 171-172, « Musique et anthropologie », p. 513-
525.
7
Isaac CHIVA, « Georges-Henri Rivière : un demi-siècle d’ethnologie de la France », Terrain, Carnets du
Patrimoine Ethnologique (Paris, Mission du Patrimoine Ethnologique, Ministère de la Culture), n° 5, oct. 1985,
p. 76-83 (cet article relate admirablement la genèse du MNATP et des nombreuses missions qu’il a diligentées).
Lire aussi l’ensemble d’articles : « La recherche et l’enseignement de l’ethnomusicologie en France », Revue de
Musicologie, LIX, 1973, 1, p. 18-37.
8
Claudie MARCEL-DUBOIS, « L’Ethnomusicologie. I : Etude externe », dans Jacques CHAILLEY (Ed.),
Précis de Musicologie, PUF, Paris, 1958, p. 31-40 ; Constantin BRAILOIU, « L’Ethnomusicologie. II : Etude
interne », Ibid., p. 41-52.
9
Claudie MARCEL-DUBOIS, « Ethnomusicologie de la France 1945-1959 », Acta Musicologica, vol. 32, fasc.
2/3, avr.-sept. 1960, p. 114.
qui, de plus, a inventé la notion de patrimoine (au lendemain de la Révolution de 1789)10. Notion
quelque peu ambiguë, qui fait se chevaucher celles de propriété et d’héritage – terme retenu par
les Anglo-saxons. De surcroît, elle fut, en France, progressivement idéologisée, corrélée à celle de
tradition, elle-même reliée à celle de folklore (notamment musical), le tout devenant chez certains
traditionalistes une valeur refuge ; position à la fois ethnocentrique et sectaire qui va
profondément influencer le XXe siècle et dont se souviendra le Régime de Vichy, avec les
débordements que l’on sait. La réalité, c’est que l’on ne peut plus évoquer un projet à l’échelle de
la France sans réveiller immédiatement des doutes et des soupçons, naturellement légitimes.

Revivalisme français et ethnomusicologie revivaliste

Il ne serait pas concevable de clore cette rapide rétrospective sans signaler quelques grandes
contributions à l’ethnomusicologie de la France réalisées dans le cadre de l’Université, du CNRS,
parfois en lien avec le MNATP, comme celles de Jean-Michel Guilcher, Donatien Laurent ou
Félix Quilici, ni sans s’arrêter sur l’extraordinaire revival dont bénéficient les musiques et danses,
dites traditionnelles, aujourd’hui dans la plupart des pays, mais en France depuis la fin de la
décennie 1960. Ce mouvement de fond, qui s’inscrit dans un véritable projet de société que Henri
Mendras qualifiera de Seconde Révolution française11, se situe dans une perspective de
redécouverte – voire d’invention – des cultures populaires, notamment rurales, jugées alors
dominées, et ceci en réaction à la culture dominante d’une certaine forme de modernité de la
société urbaine de consommation et des prémisses de la globalisation. Ce revival, essentiellement
associatif, au départ motivé par une posture utilitariste de réappropriation de nouveaux
instruments de musique « authentiquement paysans » et des répertoires adaptés, originellement
aux antipodes de toute démarche scientifique et universitaire, va s’engager dans un programme de
collecte à très grande échelle, dans les années 1970 et 1980 surtout, dont le résultat représente
aujourd’hui des dizaines de milliers d’heures d’enregistrements audiovisuels sur la plupart des
régions du pays. Cependant, cette autodidaxie militante revendiquée au début du revival (en
réaction à la « froideur » des universitaires et à la « confiscation » de la mémoire musicale par les
grandes institutions nationales, considérées à l’image du MNATP, comme de véritables
forteresses imprenables), va se muer progressivement en un apprentissage aux techniques
scientifiques de recherche et d’analyse, grâce à un engagement de certains de ces collecteurs dans
des cursus universitaires12. Retenons ici l’extraordinaire vitalité de cette collecte revivaliste, son
quasi synchronisme avec notre époque et son aspect protéiforme, puisque réalisée par des
universitaires, comme par des collecteurs non formés aux techniques scientifiques de recherche.

Le plan de réhabilitation de l’ethnomusicologie de la France

Engagés aujourd’hui dans une ère post-revivaliste, qui est celle de la « désacralisation » de
certaines grandes institutions nationales de recherche, de la désagrégation progressive du secteur
associatif revivaliste, de la transformation radicale – ou de la disparition – de certains terrains de
recherche, mais qui est aussi celle de l’inscription de la discipline dans le champ universitaire,
nous estimons nécessaire de reproblématiser l’ethnomusicologie de la France en lui assignant de
nouveaux objectifs clairs et pertinents et de fédérer ses acteurs. C’est pourquoi nous proposons ce

10
André CHASTEL, « La notion de patrimoine », dans Pierre NORA (Ed.), Les lieux de mémoire , Paris,
Gallimard, Quarto, 1997, vol. 1, p. 1433-1471.
11
Henri MENDRAS, La seconde Révolution française (1965-1984), Paris, Gallimard, 1988.
12
Yves DEFRANCE, « Musique et couleur politique. Les mouvements folk et écologique en France » dans
L’Aquarium (Centre de Recherches Administratives et Politiques, Université de Rennes I), 1993, n° 11/12,
p. 185-198 ; Luc CHARLES-DOMINIQUE, « La dimension culturelle et identitaire dans l’ethnomusicologie
actuelle du domaine français », Cahiers des Musiques Traditionnelles (Genève, Ateliers d’Ethnomusicologie),
1996, n° 9, p. 275-288.
plan de réhabilitation, à partir d’un double constat : celui d’une situation que nous jugeons
préoccupante, mais aussi de formidables acquis scientifiques.

Le constat

Depuis les débuts de l’ethnomusicologie française – dès les premières années du XXe siècle
–, le domaine français a offert à bon nombre de chercheurs l’occasion de faire leurs armes
d’ethnologue ou d’ethnomusicologue, en produisant des documents sonores de qualité et des
travaux d’un haut niveau, qui font encore référence aujourd’hui. Les études folkloriques, un peu
balbutiantes, d’autrefois ont rapidement laissé place à des problématiques à la pointe de la
réflexion scientifique. Cette école fit des émules dans différents pays d’Europe et du monde qui,
aujourd’hui, se sont dotés de moyens suffisants pour être en passe de doubler la recherche
française dans ce domaine. Les travaux réalisés ont porté sur les inventaires de répertoires vocaux,
instrumentaux et chorégraphiques traditionnels qu’il convient de mieux diffuser (la traduction en
anglais des travaux de Jean-Michel Guilcher est aujourd’hui une priorité), sur l’organologie (mise
en évidence d’une grande variété de pratiques et d’instruments populaires). D’une façon plus
générale, même si nous ne sommes qu’au début de la phase réellement analytique, ont été étudiés
les rapports entre ethnomusicologie et histoire, reconsidérées les oppositions binaires (oral/écrit,
savant/populaire, rural/urbain… ), abordés le concept de société complexe et les études sur le
changement social à travers les mutations musicales13, réalisés des travaux récents sur la vocalité,
la sociabilité musicale (le phénomène des bagadoù), les nouvelles pratiques chorégraphiques
populaires, la question des redéfinitions identitaires supranationales (pays celtiques, monde
méditerranéen, alpin, etc.), mais aussi sur le style et l’interprétation (techniques de jeu,
improvisation, ornementation, diverses formes de la plurivocalité, cognition musicale, modes de
transmission, oralité… ).
Le constat préoccupant est celui de la concomitance d’un certain nombre de facteurs
indépendants, négatifs ou régressifs, et dont l’accumulation devient problématique. Citons, pêle-
mêle, la forte perte d’influence du MNATP comme institution motrice dans la recherche en
ethnomusicologie de la France, la faible représentation de ce champ disciplinaire à l’Université, le
constat d’un espace éditorial spécifique encore très restreint, l’absence formelle d’un cadre
d’échanges scientifiques et de réflexions consacrés au domaine français. Par ailleurs, plusieurs
facteurs régressifs, pour certains déjà anciens, mais dont l’accélération est particulièrement
notable, sont tellement patents que c’est toute une partie de la recherche ethnomusicologique qui
se trouve remise en cause à la fois dans son objet et dans sa méthode. En effet, la disparition de la
génération d’informateurs nés au début du XXe siècle, et rencontrés par les revivalistes dans les
années 1970 et 1980, marque la fin d’un certain processus de pratique et de transmission, et
nécessite de repositionner les objectifs et les méthodes de recherche. D’autre part, le secteur
associatif, principal acteur (pour ne pas dire le seul) dans le mouvement de collecte des décennies
1970 et 1980, connaît aujourd’hui un déclin inquiétant, conséquence directe d’un désengagement
manifeste de l’Etat et de l’émergence de nouvelles politiques culturelles à l’échelon des
collectivités locales et territoriales, ne présentant aucune cohérence globale et faisant du champ
patrimonial un objet politique et idéologique à forte lisibilité.
Cela dit, le champ de l’ethnomusicologie de la France s’élargit, tendant ainsi à relativiser
cette négativité conjoncturelle. En effet, ce fameux « domaine français » (historiquement la
ruralité de la France métropolitaine) s’ouvre de plus en plus à des expressions musicales et
chorégraphiques multiculturelles, communautaires ou non, dont les cadres sont plus largement
urbains ou suburbains ; de même, les territoires d’outre-mer sont de plus en plus pris en compte et
étudiés. Parce que l’interculturalité est désormais une réalité, une certaine forme d’anthropologie
dynamique vient se substituer à des formes plus classiques d’anthropologie sociale, culturelle ou
structurale, venant, de la sorte, repositionner le questionnement épistémologique de la discipline.

13
Yves DEFRANCE, Les ménétriers paysans en Bretagne. Approche des mutations au village : 1880-1940 ,
Thèse de doctorat, Paris, EHESS, 1988, 1200 p.
Tout ceci fait que l’ethnomusicologie de la France s’intègre parfaitement dans la réflexion
ethnomusicologique internationale actuelle et que, loin de se sentir rétrograde, elle se veut en
parfaite résonance avec les problématiques et les méthodologies d’aujourd’hui. A l’écoute des
nombreux bouleversements qui ont marqué son domaine de recherche au XXe siècle, elle est en
train de se forger des concepts d’avant-garde, des modèles d’analyse tout à fait pertinents et qui
sont repris à ce jour sur d’autres terrains. Car les phénomènes observés et étudiés naguère
touchent aujourd’hui quantité de groupes sociaux de par le monde. Les réactions de ces derniers
aux tendances d’acculturation se manifestent dans la mise en avant de spécificités culturelles dans
lesquelles la musique joue souvent un rôle de premier plan. En France, les mouvements
folkloriques, le revivalisme, le régionalisme musical, la collecte, la réappropriation de musiques
rurales, les rapports avec les musiques anciennes, médiévales, baroques et autres, les phénomènes
de détournements, d’emprunts, de constructions identitaires, de métissages et fusions, ont été
étudiés, souvent dans l’ombre, par des chercheurs français qui, aujourd’hui, sont invités à faire
part de leurs travaux auprès de collègues musicologues et ethnomusicologues des quatre coins du
monde.

L’espace français est-il pertinent ?

Dans ces conditions, une question récurrente, formulée par plusieurs confrères travaillant
plutôt sur les lointains, est celle de la pertinence d’un « zonage » français de cette
ethnomusicologie, dont les problématiques sont par ailleurs universelles. À l’heure de la
mondialisation, des rapprochements entre laboratoires d’un continent à l’autre, des études
synthétiques globalisantes, il pourrait paraître incongru pour des chercheurs de se positionner sur
un champ de recherche limité à des frontières politiques quelque peu artificielles, comme c’est le
cas de la France, un domaine qui ne présente pas d’unité réelle. La dimension culturelle
proprement française semble voler en éclats, tant les échanges, les allers et venues des créateurs et
interprètes, et la circulation rapide des biens, des personnes et des idées, ont tendance à gommer
les dimensions nationales de toute production. De plus, la définition du champ de recherche d’une
ethnomusicologie de la France pose problème. Certes, elle peut s’appuyer sur une réalité
linguistique. C’est ce que firent des folkloristes comme Patrice Coirault, qui établirent des
topologies analytiques de chansons populaires de langue française. Cet angle d’attaque eut pour
mérite de définir un objet assez aisément repérable, mais, du même coup, excluait les répertoires
en langues régionales, soit d’une bonne moitié des Français. La délimitation géographique (le
territoire national) n’était guère plus satisfaisante car elle excluait toutes les minorités
francophones du monde (Belgique, Suisse, Italie, Canada, Etats-Unis… ). Avec l’accueil de
populations émigrées en assez grand nombre depuis le XXe siècle, de nouvelles problématiques de
recherche sont venues se profiler. Mais, le projet d’une intégration culturelle de la totalité du tissu
démographique en France ne semble pas fonctionner totalement et les revendications récentes des
« Indigènes de la République », toutes provocatrices qu’elles puissent paraître, soulèvent de
réelles questions contemporaines. Le projet d’une identité de la France – chère à Fernand
Braudel14 – ne résiste pas au temps. Hier déjà, et demain plus encore, le global entre dans le local
à tous les niveaux de la pratique culturelle et donc de la performance et de la pensée musicales.
L’ethnomusicologie, science jeune aux dimensions internationales et universalisantes affichées
dès ses débuts, n’échappe pas à cette grande tendance, au point que la distinction entre les écoles
de recherche qui marqua ses débuts en Europe s’efface progressivement. Le paysage actuel paraît
dominé par un discours mondialiste, politiquement correct au point d’en être parfois paralysé dans
son développement, dominé qu’il est par une littérature anglophone involontairement
hégémonique. D’une part, les problématiques anthropologiques et musicologiques actuelles
tendent à transgresser les clivages géographiques ; d’autre part, les monographies
ethnographiques diminuent et les études musicologiques stylistiques « nationales » se raréfient.

14
Fernand BRAUDEL, L’identité de la France, Arthaud-Flammarion, Paris, 1986, 3 vol.
Notre propos n’est donc pas de remettre en question cet état de fait. Bien au contraire, il
vise à encourager la recherche ethnomusicologique actuelle, à reconsidérer ses objets, à prendre
de nouveaux angles d’approche d’un domaine particulièrement riche, varié et en pleine mutation –
le domaine français sous toutes ses composantes – que très peu d’étrangers prennent comme sujet
d’étude. Car tous les ethnomusicologues qui travaillent sur la France le savent bien : l’histoire
politique, culturelle et institutionnelle que nous avons évoquée, dont l’aspect paroxystique est
bien une spécificité, est le dénominateur commun de terrains et de situations qui, bien qu’étant
souvent culturellement différents, n’en sont pas moins fondamentalement reliés, car éléments d’un
même ensemble englobant. Vouloir jeter les bases d’une nouvelle ethnomusicologie de la France,
c’est simplement reconnaître cette proximité scientifique, encourager les échanges entre ses
chercheurs, se donner de nouveaux moyens d’action et de développement. Autant les diverses
sociétés d’ethnologie européanistes, américanistes et africanistes, qui sont légion (voir par
exemple la multitude de centres universitaires et de sociétés d’« études africaines ») et dont
personne ne semble remettre en cause la pertinence et le bien-fondé, ne suscitent le moindre débat
épistémologique, autant une initiative centrée sur la France (dans toutes ses composantes
multiculturelles) et sur la francophonie provoque immédiatement quelques réticences, peut-être
plus politiques que véritablement scientifiques (n’y voit-on pas alors l’expression d’une certaine
nostalgie ?).

Les préconisations

Conscients à la fois des difficultés que traverse l’ethnomusicologie du domaine français,


mais aussi de ses formidables potentialités, conscients également que la situation actuelle appelle
un plan d’urgence de réhabilitation, nous proposons de jeter les bases d’un groupement actif de
chercheurs dans ce domaine disciplinaire. Le but sera d’en redéfinir les diverses approches
épistémologiques et les divers contenus de programmes de recherche, d’œuvrer au développement
de son enseignement, d’en favoriser la diffusion par une politique suivie d’édition, de le
réhabiliter, au sein même de la communauté scientifique dans son ensemble, et tout autant au
regard de la communauté ethnomusicologique nationale et internationale. Pour cela, nous créons
le CIRIEF (Centre International de Recherches Interdisciplinaires en Ethnomusicologie de la
France), société scientifique regroupant des ethnomusicologues et ethnochoréologues, mais aussi
des musicologues, ethnologues, anthropologues, sociologues, historiens et géographes, linguistes
et dialectologues, etc., œuvrant dans des terrains relevant des traditions urbaines et rurales
françaises, métropolitaines et d’outre-mer, et aussi de toutes les traditions issues de cultures
autres, vivant et se développant dans quelque région française que ce soit.
C’est à l’occasion du colloque international « L’Ethnomusicologie de la France », que nous
avons organisé à l’Université de Nice-Sophia-Antipolis du 14-18 novembre 2006, et qui a réuni
vingt-sept chercheurs de tous horizons disciplinaires15, que nous avons formulé et annoncé ce plan
de réhabilitation et de développement.
Il consistera à dresser progressivement l’inventaire des sources à notre disposition :
publications bibliographiques et discographiques, travaux universitaires (anciens travaux de
maîtrises et DEA, aujourd’hui masters, thèses) relatifs à l’ethnomusicologie du domaine français.
Nous voulons aussi créer un espace éditorial spécifique et de grande diffusion : site Internet
français-anglais (avec revue électronique et base de données en ligne). En 2008, va s’ouvrir une
collection d’ouvrages traitant des problématiques intéressant l’ethnomusicologie de la France.
Une réflexion doit également être menée autour de l’édition discographique (l’absence de
collection de Cds ou de Dvds de publications d’archives à l’échelon national est préoccupante).

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Ce programme peut être commandé aux adresses suivantes : luc.CHARLES-DOMINIQUE@unice.fr ou
yves.defrance@uhb.fr
Les Actes de ce colloque vont être publiés chez l’Harmattan en 2008, inaugurant ainsi une nouvelle collection
dirigée par Luc Charles-Dominique et Yves Defrance : Ethnomusicologie et anthropologie musicale historique
de l’espace français.
Ce plan, en faveur d’une ethnomusicologie de la France, vise principalement à créer un
espace de dialogue interdisciplinaire, invitant à réfléchir, à proposer une redéfinition des thèmes,
des objectifs et des méthodes de recherche, à fédérer les chercheurs au-delà de l’Université, à
nouer des contacts fructueux entre Université, associations et Centres régionaux de musiques et
danses traditionnelles.
Outre le fait que le domaine français offre une certaine accessibilité des terrains pour
l’apprentissage de l’enquête, un grand nombre de problématiques peuvent être abordées tout en
facilitant l’observation participante. Cette modernité des problématiques présente un atout
considérable pour le chercheur et un terrain de recherches quasi inépuisable : musiques urbaines,
identités régionales ou de communautés, mutations esthétiques, syncrétismes culturels
contemporains, effets directement observables de mondialisation, d’émancipation féminine dans
les pratiques musicales, émergences de nouvelles pratiques, interactions sociales et culturelles,
oralité des enseignements, développement de nouveaux modèles esthétiques, création de
spectacles, de festivals, etc.
L’ethnomusicologie revivaliste qui s’est attelée à la redéfinition d’un champ disciplinaire
sur un domaine en totale mutation, a essentiellement collecté, observé, découvert une réalité
absolument insoupçonnée quelques années auparavant. De plus, inscrite dans une problématique
d’urgence, elle fut plus préoccupée de constituer une mémoire, de publier des corpus : son
approche fut essentiellement monographique et l’est encore, en grande partie. Mais est-ce là une
spécificité de l’ethnomusicologie de la France ? Combien d’études récentes de l’ethnomusicologie
internationale francophone sont-elles monographiques (cela est encore particulièrement visible
dans les thèses récentes) ?
Or, nous avons aujourd’hui sur le domaine français une telle multiplicité d’angles
d’approche et de champs d’études que le stade de la description va s’en trouver rapidement
dépassé. L’interdisciplinarité entre ethnomusicologie, musicologie, anthropologie et histoire, au-
delà d’études spécifiques, est susceptible de déboucher sur des théorisations de portée universelle.
Les avancées toutes récentes de la recherche sur l’organologie médiévale, à la lumière des acquis
de l’ethomusicologie de la France, en sont un exemple parmi bien d’autres. D’autres études sur les
formes musicales et chorégraphiques de cultures exogènes et leur rencontre avec d’autres formes
culturelles quelles qu’elles soient, au-delà du fait qu’elles constituent des terrains porteurs de sens,
assez peu investigués et non menacés d’extinction, apportent, elles, une contribution efficace à
l’anthropologie de l’universalité des cultures et, selon la formule de Jean-Loup Amselle, de leurs
« branchements »16. Par ailleurs, l’anthropologie de la notion de patrimoine (et de celle de
tradition) trouvera un terrain extrêmement fécond dans une étude anthropologique de la
patrimonialisation à l’œuvre au sein du mouvement revivaliste, déjà vieux de trente-cinq ans. Il ne
s’agit pas d’une anthropologie de soi et repliée sur soi, mais de l’émergence de problématiques
d’anthropologie culturelle et politique, de sociologie, de psycho-sociologie. Le courant
revivaliste, même s’il s’en défend, engagé dans un processus de patrimonialisation, a fait des
choix de réhabilitation. Or, les matériaux instrumentaux, musicaux (répertoires, styles, structures
et formes) et chorégraphiques sélectionnés ont été élevés au rang d’emblèmes, soit régionaux, soit
d’un mouvement culturel et social. En tout état de cause, il y a construction de référents
identitaires dont l’analyse anthropologique est sans doute riche d’enseignements aujourd’hui dans
les sociétés complexes occidentales, et bientôt dans d’autres sociétés en mutation de par le monde.
On l’aura compris, l’étude et la valorisation d’une ethnomusicologie circonscrite à une
échelle localisée et pertinente, renforcée par la mise en relation des chercheurs et de leurs
problématiques, loin d’atomiser le champ scientifique, en est au contraire le plus sûr garant de son
universalité. Si les ethnomusicologues ont encore besoin de s’en convaincre, les ethnologues, eux,
l’ont bien compris. Au terme d’un exposé brillant de Françoise Zonabend sur les dénominations à
Minot, un village de Bourgogne, et d’une théorisation de portée universelle, Claude Lévi-Strauss,
animateur de ce séminaire de recherche, déclare :
16
Jean-Loup AMSELLE, Branchements. Anthropologie de l’universalité des cultures , Paris, Flammarion,
« Champs », 2001.
« Vous nous avez donné une passionnante leçon d’exotisme. L’exemple que vous avez choisi
démontre d’une façon saisissante à quel point on peut retrouver dans une société quelconque tout ce
qui existe dans d’autres, mais sous forme de projections, tantôt macroscopiques, tantôt
microscopiques ; parce qu’au fond, quand nous nous étonnons de voir dans les récits des Indiens
Kwakiutl des individus qui changent de nom vingt fois au cours de leur vie (de sorte qu’il est
terriblement difficile de suivre l’intrigue) nous constatons que tout à côté de nous, chez nous, des
phénomènes du même genre existent, et qu’il faut simplement savoir les discerner à une échelle
microscopique, alors qu’ailleurs ils apparaîtront à une plus grande échelle. »17

17
Françoise ZONABEND, « Pourquoi nommer ? », dans Claude LÉVI-STRAUSS (Ed.), L’Identité, Paris, PUF,
« Quadrige », 2000 (4ème éd.), p. 280.

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