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L’Institut Charles Cros présente

LES TERRITOIRES DU
« SENTIMENT OCÉANIQUE »
La collection Éthiques de la Création, créée par l’Institut Charles
Cros (www.institut-charles-cros.eu) est coéditée avec l’Harmattan,
sous la responsabilité éditoriale de Sylvie Dallet, Georges
Chapouthier & Emile Noël. L’Institut Charles Cros traite et
expérimente les relations des arts avec les nouvelles technologies et
les sciences, dans une dimension qui ouvre sur les usages de société
et questionne la transmission des savoirs. Cette collection rassemble
des textes de combat aux formes diverses, dans une dimension
éthique et interdisciplinaire conjuguée, qui valorise une
« recherche-création » attentive aux mutations contemporaines.

Titres disponibles :

- La Création, définitions et défis contemporains, 2009


Sylvie Dallet, Georges Chapouthier, Émile Noël (dir.)

- Images et éthique, 2010


Élie Yazbek (coordonné par)

- Les territoires du sentiment océanique, 2012


Sylvie Dallet, Émile Noël (dir.)
Sous la direction de
Sylvie DALLET & Émile NOËL

LES TERRITOIRES DU

« SENTIMENT OCÉANIQUE »
Remerciements et crédits maquette ouvrage
Les territoires du Sentiment océanique :
Annie Cordelle : maquette texte

Sylvie Dallet : création originale "L'eau – delà "


(tableau technique mixte, format 53cm x 74cm, 2009)

Josiane Lépée (josianelepee@ateliermetiss.eu) :


graphisme création couverture

© L’Harmattan, 2012
5-7, rue de l’École-Polytechnique ; 75005 Paris
http://www.librairieharmattan.com
diffusion.harmattan@wanadoo.fr
harmattan1@wanadoo.fr
ISBN : 978-2-296-99152-1
EAN : 9782296991521
Sommaire

- Introduction ............................................................................ 11

- Émile NOËL
La vague et l’océan .................................................................. 17

- Ysé TARDAN-MASQUELIER
L’expérience océanique : une discussion entre Romain
Rolland et Freud ..................................................................... 27

- Boris CYRULNIK
Encore quelques secondes à vivre ........................................... 35

- Sylvie DALLET
Il n’y a plus de faits mais simplement des risques
(De l’Eclair de Spinoza aux extases archaïques) ...................... 41

- Michel CAZENAVE
Le divin, l’océan et la création ................................................ 59

- Régis AIRAULT
À la recherche du sentiment océanique.................................. 65

- Pascale GAY
État idéal de performance en sport et en art… ....................... 75

- Éric DELASSUS
Immanence et créativité pour une éthique du goût et du
dégoût ..................................................................................... 91
- Émile NOËL
Loin, plus loin toujours, au-delà ............................................. 105

- Sylvie DALLET
Vagabonds des étoiles ............................................................. 117

- Marc ROLLAND
Sentiment océanique et romantisme noir : D’Annunzio à
Mishima .................................................................................. 131

- Annie CORDELLE
Ce rêve bleu enfantin.............................................................. 145

- Georges FRIEDENKRAFT
Dix haïkous en suite océanique .............................................. 149

- Émile NOËL
Une proposition de jeu : La quête du sentiment océanique .... 151

- Biographies résumées des auteurs ........................................... 159


LES TERRITOIRES DU
« SENTIMENT OCÉANIQUE »
LES TERRITOIRES
DU « SENTIMENT OCÉANIQUE »

INTRODUCTION

Mesurer le risque à l’imprécision des données : les chercheurs


demeurent aux avants postes des dangers, des volcans et des beautés
de l’aurore. En 2007, suite à la mue de l’Institut Charles Cros en
association de « création-recherche » européenne, a surgi comme
un continent, le désir de poser notre regard sur l’origine des choses
qui nous troublent, nous hantent ou nous rendent heureux. Cette
demande profonde a été synthétisée par un programme de
recherche multi partenarial, nomade et international « Éthiques de
la Création » 1 qui s’appuie sur un archipel d’expérimentations
multiples. L’exploration des thèmes associés est menée aux
entrelacs constants des relais institutionnels et de la société
internationale, des chercheurs : Créativités & Territoires,

1
« Éthiques de la création » réunit, sous la responsabilité de Sylvie Dallet, des
partenaires institutionnels diversifiés : l’Institut Charles Cros, le Centre
d’Histoire Culturelle des Sociétés Contemporaines (Université de Versailles
Saint-Quentin), l’Institut d’Études Scéniques & Audiovisuelles (Université Saint-
Joseph du Liban), l’Institut Atlantique d’Aménagement des Territoires, la Maison
des Sciences de l’Homme Paris Nord, mais aussi le Centre la Gabrielle (Mutuelle
de la Fonction Publique), Médiadix et le Pôle des métiers du Livre (Université de
Paris Ouest Nanterre–la Défense), la Fondation des territoires de demain…

11
Créativités & Thérapies, Éthiques & Mythes de la création2 , Savoirs
créatifs & Savoirs migrateurs…

Penser l’éthique comme un socle des connaissances communes,


dont on peut interroger la généalogie et la pertinence des récits, est
une dynamique forte qui conjugue les arts, les sciences et la
perception nécessaire à la construction des savoirs et du vivre
ensemble. L’éthique devient la ressource secrète de la création, dans
une démultiplication d’aventures, de figures et de postures
paradoxales.

La création, pierre d’angle de la pensée occidentale, comme


l’éveil est le socle de la pensée orientale, révèle dans nos sociétés
prométhéennes, une volonté de liens et de médiations : ce désir
éthique s’appuie sur la diversité du vivant, dans une exploration qui
révèle des interfaces et les synergies complexes des territoires de la
pensée. La sensation d’une aventure « océanique » pose des limites à
cette construction systémique des savoirs. Une pérégrination
obstinée, qui, comme l’oiseau-guide de Noé, issu de la nef fracturée
de nos savoirs traditionnels, doit nous aider à voler vers la lumière.
Mais quelle lumière ?

Que ce vocabulaire fleuri ne nous abuse pas sur ce que nous


allons lire : les exercices menés dans le cadre du séminaire
interdisciplinaire « Éthiques & Mythes de la Création » ont voulu
confronter des expériences scientifiques, artistiques et spirituelles
dans une volontaire désorganisation des disciplines universitaires.
Changer le regard, même soutenu par des savants et des artistes, est
une chose difficile qui nécessite un dialogue multiple en adaptation

2
Le séminaire EMC, labellisé par la Maison des Sciences de l’Homme Paris Nord,
a dans une combinatoire de connaissances, conjugué de 2009 à 2011 des
hybridations artistiques et des résurgences symboliques associées concrètement à
des expériences scientifiques.

12
constante. Cette notion d’ « univers-cité » se confronte de plus en
plus, non au localisme des mémoires du village global Mc luhanien,
mais au concret des territoires, dans une fluidité des paysages, des
hommes et des « choses » vivantes, que sont les savoirs
« multivers ». Ces espaces fluides rayonnent bien au-delà des objets
d’étude classiques ou, du moins, participent d’une densité subtile
des traditionnels sujets d’études : le fonds, la forme, l’énergie ou la
dynamique, la valeur relèvent de cet inconnu du cerveau humain et
de la toile pauvre ou chatoyante, qu’il tisse avec son
environnement.

Nous sommes à l’aube d’une refondation des savoirs qui ne


peuvent rester des savoirs de traçabilité économique ou techniques,
mais doivent réconcilier des aspects multiples du vivant. Il nous
faut donc inventer des cartographies intuitives qui prennent la
mesure analogique de nos connaissances. La science n’est pas le seul
moyen d’accéder à la qualité épistémologique. L’art fait vibrer le
vivant dans une étonnante discontinuité d’illuminations
simultanées et successives. L’éthique reste la dimension de socle qui
permet les rameaux successifs de l’épistémologie et de l’esthétique,
fruits sans lesquels on ne peut évaluer à rebours la matière de
fondation. La création, comme l’innovation scientifique, sont des
valeurs qui construisent l’architecture de l’avenir et embellissent le
présent. Nous avions décidé, pour construire cet ouvrage collectif,
de travailler sur les savoirs interstitiels qui restent souvent nichés
dans la transmission orale ou spécialisée : les Journées d’Études
telles que « créer, c’est résister », « prospectives et impensés de
l’innovation » ou « handicaps créateurs »... ont préparé l’étape
difficile des « territoires du sentiment océanique ».

Nous avons voulu, parce qu’elle correspondait à un espace de


convergence inhabituel des mythes et des sciences, valoriser la
dernière séance de l’année 2011, située en point d’orgue du
séminaire Éthiques & Mythes de la Création. Nous avions invité le

13
9 décembre 2011 quelques spécialistes (mais peut-on être spécialiste
en la matière, puisque nous ressentons ce sentiment comme
Monsieur Jourdain fait de la prose) issu de disciplines différentes,
attentifs aux récits de chacun. Ces témoignages ont été complétés
par des articles sollicités auprès d’amis et de collègues qui ont bien
voulu participer de l’aventure. Leur capacité exploratoire offre au
phénomène océanique de nouvelles approches.

Il semble en effet que la connaissance issu de cette fusion


océanique ait été attestée du plus lointain des témoignages
humains. Cette sensation qui allie une joie avec une forme de
dissolution ou de rencontre de la matière ne peut rester sous le
silence d’une perception troublante, à la fois individuelle et
fortement commune. Elle corrobore, quand on y songe, un des
mythes premiers de création du monde : celui du plongeon dans
l’océan qui, avant le mythe de la création du monde par un corbeau
divin ou le façonnage de la glaise par la parole, forme la tierce
matrice de nos genèses légendaires. Avant et après, à l’origine
comme au final, comme une boucle dont nous aurions, parfois, la
réminiscence.

Le « sentiment océanique » est une forme particulière des états


modifiés de conscience, domaine qui, selon les interprétations, peut
recouvrir diverses expériences comme toute notion d’éveil spirituel,
religieux ou profane, N.D.E. (Near Death Experience), expérience
psychédélique sous drogue hallucinogène, et qui peut même
s’étendre, pour certains, jusqu’au « paranormal ». La spécificité de
cette sensation, dit « sentiment océanique», assimilé depuis Romain
Rolland aux capacités de la religiosité indienne, n’est pas admise
comme telle par tous. Nous en avons reçu un récent témoignage
très profane de la part de l’acteur français Jean Dujardin recevant
son prix d’interprétation, lors de la cérémonie hollywoodienne des
Oscars le 26 février 2012. Il décrit pour la presse une sorte

14
d’éblouissement sensoriel et d’extension corporelle, dont il n’avait
jamais ressenti l’existence.

Pour décrire cet état fugitif de plénitude, vivre cette expérience,


c’est s’éprouver uni, comme la vague ou la goutte d’eau dans
l’océan, comparaison que l’on trouve fréquemment dans les
philosophies de l’éveil spirituel.

La forme non pathologique de cette expérience, qui ne dure que


« la fulgurance d’un moment », peut-elle ouvrir à une étincelle
créative et peut être faire communiquer ce « grand Tout du
monde » avec ce que le Dalaï Lama et Stéphane Hessel appellent le
grand « Nous » 3 ? Les chapitres qui s’inscrivent dans cette taille
panoptique du nous, ont été rédigés par Régis Airault, Michel
Cazenave, Annie Cordelle, Boris Cyrulnik, Sylvie Dallet, Éric
Delassus, Georges Friedenkraft, Pascale Gay, Émile Noël, Marc
Rolland et Ysé Tardan-Masquelier. Tout à tour, l’observatoire a été
centré sur la littérature, la spiritualité, le jeu, la philosophie, la
poésie, l’histoire, la biologie, la psychologie, les religions et le sport.
Ces approches s’inscrivent comme le tiers livre de la problématique
de la collection « Éthiques de la Création », conjuguée par l’Institut
Charles Cros en partenariat avec l’Harmattan. Le proverbe de
sagesse livre son constat séculaire : quand le vent se lève, certains
construisent des murs et d’autres des moulins.

La question qui nous préoccupe (et fait moudre notre grain)


s’inscrit dans le passage de nos sociétés à des savoirs nomades, qui
concilient les différents niveaux de l’universalité, les territoires
enchevêtrés de la culture et cette capacité extraordinaire de l’esprit
humain à pousser les limites, non plus comme le signalait Nietzsche
par-delà le Bien et le Mal, mais vers une étape de la connaissance

3
Dalaï Lama, Stéphane Hessel, Déclarons la paix ! Pour un progrès de l’esprit,
Indigènes éditions, 2012

15
qui apaise et réconcilie. Cette connaissance aléatoire et
transdisciplinaire prépare, par les récits de fiction, la biologie et les
expériences de connaissance du passé, les savoirs créatifs que
demain exigera de nous. Comme des exercices de résistance qui ne
seraient plus des « arts de la mémoire », mais des « arts de la
création ».

Le poème qui nous vient de Nacogdoches, composé dans les


années 1920 par Karle Wilson Baker, une des premières femmes
enseignantes de l’université du Texas, apporte sa part de lumineuse
familiarité :

« Ma vie est un arbre


Fortement uni à la terre
Tenu par des racines immémoriales
De résister à la tempête,
De remplir ma place.
Mais, là-haut,
Dans les branches de cet arbre verdoyant,
Chante un oiseau sauvage,
Les ailes de mon oiseau ne sont point esclaves du vent :
Ce n’est pas un nid terrestre qu’il a bâti ! » 4

Sylvie Dallet & Émile Noël

4
The Tree, « My life is a tree, Yoke-fellow of the earth; Pledged, By roots too
deep for remembrance, To stand hard against the storm, To fill by Place. (But
high in the branches of my green tree there is a wild bird singing : Wind-free are
the wings of my bird : she hath built no mortal nest.) »

16
LA VAGUE ET L’OCÉAN
Émile NOËL

« Au-dessous du monde des perceptions


sensorielles et de l’activité mentale, il y a
l’immensité de l’être. Il y a une vaste étendue, une
vaste immobilité, et une petite activité frémissante
à la surface, qui n’est pas séparée, tout comme les
vagues ne sont pas séparées de l’océan ».
Eckhart Tolle,
Le Pouvoir du moment présent, Ariane, 2000

Dans les philosophies ou religions tendant à l’éveil spirituel, on


trouve fréquemment la comparaison entre l’océan-univers et la
vague-individu. Le sentiment océanique correspondrait à une prise
de conscience non-duale de la nature de l’Être : cette non-dualité se
trouve dans plusieurs traditions telles que Hindouisme, Taoïsme,
Bouddhisme, Soufisme, etc… qui proposent à l’homme de réaliser
« sa vraie nature » par la compréhension intime qu’il ne fait qu’un
avec le Tout.
« De l’Esprit-Un émerge la dualité, mais ne t’attache même pas à
cet Un » attribué à Seng-Ts’an – (décédé vers 606), Japonais,
patriarche du Zen, considéré comme le troisième patriarche chinois
de l’école bouddhiste Chan.

Dans le Taoïsme, l’alternance constante du Yin et du Yang


exprime l’unité ultime appelée Tai chi (le sommet suprême), la
cime, le Dào. La dualité et la multiplicité ne sont que des reflets de
l’Un. L’humain est la proie de l’illusion antinomiste des paires

17
duelles. Il ne perçoit pas la réalité. Il ne parvient pas à en réaliser le
sens et l’origine qui lui permettraient de découvrir la voie naturelle
du « non-agir » qui marque la fin de l’attachement, des passions, de
l’individualité et permet l’harmonie avec la « vertu efficiente » et
spontanée du Dào.

Le sentiment océanique a fait et fait encore l’objet de


témoignages de personnes qui vivent des expériences similaires,
qu’elles soient religieuses ou profanes. Mais c’est à la religiosité
indienne qu’il est souvent assimilé, notamment depuis Romain
Rolland.

Dès 1923, celui-ci entretient une discussion avec Sigmund Freud


sur ce concept en puisant dans la tradition indienne qu’il étudie
alors. En fait, la nomination proprement dite paraît en 1927, dans
une lettre qu’il adresse à Freud : « Mais j’aurais aimé à vous voir
faire l’analyse du sentiment religieux spontané ou, plus exactement,
de la sensation religieuse qui est [...] le fait simple et direct de la
sensation de l’éternel (qui peut très bien n’être pas éternel, mais
simplement sans bornes perceptibles, et comme océanique) » 5.

La référence à l’éternel est une allusion à Spinoza, qui


recommande de voir les choses « sous l’aspect de l’éternité » (sub
specie aeternitatis). « Nous connaissons clairement par là en quoi
notre salut, c’est-à-dire notre Béatitude ou notre Liberté consiste ;
je veux dire dans un Amour constant et éternel envers Dieu, ou
dans l’Amour de Dieu envers les hommes. Cet Amour ou cette
Béatitude est appelé dans les livres sacrés Gloire, non sans raison » 6.

5
Romain Rolland, lettre à Sigmund Freud, 5 décembre 1927, in Un beau visage à
tous sens. Choix de lettres de Romain Rolland (1866-1944), Paris, Albin Michel,
1967, pp 264-266
6
Éthique V, scholie de la proposition 36

18
Les échanges entre les deux hommes alimentent leurs œuvres
réciproques de l’époque. On peut y voir notamment la genèse de
L’avenir d’une illusion de Freud, qui est une façon de réponse à
l’envoi de Romain Rolland de sa pièce de théâtre Liluli avec, non
sans ironie, la dédicace : « Au destructeur des illusions, le Pr.
Freud ». Spinoza n’y est pas explicitement nommé dans le texte du
psychanalyste, mais il apparaît indirectement dans une citation de
Henri Heine : « Le ciel, nous le laissons aux anges et aux oiseaux ».
La présence de ce philosophe chez ces deux auteurs, pour différente
qu’elle fut, a nourri leurs échanges. Pour Rolland, la révélation de
Spinoza vécue dans sa jeunesse comme une illumination – « le soleil
blanc de la Substance », « océan de l’être » –, annonce peut-être son
élaboration du sentiment océanique. Pour Freud, à la manière de la
critique spinozienne de la religion à remplacer par la philosophie,
c’est par la psychanalyse qu’elle doit être remplacée, science versus
illusion. Et deux ans après cet échange, en 1929, Freud proposera
une lecture psychanalytique de ce sentiment dans Malaise dans la
civilisation : « […] Il n’est pas à l’origine du besoin religieux parce
que celui-ci provient plutôt des sentiments de désaide infantile et
de désirance pour le père, remplacés plus tard par l’angoisse devant
la puissance du destin ».

C’est pourtant dans cet échange avec Rolland qu’apparaît, dès


1927, une première version du sentiment d’étrangement qu’il
éprouva en 1904 lors d’une première visite de l’Acropole d’Athènes.
Il ne reprendra qu’en 1936, comme aboutissement de son auto-
analyse, l’étude de cette « inquiétante étrangeté » qui n’est pas sans
rapport avec ce vécu océanique 7 .

7
Cf. On peut trouver le développement de cette relation dans « Intervention
d’Henri Vermorel, psychanalyste, lors de sa conférence sur la croyance au Freud
Center for Psychanalytic Studies and Research de Jérusalem (novembre 2008, sur
le site « Créations Mosaïques, Échanges culturels en Méditerranée » ).

19
De nos jours, l’interprétation profane de ce sentiment se
développe, par exemple, dans une lecture neurologique des états
modifiés de conscience, ou encore dans l’affirmation d’un athéisme
philosophique. Ainsi, pour le philosophe André Comte-Sponville :
« Ce ″sentiment océanique″ n’a rien, en lui-même, de proprement
religieux. J’ai même, pour ce que j’en ai vécu, l’impression inverse :
celui qui se sent ″un avec le Tout″ n’a pas besoin d’autre chose. Un
Dieu ? Pour quoi faire ? L’univers suffit. Une Église ? Inutile. Le
monde suffit. Une foi ? À quoi bon ? L’expérience suffit » 8.

Maintenant, il y a tout un éventail de questions qui se posent et


s’illustrent à travers d’exemples vécus dans leur diversité. Sans
doute faut-il considérer différents états de conscience et les
circonstances susceptibles de les produire : les voies du mysticisme,
les chemins de la méditation, les paysages de l’hypnose, les obscurs
sentiers des perceptions sensorielles dues aux psychotropes ou aux
drogues hallucinogènes. Les traumatismes physiques, les chocs
émotionnels, les États de Mort Imminente (les N.D.E.9 des anglo-
saxons) peuvent aussi provoquer ce genre d’immersion. Par
exemple, la conversion de Saint Paul se fit sur le chemin de Damas
à la suite d’une chute. Il était alors ennemi des chrétiens. Mais
frappé de cécité après cette chute, il se réforma. Bien qu’il ne
connût pas le Christ, il devint le plus grand zélateur de cette
religion qu’il avait persécuté.

Ce genre de phénomène peut aussi se produire sans raison, sans


raison apparente du moins. C’est ce qu’à 18 ans Paul Claudel vécut
le 25 décembre 1886 lorsqu’il se rendit à Notre-Dame de Paris pour
assister aux offices de Noël. À l’époque, il avait complètement
oublié la religion et il était, selon ses propres termes, « à son égard

8
L’Esprit de l’athéisme, Introduction à une spiritualité sans Dieu, Albin Michel,
2006
9
Near Death Expérience

20
d’une ignorance de sauvage ». Il était debout dans la foule, « près du
second pilier, à l’entrée du chœur, à droite du côté de la sacristie ».
« Et c’est alors que se produisit l’événement qui domine toute ma
vie. En un instant mon cœur fut touché et je crus. […] J’avais eu
tout à coup le sentiment déchirant de l’innocence, l’éternelle
enfance de Dieu, une révélation ineffable » 10. Certes, ce sentiment
ne relève pas nécessairement de la religion. Mais, ce vécu
d’étrangeté, cette perte de contact avec la réalité qui vous plonge

10
« [...] J’avais complètement oublié la religion et j’étais à son égard d’une
ignorance de sauvage. La première lueur de vérité me fut donnée par la rencontre
des livres d’un grand poète, à qui je dois une éternelle reconnaissance, et qui a eu
dans la formation de ma pensée une part prépondérante, Arthur Rimbaud. La
lecture des Illuminations, puis, quelques mois après, d’ Une saison en enfer, fut
pour moi un événement capital. Pour la première fois, ces livres ouvraient une
fissure dans mon bagne matérialiste et me donnaient l’impression vivante et
presque physique du surnaturel. Mais mon état habituel d’asphyxie et de
désespoir restait le même.
Tel était le malheureux enfant qui, le 25 décembre 1886, se rendit à Notre-
Dame de Paris pour y suivre les offices de Noël. Je commençais alors à écrire et il
me semblait que dans les cérémonies catholiques, considérées avec un
dilettantisme supérieur, je trouverais un excitant approprié et la matière de
quelques exercices décadents. C’est dans ces dispositions que, coudoyé et
bousculé par la foule, j’assistais, avec un plaisir médiocre, à la grand’messe. Puis,
n’ayant rien de mieux à faire, je revins aux vêpres. Les enfants de la maîtrise en
robes blanches et les élèves du petit séminaire de Saint-Nicolas-du-Chardonnet
qui les assistaient, étaient en train de chanter ce que je sus plus tard être le
Magnificat. J’étais moi-même debout dans la foule, près du second pilier, à
l’entrée du chœur, à droite du côté de la sacristie.
Et c’est alors que se produisit l’événement qui domine toute ma vie. En un
instant mon cœur fut touché et je crus. Je crus, d’une telle force d’adhésion, d’un
tel soulèvement de tout mon être, d’une conviction si puissante, d’une telle
certitude ne laissant place à aucune espèce de doute, que, depuis, tous les livres,
tous les raisonnements, tous les hasards d’une vie agitée, n’ont pu ébranler ma
foi, ni, à vrai dire, la toucher. J’avais eu tout à coup le sentiment déchirant de
l’innocence, l’éternelle enfance de Dieu, une révélation ineffable. [...] » (1913)

Extrait de Contacts et circonstances, Œuvres en Prose, Gallimard, La Pléiade,


pp 1009-1010

21
dans une autre réalité plus réelle que la prétendue réelle, cette
fulgurance qui vous immerge comme une vague en océan, ce
trouble qui, selon l’expérience, peut laisser un souvenir exaltant
comme une trace horrifiée, ce voyage de l’étrange transforme la
vision du monde du passager qui s’en trouve modifiée en
profondeur. Et il n’est nul besoin d’aller questionner l’inconscient
collectif cher à Jung, les Au-delà et l’idée de Dieu. Le besoin de
croire, même ignoré du sujet lui-même, suffirait-il ? Y retrouverait-
on l’éternelle question de l’inné et de l’acquis ? Y aurait-il du
génétique là-dessous ?

Sans doute, notre développement est-il régi par un certain


nombre de déterminants de cette nature. Certains cerveaux
sécrètent beaucoup de dopamine et de sérotonine, neuromédiateurs
aux effets euphorisants. Mais, il serait naïf d’attendre une réponse
fiable d’une analyse ADN, très en vogue dans les séries policières
télévisées. D’autant que l’environnement affectif joue un rôle
primordial dans le développement de la personne.

Il en est ainsi de la « résilience », un concept emprunté à la


physique (le retour à son état initial d’un élément déformé), par les
psychiatres états-uniens dans les années 90 et popularisé en France
par Boris Cyrulnik. Selon ce dernier, la résilience, qu’il présente
comme étant « l’art de naviguer dans les torrents », peut concerner
chacun de nous un jour. Or, il apparaît que la capacité à rebondir et
à surmonter un traumatisme survenu au cours de son existence
dépend beaucoup de la qualité de l’environnement affectif de la
petite enfance.

Un autre aspect qui nous intéresse ici : les processus de création


sous contrainte seraient-ils à l’opposé de ces états de conscience ?
Feraient-ils obstacle à leur apparition par excès de rationalité ? Rien
n’est moins sûr. La nécessité de franchir la difficulté causée par la
contrainte, surtout si elle est librement admise, ne provoque-t-elle

22
pas l’imagination. On pense ici à l’OuLiPo11 notamment. On
pourrait même y voir comme un processus parallèle à une façon de
résilience, la contrainte s’apparentant à l’épreuve à surmonter. Dans
ces circonstances, ces états peuvent-ils survenir sans qu’on s’en
aperçoive, vécus comme une simple intuition créative ?

Prenons l’exemple d’Alain Connes, mathématicien à l’Institut


des Hautes Études Scientifiques (IHES) de Bures-sur-Yvette,
professeur au Collège de France, membre de l’Académie des
sciences, considéré comme l’un des plus innovants de ces dernières
années. Alors qu’il était jeune chercheur, un problème lui résistait
depuis longtemps, au point qu’il se demandait s’il n’allait pas « tout
laisser tomber », selon ses propres termes. Comme il allait chercher
ses deux enfants à la sortie de l’école – à l’époque, peu fortuné, il
avait une 2CV –, à l’arrêt d’un feu rouge, brusquement il eut le
sentiment que le problème était résolu, sans qu’il ait sur le moment
la moindre idée de la résolution. De retour chez lui, la solution fut

11
« Ouvroir de littérature potentielle » est un groupe de recherche en littérature
expérimentale fondé en 1960 par Raymond Queneau et François Le Lionnais
(1901-1984). C’était à l’origine une sous-commission du Collège de Pataphysique
et les membres fondateurs de l’OuLiPo devenaient automatiquement membres
du Collège. Puis la littérature potentielle prit ses distances avec la pataphysique.
L’OuLiPo se situe au carrefour des préoccupations de Queneau pour le langage et
pour les mathématiques, préoccupations qui aboutirent à la création des Cent
mille milliards de poèmes. Il s’agit d’appliquer à la littérature la rigueur et les
techniques des mathématiques de l’analyse combinatoire. L’objectif de cette
recherche est d’inventer de nouvelles règles de composition poétique qui
permettent d’une part de créer des œuvres nouvelles, d’autre part de dégager les
potentialités d’œuvres existantes. L’un des exemples les plus connus de ces
contraintes littéraires est la méthode S + 7 : en remplaçant, à l’aide d’un
dictionnaire, chaque substantif d’un texte par le septième qui suit, on obtient un
nouveau texte.

23
trouvée rapidement12. Je tiens cette anecdote de première main : il
me l’a contée au cours d’une émission que j’ai réalisé avec lui pour
France Culture.

L’hypothèse d’une production du cerveau en ce qui concerne


tous ces phénomènes, quelles que soient les circonstances et les
apparences dans lesquelles ils manifestent, n’est sans doute pas
incongrue. Le cerveau de l’homme, interprète de ce qu’on appelle
réalité, est capable de créer de la réalité virtuelle aussi bien et aussi
vite que les machines ordinatrices, réalité virtuelle à laquelle il
croit, c’est notoire, comme réalité réelle. Ainsi dans l’espace de la
mystique, de l’imaginaire, de la création, de l’hypnose ou encore
des psychotropes, le cerveau crée de la réalité. Je me souviens d’un
pianiste sous LSD, plaquant sans arrêt le plus banal des accords
parfait dans la gamme de do, qui hurlait, nouvel Archimède, « je
viens d’inventer un accord sublime ! ». Les séminaires de créativité
(brainstorming = orage cérébral, remue-méninges) comme les
méthodes d’entraînement à l’expression-création, s’appuient, peut-
être sans le savoir, sur une dynamique de « détrangement »
susceptible de créer de semblables effets, avec la prétention souvent
illusoire de les contrôler13.

Pour terminer, qu’il me soit permis de témoigner d’une


expérience personnelle. Une nuit, j’ai rêvé que je venais de mourir.
Transformé en une traînée de lumière, je traversais l’espace à une
vitesse phénoménale, tel une comète sur fond de ciel bleu nuit.
« Mais alors, c’est vrai qu’on existe encore après la mort ». Cette
heureuse réflexion me traversa l’esprit pour faire place

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Alain Connes : Mathématicien (1947), il révolutionne la théorie des algèbres de
Von Neumann Von Neumann et a résolu la plupart des problèmes posés dans ce
domaine, notamment la classification des facteurs de type III. Pour ces travaux, il
a reçu la médaille Fields en 1982.
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Cf. NOËL Émile, « Dire, raconter », Institut Charles Cros, Les voies de la
langue, Éditions 24x36, 2007

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immédiatement à l’inquiétude. Mais, à peine avais-je eu le temps de
me demander, non sans anxiété, ce qui allait m’arriver que je me
suis réveillé. J’étais revenu à la case départ en forme de point
d’interrogation. Pourtant ce rêve m’a marqué. Ce n’est pas tous les
jours qu’on se transforme en comète. Et j’en suis arrivé à cette
réflexion : Si l’on meurt avec pour dernière image celle de son
immortalité, n’a-t-on pas, en fait, atteint l’immortalité ?

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