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Musurgia XI/3 (2004)
Didon et Énée :
une problématique de la sublimation
Olga Moll*
Freud s'est intéressé non seulement à la pathologie et à son traitement, mais aussi
à ce qui la provoque, à son étiologie. Dans Malaise dans la culture1, il constate que
* Professeur agrégé, Docteur en Esthétique, Sciences et Technologies des Arts (Spécialité Musique),
enseigne à l'Université Paris 8.
1 Sigmund Freud, Le malaise dans la culture, traduit de l'allemand par P. Cotet, R. Laine et J. Stute-
Cadiot, préface de Jacques André. Paris, PUF, 1998 (Collection Quadrige, 197).
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60 MUSURGIA
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2 Ibid. p. 26-27.
3 Ibid. p. 29.
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DIDON ET ÉNÉE : UNE PROBLÉMATIQUE DE LA SUBLIMATION 6 1
désir propre et le respect de la loi sociale, culturelle, dans laquelle il évolue. C'
exactement ce à quoi se trouve confronté le compositeur : mêler dans une productio
de commande la représentation du pouvoir qui l'emploie et son expression pers
nelle. Ce paradoxe est inhérent à la condition humaine. Constamment à la recher
du bonheur, le sujet doit composer avec la réalité extérieure par des activités
renonciation ou de transformation.
Si nous analysions cette scène comme une partition musicale, nous verrions que c'est là
le point où viennent se nouer le signifié et le signifiant, entre la masse toujours flottante
des significations qui circulent réellement entre ces deux personnages, et le texte. C'est à
ce texte admirable, et non à sa signification, qu'Athalie doit de n'être pas une pièce de
boulevard5.
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62 MUSURGIA
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DIDON ET ÉNÉE : UNE PROBLÉMATIQUE DE LA SUBLIMATION 63
Plus [deux personnes] sont amoureuses, plus parfaitement elles se suffisent. Leur rejet de
l'influence de la foule s'exprime sous forme de pudeur. Les motions affectives extrême-
ment violentes de la jalousie sont mobilisées8.
Freud ajoute que certaines institutions, comme celle de l'Église par exemple, ont
banni le mariage pour cette raison :
L'Église catholique avait les meilleurs motifs pour recommander à ses fidèles de ne pas
se marier et pour imposer à ses prêtres le célibat, mais l'état amoureux a souvent poussé,
même des ecclésiastiques, à quitter l'Église9.
L'opéra de Purcell, Didon et Énée12, met en scène précisément deux héros enga-
gés l'un dans une conduite éthique, l'autre dans une conduite que nous qualifierons
d'esthétique. Le sujet tiré de V Enéide est suffisamment connu pour qu'il ne soit pas
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64 MUSURGIA
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DIDON ET ÉNÉE : UNE PROBLÉMATIQUE DE LA SUBLIMATION 65
By all that's good, no more! Par tout ce qui est bon, taisez- vous!
All that's good you have forswore . Tout ce qui est bon, vous l'avez renié.
To your promis'd empire fly. À l'empire qui vous est promis, courez!
And let forsaken Dido die. Et laissez mourir Didon abandonnée.
Il est clair que le terme good ne recouvre pas la même signification pour chacun
d'eux. Ce que Didon accuse Énée de renier, c'est son désir. Elle ne met pas en doute
les sentiments qu'il ressent, mais s'offusque de ce qu'il ne s'y tienne pas : là est
encore l'hypocrisie. Du point de vue de Didon, les valeurs sociales, culturelles, son
trône, son peuple, ne suffisent pas à maintenir son désir de vivre. Didon tient un dis-
cours, vrai20, où le désir n'est pas masqué. La mort est son horizon. Énée par contre
est orienté vers le bien, il obéit aux dieux, à son père, à son devoir, à son destin. S'il
songe un instant à renoncer à voguer vers l'Italie ce n'est pas pour satisfaire la force
de son désir, mais pour préserver Didon de la mort. Énée cède à une menace, un
chantage. Ensuite lorsque Didon menace de mourir s'il reste, Énée quitte la scène
aussitôt, sans prononcer un mot.
Dido : Didon :
To Death I'll fly À la Mort je courrai
If longer you delay; Si vous tardez;
Away, away! . . . Partez , partez ! ...
( exit Aeneas) (Énée sort)
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66 MUSURGIA
L'intransigea
pourquoi le r
No repentance shall reclaim Aucun repentir ne saurait redresser
The injur'd Dido's slighted flame, Le tort fait à la flamme de Didon offensée,
For 'tis enough, whatever you now decree. II suffit, quelque soit votre présent choix,
That you had once thought of leaving me. Que vous ayez une fois pensé me quitter.
Le chœur Great Minds (n° 35) révélera une autre interprétation. Mais auparavant
il faut commenter le parcours tonal du récitatif dont nous venons de préciser l'im-
portance significative. Outre le ton principal, différentes tonalités y sont abordées,
soit par emprunt, soit affirmées par des cadences. Elles sont chargées du poids
sémantique des situations dans lesquelles elles ont été originellement employées : ut
mineur, tonalité initiale de l'œuvre, est la tonalité des angoisses, des incertitudes
quant à l'avenir de l'amour que Didon porte à Énée ; ré mineur, dont la première
apparition soutient l'élaboration du plan des sorcières contre Didon21, revient en
accompagnement du déroulement effectif de ce plan lors de la scène du bosquet ; si',
majeur, tonalité liée aux apparitions chorales des sorcières, mais aussi à celles des
marins qui se trouvent ainsi, mis au service de ces dernières ; enfin fa majeur, tona-
lité la moins fréquente mais également liée aux sorcières et à l'élaboration de la
conspiration. Cependant sol mineur est réaffirmé régulièrement entre chacune des
couleurs tonales évoquées. Le matériau musical, lui aussi, affirme ainsi le point de
convergence final.
Par ailleurs les occurrences de sol mineur comme tonalité d'emprunt dans le par-
cours général de l'œuvre sont tout autant significatives. Elles constituent un balisa-
ge prémonitoire de l'action. La tonalité est présente dès le premier numéro {Scena
and chorus), utilisée non sans ironie puisqu'elle soutient les mots so should you :
Shake the cloud from off your brow, Chassez ce nuage de votre front,
Fate your wishes does allow; Le Destin favorise vos souhaits,
Empire growing, Pleasures flowing, Avec un Empire qui s'étend, avec
des Plaisirs qui affluent,
Fortune smiles and so should you. La Fortune vous sourit, souriez de même.
Didon doit déjà sourire... à la mort. Dans le même numéro, le chœur fait un
emprunt plus large encore : trois mesures conclues par une cadence.
Grief should ne 'er approach the fair. Les femmes belles ne devraient jamais
connaître la peine.
Dans l'air Ah Belinda (n° 2), le ground est énoncé deux fois en sol mineur sur les
mots :
/ languish till my grief is known. Je languirai tant que ma peine ne sera pas connue.
21 Grâce à la préparation d'un philtre, un orage devra interrompre la chasse et isoler les amants (nos 19
et 20).
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DIDON ET ÉNÉE : UNE PROBLÉMATIQUE DE LA SUBLIMATION 67
Trojan guest into your tender thoughts Notre hôte troyen s'est imposé à vos
has prest. douces pensées22.
A tale so strong and full of woe Un récit si long
Might melt the rocks as well as you. Pourrait faire
vous23.
Here Actaeon met his fate C'est ici qu'Actéon a rencontré son destin
Puis le récitatif qui suit fait un emprunt encore plus passager pour une allusion à
la dimension exceptionnelle des crocs de la bête qu'Enée vient de chasser. Cette
comparaison présente Énée comme une menace potentielle. Il est capable de venir à
bout de monstres bien plus dangereux que les chiens qui ont dévoré Actéon.
Dans le n° 28, l'hypocrisie qui sera reprochée à Énée plus tard est dévoilée sans
vergogne par le marin :
Take a bowsey short leave of your Buvez et prenez vite congé de vos nymphes
nymphs on the shore, sur le rivage,
And silence their mourning Et faites taire leurs lamentations
With vows of returning En leur jurant de revenir
But never intending to visit them more. Mais sans avoir l'intention de les revoir
jamais.
Effleuré sur le début du premier vers, c'est sur le dernier que sol mineur s'affir-
me, marquée par ailleurs par une cadence. L'hypocrisie est confirmée dans le récita-
tif (n° 30) sur le mot deluding (« trompeur ») par une fugitive dominante d'emprunt.
Enfin, dans la danse des sorcières (n° 32), qui précède le récitatif que nous avons lon-
guement commenté, la seconde partie du cadre binaire donne une large place à sol
mineur.
22 Récitatif n° 3.
23 Récitatif n° 5.
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68 MUSURGIA
vous sourit, so
caché, révélé p
avions signalé
réplique qui pré
tous, le destin
que le résultat
est souhaitée.
Il est temps maintenant de revenir au chœur Great Minds dont nous avons dit
qu'il apportait un éclairage original sur l'intransigeance de Didon.
Great minds against themselves conspire, Les grands esprits conspirent contre eux-
mêmes
And shun the cure they most desire. Et fuient le remède si ardemment désiré.
Ce qui est souligné ici est la dimension intérieure du conflit. Il semble que ce soit
le sujet lui-même qui se voue au malheur24. Ce chœur occupe une place stratégique
dans le déroulement musical de ce dernier acte. Sa construction globale est modu-
lante : une première phrase d'écriture homophonique débute en si'> majeur puis
bifurque brusquement vers sol mineur pour la cadence (Great minds against them-
selves conspire). La seconde phrase {And shun the cure they most desire) en imita-
tions, est entièrement en sol mineur. Ces oppositions internes illustrent magnifique-
ment le conflit dont il est question et le mouvement de bascule en direction du
dénouement pour lequel une explication est formulée : Didon a fui le remède de
l'amour qui a été un moment à sa portée.
Ce chœur fait ainsi lien avec le début de l'œuvre. La mort acceptée, désirée, que
l'analyse tonale a suggéré, est maintenant constatée par ce chœur, en position de
commentateur, dans la tradition de la tragédie antique. Il délivre la morale de l'his-
toire. La sérénité poignante de l'air de la mort de Didon prend ainsi tout son sens. Le
dernier vers du récitatif25 qui le précède26 l'annonce :
Death is now a welcome guest. La mort est maintenant la bienvenue.
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DIDON ET ÉNÉE : UNE PROBLÉMATIQUE DE LA SUBLIMATION 69
Le discours caché est celui de Täte et de Purcell. Si l'on ne sait quelle part le
musicien a prise dans l'élaboration du livret, la façon dont il le met en musique est
éloquente. Purcell nous propose ainsi sa propre lecture. Et il dégage dans ce texte,
au-delà de la problématique fondamentale de la sublimation, posée par Virgile, une
autre problématique, encore plus souterraine, pour laquelle la mort n'apparaît plus
comme un châtiment, infligé à ceux qui ignorent les voies de l'éthique. La mort n'est
plus ce qu'il faut éviter absolument. Elle peut même être désirée lorsque la vérité du
désir ne peut être assumée.
L'important n'est pas que le désir soit satisfait, mais qu'il soit assumé. Ce qui tue
Didon n'est pas à proprement parler le départ de l'être aimé, mais l'inconsistance de
sa parole. Les revirements de la décision d'Énée en sont un bel exemple. Les dieux
lui ordonnent de partir : il obéit ; Didon le menace de sa mort s'il part : il reste ;
Didon le menace de sa mort s'il reste : il part... Énée ne suit pas son désir propre,
mais réagit aux circonstances en fonction du bien. Didon au contraire ne varie pas,
quoi qu'il lui en coûte. C'est là que réside la beauté tragique de son destin. Encore
une fois ce n'est pas la mort en tant que telle qui est belle, mais que le désir soit assu-
mé jusqu'à cette dernière limite qui en est l'horizon.
Ce discours de vérité ne peut être tenu à partir de la Loi, puisque la Loi sert le
bien. Mais il l'est, dans l'amour véritable, celui dont est capable Didon, et dans l'art !
L'art réalise ce paradoxe : il est porteur d'un message, qui est pour la période qui
nous intéresse celui de la représentation du pouvoir, et est simultanément, porteur
d'une signification, qui est celle du désir. La particularité du matériau musical, libé-
ré de toute attache significative permet une articulation libre du signifiant littéraire.
Sans lui enlever son sens apparent, il peut faire apparaître des effets de sens, cachés28.
C'est ce que nous avons tenté de démontrer au travers de l'analyse d'un élément
(parmi d'autres) du matériau musical : le traitement de la tonalité.
27 « Non, meurs plutôt comme tu l'as mérité, et mets fin à ta souffrance par le fer. [. . .] Il ne m'a pas
été donné de vivre irréprochable... ». Enéide IV, 547-553.
28 Peut être même à son auteur.
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70 MUSURGIA
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