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DE LA NÉGRITUDE AU SOCIALISME : LÉOPOLD SÉDAR


SENGHOR ET LES ENJEUX DE LA RENAISSANCE
AFRICAINE
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«Du même auteur»

-Philosophie et contestation en Afrique. Quand la différence devient un différend, Paris,


Publibook, 2011

-Les nasses identitaires en Afrique. Pour une remise en question des pouvoirs balafrés, les
Éditions Universitaires Européennes, 2011

- Politiques africaines et identités. Des liaisons


Dangereuses, Saguenay, Différance Pérenne ,2014

-Identités et reconnaissances, Saguenay, Différance Pérenne ,2014

-Philosophie et contestation en Afrique. Quand la différence devient un différend,


Saguenay, Différance Pérenne, 2015(Réédition)

-Les larmes de l’éducation, Contribution à l’éthique professionnelle en enseignement, Saguenay,


Différance Pérenne, 2016

-Révolution et développement. Pour une philosophie de l’émergence en Afrique, Saguenay,


Différance Pérenne, 2016
-Savoirs, identités et mondialisation. Vers une Afrique de l’émergence ? (dir.),Bouaké,
Edition, IRDA, 2016
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Samba DIAKITE

DE LA NÉGRITUDE AU SOCIALISME : LÉOPOLD SÉDAR


SENGHOR ET LES ENJEUX DE LA RENAISSANCE
AFRICAINE

DIFFERANCE PERENNE
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ISBN
NUMERIQUE 978-2-924532-22-5

PAPIER 978-2-924532-25-6

Dépôt légal - Bibliothèque et Archives nationales du Québec,


2016
Dépôt légal - Bibliothèque et Archives Canada, 2016

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Tel :+1 418 815 7579
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Préface

Avez-vous dit Senghorisme?

Que me soit permis cet audacieux postulat, qui avec le temps s’imposera
peut-être comme un constat. Le «senghorisme» est à la Francophonie ce que
le marxisme est à l’économie, c’est-à-dire une logique de pensée holistique
alternative à ce point articulée et cohérente qu’elle est capable, à elle seule,
d’expliquer le fonctionnement de la société. Par le biais d’une lecture
historiographique de l’œuvre de Léopold S. Senghor, en cela inspiré par la
présente réflexion de notre collègue Samba Diakité, il nous est permis de
proposer une hypothèse exploratoire centrale, non pas tant sur Senghor lui-
même, que sur son legs et plus globalement encore, sur ce qu’est devenue
l’un de ses projets phares : la Francophonie.
Senghor : une indépassable théorisation?
Nous postulons que Senghor, même si cela n’aura jamais été sa prétention, a
théorisé un système-monde dont la Francophonie, depuis sa fondation, ne
s’est jamais réellement idéologiquement émancipée, ne serait-ce que
minimalement distancée. Le cadre conceptuel bâti par Senghor s’impose
dans le discours des intellectuels organiques comme un référentiel aussi
indispensable qu’indépassable. Une lancinante question se pose alors, que
Senghor du reste serait peut-être aujourd’hui le premier à formuler : la
Francophonie souffrirait-elle du «syndrome de Fukuyama», d’une sorte de
fin de son histoire, institutionnellement condamnée à se répéter, incapable de
se régénérer?
Avec le temps, cet unilatéralisme idéologique des différents opérateurs de
l’OIF s’est lentement transformé en une rhétorique somme toute assez
banale. Or, d’un point de vue ontologique, il s’agit d’une attitude intellectuelle
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qui est aux antipodes de l’état d’esprit insufflé par Senghor lui-même. En
l’absence d’une remise en question épistémique et méthodologique
rigoureuse, la Francophonie s’est lentement éloignée de sa francophonie.
Bref, c’est paradoxalement en invoquant Senghor que la Francophonie aura
oublié Senghor.
Senghor : une pensée voyageuse
Pour autant, cette légitime soif de dépassement du regard que nous portons
sur Senghor ne pourrait justifier l’étourderie de ne pas réitérer toute la
profondeur et l’étendue de son héritage. Voilà bien là un autre grand mérite
des travaux du professeur Diakité.
En outre, qu’il me soit ici permis d’insister à quel point Senghor fut un
passeur d’identité. On aura jusqu’ici eu trop peu conscience de l’influence
décisive de sa pensée (et celle de son compagnon de route Aimé Césaire)
dans l’évolution de l’identité nationale des canadiens-français des années
1960. En effet, le discours sur la négritude aura une résonnance telle dans la
«Laurentie» que de nombreux Québécois en arriveront à se considérer eux-
mêmes comme des «nègres blancs d’Amérique», expression popularisée par
le marxiste Pierre Vallières.
Le discours de Senghor illustre à merveille la migration des idées dans
l’espace de la Francophonie et l’identification de trajectoires étrangement
communes à des peuples pourtant si différents les uns des autres. En ce sens,
le senghorisme est le creuset d’une large et complexe mémoire collective
transnationale qu’il nous revient de réinterpréter.
Senghor : l’idéateur d’une utopie fédératrice
La pensée de Senghor est certes voyageuse; elle est aussi rassembleuse. Si cela
est possible, c’est peut-être parce que Senghor, habité par le doute
méthodologique, se méfie des étiquettes racoleuses. Sans nier la
reconnaissance de la primauté du bien commun, le senghorisme reconnaît
du même souffle l’imprescriptible valeur ontologique de la personne. En ce
sens, le senghorisme est un carrefour intellectuel, alimenté par une tension
créatrice, dont on n’a pas fini d’épuiser les potentialités théoriques.
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Je tiens donc à remercier sincèrement le professeur Diakité de nous ramener


aux sources de l’existentialisme senghorien, en outre par les biais de la
négritude et du socialisme africain. Puisse cette réflexion nous permettre
d’enrichir notre regard sur l’homme et nous permettre de mieux
comprendre les continuités et les ruptures idéologiques qui s’opèrent
aujourd’hui entre héritage senghorien et la manière de renouveler le regard
que nous portons sur «l’universel» et l’une de ses dimensions constitutives
que représente plus que jamais la Francophonie.
Jean-François Simard, Ph. D.
Professeur à l’Université du Québec en Outaouais
Président du Réseau international des Chaires Senghor de la Francophonie
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Avant-propos

Au nom de l’émergence, cette Afrique-là!

Au temps de la sécheresse, ils sont ces jeunes courageux qui apportent de


l’eau pour arroser les plants;
Au temps du calvaire,
Ils sont dans la misère.

Au temps du silence,
Au temps de la somnolence,
Ils ont le revolver
Parce qu’ils ont le vers.
Et dans leur cœur,
Ils défient la peur
Et chantent en chœur.

Au temps du glaive,
Ils sont encore les gladiateurs
Qui n’ont point peur des prédateurs.
Mais quand arrive la braise,
C’est encore eux qui sont sur la fournaise.

Quand arrive la récolte,


On pointe sur leur tempe, le colt;
On leur coupe les doigts;
On leur brûle le foie ;
La Fois où l’envie a brouillé
Leur foi, la foi d’homme, la foi de l’espérance,
On leur apporte des paniers troués,
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Et on leur laisse un avenir en déliquescence.

Quand arrive le temps de traire la vache,


On les cherche avec torche
Et on leur présente des boucs castrés.
Pauvre jeunesse encastrée!

Quand arrive la baise,


Ils deviennent des punaises;
On les jette dans la braise,
Sur les fournaises,
Pour dissiper le Malaise.

Pour le train de l’émergence,


On a oublié de leur vendre leurs tickets,
Mais on leur exige le piquet.
On a peur de leur démence,
Et on leur demande la Clémence.
Dans la sécheresse de l’opulence,
Il faut qu’ils prennent leur indépendance.

On clame des gouvernements de combat,


On présente au peuple le gouverne-ment du bas.
Dans cette arène de l’émergence,
Pour la reconquête de l’opulence,
Les vrais combattants deviennent les spectateurs,
Et les contemplateurs deviennent les gladiateurs.

Des uns, on dit qu’ils ont de l’expérience,


Comme si l’âge est synonyme de vaillance;
Comme si l’âge est synonyme de sagesse;
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Comme si l’âge apporte nécessairement de la hardiesse;

Des autres, on dit qu’ils sont immatures,


Comme si la jeunesse rime avec la forfaiture;
Mais on ne naît pas avec l’Expérience,
Et l’expérience n’est pas le gage de confiance.

L’expérience s’acquiert dans l’action;


L’action consolide les nations;
Les nations se renouvellent dans la Confiance;
La confiance a un sens,
Pour les peuples dignes de confiance,
Il faut lui donner du sens.

Et même les techniques de combat,


Dans ses plus ardents pas,
Comme le Kotéba,
Comme la Samba,
Dans la diversité des sons,
Se renouvellent de toutes les façons.

Le nouvel Africain, c’est bien la nouvelle mélodie


Qu’entonnent les acteurs de la nouvelle comédie
D’ici et de là-bas!
Là-bas!
En bas!
Du bas!
Appelez-le Union Africaine,
Renaissance Africaine,
L’Afrique des Rois,
L’Afrique des septuagénaires,
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L’Afrique des Constitutions trouées, falsifiées, bafouées,


L’Afrique des Présidents à vie,

Appelez-les, comme vous voulez,


Comme vous le savez!
Comme vous le pouvez!
Comme vous le devez!

Appelez-les comme vous le voulez!


Comme vous le disiez!
Peu importe le nom!
Peu importe la colère Noire!

Le Destin de leurs peuples, ils les portent !


Le peuple, il les supporte!
Et il suffoque!
Mais, eux, ils s’en moquent !

On voulait un bœuf, on nous a présenté un veau;


On a misé sur un mouton, on nous présente un agneau.
On se ment à tous, dans la même comédie,
Dans la même parodie,

Dans la même continuité,


Dans la même frilosité,
Pour rouvrir le même bal,
Pour prendre le même cocktail.

Pour jouer le même jeu,


Sur la même scène, pour le même enjeu,
Par les mêmes acteurs,
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Avec les mêmes spectateurs


Autour du même donateur,
Pour fermer le même rideau.

L’Africain Nouveau
Est un commencement nouveau,
Par un Esprit nouveau,
Pour un comportement nouveau,
Par un Homme Nouveau.

Mais ce sera pour une autre fois,


Après Senghor,
Après Nkrumah,
Après Sankara,
Après Cheik Anta Diop,
Après Ki-Zerbo
Après Mandela,

Avec moi,
Avec vous,
Avec eux et avec les Autres,
Pour une nouvelle émergence,
Pour une nouvelle renaissance,
La renaissance des connaissances,
La connaissance de l’émergence,
L’ÉMERGENCE DES INTELLIGENCES.
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Introduction

L’aspiration à l’unité suppose l’existence d’éléments spécifiques


différents qu’il s’agit de rassembler dans une harmonie supérieure en tous
points, à chacun des composants, retenant le meilleur de chacun d’eux. Dans
le cadre de l’Afrique, l’unité culturelle ne saurait se réaliser sans passer par la
phase indispensable de la reconnaissance des caractères singuliers des
différents éléments régionaux et subrégionaux. Ces caractères résultent d’une
imprégnation souvent millénaire, résultant très souvent de la transformation
ou d’une influence étrangère prolongée. Cette influence étrangère va pousser
certains intellectuels africains à valoriser leurs cultures aux yeux de l’Occident.
Dès lors, ils vont créer un mouvement dans lequel se reconnaîtront tous les
Noirs, toute la diaspora noire. Ce mouvement sera une arme de combat et
prendra le nom de NÉGRITUDE.

En effet, « face à la présence envahissante de l’autre qui vient briser la


belle totalité d’une vie assumée dans l’unité indifférenciée, pour proposer un
temps linéaire dont l’essence est la conquête de la nature, la subjectivation de
l’objectivité extérieure, l’Afrique a voulu revenir à son soi intérieur, pour ne
pas perdre son identité. Puisqu’elle n’est la même avec elle- même que par
rapport à l’autre, en l’occurrence l’Europe, la conscience de son identité est
devenue en même temps celle de sa différence. Cette différence ne sera-t- elle
pas tentée de se retirer en elle-même sous la forme de la spécificité en quoi
elle aura le sentiment de jouir en propre d’un contenu ? »1

Ces préoccupations de M. Dibi Augustin semblent trouver leurs


réponses dans la philosophie et de LA NÉGRITUDE. Mais comment ce
mouvement est-il né et quels étaient ses fondements ?

Autour des années 30, l’on assiste à l’éclosion à Paris d’un mouvement
littéraire animé par des jeunes Noirs. Sa doctrine, rompre avec les traditions

1 DIBI (Augustin Kouadio) ,op.cit., PP. 25-26.


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littéraires occidentales sur les plans artistiques et idéologiques. En effet, le 01-


juin 1932, sur la couverture rouge vif d’une mince brochure, s’allongent de
grandes lettres noires : Légitime défense.

L’avertissement des premières pages ressemble bien à un manifeste. L’on


sait qu’en cette période-là, tout le monde se voulait révolutionnaire. C’est ainsi
que la conquête de la liberté rimait avec le marxisme, notamment la mise en
garde de Marx dans l’ouvrage destiné aux prolétaires de tous les pays, aux
hommes dont la liberté était confisquée par les classes bourgeoises. Le
Manifeste du parti communiste de Marx et d’Engels a sans nul doute beaucoup
influencé les théoriciens africains de cette époque. L’on ne sera pas étonné de
savoir qu’une fois l’indépendance obtenue, nombre de présidents africains se
soient réclamés du socialisme.

Noirs martiniquais, antillais, tous des étudiants à Paris, ces jeunes


semblent bien décidés à ne plus composer avec ‘’l’ignominie environnante
‘’.Pour cela, ils veulent bien se servir des armes que l’Occident même leur a
offertes : le communisme et le surréalisme, mais aussi et surtout
l’existentialisme. Les maîtres de leurs idées sont connus : Marx, André
Bréton, Sigmund Freud, Arthur Rimbaud, Jean –Paul Sartre. Ils déclarent la
guerre à cet ‘’abominable système de contraintes et de restrictions,
d’exterminations de l’amour et de limitation du rêve, généralement désigné
sous le nom de civilisation occidentale ‘’. Les invectives se mêlent de plus en
plus aux professions de foi. Selon eux, il est temps d’abominer l’hypocrisie
humanitaire, ‘’cette émanation puante de la pourriture chrétienne. ‘’ Ils
haïssent la pitié et se foutent des sentiments .C’est désormais la pensée de la
rébellion qui rejette systématiquement la ‘’personnalité d’emprunt’’. Ils
refusent d’être honteux de ce qu’ils éprouvent. En somme, ils se
reconnaissent – malgré leur éducation – différents des Européens auxquels
leurs pères souhaitaient s’assimiler. Leur différence raciale et culturelle, ne leur
paraissait pas être une tare, mais au contraire une fierté. Fier d’être soi- même,
fier de sa race, de sa culture et de sa civilisation, fier d’être Noir. C’était une
promesse féconde teintée de révolte et de ressentiment. « C’était là en 1932,
renverser une hiérarchie de valeurs solidement établie aux Antilles et dont
souffraient encore des pays déjà indépendants comme Haïti. Ce
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renversement des valeurs , premier pas vers la reconnaissance de la


‘’négritude , il est remarquable qu’il ait été accompli par de jeunes
intellectuels idéalistes , bénéficiaires pourtant, du fait de leurs origines
bourgeoises , d’une situation sociale privilégiée , mais bâtie sur l’exploitation
de la masse et le préjugé racial »2 .

‘’Légitime défense’’ va influencer les étudiants noirs de Paris. Elle dépassa le


cercle des Antillais et atteignit les étudiants africains dans la mesure où
toutes les idées d’où allaient germer la renaissance culturelle des Noirs
d’expression française s’y trouvaient : critique du rationalisme, souci de
reconquérir une personnalité originale, le retour à l’authenticité , refus d’un
art asservi aux modèles européens, révolte contre le capitalisme colonial. De
légitime défense à l’Etudiant noir, les idées des étudiants noirs vont faire leur
effet. « Ses promoteurs s’efforcent dès le départ, d’enraciner leurs œuvres
dans la tradition culturelle négro-africaine. L’Afrique, humiliée par des siècles
d’esclavage, de colonialisme et d’oppression raciale devient le sujet même de
cette nouvelle production littéraire. La création artistique des animateurs du
mouvement ne se cantonne pas dans une contemplation passive du
monde. Elle est militante. Tout en étant les malheurs et les désespoirs des
peuples noirs, l’art de ces jeunes gens , exilés dans la culture occidentale ,
répand un écho sonore et lyrique , car il contient un espoir et une croyance
en un avenir radieux du continent et de ses fils dispersés par les malheurs
passés et présents sur les autres planètes .»3.

Cet espoir d’indépendance fut longuement préparé et n’a éclaté qu’au


terme d’une lente évolution. Les écrivains dits de la ‘’Négritude’’, ont attiré
sans cesse l’attention sur les abus de la colonisation et de la chosification de
l’homme Noir. « Mais l’Occident ne voulait rien entendre ! (...)Les idées
démocratiques bourgeoises qui avaient nourri le XIXe siècle tombaient en
désuétude.(...)Cet effondrement et ces contradictions ne pouvaient
demeurer ignorés des hommes de couleur ; fallait-il qu’ils attendrissent

2 KESTELOOT (L.). Les écrivains noirs de langue française : naissance d’une littérature, ( Bruxelles,
Université Libre de Bruxelles, 1967), pp.25-27.
3 DAILLY (C.).-‘’Vers une révolution idéologique de la littérature négro-africaine ‘’in Revue de littérature et

d’esthétique négro-africaine, tome1, (Abidjan, Nouvelles Editions Africaines, 1977), p.31.


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patiemment que l’Europe ait résolu ses affaires de famille , sans profiter des
leçons du triste spectacle qu’on leur offrait pour remettre à leur tour en
question la puissance de l’Occident ? Comment s’étonner que cette époque
ait connu l’éveil des nationalismes africains ? Le mythe de la civilisation
occidentale comme modèle et comme absolu, enseigné dans les colonies,
s’effritait dès que les Africains mettaient le pied en France »4.

S’aidant des travaux des ethnologues européens, tels Léon Frobenius,


Jean Delafosse, Marcel Mauss, Michel Leiris, ils revendiquent le droit d’être
enfin eux-mêmes. « Révolution culturelle ! Littérature de contestation !
premier symptôme de la décolonisation en marche »5 ! Ils décident alors de
donner à leurs peuples la liberté de choix et le sens critique. Les idéologies de
la Contestation vont s’accentuer ; elles ont pour noms : le socialisme de
Marx, le surréalisme d’André Bréton, la psychanalyse de Freud et
l’existentialisme de Sartre. Que tire la Négritude de ces idéologies ? Que lui
apportent-elles et pour quels buts et quels objectifs ? « Critique de l’Occident
et revalorisations des cultures indigènes se renforcent pour rendre aux
intellectuels colonisés leur dignité. Car c’est bien là le but recherché. Ils
estiment qu’ils n’ont pas à devenir semblables aux colonisateurs : ils sont ses
égaux, et cependant différents. C’en est fini pour eux de renier leur race ,
d’être honteux de leur couleur, de leur corps, de leur passion fondamentale
et particulières ; ils ont cessé de « vivre dans un domaine irréel déterminé
par les idées abstraites et l’idéal d’un autre peuple »(René Ménil). Devenus
conscients de leur aliénation, ils ressentent plus vivement celle de leur peuple
et surtout la domestication des évolués.»6.

Il est donc. désormais, temps, pour les intellectuels Africains, d’assumer


leurs rôles de leaders de leurs peuples, du griot de leurs nations, non pour
chanter la gloire de l’Occident, mais de lui montrer ses limites, le
conscientiser et le responsabiliser face à lui-même et à son semblable qu’il a
oppressé pendant des années. Ont-ils réussi leur pari ? Que visaient les

4 KESTELOOT (L.).-Négritude et situation coloniale (Yaoundé, Clé, 1968 ), pp6-7.


5KESTELOOT, Ibidem.
6KESTELOOT, op. cit., p.11.
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idéologies pré-citées et quelles étaient leurs places dans ce vaste mouvement


de la Négritude ?

Ainsi donc, notre critique se comprendra comme une généalogie, se


définissant comme un rappel à soi et à l’Afrique, un rappel à l’origine, en
s’efforçant de dénouer le serpent qui se mord sa propre queue, en montrant
où est sa tête pour lui permettre de ramper selon son rythme. Il nous faut
donc tester l’idée de la philosophie senghorienne en essayant de lui assigner
son mode de dérivation afin d’examiner son objectivité intrinsèque, ses voies
rocambolesques, mais aussi sa ténacité à continuer son chemin douloureux et
à vouloir imposer à son Afrique, un nouvel ordre politique, social, culturel et
économique.
Aussi, voudrions-nous nous atteler à saisir la pensée senghorienne,
socialiste dans son fond afin de comprendre ses différends et provoquer ses
contestations .Au-delà du socialisme africain, c’est la problématique de la
philosophie senghorienne qui est mise ici en jeu, car qu’on réfute le
socialisme de Senghor ou qu’on l’accepte, on est obligé de passer par cet
auteur qui est considéré à tort ou à raison comme l’un des précurseurs de la
philosophie africaine .

I. La Négritude dans le sillage du surréalisme ?

La souffrance subie, le terrorisme verbal du colonisateur européen


qui affirmait qu’il n’y avait de civilisation qu’occidentale, n’a pas été sans
rappeler ces énonciations tapageuses , provocantes , comminatoires qui
furent celles d’un mouvement que l’on croyait depuis longtemps tombé en
désuétude et ne survivant plus que par la vertu de quelques volumes rangés
sur les rayons de la littérature africaine .La révolte de la jeunesse noire à Paris,
a réalisé avec éclat ce que le Surréalisme avait toujours rêvé de justifier : une
révolution qui n’eût d’autres motifs que l’irrationnel besoin de l’individu
d’exprimer ses désirs même les plus invraisemblables , de prendre possession
de la rue , de montrer qu’elle existe, qu’elle a droit à la vie, à l’existence, de faire
savoir avec véhémence , et au besoin par le recours à la violence , qu’un ordre
de l’inconscient existe ,que les droits humains sont inaliénables, que l’esclave a
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le droit de s’affranchir, que la liberté rime avec l’égalité pour consolider la


fraternité, que la devise française :Liberté, Fraternité, Égalité, ne doit pas
seulement être un slogan réductionniste du genre humain, mais un langage
ouvert, proportionné, universel et humanisant.

Les poètes surréalistes , épris de l’insolite , des rencontres , des


conjonctions imprévues du beau et du bizarre ,de l’inacceptable et du
tolérable, de la liberté et du compromis, de l’action et de la réaction, de la vie
ordinaire devenue une aventure, n’eussent certainement pas désavoué un
mouvement qui montrait enfin que la terreur pouvait être belle ,que la
violence peut être légitime, que la contestation peut être une violence inouïe ,
que la rhétorique, art de convaincre mais aussi de métamorphoser , pouvait
construire un nouvel ordre culturel et politique, qu’elle pouvait servir mieux
les vérités provocantes que la propagande officielle , et pouvait détourner les
murs de leur usage ordinaire pour en faire des supports de mots d’ordres
et d ‘évidences à valeur poétique, qu’elle pouvait construire des vies et détruire
des dictatures..

Par ailleurs, le surréalisme , en raison de son caractère cosmopolite , voire


universaliste , prétend représenter plus qu’un groupe ou mieux que les
problèmes de rénovation littéraire d’une nation . Son génie s’apparente aux
traits mêmes du monde moderne : internationalisme, recherche passionnée
de solutions nouvelles dans les techniques, libération des peuples, liberté des
individus, décolonisation des mentalités, recherche des sens ou dans un
exotisme qui prend valeur de révélation (goût prononcé pour le jazz, les
religions asiatiques, l’art nègre).

Dans une certaine mesure, la Négritude avait une semblable


vocation ; exprimer un malaise général de la race noire, être universelle,
chercher des domaines nouveaux pour compenser la situation précaire du
Noir, son sentiment de vulnérabilité, exprimer une solidarité qui n’allait pas
sans quelques prétentions aux messianismes mystiques. Les auteurs de la
Négritude sont certains de revendications surréalistes (droit absolu de
l’individu à remettre en question la communauté sociale) et certains de ses
conduites ou de ses mises en scènes.
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L’illusion commune de ces deux mouvements dont nous faisons le


parallèle fut de croire en l’instauration d’un âge d’or, construire un monde à
visage humain: changer le monde est une affaire de langage, de sorte que le
rôle du poète à la fois savant, messie, aventurier, devient primordial et ne
tolère aucune compromission. Le poète re-devient ce qu’il a toujours été,
l’éveilleur de conscience, se moquant de l’art pour l’art, se rassurant du fait
que sa pensée est la fondation de la société et que son langage servira de clé,
une fois la maison achevée. Comme les surréalistes, on pourrait aussi qualifier
les tenants du mouvement de la Négritude de mouvement avant-gardiste
qui parle, qui crie, qui proteste, qui conteste et qui est prêt à aller en prison en
assumant ses actes mais qui refuse d’aller en prison en se taisant, qui pense
que sa liberté est sa plume, que son avocat est son propre langage et que son
procès est bien celui de son peuple. Pour l’instant, disons que
l’expérimentation avant-gardiste ne fut pas une fin en soi, mais seulement un
moyen parmi tant d’autres dont usaient les poètes nègres pour illustrer leur
conception de la vie , leur lutte pour la vie et la conquête de leur destinée .

On sait qu’André Breton dans son Manifeste du surréalisme, définissait


le surréalisme en 1924 comme « un certain automatisme psychique qui
correspond aussi bien à l’état de rêve, état qu’il est aujourd’hui fort difficile de
délimiter » à propos d’un terme dont il corrigera sans cesse la portée sans
être toujours conséquent envers lui- même. Cependant, le premier manifeste
du surréalisme définit la surréalité comme un « Automatisme psychique
pur par lequel on se propose d’exprimer, soit verbalement, soit par écrit, soit
de toute autre manière, le fonctionnement réel de la pensée. Dictée de la
pensée, en l’absence de tout contrôle exercé par la raison, en dehors de toute
préoccupation esthétique ou morale. Le surréalisme repose sur la croyance à
la réalité supérieure de certaines formes d’association négligées jusqu’à lui, à
la toute-puissance du rêve , au jeu désintéressé de la pensée . Il tend à ruiner
définitivement tous les autres mécanismes psychiques et à se substituer à
eux dans la résolution des principaux problèmes de la vie »7 .

7 BRETON (A.), cité par VERONIQUE BARTOLI-ANGLARD in Le surréalisme, (Paris,


Nathan, 1989), p.5.
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On voit ce que cette définition doit à la pratique freudienne de la libre


association : tout mécanisme analogique involontaire de la pensée exprime le
surréalisme, en dehors de toute considération de moralité : c’est précisément
la manière dont, pour Freud, s’exprime l’inconscient du névrosé. Il semble
bien qu’Aragon ait eu une vue plus cohérente du surréalisme. En effet, dans
le premier numéro de « la Révolution surréaliste » en 1924, il fait l’analyse de
la puissance d’invention développée par le surréalisme. Le surréalisme, dit-il,
doit être considéré comme un moyen terme entre le réel et l’irréel ; le réel,
c’est à la fois l’utilitaire , le technique, l’objectif ; l’irréel, c’est le refuge dans
l’imaginaire , la récréation du monde pour des nécessités affectives ; le
surréel naît de l’insatisfaction de l’esprit et de sa puissance d’invention ; nulle
idée de refuge dans la surréalité , dans le non –être ou l’inexistant, mais au
contraire , la volonté d’affronter une objectivité inquiétante qu’on s’efforce
habituellement d’ignorer par le recours à la connaissance vulgaire qui
s’établit selon des normes sécurisantes . Cette objectivité inquiétante doit
permettre l’éveil de la société et doit amorcer une inquiétude de la peur et la
quiétude du lendemain.

Ici encore, le parallèle avec les définitions de la Négritude sont sans


ambages si l’on en juge aux définitions que Senghor nous donne de la
Négritude : « Dans quelles conditions avons-nous, Aimé Césaire et moi,
lancé dans les années 1933-1935, le mot de Négritude ? Nous étions alors
plongés, avec quelques autres étudiants noirs, dans une sorte de désespoir
panique. L’horizon était bouché. Nulle reforme en perspective, et les
Colonisateurs légitimaient notre dépendance politique et économique par la
théorie de la table rase .Nous n’avions, estimaient-ils, rien inventé, rien créé,
rien écrit, ni sculpté, ni peint, ni chanté. Des danseurs ! et encore...Pour
asseoir une révolution efficace, notre révolution, il nous fallait d’abord nous
débarrasser de nos vêtements d’emprunt – ceux de l’assimilation –et affirmer
notre être, c’est-à-dire notre négritude.»8.

Cette affirmation de soi implique la responsabilité de soi envers soi


et pour soi. Elle implique également le refus à la capitulation et à l’abandon
8 SENGHOR (L.S.)- Rapport sur la doctrineet la propagande du parti, Congrès constitutif du Parti du
Rassemblement Africain (P.R.A.), fascicule ronéotypé, (Dakar, 1979), p.14.
25

quelles que soient les issues. Il fallait donc aller jusqu’au bout non quémander
un asile mais commander une liberté et refuser l’exil de la
pensée. « Cependant, la Négritude, même définie comme « l’ensemble des
valeurs culturelles de l’Afrique noire », ne pouvait nous offrir que le début de
la solution de notre problème, non la solution elle- même. Nous ne
pouvions plus retourner à la situation d’antan, à la négritude des sources.
Nous étions des étudiants de Paris et du XXème siècle ? De ce XXème
siècle dont une des réalités est, certes, l’éveil des consciences nationales, mais
dont une autre, plus réelle encore, est l’interdépendance des peuples et des
continents. Pour être vraiment nous- mêmes, il nous fallait incarner la culture
négro-africaine dans les réalités du XXème siècle. Pour que notre négritude
fût, au lieu d’une pièce de musée, l’instrument efficace d’une libération, il nous
fallait la débarrasser de ses scories et l’insérer dans le mouvement solidaire du
monde contemporain 9»

La Négritude devient alors comme le surréalisme, refus de se laisser


assimiler, affirmation de soi, révolte , lutte pour la reconnaissance , conquête
de la liberté mais refus d’acquiescement sans motif.« Il en est de
l’indépendance comme de la Négritude. C’est d’abord une négation, je l’ai dit,
plus précisément l’affirmation d’une négation. C’est le moment nécessaire
d’un mouvement historique : le refus de l’Autre, le refus de s’assimiler, de se
perdre dans l’Autre. Mais parce que ce mouvement est historique, il est du
même coup dialectique . Le refus de l’Autre , c’est l’affirmation de
soi »10 .Nous ne sommes pas loin ici de la négation absolue du Dada
surréaliste, le langage organisé , instrument de contrôle de la société sur les
individus , auquel, on oppose la liberté absolue de la création spontanée , et
bientôt le nihilisme le plus absolu et parfois le plus grotesque.

En effet, le 08 février 1916, naît à Zurich, au cabaret Voltaire, le


mouvement Dada : c’est dans cette ville que se sont expatriés des artistes
venus de différents pays européens comme Tristan Tzara(roumain), Hans
Arp (alsacien), Richard Huelsenbeeck (allemand) ; il s’agit des nihilistes qui
rejettent la notion d’art en tant que telle .C’est à l’aide d’un coupe-pied
9 SENGHOR (L.S.), ibidem, p.14
10 SENGHOR, op. cit., p.25.
26

pointé au hasard sur les pages d’un dictionnaire, que fut choisi le nom du
‘’mouvement’’, un nom le plus dénué de sens possible, ‘’dada’’ dont Trista
Tzara conservera dans toute son œuvre la spontanéité qui définit le groupe
Dada .

« Quand on a vécu l’absurde, on ne peut plus accorder de crédit à


une fiction, quelle qu’elle soit. Dada est profondément subversif : il remet en
cause la société, la fonction de l’art et tous les gestes littéraires héritiers du
passé ; il voit dans la libre expression le moyen de se révéler à soi et aux
autres. Attaquer le langage, c’est se révolter contre la société et se donner
des moyens authentiques pour récréer le monde(…) ‘’Dada’’ devient un mot
d’ordre lancé contre toutes les formes de contraintes : il faut mettre à bas
toute la société et retrouver la vie, se conquérir soi-même dans l’unité des
contraires . À une période de destruction doit succéder une reconstruction
qui se fonderait non sur un choix mais sur une éternelle « double
postulation » »11.Tel était aussi à quelques degrés près, le sens du mouvement
de la Négritude. On sait que pour Senghor, la pensée se fait dans l’émotion
comme elle se fait dans la bouche chez Tzara. L’émotion serait la spécificité
du nègre, une certaine attitude affective du noir : « Le rythme, qui naît de
l’émotion, engendre à son tour l’émotion. Et l’humour, l’autre face de la
Négritude. C’est dire sa multivalence »12, écrit Senghor.

Tout mouvement artistique et littéraire obéit à des présupposés


idéologiques et se donne nécessairement des règles pour définir ses actions.
Les tenants de la Négritude veulent remettre en cause les sociétés
colonisatrices européennes. Ils croient à un changement radical des choses,
pour imposer un ordre nouveau. Avant d’être une école littéraire, La
Négritude est avant tout un mouvement de Contestation qui proteste contre
l’aliénation des nègres, contre le processus de la domination d’une minorité
blanche. Ils étaient au seuil d'un nouveau cri: celui de la liberté. Un « acte
décisif avait été perpétré. Les moutons, parqués dans une bergerie sordide,

11 BARTOLI-ANGLARD (V.) .- Le surréalisme , (Paris, Nathan, 1989), p.24.


12 SENGHOR (L.S.).-Ethiopiques, (Paris, Seuil, 1956), p.116.
27

las de bêler stupidement, s’étaient soudain mis à hurler, semant la panique


parmi les loups »13.

L’appel à la contestation s’assortit d’une lutte idéologique inspirée du


surréalisme, mais aussi du marxisme. La négritude dans ce cas implique une
double analyse, culturelle et politique. Comme le surréalisme, le Mouvement
de la Négritude « a prôné la révolte permanente et totale de la transgression
des tabous ; il a lancé un défi aux lois logiques admises sans examen
critique : il s’agissait, pour un groupe de jeunes gens , de ne plus se contenter
de la platitude quotidienne mais de retrouver toutes les richesses de
l’existence que nous masquent des habitudes stérilisantes»14.Il faut donc se
défaire des stéréotypes avilissants et autres manquements à la dignité
humaine. Il faut prôner l’égalité dans le strict respect des genres et des
cultures.

Remettre, ainsi en question la position du sujet dans la société,


reconnaître la place de la femme dans le monde, dans les foyers et dans les
sociétés, a pu apparaître comme un décentrement du fondement même de
la culture africaine. Certains ont même vu la Négritude comme un anti-
humanisme. L’imposition de la Grande Royale, par exemple, avec un
caractère autoritaire, allié à sa forte personnalité, lui permet de trancher les
problèmes, même si la solution qu’elle propose n’est pas celle de la majorité,
elle finit par s’imposer : « Samba Diallo avait vu souvent la Grande Royale se
dresser, seule, contre l’ensemble des hommes. (...)Elle était toujours
victorieuse , parce que nul n’osait lui tenir tête longtemps »15 .Certains
critiques se sont même demandé si ce personnage était vraisemblable dans
une société africaine où la femme n’est pas l’égale de l’homme, une société
dans laquelle la femme ne peut que jouer qu’un rôle subalterne , une société
traditionnelle et musulmane , que l’on croit porter traditionnellement à
mépriser la femme . Dans tous les cas, la Grande Royale, semble être ici la
représentante du fond culturel traditionnel africain. En faisant preuve d’un
esprit pragmatique développé qui sait passer outre les appréhensions de

13 JUMINER (B).-Au seuil d’un nouveau cri, (Paris, Présence Africaine, 1973), p.24.
14 BARTOLI-ANGLARD (V.), op. cit., p.6.
15 KANE (C.H).- L’aventure ambiguë , (Paris, Julliard, 1961), p.49.
28

caractère religieux que vivent les marabouts et le chef coutumier , en tirant les
conséquences des prémisses qu’elle n’a pas voulues, elle déclare sans
ambages : « Notre grand père, ainsi que son élite ont été défaits. Pourquoi ?
Comment ? Ces nouveaux venus le savent. Il faut le leur demander ; il faut
aller apprendre chez eux l’art de vaincre sans avoir raison »16.

Dans Les bouts de bois de Dieu, le rôle exceptionnel des femmes qui
font cinquante kilomètres à pied pour soutenir leurs maris grévistes de Thiès
à Dakar, malgré une multitude d’obstacles, de lourdes fatigues et de
privations de toutes sortes, montre le lien solide de leur entraide et
l’émancipation de la femme noire. Les femmes contribuent au succès de la
grève des cheminots. La vieille Niakoro conseille la prudence car
l’expérience des grèves antérieures lui, a en montré certaines fâcheuses
conséquences. Elles se joignent aux hommes pour combattre les forces de
l’ordre, elles affrontent courageusement les miliciens. L’héroïque Penda,
d’abord comme prostituée de Thiès qui vit sous l’impulsion de ses intérêts et
de ses désirs, ensuite comme femme engagée , saisie d’un vif sentiment de
solidarité , emboîte le pas des grévistes et se mêle à l’action sociale en faveur
des cheminots du Dakar –Niger. –Comme femme contestée, impie, elle doit
faire face au mépris des épouses des grévistes qui n’entendent pas bénéficier
de son assistance encore moins de sa compagnie permanente. Mais son
courage finit par imposer sa personnalité à tous, hommes et femmes et à lui
faire gagner une loyale estime. De ce fait, elle réussit comme citoyenne
respectée grâce à son action sociale et contestataire, à faire oublier sa
condition antérieure de femme damnée, jetable aux orties, pour ne plus
paraître, malgré son statut de ‘’femme libre’’ que comme citoyenne à part
entière. -Première femme émancipée, elle s’impose comme martyre, après
avoir bravé les hommes et guidé les femmes. Elle tombe sous les balles
des forces miliciennes de Dakar ; mais ce n’est plus la modeste prostituée
que l’on élimine, c’est une héroïne qui tombe et dont le sang fera germer de
nouveaux courages. Cet éveil du féminisme marque la posture des femmes
africaines, prêtes à se battre et à combattre pour la libération de leurs
hommes, de leurs familles et par ricochet de leur propre libération. En réalité,

16 KANE (C.H.), op. cit., pp.44-45.


29

en Afrique, les femmes maintiennent le foyer, elles le tiennent par leurs


bravoures, par leur ardeur au travail. Ce sont les femmes qui se lèvent tôt,
balaient la cour, préparent le petit déjeuner, lavent les enfants, rejoignent leurs
maris aux champs et retournent pour les mêmes corvées. Pour dire vrai, dans
les villages comme dans les campements en Afrique, les femmes travaillent
plus et les hommes moins.

À tous ses lutteurs noirs, Bertené Juminer peut écrire : « Jaillis des
entrailles de la nuit , poussés à bout par vos détresses, assoiffés de dignité
perdue, vous aviez lavé votre humiliation dans le sang. Rouges «étaient vos
mains désormais, aussi rouges que celles des maîtres ; mais vos échines , trop
longtemps courbées, s’étaient du même coup raidies ; vos bouches, trop
longtemps muettes avaient conquis le verbe de la revendication fulgurante ;
vos forces , trop longtemps gaspillées à enrichir autrui , à couper, à gerber, à
transporter la canne maudite et, en même temps , à préparer à petit feu votre
mort collective , avaient enfin porté feu et mort chez les colons »17.
La lutte pour la reconnaissance entérine les revendications identitaires et
indépendantistes. Désormais, il faut aller plus loin surtout lorsqu’on tient le
colon par ses testicules. Ces testicules, ce sont tous ces opprimés, asservis qui,
soudainement, acceptent de dire non au maître ; ce sont ces jeunes nègres,
partis à leur école et qui ont appris la contestation, qui ont étudié les notions
de droit et de liberté, qui parlent couramment leur langue, la langue de la
civilisation ; qui ont lu Sartre, Marx, Machiavel, Freud et Gramsci.

« La peur avait changé de camp. Hier, l’esclave tremblait devant le


maître ; aujourd’hui, c’était autour du maître de craindre l’esclave. Les jeux
étaient faits. Au bout de cette lutte implacable, chaque camp avait un choix :
pour vous, vivre libres ou mourir ; pour les Blancs, accepter ou
disparaître. Vous étiez debout, tous dressés contre le système. Si vous n’étiez
pas tous de marrons, vous étiez tous des rebelles. Et les plus efficaces , les
plus redoutés d’entre vous, n’étaient pas ceux qui surgissaient armés des
montagnes , mais les combattants de l’intérieur, truffant chaque plantation
de menaces subversives , la minant comme un ver mine un fruit et
17JUMINER (B)., op. cit., pp24-25.
30

préparant la besogne révolutionnaire . La révolution ne pouvait plus mourir.


Elle prenait racine dans la conscience même de chacun d’entre vous et
s’alimentait sans cesse au feu de votre misère. Pour le tuer, il aurait fallu vous
tuer tous, c’est-à-dire tuer aussi l’esclavage, car une fois l’esclavage disparu, le
maître perd sa raison d’être 18»

Bien entendu, les auteurs de la Négritude ont cherché à retrouver la


magie de la parole et de l’action, à mettre en œuvre les forces psychiques de
l’individu et à renouer avec une pratique magique de la parole. Mais il faut
mettre en pratique cette recherche de ‘’la pierre philosophale’’ avec la volonté
d’agir dans le réel et de pratiquer à la fois sa propre auto-critique et une
critique exigeante de la société, opérer une dialectique saisissante, détruire sa
propre classe, de nègres aliénés et opprimés tout en détruisant sa classe
contraire d’oppresseurs-exploiteurs, anti-indépendantistes et esclavagistes. Il
faut donc souligner que la négritude a une histoire en tant que groupe
constitué mais qui dépasse ce cadre pour faire partie intégrante de la
renaissance africaine, son socle et son bouclier.

La Négritude prend acte de la rigidité des cadres imposés par la


société colonisatrice européenne : elle veut remettre en question les
conditions de vie des nègres qui font de ces derniers des étrangers sur leurs
propres terres, sur la terre de leurs ancêtres .Il s’agira donc de transformer les
structures sociales en commençant par modifier la représentation que
l’Occident a du Nègre : il faut commencer par briser le moule idéologique
de la subordination, de l’infériorité du Nègre qui empêche l’individu de
prendre conscience de ses aspirations personnelles et profondes . C’est au
nom de la richesse de la culture africaine et des immenses possibilités des
Nègres que la Négritude conteste la représentation caricaturale du Noir .Son
objectif est la lutte pour la reconnaissance afin d’initier une philosophie de
l’acceptation qui prône la différence et refuse l’indifférence. « Il faut refuser
de se compromettre en s’insérant dans un système d’exploitation éhonté
de l’homme par l’homme afin de respecter ses propres exigences.
L’existence est conditionnée par le regard que chacun porte sur soi : il

18 JUMINER, Ibidem, pp 24-25


31

convient de rejeter tout système qui donnerait une théorie quelconque de la


condition humaine , par définition trop générale » 19.

Ici, l’on pourrait admettre clairement que les idées du mouvement


de la Négritude découlent du surréalisme sa devancière, surtout que les
auteurs de la Négritude semblent avoir emprunté le titre de leur revue de
contestation au mouvement surréaliste .En effet, Véronique Bartoli-
Anglard souligne que le pamphlet de André Breton était « intitulé Légitime
Défense , en 1926 : mise au point destinée à préserver l’autonomie du
groupe »20.On comprend alors la sérieuse accointance, la sérieuse similitude
qu’il y a entre le surréalisme et la Négritude. On peut même se demander si la
Négritude n’est pas une transposition du surréalisme en Afrique, si elle n’est
pas l’autre nom du surréalisme, mais du surréalisme africain ?

Ainsi, la Négritude peut –elle apparaître à bien des égards comme


fille du surréalisme, comme une révolution culturelle qui bouleverse les
conditionnements des esprits. Il s’agit d’aboutir à une nouvelle Déclaration
des Droits de l’Homme pour tous les peuples, où les Noirs aussi doivent
avoir voix au chapitre. Il convient de se faire, de modifier aussi bien ses
propres comportements que ceux des colonisateurs , de se réconcilier avec
l’imaginaire et la vie concrète pour résoudre les contradictions de la société
africaine foncièrement aliénée .Pour les auteurs de la Négritude, la réflexion
sur le langage est un instrument dans la lutte à mener pour la liberté et pour
l’authenticité de l’expression . Il faut remettre en cause le primat de la
supériorité d’une civilisation par rapport à une autre. Désormais, il faut
attaquer l’autre dans la langue de l’autre, dans son propre espace et selon ses
propres mots en le tenant aux mots pour résoudre ses propres maux qu’il a
créés .La négritude vise à re-concilier l’humain avec l’humain, sans distinction
de race et d’espace géographique, pas pour chasser le blanc mais à le re-
conquérir pour faire naître le dialogue de la tolérance, de la concorde et du
vivre-ensemble, dans sa fonction de communication, en essayant de penser
à quelles conditions l’homme noir peut être ou devenir vraiment lui-même
en maîtrisant la parole, celle du Blanc, c’est- à – dire en la transformant , en
19 BARTOLI-ANGLARD (V.), op. cit., p26.
20 BARTOLI-ANGLARD (V.), op. cit., p.27.
32

faisant d’elle non plus l’instrument d’une aliénation sociale mais celui de la
conquête de la liberté . « Le langage devient une arme : c’est en restaurant le
règne de l’imagination créatrice que l’individu pourra vraiment s’exprimer
de façon authentique et non plus en se satisfaisant des règles théoriques du
réalisme et du principe de l’imitation . Le langage est à la fois l’instrument
de la communication avec autrui mais aussi de sa libération : dedans et
dehors »21.

Ainsi grâce à la poésie, il est possible de retrouver une parole pétrie


de chair, de sens et de liberté. Il faut vivre sa poésie mais tout en tentant de
se dépasser soi-même dans l’amour ou dans la folie. La poésie est Liberté.
Comme le dit Léon Gontran Damas, « Le temps du refoulement et des
inhibitions a fait place à un autre âge : celui où l’homme colonisé prend
conscience de ses droits et de ses devoirs d’écrivain, de romancier ou de
conteur, d’essayiste ou de poète . La pauvreté , l’analphabétisme ,
l’exploitation de l’homme par l’homme , le racisme total et politique dont
souffre l’homme de couleur noire ou jaune , le travail forcé , les inégalités , les
mensonges, la résignation, les escroqueries, les préjugés, les complaisances, les
lâchetés , les démissions, les crimes commis au nom de la liberté , de l’égalité ,
de la fraternité , voilà le thème de cette poésie indigène d’expression
française...De plus en plus, politique et littérature s’entrepénètrent et leur
synchronisme se fait de plus en plus dans les œuvres des représentants de la
nouvelle école »22.

Telle est la raison pour laquelle les poètes reprennent à leur compte
le thème occultiste de l’analogie et de la métaphore. Si la dominante
sémantique essentielle à toute poésie est l’image, pour le négro-africain, elle
devient un aspect fondamental de la vie. Toute représentation est image,
affirme Senghor, et l’image est symbole, idéogramme, ligne et couleur.
L’image n’est pas seulement une vision, elle est une pensée. L’image sert de
guide et d’éducation ; c’est pourquoi, la pensée des sages africains est faite
d’images afin d’amener l’interlocuteur à en dévoiler les sens, à les décoder, à

21 BARTOLI-ANGLARD (V), op. cit., p.17.


22 LEON GONTRA DAMAS, cité par MINYONO-NKODO (M-f).-Les bouts de bois de
Dieu de SembèneOusmane , (Paris, Editions Saint-Paul, Collection ‘’Comprendre’’, 1979), p.13.
33

les déchiffrer. Toute vie n’est-elle pas une initiation aux sens, à la
compréhension des symboles ? « L’image, dira Césaire, relie l’objet , achevé ,
en en montrant la face inconnue , d’accuser sa singularité , mais par la
confrontation et la révélation de ses rapports , définit non plus son être,
mais ses potentialités ; bref, le dote de sa transcendance fondamentale . C’est
pourquoi il est très vrai de dire qu’elle est essentielle à la poésie »23 . Ainsi
donc la pensée négro-africaine restitue toute sa charge signifiante à l’image
poétique. Source sacrée et valeur suprême, l’image devient analogie avec
l’objet, elle le signifie, ce qui traduit un désir de transport et de transfert
monadique, un désir de compréhension de sens, d’appartenance et de
reconnaissance.

Le mot « négritude », nous l’avons dit fut lancé au cours des années
1933-1935 par MM. Léopold Sédar Senghor et Aimé Césaire. Tandis que
l’indépendance est le refus de l'assimilation politique, la négritude est le refus
de l'assimilation culturelle, à ses premières heures. Elle est , par la suite,
devenue l’un des éléments qui donnent force à la volonté d’affirmation de la
personnalité politique de l’Afrique, conception que Senghor a, évoquant ses
premières années de vie étudiante à Paris, synthétisé en ces termes : « Nous
ne pouvions plus retourner à la situation d’antan, à la négritude des sources.
Nous ne vivions pas sous les Askia du Songhaï, ni même sous chaka le
Zoulou. Nous étions des étudiants de Paris et du xxème siècle dont une des
réalités est certes l’éveil des consciences nationales, mais dont une autre, plus
réelle encore, est l’interdépendance des peuples et des continents. Pour être
vraiment nous-mêmes, il nous fallait incarner la culture négro-africaine dans
les réalités du 20ème siècle. Pour que notre négritude fût, au lieu d’une pièce
de musée, l’instrument efficace d’une libération, il nous fallait la débarrasser
de ses scories, de son pittoresque, et l’insérer dans le mouvement solidaire du
monde contemporain. »24

N’est – il pas juste, par ce moyen de démarches intellectuelles

23 KESTELOOT (L.).-Aimé Césaire ,Poète d’aujourd’hui, (Paris, Seghers ; 1962), n°85 , P.205.
24 DECRAENE (Philippe), citant Léopold Sédar Senghor in le panafricanisme ( Paris, PUF -
Que sais – je ? 1964) , P. 38.
34

essentielles de restituer au peuple africain ses valeurs séquestrées, de les


réintroduire à l’école, dans la famille, dans les bois sacrés, de les reconnaître et
de les divulguer comme valeurs axiologiques ? Un tel ensemencement ne
trouve t - il pas sa raison dans une francophonie dont l’essence est sympathie,
communion, entente, partage de langue ou l’individu a le sentiment de
posséder intensément son soi propre et celui de l’autre pourvu que chacun
s’admette comme garant moral dans un cheminement commun vers le
développement sans calcul, ni médiation ?
D’ailleurs si dans le contact avec l’Occident, rien ne garantit aux
africains qu’ils sont sur le chemin de leur épanouissement, ils ont en tout cas
la conscience qu’il leur reste au moins une possibilité que ne pourrait leur
retirer aucune instance : celle d’acquérir une sorte d'authenticité, de ne vouloir
être entachés de rien, de se faire reconnaître et de s’affirmer dignement. Ceci
n’exprime – t – il pas en son fond, la liberté d’être libre ? Cette liberté
inconditionnée, recherchée est la base de toute existence humaine, car d’elle
naîtront l’éveil, l’épanouissement et l’indépendance et l’auto-détermination.
Cette position, semble-t-il, selon le mouvement de la Négritude, ne
signifierait nullement repli sur soi, mais au contraire, et en même temps,
ouverture d’une continuité à assumer. La philosophie de la Négritude est
une idéologie qui repose fondamentalement sur la révolte culturelle, la lutte
pour la reconnaissance ou le refus d’assimilation. Ce refus révèle non
seulement l’affirmation de soi , mais aussi et surtout l’affirmation et la
réhabilitation du monde noir.

Pour les auteurs de la négritude, le devoir de l’homme Noir est de rétablir


la double continuité rompue par le colonialisme, la continuité d’avec le
monde, la continuité d’avec eux-mêmes étant donné qu’ils sont des « forces
de vérités», des réintroducteurs au monde de leurs peuples et aussi les
réinventeurs de cette solidarité entre eux dont le colonialisme a essayé
d’offusquer ou de détruire l’idée. Parce que l’homme noir selon l’expression
d’Aimé Césaire, est, et parce que par-delà le mensonge colonial, nous
voulons être des soldats de l’unité, de la paix et de la fraternité. En effet,
«infiniment ressourcement de soi dans l’origine, l’existence chez l’africain est
comme perpétuelle fête de remerciement à la vie. L’étranger qui arrive en
35

Afrique, n’est- il pas frappé de voir des hommes, des femmes et des enfants
toujours gais et souriants, de découvrir des visages qui malgré les conditions
précaires de l’existence quotidienne savent respirer une humeur allègre ? Pour
être reçu en toute cordialité, pour être invité à partager un repas, un litre de
vin de palme, un coin de chambre ; il n’a pas besoin d’être d’abord connu !»25

La fraternité vient donc dire une relation nécessaire, toujours déjà-là,


incontournable, au-delà de toute décision et de toute action car c’est d’elle
que part le bon voisinage et à elle que retourne toute décision du vivre
ensemble. C’est, il faut le noter, la nécessité comme fondement de la vie que
l’on ne saurait dénouer. Symbolisant en son être la nécessité de la relation à la
vie, une nécessité qui renvoie au mystère du sang, du lien ombilical, de la vie
qui renaît ; la fraternité ne revêt-elle pas en Afrique une importance capitale ?
N’est-elle pas le fleuron du bon voisinage du vivre-ensemble?

Dans tous les cas, les poètes de la négritude, dans leur tentative de
dénonciation des exactions commises sur le peuple noir par les colonisateurs,
parviennent finalement aux sources de leur objectif en s'incrustant dans la
nuit ancestrale, en s’enfonçant dans l’être noir, ils découvrent les conditions
de leur santé. Dès lors et puisque, c’est par le refus de trahir que le poète se
rétablit, l’acte par lequel il prononce cet arrêt n’est pas simplement poétique,
mais éminemment politique. Le culturel conduit au politique et le fonde
allègrement. D’ailleurs, en Afrique comme ailleurs, la politique peut-elle
nécessairement se départir du culturel? En articulant leur effort dans le souci
de libérer des peuples colonisés, en combattant pour la dignité de leurs
peuples, pour leur vérité et pour leur reconnaissance, c’est en définitive pour
le monde tout entier qu’ils combattent, pour le libérer de la tyrannie de la
haine et du fanatisme, pour montrer l’universalité de la culture et son éthique
d’ouverture qui exclut l’exclusion, qui bannit la haine de l’autre et qui prône la
tolérance et la fraternité entre les peuples. Ils auraient ainsi contribué à donner
un sens au mot le plus galvaudé et partout le plus glorieux: la négritude. Ils
auraient ainsi aidé à fonder l’humanisme et la justice universels, la

25 DIBI (Augustin Kouadio), op. cit., P. 31.


36

CIVILISATION DE L’UNIVERSEL.

Une chose est certaine, le mouvement de la négritude a levé le voile


qui cachait certains aspects de la colonisation. Il a attiré l’attention, la curiosité,
l’intérêt sur les problèmes coloniaux en général, sur la politique coloniale
française en particulier, une politique dont l’objectif inavoué était une
exploitation systématique des peuples noirs. « Ainsi le travail forcé, le portage
et ses conséquences démoralisantes, le prélèvement d’un impôt qui ne sert
que les intérêts des exploitants, la politique discriminatoire des prix, le mépris
général du noir, tout cela devait entraîner chez l’indigène des sentiments de
haine ou tout au moins de profonde indignation. C’est là l’une des nervures
principales, l’une des grosses racines de la négritude, cri de révolte contre tout
refus d’attitude humaniste à l’égard du nègre, une révolte contre sa condition
de sous-homme, d’homoncule.»26

Il n’est pas, en vérité, dans l’intention du mouvement de la


négritude, de condamner la civilisation européenne ni de la bannir. Son
objectif est la lutte pour la reconnaissance mutuelle des identités respectives. Il
réprouve simplement la conduite de certains civilisés qui semblent se donner
une mission civilisatrice pour camoufler le jeu de leurs propres intérêts. Il se
révolte contre le spectacle de la misère, de la déchéance des Noirs subjugués,
troupeau infâme qu’on mène à l’abattoir du déracinement. Pour la négritude,
il ne doit véritablement avoir au monde ni blancs ni noirs, ni jaunes mais tout
simplement des hommes qui ont des droits égaux à la liberté, à la justice, à la
paix, au bonheur, pour tout dire à l’humanité. Ainsi, « La négritude (…) était
animée des mêmes bonnes intentions pour le Nègre : L’affirmation de
l’Afrique comme personnalité culturelle et politique, qui débouche sur une
philosophie de la pluralité des cultures et des civilisations dans leurs
différences, dans une reconnaissance égalitaire, dans une existence sans
domination ni avilissement. Tel pourrait être le sens de l’expression
senghorienne de ‘’la civilisation de l’universel ‘’, entendu comme un ‘’universel

26NDENGUE (Abanda Jean Marie). - De la négritude au négrisme (Yaoundé, Clé, 1970), P. 19.
37

‘’ des valeurs de civilisation. »27


La négritude est donc le point de départ d’une prise de conscience
plus nette des réalités coloniales et sonne le réveil de la conscience car elle
démystifiait par les écrits de Réné Maran, (Batouala), de Senghor (chant d’ombre)
et de Césaire (Discours sur le colonialisme), etc,. l’homme blanc et posait le drame
des sociétés africaines afin de provoquer une croisade humanitaire. Le
mouvement de la négritude refusait l'assimilation et prônait l'authenticité . En
cette période douloureuse de la colonisation, le complot du silence ne
pouvait longtemps persévérer car nous dit Abanda Ndengue : « La loi du
silence couvre l’abus, le malheur et le désastre, néglige l’appel douloureux des
hommes et des plus nobles, des plus généreux parmi les nôtres. Manquons-
nous de cœur et de réaction au point qu’il nous vaille mieux clore les yeux et
nous laisser glisser? »28

Avec la négritude, la véritable décolonisation avait commencé, celle des


intelligences. La prise de conscience de soi, de son état et la lutte pour
l’émancipation des siens était devenue non une espérance mais une manière
de vivre, un leitmotiv impératif. La négritude était hier, une des formes
possibles de la lutte d’émancipation : le premier moment de l’exigence
actuelle. En tout état de cause, les textes établissent, selon Adotevi Stanislas,
que la poésie de la négritude n’était ni purement « satirique », ni simplement
« imprécatoire », mais, une prise de conscience, une lutte acharnée pour la
reconnaissance. Avec la négritude, le combat contre la colonisation pouvait
enfin s’engager ; les nègres ont une âme : la négritude, ils ont une arme :
l’écriture. Il fallait, désormais ,avec les noirs, découvrir ensemble un passé
fuyant, presque insaisissable, brumeux et faire véritablement face et
désespérément d’ailleurs à ce drame qui est la colonisation et qui a beaucoup
nuit à l’Afrique Noire. En effet, la Négritude serait une libération, à la fois

27 KARAMOKO (Abou). – Les enjeux du discours philosophique sur l’Afrique, Thèse d’Etat, (Abidjan,

Université de Cocody, 1995 – 1996), P. 13.

28NDENGUE (Abanda Jean Marie), op.cit., P. 41.


38

don, acceptation et refus. Refus de l’annexion politique, économique et


culturelle, refus de la politique d’assimilation forcée, mais acceptation et
recherche d’un passé ignoré, lointain, méprisé. Les nègres voulaient affirmer
leur être en revendiquant une différence spécifique. C’est le culte de la
différence, selon l’expression de Marcien Towa.

Le désir secret de la négritude était d’affirmer la vraie identité de


l’Afrique, de la présenter en fierté à un monde qui lui déniait toute valeur. Les
Africains voulaient considérer leur identité comme une relation inaltérée au
temps, à l’histoire et en toute espèce, exclusive de tout partage, toute entière
inexorable, insondable et, de cette façon infiniment riche ! Une sorte
d’attitude qui se veut éveil de soi à soi et éveil de soi au pour-soi. Cette attitude
appelle dans le domaine de la production artistique, la libération des modèles
européens et aussi la profession de foi dans le destin de l’Afrique. Ainsi
formulée, la négritude marque l’acte de naissance d’une nouvelle littérature
africaine. « Par conséquent, quelles que soient les réticences que nous
nourrissons à son égard et bien que certains aspects en soient démodés ou
réactionnaires, nous devrions la considérer comme le temps primitif de la
renaissance africaine. »29
Avec la négritude, l’Homme Noir cesse de contempler sa situation
de misérable exploité. Désormais, il veut la transformer en agissant, en
écrivant, en dénonçant. Il n’est plus, cet homme docile soumis qui parle et qui
se repose, mais ce vaillant soldat qui, confiant à la destinée de son continent,
ce soldat qui à travers sa plume, prend les armes pour sauver l’intégrité de son
territoire. Tel semble être le cri d’alarme d’Aimé Césaire dans son Cahier d’un
retour au pays natal lorsqu’il écrit : « Et nous sommes debout maintenant,
mon pays et moi, les cheveux dans le vent, ma main petite maintenant dans
son poing énorme et la force n’est pas en nous, mais au-dessus de nous, dans
une voie qui vrille la nuit et l’audience comme la pénétrance d’une guêpe
apocalyptique. Et la voix prononce l’Europe nous a pendant des siècles gavés
de mensonges et gonflés de pestilences, car il n’est point vrai que l'œuvre de
l’homme vient seulement de commencer et il reste à l’homme à conquérir
toute interdiction immobilisée au coin de sa ferveur et aucune race ne

29 ADOTEVI (StanislasSpero), op.cit., P. 13.


39

possède de monopole de la beauté, de l’intelligence, de la force et il est placé


pour tous au rendez-vous de la conquête, et nous savons maintenant que le
soleil tourne autour de notre terre éclairant la parcelle qu’a fixée notre volonté
seule et que toute étoile chute du ciel en terre à notre commandement sans
limite.»30
Dans les années 6o, de nombreux États africains ont eu accès à leur
indépendance, à leur auto-détermination. Cependant, des écrivains africains
continuent encore de proclamer leur négritude et l’exaltation de leur passé
comme certificat d’identité foncière. L’exhumation des philosophies
collectives, appelées à tort ou à raison ‘’ethnophilosophie’’ continuent de se
frayer un chemin dans la mince production philosophique africaine. Entre
temps, l’Afrique, peut se targuer d’avoir de grands intellectuels formés à
l’école occidentale. Léopold Sédar Senghor fait partie de ceux-là.

Il faut le dire tout de suite, les sociétés africaines se développent à des


rythmes variables, en fonction à la fois de leurs traditions nationales et de
l’influence de l’Occident. Les influences étrangères étant différentes dans leur
sens et dans leur importance suivant les pays et les générations, certains
intellectuels ont jugé bon de s’appuyer sur le modèle de la dynamique sociale
occidentale pour amorcer le processus de développement de l’Afrique. Il est
vrai que les divers éléments de la même classe sociale n’avaient pas la même
réceptivité aux nouvelles idées et les idées elles-mêmes changeaient plus
rapidement certains goûts et certaines façons de penser que d’autres.

S’appuyant sur les anciennes idées des révolutionnaires du Siècle des


Lumières, une certaine élite africaine va se mouvoir pour revendiquer à
l’Occident et à l’Afrique elle-même, des droits et des devoirs. Les idées de ces
penseurs africains ont pour finalité de changer les données de la vie
quotidienne et de pourvoir aux carences des pouvoirs publics à partir des
interventions concrètes dans un espace limité. Les valeurs traditionnelles
s’effritent ou sont refondues dans un creuset où se mêlent les aspirations du
siècle et les possibilités qu’offre l’avenir immédiat. Dans la mesure où le

30 CESAIRE (Aimé). - Cahier d’un retour au pays natal (Paris, Présence Africaine, 1956), P. 83.
40

changement qui se dessine au travers de ces initiatives novatrices semble


atteindre les structures mentales elles-mêmes, peut-être revêt –il une
dimension plus « spirituelle » que politique. Les multiples brèches qu’il
effectue dans les conduites des individus, attachés à trouver un équilibre et à
faire valoir leur diversité semblent apparaître comme étant les prémisses
d’une « révolution ».Mais Senghor était-il un révolutionnaire ? Apparaissait-il
comme un innovateur social ?

Si l’on veut comprendre ce qui est impliqué par « les innovateurs


31
sociaux » , selon les mots de Nathalie des Gayets, il faut d’abord connaître
d’où Senghor tire ses idées, ses arguments , ses attitudes et ses valeurs contre
lesquelles il est en réaction . « Cette expression récente-« les innovateurs
sociaux »-, mais aujourd’hui couramment employée, désigne donc une
multiplicité de particuliers qui ont pour dénominateur commun de tenter
une « révolution du quotidien » en apportant des solutions pratiques qui
soient « autres » dans les formules qu’ils adoptent pour améliorer leur sort
ou celui de leurs contemporains ».32Ce n’est pas l’information elle-même qui
nous intéresse ici, mais l’influence des idéologies et pensées occidentales sur
les standards africains, les nouvelles attitudes qu’elle favorisa et qui, à leur tour,
déclenchèrent de nouvelles contestations.

On remarquera que l’engagement politique de Senghor est


l’émanation de son engagement culturel. Faut-il véritablement dissocier
l’homme politique de l’homme culturel, le dirigeant politique de l’artiste-
poète ? Ce n’est donc pas un hasard si, en lui, poète, militant et homme
d’État forment un tout indissociable. La thématique de la poésie
senghorienne tient véritablement en un maître mot : Amour. Amour de
l’Afrique, Amour de l’Homme. Sa poétique est faite de rythmes qui sont au-
delà du signe, qui expliquent l’univers, qui sont le flux et le reflux, l’inspiration
et l’expiration, la mort et la naissance. L’Afrique des colons doit mourir pour
renaître comme l’Afrique des Africains et des Non -Africains, l’Afrique
Universelle. La renaissance africaine ne serait rien d’autre qu’une dialectique

31 GAYETS (Nathalie des.).-‘’les innovateurs sociaux’’ in Encyclopaedia Universalis , (Paris,


Encyclopaedia universalis, 1985) ,symposium , p.704.
32 GAYET, Ibidem.
41

du changement au sens hégélien du terme, de l’aufhebung. Chez lui, les images,


comme chez le Négro-Africain, ne sont pas « équations » mais « analogies ».
Pour Senghor, si l’on définit la Négritude comme ensemble des valeurs du
monde noir, celles-ci relèvent d’emblée de l’existence historique et non de
l’essence pure, notamment des luttes économiques et sociales dont l’issue
peut provoquer la destruction ou la transformation de ces valeurs. À partir
de ce moment, on peut dire qu’il y a du socialisme dans la pensée de
Senghor et ce socialisme semble être situé au bout du développement
logique de la Négritude.

N’est – il pas juste, par ce moyen de démarches intellectuelles


appropriées de restituer à Senghor ses valeurs séquestrées, de les réintroduire
à l’école, dans la famille, dans les bois sacrés et de leur rester fidèles ? Un tel
élan ne trouve- t - il pas sa raison dans un univers dont l’essence est
sympathie, communion, entente, partage ou l’individu a le sentiment de
posséder intensément son soi propre seulement dans l’acte par lequel il le
quitte en se diluant dans le tout à l'extérieur de lui, sans calcul, ni médiation ?
D’ailleurs si dans le contact avec l’Occident, rien ne garantit aux africains qu’ils
sont sur le chemin de leur épanouissement, ils ont en tout cas la conscience
qu’il leur reste au moins une possibilité que ne pourrait leur retirer aucune
instance : celle d’acquérir une sorte d'authenticité, de se sentir africain, de ne
vouloir être entachés de rien. C’est cette voie qui conduit à la civilisation de
l’universel que le président-poète a tentée d’emprunter. Ceci n’exprime – t – il
pas en son fond la liberté d’être libre, la liberté d’être un existant ? Cette liberté
inconditionnée, recherchée est la base de toute existence humaine, car d’elle
naîtront l’éveil, l’épanouissement et la liberté pure. Cette position, semble-t-il,
selon le mouvement de la Négritude, ne signifierait nullement repli sur soi,
mais au contraire, et en même temps, ouverture d’une continuité à assumer.
La philosophie de la Négritude qui se confond avec raison au socialisme
senghorien est une idéologie qui repose fondamentalement sur la révolte
culturelle ou le refus d’assimilation. Ce refus révèle non seulement
l’affirmation de soi, mais aussi et surtout l’affirmation et la réhabilitation du
monde noir. Sa révolte culturelle revendique sa révolte politique.
42

Notre tâche est donc d’aborder la problématique de la philosophie


senghorienne en identifiant les contradictions,les Différends afin de libérer les
Différences. Aussi notre Critique apparaîtra-t-elle non seulement comme un
reflet gnoséologique, mais aussi un point de vue de la connaissance qui se
reconstruit pour s’investir dans une objectivité, c’est-à-dire une sorte de
Théorie critique de la société africaine, une approche de la «Philosophie
sociale » qui motive la décision d’en faire usage. Faut-il voir ici une preuve de
cette schizoïdie latente du penser senghorien, ramené à son point de départ,
comme à l’éternel présent de ses propres Différends ? Aujourd’hui, en
Afrique, nous sommes bien au cœur d’un syndrome, celui qui consiste à
réagir à l’agitation culturelle et sociale avec de nouveaux leviers techniques : la
philosophie et la contestation. La pensée de Senghor nous oblige à les utiliser.

II. Négritude et Senghorisme :la culture comme levain d’une


renaissance africaine humaniste

L’aspiration à l’unité et au développement suppose l’existence


d’éléments spécifiques différents qu’il s’agit de rassembler dans une harmonie
supérieure en tous points, à chacun des composants, retenant le meilleur de
chacun d’eux dans une diversité unifiée. Dans le cadre de l’Afrique, l’unité
culturelle ne saurait se réaliser sans passer par la phase indispensable de la
reconnaissance des caractères singuliers et pluriels des différents éléments
régionaux et subrégionaux. Ces caractères résultent d’une imprégnation
souvent millénaire, résultant très souvent de la transformation des acquis ou
d’une influence étrangère prolongée. Cette influence étrangère va pousser
certains intellectuels africains à valoriser leurs cultures aux yeux de l’Occident.
Dès lors, ils vont créer un mouvement dans lequel se reconnaîtront tous les
Noirs, toute la diaspora noire. Ce mouvement , appelé Négritude sera une
arme de combat et une ode à la reconnaissance.

On a tort d’attribuer ce concept à un pays ou à un homme. On a aussi


tort de penser que le temps de la négritude est révolu et que les auteurs de la
négritude ne sont plus de leurs temps et que la négritude devait se confondre
43

en une révolution marxiste, déstabilisatrice de la situation coloniale afin de


devenir un mouvement iconoclaste, un changement radical du monde noir.
Si le mot est d’Aimé Césaire et si Léopold Sédar Senghor en a été le chantre
le plus écouté, le phénomène a pris corps dans la diaspora noire. En effet, le
mot « négritude » fut lancé au cours des années 1933-1935 par Léopold
Sédar Senghor et Aimé Césaire. Tandis que l’indépendance est le refus de
l'assimilation politique, la Négritude se veut être le refus de l'assimilation
culturelle. Mais le refus de l’assimilation culturelle ne rime-t-il pas avec le refus
de l’assimilation politique? La Négritude est l’un des éléments qui donnent
force à la volonté d’affirmation de la personnalité politique de l’Afrique,
conception que Senghor a, évoquant ses premières années de vie étudiante à
Paris, synthétisé en ces termes : « Nous ne pouvions plus retourner à la
situation d’antan, à la négritude des sources. Nous ne vivions pas sous les
Askia du Songhaï, ni même sous Chaka le Zoulou. Nous étions des
étudiants de Paris et du XXème siècle dont une des réalités est certes l’éveil
des consciences nationales, mais dont une autre, plus réelle encore, est
l’interdépendance des peuples et des continents. Pour être vraiment nous-
mêmes, il nous fallait incarner la culture négro-africaine dans les réalités du
20ème siècle. Pour que notre négritude fût, au lieu d’une pièce de musée,
l’instrument efficace d’une libération, il nous fallait la débarrasser de ses
scories, de son pittoresque, et l’insérer dans le mouvement solidaire du
monde contemporain. »33
Certes, à l’orée des indépendances, la Négritude est passée du cri à
la littérature, du lyrisme au réalisme, en se muant en une sociologie politique
avant-gardiste sur laquelle on peut amplement discuter. Souvent romanesque
et émotionnelle, la plainte sur la thèse de la solitude, de l’exil, de l’africanité et
l’expression de la nostalgie de la mère Afrique, de la « négritude », a été et reste
encore dans une certaine mesure une source d’inspiration majeure de la
littérature de l’ex-Afrique française en particulier. Mais elle a rencontré peu
d’échos en dehors des cercles francophones. La boutade de l’anglophone
Wolé Soyinka révèle bien ce fait lorsqu’il parle de la Négritude.Sa formule
bien célèbre, prononcée en 1962, montre la violence de ses propos contre la

33 DECRAENE (Philippe), citant Léopold Sédar Senghor in le panafricanisme ( Paris, PUF -


Que sais – je ? 1964) , P. 38.
44

Négritude. Il affirme que « Le tigre ne proclame pas sa tigritude, il bondit sur


sa proie et la dévore. »34
Là n’est pas le problème. Celui-ci se situe dans la spécificité de notre
situation. L’Afrique ne peut se départir de son histoire coloniale et de sa traite
négrière. Nier cette spécificité, nous ramènerait à ce malaise qui a perduré
avant le mouvement de la négritude, celui d’intellectuels africains flottants,
hybrides, déracinés parce que, ayant perdu le secret et le chemin de la source,
finit par se perdre sans jamais se retrouver. L’intellectuel africain ne peut, en
cette période, sans s’exclure du peuple dont il a l’ambition de traduire la
pensée, nier qu’il soit nécessaire, par une démarche ethnique et souvent
raciale, de faire reconnaître sa civilisation par une prise de conscience de la
singularité de ses problèmes.« Pour manifester qu’elle a une humanité
intrinsèque, l’Afrique va d’abord chercher à souligner qu’elle a une manière
propre d’être. Être signifie ici la façon de se lier aux choses et au monde, le
mode sous lequel l’on se tient dans l’espace et dans le temps, en présence
d’autrui et des choses. Sous cet aspect, il renvoie au sentir, à l’immédiateté
d’une expérience en laquelle je reçois l’extérieur et me reçois tout à la fois de
lui, dans une sorte d’échange secret et pur. »35
Qu’on le refuse ou qu’on l’admette, la Négritude marque le début
de la renaissance africaine. Mais, si la Négritude marque l’acte de naissance
d’une nouvelle littérature africaine, pourquoi tant de polémiques à son égard?
Pourquoi considérer qu’« après avoir joué un rôle déterminant dans l’éveil de
la conscience africaine face à la domination coloniale, le mouvement de la
négritude représente aujourd’hui un obstacle non négligeable à la libération
définitive de la démarche intellectuelle des africains à l’égard des
préoccupations de reconnaissance. Ce qui n’était au début qu’un slogan et un
mot d’ordre de lutte, à savoir l’affirmation d’une personnalité nègre, a eu

34 Cette formule a été prononcée par Wolé Soyinka en 1962 et reprise dans son livre, The Burden
of memory, the Muse of forgiveness, New York/Oxford, Oxford University Press,1999(dans les
notes :The Burden)
35 DIBI (Augustin Kouadio)-L’Afrique et son autre : la différence libérée (Abidjan, éd. . Stratéca, 1981.). ,

P. 29.
45

tendance à se transformer en une doctrine pseudo-philosophique.»36

III. Léopold Sédar Senghor et le socialisme-négritude : de la culture à


la politique, le pas de géant

Marcien Towa nous apprend que Léopold Sédar Senghor répétait


souvent, avec raison et conviction que le culturel est au commencement et à
la fin du développement. En effet, l’interaction entre la culture et le
développement prouve que ce sont deux aspects d’un même problème
fondamental. Le développement de la culture enracine la culture du
développement. Il n’y a pas d’économie viable sans une intelligence des
langues des masses afin de les instruire en même temps des méthodes
culturelles et des techniques nouvelles. La culture est le fondement du
développement. C’est pourquoi, il est urgent pour les nations africaines de
prendre la culture à bras-le-corps pour amorcer la renaissance africaine. Sans
analyse sérieuse de la culture, l’émergence africaine ne serait qu’une utopie.
Cet aperçu général du mouvement de la négritude montre, à en
croire Marcien Towa, qu’« en somme, les mouvements coloniaux de
libération sont d’essence revendicative, leur lutte même a pour fin d’appuyer
les revendications. Et celle – ci se ramène à la réclamation d’un droit
fondamental:« le droit de l’initiative historique » selon l’expression de Césaire,
et spécialement le droit à l’indépendance politique. Ce droit, cambriolé par le
colonisateur, doit être officiellement reconnu par ce dernier. La lutte de
libération trouve donc son aboutissement dans les négociations autour d’une
table de conférence, en vue de la reconnaissance juridique, et la proclamation
solennelle de l’indépendance. Et la négritude révolutionnaire, si l’on convient
de la considérer comme l’aspect idéologique des mouvements de libération
de peuples noirs, devrait donc plaider pour la reconnaissance du droit à

36N’JOH (Mouellé Ebenezer). - Jalons II, l’africanisme aujourd’hui (Yaoundé, Clé, 1979), P. 17.
46

« l’initiative historique » de ces peuples. »37

En effet, principal vulgarisateur de la négritude, Léopold Sédar


Senghor, cherche à faire découvrir l’âme noire. Soucieux de définir l’âme
nègre, il insiste sur l’émotivité qu’il considère comme la caractéristique
essentielle du nègre. Senghor parle du Noir pour le Noir, peut-être contre le
Noir car il pense que le nègre est naturellement bon. Il est d’abord sens,
rythmes, formes et couleurs. C’est dire que le nègre est une espèce
particulière, étrangère à toute détermination extérieure, à toute histoire. Il est
seulement un être émotif comme le dit Senghor lui-même : «L’émotion est
nègre tandis que la raison est hellène.»38Le nègre en définitif est un champ
d’impression, de sensualité et de corporéité ; il est pourvu d’une sensibilité qui
lui permet de découvrir l’autre. Il ne voit pas l’objet, il le sent. Il sent son
existence, il se sent, et quand on sent quelque chose, on sent qu’on le sent et
on sent qu’on sent qu’on le sent, on le sent dans le sang. C’est donc un pur
champ sensoriel. C’est dans sa subjectivité, au bout de ses organes sensoriels
qu’il découvre l’autre, véritable philosophie du corps. En effet, le corps n’est
pas mauvais; c’est du corps que vibre la raison et c’est par le corps que
commence la connaissance.

Nous voyons donc qu’après avoir défini l’émotion comme


l’accession à un état supérieur de connaissance, Senghor s’efforce de déduire
de l’émotivité essentielle et constitutive du nègre, le sens de l’Humanisme-
Noir découlant de l’ouverture des cultures africaines, de leur hospitalité, de
leur acceptation chaleureuse et de leur imbrication dans les cultures dites de
domination et d’anthropophagie. C’est également à la lumière de cette thèse
de l’émotivité ouverte que, d’après Senghor, l’on peut comprendre les
activités culturelles des nègres, en particulier ce qu’il appelle le style négro-
africain dont l’émotion consiste en une saisie de l’être intégral, conscience et
corps, matériel et immatériel, réel et irréel - par le monde irrationnel,
l’irruption du monde et son injonction dans le monde de déterminations

37 TOWA (Marcien), Essai sur la problématique philosophique dans l’Afrique


actuelle(Yaoundé, Clé,
1979) P. 36
38 SENGHOR (Léopold Sedar). - Liberté I, Négritude et humanisme (Paris, Seuil, 1964), P. 24.
47

spécifiques et particulières. L’essence se confond en l’existence, il n’y a donc


pas de préséance de l’une sur l’autre. La vie se confond à la mort.
L’heuristique de la mort s’imbrique dans l’éthique de la réciprocité et
l’homme africain devient un élément de la conversion. Enfin, la raison nègre
se distingue de la raison blanche parce qu’elle se coule dans les artères des
choses pour se loger au cœur vivant du réel afin de comprendre l’irréel. « La
raison européenne, est analytique par utilisation, la raison nègre, intuitive par
participation.»39En somme, c’est de la spécificité biologique du nègre et de sa
sensibilité que Senghor déduit la conduite, la culture et la raison négro-
africaines.

On comprend donc la critique acerbe de Marcien Towa à l’endroit


de Senghor lorsqu’il affirme que ce dernier n’a fait que prouver que nous
n’avons pas eu depuis des siècles d’autres soucis que d’attendre dans les
transes l’imminence parousie.« Toutes proportions gardées, écrit-il, on peut
dire que le senghorisme a été victime d’une myopie semblable en opposant
l’émotion nègre à la raison grecque sans se rendre compte, comme l’a
rappelé Cheik Anta Diop, que ce sont les peuples noirs de la Vallée du Nil
qui, les premiers, ont développé les sciences et les techniques et qui, selon la
formule biblique « ont commencé à être puissants sur la terre. » Il serait
téméraire de prétendre tenir compte de la totalité de la culture négro-africaine
encore si mal connue. Du moins la conscience de son antiquité, de la
complexité, de sa richesse et de sa diversité doit-elle nous rendre prudents et
méfiants à l’égard des générations simplistes. »40

Mais en notre sens, la psychologie de Senghor se retrouve dans la


description des fonctions proprement humaines, c’est-à-dire caractéristiques
d’une âme qui est intellective dans son accomplissement le plus haut, mais
aussi sensitive et végétative dans ses conditions d’existence au sens
aristotélicien du terme. Cette description se distingue, croyons-nous, d’emblée
de la « psychologie » platonicienne en ce que la sensibilité et l’imagination
n’apparaissent plus comme des obstacles à la connaissance intellectuelle, mais

39 SENGHOR (Léopold Sedar), op. cit., P. 203.


40 TOWA (Marcien). – L’idée d’une philosophie négro – africaine (Yaoundé, Clé, 1979 ), P. 24.
48

bien plutôt comme une médiation vers elle. Dans plusieurs parties de ces
deux tomes : Liberté I et Liberté II et surtout dans son recueil de poèmes :
Chants d’ombres, Senghor insiste sur la continuité du passage qui permet de
s'élever de la sensation à la science, passage qui n’est au demeurant que
l’actualisation de ce qui est en puissance dans la sensation : car le particulier,
objet de la sensation, est en puissance l’universel, objet de la science. Si le
bonheur doit être un état de sécurité sereine, cette sécurité s’obtiendra
d'abord par la connaissance qui est le préalable et le fondement de toutes les
autres activités humaines en ce qu’elle rétablit un contact confiant entre
l’homme et sa culture. Le premier intermédiaire de ce contact est la sensation
et c’est sur les exactitudes des informations qu'elle fournit que Senghor édifie
son système. Il admet la véracité des sensations, la connaissance et la re-
connaissance de l’humain par le cœur , par les sentiments donc par la
sensibilité en se fondant surtout sur le fait que le cœur voit mieux que la
raison et qu’il accepte mieux l’humain que la raison qui , selon ses intérêts,
peut devenir calculante et instrumentale.

Ainsi, loin de se distinguer du monde, le nègre s’identifie à toutes choses


à tel point que son attitude est toujours d’abandon et de communion. Le
nègre en définitif est un champ d’impression ; il est pourvu d’une sensibilité
qui lui permet de découvrir l’autre. Il ne voit pas l’objet, il le sent. Il sent son
existence, il se sent, c’est un pur champ sensoriel. C’est dans sa subjectivité, au
bout de ses organes sensoriels qu’il découvre l’autre.

Cette vision des choses a sans doute fait dire à Marcien Towa que « la
poésie de Senghor, sensuelle, éllégiaque,nostalgique crée une atmosphère
tranquillisante et mystique fort différente de celle d’un Damas ou d’un
Césaire. Le monde n’y est pas absolument exact que c’est une poésie de
l'acquiescement profond, il est du moins vrai que le poète trouve dans le
monde des aspects positifs, il découvre toujours dans le présent même de
quoi assouvir la soif de bonheur et de tendresse de sa sensibilité. Elle ne
rompt pas avec le monde, mais l'aménage et compose avec lui. Son
problème n’est pas de révolutionner le monde, mais de l’amender.»41

41 TOWA (Marcien). - Léopold Sedar Senghor : Négritude ou servitude (Yaoundé, Clé, 1976), P. 13
49

Malgré la littérature abondante de la Négritude, Towa souligne que


le poète Senghor n’a fait que montrer que nos ancêtres qui étaient de purs
esprits, n’eurent d’autres préoccupations que de décliner des attributs de l’être.
Selon lui, lorsque Senghor écrit que les nègres vivent « d’idées » et selon leurs
« idées », il entend probablement que seules la puissance de l’image et la
puissance de la parole suffisent à expliquer les bouleversements qui
affectèrent nos sociétés traditionnelles dont certaines furent solidement
structurées et excessivement prospères. Sur ce point, c’est – à – dire sur la
Théorie de Senghor, nous pouvons dire que la philosophie sous - jacente à
l’idéologie de la Négritude «est une philosophie individuelle du penseur sous
lequel se cache l’homme politique, le guide et qui consiste principalement
dans une réflexion, un retour complaisant et peu critique, non critique même
sur le passé, les traditions éternelles appelées au secours dans la recherche de
solutions aux problèmes de l’Afrique moderne. C’est une idéologie de lutte,
une arme de combat. »42

Selon Towa, le rapport de la négritude senghorienne aux nègres


d’aujourd’hui est trop évident pour qu’on ne s’arrête pas à certaines
confusions savamment entretenues d’enniaisement et de néo-colonialisme.
Pour lui, la constitution biologique du Nègre senghorien, en faisant de lui un
mystique et un émotif lui interdit tout espoir de pouvoir jamais rivaliser avec
le Blanc sur le terrain de la raison et de la science. Le Nègre senghorien n’a
pas de place égale à celle du Blanc, dans un monde fondé sur la raison et la
science car Senghor nous appelle à offrir à l’universel ce que nous avons de
meilleur : Le délire et les transes, qualités biologiquement inférieures. Le
Nègre dans la civilisation de l'universel ne serait qu’un subalterne, un faire-
valoir, un valet.

Certes, le mouvement de la Négritude souhaitait pour les Africains,


un retour aux sources. « Mais, on ne retourne pas aux sources pour y
séjourner indéfiniment (…) On n’invente pas une nouvelle idéologie ou une

42 KARAMOKO (Abou), op. cit., PP. 356-357


50

nouvelle philosophie en recousant ensemble des morceaux de valeurs


empaillées, ramassées, ça et là, avec en arrière- pensée, le désir de donner le
jour à un socialisme qu’on baptise « Africain ». Surtout qu’après avoir parlé
d’un tel socialisme Africain, on se montre incapable de le traduire dans les
faits en préférant la solution traîtresse qui consiste à laisser les monopoles
étrangers dominer votre économie.»43
La Négritude ne serait rien, aux yeux de Towa, qu’une aliénation
intellectuelle de sa race, une névrose. C’est l’élément constitutif de la
complicité européenne et surtout de la complicité française. Or, la seule
démarche concevable, du moins celle dont l’Afrique avait besoin, nous dit
Towa, était de préparer les Africains à une véritable prise de conscience
abrupte des réalités économiques et sociales. Il fallait donc passer aux peignes
fins l’objectivité des caractéristiques particulières de la colonisation. On
n’attendait de Senghor et des autres poètes que les nègres eussent une notion
claire de leur destin et de leur responsabilité pleine et entière. Ainsi
comprenons-nous que «la négritude senghorienne manifeste au grand jour
sa vraie nature, c’est l’idéologie quasiment officielle du néo-colonialisme, le
ciment de la prison ou le néo-colonialisme entend nous enfermer et que
nous avons donc à briser. En Afrique aussi c’est le radicalisme iconoclaste et
non le culte superstitieux et mystificateur de la différence et de l’essence du
soi, qui, paradoxalement permet de se trouver et d’être soi.»44

Pour Towa donc, c’était à la révolution que Senghor et les siens


devraient s’atteler et non à polir des vers car on ne le niera jamais assez, la
révolution change le monde. C’est dans et par l’action que le révolutionnaire
opère le changement qu’il espère pour lui-même et pour le monde. Pour
l’Afrique, selon le philosophe camerounais, notre force et notre efficacité
doivent être notre détermination de la position exacte des choses. Notre foi,
c’est l’expression subjective d’une réalité positive. Notre conscience et notre
43 N’JOH (MouelléEbenezer), op. cit., P. 18.

44 TOWA (Marcien). - Essai sur la problématique philosophique dans l’Afrique actuelle (Yaoundé, Clé,

1979), P. 47.
51

conscience d’action ou de changement doivent être indissolublement liées


pour constituer la trame d’une seule et même vie, car on se joue tout entier
dans une révolution et non de se cacher derrière le paravent du culte de
l’authenticité ou de la négritude pour refuser l’effort réellement créateur et
préférer les solutions de facilité qui se présentent à nous. « Selon toute
évidence, le mouvement de la négritude manifeste aujourd’hui une incapacité
d’assurer son propre dépassement. Il était la référence d’hier mais il n’est pas
la référence véritable d’aujourd’hui. Notre regard a davantage intérêt à se
tourner vers nous-mêmes désormais qu’à continuer à se promener à
l’extérieur, en quête d’approbation et d’applaudissement. »45

Towa est suivi dans sa complainte par le philosophe béninois,


Adotevi Stanislas Spéro Codjo. Ce dernier pense que ce que l’Afrique
demandait à cette heure, ce n’était pas d’assumer l’abâtardissement et
l’anthropophagie. Ce n’était pas non plus de chanter la race et de brandir le
passé, mais de déployer la créativité de l’Homme Noir en vue d’édifier une
Afrique moderne. Par conséquent, « dépasser le moment de la négritude ne
consiste pas à se vouloir original vaille que vaille, mais à considérer que la
revendication de la liberté est une chose et l’effectuation de cette liberté est
une autre chose. Effectuer notre liberté c’est la traduire en actes qui parleront
d'eux-mêmes au lieu que nous préférions la solution de facilité qui consiste à
clamer une liberté verbale, impuissante et folklorique, tandis que nos
gouvernails de direction demeurent importés. »46Il importe donc, pour nous
autres africains, de trouver les moyens d’une action inspirée par un choix
lucide et rigoureux au lieu de nous soumettre à une idéologie de domination,
un nouveau mode de repossession et de dépendance.

Désormais, les poètes nègres ne devraient plus se contenter de


réchauffer les angoisses métaphysiques ou insatisfactions d’une civilisation
qui choisit de fermer les yeux à ses propres problèmes les plus cruciaux.
L’Afrique ne doit plus se contenter de ce que lui donne ou lui promet

45 N’JOH (MouelléEbenezer), op. cit., P. 21.


46 N’JOH (MouelléEbenezer), op. cit., P. 23.
52

l’Occident. Elle ne doit plus promouvoir le culte de la différence mais à


apprendre à produire la différance et à sublimer l’indifférence. Elle doit saisir
le cul du développement au lieu d’en être un cul-de sac. Il est temps de briser
le mythe infertile de la néo-colonisation et condamner les fatals retours aux
sources et à l’authenticité ainsi que les inconséquences de la néo-bourgeoisie
et du mouvement de la négritude, car comme le dit Adotevi Stanislas Spero,
« l’attitude intellectuellement irrecevable de toute cette école fait dévier
sciemment et dangereusement à des fins réactionnaires de sujétion à
l’étranger le mouvement originel de la négritude. Et il ne s’agit pas seulement
du postulat de départ ! tout dans cette théorie de la négritude est une
mascarade, une cavalcade de clichés grotesques et ridicules, une chevauchée
de néologismes creux à trait d’union. »47

Mais ce qui semble échapper à ces auteurs, est que la révolution n’est
pas seulement que politique. Elle est aussi et surtout culturelle, elle est
mentale. Et la révolution culturelle est de loin la plus importante et nécessaire
pour le peuple car elle montre sa maturité intellectuelle et sa capacité à opérer
des changements notoires pour son destin. La révolution culturelle appelle à
la révolution sociale, c’est donc le ciment de la révolution politique. Les
grandes révolutions naissent des grandes idées et la perpétuation de leurs
mises en action, de leur effectivité. Sur ce point, la Négritude et son chantre le
plus écouté, Léopold Sédar Senghor ont été révolutionnaires. Les critiques
littéraires de Senghor et les autres ont précipité la déclaration par la Métropole
des indépendances africaines, même s’il faut reconnaître que même en 2016,
ces indépendances sont encore à l’état de balbutiement. Senghor et les siens
ont mené leurs combats, celui de la reconnaissance culturelle d’abord et
ensuite de la reconnaissance politique et sociale des peuples noirs. L’histoire
est une suite d’évènements qui peuvent se ressembler mais qui ne sont jamais
les mêmes. À chaque temps, ses hommes, ses idées et ses priorités. Les
priorités d’hier ne sont pas forcément celles d’aujourd’hui.

Pour l’Afrique et pour les africains d’aujourd’hui, notre force et


notre efficacité doivent être notre détermination de la position exacte des

47 ADOTEVI (StanislasSpero),op. cit. , P. 45.


53

choses. Notre foi, c’est l’expression subjective d’une réalité et d’une volonté
positives. Notre conscience morale et notre conscience d’action ou de
changement doivent être indissolublement liées pour constituer la trame
d’une seule Afrique émergente et pleinement épanouie, car on se donne tout
entier dans une situation qui presse et non de se cacher derrière le paravent
du culte des anciens, de se blottir au mur nauséabond du passé, de rester les
bras croisés derrière le rideau de l’authenticité ou de continuer dans la critique
acerbe contre les devanciers pour refuser l’effort réellement créateur et
préférer les solutions de facilité qui se présentent à nous. Ce que nous
demandons maintenant, c’est de déployer notre créativité en vue d’édifier une
Afrique moderne. Il est temps, aujourd’hui, d’aller au-delà de la Négritude, de
la dépasser, d’opérer une dialectique du changement et de la métamorphose.
« Que cesse à jamais l’asservissement de l’homme par l’homme. C'est-à-dire
de moi par un autre. Qu’il me soit permis de découvrir et de vouloir
l’homme, ou qu’il se trouve. 48»

Mais, il faut le dire tout de suite, les rapports de Léopold Sédar


Senghor avec le socialisme scientifique, représenté par le marxisme, sont en
fait issus d’un double mouvement d’approbation et de réfutation. Tout en
lisant Marx, il recommande aux africains une relecture de Marx, en montrant
que le marxisme est un humanisme, le fondement de la dignité re-trouvée.
Cependant, à un moment donné, il semble réfuter le socialisme de Marx en
mentionnant que l’actualité de Marx semble se référer exclusivement aux
problèmes d’Europe tout en occultant les problèmes africains. Pour lui, le
marxisme qui devrait être universel est plutôt eurocentré, partant, sa valeur
scientifique, sa contradiction majeure, est de se présenter comme une science,
tout en étant, malgré ses dénégations, une éthique. Pour lui, la thèse du
développement uniforme met en cause l’existence même, donc la lutte des
classes au sein des sociétés africaines actuelles. Dès lors, il faut réclamer à la
théorie marxiste les services qu’elle est susceptible de rendre à la société
africaine. Dans cette perspective, il ne faut point se laisser assimiler à une
doctrine élaborée dans un contexte historico-culturel européen, mais
assimiler cette doctrine pour en faire un outil d’émancipation africaine. Et ce

48 Fanon(Frantz), Peau noire, masque blanc, Paris, Seuil,1952, p.187.


54

« phénomène nous pousse, par métissage culturel, dans la Voie de l’Universel


en même temps qu’il tend à provoquer en nous une réaction d’autodéfense
contre l’uniformisation et pour l’enracinement, en profondeur, dans notre
identité culturelle. Il est donc, en soi, une bonne chose ; le tout est de bien s’en
servir »49.Ce que Senghor reproche à Marx, c’est de ne pas prendre en
compte les problèmes africains dans sa théorie de luttes des classes, d’ignorer
qu’en Afrique aussi, il y a la classe la plus basse des prolétaires, c’est-à-dire le
peuple africain dans sa totalité et la classe la plus haute des bourgeois qui n’est
rien d’autre que le colonisateur européen.

Ainsi donc, « La Civilisation de l’Universel, c’est le métissage


culturel, aussi large que possible »50. Voici de manière résumée, quelques traits
de la pensée de Léopold Sédar Senghor. Elle consisterait à prôner la
« Négritude » et à revendiquer l’identité culturelle africaine afin de se frayer un
chemin pour la douloureuse expérience de la Civilisation de l’Universel
sous-tendue par un socialisme humaniste et universel. « Dès lors, comme le
dit Samba Diakité, le rôle des intellectuels africains consistera à réfléchir sur les
problèmes de la société africaine et à exhorter les masses à un changement de
mentalités, une reconversion des cultures. Il faut une conscience théorique
exercée au penser dialectique. Il faut renouer avec le courage comme la
puissance authentique de l’esprit. C’est ainsi que pourra se résoudre la
dialectique du raisonnable et du déraisonnable, de la tradition et de la
modernité dans une Afrique qui veut se transformer dans le respect de sa
propre identité. Mais la défense de l’identité pourrait conduire à de nouvelles
ambiguïtés si elle se traduisait par le mépris ou la négation d’autrui, car
revendiquer son identité, pour chaque peuple, c’est aussi défendre et accepter
l’identité des autres »51.

49 SENGHOR (L.S.).-‘’Entretien sur la civilisation de l’universel’’ in Les grands révolutionnaires (Paris,


Martinsard, 1978), p.494.
50 SENGHOR (L.S.), op.cit., p.495.
51 DIAKITÉ(Samba).-Identité et reconnaissance. L’Afrique en sursis, (Saguenay, Les éditions

Différance Pérenne, 2014), p.66


55

Conclusion

La Négritude, comme nous l’avons dit, se définit elle –même


objectivement comme l’ensemble des valeurs de civilisation de la diaspora
noire sur les plans artistique, moral, culturel, politique et social.
Subjectivement, elle se définit comme l’acceptation de cet état de choses et
sa projection dans l’histoire de l’humanité, de l’humanité africaine. Pour
Senghor, c’est la primauté donnée à l’intuition, à l’émotion, au rythme, au
sens du groupe. Senghor dira que « l’émotion est nègre tandis que la raison
est hellène »52.
Quoiqu’il en soit l’Afrique a acquis son « indépendance » tant
demandée par ses fils, il y a belle lurette. La lutte a été âpre, les méthodes ont
été diverses. De la Négritude au Socialisme africain, en passant par le
Panafricanisme, les africains aspiraient à leur liberté, à leur autonomie. Les
élites africaines ont-elles accompli véritablement leur mission de leaders ? Les
différents socialismes africains, celui de Senghor, de Nyereré ou de
Nkrumah, nous conduisent à des remarques suivantes : tous se réclament du
socialisme, tous veulent l’unité de l’Afrique, son harmonie et son
développement. Mais, en vérité, comme le dit Albert Meister, « La
contribution principale du socialisme occidental au socialisme africain réside
dans le vocabulaire : un vocabulaire radicalement différent de celui de la
période coloniale et suspect aux yeux des gouvernements de jadis, donc
susceptibles aujourd’hui de capter le sentiment de ressentiment des masses,
de dramatiser le pouvoir, de donner l’illusion de changements importants.
Purement verbal, le socialisme ne conduit pas à faire revivre les institutions
dont il se réclame »53.
En effet, malgré l’affirmation tous azimuts du socialisme africain,
l’Afrique demeure plus que jamais divisée. Les organisations africaines (U.A,

52 SENGHOR (L.S.).-Liberté I. Négritude et humanisme (Paris, Seuil, 1964), p.24


53 MEISTER (A.), L’Afrique peut- elle partir ? (Paris, Seuil, 1966) p.328.
56

CEDEAO, etc.) restent pantoises et impuissantes devant les graves crises


politiques et sociales africaines. Les exemples sont légions : les guerres civiles
au Rwanda, en Côte d’Ivoire, au Burundi, au Liberia, au Congo, etc. ne
trouvent des débuts de solution que par les Accords en dehors de l’Afrique.
L’entente et l’union entre les africains demeurent une chimère, l’entraide, un
vain mot. La bourgeoisie bureaucratique augmente de jour en jour,
l’exploitation se fait plus hideuse. « En fait, les plans de développement
apparaissent en réalité davantage comme des plans d’africanisation des
appareils d’État que comme des plans de développement, comme des plans
de reconversion d’économies faites jusqu’à présent pour les Blancs en
économies à faire par les Africains. Il est même probable que ce n’est qu’au
terme d’une période assez longue de transition, de passation des pouvoirs
qu’on pourra vraiment parler de développement »54.
Car, c’est sous ces idéologies dites socialistes, que la personnification
de la vie politique et les rapports de clientèle comme fondement au parti
unique et à la dictature a conduit finalement au regain des influences tribales.
De plus, ces élites du socialisme se sont séparées progressivement de leurs
peuples , et par leurs actions ont contribué à tracer ce que J. Berthelot et
F.Ravignan ont bien appelé « les sillons de la faim » en instaurant des modèles
impossibles de développement, de solidarité et de gestion des deniers
publics. Pour ces auteurs, « Alors que, sur les plans économique et politique,
la domination du Nord est imposée aux peuples du Sud, ceux-ci, dans leur
ensemble, opposent peu de résistance à la domination culturelle des pays
industriels. Les divers aspects du genre de vie occidental sont en effet
considérés comme un modèle à suivre : modèle de consommation,
technologies, mode de répartition du territoire entre ville et campagne,
modèle éducatif, règles du jeu économique, d’organisation administrative et
rapports sociaux qui en découlent. Ces différents aspects du modèle de
société sont largement interdépendants, mais le modèle de consommation
est sans doute la variable la plus indépendante et donc la plus importante »55.

54 MEISTER (A.), op.cit., p.331.


55BERTHELOT (J.)&RAVIGNAN (F.).-Les sillons de la faim, textes rassemblés par le Groupe

de la Déclaration de Rome (Paris, L’Harmattan, 1980), p.176.


57

Aujourd’hui comme hier, par rapport à la misère du peuple, le train


de vie de l’élite apparaît plus luxueux que dans les sociétés plus avancées. Cela
révèle de l’identification très forte avec les tribus et les ethnies et la
personnification des relations avec d’autres leaders politiques et les masses, la
personnification du pouvoir, sa gestion familiale et clanique qui débouche
foncièrement sur sa prédation, «le vouloir-tout-prendre». Dès lors le pouvoir
du chef est le pouvoir de la tribu, de l’ethnie et son train de vie est à la
mesure de la puissance de son ethnie, de sa tribu et du groupe qu’il
incarne. Senghor n’a malheureusement pas échappé à cette maladie politique
qui ravage encore l’Afrique. Cependant, il aura marqué de son emprunt l’âge
d’or culturel de l’Afrique. N’est- il pas considéré aujourd’hui comme le
chantre le plus écouté de la Négritude ? Ce concept ne s’est- il pas imposé à
l’Occident et au monde ? Le concept de la Négritude et Senghor lui-même
ne sont –il pas des éléments à part entière de la Civilisation de l’Universel ?
Premier africain, agrégé de grammaire, « il faut reconnaître à Senghor le
mérite d’avoir montré au cours de ces trois dernières années que la
Civilisation de l’Universel n’est que la modernisation conçue, non pas de
manière endogène, ni même plus, comme juxtaposition de deux cultures,
mais comme moyen de réintégrer nos sociétés dans l’histoire »56. N’a t- il pas
eu le mérite de démissionner du pouvoir d’État pour le remettre à son
Premier Ministre Abdou Diouf? Ceci n’est- il pas un exemple de démocratie
et d’ouverture dans une Afrique où le Pouvoir est personnalisé, autoritaire,
divin où le dirigeant politique est un tout- dieu qui a un pouvoir éternel ?

56 ADOTÉVI (S.K.S.), op. cit., p.203.


58
59

Bibliographie

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TOWA (MARCIEN).- Léopold Sédar Senghor : négritude ou servitude (Yaoundé,
Clé, 1971, coll. points de vue)
61

Tables des matières


Préface………………………………….............................................................P7
Avant-propos…………………………...............................................................P11
Introduction………………………........................................................................P17
I.La Négritude dans le sillage du surréalisme ?..........................................................P21
II. Négritude et Senghorisme : la culture comme levain d’une renaissance
africaine humaniste………………............................................................................P42
III. Léopold Sedar Senghor et le socialisme –négritude : de la culture à la
politique, le pas de géant………………………………………….....P45
Conclusion…………………………....................................................................P55
Bibliographie……………………………………………………...P59
Tables des matières……………………................................................................P61
62

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