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Camille Fallen
Philippe Beck
Philologie

Martin Rueff
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Philippe Beck

Hugo Friedrich : réalité,


monologue et subjectivité
dans la poésie du XXe siècle
On n’a peut-être pas encore saisi toutes les conséquences du problème lyrique. Natu-
rellement, ce problème tient déjà au fait qu’« il y a lyrisme et lyrisme » ; le débat porte
sur les limites respectives du poétisme et du subjectivisme1. La résolution du problème
du chant dans le discours, si résolution il y a, permettrait sans doute de comprendre le
devenir de la poésie moderne, sa diversité et sa pertinence dans le monde comme il
va. Il y a des lyrismes, des antilyrismes, et l’on se demande à bon droit si et comment
ils échappent à leurs ennemis – à savoir l’emphase et l’arbitraire de l’« exclamation »
(Valéry) dans la particularité fermée2. Ces notions donnent lieu aux plus sérieux malen-
tendus, où s’engouffre encore la poésie, se voudrait-elle « objective ». Leur maniement

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doit s’interroger si on veut juger de la nature, de la force et de la fonction de la poésie à
notre époque. « Lyrisme » est un mot du XIXe siècle ; il dit à la fois le dogme dans l’acte
de chanter en poème (le lien supposé analytique entre poésie et « chant subjectif »),
la doctrine des « actes de chant » en général (Claude Calame)3 et, plus exactement, la
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position de certaines intensités fondamentales, inhérentes au langage, que peut mani-


fester la poésie.
Il ne s’agira donc pas d’accepter a priori deux thèses liées qu’on peut formuler
comme suit : a) « Tout langage est lyrique » et b) « Tout vrai poème est lyrique ». Il
s’agira, en relisant La Structure de la poésie moderne d’Hugo Friedrich (Die Struktur
der modernen Lyrik, 1956), sorte de « bilan »4 sur la poésie du xxe siècle (ordonnée au
siècle le précédant), de préciser la théorie du sujet que révèlent et supposent le chant
et le dogme du « chant linguistique », du « pur langage poétique ». Une théorie du su-
jet moderne, induite des poèmes, autoriserait ainsi l’élaboration de quelque doctrine
« archilyrique », où le fait de lyrisme rendrait compte du mouvement essentiel de la
poésie, et du mouvement de tout sujet comme suite intense de représentations en
langue. Le résultat en pourrait être une vision moins simple de la « disparition élocu-

1. En 1966, dans « Langage poétique, poétique du langage » (repris in Figures II, Paris, Seuil, 1969), Genette citait le
diagnostic de Barthes : « pour Barthes, la poésie moderne ignore l’écriture comme « figure de l’Histoire ou de la socialité »,
et se réduit à une poussière de styles individuels (Le Degré zéro de l’écriture, Seuil, 1953, chap. 4) ». Le diagnostic est à
nuancer eu égard au rôle exploratoire de la poésie dans La Préparation du roman, par exemple.
2. S’agissant de l’antilyrisme, on rappellera le rôle fondamental de Ponge (qui réfère sa prose au « lyrisme sobre » du
versificateur Malherbe), ou de Guillevic, opposant la comparaison à la métaphore, ou encore de Montale. Le mouvement
des « Objectivistes » américains (Oppen, Zukofsky, Reznikoff, notamment) et l’école de Black Mountain (Charles Olson ou
Robert Creeley, surtout) réfèrent à William Carlos Williams plutôt qu’à Pound, Cummings ou Stein. Mais Rimbaud (l’in-
venteur de la « poésie objective »), Laforgue, Corbière, Lautréamont, et bientôt Tzara, entre autres, préparaient différemment
ce désir de ne pas céder à l’arbitraire de l’épanchement sans « communication ».
3. L’article de Claude Calame est une intervention disponible en ligne, au site fabula.org, http://www.fabula.org/atelier.
php?Le_lyrisme%2C_autour_de_J%2E_Culler. Sur l’histoire de la poésie lyrique et ses possibles finalités, voir Gustavo
Guerrero, Poétique et poésie lyrique, Paris, Seuil, 2000.
4. Rémy Colombat, Revue d’Allemagne, Octobre-décembre 1984, 16/4, p. 612.

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toire du poète ». Sans doute la critique de certaines thèses fondamentales de Friedrich
(1904-1978) sur le destin strictement magique-textuel ou « linguistique-mystérieux »
de la poésie moderne5 peut-elle éclairer ce qu’on a pu appeler suggestivement, à divers
titres, « lyrisme inversable »6 et non lié (Leo Spitzer), « lyrisme analytique » (Michael
Palmer)7 ou « lyrisme critique » (Jean-Michel Maulpoix). Les présupposés de la Struc-
ture de la poésie moderne, telle que la décrit Friedrich, sont ceux d’un certain expres-
sionnisme du verbe assigné à la modernité, ainsi que l’a montré Rémy Colombat8 ; or,
il est possible de montrer que le théoricien allemand, peut-être malgré lui, notamment
en esquissant une distinction entre cœur et subjectivité, a été conduit à pressentir cer-
taines possibilités de la poésie du xxe siècle, qui coïncident avec les traits du sujet dit
« décentré » et non pas « supprimé », qu’on a trop vite décrété disparu.

Tentons de résumer le problème général avant de proposer une lecture de l’ouvrage


de Friedrich.
La lyrique ancienne remonte au moins au VIIe siècle avant notre ère. Elle est spé-
cifiée, c’est-à-dire différenciée. Le lyrisme épique de Théognis de Mégare se dis-
tingue du lyrisme dit « plus personnel » de Sappho ; celui-ci est « moins personnel »
que le poème anacréontique (auquel se rapportera l’expressionnisme de Benn).
Mais Friedrich Schlegel, dans Über die Grenzen des Schönen (1794), décrit Sap-
pho ainsi : « L’existence de cette personne serait une oscillation constante, comme

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l’onde orageuse – tout à l’heure elle semblait toucher les étoiles éternelles, et déjà
elle est tombée dans l’abîme terrifiant de la mer. » Selon certains interprètes, le chant
d’Archiloque formerait un lyrisme personnel-impersonnel, annonçant le chant mixte
d’un Rutebeuf. Le lyrisme pindarique, si important pour Hölderlin, Claudel ou Char,
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s’ordonne au « chant général » (Neruda), bien avant la « poésie objective ». Mais le


genre du chant dont dérivent ses éventuelles espèces reste originairement indéter-
miné, c’est-à-dire qu’il dépend d’une théorie du sujet chantant, longtemps implicite,
que des travaux sur le sujet lyrique ont commencé à éclairer.9 Il y a des théories du
chant, du melos, par exemple, des théories de l’individu et du sujet, mais il semble

5. En 1968, Harald Weinrich, dans ses Linguistische Bemerkungen zur modernen Lyrik, parlait de « linguistiche Pœsie »
avant les « Language poets » américains plus ou moins contemporains des « textualistes » européens. Les « poètes du lan-
gage », qui s’expriment notamment en référence à Gertrude Stein, trouvent leur ancrage américain dans le magazine de
Watten et Grenier, This, qui paraît en 1971. Il est à noter que cette conception de la poésie demande un rôle actif au lecteur-
critique, quand même Grenier déclare : « Je hais le discours ». Herméneutique et littéralisme sont appelés à se combattre,
souvent à l’intérieur d’une même doctrine, au nom du langage.
6. Umkehrbare Lyrik (in Etudes sur le style, Analyse de textes littéraires français (1918-1931), Ophrys, 2009, p. 360
et sq.
7. Dans Active Boundaries (1985), Palmer évoque le « critical and analytical lyricism » au sens positif. Maulpoix (Pour un
lyrisme critique, Paris, Corti, 2009) l’entend également au sens « extensif » et non limitatif, non comme pur « étranglement »,
assèchement gratuit, parodie ou auto-destruction du chant, mais comme épreuve du sujet dans le chant, à même le chant.
8. Op. cit. Rémy Colombat rappelle que les Probleme der Lyrik de Gottfried Benn (1951) se réfèrent à Mallarmé et à
Valéry pour défendre la « magie du langage » à la fois contre le courant de la « Sprachskepsis », courant de scepticisme quant
au langage, issu de Hofmannstahl, et contre la « poésie du cœur » issue de Musset par exemple (celle que Rimbaud satirisait).
Friedrich, qui ne parle ni de Celan ni de Bobrowski, ni d’aucun poète francophone ou autre de la seconde moitié du XXe siècle,
tient que les Probleme de Benn sont devenus « l’ars pœtica de la génération d’aujourd’hui ». (Il identifie d’ailleurs la poésie
moderne à la poésie occidentale, sans se préoccuper de littératures qui commencent à s’exprimer fortement, notamment le
Soleil cou coupé de Césaire, de 1947, allusion au dernier vers de « Zone » d’ailleurs cité par Fr., 209.) Benn meurt l’année de
la publication de Structure de la poésie moderne, alors que de nouvelles tendances ont déjà commencé à se manifester. Le
XXe siècle de Friedrich est celui d’Apollinaire, de Benn, de Rilke, de Trakl, de Cocteau, de Saint-John Perse, des Surréalistes,
de Valéry, de Guillén et de Lorca, d’Eliot et d’Ungaretti, comme il le spécifie dès l’Introduction. « La poésie européenne du
XXe siècle » est l’objet du Chapitre V, après les chapitres consacrés à « Un premier regard sur la poésie des temps présents »
(I), à Baudelaire (II), Rimbaud (III) et Mallarmé (IV).
9. Voir notamment le collectif Figures du sujet lyrique, Dominique Rabaté (dir.), Paris, PUF, 1996.

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que longtemps on ait manqué d’intérêt pour la théorie du sujet discourant-chantant10,
a fortiori pour le sujet chantant constitutivement, pour le poème en tant qu’il est
précisément capable de manifester et d’accompagner la redéfinition du sujet, désor-
mais sujet intense-étendu plutôt qu’« intime » ou « clos sur son intériorité ». Le nom
de Baudelaire est évidemment le nom d’un qui a commencé à s’y intéresser (Mon
cœur mis à nu forme les notions fameuses de « vaporisation» et de « centralisation
du Moi »). La rapide évocation de l’originaire et durable diversité du chant poétique
suggère d’emblée l’articulation des deux définitions du lyrisme traditionnellement
opposées, comme chant personnel et comme chant impersonnel périmant suppo-
sément le problème du « sujet », serait-il réduit à un sujet grammatical. La question
de la personnalité du sujet n’est pas secondaire, si personnalité signifie ce par quoi un
sujet devient ce qu’il est, une suite d’impressions représentées et non obligatoirement
la source absolue des représentations. La définition réductionniste et substantialiste
du chant poétique est contredite par l’histoire du chant « subjectif », d’emblée. Le
sujet en question, le quelqu’un, a une structure telle qu’on peut lui attribuer un double
caractère, qui se révèle dans la poésie d’Archiloque ou de Sappho, poètes intenses et
« vaporisés » différemment, et lus par les Modernes.

Un sort général a été fait au poème lyrique dans le discours philosophique, qui a
occulté certaines possibilités intéressantes. Le discours poétologique d’origine philoso-

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phique a assigné une place statique au chant dans une triade inventée. On sait, depuis
les travaux de Genette au moins11, que le chant de quelqu’un, le fait de lyrisme, ici de la
grande lyrique grecque, n’est pas considéré dans la Poétique d’Aristote, à l’improbable
exception d’un court passage du chapitre XXII sur le dithyrambe12. La tripartition antique
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est en fait une invention tardive, de Batteux notamment, préparée par Scaliger, et réinvestie
dans le romantisme. Si l’on veut distinguer plusieurs lyriques, il faut donc partir du simple
fait que le chant poétique, le poème comme chant constitutionnel, non seulement se dis-
tingue d’abord à la fois de la poésie épique et de la poésie dramatique, mais se constitue
en marge de celles-ci. Reste à dire si la marge est première. En tout cas, l’isolement et la
séparation du lyrisme ont pour conséquence ou bien de rapporter la poésie à son essence
même (thèse de Carl Gustav Jochmann dans ses « Régressions de la poésie » de 1824, par
exemple), ou bien de rapporter la poésie également à ses formes originaires principales,
désormais distinctes de l’essence lyrique devenue dominante, centrale ou fondamentale13.
L’acquis est le suivant : la poésie lyrique, dès l’origine (si tant est qu’on y accède),
n’a pas été simplement « subjective », fait d’arbitraire et de relativité, quand le drame

10. Malgré l’importance du genre de l’oratorio dans le champ musical. « Discours » doit s’entendre au sens de Benveniste.
Le « manque d’intérêt » renvoie naturellement à des causes historiques profondes qu’il faut préciser, et non seulement à quelque
« refoulement » superficiel.
11. Introduction à l’architexte, Seuil, 1979. L’auteur insiste sur la distinction du genre et du mode. Le texte est d’abord
publié dans le collectif Théories des genres, Paris, Points, Seuil, 1986.
12. On peut le définir un poème lyrique narratif et objectif, « chant général » adressé à Dionysos. Aristote le pense à la
source de la tragédie. En somme, le dithyrambe inclut une « poésie de récit » (Batteux) et implique ou prépare le « drame ».
Pour Platon, République, 394c, c’est le poème narratif par excellence, pure diégèse non mimétique – nous dirions, d’après la
distinction de Benveniste : pur discours. Les Problèmes homériques d’Aristote (XIX, 918b-919) précisent que le dithyrambe
est une forme narrative devenue dramatique.
13. Hypothèse proche de celle Karlheinz Stierle, in « Identité du discours et transgression lyrique », Poétique, n°32, Seuil,
1977. Selon lui, la poésie lyrique est la poésie a-générique. Walter Benjamin, commentateur de Brecht et Hölderlin a bien
perçu l’importance de Jochmann, auquel il a consacré plusieurs textes, sans tirer toutes les conséquences que sa lucidité lui
eût permis de tirer sur l’avenir d’une lyrique, d’un chant subjectif-objectif en vers.

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et le récit auraient été « objectifs » ou incontestables. Le point d’une lyrique objective
ou personnelle-impersonnelle, d’un monologue extérieur14 , a longtemps été un point
peu traité et important, nous le verrons, y compris chez Friedrich, qui a laissé une
profonde empreinte dans l’enseignement de la poésie moderne. Que la poésie soit d’es-
sence lyrique, c’est bien ce qui se conteste au nom d’une extrême modernité ou contem-
poranéité postulée, au nom d’une prose en prose littérale rêvée, d’une post-poésie qui
n’hésite pas à prendre sa source paradoxale dans Lamartine parfois.15 Il faut voir si et
comment la question du lyrisme met en lumière une structure du sujet, et non seulement
du sujet poétique comme sujet dérivé. Toujours, l’enjeu n’est autre que l’« individu
problématique » (Lukács), dont la prose se tend en poème dans le temps où il connaît sa
« crise de vers » : le « nœud rythmique » du sujet cherche sa forme intense.
Friedrich emploie surtout le mot die Lyrik qui désigne tantôt la poésie lyrique, tan-
tôt la poésie en général ; die Dichtung peut désigner, abstraitement, la littérature ou,
concrètement, le poème, la composition poétique, comme das Gedicht qui, selon Hei-
degger, désigne le pré-poème silencieux, distinct de la Dichtung, le poème réalisé 16.
Pœsie désigne ou bien l’essence de la poésie, ou bien la poésie en général. Friedrich
est manifestement marqué par la thématique du silence qui, précisant la rupture avec
la « communication » maintenue chez Stefan Zweig lisant Rimbaud17, est centrale dans
la critique littéraire « mystique » à laquelle il est sensible. Il définit la poésie moderne
un « chant du mystérieux par mots et images à la perception desquels l’âme vibre»18.

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Examinant l’ouvrage de Friedrich, traduit en français vingt ans après sa parution en alle-
mand, ouvrage appelé à nourrir la transmission19 et répondant à un horizon d’attente, la
tâche sera de montrer premièrement les ambiguïtés ou flottements du raisonnement, les
jugements simplificateurs sur le « nihilisme déshumanisant» de ladite poésie moderne,
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en principe caractérisée par le pur monologue et la rupture avec le langage de la « com-


munication » et de la « référence ». Certains raisonnements de Friedrich impliquent, par
exemple, contre sa méthode de neutralité, la condamnation de la « métaphore prédica-
tive à laquelle il manque le verbe être» (291), la critique de la « métaphore d’apposition »
où l’absence de l’article est pourtant le signe de l’exploration de l’inconnu dans le nom
(291). Car les adversaires du discours ambivalent de Friedrich, c’est le sujet et l’objet, et
le langage même, comme problèmes ou comme inconnus au sens mathématique. Chez
lui, l’inconnu est définitif. Nous reconstituerons cependant et deuxièmement dans La
Structure... une involontaire théorie du sujet indispensable à tout « lyrisme conscient » ;
certains passages de ce bréviaire fournissent en effet des indications contre sa théo-
rie ou sa machine de guerre expressionniste qui finit par la distinction « entre poète et

14. Sur ce point, je me permets de renvoyer à Le quasi-sermon, in « Critique », n°571, décembre 1994.
15. La notion de « post-poésie » a été formée par Jean-Marie Gleize. Le mot poésie s’y maintient, comme le moderne
se maintient dans le « post-moderne ».
16. Heidegger offrit quelques pages à Friedrich pour le 70e anniversaire de celui-ci, en guise de commentaire des vers
de Hölderlin : « Et un poète aux autres se joindra / Volontiers qui l’aideront à comprendre. » Heidegger a également rap-
proché le poème « Le mot » de Stefan George du poème « Un mot » de Gottfried Benn. Il est possible d’inscrire Friedrich
et Heidegger dans une même constellation, où il est beaucoup accordé à la Sage, au dire, au Dichten, voire au mythe ;
Kommerell, dont nous reparlerons plus loin, en dialogue avec Heidegger et Friedrich, prit ses distances avec un tel excès
« linguistique-historique » ou « symbolique ».
17. Zweig publie son Rimbaud à Leipzig en 1907. Il y formule notamment son interprétation « symphonique » du
« Bateau ivre » comme instance magique, évocatoire, pré-logique et communicative.
18. « Gesang des Gehemnisses mit Worten und Bildern, bei deren Wahrnehmung die Seele vibriert ».
19. Hans Robert Jauss, autre référence des études littéraires, est lui aussi tributaire de Friedrich, notamment dans son
texte de 1960 sur « l’unité de structure » de la poésie moderne, sur le rôle fondamental attribué à l’imagination destructrice
de la réalité empirique.

97
charlatan ».20 La notion de « chant » apparaît souvent sous la plume de Friedrich sans
presque jamais se définir. D’autres définitions sont proposées pourtant, chemin faisant,
notamment celle de l’ « irréel sensible » tracé dans Rimbaud (103 et sq.) et satirisé chez
ceux qui l’ont adopté à sa suite. Rimbaud est le nom de la guerre difficile à la « poésie
subjective » 21. Mais Friedrich la conduit à la fois contre la poésie pensive (Hölderlin
est absent du livre, Auden y est violemment attaqué, plus encore que Rilke) et contre le
surréalisme imageant. La bataille du lyrisme est une bataille de l’imagination au nom
de l’expression langagière. Bataille qui suppose donc une théorie du sujet, et du sujet
sensible, serait-il sensible à un irréel (Aristote l’appelait un « impossible »). La poésie
moderne que défend Friedrich contre la « fantaisie dictatoriale » susceptible d’abus (leit-
motiv de l’ouvrage, malgré l’importance accordée au travail de l’imagination) conserve
des traits de classicisme jusque dans l’expresssionnisme de Benn, dont la conférence de
Marburg est sans cesse sollicitée au long de trois cents pages.22

D’une structure de la lyrique moderne

La description de la poésie moderne se veut « objective » (7), heuristique et non mo-


rale ou axiologique. C’est pourtant une symptomatologie de la modernité (8), originée

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dans le romantisme (27). Rimbaud et Mallarmé sont « ceux qui fondèrent la poésie
moderne en Europe » (6). Baudelaire est leur « précurseur » (7). Ce qui intéresse ici le
théoricien littéraire, ce n’est pas l’influence ; c’est la « communauté de structure » (6),
l’ « architecture de base » des « manifestations les plus diverses de la poésie moderne »,
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les « lois stylistiques » de celles-ci. Il ne s’agit pas d’une « histoire de la poésie mo-
derne », et « le concept même de structure » (que Friedrich ne définit jamais) est censé
rendre « superflue l’exhaustivité de l’enquête ». La « structure » désigne grosso modo le
« modèle » (Muster), qui permet l’intelligibilité d’un phénomène global. Dans sa Pré-
face à la première édition, Fr. précise clairement : « Je ne suis pas moi-même un tenant
de l’ « avant-garde ». Je me sens plus à l’aise auprès de Goethe que de T.S. Eliot. » (8)

20. Après avoir beaucoup pratiqué l’amalgame au prétexte de l’illustration, par exemple entre le vorticisme de Pound
et le formalisme de Queneau.
21. Cf. la lettre à Izambard du 13 mai 1871, si souvent évoquée : « Au fond, vous ne voyez en votre principe que poésie
subjective : votre obstination à regagner le râtelier universitaire, – pardon ! – le prouve ! Mais vous finirez toujours comme
un satisfait qui n’a rien fait, n’ayant rien voulu faire. Sans compter que votre poésie subjective sera toujours horriblement
fadasse. Un jour, j’espère, – bien d’autres espèrent la même chose, – je verrai dans votre principe la poésie objective, je la
verrai plus sincèrement que vous ne le feriez ! – je serai un travailleur : c’est l’idée qui me retient, quand les colères folles
me poussent vers la bataille de Paris – où tant de travailleurs meurent pourtant encore tandis que je vous écris ! Travailler
maintenant, jamais, jamais ; je suis en grève. » La lettre est très peu considérée par Friedrich, qui réduit Rimbaud à la pratique
d’un « irrél sensible » d’ordre purement monologique ou solitaire, insignifiant, asémantique.
22. Je cite la traduction française de Michel-François Demet, parue en 1976 aux éditions Denoël/Gonthier, et retraduis au
besoin d’après l’édition allemande parue chez Rowohlt en 1956, plus exactement d’après la nouvelle édition, de 2006, chez
le même éditeur (Hamburg, Rowohlts Enzyclopädie). Le cas échéant, un deuxième chiffre entre parenthèses et en italique
cite l’édition allemande après retraduction. La traduction française aggrave souvent le cas du texte allemand, ou rend confus
ce qui ne l’était pas (parfois, la « Struktur des Dichtens » devient « une certaine poésie », « Struktur » devient « atmosphère »,
« im abnormen Sagen » « dans un langage bien déterminé », « diktatorische Phantasie » « dictature de l’imaginaire », etc.) :
ainsi le titre est-il au singulier en allemand (die Struktur) et au pluriel dans la version française (Structures..). L’ouvrage
de Friedrich est une silencieuse machine de guerre contre la nouvelle poésie difficile-historique qui, comme le montrera le
« Méridien » de Celan, refuse la « poésie absolue » (expression de Benn) et exige l’acte du lecteur. Claire Goll déclenche
« l’Affaire du plagiat » contre Celan en 1953, à la suite de la parution de Mohn und Gedächtnis. Le livre de Friedrich paraît
en 1956 et mentionne « Fribourg, Pâques 1956 » de Goll à la fin de la préface à la première édition. La Weiterdichtung des
Fioretti, donnée par Claire Goll et Yvan Goll, est citée très favorablement (229, 167), au chapitre sur la déshumanisation,
et contre celle-ci, au bénéfice d’un « patrimoine universel, poétique, mythique et archaïque ».

98
La prémisse classique est donc posée, qu’il faut garder en mémoire. Dès le premier
chapitre, le théoricien introduit ses notions de la « dissonance » et de la « tension » (9
et passim23), « catégories négatives » qu’il juge inévitables ici, et qu’il établit par la
prémisse classique. Le négatif nie le critère classique, se décrit et se juge d’après lui.
Voilà pourquoi nous pouvons dire que Friedrich induit empiriquement la structure par
continuité plus qu’il ne la déduit : il la tire du constat de l’absence supposée des carac-
tères classiques (clarté, distinction, communication, référentialité) dans les poèmes de
la modernité. Malgré sa crainte des « malentendus » (8), il ne peut éviter de signaler
d’emblée la négativité des notions qu’il emploie, la dépendance des « catégories néga-
tives » déclarées « neutres » à l’égard des catégories « positives ».
La notion de la dissonance est trouvée curieusement, non pas dans une poétique
de poète, mais dans une poétique de musicien, la Poétique musicale de Stravinski de
1948, où il est pourtant précisé : « La dissonance est aussi peu le véhicule du désordre
que l’harmonie est le garant de la sécurité. » (10)24 On ne dira donc pas que le sujet
poétique moderne, s’il est un sujet dissonant, est un sujet désordonné, un sujet en cours
de destruction ni un sujet détruit, du moins à la stricte lecture de Stravinski. C’est un
sujet réorganisé, redéfini dans son essence même ; on croyait celle-ci ou bien fixée
(subjectum substantiale) ou bien vide (subjectum vacuum). Mais la poésie moderne
révèle peut-être que le sujet n’a pas été encore défini, que sa vacance est nouvellement
constituée. Elle devra l’être à la faveur de « la tension dissonante » (die dissonantische

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Spannung) (11, 16) qui l’affecte selon Friedrich lui-même.
Celui-ci distingue « les trois modes de comportement possibles dans l’acte littéraire
de poésie » (die drei möglichen Vehaltensweisen lyrischen Dichtens, 16), qui renvoie à
trois sortes d’affection du sujet : « sentir » (fühlen), « observer » (beobachten) et « trans-
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former » (verwandeln), posant que l’acte de transformation « domine » dans la poé-


sie moderne. Les deux autres actes du sujet classique-hypothétique sont donc égale-
ment possibles et réels en elle, mais secondairement. C’est ici qu’apparaît la première
remarque sur la poésie lyrique (11-12, 16-17) : « Selon une définition empruntée à
la poésie romantique (romantische Poesie) (et très incorrectement généralisée), la
lyrique (Lyrik) vaut souvent (vielfach) comme le langage du sentiment (die Sprache des
Gemüts), de l’âme personnelle (der persönlichen Seele). » La question est précisément
si et comment on peut généraliser ou universaliser la destination de la poésie ainsi ca-
ractérisée. Car « sentiment » est bien plutôt le nom d’une question ou d’une tâche. Le
Gemüt, sentiment de l’âme ou « cœur » (selon la traduction), désigne, pour Friedrich,
une détente, Entspannung (17)25 qu’on peut dire communautaire et intersubjective. La
question est si le « partage » d’une « demeure d’âme », d’un lieu d’habitation (Wohn-
raum) commun pour les âmes « qui peuvent sentir » (17), si un tel partage harmonieux
accompagné de détente, idéalisé ou typisé par Friedrich, a jamais exclu en régime
« classique » la « solitude » assignée au site moderne. Le « confort d’habitation commu-
nicatif» (kommunikative Wohnlichkeit, 11-12, 17)26 serait donc la vérité classique de la

23. Mises en rapport avec la figure de l’oxymore, qui exprime de « complexes états de l’âme » (komplizierte Seelenlagen,
46). Figure essentiellement baroque, comme l’a montré Genette. Mais F. le sait bien (cf. 67).
24. Notons la date du traité de Stravinski. Friedrich au long de son livre ne lui accordera aucune importance particulière.
Tout se passe comme si la dissonance était cela seul dont le sujet moderne est capable, sans considération pour le « chaos »
historique dont il faut trouver la « forme », selon la remarque de Beckett dans l’entretien de 1961 avec Tom Driver.
25. La traduction dit « le soulagement ».
26. La traduction dit « la communication affective ».

99
communauté des hommes avant la modernité séparante, évacuante, isolante. En régime
classique, le préfixe rassembleur ge- de Gemüt exprimerait donc la communauté, l’ac-
cord sécuritaire et la concorde dans le sentiment. Friedrich a ici une phrase étonnante,
qu’il faut traduire exactement : « La poésie moderne se détourne de l’humanité au sens
traditionnel, du « vécu » (« Erlebnis »)27, du sentiment (Sentiment), et même souvent
du Je personnel du poète. »28 Le moi personnel du poète – Fr. le concède – n’est donc
pas toujours (mais « souvent ») absent de la poésie moderne. Il y aurait même un « je
personnel » sans affect. Or, si le « vécu » et le « sentiment » en sont absents ou évacués
(c’est l’un des thèmes de Gottfried Benn), il s’ensuit que le sujet humain qui détermine
cette poésie est un sujet non traditionnel, un sujet sans affection. Qu’est-ce qu’un sujet
personnel sans vécu ni sentiment ? Peut-il transformer le matériau dont il se saisit sans
aucunement le « sentir » ni l’ « observer », pur sujet d’une imagination transformante et
non référentielle ? C’est assurément un sujet insensible ou impassible, mais dans quelle
mesure peut-il se détourner des opérations contraignantes qui lui semblent assignées,
serait-ce « négativement » ? Ici s’esquisse l’anthropologie involontaire, indistincte et
négative de Friedrich ; elle se dessine sous l’anthropologie classique.

Esquisse d’une anthropologie lyrique

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« Un cœur (Gemüt)? Je n’en ai aucun. »
Gottfried Benn

Le sujet moderne de la poésie, le sujet de la poésie moderne, celui qu’elle révèle et qui
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se déploie en elle par avant-garde, selon Fr. n’est pas une « personne privée » (17), mais
« une intelligence poétisante » (dichtende Intelligenz), un « opérateur du langage » (Ope-
rateur der Sprache, ibid.), « artiste » qui « met à l’épreuve d’un matériau (Stofff) en soi
pauvre en signification les actes modificateurs (die Verwandlungsakte) de son impérieuse
fantaisie (seiner gebieterischen Phantasie). » Il faut citer tout le passage : « Cela n’ex-

27. « Erlebnis » est le titre d’un poème de Hofmannsthal (1892). Selon Friedrich, la poésie moderne impliquerait la
dissociation entre le « vécu » de Dilthey – repris et déplacé notamment par Heidegger – et la Dichtung. La philosophie de la
vie de Dilthey expliquait l’imagination poétique par le vécu (Das Erlebnis und die Dichtung: Lessing – Goethe – Novalis –
Hölderlin, 1905). Le poème moderne est placé par Friedrich du côté de la Naturphilosophie. Heidegger projettera en 1923,
selon un titre plus diltheyen que husserlien, une « Herméneutique de la facticité ». Dilthey est une référence majeure dans
toute la période de la genèse de Sein und Zeit, où le § 77 reconnaîtra une dette envers la Lebensphilosophie, notamment
s’agissant de la pensée de l’historicité de Yorck von Wartenburg et de Dilthey. A l’opposé de Sainte-Beuve, Heidegger
retient l’idée diltheyenne d’une vie qui s’explicite elle-même, l’idée d’une auto-explicitation de la vie dans la philosophie, la
littérature et l’histoire. Sa problématique est alors celle, diltheyenne, d’une analyse de la vie factive (faktisches Leben) et de
l’auto-expression qu’elle enveloppe. La « vie » ou le « vécu personnel» n’explique donc pas l’œuvre (thèse de Sainte-Beuve),
mais la vie se déploie comme œuvre. Reste le problème du silence dans le dire, du Gedicht de Heidegger, qui consonne
avec le thème du « mystère » chez Friedrich. La Structure de Friedrich oscille entre l’antiphilosophie et la pré-philosophie ;
sa relation avec le « vécu » est confuse, inexplicitée, malgré l’influence du cercle des théories littéraires « heideggeriennes »
plus ou moins liées au cercle de George (on verra sa relation avec Kommerell, qui rompit avec le « pathos liturgique » dudit
cercle). Dans la confusion, il y a cependant une philosophie ou une théorie involontaire, en puissance. Käte Hamburger (qui
d’ailleurs reproche à Friedrich d’ignorer Brecht) réintroduira la notion d’une Erlebnis comme expérience vécue antérieure
au poème, et le chant se voit défini une énonciation réelle, non fictionnelle, de l’auteur dans l’horizon d’attente d’un lecteur
déchiré. Le lyrisme, selon Hamburger, est le produit d’un Je originaire affecté, un Je référentiel. La communauté de la
déchirure humaine expliquerait le chant de la déchirure et en causerait et spécifierait la forme non communicationnelle
(Logique des genres littéraires, Paris, Seuil, 1986). Sur la discussion des thèses de Käte Hamburger, voir Les figures du
sujet lyrique, op. cit., p. 74 et passim.
28. La traduction, infidèle ici, est comme souvent aggravante : «...se détourne aussi bien du concept d’« humanité » au
sens traditionnel, de la « chose vécue », peut-être même du « moi » que de la personnalité même du poète. »

100
clut pas qu’un tel poème (Gedicht) puisse jaillir de l’enchantement de l’âme (Zauber der
Seele) et qu’elle l’éveille. Mais c’est autre chose que la sensibilité de l’âme (Gemüt).
C’est une polyphonie (Vielstimmigkeit) et une inconditionnalité (Unbedingtheit) de la
pure subjectivité, qui n’est plus dispersée en valeurs de sentiments particulières (die nicht
mehr in einzelne Gefühlswerte zerlegbar ist). » Fr. cite ici le mot de Gottfried Benn :
« Gemüt ? Gemüt habe ich keines. » Là encore le décret fait office de raisonnement : on
chercherait en vain ici une élaboration du concept de Gemüt comme cœur accueillant et
synthétique abritant une âme ou un esprit plutôt que comme vague disposition sentimen-
tale ou foyer du sentiment particulier. Fr. écarte ce qu’il dit ne pas trouver.
Cet abri du sentiment, vite interprété dans un sens subjectiviste, pourrait également s’in-
terpréter comme disposition, et la « pure subjectivité polyphonique et autonome » comme
expérience, ouverture aux possibilités, intensification problématique, « condensation » poé-
tique d’impressions. Fr., lui, l’assimile à la « mollesse » à quoi s’opposent « les mots durs,
disharmoniques »29, qui seraient modernes. De sorte qu’il y aurait « une dramatique agres-
sive du poétiser (Dichten) moderne ». La théorie du sujet moderne, que Fr. croit élaborer, sa
théorie délibérée, on la distinguera de sa théorie involontaire, symptôme contre symptôme :
elle pose en fait une subjectivité évidée, dispersée, à la fois cause et effet d’une « disharmo-
nie » ou « dureté » indéterminée. La « pure subjectivité » impérieuse et inconditionnée est
un opérateur de dureté. La subjectivité classique, communautaire et affective, fait fond sur
l’harmonie, qui est ou bien tendresse réconfortante, ou bien mollesse, affaiblissement ou

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attendrissement des capacités expressives de chacun. (On se demande alors quel est le sens
du « classicisme » avoué de Friedrich. Est-ce l’aveu qu’un projet communautaire demeure
l’essentiel de l’expressionnisme moderne, son classicisme profond ?) La dureté du langage
du sujet moderne suppose et implique une solitude. Or, la « fonction normale du langage »
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est « la communication ». « La communication présuppose une communauté avec celui à


qui on communique quelque chose » (161). Le poème moderne opposerait « le signifié et
le signifiant » et l’agressivité de « style inquiet » aurait pour effet un choc (une Schock-
wirkung). Dans « la relation entre le poème (Gedicht) et le lecteur », ce dernier est « la vic-
time » (Opfer). Le sacrifice du lecteur coïncide avec son inquiétude, son état d’alarme. Le
sujet, en tant qu’il est inquiet, perd sa capacité de lecture, son intelligence. Le sujet de la poé-
sie moderne est un opérateur du sacrifice de l’intelligibilité, un promoteur de l’intelligence
intransitive, de l’expression sans fond. La relation sécuritaire du lecteur avec du poème sup-
poserait donc une Stilführung paisible et apaisante, non déchirée, commune, une (illusoire ?)
synthèse harmonique et communautaire du signifié et du signifiant. Friedrich nuance alors
son propos : « Sans doute le langage poétique (die dichterische Sprache) avait-il toujours
été distinct de la fonction du langage normal, qui est communication (Mitteilung). A part
quelques cas isolés (Dante, par exemple, ou Gongora), il s’agissait cependant toujours d’une
différence relative et progressive. Soudain, dans la seconde moitié du XIXe siècle, entre le
langage usuel et le langage poétique apparaît une différence radicale, une tension immense
(eine übermässige Spannung) qui, unie à un contenu obscur, provoque le désarroi (la Ve-
rwirrung). » Le langage poétique moderne est dit « expérimental », et les expériences que le
poète pratique sur le langage « ne procèdent pas du sens <du poème>, vom Sinn, mais bien
plutôt produisent le sens ». C’est donc, en somme, la communication ou la compréhension

29. L’allemand, euphémisé dans la traduction française, relève ici du vocabulaire militaire : Querschläger, c’est l’obus
qui tombe obliquement.

101
au sens de Boileau30, l’intellectualisme de l’antériorité du fond à la forme, qu’abandonnent la
nouvelle anthropologie et la nouvelle poétique du sujet. Le poème moderne, Friedrich le dit
tantôt asémantique ou « pauvre en signification », tantôt producteur de sens. On comprendra
que l’anthropologie positive ne puisse se fonder que sur la deuxième hypothèse, évoquée
en passant par l’auteur. Le matériau sémantique du poème moderne est supposé pauvre, et
le produit sémantique du poème est « irréel » (irreal), fait de « significations inhabituelles ».
L’intensification des énoncés désarticule la syntaxe jusqu’aux « énoncés nominaux d’un
primitivisme intentionnel » (zu absichtsvoll primitiven Nominalaussagen)31. Le poème
moderne serait donc pré-langagier, régressif, délibérément, et d’autant plus « humain » qu’il
est pré-logique. Ainsi une poésie imageante « contourne le terme de comparaison naturel »
(17-18), inconciliable avec « l’ordre des choses et de la raison ». Le poème irrationnel serait
déformant au moins. Il déforme le domaine objectuel (alles Gegenständliches), voire le
supprime, devenant poésie non référentielle, autotélique, obéissant à « l’autonome structure
dynamique du langage » (18), à son intensité pure, en vue de « séries sonores libres de sens »
(nach sinnfreien Klangfolgen). Le résultat supposé (puisqu’il est donné dès le départ dans
l’ouvrage), c’est que « le poème en général n’est plus à comprendre depuis la teneur de son
énoncé » (das Gedicht überhaupt nicht mehr von seinen Aussageinhalten her zu verstehen).
Reste à savoir comment il doit être compris s’il s’agit d’un langage dont le contenu (Gehalt)
se réduit à la « dramatique » des forces formelles externes et internes, entendons : au drame
de la contradiction entre les forces référentielles qui produisent des formes et les forces

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imaginaires qui en produisent d’autres. Car les forces référentielles exercent une pression
purement transformée dans l’intensité du poème censé s’en libérer. Il s’agirait donc « encore
d’un langage, mais d’un langage sans objet communicable », une « suite dissonante » trou-
blante et dérangeante. Il se caractérise en principe par la négation de la norme, l’Abnormität,
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dont il est pourtant dit qu’il s’agit d’un « concept dangereux ». La traduction aggravante
hésite d’ailleurs entre « refus de la norme » et « a-normalité ». Il est patent que la contrainte
de la communication s’exerce en creux sur le poème moderne.
Sans doute Friedrich refuse-t-il en principe l’existence d’ « une norme intemporelle »
(eine zeitlose Norm), suivant la thèse de Baudelaire, qui réclamait une « science his-
torique du beau ». Mais il conçoit l’ « anormité », l’anormalité, à partir de la norme
plutôt que l’inverse, comme l’atteste le chapitre suivant, consacré aux « catégories
négatives », lesquelles triompheraient chez Lautréamont (18). Rien n’atteste que La
Structure... tienne compte du constat ici dressé : « la « norme défaite » (das Abnorme)
d’une époque devient la norme de l’époque suivante, qui peut donc se l’assimiler. » Il
est vrai que de manière stupéfiante il est immédiatement ajouté : « cette constatation
n’est pas valable pour la forme de poésie qui nous occupe ». Rimbaud et Mallarmé
« n’ont pas été assimilés par un grand public ». Cela tiendrait, fondamentalement, à la
Nichtassimilierbarkeit définie un « caractère chronique » de la poésie moderne. Il s’agit
de l’inassimilabilité, impuissance à se laisser assimiler, cause et effet de l’incommu-
nication, de l’absence de la communauté. En somme, la poésie moderne ne peut faire
tradition, et cette impuissance à faire tradition est son caractère.
On est donc étonné de voir évoqué un usage « heuristique » de la « description »
d’anormité : « sans considération pour les relations historiques, nous tenons pour

30. Cf. p. 62 et 202.


31. Cf. « l’hostilité à la phrase », p. 210.

102
« normale » une situation de l’âme et de la conscience telle qu’elle permet de comprendre
un texte de Goethe et aussi de Hofmannsthal. » Friedrich ajoute aussitôt, une fois que l’his-
toire a été écartée, qu’« a-normal » ne veut pas dire « un jugement de valeur », et ne signifie
pas « art dégénéré »... Il ne s’agit naturellement que d’un « jugement » au point de vue de la
connaissance, de l’Erkenntnis (19), dont on sait la neutralité fondamentale et infrangible,
jamais au service des enquêtes génétiques les plus déterminées. Il n’est pas étonnant que
Friedrich, s’accordant le droit de juger épistémologiquement d’après des « critères » de
la « poésie plus ancienne », se « retienne » d’y recourir tout en les décrivant et les rendant
« intelligibles ». Or, là encore, il hésite entre la « schwierige » et l’ « unmögliche Versteh-
barkeit », entre la difficile (mais possible) et l’impossible compréhensibilité du poème
moderne. En somme, on aboutit à une « poésie dépoétisée », entpoetisierte Poesie (18, 19), qui
rejette l’humanité communicationnelle et l’intersubjectivité sémantique. Mais on voit bien
l’hésitation à interpréter l’intensité dissonante dans le sens d’un pur chaos qui aurait inté-
gralement détruit tout ensemble sujet, intelligibilité, communauté et normes : il faut sauver
une certaine « communauté dissonante » et expressive qu’implique la poétique de Benn.
Qu’en est-il donc de l’« intériorité préoccupée d’elle-même » (22, 24 ), concept dérivé
de Hegel dont Fr. trouve la source dans les Rêveries de Rousseau ?32 Rousseau est ici le
nom de « l’abandon au temps intérieur », contre le concept même de la rêverie, dont on
sait pourtant qu’elle désigne exactement l’état intermédiaire, le raccord à demi-conscient
avec le monde.33 Il est d’ailleurs fait allusion « négative » à cet état intermédiaire dans

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l’affirmation que Rousseau chercherait à « supprimer la différence entre la Phantasie et
la Wirklichkeit », l’imagination et la réalité, ouvrant ainsi la voie à la poésie moderne. Le
sujet moderne comme sujet rêveur serait un sujet fermé, imaginant et imaginé, enve-
loppant ou supprimant la réalité dans l’expression. Le « temps intérieur » serait devenu
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« l’abri d’une lyrique » qui se soustrait à la « réalité oppressante » (23, 24 ). Dès lors, le
sujet se fonderait entièrement sur « l’imagination créatrice », la schöpferische Phantasie.
Celle-ci a le « droit », « à partir du pouvoir ordonnateur (Verfügungsgewalt) du sujet, de
créer l’Inexistant (das Nichtexistierende) et de le placer au-dessus de l’Existant ». Elle
seule déploie la souveraine intériorité du sujet, et c’est une intériorité expressive.
Friedrich attribue ici au romantisme allemand l’esquisse de la « poésie future »,
la poésie moderne (27 et sq.). Novalis pose l’équation : littérature = poésie = poésie
lyrique. La lyrique est « le poétique en soi ». Que fait Novalis lu par Fr. ? Il définit la
lyrique la « présentation du Gemüt », sa Darstellung, selon un célèbre fragment cité de
manière tronquée. On rencontre alors une véritable contradiction, la poétique de Benn
disqualifiant toute présentation du « foyer de l’âme ». Selon Novalis, le poème lyrique
présente le cœur sensible, la réceptivité, ce qui constituait le foyer des facultés chez
Kant (qui l’appelait justement Gemüt). Friedrich ne voit pas le rapport avec une autre
détermination qu’il croit trouver dans Novalis : le « sujet lyrique » (das lyrische Subjekt)
serait défini une « disposition neutre » (neutrale Gestimmtheit, 28), « totalité intérieure »
dotée de nulle « sensation précise », disposition à l’impersonnalité. L’opération imagi-

32. Selon Hegel, l’exclusive préoccupation de soi est le fait de l’intériorité romantique, alors même que l’esprit grâce à
la poésie conforme à son concept se retrouve « sur son propre terrain » (auf seinem eigenen Boden, Cours d’esthétique, III,
« Die Poesie », Introd., Suhrkamp, p. 228) : « la teneur (Inhalt) de l’art de la parole (...) c’est l’esprit étant auprès de lui-même
(das bei sich selbst seiende Geist, ibid., p. 228) » ; « l’esprit se trouve ainsi en face de lui-même (sich gegenständlich) »
(229). Pour Hegel, qui ne nie pas le rôle fondamental de l’imagination façonnant les représentations, la poésie même, c’est
la poésie de Schiller.
33. C’est l’objet de la cinquième Rêverie.

103
native est dite intérieure, indépendante des « excitations du monde extérieur », et elle
ne produit que « la relation musicale entre les êtres » (29). (Pourtant, Novalis est expli-
cite : le poème lyrique présente le « sujet-objet » à la faveur du Gemüt, « sens intime »
et « cœur de l’affectivité ».) Le sujet romantique est donc censé être une « intériorité
neutre » (30). La « dépersonnalisation » (41) de la poésie serait préparée par la neutra-
lisation du sujet comme opérateur monologique et « sans cœur ». Cependant, la notion
d’une intersubjectivité musicale, les hésitations entre l’insensé et le peu de sens, entre
la compréhension difficile et la compréhension impossible du sens du poème, le rappel
étonnant et contradictoire de la définition du chant comme « présentation du Gemüt »,
nous donnent quelques indications involontaires pour une théorie du sujet et de son
mode de communication moderne, serait-ce sous la forme d’une « relation musicale ».
Baudelaire est ici l’opérateur de la « dépersonnalisation » (41), qui correspond à un
« remaniement créateur appliqué au destin d’une époque » ; celle-ci annonce la « poésie
ontologique » de Mallarmé (40). L’Entpersönlichung, la dépersonnalisation, suppose
en principe « que le mot lyrique ne provient plus de l’unité entre composition poétique
(Dichtung) et personne empirique » (36). D’où le lien entre Baudelaire et Poe, s’agissant
du rôle de l’imagination « analytique » ou « mathématique » (déjà présent chez Novalis).
Poe « a établi la distinction la plus décidée entre lyrique et cœur (zwischen Lyrik und
Herz). » Ici encore, une indication nous est donnée : Poe ne peut s’empêcher de recourir à
un terme « positif », le mot âme, pour désigner la disposition (Gestimmtheit) dont il s’agit,

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malgré le « pas de cœur », qui annonce Rimbaud et la déclaration du refus de la « poésie
subjective » au titre du « sans cœur » (cité p. 89). L’opposition du cœur et de « l’imagi-
nation lucide » (42) serait donc fondamentale. Baudelaire parle de « l’impersonnalité de
<s>es poèmes » et de sa « tâche surhumaine ». Fr. cite ces deux paroles et rappelle qu’im-
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personnalité ne signifie pas neutralité, mais signifie « capacité d’exprimer chaque état de
conscience de l’homme » (37). Il ajoute que « les larmes » dès lors « ne viennent pas du
cœur ». Il s’ensuit que le sujet pathétique du poème, qui dit « Je », fait place aux affects,
au sentiment dans le poème, à raison d’une composition poétique qui en redistribue et
repense les éléments. Il est vrai que le « nouveau pathos » dont parlait Zweig en 1909 dans
sa monographie sur Verhaeren marque profondément les développements de Friedrich
sur la poésie « pré-personnelle » et « pré-logique », plongeant dans l’inconscient, ce qui
les rapproche d’ailleurs nettement du surréalisme (au moins sous une forme simplifiée).
En tout cas, c’est dire que le poème est le lieu d’une réfection de l’homme, à cause de
« la pression de la modernité » (43). La « concentration du moi sur soi » se contredit par là
même, et se voit contrainte à une redéfinition et à une ouverture.

Quatre passages involontaires

Venons-en donc à la théorie du sujet qu’on peut dire involontaire dans Friedrich, et qui
s’imprime dans sa théorie délibérée, afin de vérifier les conséquences anthropologiques
de telle déclaration : « Le poème lyrique n’exprime pas le sentiment d’un individu ; il met
au contraire la catégorie de l’individualité en question » 34.

34. Ludmila Charles-Wurtz, La poésie lyrique, Bréal, Rosny-sous-Bois, 2002, p. 3

104
Considérons quatre passages qui éclairent spécialement la théorie du sujet chantant,
théorie involontaire où se manifeste la disposition lyrique en chacun, serait-il « déchiré »
ou simplement conscient de l’enjeu de la « pression de l’époque ». Seule une théorie du
sujet moderne en tant qu’elle se révèle au poème recomposant, theoria volens nolens,
permet d’expliquer des notions telles que la « volonté formelle » opposée à la « volonté
expressive » (47). Il est vrai qu’il y a un « contenu de l’inquiétude » (46) pour « deviner
l’âme d’un poète » (Baudelaire), même si « la structure de la lyrique moderne » semble
se fonder sur la notion de l’ « idéalité vide » (57) pour expliquer le concept d’ « abs-
traction » souvent souligné dans la « Lettre-préface » à Arsène Houssaye, qui ouvre les
Petits poèmes en prose (où est prescrite la « description de la vie moderne, ou plutôt
d’une vie moderne et plus abstraite »). Car il y va de ce que Baudelaire appelle une
« idéalisation voulue » au titre du « surnaturalisme ».

Le premier passage (78, 62) concerne les deux lettres dites du Voyant de Rimbaud,
datées de 1871. Fr. commente le fameux : « C’est faux de dire : je pense. On devrait
dire : on me pense... » Il dit : « Le sujet véritable (das taugliche Subjekt) n’est donc
pas le moi empirique (das empirische Ich). » D’autres puissances (Mächte) prennent
sa place, qui opèrent pré-personnellement (vorpersönlicher Art)35 et sont dotées d’un
pouvoir d’agencement contraignant (mit zwingender Verfügungsgewalt). » En somme,
les forces extérieures, primordiales, s’exercent dans le sujet, il les intensifie et exprime

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en langue dite « non subjective », de sorte qu’on ne peut plus sans contradiction par-
ler du « pouvoir ordonnateur » du sujet ou de sa « violence agençante » comme faisait
Friedrich lui-même, si le sujet exprime d’abord ce qu’il imprime, étant constitution-
nellement passif-réceptif. Comment peut-il être à la fois passif et expressif, imagina-
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tif et « imaginé » ou « impressionné »? Le sujet moderne est donc riche36 et « profon-


dément » traversé de « forces collectives » (Friedrich). Le « poétiquer moderne » – là
encore la traduction efface d’importants éléments – traite du « chaos de l’inconnu »
(63) qui l’affecte. Le sujet exposé est moins déchiré que traversé et pensé, et le poème
pense comment l’homme est pensé dans le monde, jusqu’à en exprimer la « forme du
chaos », dès lors que le chant suppose dans un premier temps que « le moi individuel
s’est séparé du tout substantiel de la nation ». La pensée de la forme ne se sépare pas
de la pensée d’une constitution de l’homme au monde, et réciproquement. L’intense
réciprocité difficile de la forme et du sujet formateur, Rimbaud l’a pensée précisément
comme poème – jusqu’à l’adieu à la réciprocité (et l’adieu au poème). Rimbaud a posé
ceci : « Le poète définirait la quantité d’inconnu s’éveillant dans son temps dans l’âme
universelle » (cité par Fr., 80). Ce qu’on dit au poète à propos des fleurs, c’est qu’il est
volens nolens imprégné du sens d’ « un seul pleur de chandelle » (cité 82). L’affect de
la chose dans l’histoire est la richesse de l’affect de quelqu’un contre le sentimenta-
lisme37 ; ce quelqu’un est un chercheur, une disposition, une possibilité. Lyre future,
« Quelqu’un dira le grand Amour / Voleur des sombres indulgences », sous le signe
du thyrse de Baudelaire. Ni l’homme du passé (« Renan ») ni l’animal-poète (« le Chat
Murr ») ne résument l’être qui chante en venant, ou bien : dont la venue est chant – le

35. Cf. « les profondeurs pré-personnelles », 63.


36. Cf. p. 80, « son âme déjà riche ». Elle n’est donc pas vide.
37. Friedrich méconnaît que « pleur de chandelle » est une tournure désignant une larme fausse, ou faussement senti-
mentale.

105
« surhumain » de Baudelaire, qui se risque au mot comme Nietzsche. Il faudrait lire ici
le poème problématiquement ironique à la fois « herculéen » (« Alcide ») et « kantien »
ou « post-kantien » (critique) dédié à Banville, en date du 14 juillet 1871, pastiche ou
parodie en octosyllabes de Lamartine et des Odes funambulesques de Banville.38 Rim-
baud désigne des chants populaires, généraux, des chants de quelqu’un dans la relative
séparation avec le monde collectif comme il va. Ce sont des chants politiques condi-
tionnellement séparés de la cité dominante, dépendants, nullement autotéliques, chants
intermédiaires, expérimentaux en tant que préparatoires. Ce ne sont ni des chants
politisés, ni des chants apolitiques. Ils supposent la capacité d’exploration de l’« irréa-
lité sensible » (80 ), que Fr. définit comme suit : « le matériau effectif déformé parle très
couramment en groupes de mots où chaque partie constitutive a une qualité sensible.
Ces groupes cependant réunissent le Non-réunissable de façon si hors-norme que de
ces qualités sensibles provient un tableau irréel (ein irreales Gebilde). » Le fait de rap-
prochement inconnu est en question, ce « rapprochement », opération de l’imagination,
dont parlait Reverdy en marge du surréalisme. Mais si le poète imprime une quantité
d’inconnu, alors il devient le lieu inconnu où l’inconnu tente de se penser.
Un deuxième passage livre des éléments de la théorie involontaire ; Fr. y examine
le motif de la « déshumanisation » (88-91), semblant adopter ici la fameuse distinction
de Proust, la distinction entre « Ich » et « Person des Autors » (69). La « connaissance
du sujet poétisant » (die Erkenntnis ihres dichterischen Subjekt) est le thème déclaré.

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La méthode biographique est écartée, mais le sujet est défini par sa « polyphonie disso-
nante », polyphonie historique se poétisant, et soumise à l’auto-transformation (Selbst-
verwandlung, 89) : le « moi de Rimbaud » est polybiographique plutôt que non bio-
graphique. (On pourrait cependant en dire autant de l’ « autofiction » du « Mariage de
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Rutebeuf » ou de sa « Complainte ». La vie n’explique pas le poème ; elle s’explique


comme lui, en lui, et il s’explique avec elle en façonnant des éléments référentiels.)
Le début d’Une Saison en enfer peut être lu comme l’aveu d’un principe de Merlin39,
principe du masque où la vie est une suite d’apparitions, s’explorant dans une subjec-
tivation, suite de masques vrais qui répond aux nécessités du discours de quelqu’un
dans un temps et au récit du temps en lui40. Celan reprendra ce principe du dégagement
progressif, tel qu’il s’exprime dans « L’Eternité » :

Des communs élans


Là tu te dégages
Et vole selon.41

38. Poème où « les lys » « fonctionneront », les « plantes » sont « travailleuses », contre « les vieilles verdures, vieux
galons ! » « Des lys ! Des lys ! On n’en voit pas ! » Mais apparaissent des « fleurs presque pierres », et « un caoutchouc qui
s’épanche ». « Voilà ! c’est le siècle d’enfer ?/ Et les poteaux télégraphiques/Vont orner, – lyre aux chants de fer,/ Tes omo-
plates magnifiques. » Chamanisme dur de Rimbaud, ou bien : supernaturalisme qui doit penser la technique, en éprouver
les possibles écologiques. On retrouve ce motif du fer chez Mandelstam, par exemple. Le lys désigne chez Rimbaud aussi
bien la poésie que la politique.
39. Cf. Yves Vadé, Pour un tombeau de Merlin, Du barde celte à la poésie moderne, Paris, Corti, 2008. L’ouvrage
distingue utilement deux lignées poétiques : la Lignée Orphée et la Lignée Merlin. Cette dernière expliquerait la modernité
(Apollinaire, Breton, Michaux en particulier).
40. Pour emprunter à Benveniste sa distinction entre récit et discours dans les Problèmes de linguistique générale, tome
I, Paris, Gallimard, Tel, 1966. Mutatis mutandis, Harald Weinrich lui superpose sa distinction entre récit et commentaire
(in Le Temps, Paris, Seuil, 1973).
41. Rimbaud écrit également dans « Les premières communions » : « Les mystiques élans se cassent quelquefois... »

106
On vole selon une communauté d’élans dont on se dégage. Rimbaud ne nie pas
que la base soit commune. Fr., qui cite le passage sans lire de près, ajoute, après avoir
cependant évoqué les « rapports sur-personnels » (70), donc une Ueberpersönlichkeit
du poème, laquelle enveloppe la personne : « La composition poétique (Dichtung)
elle-même est déshumanisée (enthumanisiert). Ne s’adressant à aucun lecteur, donc
monologique (...) elle semble parler d’une voix qui ne serait portée par aucune porteur
assignable, surtout lorsque le moi imaginé s’efface et cède la place à un énoncé sans je
(ichlose Aussage). » On peut lire à l’envers : l’horizon du sujet se bâtit dans la redéfi-
nition poétique du je ou de la personne ; elle ne s’inscrit plus dans l’horizon d’attente
ou le présupposé de la communauté, mais élabore un nouveau pacte de lecture, « sur-
personnel» plutôt que « pré-personnel », surtout si « le cours de l’expérience transmis-
sible a chuté », selon le mot de Benjamin dans « Expérience et pauvreté » (1933). La
« pauvreté en signification », qui laisse chacun avec l’altérité qui le traverse, donc avec
la pensée qui le transit, explique le poème, qui ouvre le sens, pratique des « brèches
opéradiques » (selon le mot de Rimbaud dans « Nocturne vulgaire ») et se trouve à
l’avant-garde de l’intersubjectivité. Ou bien l’avant-garde inter-subjective, voilà ce à
quoi assiste chacun et que s’efforce de manifester le poème au « tunnel de l’interrègne »
(Mallarmé). Rimbaud peut dire : « j’assiste à l’éclosion de ma pensée. », comme Kleist
parlait de l’ « élaboration progressive de la pensée dans le discours ». La pensée n’est
pas encore pensée. Voilà pourquoi on peut suggérer le concept du monologue extérieur.

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Le sujet est ouvert et ne se suffit pas. L’imagination ne peut pas tout. Le discours de
quelqu’un n’est pas seulement tourné vers l’extérieur ; il découvre le discours extérieur
comme son discours. La communication vient en contraignant les « communicants »
(les humains) à se redéfinir. Il y a, en effet, une « dialectique de la modernité » (98), qui
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donne réalité au réel inconnu mais cherché, partageable jusqu’ici appelé l’irréel, que
Fr. voit s’accomplir chez Mallarmé (125 et sq., notamment sur la « dé-réalisation » non
sentimentale et impersonnelle, solitaire et musicale).42 Les commentaires de Rimbaud,
aujourd’hui, insistent souvent sur l’autre communication, donc sur l’autre humanité
que Rimbaud appelait de ses vœux, comme Hölderlin souhaitait « une autre clarté ».43
Le troisième passage intéressant (145-147) revient au motif de la déshumanisation
dans Mallarmé. Avec Rimbaud, celui-ci « se détourne le plus radicalement » de « la
lyrique du vécu et de la confession » (109), contre Verlaine, dont Fr. ne dit presque rien.
Ce détour (Abkehr) éloigne du « cercle de qui est humainement courant » et de « l’hu-
manité normale (die normale Menschlichkeit) ». Un poème de Mallarmé, par exemple,
ne communique pas « une joie que nous connaissons tous » ; est-ce qu’il communique la
« joie nouvelle » qu’évoque Apollinaire en 1918 dans « L’esprit nouveau et les poètes »,
citée par Fr. (199) ? Il y a ici un défaut de dénomination : « Mallarmé compose à partir
d’un centre pour lequel on peut simplement difficilement (schwer) trouver un nom. Si
on veut le nommer âme (Seele), c’est sous la réserve de ne pas entendre par là les sen-
timents distinguables (die unterscheidbaren Gefühle), mais une intériorité totale qui
englobe aussi bien les facultés pré-rationnelles que les facultés rationnelles, les dispo-
sitions aux façons du rêve et les plus austères abstractions, une intériorité dont l’unité

42. Cf. p. 136, sur le « toi » abstrait du Sonnet « Éventail » (1887), et p. 137 sur la « langue du comme-si ».
43. Voir Steve Murphy commentant le « Ça ne veut pas rien dire » qui fait suite à la transcription autographe du « Cœur
supplicié » dans la lettre à Izambard du 13 mai 1871, in Stratégies de Rimbaud, Paris, Champion, 2009, p. 7 et sq.

107
est perceptible dans les vibrations du langage poétique. » C’est quasiment la définition
du Gemüt au sens kantien comme ensemble des facultés (Kräfte), mais reversée au
bénéfice d’une primauté pré-logique de la poésie en sa « modernité », dite capable de
restaurer l’état antérieur au partage entre le rationnel et l’irrationnel. Fr. trace d’ailleurs
une lignée de Novalis à Mallarmé via Poe. Cette « âme » ou ce cœur des facultés est,
pour Mallarmé, « centre de suspens vibratoire » (Variations sur un sujet, cité par Fr.,
146), le centre musical du sujet, capable de rythmes et d’antirythmes au sens de Hölder-
lin, i.e. d’opérations pour intensifier la présentation poétique, le processus rythmique
de la pensée même. De sorte que le sujet, en effet, ne se réduit pas au « Monsieur qui
reste » en écrivant le poème ; il est ce qui donne un centre vibratoire au Monsieur, au
« Stéphane » de la lettre de mai 1867 à Cazalis (citée p. 168)44. (J’emploie ici unique-
ment les citations sollicitées par Fr., qui contribuent à sa théorie involontaire et défont
sa théorie délibérée, négative.) Ce sujet « mallarméen » connaît l’amour (147-148), qui
ne serait plus, dans le sonnet « O si chère de loin... » (1895), un « sentiment naturel »,
mais un « sentiment » dont l’essence se présente dans la dramaturgie du poème, dans sa
page dramatique. En réalité, le « sentiment naturel » s’éclaire de la présentation de son
idée rapportée au mouvement d’une chevelure. Plus exactement, le « très grand trésor »
évoqué dans le dernier tercet, c’est

Que tu m’enseignes bien toute une autre douceur

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Tout bas par le baiser seul dans tes cheveux dite.

L’ « autre douceur », l’éthique nouvelle de l’être « loin et proche » qui ne se satisfait


pas d’un « cristal obscurci » se dit, se murmure, se scande dans le thyrse de la cheve-
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lure. L’ « Eve future », le premier quatrain en pose déjà la nature neuve, que le poème
commence à décrire :

Le sais-tu, oui ! pour moi voici des ans, voici


Toujours que ton sourire éblouissant prolonge
La même rose avec son bel été qui plonge
Dans autrefois et puis dans le futur aussi.

Et le je poétique résume son travail au centre de l’obscurité, parlant de

Mon cœur qui dans les nuits parfois cherche à s’entendre.

C’est le cœur chercheur de quelqu’un ; il tente de penser une personne réelle (Méry
Laurent), et cherche à comprendre cependant son cœur affecté, changé, futur.

Ce que Friedrich dit de la poésie de Mallarmé vaut sans doute de l’homme à la


lumière du poème moderne : il « doit – dans le meilleur des cas – s’inventer son lec-
teur » (159). Si le sujet est une réceptivité temporelle, alors il doit s’interpréter dans un
temps, essayer d’inventer les conditions du changement de lecture et de perception des
choses. Il faut considérer ici les quelques remarques de Fr. sur la structure temporelle

44. Le « poème dégagé de tout appareil du scribe » est cité p. 183.

108
du discours. Elles sont précieuses pour l’esquisse d’une anthropologie poétique, et per-
mettent de comprendre l’importance accordée malgré tout à la puissance modifiante,
sinon bouleversante, de l’image, qui fait espace et synthèse neuve dans le poème. « Le
temps reçoit (...) des fonctions a-normales, tout d’abord parce qu’il apparaît comme
une sorte de quatrième dimension de l’espace : ce qui est séparé dans le temps est réuni
en un seul instant auquel correspond un seul espace de l’image. » (284) Par exemple,
dans le poème moderne, « les formes temporelles du verbe » sont susceptibles d’être
« des variantes sonores ou rythmiques demandées par le déroulement indépendant du
discours. » On peut en déduire que le « sens intime », ou le Gemüt comme dimension
ou foyer fondamental du sujet, est le sens correspondant à la forme a priori du temps
et pourtant le lieu d’élaboration des images « instantanées ». Le langage se déploie
dans cet élément que présente le poème par une sorte de synchronie musicale, une
polyphonie complexe et synthétique, imagée, discrète. Le sujet ne peut se réduire à la
diachronie d’un récit ; il est discours du temps, à la fois vertical et horizontal (com-
prenant du récit), espace temporalisé (et temps spatialisé) : il se « condense » en des
métaphores et se « vaporise » en discours. C’est le modèle du thyrse de Baudelaire
qui permet le mieux d’ « imager » la façon dont le sujet lyrique tente de se saisir en
poème. Le sujet est essentiellement lyrique, s’il s’appréhende comme chant verti-
cal du sens dans la suite des phrases ; il n’est pas négation de la suite sémantique ni
pure création d’images discontinues. Le sujet moderne produit peut-être un « contre-

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monde » (290)45, mais le « contre-monde » se produit dans la suite des représentations
intenses du sujet, en lui ; dans le meilleurs des cas, le poème présente ce monde-
réponse, dont les coordonnées s’expérimentent à neuf, et ne peuvent manquer de se
« communiquer » en quelque manière, puisqu’elles se publient. Les formes a priori
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de la sensibilité humaine se repensent et se réagencent en poèmes ; tel était du moins


l’espoir de Mallarmé. Voilà pourquoi Fr., dans la conclusion, évoque « la situation
historique de l’esprit moderne » (295) de la façon suivante : « les structures qui lui sont
propres se fondent dans un état de tension intentionnellement insoluble, ouvert, avec
les éléments ordinaires et représentant la sécurité. » (296). Le conflit avec les éléments
d’harmonisation, de réconfort, d’apaisement, de figuration et de consonance, serait un
conflit infini et délibéré. L’époque, on l’a noté, est peu décrite dans l’ouvrage. Mais
en un endroit (226) elle est clairement thématisée dans sa pure négativité, qui n’est
donc pas un trait psychologique inexpliqué. L’anthropologie se refonde à la lumière
du poème affecté. Le « contenu sans solution » (258) que crée l’imagination poétique
de la « pure subjectivité » (256) est simplement le contenu disponible, le sens, dont le
poème présente l’ouverture comme l’ouverture même du sujet. Fr. veut y voir l’apo-
rie essentielle de l’expression. Mais c’est précisément en cela que réside peut-être le
caractère lyrique et exploratoire de tout sujet. L’époque pense le chant comme ouver-
ture dans le sujet ; elle travaille le sujet qui l’exprime en se décentrant. On pourrait dire
que le sujet révélé dans la modernité est comme ces lieux vides et hantés que photo-
graphie Atget et que commente Benjamin : il est « en attente d’un nouveau locataire ».
Le sujet doit s’habiter poétiquement (s’ouvrir, s’explorer, s’équiper) pour habiter un

45. Cette notion rappelle, mutatis mutandis, la notion de « contre-langue » attribuée par Jean Bollack à la poésie de Celan.
Mais la « contre-langue », précisément, n’est pas encore un « contre-monde ». La notion de « contre-monde » est hyperbolique,
voire dogmatique : l’orphisme ou l’ « amphionisme » est la condition du changement de monde.

109
monde qui le traverse. En un endroit (172), Fr. paraît sensible au motif : commentant
« Ses purs ongles... », il y perçoit qu’il y a « une chambre sans personne », avec des
objets disponibles. La « disparition élocutoire du poète » (citée p. 180) est la condition
d’apparition du locataire ou de l’habitant parlant qui intervient poétiquement dans
l’époque. Le sujet s’adresse « à un esprit ouvert à la compréhension multiple », comme
dit le poème en prose de Mallarmé « La déclaration foraine » (cité p. 161), poème de
la « solitude manquée », de la chevelure et d’« un enjouement de souffle nocturne ».
Le poème affronte à la fois « le Silence » et la « cacophonie à l’ouïe de quiconque »,
et devient le « vaste champ du sentiment » (221), et non seulement son explorateur
extérieur ou son critique désinvolte.
Un quatrième et dernier passage (215, 158), fait apparaître une importante référence
dont Fr. ne tire pas toutes les conséquences. Est d’abord évoqué l’autre de la « com-
munication univoque », qui suggère l’existence d’une communication plurivoque et
future. Voici la citation des Pensées sur les poèmes de Max Kommerell, de 1943 :
« Nous ne pouvons le nier : dans les énoncés de la lyrique d’aujourd’hui, qui nous ré-
vèle de façon vivifiante toute l’étendue (Umfang) du parler possible, se révèle à nous
le non-dit et l’indicible au milieu du dit, un silence dans le parler. » (158) L’extrait
fait donc penser au Gedicht silencieux que Heidegger définit comme la condition de
la Dichtung. Surtout, il indique l’inconnu dans le poème et en tout langage, qui le
tend comme un chant pour réduire l’indicible et le non-pensé, le difficile à penser.

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Plus loin (245), Fr. ira plus loin qu’il ne pense : « Il semble parfois que la poésie mo-
derne ne se compose que de notes prises sur des pressentiments ou sur des expériences
aveugles, conservées pour un futur inconnu dans lequel des intuitions plus claires, des
expériences plus réussies pourront s’enflammer à leur contact. » L’ambivalence de
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Friedrich pour son objet s’exprime clairement ici, comme ailleurs, et il faut sans doute
comprendre que le silence ne doit pas être tenu, au fond, pour le terminus ad quem de
la poésie, quoi que dise souvent La Structure... Plus loin encore (289), Fr. parlera bien
de la métaphore en tant qu’elle « permettrait la révélation d’une similitude présente –
mais non encore comprise – entre deux données et aurait donc une dignité analogue à
celle de la vérité. » Le « futur indéterminé » (245) auquel s’adressent les modernes46,
c’est simplement le futur pour tout sujet de maintenant, qui s’expose au futur sans
contenu pour se découvrir discours du temps et effort de rapprochement des réalités
dont le lien est inaperçu. Or, ce sujet-discours fait apparaître en lui, intensément, des
éléments à penser sensiblement. Car il est bien vrai que « le mot « poésie » désigne
une certaine possibilité pour l’âme d’habiter la chose telle qu’elle apparaît » (239).
Contre Fr., et grâce à lui, on doit bien attribuer au poème moderne ce qui est attribué
à l’ancien moderne qu’est le classique. Le poème phénoménologique fait apparaître
un sujet comme temps du poème imageant ; il présente le sujet imprésentable comme
opérateur d’espace-temps, ou du moins rêve de le présenter conformément au rêve du
premier romantisme.
On parlera donc d’un sujet comme sujet suggérant (à moins que l’opération de la
suggestion ne soit l’essentiel du sujet même, hypothèse qui a pu tenter Mallarmé)
selon les indications involontaires de Fr. (252) : « La suggestion est l’instant où la
poésie, gouvernée par l’intelligence, libère les forces magiques de l’âme et émet un

46. Moyennant l’usage de la « fonction d’indétermination des déterminants » (218-219).

110
rayonnement auquel le lecteur ne peut se soustraire, même s’il n’y comprend rien. Ces
rayonnements conduisant à la suggestion proviennent essentiellement des puissances
sensibles du langage, du rythme des sons, des tonalités. Ils agissent en accord avec ce
qu’on pourrait appeler des connotations sémantiquement marginales, c’est-à-dire des
signifiés qui ne se rencontrent qu’à la périphérie du mot ou qui n’apparaissent qu’en
raison de regroupements de mots qui se situent au-delà des alliances traditionnelle-
ment permises. »
Or, qu’est-ce qui autorise le discours suggestif, si aucune tradition ne peut s’éta-
blir « au tunnel » ? C’est simplement le « rêve poétique » qu’évoque Fr. plus loin (265),
ayant précisé (264) : « Rêve désigne ici aussi bien le rêve endormi que le rêve éveillé
artificiellement suscité, par des drogues, ainsi. Nous le précisons pour marquer une
différence avec le rêve poétique qui désigne l’imaginaire créateur, en particulier selon
l’usage des langues latines. » Or, il ajoute : « la frontière n’est pas précise entre ces deux
types de pouvoirs du rêve... » Dans son livre de 1933 sur Jean Paul, Kommerell défi-
nissait le « geste pur » un « rêve éveillé » « rêvé dans le sommeil surhumain de la veille
la plus lucide ». Il le disait un « fragment d’un monde supérieur ». L’opérateur du rêve
éveillé, c’est aussi bien le sujet comme poème, ou bien simplement : l’homme-proces-
sus, élément pensif d’un monde à déterminer, que tentent de reconstituer les poèmes
réels sans les rattacher à un contexte précis.47 Le monologue de chacun rêve ou pense
le possible en se laissant altérer. « Le monologue est le dialogue intériorisé, formulé en

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« langage intérieur » entre un moi locuteur et un moi écouteur. » (Benveniste, Problèmes
de linguistique générale, II, 85). La « non-personne » qu’est la « troisième personne »
(I, 232) hante la « personne subjective ». « Est « ego » qui dit « ego ». » (I, 259). L’ego
n’est pas un fait de sentiment brut ; c’est un fait de langage, qui suggère et travaille un
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fait de sentiment. Le discours fait le sujet, non pas l’inverse. Mais d’emblée le sujet
rencontre l’autre, le présent-absent – le tu-il – dans le langage : « Nous n’atteignons
jamais l’homme séparé du langage et nous ne le voyons jamais l’inventant (...). C’est un
homme parlant que nous trouvons dans le monde, un homme parlant à un autre homme,
et le langage enseigne la définition même de l’homme. » (I, 259) Cette théorie linguis-
tique du « dialogue intériorisé » (plutôt qu’ « intérieur ») donne sens à la distinction de
Benveniste entre le sujet énonciateur, transcendant à la parole, et le sujet de l’énoncia-
tion. C’est par le langage que le sujet se construit, se change, et noue rapport avec un
dehors qui l’altère, avec l’époque : ainsi procède le chant critique.

On appellera ici lyrisme lato sensu la tendance constitutionnelle de la voix à inten-


sifier le sens de tout discours, que la voix soit intérieure ou extérieure. « Intensité » est
naturellement un terme qu’emploie volontiers Friedrich pour qualifier la poésie des
poètes modernes. Il ne faut pas déprécier la notion de la « performativité lyrique »,
cependant compatible avec la poétique expressionniste. On peut supposer « du
lyrisme », une intensité ouverte, en toute forme de poésie et de discours. Le « conte-
nu », c’est un sens qui se forme dans l’intensité d’une voix qui sort48, dans la tension

47. Qu’il me soit permis de renvoyer ici à mon article sur l’anthropologie poétique de Marcel Jousse (avec laquelle
dialoguait le « romantique » Henri Bremond, adversaire du surréalisme), « Le geste de la poésie », Agenda de la pensée
contemporaine, n°15, hiver 2009-2010.
48. Si, comme dit Valéry, le lyrisme est « le développement d’une exclamation », c’est parce que l’exclamation est
d’abord sortie de la voix dans le monde, exploration.

111
d’un chant commençant et chercheur, un chant d’énonciation. D’emblée, la voix si-
gnifie ou chante le sens en régime subjectif-objectif. Stricto sensu, le lyrisme désigne,
entre musique instrumentale et chanson ou mélodie, et en marge des grandes formes
objectives (« récits »), le chant poétique en propre une fois que le drame et l’epos se
sont séparés de la marge qu’ils excluaient comme on peut éloigner la provenance.
Archilyrisme peut désigner le lyrisme constitutionnel, à la fois premier et inassignable,
qui, genre fantôme, libère les espèces de chant-discours, les intensités subjectives-
objectives. Genre « sans nom » (Aristote) que refoule la philosophie et qui s’exprime
dans le dernier titre de Michaux : Déplacements, dégagements, où quelques vers se
complètent : « En la maison du corps-moi-émoi désormais annulé » (où la maison n’est
pas annulée) et « Temps dans lequel on ne sera plus déconcerté / divisé ». Car le sujet
est d’abord du temps, une recherche rythmée dans le temps partagé avec d’autres.49
Friedrich lui-même cite la conclusion de The Waste Land, où T.S. Eliot écrit : « J’ai
découpé ces fragments contre mes ruines. » (199)50 Mais la « forme du chaos » (chaos
des sujets et des objets) ne se trouve qu’en rencontrant le « contemporain providen-
tiel » (Mandelstam)51.

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49. Roger Giroux, poète et traducteur d’Henry Miller, parle du Lieu-Je. Le sujet est un « lieu de rendez-vous » où il
s’étend et s’estompe, une chambre d’échos. Il écrit aussi : « Je est le miroir du poème en question » (Journal d’un poème,
Marseille, Eric Pesty éditeur, 2011).
50. La Structure... place Eliot dans la ligne de Mallarmé et de Valéry. Michaux est cité deux fois dans l’ouvrage.
51. C’est le thème de l’essai « De l’interlocuteur » (1913, repris in De la poésie, traduction Mayeslateva, Paris, Gallimard,
Arcades, 1990, p. 62 et sq) ; il fait descendre le poète (spécialement Balmont) de son « piédestal » supposé.

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