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mardi
28.08.18
Ecce Europa
L’
Europe bleue-brune est en marche, unie
jusque dans la mise en scène des tensions
entre ses maîtres d’œuvre. Ceux-ci font
certes grand cas de leurs désaccords sur des
questions de préséance : tandis que les uns
plaident à la fois pour une mutualisation de
l’inhospitalité et pour le maintien des
prérogatives de l’Union en matière de
plafonnement des dé cits, les autres
n’entendent concéder leur adhésion aux
contraintes budgétaires imposées par
Bruxelles qu’en échange d’une pleine autonomie dans la gestion du
refoulement et des déportations. Toutefois, derrière cette controverse
protocolaire, les partisans du multilatéralisme et les champions des
nations souveraines s’accordent d’autant mieux sur le fond que les
remontrances qu’ils se plaisent à échanger les confortent auprès de
leurs électorats respectifs.
Du côté bleu, si Angela Merkel n’a plus guère le cœur à défendre
son rêve allemand d’austérité accueillante [1], pour sa part, Emmanuel
Macron n’hésite ni à se poser en avocat d’une société ouverte ni à
morigéner les dirigeants oublieux des conséquences funestes qu’ont
jadis produites les égoïsmes nationaux. Or, en dépit de sa vacuité, une
pareille rhétorique su t à rassurer les épargnants férus d’humanisme
qui lui ont apporté leurs su rages : car à leurs yeux, un chef d’État qui
fustige la lèpre nationaliste ne saurait être soupçonné de la répandre
pour son compte. Aussi l’autorisent-ils volontiers à appeler fermeté
républicaine les exactions commises par les forces de l’ordre
hexagonales – de Calais à Vintimille – et à parler d’aide au
développement pour décrire l’externalisation des camps de détention
d’exilés dans des zones de non droit.
Étapes et circonstances
d’un rapprochement
Pour apprécier l’incidence potentielle du protectionnisme de
Washington sur le sort du vieux continent, il convient de revenir aux
prémices de la « brutalisation » dont l’Europe est à nouveau la
proie [2]. À cet égard, un premier tournant s’opère avec la signature de
l’Acte Unique Européen de 1986, texte qui impose les priorités
néolibérales à l’ensemble des membres de l’Union : la recherche du
plein emploi sera désormais subordonnée au maintien de la stabilité
des prix, tandis que la poursuite de la croissance sera con ée à la
stimulation de l’o re plutôt qu’au soutien de la demande. Cependant,
c’est bien la chute du Mur de Berlin qui va assurer l’essor d’un mode de
développement inédit. Car en délocalisant leurs chaînes de montage
dans les anciens satellites de l’URSS – soit dans des pays où la main
d’œuvre est à la fois bien formée et peu onéreuse – les industries du
Nord, qui étaient déjà sans rivales sur le plan de la qualité, parviennent
en outre à réduire considérablement leurs prix.
L’Amérique blanche qui vibre aux tweets de son président ne rêve plus
de conquêtes et se passe aisément des récits naguère consacrés au
« destin manifeste » du pays de la bannière étoilée et de la Statue de la
liberté [3]. Gorgée d’opioïdes et de mauvais cholestérol, elle sait que les
jours de son hégémonie sont comptés – tant à l’intérieur de ses
frontières qu’en dehors. Aussi ne jouit-elle plus que du pouvoir de
nuisance qu’elle est encore capable d’exercer – sur les minorités qui ne
le seront bientôt plus, sur les étrangers dont elle serait bien incapable
de se passer, sur les normes qui régissent la diplomatie et le commerce
international, et même sur ses partenaires les plus proches.
Si des deux côtés de l’Atlantique, les imaginaires portés par les équipes
au pouvoir s’avèrent également morbides, c’est bien sur ce qui les
distingue que les réfractaires à l’Europe bleue-brune peuvent fonder
quelque espoir. Pour autant qu’elles débouchent sur des mesures
protectionnistes conséquentes, les récriminations quotidiennes à
l’encontre des pro teurs étrangers dont Donald Trump grati e son
électorat sont en e et de nature à modi er profondément les priorités
des gouvernements européens.
Or, dès lors qu’une activité économique digne de ce nom sera relancée
dans les pays méditerranéens – soit dans la région d’Europe la plus
propice au développement de l’énergie solaire et, plus généralement,
des technologies requises par la transition énergétique – nombre de
leurs ressortissants poussés vers le Nord par la « grande récession » et
les politiques d’austérité qui lui ont succédé seront enclins à revenir
chez eux. En n, parce que le départ des Européens du Sud jettera une
lumière crue sur les problèmes démographiques de leurs anciens
hôtes, ceux-ci auront rapidement du mal à défendre le bien-fondé de
leur hostilité à l’immigration extra-européenne.
Michel Feher
PHILOSOPHE, FONDATEUR DE ZONE BOOKS