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[Opinion]

mardi
28.08.18

Alerte orange sur l’Europe


bleue-brune : de la guerre
commerciale comme
planche de salut
Par Michel Feher

Ecce Europa

L’
Europe bleue-brune est en marche, unie
jusque dans la mise en scène des tensions
entre ses maîtres d’œuvre. Ceux-ci font
certes grand cas de leurs désaccords sur des
questions de préséance  : tandis que les uns
plaident à la fois pour une mutualisation de
l’inhospitalité et pour le maintien des
prérogatives de l’Union en matière de
plafonnement des dé cits, les autres
n’entendent concéder leur adhésion aux
contraintes budgétaires imposées par
Bruxelles qu’en échange d’une pleine autonomie dans la gestion du
refoulement et des déportations. Toutefois, derrière cette controverse
protocolaire, les partisans du multilatéralisme et les champions des
nations souveraines s’accordent d’autant mieux sur le fond que les
remontrances qu’ils se plaisent à échanger les confortent auprès de
leurs électorats respectifs.
Du côté bleu, si Angela Merkel n’a plus guère le cœur à défendre
son rêve allemand d’austérité accueillante [1], pour sa part, Emmanuel
Macron n’hésite ni à se poser en avocat d’une société ouverte ni à
morigéner les dirigeants oublieux des conséquences funestes qu’ont
jadis produites les égoïsmes nationaux. Or, en dépit de sa vacuité, une
pareille rhétorique su t à rassurer les épargnants férus d’humanisme
qui lui ont apporté leurs su rages : car à leurs yeux, un chef d’État qui
fustige la lèpre nationaliste ne saurait être soupçonné de la répandre
pour son compte. Aussi l’autorisent-ils volontiers à appeler fermeté
républicaine les exactions commises par les forces de l’ordre
hexagonales – de Calais à Vintimille – et à parler d’aide au
développement pour décrire l’externalisation des camps de détention
d’exilés dans des zones de non droit.

Du côté brun, l’o uscation a ectée n’est pas moins e cace. Le


ministre de l’Intérieur italien tire notamment parti des accusations
d’arrogance et de d’hypocrisie qu’il porte contre le directoire franco-
allemand de l’Europe pour renforcer sa posture de représentant des
peuples méprisés par les élites mondialisées. Faute d’être plus
consistante que l’opposition de l’ouverture au monde et du repli sur
soi, la polarité du bas et du haut – les griefs des modestes attachés à la
souveraineté de leur nation à l’encontre des puissants qui tirent pro t
de l’e acement des frontières – lui permet de faire passer la
xénophobie d’État pour une forme d’insurrection plébéienne.

Si leur pantalonnade les assure du soutien de leurs bases respectives,


bleus et bruns ne misent pas moins sur les accommodements auxquels
ils nissent par consentir pour rehausser leur image de gouvernants
responsables. Ainsi, en élevant l’apaisement des phobies agitées par les
seconds au rang d’objectif prioritaire – quitte à criminaliser le travail
des organisations humanitaires, à former les tortionnaires libyens et à
acheter l’assistance des régimes assassins d’Ankara ou de Khartoum –
les premiers entendent signi er qu’être à l’écoute des marchés
nanciers n’empêche pas d’entendre les inquiétudes des populations.
Quant aux chantres des perdants de la mondialisation, leur disposition
à reporter l’application des mesures les plus dispendieuses de leurs
programmes économiques est faite pour démontrer que l’attachement
à une Europe blanche, chrétienne et de plus en plus ridée n’exclut
aucunement le souci de gérer rigoureusement les comptes publics.
Bref, qu’ils bombent le torse ou qu’ils a chent leur pragmatisme, les
contempteurs du populisme et les pourfendeurs de l’élitisme
collaborent sans relâche à la légitimation de leur rapprochement. Un
régime fondé sur la valorisation conjointe du capital nancier et du
capital d’autochtonie n’emporte sans doute pas encore l’adhésion de
tous les Européens. Reste que, pour des raisons contrastées, nombre
de ses opposants potentiels rechignent à l’envisager comme une hydre
à deux têtes.

D’aucuns, qui se attent pourtant de ne jamais transiger sur les libertés


fondamentales, persistent à con er leur sauvegarde aux défenseurs
autoproclamés de l’idéal européen : c’est qu’à défaut de conjurer le
déferlement de haine xénophobe, ils savent gré aux élus bleus de ltrer
son expression et, ce faisant, de faciliter l’acclimatation des âmes
sensibles à la nouvelle donne. D’autres, qui s’indignent avant tout du
creusement des inégalités, demeurent convaincus que les électeurs des
partis bruns sont de braves gens dont la saine colère doit seulement
être redirigée – vers les brasseurs de liquidités et leurs amis politiques.
Aussi se gardent-ils d’élever trop haut la voix contre les persécutions
des migrants – de peur de froisser les patriotes d’en bas qui s’en
réjouissent – et réservent plutôt leurs diatribes à la libre circulation
des marchandises et des capitaux.

Hâtée par les distinctions spécieuses – entre fermeté et fermeture –


comme par les confusions délétères – entre révolte et rancœur – la
consolidation de l’Europe bleue-brune ne rencontre déjà plus qu’une
résistance aussi admirable qu’étique. Au-delà d’une petite minorité
d’édiles et de militants, l’accord tacite entre les anges gardiens des
« premiers de cordée » et les entrepreneurs de ressentiment identitaire
se noue sans créer trop de remous. Pis encore, les cruautés
proprement insensées qu’il déchaîne suscitent une accoutumance
doublée de gratitude envers les pourvoyeurs d’assistance au déni  :
particulièrement prisés dans ce registre sont les libéraux jadis
sensibles au sort des sans papiers, mais qui expliquent à présent que
seule une répression intransigeante de l’  «  immigration illégale  »
préservera l’Europe des nationalismes, ainsi que les populistes venus
de la gauche, mais qui soutiennent sans rire que le combat contre
l’extrême droite passe par l’évitement de la confrontation sur ses
thèmes de prédilection.

Une natalité déclinante, une hostilité croissante aux étrangers et une


dé ation chronique  : la combinaison de ces traits distinctifs fera
bientôt de l’Europe une maison de retraite forti ée où, selon leurs
moyens, les résidents cacochymes pourront consacrer le temps qu’il
leur reste à gérer leurs portefeuilles ou à exalter leurs racines. Est-il
encore possible d’envisager une autre issue ? Pour lui donner quelque
chance d’advenir, il faudrait sans doute que renaisse une gauche aussi
rétive à l’apologie du monde ouvert aux échanges qu’à l’éloge de la
vertu des gens d’en bas – la première parce elle se borne à condamner
le protectionnisme économique, le second parce qu’il confond position
sociale et orientation politique. Hautement improbable aujourd’hui,
une pareille éventualité pourrait toutefois béné cier de la guerre
commerciale que Donald Trump promet de livrer au monde entier – et
à l’Union Européenne en particulier.

Qu’il revienne à la gure de proue orange de l’Amérique blanche


d’éviter aux Européens un destin bleu-brun a assurément de quoi
surprendre. Personni cation de l’impudence ploutocratique et vecteur
du racisme vindicatif qui innerve les sociétés développées, Donald
Trump a jusqu’ici servi les intérêts des deux types de formations qui
dirigent l’Europe  : grâce à lui, les tenants du libre change et de la
rigueur budgétaire paraissent civilisés à peu de frais, tandis que les
petites frappes néofascistes se sentent poussées par le vent de
l’histoire. Reste qu’en mettant à exécution sa menace d’imposer des
tarifs à l’importation des voitures allemandes, le président américain
pourrait bien saper les fondements économiques du compromis entre
les droites et les extrêmes droites européennes.

Étapes et circonstances
d’un rapprochement
Pour apprécier l’incidence potentielle du protectionnisme de
Washington sur le sort du vieux continent, il convient de revenir aux
prémices de la «  brutalisation  » dont l’Europe est à nouveau la
proie [2]. À cet égard, un premier tournant s’opère avec la signature de
l’Acte Unique Européen de 1986, texte qui impose les priorités
néolibérales à l’ensemble des membres de l’Union : la recherche du
plein emploi sera désormais subordonnée au maintien de la stabilité
des prix, tandis que la poursuite de la croissance sera con ée à la
stimulation de l’o re plutôt qu’au soutien de la demande. Cependant,
c’est bien la chute du Mur de Berlin qui va assurer l’essor d’un mode de
développement inédit. Car en délocalisant leurs chaînes de montage
dans les anciens satellites de l’URSS – soit dans des pays où la main
d’œuvre est à la fois bien formée et peu onéreuse – les industries du
Nord, qui étaient déjà sans rivales sur le plan de la qualité, parviennent
en outre à réduire considérablement leurs prix.

Si le tissu industriel de l’Europe du Sud résiste encore tant que la


dévaluation des devises demeure une option, dès le début des années
2000, la création de la zone euro va rapidement le défaire. Un nouvel
ordre économique se met alors en place, concurremment fondé sur les
exportations des puissances septentrionales, l’endettement de leurs
partenaires méridionaux et l’exploitation des travailleurs d’Europe
centrale et orientale. Plutôt que d’investir dans l’ensemble du territoire
européen, les pays du Nord vont en e et choisir de subventionner
l’acquisition de leurs produits –  largement fabriqués dans leur
hinterland postsoviétique – en prêtant des sommes considérables aux
nations méditerranéennes en voie de désindustrialisation.

Quelque peu masquées par l’accessibilité du crédit au Sud – pour les


gouvernés comme pour les gouvernants – mais aussi par la modération
salariale que les États du Nord in igent à leurs ressortissants – de peur
que l’in ation n’entame la compétitivité de leurs industries
exportatrices – les disparités sociales et régionales creusées par les
emprunts et la sous-traitance qui forment la trame économique de
l’Union européenne vont apparaître au grand jour après le krach de
2008. Si l’empressement des États à intervenir – pour sauver le secteur
bancaire de la banqueroute – fait initialement songer à une résurgence
du keynésianisme, les dirigeants européens ne tarderont pas, sous la
houlette de l’Allemagne, à prendre le chemin opposé, en transférant le
coût du ren ouement des institutions nancières à leurs propres
concitoyens.

Dès l’hiver 2010, c’est en e et par la contraction des budgets sociaux et


l’allégement des coûts du travail que les pouvoirs publics vont
s’e orcer de restaurer la con ance des marchés obligataires dans leur
propre dette. Déjà heurtés de plein fouet par la « grande récession » de
2009, les pays d’Europe méridionale seront proprement dévastés par
les mesures destinées à restaurer leur attractivité aux yeux des
investisseurs.

Leur appauvrissement a certes empêché les Européens du Sud de


remplir la fonction d’importateurs des produits du Nord qui leur était
jusque-là dévolue. Pour autant, le gouvernement de Berlin et ses
a dés au sein des institutions européennes n’ont pas hésité à sacri er
le pouvoir d’achat de leurs anciens clients. C’est qu’avant même le
début de la crise nancière, les exportateurs allemands s’étaient déjà
redéployés vers la Chine et les États-Unis. Délivrés de leur dépendance
à l’égard du marché intérieur de l’UE, ils ont en outre béné cié du
chômage créé par les politiques d’austérité : celles-ci leur ont en e et
permis de s’octroyer les services des jeunes diplômés espagnols,
italiens, grecs ou portugais contraints à l’exode par l’absence de
perspectives chez eux.

Les programmes de consolidation budgétaire imposés par les


dirigeants du Nord – grâce à l’appui de leurs collègues de l’Est et à la
diligence des «  gouvernements d’experts  » du Sud – ne manqueront
pas de répandre la colère et le dépit au sein des populations qu’elle
a ectent. Soucieux d’orienter les griefs de leurs mandants vers des
cibles moins inconvenantes que les bailleurs de fonds dont ils exaucent
les souhaits, les élus européens vont alors s’e orcer de promouvoir les
thèmes favoris de l’extrême droite – à savoir le coût réputé exorbitant
de l’immigration et le mépris essuyé par les gens ordinaires qui s’en
émeuvent – quitte à reprocher aux partis populistes de prôner des
solutions excessives au réel «  malaise identitaire  » dont ils se font
l’écho.

Déjà largement pratiquée avant la crise nancière de 2008 – alors


même qu’aucun chi re ne venait l’entériner – l’élévation du péril
migratoire au rang de préoccupation majeure va faire l’objet d’une
surenchère éhontée lorsque les Occidentaux auront à la fois laissé les
tuteurs russes et iraniens de Bachar el-Assad écraser la révolution
syrienne et livré la Libye au chaos par une expédition aux motifs
inavouables. L’a ux des victimes de la répression ou de la perversion
des « printemps arabes » – a ux pourtant modéré en Europe comparé
au nombre de réfugiés accueillis dans les pays limitrophes – se verra
non seulement associé au risque terroriste mais aussi arti ciellement
gon é, grâce à l’e et de loupe du con nement des exilés dans les
camps où ils sont requis de s’entasser pour demander l’asile.

En accréditant les phobies attisées par les formations nationalistes, les


dirigeants européens n’ont cessé de poursuivre un double objectif  : il
s’agissait pour eux d’a aiblir l’opposition à leurs options économiques
en incitant les électeurs dont l’indignation était mâtinée de nostalgie à
se laisser séduire par d’authentiques réactionnaires et en même temps
de persuader les citoyens révulsés par la résurgence d’une droite
ouvertement raciste de lui faire barrage en accordant leurs voix aux
défenseurs du statu quo.

L’usage de l’extrême droite à la fois comme exutoire des frustrations


suscitées par l’assujettissement des élus à leurs créanciers et comme
repoussoir à chaque échéance électorale s’avérera e cace jusqu’à
l’hiver 2015. Par la suite, il lui faudra faire face à deux dé s imprévus :
d’abord la victoire, en Grèce, d’une gauche hostile aux diktats de Berlin
– alors que la peur des fascistes d’Aube dorée devait assurer le
maintien au pouvoir de la coalition de droite – puis la décision d’Angela
Merkel d’ouvrir les frontières de l’Allemagne aux réfugiés syriens –
alors qu’un an plus tôt, l’abandon de l’opération italienne Mare
Nostrum, consacrée au sauvetage des bateaux de migrants en
perdition, signalait qu’en Europe, humanitaire ne rimait plus qu’avec
« appel d’air ».

À chaque fois, le régime européen d’austérité inhospitalière sortira


vainqueur de l’épreuve  : en dépit du soutien d’une large majorité de
Grecs à sa résistance, le gouvernement d’Athènes nira par céder aux
pressions de ses créanciers – la troïka formée par la CE, la BCE et le
FMI – tandis que la dé ance combinée de ses partenaires européens et
de son propre parti contraindra la chancelière allemande à faire le
deuil de son projet d’ordolibéralisme à visage humain – projet nourri
par ses propres convictions, mais aussi par le désir de redorer le
blason de l’Allemagne après la crise grecque et la reconnaissance des
béné ces économiques qu’apporterait une ouverture des frontières de
l’Europe.

Tant pour comprendre la reddition d’Alexis Tsipras que pour rendre


compte de l’échec d’Angela Merkel, il importe de souligner le rôle
déterminant joué par les formations social-démocrates européennes :
aussi peu disposées à a ronter l’Allemagne dans le premier cas qu’à lui
témoigner leur solidarité dans le second, elles ont bien pro té de l’été
2015 pour s’o rir un ultime et disgracieux plongeon dans les poubelles
de l’histoire.

Intransigeants dans leur volonté d’étou er les derniers élans de


générosité qui ont traversé le continent, les dirigeants européens se
sont en revanche révélés accommodants face aux éruptions
pestilentielles dont les campagnes des partisans du Brexit et de Donald
Trump ont été les manifestations les plus stridentes. Si le trompe l’œil
qu’a constitué la victoire d’Emmanuel Macron sur Marine Le Pen a pu
brièvement faire illusion, c’est bien à partir de 2017 que la stratégie
consistant à intégrer les discours et les pratiques de l’extrême droite
tout en usant de leurs représentants comme de commodes
épouvantails a cédé le pas à un processus d’alliance plus ou moins
formalisé.

En témoignent la participation ou le soutien des partis bruns aux


gouvernements italien, autrichien, nlandais, belge, bulgare slovaque
et danois, le quitus donné par Angela Merkel à la droite bavaroise pour
la création d’un «  axe  » (sic) entre Berlin, Rome et Vienne destiné à
lutter contre l’immigration illégale et les concessions sans n des
institutions communautaires aux ubuesques animateurs du «  groupe
de Visegrad ». On peut aussi relever le dispositif inspiré du Portrait de
Dorian Gray à l’œuvre en France, où la vérité politique du gendre idéal
de l’Élysée s’inscrit dans le masque grimaçant qui sert de visage à son
ministre de l’Intérieur.

D’un suicide l’autre


En première analyse, la coloration bleue-brune de l’Europe
d’aujourd’hui devrait faciliter son entente avec les États-Unis de
Donald Trump. Nonobstant leur di érend sur la question du
dérèglement climatique – que l’administration républicaine nie, alors
que la Commission de Bruxelles se targue de lui livrer un combat
compatible avec l’entretien de la valeur actionnariale des entreprises
polluantes – les aires de convergence abondent : dans les domaines du
dumping scal – où l’Irlande, le Luxembourg et les Pays-Bas tiennent
la corde – de la dérégulation nancière – où en réponse au
démantèlement du dispositif Dodd-Frank, les banques européennes
ont obtenu le droit de calculer à leur guise l’exposition au risque de
leurs actifs – et en n de la phobie migratoire, les dirigeants de l’UE
n’ont en e et rien à envier à leurs homologues de Washington. Reste
qu’en dépit de leur détermination commune à laisser circuler les
capitaux et à barrer la route aux êtres humains, le chef de l’exécutif
américain ne peut s’empêcher de chercher noises à ses collègues
européens.

Son agressivité relève d’abord d’une esthétique de l’enfermement


restaurateur : même si les réticences d’une partie de ses conseillers le
conduisent à tergiverser – comme en témoignent ses déclarations
conciliantes lors de sa rencontre avec Jean-Claude Juncker le 25 juillet
dernier – Donald Trump brûle d’additionner les barrières tarifaires
aux murs de béton. Aux antipodes de l’idéologie néoconservatrice qui
sévissait à l’époque de George W. Bush, la doctrine qui peut lui être
attribuée ne consiste aucunement à user de la puissance de feu des
États-Unis pour faire rayonner ses valeurs et les marques
emblématiques de son « mode de vie » : la grandeur dont il se réclame
le conduit plutôt à mobiliser les polices des douanes et des frontières
pour faire miroiter à ses propres partisans la renaissance d’un pays
dépourvu de voitures allemandes, de microprocesseurs chinois, de
travailleurs mexicains et de réfugiés musulmans.

Décisive lors de la campagne de 2016, l’invocation d’un


protectionnisme régénérateur est certes largement factice –
notamment parce que les ux nanciers en sont exclus – et
politiquement risquée – puisque les mesures de rétorsion imposées
par les pays visés a ecteront au premier chef les électeurs de Donald
Trump. Celui-ci est toutefois peu susceptible d’y renoncer, car
l’agitation créée par ses mises en demeure est le principal carburant de
son administration.

L’Amérique blanche qui vibre aux tweets de son président ne rêve plus
de conquêtes et se passe aisément des récits naguère consacrés au
« destin manifeste » du pays de la bannière étoilée et de la Statue de la
liberté [3]. Gorgée d’opioïdes et de mauvais cholestérol, elle sait que les
jours de son hégémonie sont comptés – tant à l’intérieur de ses
frontières qu’en dehors. Aussi ne jouit-elle plus que du pouvoir de
nuisance qu’elle est encore capable d’exercer – sur les minorités qui ne
le seront bientôt plus, sur les étrangers dont elle serait bien incapable
de se passer, sur les normes qui régissent la diplomatie et le commerce
international, et même sur ses partenaires les plus proches.

Plus profondément, c’est une inavouable impatience d’en nir qui


anime les électeurs de Donald Trump, une aspiration à disparaître en
entraînant avec soi le monde que l’on n’est plus en mesure de dominer.
Si ce vertige suicidaire n’est pas sans rappeler les fascismes d’antan, le
caractère grotesque de son aiguillon orange fait davantage penser au
délire de Jack D. Ripper dans le Docteur Folamour de Stanley Kubrick.
Persuadé qu’un empoisonnement de l’eau américaine par l’Union
Soviétique était responsable de sa dysphorie post-coïtale, le brigadier
général interprété par Sterling Hayden s’était en e et résolu à
déclencher une apocalypse nucléaire pour mettre un terme dé nitif à
sa sensation d’épuisement.

De son côté, l’hôte de la Maison Blanche se garde bien d’imputer la


moindre vilénie à son parrain russe. Plus généralement, tant son
inaptitude à la concentration que l’attirance irrésistible qu’il éprouve
pour tous les potentats dont il découvre l’existence invitent à ne pas le
ranger parmi les va-t-en-guerre. C’est davantage au moyen d’une
accumulation erratique des tarifs et des subventions, d’une crise
nancière précipitée par les dérèglementations et les baisses d’impôts,
mais surtout du saccage accéléré de la planète qu’il se propose
d’étancher la soif de néant qui habite ses partisans.

Moteur de l’administration Trump, la pulsion de mort ne guide pas


moins la politique de l’Europe bleue-brune. Toutefois, parce qu’elle est
à la fois plus âgée et proportionnellement plus nombreuse qu’aux
États-Unis, la population blanche qui se reconnaît dans les orientations
de ses dirigeants fantasme sur un autre type de crépuscule : plutôt que
de propager le sentiment d’impuissance qui la ronge en dévastant la
terre entière, elle rêve de vivre dans un hospice hérissé de barbelés où
les siens pourraient dépérir ensemble, les yeux dans les rides et à l’abri
des regards indiscrets.

Si des deux côtés de l’Atlantique, les imaginaires portés par les équipes
au pouvoir s’avèrent également morbides, c’est bien sur ce qui les
distingue que les réfractaires à l’Europe bleue-brune peuvent fonder
quelque espoir. Pour autant qu’elles débouchent sur des mesures
protectionnistes conséquentes, les récriminations quotidiennes à
l’encontre des pro teurs étrangers dont Donald Trump grati e son
électorat sont en e et de nature à modi er profondément les priorités
des gouvernements européens.

Ainsi peut-on d’abord conjecturer que pour mobiliser ses troupes en


vue des élections de mi-mandat, le président américain nira par
exécuter la menace qu’il agite depuis quelques mois en taxant
l’importation des voitures allemandes sur le territoire des États-Unis.
Aussitôt, sans doute, Angela Merkel, qui entretient des relations
exécrables avec Donald Trump, dépêchera le dèle Jean-Claude
Juncker non seulement pour plaider sa cause, mais surtout pour
convaincre le satrape de Washington de réserver sa rage
protectionniste à la Chine. S’il n’est pas exclu que le président de la
Commission parvienne à ses ns, on peut aussi imaginer qu’au lieu de
ramener son interlocuteur à de meilleurs sentiments, il ne parvienne
qu’à courroucer Pékin, au point d’amener Xi Jinping à fermer
davantage le marché de son pays aux marchandises européennes.

Soudain privés des débouchés qui leur permettaient de se passer des


consommateurs du sud de l’Europe, Berlin et ses alliés risquent alors
de devoir renoncer au primat de la consolidation budgétaire qu’ils
n’ont jusqu’ici cessé d’imposer à leurs partenaires de l’UE. Contraints
de reconstituer un marché européen vigoureux pour écouler leurs
produits, les pays exportateurs d’Europe septentrionale devront non
seulement revenir sur leurs propres politiques de modération salariale
– en sorte de stimuler leur demande intérieure – mais aussi investir
massivement chez leurs voisins méridionaux – puisque ceux-ci sont
loin d’être redevenus des emprunteurs su samment solvables pour
envisager un retour au dispositif d’endettement du début des années
2000.

Or, dès lors qu’une activité économique digne de ce nom sera relancée
dans les pays méditerranéens – soit dans la région d’Europe la plus
propice au développement de l’énergie solaire et, plus généralement,
des technologies requises par la transition énergétique – nombre de
leurs ressortissants poussés vers le Nord par la « grande récession » et
les politiques d’austérité qui lui ont succédé seront enclins à revenir
chez eux. En n, parce que le départ des Européens du Sud jettera une
lumière crue sur les problèmes démographiques de leurs anciens
hôtes, ceux-ci auront rapidement du mal à défendre le bien-fondé de
leur hostilité à l’immigration extra-européenne.

Magni ée par le jeu des anticipations et la nervosité légendaire des


investisseurs, une simple hausse du prix des Volkswagen et des
Mercedes sur le marché américain su rait donc à  inverser le cours de
la politique européenne. En outre, une fois la nouvelle dynamique
amorcée, certains libéraux se ressouviendraient soudain que le respect
des droits humains fait partie intégrante de leur doctrine, tandis qu’à
gauche, l’étoile des apprentis alchimistes qui annoncent la
transmutation imminente du brun en rouge ne tarderait pas à se
ternir.

De telles volte-face sont-elles envisageables ? Parce que le compromis


historique entre les gérants de portefeuilles dé scalisés et les
di useurs de hargne xénophobe semble chaque jour plus solide, mais
aussi parce qu’il n’alarme qu’une portion congrue de citoyens
européens, attendre le salut de la guerre commerciale que Donald
Trump promet d’o rir à sa base revient sans doute à faire preuve d’un
optimisme inconsidéré. Aujourd’hui, toutefois, les crépitements du
nihilisme venu d’outre-Atlantique – pour reprendre le judicieux
diagnostic de Wendy Brown  [4] – constituent le seul antidote au
cauchemar bleu-brun qui s’étend sur l’Europe.
[1]Voir Éric Fassin et Aurélie Windels, «  The German Dream  :
Neoliberalism and Fortress Europe  » in Europe at a Crossroads, Near
Futures Online, 2015, http://nearfuturesonline.org/the-german-dream-
neoliberalism-and-fortress-europe/

[2]Brutalisation est le terme forgé par l’historien George L. Mosse pour


décrire l’impact des traumatismes causés par le premier con it
mondial sur le climat politique de l’Europe et l’état psychique de ses
populations dans l’entre-deux guerres. Voir George L. Mosse, De la
Grande Guerre au totalitarisme  : la brutalisation des sociétés
européennes(Paris, Hachette littérature, 1999).

[3]Voir Christian Salmon, « Fini le storytelling, bienvenue dans l’ère du


clash  », Mediapart,17 mars 2018,
https://www.mediapart.fr/journal/france/170318/ ni-le-storytelling-
bienvenue-dans-l-ere-du-clash?onglet=full

[4]La politiste américaine, dont le dernier ouvrage (Défaire le démos. Le


néolibéralisme, une révolution furtive) paraît cet automne en traduction
française aux éditions Amsterdam, étudie désormais les
caractéristiques de la doctrine néolibérale qui expliquent sa
perméabilité à la rage nihiliste qui fait le succès de l’administration
Trump. Voir notamment « Where the Fires Are », entretien avec Wendy
Brown, in Eurozine, avril 2018, https://www.eurozine.com/where-the-
res-are/et « Neoliberalism’s Frankenstein : Authoritarian Freedom in
Twenty-First Century ‘Democracies’, in Critical Times, I, 1 (2018),
https://ctjournal.org/index.php/criticaltimes/article/view/12

Michel Feher
PHILOSOPHE, FONDATEUR DE ZONE BOOKS

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