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8/10/15 08:33
Terrain
Revue d’ethnologie de l’Europe
65 | septembre 2015 :
Nostalgie
Nostalgie
*
Pourquoi la nostalgie ?
OLIVIA ANGÉ ET DAVID BERLINER
p. 4-11
Résumés
Français English
La nostalgie semble être indissociable de notre époque. En Occident, un engouement
nostalgique glorifiant les pratiques et les objets d’antan est omniprésent dans des domaines
aussi divers que le nationalisme, les politiques patrimoniales, le consumérisme, l’industrie du
tourisme, la culture populaire et les mouvements religieux ou écologiques. Ce dossier de
Terrain examine les expressions contemporaines multiples de la nostalgie dans divers
environnements sociaux et culturels.
Why nostalgia?
Nostalgia seems characteristic of our times. In the West, we find an all embracing nostalgic
glorification of the way things were done in the past; it is omnipresent in as varied domains as
nationalism, heritage policies, consumerism, tourist industry, popular culture and religious
and ecological campaigns. This issue of Terrain examines the multiple contemporaries
Entrées d’index
Mots-clés : nostalgie, passé, histoire de l’anthropologie, affects, temporalité
Keywords : nostalgia, the past, history of anthropology, affects, temporality
Texte intégral
Il y a dans le sentiment nostalgique une mélancolie
dont la spécificité est d’être orientée vers le passé.
Les objets de l’enfance peuvent constituer des
déclencheurs nostalgiques. Simon Moorhouse,
Nostalgia Exhibition, Écosse, 2015
(Deadline News /Rex, Shutt / Sipa)
remarque Fred Davis, une culture de la nostalgie est née dans les années 1960 et 1970
aux États-Unis, une époque de grands bouleversements sociaux étayés par la diffusion
massive de la culture des médias et de la commercialisation du passé. Parmi ces
ruptures, l’auteur insiste sur les dislocations identitaires provoquées par la défense de
l’égalité des races et des sexes, l’apologie des drogues, la libération de la sexualité et la
dénonciation d’institutions politiques, religieuses et éducatives (Davis 1979 : 106).
Aujourd’hui, nombreuses sont les sociétés qui, à travers le monde, sont marquées par la
nostalgie, souvent en réaction à l’accélération produite par les effets de la
mondialisation.
3 À bien y regarder, les sciences sociales, en tant que disciplines académiques, se sont
érigées sur un discours moderniste structuré par la nostalgie. Comme le montre
Aurélien Berlan (2012), les théories d’Émile Durkheim, de Max Weber, de Ferdinand
Tönnies et de Georg Simmel proposent une critique de la société industrielle émergente
en dénonçant une évolution négative de la tradition vers la modernité. Une telle
idéalisation primitiviste a également joué un rôle crucial dans la fondation de
l’anthropologie. Ainsi, les premières ethnographies de Franz Boas, de Bronislaw
Malinowski, d’Edward Evans-Pritchard et de Marcel Griaule, parmi tant d’autres, ont
été alimentées par une fascination pour ces sociétés « primitives » authentiques et en
voie de disparition (Rosaldo 1989). David Berliner (2014) a identifié cette posture
disciplinaire comme relevant de l’exonostalgie des ethnologues, ce répertoire de
discours et d’affects regrettant la perte culturelle des autres, et qui persiste jusqu’à nos
jours, sous différentes modalités.
4 Longtemps considérée comme l’expression d’un malaise, la nostalgie a souvent été
critiquée pour son sentimentalisme et sa propension à falsifier les récits historiques.
L’historien David Lowenthal (1989) y voit le vecteur d’une idéalisation déformatrice du
passé, généralisée dans la société occidentale contemporaine. Pourtant, peu à peu,
notamment à la suite de la redécouverte de la mémoire par les sciences sociales
(Berliner 2010a), les anthropologues ont développé une approche phénoménologique
visant à saisir la façon dont les acteurs se souviennent de, oublient et réinterprètent
leur passé. Trouvant sa place dans ce domaine émergent, la nostalgie est devenue un
objet de recherche à part entière. Des qualificatifs tels que « structurelle » (Herzfeld
2005), « en pantoufle » (Appadurai 1996), « coloniale » (Bissell 2005), « impérialiste »
(Rosaldo 1989) ou « résistante » (Stewart 1988), pour n’en citer que quelques-uns, lui
ont été apposés pour appréhender la complexité de ses manifestations, au croisement
de l’individuel, du social et du politique. Bien que la plupart des travaux portent sur les
sociétés postsocialistes (Berdahl 1999 ; Boyer 2012 ; Todorova & Gille 2012), les
chercheurs ont compris que la nostalgie constitue un point d’entrée fascinant pour
approcher des questions historiques, politiques et identitaires contemporaines.
5 D’un point de vue anthropologique, étudier la nostalgie soulève des questions
épistémologiques et théoriques importantes. Quelles formes diverses peut-elle revêtir ?
S’agit-il d’un affect (positif ou négatif), d’une pratique sociale ou d’une rhétorique ?
Comment la distinguer d’autres modes d’appréhension du passé (telles les
réminiscences non nostalgiques) ? La nostalgie suppose-t-elle une temporalité qui lui
est propre ? Enfin et surtout, comment la saisir par la description ethnographique ?
6 D’abord, il faut clarifier la confusion théorique régnant autour du concept même de
nostalgie par un examen minutieux des investissements cognitifs et émotionnels qui la
sous-tendent. Craignant qu’elle ne fasse office de notion « fourretout », Gediminas
Lankauskas (2015) regrette le flou notionnel résultant de ce qu’il nomme
« nostalgification » des mémoires postsocialistes. Aussi, il établit une distinction entre
les souvenirs nostalgiques et les souvenirs d’époques révolues dans lesquels la relation
au passé s’instaure sur le mode d’une dissociation plutôt que sur celui d’une continuité
affective. Dans un article plus ancien, Kathleen Stewart (1988 : 227) insistait déjà sur le
fait que la nostalgie constitue avant tout « une pratique culturelle, pas un contenu
donné ; ses formes, significations et effets évoluent avec le contexte – en fonction de la
perspective du locuteur dans le panorama présent ». Dans la même veine, Dominic
Boyer (2012 : 20) souligne que la nostalgie est « indexicale » et « hétéroglossique ».
Elle regroupe un ensemble disparate « de références idiosyncrasiques, d’intérêts, et
d’affects ».
7 Tous s’accordent pourtant à remarquer que l’environnement matériel offre des prises
indispensables à l’expression de cet affect. À l’instar de la célèbre madeleine de Proust,
les objets peuvent déclencher de fortes réponses mnémoniques, et interviennent à ce
titre comme des médiateurs privilégiés dans la relation que les individus établissent
avec leur passé. Dans ce volume, l’article d’Olivia Angé sur les attachements
nostalgiques construits autour de la consommation du pain révèle les diverses
temporalités et les affects éveillés par la manipulation d’objets quotidiens. De même, la
contribution de Patrizia Ciambelli et Claudine Vassas portant sur le Musée de
l’innocence d’Orhan Pamuk, celle de Gil Bartholeyns à propos de la photographie
« rétro » et celle de Sophie Moiroux et Emmanuel de Vienne sur les tableaux
d’Amatiwana Trumai explorent la capacité des objets et des pratiques esthétiques à
exprimer la nostalgie dans ses formes multiples, le plus souvent inscrites dans des
préoccupations sociopolitiques contemporaines.
8 Ensuite, la nostalgie constitue une force sociale, un affect qui met en jeu des
dimensions performatives et pragmatiques. Publié en 1979, Yearning for yesterday de
Fred Davis (1979) est le premier ouvrage à traiter des aspects sociaux de la nostalgie.
Prenant à rebours l’idée que les aspirations rétrospectives seraient politiquement
régressives et émotionnellement perturbées, Davis révèle le rôle crucial de la nostalgie
pour « construire, entretenir et reconstruire nos identités » (ibid. : 31). La littérature
récente a effectivement montré que la nostalgie, qu’elle prenne la forme d’affect, de
rhétorique ou de pratique, participe à la construction des identités collectives sociales,
ethniques et nationales (Bissell 2005 ; Bryant 2008 ; Herzfeld 2005). Dans ce volume,
Michèle Baussant analyse le rôle du langage dans l’efficacité sociale des gloses
nostalgiques. À partir d’une étude des échanges linguistiques parmi les juifs d’Égypte
en exil, elle met en relief l’importance de l’usage de l’arabe dans la formation d’une
communauté religieuse fondée sur un lien partagé avec une patrie perdue et idéalisée.
9 Dans certains cas, la nostalgie peut alimenter des phénomènes de convergence
mémorielle. Cette convergence reste relativement peu étudiée par les anthropologues.
Par exemple, à Luang Prabang (RDP Laos), David Berliner a observé la constitution
d’une « communauté de perte » à partir de la commémoration du passé indochinois qui
réunit les experts occidentaux, les expatriés, les touristes et certains Laotiens de la
diaspora, alors que des tensions concernant les politiques de patrimonialisation
opposent les experts de l’Unesco et les habitants du lieu (Berliner 2010b). L’expression
d’un discours nostalgique dans le contexte de politiques patrimoniales est également
illustrée par le texte de Ruy Llera Blanes et d’Abel Paxe portant sur l’impérialisation de
la nostalgie dans le nord de l’Angola. Loin de n’être qu’une évasion « politiquement non
subversive » (Rethmann 2008) vers un passé révolu, de tels regrets rendent possible
une critique morale du présent et proposent des alternatives pour faire face aux
changements sociaux. Comme l’écrit Daphne Berdahl (1999 : 201), la nostalgie devient
alors une « arme ». De fait, mobilisés pour répondre à des préoccupations sociales et
politiques, les discours et les pratiques nostalgiques n’impliquent pas nécessairement le
sentiment de mélancolie auquel ils sont habituellement associés. C’est ce que montre
Olivia Angé (2012) dans les Andes argentines quand elle examine l’instrumentalisation
d’une rhétorique regrettant l’effritement de réciprocités passées dans le cadre du
marchandage et des équivalences de troc. Révélant le processus de transmission
culturelle en jeu dans ces lamentations, Angé invite à établir une distinction entre les
« dispositions nostalgiques » impliquant un investissement émotionnel, et les
« dispositifs discursifs nostalgiques » dont l’énonciation stratégique sert les intérêts du
locuteur.
10 Enfin, l’anthropologie éclaire les relations complexes qui existent entre le passé, le
présent et l’avenir. Comme l’écrit Svetlana Boym (2001 : XVI), la nostalgie « ne porte pas
toujours sur le passé. Elle peut avoir une portée rétroactive ou prospective ». En
comparant les récits par lesquels les communautés grecques et turques relatent la
division de Chypre, Rebecca Bryant (2008 : 399) a brillamment montré que la peine
provoquée par la perte de leur terre natale s’accompagne de « visions de patries à
venir ». Souvent, la nostalgie se déploie dans ces horizons d’attentes et d’inquiétudes à
l’égard de l’avenir, si bien qu’espoir et utopies apparaissent dans son sillage. Force est
de constater que l’espérance n’est jamais bien loin du lamento sur la perte. D’ailleurs,
s’il est une question fondamentale soulevée par le présent volume, c’est bien celle de la
temporalité. Depuis la fondation de la discipline, les anthropologues se sont intéressés
aux dimensions culturelles de la perception du temps. Si la nostalgie implique une
posture spécifique envers le passé considéré comme irréversible, il convient de
s’interroger sur son universalité. Sans avoir de réponse définitive à cette énigme, nous
pouvons néanmoins avancer que toutes les sociétés humaines ont été confrontées à des
ruptures et qu’elles ont, dès lors, fait l’expérience d’une distanciation réflexive à l’égard
de leur passé, souvent sous la forme d’un regret pour un ordre social perdu. Bien
entendu, la nostalgie s’inscrit toujours dans des ontologies temporelles spécifiques et
culturellement situées. En tant qu’anthropologues, notre tâche consiste justement à
saisir les expressions multiples du regret dans le flux des contingences historiques.
Mais l’analyse de ces expressions mémorielles ne nous invite pas seulement à affiner
notre compréhension de la temporalité. Alors que les représentations et les pratiques
sociales subissent des mutations constantes tout en persistant à travers le temps,
l’étude de la nostalgie éclaire également les opérations de continuité et de discontinuité
par lesquelles les sociétés se reproduisent et évoluent. Pour l’anthropologue, cet
incorrigible nostalgique, examiner cet affect offre un angle de vue privilégié sur la
persistance créatrice et la disparition des formes culturelles. Ce regard sur la nostalgie
incite de surcroît à dépasser les clivages traditionnels : entre les approches
anthropologiques, historiques et psychologiques, entre le continu et le discontinu, entre
la persistance et le changement, et surtout, entre le passé, le présent et l’avenir.
Bibliographie
ANGÉ OLIVIA, 2012
« Instrumentaliser la nostalgie. Les foires de troc andines (Argentine) », Terrain, n° 59,
« L’objet livre », p. 152-167. Disponible en ligne, http://terrain.revues.org/15010 [lien valide
en mars 2015].
Notes
* Nous dédions cette introduction et ce volume à Christine Langlois, directrice de rédaction de
la revue Terrain depuis 1983. Merci à toi, Christine, d’avoir fait de Terrain un périodique
prestigieux et singulier, une référence indispensable pour les anthropologues en France et
ailleurs. La communauté des anthropologues sera désormais nostalgique de Terrain.
Référence électronique
Olivia Angé et David Berliner, « Pourquoi la nostalgie ? », Terrain [En ligne], 65 | septembre
2015, mis en ligne le 15 septembre 2015, consulté le 07 octobre 2015. URL :
http://terrain.revues.org/15801 ; DOI : 10.4000/terrain.15801
Auteurs
Olivia Angé
Wageningen University (Pays-Bas), Sociology of Development and Change
Droits d’auteur
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