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« Pour une épistémographie du montage  : préalables »

François Albera
Cinémas : revue d'études cinématographiques / Cinémas: Journal of Film Studies, vol. 13, n° 1-2, 2002, p. 11-
32.

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Pour une épistémographie


du montage : préalables

François Albera

RÉSUMÉ
S’agissant de reconsidérer la question du montage à
partir des champs d’application de cette notion dans
l’épistémé de la fin du XIXe-début du XXe siècle — dont
participent les divers phénomènes de l’image successive
et animée —, cet article propose de ne pas se situer à
l’intérieur d’un champ, celui du cinématographe, qui
disposerait de sa « spécificité » ou qui travaillerait délibé-
rément ou souterrainement à la construire. Il préconise
de distinguer le discours technico-esthétique sur le
montage et le discours « prescriptif » de la critique ou de
la théorie du cinéma, afin de construire un niveau
épistémographique consistant à cerner les champs d’ap-
plication des concepts et des règles d’usage concernant
le montage, leurs transformations et leurs variations,
dans le but de les rapporter à leurs conditions de possi-
bilité. Ce début d’analyse s’attachera à quelques notions
à l’œuvre dans la dimension opérative du montage : la
« mécanicité », la discontinuité, la superposition.

ABSTRACT
Through a reassessment of the topic of editing, based
on its fields of application as they are described in the
episteme of the turn of the 20th century — invoking
the diverse phenomena associated with the successive
and animated image —, this article proposes not to be
constrained inside a field such as that of the ciné-
matographe, which has “specificity” at its disposal, or
otherwise works deliberately or surreptitiously to create
it. It recommends a differentiation of the techno-
aesthetic discourse on editing and the “prescriptive”
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discourse of the critic or of the film theorist, in order


to construct an epistemographic category that consis-
tently classifies the fields used in applying the concepts,
as well as the usage rules related to editing, their trans-
formations and their variations, with the aim of align-
ing them with the conditions of their possibility. This
initial analysis is appended to certain ideas that fall
under the operative dimension of montage : “machin-
ability”, discontinuity and superimposition.

Sur la question du montage, n’importe quel article d’ouvrage


spécialisé ou de vulgarisation, n’importe quel article d’encyclo-
pédie qui évoque l’histoire et la définition « du » montage est
voué à un discours fatalement éclectique participant à la fois des
instances technique, esthétique, narrative, etc. 1.
On le voit bien dans la recension qui se veut neutre du lexico-
graphe Jean Giraud.
Ce dernier atteste de l’usage du mot « montage » à partir de
1909. Mais Giraud nourrit, dans sa nomenclature, un préjugé
artistique, stylistique à l’endroit de cette question : le « mon-
tage » est, chez lui, envisagé d’emblée comme opération de con-
traction ou d’harmonisation du matériau. À l’en croire, il n’y a
pas de « moment » technique du montage, quoique les mots
« monter », « monteuse » soient attestés avant celui de « mon-
tage » et dans un sens, évidemment, moins valorisant : le mon-
teur — ou plutôt la monteuse — assemble, colle… Mais cette
différence des termes est déjà un indice.
Montage. — Action et façon de disposer les parties
d’un tout : montage d’un spectacle.
1. Effort de sélection, d’assemblage et de synthèse qui
reconstitue l’action, morcelée au cours de la prise de
vues, à la fois dans son développement interne, dans
son unité artistique et selon un rythme propre à chaque
film. C’est la phase stylistique de la réalisation. Du
point de vue technique, le montage d’une bande com-
porte une série d’opérations délicates confiées à des
agents spécialisés (V. monteur, monteuse).
Montage. — Assemblage. Pour éviter toute interrup-
tion pendant la projection […] il est nécessaire de
réunir bout à bout diverses scènes prises souvent dans

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des circonstances tout à fait différentes […]. On


assemble ainsi non seulement les positifs imprimés
d’après les films négatifs, mais aussi les titres et sous-
titres. Coustet, Traité pratique de cinématographie, t. 1er
(1914), p. 113.
Monter. — 1. Paraît avoir été pris d’abord dans le sens
plus général que technique de composer, exécuter.
Un stock de librettos […] pouvant servir à monter
diverses vues de cinéma. Ciné-Journal, 30 nov.-5 déc.
1909, 24/2.
2° Procéder au montage d’un film.
Monteuse. — Femme chargée du montage et du
collage des bandes […]
On demande de suite des colleuses et monteuses. Ciné-
J[ournal], 18 nov. 1911, 59/2 (Giraud 1958, p. 54).

Ajoutons un « corrélat » au procédé tel qu’il vient d’être


décrit :
Bout. — 1. Vue, cadrage de raccord entre deux scènes.
— Syn. de passage. (V.)
On tourne des « petits bouts », des « passages » ; ces
allées et venues, ces vues de portes ouvertes et refermées
qui, posées comme des points de suture harmonieux
entre les scènes d’importance, donneront au spectateur
l’illusion de la vérité, de la vie, de l’ubiquité. Colette,
Le Film, 8 oct. 1917, 16/1 (Giraud 1958, p. 144-145).

Ces usages du mot emportent d’emblée le sens qui va


s’imposer au sein des discours « prescriptifs » et technico-
esthétiques, lesquels définissent leur objet au gré de procédures
d’admission et d’exclusion. Pour Giraud, le montage appartient
à la phase stylistique et l’instance technique lui est soumise. Il
est donc exclu ad definitionem qu’il puisse y avoir un montage
au seul sens technique, pour des raisons qui seraient propres à la
machine de prise de vues (la discontinuité réglée, la disposition
des discontinuités et l’établissement d’une continuité illusoire
ensuite : trois opérations qui sont omises ici).
Mais peut-on remonter en deçà des occurrences repérées par
Giraud à la fois pour remarquer la présence du mot dans
d’autres configurations de sens et, plus largement, pour dessiner
un champ discursif où la notion peut être à l’œuvre sous

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d’autres noms, tant il est vrai qu’un mot — Deleuze le dit assez
clairement pour dissocier l’effectivité d’une notion ou d’un outil
de sa reconnaissance — précède toujours son baptême nominal ?
On l’a compris, pour sortir du flou entourant la notion de
« montage », plutôt que de « resserrer », « épurer » la notion, on
propose de l’envisager selon une problématique plus vaste qui ne
se limite ni au « cinéma » ni même au montage « en général »
dans les arts et les pratiques symboliques — comme s’y était
brillamment efforcé Eisenstein. La perspective de celui-ci, dès
ses commencements au théâtre et, a fortiori, avec les recherches
qu’il mène dans le cadre de l’enseignement de Meyerhold et au-
delà, est liée à l’expressivité, voire à la psychologie (qu’on
l’appréhende dans les termes physiologistes et behaviouristes par
lesquels il commence — Pavlov-Bekhterev, James — ou de la
topique freudienne à laquelle il vient assez vite). Or cette
réflexion, se donnât-elle des antécédents lointains dans la
culture et les manifestations psychiques, rituelles, magiques,
etc., appartient à une « seconde » (ou troisième) période du
cinéma. À son émergence — c’est-à-dire sa mise en place : qu’on
ne voie aucune épiphanie « attendue » dans le terme d’émer-
gence 2 —, le cinéma participe d’une épistémé qu’on dira pour
aller vite « mécanicienne », liée au cartésianisme et à ses avatars,
mais surtout au développement de la civilisation technicienne
que l’industrie porte en son sein 3. Et cette appartenance, si elle
se complique d’autres rattachements dans la suite de l’évolution
du cinéma (notamment de type dramaturgique, narratif, expres-
sif, etc.), n’en demeure pas moins perceptible jusqu’à nos jours,
qu’elle fût tour à tour exaltée, déplacée ou déniée. C’est d’ail-
leurs, paradoxalement, le passage à de nouvelles technologies de
l’image et du son qui rend cette appartenance plus sensible que
jamais.
Le « montage », que l’on rattache dans le meilleur des cas à
l’assemblage de pièces d’usine à l’aide de vis et d’écrous (la tour
Eiffel ou le pont métallique comme effets de montage 4) ou de
briques, tire son origine lexicale d’une réalité quelque peu diffé-
rente, celle de l’horlogerie. On « monte » une horloge, comme
on « remontait » sa montre avant l’apparition du quartz, parce
que l’horloge dépendait anciennement d’un système de poids ;

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par déplacement, « remonter » a signifié tendre un ressort dans le


mécanisme. L’extrapolation de ces poids, « soulevés » en quelque
sorte, au « montage » des pièces se relie ainsi au domaine des
mécanismes et des automates. Le montage n’a donc pas de stade
« platement » technique (empilage de briques, vissage d’écrous),
car il est d’emblée engagé dans la question de la « motricité 5 » ; il
est « pris » dans cette folle spéculation et ces recherches pratiques
qui, à partir du XVIIIe siècle au moins, visent à mettre au point
des équivalents de corps complexes, de gestes, etc. par le seul
recours à des systèmes d’horlogerie. L’homme-machine — où la
machine sert de modèle à l’étude du corps humain — se
retourne donc en machine modélisée sur l’homme. Surgit ici
l’« interface » organique-mécanique.
Pour couper court à un développement qui n’aurait pas sa
place — ni de place — ici, disons que Marey comme Méliès
s’inscrivent clairement dans cette topique, tout en occupant des
pôles opposés (physiologie d’une part, illusionnisme de l’autre).
Si Marey se rattache aux recherches en physiologie à partir de
l’homme-machine et voue tout son travail à la mise au point
d’instruments de mesure, Méliès s’inscrit dans la tradition de la
magie qui, outre l’illusionnisme proprement dit (prestidigita-
tion), a elle aussi partie liée avec la mécanique et l’horlogerie.
Robert-Houdin crée des horloges mystérieuses, un danseur de
corde mécanique, etc., ainsi que des automates, sans compter ses
trouvailles dans le domaine de l’électricité et du téléphone (voir
Fechner 2002, p. 79-81 et 85-86). L’un et l’autre, quoi qu’il en
soit, s’intéressent à la mécanique humaine et, à cet effet,
segmentent, isolent, reproduisent, font varier, répéter : montent
et démontent. Méliès transgresse — ou plutôt dépasse — l’in-
terdit mareyien même de la vivisection en mettant joyeusement
en pièces le corps humain pour en tirer par greffe ou déforma-
tion des figures fabuleuses ou mieux le reconstituer ensuite… Ils
sont complémentaires. D’ailleurs si la figure du savant, de l’in-
venteur, de l’expérimentateur est centrale chez Méliès, le goût
pour le spectaculaire, et peut-être même la farce, n’est pas
étranger à Marey (comme Alphonse Allais l’avait bien vu). Le
mage et le chirurgien — que Walter Benjamin (1991, p. 160-
161) avait opposés — se trouvent ici réunis. Il en va de même

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des Lumière ou d’Edison, bien entendu, sauf qu’ils ne théma-


tisent pas la question de manière aussi visible.
Cette topique est celle d’un corps-surface, y compris dans ses
« entrailles », dénué d’intériorité, de psyché : qui fonctionne.
L’anatomie a révélé que le dedans n’offrait aucun logement à un
principe moteur divin, c’est le rendement de la machine qui est
son principe dynamique. « Ça marche », voilà tout ! et il s’agit de
savoir comment 6…
Cette distinction entre un montage-assemblage (qui conduira à
des articulations de type narratif par la suite) et un montage-
horlogerie, automate, entraîne une série d’effets. L’alternance des
phases dans le zootrope ou dans quelque autre jouet ne vise pas
tant à narrer, à déplier une séquence temporelle (il court, il saute)
qu’à actualiser une dynamique du saut, de la course. Il y a là une
conception du mouvement « vital » : c’est bien autre chose que la
successivité. Stop Thief (1901), ou tout autre film-poursuite,
développe alors quelque chose que les disques de phénakistiscopes
engageaient, du côté de la motricité, du principe du mouvement.
Nouage de la machine et du sujet animal-et-humain que le
cinéma comique français des premières années explore brillam-
ment, bien plus brillamment que le burlesque américain auquel
on a coutume de le mesurer pour le rabaisser 7… La « mise en
boucle » est, en quelque sorte, l’indice de leur différence.
Quelques exemples. Sur certains disques de phénakistiscope,
on observe une multiplicité de types de mouvements générés par
le mouvement rotatif : un danseur tourne sur lui-même, un
acrobate exécute un saut périlleux, etc. : c’est un mouvement
« sur place », chaque figure différente se superposant à la précé-
dente. Un cavalier ou un homme sur une draisienne, c’est diffé-
rent : c’est un mouvement latéral. Il y a des mouvements allant
du centre du disque vers sa périphérie (un rat sort d’un trou et
va vers le bord du cercle, ou un chat qui le poursuit). Enfin il y
a des mouvements combinés : tandis qu’a lieu sur le pourtour du
disque un mouvement « sur place », du centre surgissent des
animaux qui disparaissent à la périphérie ou n’y laissent voir que
le bout de leur queue… On demande alors au spectateur de
combiner des regards différents sur des mouvements simultanés
mais de types distincts.

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Tant chez Eisenstein, déjà cité, que chez Renoir et bien


d’autres, ce modèle mécanique demeure efficient pour
développer un propos y compris « expressif », inséparable de
l’appareil de prises de vues : cadence, rythme, saccade. Catherine
Hessling dans Nana, et bien sûr dans Charleston, travaille à la
conformité de sa gestualité avec la cadence de l’appareil, le jazz
paraissant à Renoir le relais idoine pour y parvenir 8. Toute une
partie du cinéma dit d’avant-garde travaille dans le même sens
(Léger, Man Ray, Picabia-Clair, Richter…). Sans compter les
théories fort nombreuses à cette époque sur le corps, la gymnas-
tique (à laquelle est lié Demenÿ, le collaborateur dissident de
Marey), la danse, etc., et qui touchent toutes cette question 9 :
« Charlot » écrit Benjamin (1991, p. 176), « c’est toujours la
même succession saccadée de minuscules mouvements, qui érige
la loi du déroulement des images dans le film au rang de loi de
la motricité de l’homme » ; « l’ensemble [de ses] gestes est […]
assemblé mécaniquement (einmontiert) dans la structure du
film ». Le caractère mécanique des systèmes de reproduction
tant du son que de l’image (gramophone, cinéma), et ce qu’il
implique dans la représentation du corps, du mouvement, du
geste, de la voix se trouvera au centre des réflexions théoriques
jusque dans les années trente, pour en disparaître ensuite.
Ce sont les mutations techniques actuelles qui redonnent,
paradoxalement, toute sa place à cette question. L’abandon pro-
gressif des procédés mécaniques au profit des technologies
magnétique, électronique, numérique prive en effet cette vision
mécaniste des choses de sa base objective, mais elle n’en
supprime pas pour autant la représentation qu’on en a, qu’elle
rend même plus visible. Même si la machine-cinéma a vu ses
techniques remplacées, elle reste la référence dans l’imaginaire
des spectateurs et même des praticiens de cinéma. On pratique
encore « l’arrêt sur image », « l’accélération » ou le « ralenti », qui
appartiennent à l’ère de la chronophotographie et du photo-
gramme, alors qu’on ne peut « arrêter » qu’une configuration
d’unités d’un autre ordre qui « représentent » une image (en-
tendue comme un photogramme), configuration nouvelle qui,
pour l’heure, ne « fait pas » référence. La réalité technologique
actuelle est à la fois importante (elle construit le champ de

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l’image mobile depuis les jouets optiques jusqu’à la chronopho-


tographie et le cinématographe) et relative (on peut changer de
technologie sans changer de représentation, voire de paradigme
technologique).
Il est donc crucial de mieux définir cet espace épistémique de
la fin du XIXe-début du XXe siècle pour comprendre quelque
chose au cinématographe et à ses effets (en peinture, en littéra-
ture, etc.). En particulier en ce qui a trait au montage.
On a compris que, pour ce faire, la distinction entre les
niveaux de discours élaborée par Michel Foucault (1994, p. 27-
66) à l’époque de L’Archéologie du savoir, notamment dans son
intervention portant sur le cas « Cuvier », s’impose.
À sa suite, on préconisera de distinguer : a) le discours
technico-esthétique sur le montage (niveau épistémonomique),
qui forme un ensemble de limites et de principes de contrôle, de
« règles » ; b) le discours prescriptif de la critique et de la théorie
du cinéma (niveau épistémocritique), qui définit des procédures
d’appartenance ou d’extériorité à la notion de montage ; afin de
construire c) un niveau épistémographique consistant à cerner les
champs d’application des concepts et des règles d’usage pour le
montage, ainsi que leurs transformations et leurs variations, et
de les rapporter à leurs conditions de possibilité.
Ces trois niveaux permettront de ne pas confondre les
différents types de discours qui, s’ils désignent tous le même
« objet » empirique, n’en signalent pas pour autant le même
référent. Surtout, leur distinction permettra d’élaborer en toute
connaissance de cause un cadre heuristique susceptible d’inscrire
tel ou tel phénomène ou telle ou telle notion dans un ensemble
structuré à partir de nouvelles bases. La permanence d’un mot
ne dit pas grand-chose des réseaux sémantiques où il s’inscrit à
un moment donné ou dans un contexte déterminé (historique,
épistémologique). Étudier « l’évolution » d’un phénomène en se
fiant aux variations diachroniques du mot auquel il est associé
procède d’une illusion clairement dénoncée par quelqu’un
comme Canguilhem ; il n’est sans doute pas nécessaire d’y
revenir.
Résumons-nous : s’agissant de reconsidérer la question du
montage à partir des champs d’application de cette notion dans

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l’épistémé de la fin du XIXe-début du XXe siècle — dont parti-


cipent les divers phénomènes de l’image successive et animée —,
l’hypothèse de base est de ne pas se cantonner à l’intérieur d’un
champ, celui du cinématographe, moins défini la plupart du
temps que postulé et qui disposerait ab ovo de la « spécificité »
cinématographique ou travaillerait délibérément ou souterraine-
ment à la construire. Il y a bien une « spécificité cinématogra-
phique », puisque toute une série de gestes pratiques et de
discours théoriques ou « proclamatifs » ont visé à ce qu’elle
advienne. Mais ce n’est certainement pas en partant de cette spé-
cificité comme d’un « objet » de connaissance — dans l’illusion
de sa « pureté » — qu’on parviendra à la définir, à en écrire
l’histoire ou à en cerner les champs d’application. Cet « objet »
est à construire 10. Loin d’être
prédonné à la science, sauf comme vague désignation
d’un corrélat — au contraire c’est elle qui le livre et le
délivre indéfiniment — [l’objet] est l’horizon du savoir
et non la référence initiale de son exercice. L’objet est
projet. La vision d’essence définit un état zéro, nu et
naïf de la pensée non travaillée (Serres 1972, p. 63).

Discontinuité
L’enjeu de cette remise en cause des taxinomies du montage
et de l’impasse actuelle où elles se trouvent, confrontées à des
pratiques liées aux mutations technologiques, comme à des
découvertes historiques concernant le cinéma « des premiers
temps », est de permettre une compréhension des transforma-
tions du champ conceptuel cinématographique (par l’entremise
de notions comme discontinuité, aboutage, assemblage, collage,
lien, etc.) en sortant justement de ce champ interne de défini-
tions, qu’elles soient descriptives ou « prescriptives », afin de
repérer un espace et un temps du montage aussi bien dans que
hors du cinéma, et sous ce nom-là ou sous d’autres noms. Que le
montage au cinéma soit le catalyseur qui permet de « voir » à
l’œuvre un montage « qui ne dit pas son nom » ne fait pas de
doute, mais ce privilège instrumental ne permet pas pour autant
de dater le montage du cinéma. Certes le cinéma lui a donné
une efficacité et une visibilité particulières, il l’a effectivement

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transformé : le montage n’en demeure pas moins inscrit dans


une conjoncture qui à la fois le dépasse et l’explique.
La première topique dans laquelle s’inscrit la question du
montage est celle de la discontinuité. Faut-il voir associés à ce
mot ceux de disjonction, d’interruption, de césure ? Ces notions
présupposent en effet une unité fracturée. Il faudrait donc
trouver une série de notions dont le sens ne comporte pas une
telle présupposition, car si le montage opère à partir de plus
d’une unité, celles-ci ne procèdent pas forcément de la division
d’une entité originaire. Certes « Un (peut) se divise(r) en Deux »,
mais deux (choses) peuvent aussi s’assembler en une unité
nouvelle, sans « restaurer » une unité « perdue » dont elles au-
raient chu. L’unité nouvelle, de surcroît, n’étant pas fatalement
située du côté de la totalité, de l’homogénéité (dont la citation
que fait Giraud de Colette donne bien la mesure, qui parle de
« suture » — terme promis à un regain d’intérêt dans la théorie
du cinéma des années 1970 —, d’harmonie et d’illusion de
réalité).
Cette prémisse est importante : on voit que son acceptation
ou son refus mène à deux types de classements antagonistes.
Eisenstein et Werner Nekes ont tous deux tenté de poser le
problème du montage à partir d’un principe, antérieur à sa
naissance en quelque sorte, bref à partir d’un « antécédent ». En
débarrassant leur approche de sa dimension « généalogique », on
tentera de la situer dans un espace « archéologique ». Il est évi-
dent que la notion même d’antécédent ou pis encore de précur-
seur est contradictoire avec celle d’histoire : si un événement a
déjà eu lieu ou se fait annoncer, la pertinence de sa définition en
tant qu’événement est à reconsidérer. A fortiori en histoire de la
connaissance.
Eisenstein écrit, en 1929, qu’il s’agit de « déduire toute
l’essence du cinéma de son fondement (optique-)technique »
— il écrit cela en allemand : « das ganze Wesen aus seiner
technisch(-optichen) Grundlage » ; en anglais : « the whole
Nature… from its technical(-optical) basis. » C’est ce qu’il
appelle ensuite le Grundproblem du film ou son Urphänomen —
cette base optique-technique du film, c’est la discontinuité
photogrammatique (Eisenstein 1990, p. 67).

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Werner Nekes, cinquante ans plus tard, théorise le montage


sur la base du rapport d’un photogramme à l’autre — le kinème.
Sa théorie s’appuie sur les « antécédents » du cinéma que sont les
jouets optiques les plus simples — le thaumatrope par exemple
ou plus simple encore, le mouvement des aiguilles d’une
montre, dont l’effet premier est fondé sur un mouvement 1-2, le
passage d’un état à un autre, un déplacement, une chute, une
inversion 11… C’est-à-dire qu’il envisage la présence d’une
instance d’articulation à l’œuvre ailleurs qu’au cinéma et « précé-
dant » son émergence, de sorte que soit tracé un champ qu’on
peut bien appeler « cinématique » à condition de ne pas l’envisa-
ger comme anticipation, prescience, du cinéma.
La reconnaissance d’un processus de montage dans le seul
passage d’un état à un autre, aussi minime soit-il, représente un
enjeu à la fois artistique et épistémologique. Les travaux artis-
tiques contemporains — qu’on peut dire affranchis de l’esthé-
tique —, y compris ceux qui recourent aux dites « nouvelles
technologies » (dont le codage est d’ailleurs binaire), interrogent
un tel espace de connaissance et de sensation. Ainsi par exemple
l’œuvre de Bruce Nauman, qui joue d’un module de base simi-
laire avec des moyens « primitifs » : deux silhouettes d’homme en
néon qui s’allument tour à tour, montrant deux phases, deux
états successifs sans qu’on puisse déterminer lequel précède
l’autre — comme dans beaucoup de jouets optiques — : la
silhouette d’un homme pendu/dépendu et bandant/débandant ;
un homme accomplissant un coït, si l’on peut dire, sur lui-
même, en passant d’une position où il est debout à une autre où
il s’accroupit, etc. Sans parler de ces expériences filmées en
cinéma ou en vidéo, installées ou projetées, qui s’intéressent à
cette question des phases d’un processus qu’on décompose puis
qu’on re-combine, qu’on parcourt en un sens puis en un autre,
etc.
Ce retour de la « mise en boucle » propre au dit « pré-cinéma »
s’effectue dans l’art contemporain dès lors qu’on expose un objet
ou une scène en mouvement. La simultanéité, la répétition, la
seule juxtaposition redeviennent ainsi « pertinentes » et nous
amènent à considérer d’un autre œil les bandes du zootrope, les
figures disposées sur les disques du phénakistiscope, sans parler

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des dispositifs plus simples encore qui constitueraient ainsi des


modalités de « montage » à plusieurs niveaux. On a vu plus haut
de quelle complexité pouvaient relever certains disques du
phénakistiscope par la combinaison de mouvements simultanés
de natures différentes. À l’inverse, la juxtaposition de bandes
différentes dans le zootrope, de deux animaux, par exemple,
effectuant un même type de mouvement, afin que l’un se
substitue à l’autre pendant la rotation : le chien se transforme en
éléphant en une sorte de « fondu » ou de « truc » d’escamotage.
Des instructions pour réussir ces trucages existent dans certains
manuels autour de 1870 12.
On a donc bien affaire ici à des productions d’effets fondées
sur une discontinuité reconnue, avérée. C’est d’elle que le spec-
tateur tire plaisir, étonnement ou effroi. Comme dans la perfor-
mance du magicien, qui transforme ou escamote : l’illusion est
sans doute mal nommée si persiste la croyance à une réalité
continue derrière le phénomène truqué, donc obtenu par trom-
perie (voir à nouveau la citation de Colette ci-dessus), car
illusion signifie alors conscience du passage d’un état à un autre
(discontinuité) et incapacité ou impossibilité de saisir l’inter-
valle, le « noir » où tout se joue.
C’est pourquoi Eisenstein, comme Nekes, refuse le lexique de
l’enchaînement, voire de la substitution pour parler de « super-
position » — « chaque élément successif n’est pas disposé à côté
mais par-dessus » —, superposition qui permet la tension, la
contradiction, la non-congruence, etc. des éléments en jeu
(Eisenstein 1990, p. 68 13).
Dessiner une cartographie du « montage » au temps de Marey
tant au sein des discours et des pratiques techniques et scienti-
fiques qu’au sein des discours du spectacle ou de la représen-
tation, s’impose pour tâcher de comprendre comment notre
fixation sur la notion de mouvement restitué, voire effectué
comme continu, hypostasie une attitude esthétique et philoso-
phique (Bergson) étrangère au problème « de base ».
Dans La Dialectique de la durée (mais aussi dans L’Intuition de
l’instant), Gaston Bachelard polémique au sujet du préjugé berg-
sonien de la continuité 14 :

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C’est donc toujours et partout la même idée


fondamentale qui guide la pensée bergsonienne : l’être,
le mouvement, l’espace, la durée ne peuvent recevoir de
lacunes ; ils ne peuvent être niés par le néant, le repos,
le point, l’instant ; ou du moins ces négations sont
condamnées à rester indirectes et verbales, superficielles
et éphémères.
[…] La continuité immédiate et profonde du bergso-
nisme […] ne peut se rompre que superficiellement,
par l’extérieur, par l’aspect, par le langage qui prétend
la décrire. Les discontinuités, le morcellement, la
négation n’apparaissent que comme des procédés pour
faciliter une exposition ; psychologiquement ils sont
dans la pensée exprimée, non point au sein même du
psychisme (Bachelard 1993, p. 6-7).

Cette critique du bergsonisme — que Deleuze a contournée


dans son Cinéma 15 — s’appuie sur le constat expérimental
suivant :
Sur le plan des fonctions, dans l’échange des fonctions,
la discontinuité est la première donnée. Nous mon-
trerons de maintes façons que l’adjonction de l’idée de
continuité à l’idée de succession est une adjonction
gratuite, sans preuve, dépassant toujours et partout le
domaine de l’expérience tant physique que psycho-
logique. Si l’on veut bien n’étudier la continuité que
lorsqu’on la constate, on s’aperçoit qu’elle n’intervient
que d’une manière factice, tardive, récurrente. Ce n’est
qu’un engourdissement de l’action qui donne cette
impression prétendument primitive de continuité.
Mais l’expérience fine et l’intuition du désordre mental
nous ramènent au rythme des oui et des non, à la vie
essayée, éphémère, refusée, reprise. Autant dire qu’à
travers diverses transpositions nous retrouverons étalée
sur le temps la dialectique fondamentale de l’être et du
néant (Bachelard 1993, p. 24-25).

La philosophie des « flux » (Deleuze) a opéré un retour à


Bergson et une relativisation de cette position bachelardienne 16,
mais le cinéma nous semble appartenir à un espace conceptuel
moins « fluide » et « fluent » qu’intermittent, mécanique, même
si la réception perceptive mêle et confond.

Pour une épistémographie du montage : préalables 23


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Le cas Le Gray
On a parlé plus haut de superposition à propos du méca-
nisme de certains jouets optiques et on a constaté qu’Eisenstein
théorisait le passage d’un photogramme à l’autre en recourant à
ce terme qu’il distingue clairement de ceux de succession ou de
juxtaposition. Ce terme de superposition mérite qu’on s’y arrête,
car il permet une première distinction au sein même du champ
élargi du « montage ». La succession-juxtaposition se situe du
côté de l’assemblage, de l’enchaînement linéaire ; la superpo-
sition indique une complexité, une hétérogénéité, éventuelle-
ment un mélange.
Prenons le cas du photographe Gustave Le Gray qui inau-
gure, en 1856, des « montages photographiques » (le mot n’ap-
paraît pas sous sa plume) de deux ou trois négatifs dans ses ma-
rines et ses paysages.
Les contraintes techniques liées aux temps d’exposition,
différents selon les zones d’un paysage (ciel et terre, ciel et mer),
qui respectivement reçoivent et réfractent tout autrement la
lumière, conduisent Le Gray à dissocier ces zones et ces temps
d’exposition pour les monter ensuite en une seule image
composite. Le temps d’exposition du ciel et des nuages laisse la
mer sans détail, floue, car elle demeure insuffisamment exposée ;
à l’inverse, le temps de pose de la mer, si l’on veut saisir le détail
des vagues, l’écume, le déferlement sur les rochers, laisse le ciel
blanc car trop longtemps exposé. La dissociation des zones
permet de les réunir en une image construite qui conjoint deux
moments distincts. Par la suite, Le Gray dissocie également les
localisations en combinant des ciels méditerranéens avec des
paysages de l’Atlantique ; ou encore, il réutilisera les mêmes ciels
nuageux dans plusieurs situations différentes. Il fait du montage.
Le temps de la prise de vue — ici il y en a deux, dissociés — se
distingue du temps du montage et de la lecture par le spectateur
— là il n’y en a qu’un seul. On ne me montre pas deux instants
ou deux moments, mais un seul accompli au moment du
montage et qui ne permet pas de percevoir les deux moments de
la prise de vue. Pourtant ce « montage » n’est pas fusionnel, il ne
confond pas ces deux moments et ces deux lieux, car leur
association implique un mouvement différentiel dont la division

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entre un haut-bas est la condition première et où la ligne


d’horizon, d’autant plus rectiligne qu’elle procède de la juxta-
position bord à bord des deux négatifs, sépare plus qu’elle ne
suture. On a peu de commentaires — d’après les spécialistes de
ce photographe — sur la réception de ces prouesses techniques,
mais on peut faire l’hypothèse que l’égale netteté des deux
parties dut faire sens, étonner même et qu’elle induisit, chez le
spectateur, une perception allant de l’une à l’autre partie plutôt
que globale. La déhiscence de la composition est donnée à
percevoir, on a affaire à la superposition — comme on le dit en
géologie — de deux strates. Ce phénomène de superposition
que Galton poussera plus loin dans ses « portraits composites »
et dont le photomontage dadaïste fera éclater toute l’ambiva-
lence en rendant les proportions totalement discordantes, fait
fond sur des ressources techniques, quoique Le Gray les
envisageât dans une perspective « artistique », celle du travail de
la main.
Les spécialistes de ce photographe utilisent à son propos le
terme « montage » dans son sens contemporain, sans autre justi-
fication. Il conviendra cependant de trouver quels sont les
termes employés par l’intéressé et ses commentateurs de
l’époque. Selon Sylvie Aubenas (2002, p. 228), le modèle
pictural dans lequel Le Gray inscrit sa démarche de photographe
explique ce type de pratique. Loin de fétichiser le moment de la
prise de vue — l’instant fixé, voire l’empreinte —, Le Gray
accorde une importance décisive à ses interventions en atelier,
où il recourt à la chimie et procède à des combinaisons. Cette
prégnance du modèle de l’« artiste peintre » sous-tend certaine-
ment la démarche de Le Gray et trace le cadre imaginaire à
l’intérieur duquel il mène à bien son entreprise. Cependant, on
ne peut se contenter de l’inscrire dans la lignée qu’Eisenstein se
plaisait à construire à travers toute l’histoire de l’art, où une
place centrale était accordée au Greco comme on le sait (lequel
recopiait des motifs d’un tableau sur un autre tout en variant
leurs tailles : les montait). En effet le « montage » en peinture
peut se situer dans une a-chronie — c’est alors un fait de
structure — ou impliquer le temps de la perception, la tempo-
ralité spectatorielle, donc le mouvement.

Pour une épistémographie du montage : préalables 25


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D’autre part, la question des instruments techniques paraît


importante à relever. En un sens, Le Gray pratique, au labo-
ratoire, comme Canaletto pratiquait sur le motif quand il com-
binait des parties de paysages urbains vénitiens sur ses toiles.
Mais il paraît décisif de relever que l’un et l’autre recourent à un
instrument optique : Canaletto utilise la camera oscura 17 pour
effectuer ses « montages » tandis que Le Gray utilise l’appareil
photo et l’agrandisseur. La notion de montage n’est-elle pas
solidaire de cette dimension de « prise », de « prélèvement » en
quelque sorte automatique, et de cette capacité technique à
combiner, en raison d’une appréhension de la réalité moins
globale que fragmentée en unités distinctes ?
Le lien entre la démarche de Le Gray et les panoramas dont il
s’inspire sans doute montre bien par ailleurs que les « nouvelles
technologies » induisent ces pratiques nouvelles dans l’ordre de
la représentation. On pourrait aussi alléguer l’usage des projec-
tions à double lanterne permettant de combiner décor et figure
en surimpression ou par insertion grâce à une « réserve » noire,
dont l’initiateur fut Robertson.

Le cas Méliès
Sans doute par identification à son maître Robert-Houdin,
Méliès se plaît à apparaître comme un « mécanicien » dans ses
Mémoires, ou lorsqu’il inspire à Maurice Noverre en 1929 les
lignes qui le concernent. Il veut apparaître comme étant
parvenu à fabriquer lui-même dans son atelier un « kinétoscope
Robert-Houdin », d’après les données de W. Paul : « Mécanicien
de précision, versé dans la fabrication des pièces mécaniques et
des automates qu’on exhibait à son théâtre », écrit-il de lui-
même 18. Au-delà de la vanité, il faut voir avant tout dans cette
volonté d’allier magie et mécanique un indice de l’appartenance
de la pratique mélièsienne à un environnement technique voire
industriel, que d’ailleurs la thématique des films évoque à plus
d’une reprise (le savant expérimentateur de L’Homme à la tête de
caoutchouc, Le Voyage dans la lune, À la conquête du Pôle, etc.).
Au-delà des enseignements de nature technique (quant aux
procédés) qu’on peut tirer de Méliès, car il est vrai que les amé-
nagements de ses studios comme ses expériences d’éclairage et

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de trucage font de lui un inventeur, il y a chez lui une pensée du


corps, du mouvement, etc. qui appartient à l’approche « scien-
tifique » de son temps. Le cinéma de Méliès appréhende la
figure humaine comme susceptible de dissociation, de démem-
brement, de manipulation de toutes sortes. Combien de décapi-
tations, de membres arrachés aux corps puis recollés, d’anni-
hilations et de résurrections ?
On peut y voir du « cinématographique » avant tout (Le
Forestier 2002, p. 225). Mais d’où ce « cinématographique »
tire-t-il ces caractères distinctifs ?
Tout le domaine du truc, du trucage, de l’escamotage, de la
disparition-apparition, etc., tous ces procédés et motifs de
l’illusionnisme trouvent dans la mécanique cinématographique
un relais ou une extension qui les rattachent à un champ com-
mun sinon à des champs en intersection. Le refus de considérer
les manipulations mélièsiennes comme relevant du montage lors
du premier colloque Méliès de Cerisy en 1984 et par la suite,
montre bien à l’œuvre l’une de ces procédures d’exclusion, de
délimitation des discours épistémonomique et épistémocritique.
Le montage chez Méliès ne vise pas la linéarisation du signi-
fiant filmique, il joue sur la référence au corps mécanique,
dissociable, superposable. Outre le lien Méliès-Marey dont nous
avons déjà parlé, il conviendrait d’établir un lien Méliès-Sade.
L’écrivain pratique un montage érotique des corps qui suppose à
la fois leur possible démembrement, leur torsion, leur morcelle-
ment et la mise en œuvre de rapports machinaux sinon machi-
niques dans les figures « coïtales » envisagées 19. Le réglage des
dispositions et des assemblages souvent acrobatiques vise à une
sorte de bon fonctionnement du « moteur humain ». La dimen-
sion farcesque de Méliès contraste, on en convient, avec la
noirceur du marquis — chez qui l’humour cependant est loin
d’être absent —, mais les deux ont en commun cette « inhuma-
nité » dans les traitements que les protagonistes s’infligent et
surtout cette « horlogerie » des rapports qui conduisait Méliès à
disposer un métronome ou à faire jouer du piano afin de ryth-
mer le jeu des acteurs durant les tournages.
Méliès nous ramène sans équivoque du côté de la superpo-
sition dont on a déjà parlé. On sait qu’Eisenstein avait retenu

Pour une épistémographie du montage : préalables 27


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comme exemple princeps de montage ce qu’il appelait « l’erreur


de Georges Méliès », à savoir la fameuse substitution du fiacre
par le corbillard place de l’Opéra pour cause de blocage de
l’appareil de prise de vues. On pourra discuter de la véracité de
cette anecdote dont beaucoup d’éléments font douter que la
scène ait pu avoir eu lieu en ces termes 20, mais on retiendra le
paradoxe apparent d’en faire un exemple de « montage ».
Pourtant Eisenstein est bien là dans le droit fil de ce qu’il a
énoncé en 1929 : le « montage » non pas de deux images qui se
suivent (ça, c’est ce qu’on voit sur la bande immobile et
continue), mais qui se superposent (mises en mouvement dans
l’appareil dont la marche est discontinue) et dont le degré
d’éloignement crée un concept. Dans ce cas, celui de métamor-
phose, de passage de l’insouciance à la gravité, de la vie à la
mort, etc. Cette ambiguïté de la « succession » (car dans le
profilmique, le corbillard suivait le fiacre à peu distance et la
panne les a rapprochés voire confondus), on la retrouve dans la
confrontation de ces deux exemples de montage qui, pour leurs
locuteurs, vont tous deux de soi — la figure de l’enfant garan-
tissant la spontanéité de la réaction. Le premier est dû à Pierre
Reverdy (1918, p. 6) : « Si on montre une femme qui regarde à
la fenêtre et, séparément, un ciel de nuages, à côté de moi un
tout jeune enfant peut dire : “C’est le ciel qu’elle regarde.” » Le
deuxième est de René Clair (1970, p. 215) :
Je me trouvais un jour dans une salle de projection avec
un enfant de cinq ans qui n’avait jamais vu le moindre
film. Sur l’écran une dame chantait dans un salon et la
suite des images se présentait ainsi : Ensemble : Le salon,
la chanteuse est debout près d’un piano. Un lévrier est
couché devant une cheminée ; Premier plan : La chan-
teuse ; Premier plan : Le chien qui la regarde. À cette
dernière image, l’enfant poussa un cri de surprise :
« Oh ! Regarde ! La dame est devenue chien. »

Ces deux enfants, par chance, n’avaient pas entendu parler de


« l’Effet-K. » à l’école… Doit-on déduire de leur sérieuse di-
vergence de réaction quant au sens à tirer du montage qu’on est
plus enclin à accorder à une femme qu’à un chien la capacité
de « regarder » ? ou qu’on connaît par les contes de fée des

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métamorphoses de femme en chien mais non en nuage (Ixion


en sut pourtant quelque chose !) ?

Université de Lausanne

NOTES
1. Voir l’un des derniers exemples du genre avec l’article « Montage » de l’Ency-
clopædia Universalis électronique (CD-Rom version 1998), dû à Joël Magny.
2. Selon Le Robert : « Fig. (Biol., philos.). Théorie de l’émergence (de G.-H. Lewes,
1874) : théorie “selon laquelle la combinaison d’unités d’un certain ordre réalise une
entité d’ordre supérieur dont les propriétés sont entièrement nouvelles” (P. Ostoya, in
Foulquié, Dict. de la langue philosophique). »
3. Sur cette visée, voir notre exposé programmatique dans F. Albera et M. Tortajada,
« L’épistémé 1900 », 7e Congrès international de Domitor, Montréal, juin 2002 (dans
A. Gaudreault, K. Russel et P. Véronneau (dir.), Le Cinématographe, nouvelle
technologie du 20e siècle/The Cinema, A New Technology for the 20th Century, Lausanne,
Payot, à paraître en 2004). Par ailleurs, j’ai abordé cette problématique dans plusieurs
contributions auquel le présent texte renvoie çà et là : « Nauman cinématique » (Albera
1997) ; « Pour une épistémographie du montage : le moment-Marey » (Albera 2002) ;
« Montage et mémoire », intervention au colloque du Centre de recherche sur
l’intermédialité (Université de Montréal) sur les « Nouvelles Technologies de l’Infor-
mation et de la Communication » (ACFAS, Québec, mars 2002).
4. Dans ses Mémoires, Eisenstein rapproche le montage d’un pont flottant par le
génie militaire auquel il appartenait du montage des plans dans un film (auquel il ne
songeait alors pas, bien entendu).
5. C’est le sens de la fameuse opposition Eisenstein c. Kouléchov(-Poudovkine) qui
s’exprime par le biais d’une métaphore constructive — les briques des uns opposées
au bond de l’autre —, mais se comprend mieux à partir de la métaphore biologique
de la cellule — qu’Eisenstein reprend peut-être à Kouléchov, mais en en privilégiant
l’acception dynamique, génératrice alors que Kouléchov n’en retenait que le sens
d’élément minimal — sens qu’on retrouve d’ailleurs tel quel chez Jean Rostand bien
plus tard : « Selon une comparaison consacrée, les cellules forment l’organisme comme
les briques forment la maison » (Esquisse d’une histoire de la biologie, cité dans Le
Robert), formule qui « oublie » la contradiction organique-mécanique évoquée tout à
l’heure. La controverse se déplace enfin sur le plan sémiotique : la référence à la langue
est, chez Kouléchov, fonctionnaliste — il parle de « mot » mais aussi bien de « lettre »
avec l’exemple des cubes alphabétiques destinés aux jeunes enfants — alors qu’Eisenstein,
comme Tynianov dans Le Problème du vers (1924) qui inspire sa contribution à
Poétika kino (1927), sont dans une perspective discursive, énonciative attentive à la
« gestualité » de la langue — ou plutôt de la « parole » (sur ces problèmes, outre les
textes d’Eisenstein et Kouléchov des années vingt, voir ceux des formalistes russes
dans leur « Poétique du film » et mes commentaires en notes de l’édition française de
Les Formalistes russes et le cinéma (Albera 1996).
6. Le « ça marche » ne disparaît pas après Marey, dissous dans Freud… Celui-ci use éga-
lement d’un modèle machinique d’où le montage n’est pas absent, ce que — pour aller vite
— Deleuze nouera sous le nom de « machines désirantes », « flux », « montage d’affects ».
7. Le montage d’extraits d’Alain Fleischer, Un monde agité (production Arte-
Cinémathèque française, 1999), relève cela et à la fois l’escamote en coupant les cli-
max de l’enchaînement qui y conduit.

Pour une épistémographie du montage : préalables 29


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8. Voir son entretien avec Cinéa-Ciné pour tous (Renoir 1926, p. 14-15) et ses
propos dans Ma vie et mes films : « Je m’étais mis dans la tête […] que le cinéma
dépendant des saccades de la croix de Malte, il fallait jouer saccadé » (1974, p. 46). Le
Joueur d’échecs de Raymond Bernard (1927) offre une autre réflexion brillantissime en
acte sur la question de l’homme et de l’automate grâce au talent de Charles Dullin.
9. Rappelons, pour mémoire, l’enseignement, en la matière, de Lev Kouléchov
quant au travail du « modèle » (de l’acteur). Voir Kouléchov 1995 et Albera 1995.
10. Ce cadre a déjà été proposé lors du colloque Jacques-Cartier de Montréal en
2000 et dans ma contribution à l’ouvrage collectif Arrêt sur image, fragmentation du
temps. Aux sources de la culture visuelle moderne/Stop Motion, Fragmentation of Time.
Exploring the Roots of Modern Visual Culture (Albera, Braun et Gaudreault 2002), où
je me suis attaché au « cas » Marey.
11. Werner Nekes expose sa théorie dans une série d’articles en allemand dont on
trouve une synthèse en anglais dans « Whatever Happens between the Pictures »
(1977).
12. On trouve des reproductions des disques de phénakistiscope évoqués ici dans le
catalogue dû à Laurent Mannoni, Le Mouvement continué (1999).
13. Cf. la métaphore « lanterniste » ou « cinématographique » qu’emploie Marcel
Proust (1965, p. 69) qui distingue bien superposition (dans la perception) et succes-
sion (sur le support matériel en quelque sorte) : « la superposition […] des images
successives qu’Albertine avait été pour moi, […] en une germination, une efflores-
cence charnue. »
14. « Du bergsonisme nous acceptons presque tout, sauf la continuité » (Bachelard 1993,
p. 7).
15. Comme il a contourné le vaste massif des rapports du bergsonisme et du
cinéma, qui s’étend des années 1910 aux années 1970, où la nature « bergsonienne »
du cinéma est un topos, jusqu’à son renversement par Claudine Eizykman et Guy
Fihman dans leur enseignement à l’université de Vincennes, qui précède de peu la
série de cours de Deleuze sur le cinéma dans le même établissement.
16. Sa philosophie du « non » est discutée au fond par Michel Serres (1972, p. 91-
92) dans la perspective d’un « nouveau nouvel esprit scientifique » à partir de la
« complexité essentielle », que Bachelard envisageait de manière trop limitative, et des
paradigmes de la pensée structurale et de la pensée informationnelle, mais certes pas
par un retour à Bergson, sévèrement critiqué, dont la philosophie « couronne l’esprit
du XIXe siècle loin de s’y opposer, [elle] accomplit sa tradition, loin de faire nouveauté,
[elle] reflue même à l’âge classique ».
17. Voir sur ce point la thèse d’André Corboz, Venezia immaginaria (1985).
18. Voir Mannoni 2002 (p. 119-120). « Méliès […] aime à se poser en génie de la
mécanique et de l’invention » (ibid., p. 123).
19. Les mots qui reviennent les plus souvent dans les évocations des récits sadiens
sont ceux de répétition et de machinal. Dans son étude « Faut-il brûler Sade ? »,
Simone de Beauvoir parle également d’une assimilation des corps à des « jouets » et
relève — pour le déplorer en regard de sa conception de la « vérité esthétique » — que
« les héros de Sade, nous ne les saisissons que du dehors », que « les débauches qu[’il]
met en scène avec minutie, épuisent systématiquement les possibilités anatomiques
du corps humain plutôt qu’elles ne découvrent des complexes affectifs singuliers » (de
Beauvoir 1972, p. 37 et 51).
20. Selon Méliès, la caméra Gaumont-Demenÿ ne convenait pas aux trucages par
arrêt de caméra en raison de son imprécision, son manque de « franchise » qui
débinait le truc (Malthête et Mannoni 2002, p. 154). Gaudreault et, plus récemment,
Le Forestier affirment qu’une coupe d’images floues, voilées, etc. et un collage étaient

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toujours pratiqués dans le cas d’une substitution dite « par arrêt de caméra » (Le
Forestier 2002, p. 220). Il paraît donc exclu que l’effet ait pu être découvert à la
projection de la bande qui l’aurait enregistré par hasard !

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Pour une épistémographie du montage : préalables 31


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32 CiNéMAS, vol. 13, nos 1-2

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