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L'INARTICULABLE

Alain Brossat

Editions Léo Scheer | « Lignes »

2002/2 n° 8 | pages 47 à 71
ISSN 0988-5226
ISBN 2914172419
Article disponible en ligne à l'adresse :
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Alain Brossat, « L'inarticulable », Lignes 2002/2 (n° 8), p. 47-71.


DOI 10.3917/lignes1.008.0047
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ALAIN BROSSAT

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L’INARTICULABLE
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Prologue
L'effet de sidération produit par l'image qui s'inscrit dans le paysage
de Manhattan au matin du 11 septembre 2001 tient en premier lieu
à l'irréductibilité de ce qui se donne alors à voir, dans l’éclat de l’ins-
tant, aux conditions d'une action. Il y a cet absolu contraste entre la
violence de l'image et l'absence visible d'un acteur, d'un perpétra-
teur. Ce silence des mots, cette déshérence de l'image, à peine une
scène, à laquelle ne se lie aucun discours d'explication ou de reven-
dication émanant d'un supposé sujet fauteur d'épouvante ou lanceur
de foudre est sans doute ce qui, tout d'abord, suscite la terreur et l'ef-
froi. L'événement se constitue ici comme pure production d'un effet
de choc, d'une image-choc, totalement décontextualisée, déliée de
toute condition discursive, de tout enchaînement à des scènes anté-
cédentes ou des causes particulières. L'absolu de l'événement, dans
sa forme apocalyptique, se relate à cette condition d'apesanteur
spatio-temporelle : désamarrée, l'image se reproduit en onde de choc
sur la surface entière du globe, instantanément – l'événement est
immédiatement et premièrement planétaire, et secondairement seule-
ment assigné aux conditions d'un « ici et maintenant ».
Ce vide politique dans lequel il prospère, cette vanité de tous les
« pourquoi ? » qui l'accompagne, contribuent à l'entourer d'une aura

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quasi-théologique – l'attentat se met en scène comme un pastiche du


jugement de Dieu, de la manifestation de la Colère divine – tels que
les péplums les ont pompeusement représentés. Cette irréductibilité
de l'image-choc aux conditions d'une action, d'une série causale,
d'un système d'explication est au demeurant ce qui produit un
certain effet d'affinité avec les crimes totalitaires : aussi inutile, pour
le témoin tétanisé, de s’enquérir de motifs et de raisons face aux

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décombres des tours que lors de l'ouverture des camps nazis, face
aux montagnes de cadavres ; silence des perpétrateurs, mais surtout,
impossibilité de réduire l'événement-désastre aux conditions d'une
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narration historique, comme à celles d'une expérience vécue.


Cette caractéristique de l'événement nourrit le désarroi du spec-
tateur qui, post-factum, va être appelé, malgré tout, à se muer en
« lecteur », en déchiffreur. Trois hypothèses émergent alors. Chacune
d’entre elles se nourrit, à sa manière, de cette dérobade du perpétra-
teur, de ce radical contraste entre ce qui s'expose dans une situation
d'hypervisibilité stridente et le silence des auteurs – une absence qui
tend à réduire l'action à un geste en forme d'énigme.
Première hypothèse : « Mais ce sont des fous… » ; à l'évidence
intrinsèquement insensé, un tel geste qualifierait de facto celui qui le
commet : fou à lier, soit, plus précisément, un psychotique passant
à l'acte, mû par l'ardeur d'un délire dans lequel un peuple, un État,
une forme (« l'impérialisme ») occupent la place du persécuteur.
Le grand psychotique mondial agirait ici comme le double du
dément qui, récemment, égorgeait dans le silence de la nuit son co-
détenu ; cet homme, à son goût, parlait trop et, à l’évidence, se
moquait de lui. L’horreur de la parole qui nourrit le sentiment de
persécution et l’hyperviolence du passage à l'acte se nouent ici étroi-
tement l'un à l'autre. L'hypothèse du monstre psychotique prend ici
consistance, permettant de réduire le trouble suscité par l'explosion
destructrice : il y a bien un sujet, un auteur, mais c'est un fou ; et
une explication à l'inconcevable – son délire… L'aporie de ce
raisonnement est ici immédiatement perceptible : jamais une incri-

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mination politique (« ce peuple, cette puissance, cet État sont nos


ennemis, nos persécuteurs, menons contre eux une lutte à mort »)
ne pourra être assimilée au délire de celui qui dit : « Il n'arrêtait pas
de parler, j'ai vu qu'il se moquait de moi ». En d'autres termes, une
déclaration d'hostilité politique peut être malvenue, mal fondée,
déraisonnable, mais la psychose politique n'existe pas. Milosevic
n'est pas un psychotique politique mais un despote moderne, et la

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grille interprétative qu'il convient de mettre en place pour rendre
compte de sa « folie des grandeurs » ou de sa « maladie de la persé-
cution » est irréductible aux canons de la psychiatrie clinique. Le
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« mais ce sont des fous… » appliqué aux acteurs cachés derrière le


crash des avions sur les tours ne manque qu'une chose, un détail – la
constitution envers et contre tout politique de l'événement.
Deuxième hypothèse : incommode à formuler et pourtant étroite-
ment relatée à l'effet de sidération produit par l'image-choc – celle de
l'acte gratuit, un geste pur, à ce point délié de toute normativité
(« hors normes ») qu’il ne pourrait prendre figure – sinon sens – que
dans la sphère esthétique. On retrouverait là le motif du délire, mais
différemment déployé – il s'agirait de concevoir un geste suffisam-
ment fou, celui du Lafcadio de la contre-mondialisation, pour ne s’en-
visager que comme pure « performance », pure expérimentation d'une
capacité de produire crainte et tremblement auprès du public-monde,
pur effet instantané, hors de toute notion (politique) d'un gain
escompté, d'une bataille gagnée, d'un rapport de force transformé,
etc. Un coup de tonnerre dans un ciel serein, tout le contraire d’une
action politique, laquelle s’inscrit dans la durée et met en œuvre une
dialectique de l’action. Là où sont impossibles à identifier les traits
d’une action politique (un sujet, des buts affichés, une capacité collec-
tive…), la tentation est forte d’inscrire et déchiffrer le geste qui fait
image dans une autre dimension – celle d’une production d’effets et
de sensations susceptible de constituer un public « total ».
Cette hypothèse est constamment et puissamment nourrie par ce
qui a été immédiatement perçu comme la caractéristique première

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de la scène – son trait « inconcevable », « sans précédent », destiné


à « faire (désastreusement) date », autant de qualifications habituel-
lement associées aux crimes totalitaires. Mais ici, on est dans un
régime qui est intégralement celui des images, autant que celui des
crimes totalitaires est celui de l'absence d'images, de la dissimula-
tion, du secret et de la disparition. Le geste qui produit le crime-
image, pure image coupée de toute consistance historique ou de toute

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relation à la pratique d'un groupe, ne pourrait être saisi alors que
comme celui d'un artiste (fou, bien sûr, mais ce ne serait pas la
première fois que l'artiste tutoierait la démesure, laquelle est cousine
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de la folie), inscrivant ses obsessions et hallucinations sur le corps


meurtri de l'humanité. C'est en ce sens qu'a pu circuler l'énoncé
sulfureux – « la plus grande œuvre d'art de tous les temps… » –, un
énoncé tout à la fois requis et imprononçable – celui dont on dit qu'il
l'a prononcé ne peut que se dire trahi par ses auditeurs, mais l'es-
sentiel demeurant qu'il circule et fonctionne comme l'un des passeurs
des sensations interdites nourries par l'événement.
L'acte gratuit prend sa source là où se constate l'existence d'un
possible délié de toute raison et réalisable seulement au titre de l'ex-
périence pure de l'infinitude (un possible parmi une infinité d'autres,
nullement hiérarchisés par un principe d’utilité). L'expérimentation
du possible se règle ici non pas sur le pourquoi mais sur le pourquoi
pas ? « Pourquoi pas les tours de Manhattan ? », lancerait alors une
sorte de Néron actionniste projeté sur la scène mondialiste, comme
d'autres se demanderaient pourquoi ne pas asperger le public du sang
d'un bœuf qu'ils viennent d'égorger face aux caméras dans le cadre
d'une biennale hautement subventionnée ? Créer de l'événement,
une scène – pour voir… Les borborygmes théologico-politiques qui
sortirent de la bouche du supposé Grand Perpétrateur, lorsque finis-
saient de retomber les cendres et poussières des tours, n'ont pas
contribué à effacer cette impression de l'enfant-monstre qui joue (à
terrifier le monde), du monstre esthétique qui dessine sur le corps
commun les entailles rituelles destinées à ouvrir l'accès à un nouvel

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âge d'effroi et de stupeur. Une expérimentation, soit dit en passant,


d'un tout autre type que celle à laquelle se livra le complexe scienti-
fico-militaro-industriel à Hiroshima : ces gens-là, en même temps
qu'ils lançaient leur bombe « pour voir », entendaient bien en
engranger simultanément les effets pratiques – gagner la guerre.
Dans le cas présent, la déliaison entre la scène visible et la notion
d'une action qu'éclaire et prolonge un discours s'expliquerait aisé-

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ment : l'acte gratuit est une totalité autosuffisante que n'éclairerait
aucun commentaire. Le silence en accompagne et en souligne l'éclat.
L’aura de l’acte unique requiert ce mutisme et le mystère qui s’y lie.
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Troisième hypothèse, celle qu’il s’agira ici de défendre : si le perpé-


trateur demeure dans l'ombre, muet ou presque, c'est qu'il est en déli-
catesse avec le langage. Mieux : il y a cette multitude invisible qui
s'identifie positivement à la scène des tours percutées puis abattues et
qui a en commun, en premier lieu sans doute, une difficulté spécifique
à enchaîner une action sur un discours, un discours sur une action. Ce
déficit constant du côté du langage qui relate une expérience comme
tort subi et supporte une réclamation. Il y a cette autre face de l'hy-
pervisibilité de l'événement-image – l'inarticulable d'un tort subi et
l'effet boomerang d'une plainte informulable et inenregistrable. Il y a
ce problème d'une plèbe dont le destin serait de faire image (exposable
en tant qu'associée à des images de dangers, de désastres, de cauche-
mars), à défaut d'être instituée dans le langage – fondée, notamment,
à faire valoir un point de vue, à faire entendre un récit singulier, à
défendre un intérêt particulier, à présenter un tort spécifique. Dans
une perspective tératologique, on parlerait ici d’un monstre aphasique
– mais il faudra bien finir par s’interroger sur les limites du principe
tératologique appliqué à l’événement du 11 septembre 2001…
Si l’on suit la perspective dessinée par Hannah Arendt, « la poli-
tique repose sur un fait, la pluralité humaine1 ». La politique ne

1. H. Arendt, Qu’est-ce que la politique ?, Paris, Seuil, 1995.

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connaît que les hommes, laissant la question de l’homme (l’Homme…)


à la théologie et à la philosophie. Le problème de la politique sera,
spécifiquement, celui de l’élaboration de « l’espace-qui-est-entre-les-
hommes », de la formation d’un espace commun, sans abolition de
l’intervalle qui sépare chacun de chacun et dont l’irréductibilité repose
sur la condition de diversité des individus et des groupes.
Cette position suppose que se constitue un champ de pluralité

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dans lequel chaque singularité (qu’elle soit individuelle ou collective,
qu’elle soit d’intérêt, d’opinion, de croyance, de langue…) vaudra
comme point de vue et sera validée comme telle. Un code de recon-
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naissance et une règle de légitimation se mettent en place, fondés sur


une sorte de législation de la réciprocité : la validation par chaque
singularité en tant que position légitime, l’aptitude pour chacune à
envisager l’autre point de vue à la fois comme irréductible dans sa
différence et incontestable dans son droit à exister. Énoncé théori-
quement ou pratiqué empiriquement, ce code fonde l’ethos de la
démocratie moderne. L’hypothèse que réactive la scène du 11
septembre 2001 et qui, de fait, fonde l’approche de la politique d’un
Michel Foucault est celle de la permanence d’un rebut désastreux de
cette institution. Il y aurait toujours ce reste, il y a constamment ce
déchet (dont l’archéologie foucaldienne veut attester la permanence)
de la démocratisation du monde et dont le propre est de ne jamais
accéder à cette capacité d’entrer dans des jeux de reconnaissance en
trouvant sa place dans cet espace de légitimation réciproque des posi-
tions et points de vue. Il y a donc toujours cet inarticulable d’une
expérience singulière du monde, celle de la plèbe aux incarnations
infiniment variables, mais dont le propre serait d’échouer constam-
ment à être entendue comme singularité légitimée, à trouver sa place
dans le champ de la pluralité humaine, à se rendre visible et accep-
table en tant que position. Cette plèbe dont le propre serait soit de
ne pas savoir « articuler », soit de ne pas savoir se faire entendre, soit
de persister à crier, hurler, lancer des imprécations plutôt qu’à discou-
rir ou enchaîner, soit, enfin, de devoir parler dans des mots d’em-

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prunt – toujours en délicatesse avec le langage. Foucault revient à de


nombreuses reprises sur ce motif, par exemple dans ce texte
« Oui, j’aimerais bien écrire l’histoire des vaincus. C’est un beau
rêve que beaucoup partagent : donner enfin la parole à ceux qui n’ont
pu la prendre jusqu’à présent, à ceux qui ont été contraints au silence
par l’histoire, par la violence de l’histoire, par tous les systèmes de
domination et d’exploitation. Oui. Mais il y a deux difficultés.

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Premièrement, ceux qui ont été vaincus – dans le cas, d’ailleurs, où il
y a des vaincus – sont ceux à qui par définition on a retiré la parole !
Et si, cependant, ils parlaient, ils ne parleraient pas leur propre langue.
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On leur a imposé une langue étrangère. Ils ne sont pas muets. Non,
ils parlent une langue que l’on n’aurait pas entendue et qu’on se senti-
rait maintenant obligé d’écouter. Du fait qu’ils étaient dominés, une
langue et des concepts leur ont été imposés. Et les idées qui leur ont
été ainsi imposées sont la marque des cicatrices de l’oppression à
laquelle ils étaient soumis. Des cicatrices, des traces qui ont imprégné
leur pensée. Je dirai même, qui imprègnent jusqu’à leurs attitudes
corporelles…2 »
Dans une perspective foucaldienne, ce monde des vaincus, cette
plèbe, c’est l’autre du peuple légitimé, doté d’une capacité propre à
faire histoire, inscrire une trace, faire entendre sa langue propre,
inscriptible, du coup, dans un espace politique. La plèbe apparaît au
contraire constamment vouée à une condition de déperdition, voire
de disparition, dès lors que sa difficulté avec le langage l’empêche de
se constituer politiquement, un empêchement qui, à son tour, nour-
rit la violence spécifique de l’élément plébéien. C’est cette hypothèse
que nous allons faire travailler en mobilisant un récit littéraire au
cœur duquel peut s’identifier cet enjeu.

2. M. Foucault, « La torture, c’est la raison » in Dits et Écrits, Paris, Gallimard, t. III, 1995, p. 390.

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Nous envisagerons donc ici la langue comme terrain d'affronte-


ment entre maîtres et serviteurs, le langage comme ce milieu dans
lequel se noue la relation problématique entre dominants et dominés,
vainqueurs et vaincus. Nous nous intéresserons au rapport entre la
maîtrise du discours (ou son absence), la prise de parole, le contrôle
de la voix et l'emprise sur les corps. Au mouvement qui conduit de
l'empêchement de la parole au geste violent ou au passage à l'acte.

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Ce problème, tentons de l'approcher en mobilisant un person-
nage de fiction, Billy Budd le marin, tel qu'il apparaît dans deux
œuvres : le roman de Herman Melville (1891) et l'opéra de Benjamin
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Britten (1951, révisé en 1962) qui, tous deux, portent son nom3.
Concentrons notre attention sur la scène clé de ces deux œuvres,
celle où Billy tue involontairement, d'un coup de poing, son persé-
cuteur, le maître d'armes Claggart.
Rappelons en deux mots l'argument du roman de Melville que suit,
à quelques détails près, le livret de l'opéra de Britten. Billy Budd
– dont le nom évoque le bourgeon d'une fleur, la jeune pousse à peine
éclose – est un jeune et beau marin qui vient d'être enrôlé de force sur
un navire de guerre britannique en 1797, durant la guerre inexpiable
qui oppose la France révolutionnaire à l'Angleterre monarchiste. Billy
n'est pas seulement un beau corps, mais aussi une belle âme, figure
d'innocence et de candeur « pré-adamique », dit Melville, une force
naturelle, un être spontanément voué au service loyal de son roi et de
son capitaine, serviable et amical avec ses camarades, empressé au
travail, prompt à apaiser les conflits… « Une vertu se dégageait de lui
qui adoucissait les plus aigres », dit encore Melville. Dans le roman
comme dans l'opéra, Billy nous apparaît vêtu de coutil blanc, ce qui
souligne le caractère purement et simplement angélique du person-
nage, explicitement mentionné dans les deux œuvres.

3. H. Melville, Billy Budd, marin, Paris, Gallimard, « L'Imaginaire », 1997, trad. Pierre Leyris.
B. Britten, Billy Budd, opéra en deux actes, livret de E.M. Forster et É. Crozier d'après la nouvelle
de Herman Melville (publication de l'Opéra national de Paris, 2001).

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Billy, dès son arrivée sur le navire de guerre, éveille un désir


violent chez Claggart, le maître d'armes qui fait régner un ordre
brutal sur celui-ci. Question d'époque, le motif homosexuel est traité
beaucoup plus explicitement chez Britten que chez Melville – mais
tel n'est pas ici notre sujet. Claggart est un personnage aussi noir,
maléfique, rangé au côté du Malin, que Billy nous apparaît revêtu de
lin candide. Incapable de faire face à ce que Melville désigne comme

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« l'interdit du destin » (l'accomplissement de son désir), Claggart va
entreprendre de détruire Billy par tous les moyens. Citons briève-
ment le livret de Britten
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« Ô beauté de l'âme, ô beauté du corps, bonté !


Comme je voudrais ne vous avoir jamais vues !
À présent que je vous ai vues, quel choix me reste-t-il ?
Aucun, aucun ! Mon destin est de vous annihiler, je suis voué à
votre destruction. Je vous effacerai de la surface de la terre, de ce
minuscule fragment de terre flottant, de ce navire où le hasard vous
a menés… »

La pente selon laquelle se déploie la passion de Claggart est


claire : du désir de possession inavouable et inassumable au parti de
destruction le plus fanatique. Le maître d'armes, donc, qui est
l'homme des voies souterraines, retorses et obscures (comme Billy
est celui des actions droites et des motifs limpides) va tramer toutes
sortes de machinations. Celles-ci culminent avec la manipulation
d'un matelot contraint à tenter de soudoyer Billy avec de l'argent
français, afin que celui-ci accepte de tremper dans une mutinerie.
Billy rejette le corrupteur avec horreur. Claggart va donc jouer son
va-tout en accusant Billy auprès du capitaine Vere – un homme de
devoir juste et bon – de tenter d'organiser une sédition révolution-
naire sur le navire britannique. Incrédule, le capitaine décide d'or-
ganiser une confrontation entre les deux hommes. Billy se rend à
cette convocation, insouciant, convaincu qu'une promotion lui sera
notifiée, en récompense de ses bons et loyaux services. Mais, mis en

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présence de Claggart (qui, croit-il, a bonne opinion de lui et le


protège), il reçoit en plein visage la terrible accusation. Je cite une
nouvelle fois le livret de Britten
« Claggart, regardant Billy droit dans les yeux :
“William Budd, je vous accuse d'insubordination et de rébellion.
William Budd, je vous accuse d'avoir aidé nos ennemis à répandre
leur croyance infâme dans les Droits de l'Homme.

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William Budd, je vous accuse d'avoir apporté à bord de l'or français
dans le but de soudoyer vos camarades et de les détourner de leur devoir.
William Budd, vous êtes un traître envers votre patrie et envers
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votre Roi. Je vous accuse de mutinerie !”


Capitaine Vere :
“William Budd, répondez. Défendez-vous !” »

C'est en ce point précisément que se noue l'intrigue théorique ou


que prend forme le problème philosophico-politique sur lequel il
convient de s'attarder. Billy, en effet, avec toutes ses perfections angé-
liques, souffre d'une défaillance récurrente, en sa qualité d'homme
« naturel », d'« honnête barbare », va jusqu'à dire Melville, issu d'une
« époque antérieure à la cité de Caïn ». Il est, nous dit encore le
romancier, « entièrement dépourvu de cette connaissance intuitive
du mal qui, chez les natures mauvaises ou incomplètement bonnes,
précède l'expérience et par là même peut appartenir, comme on le voit
trop clairement dans certains cas, à la jeunesse ».
Pratiquement : confronté brutalement au mal, à l'injustice, à la
méchanceté, Billy perd la voix, se met à bégayer, incapable d'articu-
ler une phrase, d'enchaîner un discours. Incapable d'opposer une
répartie sincère à un tissu de mensonges, incapable de faire prévaloir
la vérité sur la calomnie et l'intrigue. C'est une véritable paralysie
qui saisit sa langue, fige son corps, tétanise ses facultés mentales. Il
faut citer en entier la page superbe où Melville décrit ce processus
de pétrification totale qui affecte l'innocent (qui est aussi un humble,
un sans pouvoir appartenant au monde des serviteurs) sous le choc

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de cette rencontre inopinée avec le mal et l'injustice incarnés par un


persécuteur abusant de sa position d'autorité : « Billy ne comprit pas
tout de suite. Quand la lumière se fit, le hâle rosé de ses joues parut
atteint de lèpre blanche. On eût dit un homme empalé et baillonné.
Cependant les yeux de l'accusateur, qui restaient attachés aux yeux
bleus dilatés, subissaient une altération extraordinaire, la riche teinte
violette qui leur était habituelle se troublant jusqu'à devenir un

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pourpre boueux. Ces lumières de l'intelligence humaine, perdant leur
caractère humain, se faisaient protubérantes et glaciales comme les
yeux étranges de certaines créatures non cataloguées des profondeurs.
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Le premier regard magnétique avait été celui du serpent qui fascine ;


le dernier fut comme l'embardée paralysante du poisson torpille.
“Parle, gabier!” dit à l'homme paralysé le capitaine Vere, frappé par
son aspect plus encore que par celui de Claggart. “Parle! Défends-toi!”
Cet appel ne suscita chez Billy qu'une étrange gesticulation muette
et un gargouillement étranglé ; la stupeur causée par l'accusation assé-
née si soudain à sa jeune inexpérience, et peut-être aussi l'horreur que
lui inspiraient les yeux de son accusateur mettant à jour son défaut
d'élocution latent et l'intensifiant au point de lui lier convulsivement
la langue ; tandis que sa tête et son corps tout entiers tendus en avant
dans les affres de son vain effort pour obéir à l'injonction de parler et
de se défendre, donnaient à son visage l'expression d'une vestale
condamnée qui, au moment où on l'enterre vivante, se débat pour la
première fois contre la suffocation. »

Il y a donc cette fascination paralysante exercée par l'œil de


Méduse du Mal sur le simple, ce regard du démon qui l'enchaîne et
transforme son corps en automate agité de mouvements spasmo-
diques. Il y a cette chute de Billy hors de l'espace salvateur du langage
et de la communication réglée – là où un faux témoignage peut être
réfuté et un innocent injustement accusé blanchi par un jugement
équitable. C'est dans le creuset de cet empêchement des procédures
verbales que se prépare le passage à la violence. Ce qui ne peut se

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délivrer par la parole, par l'enchaînement d'un discours sur un autre,


va se transformer en un geste, pas même une action, dont la tour-
nure sera nécessairement hyperviolente. Citons encore Melville :
« L'instant d'après, prompt comme la flamme d'un canon jaillissant
dans la nuit, son bras droit se détendit et Claggart tomba sur le pont.
Que ce fût voulu ou seulement dû à la taille plus élevée du jeune
athlète, le coup avait porté en plein sur le front, si bien modelé et si

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intellectuel d'aspect chez le capitaine d’armes ; de sorte que le corps
tomba tout de son long, comme une lourde planche qui bascule. Un
ou deux hoquets et il resta immobile ».
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Claggart est mort, et le destin s'accomplira dès lors inexorable-


ment : en ce temps de guerre où toute vie est soumise au régime de
l'exception, Billy est voué à mourir. Un tribunal composé d'officiers
le condamne au châtiment suprême, la mort dans l'âme, et au lever
du jour, le marin est pendu à la grande vergue. Son exécution dans
l'aube naissante prend, dans le roman de Melville comme dans
l'opéra de Britten, la tournure d'une véritable Ascension.
Il semblerait que l'on puisse discerner aujourd'hui dans cette
scène – en deçà ou au-delà de toute cette dimension théologique et
métaphysique dans laquelle les commentateurs installent habituel-
lement leurs analyses de Billy Budd – quelque chose comme une
figure politique qui ne serait pas dépourvue d'une certaine actualité.
Y est en question le rapport entre le pouvoir sur les corps et les capa-
cités du langage d'inscrire le conflit dans un espace délibératif, ou
plus exactement : est présentée ici la situation limite dans laquelle
s'enraye le dispositif discursif permettant de faire de la division et de
l'opposition entre maîtres et serviteurs l'objet d'une procédure déli-
bérative. Insistons sur le contexte dans lequel apparaît cette limite et
se produit cet effondrement du langage : Melville lui-même met en
relief la dimension politique de son roman, insistant – avec des
accents qui évoquent parfois le W. Burke des Réflexions sur la Révo-
lution de France – sur le caractère inexpiable de l'affrontement qui
oppose, en cette fin du XVIIIe siècle, non pas seulement deux puis-

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sances, deux ambitions continentales, mais bien deux principes, deux


doctrines, deux visions de l'histoire et de l'homme. Dans le registre
des métaphores maritimes mobilisées par le romancier, cela prendra
la forme de la lutte à mort entre « monarchie flottante » et « répu-
blique flottante ». L'accent est également porté sur l'état d'urgence,
suspensif de tout droit pour « ceux d'en bas », établi sur les navires
de sa Gracieuse Majesté, suite, notamment, à de très récentes muti-

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neries au cours desquelles a été hissé le drapeau rouge. Sur le Belli-
potent (The Indominable, dans la version de Britten), donc, règne
une sorte de loi martiale, les matelots y étant traités par les officiers
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comme une sorte de bétail rétif, constamment soupçonnés de sympa-


thie pour la Révolution française et d'enthousiasme pour la doctrine
des Droits de l'Homme. Ils sont battus, brimés, punis, menacés, mal
nourris et subissent une éprouvante dictature exercée aussi bien sur
les esprits que sur les corps. Le premier acte de l'opéra de Britten
souligne avec une force particulière cette condition de vie nue à
laquelle est astreinte cette plèbe maritime embarquée de force,
soumise à une discipline avilissante, terrorisée. Mais chez Melville
aussi, l'accent est constamment porté sur le rapport entre situation
d'exception (la guerre totale) et régime de dictature impitoyable
exercé par les maîtres : « D'un moment à l'autre, un engagement
pouvait avoir lieu. Quand il se produisait, les lieutenants affectés aux
batteries se sentaient tenus, dans certains cas, de se poster l'épée nue
derrière les hommes qui actionnaient les pièces ».
C'est donc une double guerre que met en scène Billy Budd : celle
qui oppose deux nations, mais aussi celle, immémoriale, qui met aux
prises, patriciens et plébéiens. La vie du « beau marin » est prise au
piège de ce double conflit, de l'entrelacement de ces deux affronte-
ments : son malheur se scelle dès le début du roman lorsque, arraché
au navire de commerce sur lequel il sert pour être embarqué sur le
Bellipotent, il s'exclame joyeusement : « Adieu à toi, vieux Droits de
l’Homme ! » – est-ce sa faute si le propriétaire anglais de ce navire,
fervent admirateur de T. Paine, l'a ainsi baptisé ? Mais dans l'esprit

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des officiers, une telle exclamation ne peut être perçue que comme
une « allusion sournoise » à son enrôlement forcé… Tout patriote
anglais candide qu'il est, étranger à toute préoccupation politique,
Billy se trouve ainsi suspecté en tant que plébéien. Dès cette ouver-
ture, le langage (terreau du quiproquo et du malentendu) est mal
assuré sous les pas de Billy. Le pire reste à venir.
Le roman de Melville et l'opéra de Britten mettent en relief une

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situation d'asymétrie radicale des positions respectives du maître et
du serviteur. Ils traitent de l'impossibilité pour ces derniers de donner
corps à leur plainte et à ce qui fait litige dans un espace de commu-
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nication, où un discours, répondant à un autre discours, se voit offrir


la chance d'opposer les ressources du langage à l'inégalité des posi-
tions en présence. Le moment aphasique et tétanique de Billy n'est
que la manifestation extrême de cette situation d'exception et d'asy-
métrie qui désactive et invalide toute fonction régulatrice ou égali-
satrice du langage. Le « tribunal », l'instance arbitrale mise en place
par le capitaine Vere, homme de justice par excellence, ne peut
remplir son rôle, dès l'instant où le langage fait défaut à l'accusé.
Dans la scène sur laquelle nous nous sommes arrêtés, le maître
abusif (qu'en langue théologique on appellera un démon, aussi bien
chez Melville que chez Britten) se distingue en premier lieu par sa
capacité à abuser sans limites du langage, en le déployant comme
instrument d'une violence morale et politique destructrice (celle d'un
despote absolu, en langue politique), une violence qui, cependant,
revêt l'apparence du vrai. Dans l'opéra de Britten, l'accusation
mensongère lancée par Claggart s'ordonne en périodes bien scan-
dées, en réquisitoire serré et implacable. Se donne à voir une terri-
fiante appropriation des facultés du langage par cette « part » de la
maîtrise qui met en scène délibérément le pouvoir comme abus de
pouvoir. Placées au service de la tyrannie (le mauvais infini du
pouvoir), ces ressources du langage apparaissent proprement sans
limites – et c'est ici, précisément, que se noue la collusion entre le
pouvoir et le mal absolu.

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La propriété « diabolique » du maître injuste ou inique est, ici, de


se présenter non comme un tyran traditionnel – un brutal, un cruel,
dont les accès violents suscitent l'effroi –, mais bien comme un maître
parleur, un redoutable phraseur doté de la capacité de rendre indé-
mêlables vérité et mensonge. Sa capacité à coloniser les espaces
discursifs d'une manière si totale que la voix et la parole désertent
celui dont il vise la destruction rende caduque toute perspective d'un

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règlement du conflit sur un mode éristique – celui d'une « dispute ».
La capture du langage par le maître inique produit un arrêt, une
pétrification du conflit (l'œil du serpent, le poisson torpille qui para-
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lysent, chez Melville) dont seul un foudroyant acting out permettra


de s'extraire.
Proprement « diabolique » est cette faculté du maître injuste de
conduire la guerre sans fin qui l'oppose aux asservis par ces moyens
autrement obliques et retors que ceux de la terreur ouverte. Il y a,
du côté de Claggart, ce paradoxe d'une figure de pouvoir entière-
ment despotique, policière, installée dans l'élément de l'illimitation
(le propre de la tyrannie), mais qui récuse ici les moyens courants de
la cruauté et de la férocité. Dans son affrontement avec Billy, Clag-
gart ne gouverne pas à la terreur et à l'effroi, mais à l'invention et à
la feinte, non pas à la force vive mais au logos. Devenu ainsi « irré-
futable », le maître inique ne pourra être repoussé que sur un mode
exterminateur (extrême et hyperviolent).
Pour Claggart, ce n'est pas seulement en tant qu'objet d'une
convoitise innommable que Billy doit être détruit. C'est aussi que le
marin incarne, dans sa pleine innocence et naïveté, dans ses conduites
spontanément fraternelles, un immémorial pré-politique, pré-juridique
qui ne peut que révulser et alarmer ce vicaire de l'ordre qu'est le maître
d'armes (une sorte de commissaire de police maritime, somme toute).
La candeur de Billy est aussi signe d'appartenance à un monde d'avant
la loi, de rattachement à une forme de communauté utopique (celle
des hommes sans déterminations) – un spectre dont se défie par-dessus
tout cette sorte de Raison d'État que représente Claggart. C'est préci-

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sément en tant que l'apparition « angélique » de Billy produit un


trouble innommable (tant elle échappe à toute représentation poli-
tique) dans l'enchaînement de l'ordre à la loi, de la politique à la raison,
du discours à l'institution (etc.) qu'elle doit être annulée, révoquée.
L'arrêt de mort prononcé par Claggart contre Billy (bien avant sa
condamnation par le tribunal d'exception) résulte de la lutte inexpiable
qui oppose sans fin la communauté, entendue comme « l'archaïque »,

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à la raison politique et au monde de la loi. Il s'agit bien de dire que la
politique, comme production de l'ordre et conservation de l'existant,
traverse sans fin le mal à la mesure même où celui-ci la traverse, que
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la souveraineté a part liée au mensonge, à la tromperie et au subter-


fuge; mais il s'agit aussi – leçon beaucoup plus inquiétante – de présen-
ter une figure de la maîtrise, une figure tout entière politique, même
si elle baigne dans un halo théologique et métaphysique, où celle-ci a
part liée au mal absolu, en tant qu'installée dans l'élément de l'illimi-
tation et atteignant une sorte de perfection dans l'art de métamor-
phoser le mensonge en vérité; une figure dont le propre « diabolique »
est de rendre impossible l'exercice de la justice parmi les hommes, et
de convoquer inexorablement les paroxysmes exterminateurs. Dans
cette configuration paradoxale de la lutte à mort ou de la guerre totale
entre le maître et le serviteur (paradoxale, car le serviteur ne sait pas
qu'il est en guerre contre son maître), devient inéluctable le débouché
apocalyptique : non pas un vainqueur et un vaincu, mais bien deux
morts, un désastre absolu dont les témoins ne se relèvent jamais; blessé
à mort, des années plus tard, dans un combat naval, le capitaine Vere
agonise en murmurant « des mots inexplicables pour celui qui l'assis-
tait : “Billy Budd, Billy Budd” ».
Tout éloigne donc cette « scène » de la configuration d'un conflit
classique : le serviteur, ici, ignore radicalement ce qui lui fait face et
le menace ; il ignore son ennemi comme tel, ne soupçonne rien de
son dessein exterminateur – toute cette adversité demeure jusqu'à la
fin, pour lui, du domaine de l'inconcevable. Lorsqu'il lui faut faire
face à cette négativité, elle ne peut revêtir que le visage du démon

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qu'il tente d'exorciser, chez Britten, d'un cri qui peine à s'extraire de
sa gorge. Ce n'est pas une confrontation, l'affrontement avec un
adversaire identifié, une expérience de l'adversité, mais un choc
anéantissant, l'épreuve instantanée et désastreuse du mal absolu, de
la plus complète des iniquités. C'est ce choc vécu (un pur Erlebnis,
par opposition à une Erfahrung inscrite dans la durée, donc) qui est
le creuset du passage à l'acte hyperviolent. Le geste exterminateur se

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branche directement sur l'intuition de l'irréparable qui traverse alors
la victime : aucune procédure discursive, aucune procédure compen-
satrice ne sauraient venir compenser ou alléger ce qui vient d'être
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commis par celui qui, dans l'éclat infernal de cet instant, s'est dévoilé
comme un perpétrateur ayant perdu jusqu'à sa figure humaine. C'est
pour cette raison précisément que le coup porté par Billy l'est sur le
front, comme pour anéantir l'intelligence maléfique qui a machiné
cet attentat moral. Le hurlement (« Un… un… un DÉMON ! »)
poussé par Billy est un cri de détresse absolue, comme le coup qui
le prolonge est un geste de désespoir entier – celui du serviteur qui
se découvre expulsé hors de tout champ dialectique : rien ne saurait
venir « relever » le crime et l'outrage dont il vient de faire les frais,
et surtout pas l'interposition du « bon maître » (Vere). L'ordre
semble avoir définitivement basculé du côté du maître inique, ce qui
a pour conséquence la disparition de tout espace public dans lequel
le serviteur serait autre chose que pure et simple vie nue placée à la
merci des maîtres. La scène de la confrontation sanctionne la défaite
de Vere, incarnation de cette conception éclairée et optimiste de la
vie en commun (et de la politique) qui considère que tout conflit peut
être astreint aux conditions d'une procédure discursive conduite
selon des règles. L'action despotique mais non ouvertement terro-
riste de Claggart refoule violemment la normativité rationaliste, juri-
dique et « humaniste », actualisant cet autre régime de la politique
qui ouvre sur les moments apocalyptiques.
Il apparaîtrait donc que nous serions ici face à un cas de différend
(lyotardien) caractérisé, et même à une figure « ultime » du diffé-

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rend : non seulement, nous l'avons vu, il n'y aura pas présentation
du litige opposant les deux parties devant une instance arbitrale, mais,
de surcroît, le différend ne découlera pas de l'incompatibilité de deux
genres de discours hétérogènes (du narratif et du délibératif, par
exemple) ; plus radicalement, il prendra la forme de cette rupture
mortelle et absolue entre l'un qui a totalisé les ressources du discours
et en a remis les clés au diable et l'autre qui, amputé du langage, est

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ainsi voué à régresser vers l'animalité et qui, en effet, tue comme une
bête sauvage traquée par un chasseur.
Dans une configuration où la langue est ainsi captée par les
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maîtres et, de surcroît, des maîtres qui n'ont pas les traits de domi-
nants légitimés (Max Weber), mais de persécuteurs iniques, le dispo-
sitif théorique mis en place par Jacques Rancière dans La Mésentente
est totalement enrayé. La perspective ranciérienne mise sur la capa-
cité des « incomptés », ceux qui n'entrent pas en compte pour l'ordre
policier, de produire un trouble salutaire en surgissant dans l'espace
public en tant que parlants. C'est en parlant, en disant le tort subi
par eux que les incomptés réinjectent de la politique vive là où la
police (qui attribue à chacun sa place dans un jeu réglé de réparti-
tions économiques, sociales, politiques…) les dé-compte. En parlant,
en exposant leurs capacités discursives, ils administrent la démons-
tration de ce qu'il y a de l'égalité, envers et contre tous les disposi-
tifs hiérarchiques ou ségrégatifs de l'ordre policier. Le moment
essentiel, dans la perspective ranciérienne, est celui de la prise de
parole par les incomptés, de l'égalisation par la parole. Dans cette
perspective, il apparaît que tout tort serait articulable comme ce qui
fait litige, car un « incompté », c'est un parlant qu'ont oublié ou dé-
compté les comptes de l'ordre policier qui lui ont assigné, bien à tort,
la place du muet ou de l'étranger à la langue. Se pourrait-il que
Rancière n'ait pas prévu le cas où l'incompté a cessé d'être un parlant
(capable d’articuler et susceptible de trouver une écoute) ?
Nous avons eu l'occasion de vérifier, lors de luttes comme celles
des sans papiers, des chômeurs, des licenciés des « plans sociaux », ou,

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sous d'autres latitudes, des mères de disparus, combien le dispositif


théorique mis en place par Rancière pouvait être éclairant pour
comprendre comment peuvent se former des espaces de reconstitu-
tion de la démocratie vive dès lors que ceux que l'ordre policier consi-
dère comme relevant d'un traitement biopolitique (des corps en trop,
des corps reproducteurs…) se mettent à parler pour énoncer le tort
qu'ils subissent ou qu'ont subi leurs proches. Mais, dans la configu-

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ration dont nous traitons ici, ce modèle ne fonctionne pas, car le
processus d'égalisation conflictuelle est d'emblée exclu par la perte du
langage dont le plébéien connaît l'épreuve. Dans la scène de Billy Budd
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sur laquelle nous nous sommes arrêtés, c'est exactement au processus


inverse à celui que décrit Rancière que nous assistons : non pas une
reconquête de la parole par le plébéien dans une perspective égalisa-
trice, émancipatrice, mais bien un éloignement, une perte de la langue
à l'épreuve d'un choc inattendu – un « accident », dirait Virilio. Toute
la question demeurant de savoir jusqu'à quel point la situation décrite
par Melville et Britten se trouve cantonnée dans le domaine de l'ex-
ception, en tant que relevant de circonstances « extrêmes »… N'est-
on pas en droit de supposer, plutôt, que les conditions dans lesquelles
apparaît impraticable la perspective de réanimation de la politique dont
Rancière décrit les voies se présentent fréquemment, pour ne pas dire
constamment ? Ne se re-présentent-elles pas chaque fois que le servi-
teur éprouve ce choc lié à la découverte d'une forme de violence du
maître dont il ne soupçonnait même pas qu'elle pût exister? Insistons:
Billy, arraché de force au « Droits de l'Homme » sur lequel il sert de
son plein gré a fait l'expérience des rigueurs de la discipline militaire,
il a vu comment étaient punis et fouettés les novices, il sait ce qu'il en
est d'une domination et d'une oppression qui, dans leur forme la plus
ordinaire, ont une tournure absolutiste. Mais, ce qu'il reçoit en plein
visage lors de la confrontation avec Claggart est précisément ce qui
constitue un excédent absolu par rapport à cette violence ordinaire des
maîtres. On passe ici sans transition des duretés de l'ordre militaro-
policier (la loi du souverain, somme toute) à une tout autre dimen-

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sion : celle de l'inconcevable, celle d'un tort subi, non plus relatif mais
absolu ; on quitte l'épreuve du négatif pour entrer dans les ténèbres
d'un mal absolu dont le nom ne saurait être articulé dans les termes
d'une politique profane ; le théologique va donc faire retour au cœur
même du politique, pour que soit nommé, envers et contre tout, l'in-
nommable politique – le trait démoniaque du persécuteur.

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Morphologiquement, l'événement du 11 septembre 2001 présente
d'évidentes parentés avec la scène imaginée par Melville : c'est bien
une sorte de super-Claggart, maître d'armes sur le vaisseau monde
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qui, ce jour-là, se voit asséner en plein visage (Manhattan) le plus


formidable coup qu'il ait jamais reçu. Il n'en meurt pas, certes, mais,
symboliquement, il y a bien de l'irréparable, là où l'immunité du
corps propre de ce maître des maîtres a été si directement et brutale-
ment affectée. Il y a bien, ici aussi, cet enchaînement qui se produit
entre l'impossibilité pour une multitude plébéienne astreinte au plus
rigoureux des abandons, subissant le cours des choses historiques
comme un outrage chaque jour renouvelé, d'exposer le tort subi et le
déchaînement instantané d'une violence amok. Il y a bien cette incom-
mensurabilité qui se manifeste constamment entre la rigueur de
l'épreuve subie par cette multitude (qui voit ses enfants mourir de la
tuberculose et les enfants de Palestine ou d'Irak subir interminable-
ment la loi des prétoriens) et les ressources qu'offre le langage à l'ou-
tragé (qu'il se voie en victime portant plainte – Lyotard – ou en
incompté s'emparant du microphone – Rancière). Le retour de cette
violence que W. Benjamin nomme « mythique » (« Pour une critique
de la violence »), indissociable du retour en force du théologico-poli-
tique, d'une violence destinée à foudroyer (symboliquement, du
moins) le persécuteur, se produit dans cette configuration où des
dominés s'éprouvent comme des humiliés, des abandonnés et où leur
fureur contre l'oppression échoue sans fin à se transcrire comme
dépôt d'une plainte ou exposition d'un tort. Les gestes extrêmes pren-
nent corps là où font radicalement défaut les conditions dans

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lesquelles un tort éprouvé parvient à s'exposer, envers et contre tout,


dans un espace public, dans lesquelles un discours audible peut
enchaîner sur un sentiment éprouvé en commun, et une action calcu-
lée sur un discours public. Or, c'est précisément un tel terreau poli-
tique qui fait défaut pour cette multitude que le « premier monde »
ne perçoit que sur un mode biopolitique – comme corps productif
ou improductif, apathique ou spasmodique, nourri ou affamé, sain

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ou malade, etc. D'où ce raccourci mortifère qui consiste à substituer
un geste de violence apocalyptique à toutes les procédures d'activa-
tion et de présentation du conflit – procédures empêchées, car elles
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supposent mobilisables les ressources du langage. Là où, comme dit


Foucault, la parole est « retirée » aux vaincus de la nouvelle histoire,
est convoquée une violence qui se conçoit comme absolue et, à ce titre
même, absolument rédemptrice : non pas sur un mode égalisateur,
compensateur et réparateur, mais intégralement vindicatif. Là, en
effet, où le plébéien désespère d'obtenir réparation pour le tort subi,
de voir reconnu le bien fondé de sa plainte, prend sa pleine expansion
le paradigme vindicatif : comment nous vengerons-nous ? Ou plutôt :
qui nous vengera ? Ne pas comprendre que l'événement du 11
septembre 2001 surgit, pour des millions d'incomptés, dans un tel
horizon d'attente, c'est ne pas y entendre grand chose et ne rien
vouloir percevoir de l'écho assourdissant rencontré par lui, en tant
que vision et choc, dans les « autres mondes ». Un écho, précisément,
c'est-à-dire une rumeur et non un discours articulé et exposé dans un
espace public – mais dont on aurait tort de considérer qu'il importe
peu, à n'être ainsi qu'un bruit de voix, qu'une clameur indistincte.
De ce point de vue, d'ailleurs, la violence qui se donne libre cours
le 11 septembre 2001 est tout sauf guerrière. Tant il est vrai que, si la
guerre est affaire de symboles aussi, elle ne saurait se conduire dans
l'ordre symbolique seulement, tant il est assuré que l'on ne part pas
en guerre équipé d'un seul fusil à un coup, que la guerre enchaîne
sur la politique en tant qu'elle s'inscrit dans la durée et ne saurait
substituer l'instantanéité du geste apocalyptique à la préparation de

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la bataille qui force la décision (Clausewitz). Il y a donc non pas tant


une guerre asymétrique (disent les stratèges d'aujourd'hui) entre des
armées du XXIe siècle et des guerriers d'un autre temps que cette abso-
lue hétérogénéité de deux usages de la violence : violence guerrière
hypermoderne et réactivation sans état d'âme de l'état d'exception
par la coalition des souverains autoinstitués comme vicaires de
l'ordre mondial d'un côté4 ; raids éclairs, irréguliers et ponctuels,

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obsédés de leurs effets symboliques de l'autre, conduits par ces
pirates du nouvel ordre mondial, porte-voix autoproclamés des aban-
donnés de la mondialisation impériale.
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Le propre d'une telle situation est d'être incomparable à celle où


des souverains, des États, des nations ou même des peuples entrent
en guerre les uns contre les autres d'un commun accord, en quelque
sorte, un accord découlant du fait mutuellement constaté que les
moyens usuels de régler les différends sont devenus inopérants, un
accord sur le recours aux moyens violents, destiné à trancher le nœud
gordien ; un accord qui anticipe sur la possibilité de contracter à
nouveau, lorsque le sort des armes aura tranché (Clausewitz, encore).
Ici, au contraire, se présente une nouvelle configuration dans laquelle
il n'est pas question pour deux souverains (deux égaux, à ce titre) de
régler leur différend sur un champ de bataille, mais où fait retour, au
cœur même du processus de mondialisation, un régime de terreur
mutuelle, déliée de toute règle de décence morale ou de modération
codifiée, tel que les positions de la victime et celle du perpétrateur, de

4. Le 20 novembre 2001, le secrétaire américain à la défense Donald Rumsfeld déclarait, à propos


des poches de résistance talibanes en Afghanistan : « Les États-Unis ne sont pas enclins à négocier
des redditions. Et nous ne sommes pas non plus en mesure, vu le peu de forces que nous avons sur
le terrain, d'accepter des prisonniers ». Il s'agit là d'un appel très explicite lancé aux alliés autoch-
tones des États-Unis à massacrer sans autre forme de procès leurs adversaires vaincus, notam-
ment les membres non-afghans des forces talibanes. Même un Franco ne se serait pas permis de
délivrer publiquement à ses troupes un tel permis de tuer les membres des Brigades internatio-
nales désarmés… On connaît la suite : Guantanamo, et le refus obstiné des autorités états-uniennes
à accorder le moindre statut juridique à leurs prisonniers, traités comme des pirates, des bandits
de grand chemin – de la viande terroriste, selon les nouveaux canons de la raison d’État…

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l'agresseur et l'agressé tendent à se confondre dans la plus obscure


des mêlées. L'ère de la mondialisation se dévoile ici en premier lieu
comme celle de la mondialisation du différend (dont la dénomination
pentagonale sera le « choc des civilisations »), une globalisation cruel-
lement ironique de la condition d'hétérogénéité radicale de points de
vue sur le monde, la culture et l'histoire, dans une époque vouée
comme jamais aux paradigmes pan-communicationnels. Un régime

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de concurrence victimaire s'impose dans une telle situation, chaque
méta-groupe (« les Occidentaux », « les Musulmans », « les pays
pauvres », « les démocraties », etc.) se voyant en posture de victime
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d'une violence innommable et inique. Il était déjà frappant de consta-


ter ce maléfice abattu sur les protagonistes du « cas » Billy Budd : la
victime y devient un perpétrateur, le perpétrateur une victime dont
la mort, à nouveau, transforme le meurtrier en victime…
W. Benjamin définit un jour l'éloignement croissant des dominants
d'avec les dominés comme l'une des caractéristiques de notre époque.
Peut-être est-ce cela qui se donne à voir en premier lieu dans la
lumière noire du 11 septembre 2001. Dans les sociétés modernes, le
conflit entre dominants et dominés (exploiteurs et exploités, maîtres
et valets, riches et pauvres, colonisateurs et colonisés…) est affecté
d'une double signalétique : celle de l'insurmontable de la division,
perpétuellement reproduite, reconduite et celle de l'entrelacement des
positions en présence. Le processus de modernisation sociale et poli-
tique advient au fil de l'activation de ce double réseau : les classes en
conflit « campent » sur leurs positions, mais les organisations
ouvrières trouvent leur place dans cet espace politique institutionnel
équivoque qui fait d'elles simultanément les représentants des classes
laborieuses et des partis « ouvriers-bourgeois » (Lénine) ou des orga-
nisations de masse oscillant entre confrontation et participation.
L'entrelacement des positions en présence et les jeux de forces et
de contre-forces complexes qui en découlent sont la condition même
de la pacification graduelle des espaces sociaux et politiques (Norbert
Elias). Une telle configuration suppose une élaboration constante de

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l'altérité conflictuelle : il y a cette condition double de l'autre qui est


un adversaire mais aussi un partenaire, un opposant mais aussi un
inclus dans un champ unificateur de normes, de valeurs partagées et
de procédures régulatrices instituées. Dans cette situation, cet autre
a un visage, il est constamment à envisager et à dévisager afin de percer
à jour ses motifs et ses intérêts ; de même, le langage aura constam-
ment à jouer, dans la relation conflictuelle qui m'oppose et me lie à

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lui, une fonction médiatrice : il y a ce regard de l'autre à capter et ces
disputes à conduire sans fin, condition absolue pour que demeure
indéfiniment à distance le spectre de la stasis, de la guerre civile.
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L'événement du 11 septembre 2001 expose d'une manière cuisante


les limites de ce processus. Nous avons là affaire à une situation où
les adversaires ne s'envisagent pas, ne s'« entendent » pas, vivent dans
des mondes étanches, où sont érasées toutes les pré-conditions d'une
situation d'intersubjectivité. Mais il y a pire, si l'on peut dire, que
cette in-communication : le devenir-inconcevable de l'autre, de ses
conditions et modes de vie, de ses motifs d'action, de ses normes et
référents culturels, de ses croyances, etc. Il y a, bien sûr, cet autisme
de la superpuissance qui inscrit dans un angle mort tout ce qui est
propre à fonder la fureur inaudible des multitudes d'ailleurs (mais
qu'ont-ils donc à nous haïr, nous qui sommes si droits, si vertueux,
si humanitaires… ?). Et il y a, en effet de retour, cet écho du cri de
Billy, répercuté sans fin, de ghetto en bidonville, de camp de réfu-
giés en atelier où triment les enfants, d'hôpital sans médicaments en
terre sans pain – « Démons ! ». Le retour de la violence extrême au
cœur des métropoles (naguère encore) sanctuarisées apparaît ici
comme le « double » du décret d'abandon qui frappe ces populations
tombées du mauvais côté de la biopolitique mondiale. Dans cette
situation où l'autre en conflit a perdu son nom et son visage (qui
nous attaque ?), où ses motifs demeurent indéchiffrables (que
veulent-ils ?), où aucune règle commune d'exposition et de conduite
du conflit ne préexiste au moment violent, où celui-ci survient sans
déclaration d'hostilité – il est inéluctable que refleurissent de ces

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schémas schmittiens qui jusqu'ici persistaient discrètement comme


une sorte de déchet imprésentable de la globalisation démocratique :
état d'exception, guerre civile mondiale, guerre totale. Le seul
problème est que cette guerre sans fin – dont aucun principe ne
borne les moyens – à laquelle se prépare la coalition dirigée par la
puissance américaine n'en est pas une : elle est une chasse au
« monstre ». Lesquelles, on le sait, finissent souvent mal.

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