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Études rurales

195 | 2015
Les mondes des inventaires naturalistes

Les inventaires naturalistes : des pratiques aux


modes de gouvernement
Introduction

Isabelle Arpin, Florian Charvolin et Agnès Fortier

Édition électronique
URL : http://journals.openedition.org/etudesrurales/10232
ISSN : 1777-537X

Éditeur
Éditions de l’EHESS

Édition imprimée
Date de publication : 1 juin 2015
Pagination : 11-26

Référence électronique
Isabelle Arpin, Florian Charvolin et Agnès Fortier, « Les inventaires naturalistes : des pratiques aux
modes de gouvernement », Études rurales [En ligne], 195 | 2015, mis en ligne le 01 janvier 2015,
consulté le 01 mai 2019. URL : http://journals.openedition.org/etudesrurales/10232

© Tous droits réservés


LES INVENTAIRES Isabelle Arpin, Florian Charvolin
et Agnès Fortier
NATURALISTES :
DES PRATIQUES
AUX MODES
DE GOUVERNEMENT
2011]. L’affirmation d’une sixième grande
INTRODUCTION crise d’extinction des espèces [Teyssèdre 2004]
justifie la réalisation d’état des lieux pour
apprécier les situations des espèces connues,
identifier les nombreux êtres vivants encore
méconnus et mettre ainsi en place des poli-
tiques destinées à lutter contre les pertes de
biodiversité. L’évolution des inventaires reflète
plus fondamentalement les transformations à
l’œuvre dans le domaine de la science et de
la technologie, au sein de l’appareil d’État et
de la société tout entière.

D
E LA DÉSIGNATION des Zones Natu- Trois mutations majeures caractérisent les
relles d’Intérêt Écologique, Faunis- inventaires naturalistes dans la période contem-
tique et Floristique (ZNIEFF) à l’in- poraine. Leur numérisation tout d’abord. À
ventaire des différents groupes d’espèces (flore, l’ère de la société de l’information, nous
faune, fonge 1) et habitats qui composent les assistons à une prolifération de données desti-
écosystèmes, en passant par la mesure de nées à circuler par le biais d’infrastructures de
l’évolution de certains taxons dans le cadre de la connaissance que sont les bases de don-
ce qu’il est désormais convenu d’appeler les nées. L’autre nouveauté est d’ordre institu-
sciences participatives, la gamme des inven- tionnel. En tant qu’outils de mesure destinés
taires est particulièrement riche et diversifiée. à répertorier la richesse du patrimoine naturel
Cette diversité concerne à la fois les objets de la nation, les inventaires constituent désor-
– des plus emblématiques aux plus ordinaires –, mais un cadre de référence pour légitimer
les objectifs – du suivi régulier aux études l’action publique. Ils incarnent avec d’autres
d’impact –, les échelles – du local au global. instruments [Lascoumes et Le Galès 2004]
Elle a trait également aux statuts des acteurs une manière de rationaliser la construction
impliqués dans la réalisation des inventaires du savoir et un appui essentiel à la décision.
– du professionnel ou de l’amateur chevronné Enfin, l’actualité des inventaires est indisso-
au citoyen ordinaire –, aux méthodes et aux ciable de leur signification politique. Dans un
outils déployés – du simple relevé de terrain contexte de globalisation néolibérale, ils re-
au protocole rigoureux mobilisant les techno- présentent une vision instrumentale du vivant
logies de l’informatique ou de la génomique. destinée notamment à alimenter un projet d’ex-
La période actuelle est par ailleurs mar- pansion matérielle de nos sociétés. Ces muta-
quée par un renouveau et une mutation des tions sont bien sûr à replacer dans l’histoire
inventaires naturalistes. La rhétorique de la
crise et de l’urgence environnementales n’est 1. Organismes appelés communément champignons. La
pas étrangère à ce regain d’intérêt [Mauz mycologie est la science qui les étudie.

Études rurales, janvier-juin 2015, 195 : 11-26


Isabelle Arpin, Florian Charvolin et Agnès Fortier

... longue des inventaires. Comme nous le rap- la nature de ceux qui en assurent la réalisa-
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pelle Émilie-Anne Pépy dans ce volume, le tion. Par ailleurs, le passage d’observations
recensement des espèces existe depuis l’Anti- effectuées en plein air à leur représentation
quité et connaît un essor important au XVIIIe sous une forme bancarisée suscite de nom-
siècle avec l’invention de la systématique et breuses tensions et interrogations.
le développement des expéditions coloniales.
À cette époque, il n’est pas encore question LE TERRAIN DES INVENTAIRES
d’inventaires mais de « flores », d’« herbiers », Interrogeons-nous sur les pratiques d’inven-
de « collections », de « spécimens ». taires qui reposent sur l’observation in situ. Il
La présente introduction propose une s’agit d’identifier la présence et l’abondance
réflexion d’ordre général sur les inventaires d’espèces sur un territoire et de faire remonter
articulée autour de trois sections : le pro- du terrain des données précisant a minima le
cessus de fabrication des inventaires et leur nom de l’espèce, la date et le lieu d’observa-
transcription dans des bases de données, leur tion ainsi que le nom de l’observateur. Ces
institutionnalisation – où comment la nature éléments sont consignés sur divers supports
est saisie par l’État – et enfin l’inventaire en comme des carnets de notes, des fichiers
tant qu’il est le reflet et l’instrument d’un informatiques, des tableurs. Par rapport à la
gouvernement néolibéral du vivant. Elle vise diversité des formes de fréquentation de la
en outre à présenter la diversité des travaux nature, les inventaires s’apparentent à des
académiques réunis dans ce volume d’Études dispositifs fondés sur des protocoles plus ou
Rurales. À ces analyses résolument tournées moins stricts qui visent à cadrer le travail
vers les sciences sociales (histoire moderne d’observation, à satisfaire un certain nombre
et contemporaine, anthropologie, sociologie, de garanties méthodologiques et scientifiques
sciences politiques), il nous a paru opportun et à coordonner les acteurs à distance. Ils pro-
d’adjoindre le point de vue d’Olivier Piron, cèdent d’une standardisation, d’une normali-
un acteur clef de la mise en place des ZNIEFF sation de la collecte de données, nécessaire à
qui constituent une référence importante dans leurs utilisations comparatives ou historiques,
le domaine des inventaires naturalistes en et correspondent à un certain mode du
France. connaître. Ce que montre l’article de Corinne
Beck et Élisabeth Rémy [ce volume] dont
Les savoirs sur la nature : l’analyse socio-historique prend appui sur
de l’observation in situ à la délocalisation l’exemple de la loutre et souligne la pluralité
dans des banques de données des formes de savoirs sur la nature.
Comment sont produites les connaissances dans
le cadre d’inventaires réalisés sur le terrain ?
2. Au sens de Bruno Latour [2007], à savoir tous les
Et comment s’inscrivent-elles 2 dans des bases types de transformations par lesquelles une entité se
de données ? Ce processus continu est forte- matérialise en signe, en archive, en document, en mor-
ment marqué par les valeurs et les rapports à ceau de papier, en trace.
Introduction

Ces inventaires sont façonnés par des d’affiliation à un groupe, reconnaissance par
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acteurs. Comme l’ont montré de nombreux les pairs), professionnels et un sentiment de
travaux d’historiens, d’anthropologues et de responsabilité à l’égard de la nature. Ainsi,
sociologues [Ellis et Waterton 2004 ; Kohler bien qu’il s’appuie sur des relevés d’individus
2006 ; Charvolin et al. 2007 ; Roux et al. isolés, comme c’est notamment le cas de cer-
2013 ; Alphandéry et Fortier 2013 ; Faugère taines opérations de sciences participatives,
2012 ; Manceron 2015], une des spécificités le travail d’inventaire mobilise largement le
des sciences naturalistes est de faire appel à monde associatif et ses réseaux de naturalistes
une gamme variée d’acteurs allant du profes- amateurs. Ce travail de recensement concerne
sionnel rémunéré en rapport avec ses activi- également des institutions comme les établis-
tés, à l’amateur plus ou moins chevronné ou sements publics en charge de la gestion ou de
au simple citoyen qui met à disposition ses la conservation de la nature (Conservatoires
compétences et une partie de son temps libre botaniques, Office national de la chasse et
pour collecter des données à titre bénévole. de la faune sauvage (ONCFS), Parcs natio-
L’univers dans lequel s’élaborent les inven- naux...), des centres de recherches et des
taires est donc peuplé de personnes venues de structures privées de type bureaux d’études.
mondes sociaux différents dont les motiva- Toutefois, l’affiliation à un collectif (asso-
tions et les ressorts sont souvent disparates. ciation, société savante) s’avère un passage
Néanmoins, la majeure partie d’entre elles obligé pour celles et ceux qui souhaitent
conçoit avant tout cette activité comme un développer et affiner leurs compétences. L’ob-
passe-temps, une activité de loisir voire une servation des êtres vivants in situ est en effet
passion, y compris chez les professionnels. complexe. Comme le fait remarquer Kohler
L’observation des êtres vivants dans leur [2002 : 473], « In nature, knowledge is pro-
milieu est souvent perçue par les bénévoles duced in particular places, and there is no
comme une façon de satisfaire leur désir de guarantee that what is true in one place is
connaissance vis-à-vis de la nature. Elle puise true generally ». Certaines espèces comme les
ses racines dans un vécu, une histoire person- oiseaux s’avèrent difficiles à identifier du fait
nelle mêlée d’affects et de relations privi- de leur mobilité ; d’autres sont souvent déli-
légiées avec certaines espèces ou groupes cates à repérer, sans parler des risques de
taxonomiques (oiseaux, lichens ou un genre confusion entre espèces présentant des carac-
de champignons comme les russules), tout téristiques proches. Pour orienter leurs obser-
en étant fréquemment associée à des liens vations, les naturalistes recourent à différents
sociaux et à des rapports privilégiés à un terri- supports comme les listes d’espèces qui figurent
toire. La production de connaissances à tra- dans les protocoles, des guides d’identification,
vers la participation à la collecte de données des clés de détermination ou encore des fiches
s’inscrit dans un registre de motivations très de terrain personnelles utilisées comme aide-
larges se situant entre des intérêts personnels mémoire pour la reconnaissance de certains
(curiosité, passion, réalisation de soi, volonté végétaux [Waterton 2013]. Bien que les niveaux
Isabelle Arpin, Florian Charvolin et Agnès Fortier

... de compétences mobilisées soient très variables Deschamps et Élise Demeulenaere [ce volume]
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d’un inventaire à l’autre, l’observation et la contribue à l’entraînement du regard de ces
collecte de données sur le terrain font appel à derniers, leur donnant ainsi la possibilité de
un registre de savoirs étendus qui vont au- reprendre prise sur le milieu naturel dans
delà des connaissances répertoriées dans les lequel ils travaillent.
manuels. Elles reposent sur la faculté à mobi- Si l’observation et la collecte de données
liser certains sens comme la vue, l’ouïe, l’odo- d’inventaires se parent des attributs de la science
rat ou encore l’intuition. Un « art de faire » en s’appuyant sur la systématique ou en ayant
[De Certeau 1990] en somme qui traduit un recours à des dispositifs de plus en plus
rapport sensible à un milieu et aux êtres sophistiqués, elles ne peuvent être dissociées,
vivants qui l’habitent. L’habileté du myco- comme on vient de le voir, des conditions
logue à repérer les endroits qu’affectionnent sociales de leur réalisation. La connaissance
les champignons ou de l’ornithologue à iden- du vivant est, pour reprendre l’expression de
tifier la variété des chants d’oiseaux relève le Polanyi mobilisée par Pierre Alphandéry et
plus souvent d’un savoir tacite, incorporé, Agnès Fortier dans ce volume à propos de
qui s’acquiert avec l’expérience et au contact la transparence des données naturalistes,
d’autrui. Les sorties de terrain, les sessions « encastrée » dans des formes d’attachement,
de formation organisées par les associations des rapports sociaux, des liens souvent privi-
ou les sociétés savantes, les inventaires que légiés à un territoire. Autant d’éléments qui
celles-ci initient ou auxquelles elles parti- traduisent une « épaisseur humaine », « affec-
cipent dans le cadre de réseaux élargis consti- tive » des connaissances que les nouvelles
tuent autant d’opportunités pour les amateurs technologies de l’information et de la commu-
d’enrichir leurs connaissances. Elles sont aussi nication réduisent en les normalisant.
l’occasion de mesurer leurs compétences
notamment vis-à-vis des professionnels ou LA BANCARISATION DES INVENTAIRES
des membres les plus chevronnés et d’en per- Si les observations de terrain accumulées
cevoir les limites. L’observation et la collecte dans le cadre des inventaires ont longtemps
de données requièrent donc un processus d’ap- été consignées sur des cahiers, matérialisées
prentissage, « une éducation de l’attention » dans des cartes ou des atlas – supports fragiles
selon l’expression d’Isabelle Arpin, Coralie et éphémères –, les systèmes d’information
Mounet et David Geoffroy qui s’attachent à numériques permettent d’envisager d’autres
montrer dans ce volume comment la réalisa- dimensions de gestion de ces données. Le
tion d’inventaires naturalistes dans les espaces développement de bases de données destinées
verts de la ville de Grenoble contribue à à favoriser l’accumulation, le traitement, la
modifier le régime de perception de ces diffusion et le stockage de l’information repré-
espaces. Dans un registre proche, la participa- sente une innovation majeure des dernières
tion de certains agriculteurs à l’Observatoire décennies. Elles constituent de nouveaux sup-
de la biodiversité agricole analysée par Suzie ports de production, de représentation et de
Introduction

mise en relation des savoirs [Heaton et Mille- conditions écologiques, mais aussi sociales,
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rand 2013 ; Bowker 2000 ; Waterton 2010]. culturelles et techniques 4 de sa production
Ce processus de bancarisation des données [Bowker 2000 ; Heaton et Millerand 2013].
demande à être questionné, tant sur les condi- Sa mise en circulation s’avère dès lors de plus
tions de son élaboration, ses techniques mais en plus détachée des enjeux définis à l’échelle
aussi du point de vue de ses conséquences sur des territoires et soulève le problème de son
l’organisation de la connaissance et de ses interprétation, et des usages qui pourront en
usages (scientifiques mais aussi politiques ou être faits. Un autre élément central du proces-
économiques). En d’autres termes, comment sus de standardisation réside dans l’adoption
passe-t-on d’un savoir vécu, sensible, à une d’un système de classification taxonomique
connaissance abstraite, robuste, objectivée, apte indispensable à la dénomination des êtres
à circuler dans les banques de données ? vivants. Ces opérations de standardisation et
L’histoire et la sociologie des sciences et de quantification des données correspondent à
des techniques ont apporté des contributions ce que Desrosières [2014] qualifie de « conven-
significatives à la compréhension du fonction- tions d’équivalences ». Elles impliquent des
nement des technologies de l’information et comparaisons, des négociations, des com-
de la communication. Les bases de données promis, des traductions, des réductions, des
peuvent être assimilées à ce que Bruno Latour inscriptions, des codages. La quantification et
[2007] qualifie de centre de calcul, c’est-à- le recours aux standards apparaissent dès lors
dire des sites où sont agencées des informa- comme des outils exemplaires d’objectivation
tions qui peuvent être agrégées, faire l’objet qui tendent à substituer le langage de la raison
d’analyses croisées et de comparaisons et à celui des passions. Cette mise à distance
facilement circuler. La constitution de ces facilite alors les usages politiques ou écono-
infrastructures fondées sur une logique instru- miques de réalités écologiques, réduites à des
mentale repose sur un processus de mise à données informatiques.
distance, de délocalisation qui s’effectue au Contrairement à une idée répandue, les
moyen de standards et d’opérations de quan- bases de données ne sont pas réductibles à
tification [Tsoukas 1997 ; Bowker et Star de simples outils techniques ou à des péri-
1999 ; Bowker 2000, 2006 ; Zimmerman 2008 ; phériques de stockage ; elles donnent à voir
Turnhout et Boonman-Berson 2011]. L’une une représentation particulière de la réalité
des caractéristiques majeures des standards
dans le cas précis consiste à définir de
3. Communément appelé « format standard » qui inclut
manière objectivée et abstraite ce qu’est une le nom du taxon, la date et le lieu de l’observation ainsi
donnée en s’accordant sur un minimum de que le nom de l’observateur.
paramètres communs 3. La donnée se trouve
4. Pour pallier ce manque, les données sont assorties de
alors réduite à un chiffre et extraite de son métadonnées qui visent à fournir un ensemble d’infor-
contexte, autrement dit isolée, « désencas- mations sur les conditions de leur production (contexte,
trée » [Alphandéry et Fortier ce volume], des date, lieu, modalités, etc.).
Isabelle Arpin, Florian Charvolin et Agnès Fortier

... à travers les opérations de quantification, de 2006 ; Heaton et Millerand 2013]. Elles posent
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classement, de mise en catégories qu’elles en outre le problème de la diversité des sys-
opèrent [Bowker 2000 ; Bowker et Star 1999 ; tèmes de classement ou référentiels taxono-
Turnhout et Boonman-Berson 2011 ; Millerand miques utilisés, qui rendent, pour l’instant,
2011 ; Desrosières 2014]. Mais la dimension difficile l’interopérabilité des bases [Bowker
performative des banques de données réside 2005 ; Turnhout et Boonman-Berson 2011].
également dans la tendance à les concevoir Mais la création de ces bases de données
comme le reflet de l’état d’une certaine bio- génère également des tensions entre les valeurs
diversité. Or, les connaissances dont nous dis- et les motivations des bénévoles marquées par
posons sur les êtres vivants sont fortement un certain type de rapport à la nature et dont
biaisées du fait que certains groupes comme nous avons vu qu’elles reposaient sur diffé-
les mammifères, les oiseaux, les plantes à rentes formes d’attachement, et les idéaux de
fleurs et les milieux terrestres sont plus étu- scientificité fondés sur la fiabilité, l’objecti-
diés que les invertébrés, les champignons, les vité, l’interopérabilité incarnés par des sys-
microorganismes et les milieux marins. De tèmes experts 5 [Lawrence et Turnhout 2010 ;
larges pans de la biodiversité sont ainsi lar- Alphandéry et Fortier ce volume]. Ces dissen-
gement ignorés : seules les espèces connues, sions témoignent plus largement de l’existence
comptées et représentées dans les bases de de conceptions différentes de la donnée. Enfin,
données sont prises en compte et susceptibles la numérisation des connaissances fait émerger
d’être protégées. Une telle sélectivité résulte d’autres questions non moins cruciales relatives
bien sûr d’une pratique scientifique historique au statut de la donnée, à ses conditions d’accès
qui accompagne cette vision moderne de la et de circulation 6 et à l’usage et l’interprétation
politique façonnant le monde vivant. Mais elle qui peuvent en être faits 7.
participe aussi à cette évolution néolibérale,
qui renforce l’approche instrumentale du vivant. L’inventaire comme institution
Si les bases de données exercent une cer- ou la nature saisie par l’État
taine fascination à travers les possibilités et
les promesses qu’elles laissent entrevoir en L’inventaire, on vient de le voir, soulève la
termes de production de connaissances nou- question de la construction de la « donnée »
velles (analyses croisées, comparaisons, etc.),
de circulation de l’information, elles n’en sont 5. Au sens de Giddens [1994] autrement dit fondés sur
pas moins l’objet d’interrogations et de ten- des savoirs codifiés et abstraits détachés de toute réfé-
sions multiples. Outre les artefacts que nous rence aux conditions locales d’interactions.
venons de mentionner, ces infrastructures de 6. Comme le prévoit notamment la convention d’Aarhus
la connaissance soulèvent la question de leur adoptée en 1998 sur le droit d’accès à l’information, la
force d’inertie et de leur irréversibilité face à participation du public au processus décisionnel et à la
l’évolution constante des systèmes de classi- justice environnementale.
fication, aux contraintes financières et tempo- 7. L’effacement des conditions de production des don-
relles que représente leur mise à jour [Bowker nées rend en effet délicate leur interprétation.
Introduction

naturaliste. Il n’est pas une simple donnée, instance politique destinée à résoudre un
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puisqu’il provient du monde social des natu- problème opérationnel, que comme dispositif
ralistes et des évolutions des protocoles et ayant pour effet majeur l’attribution d’un sens
des techniques utilisés. Au-delà de la flore, de au réel et sa mise en visibilité.
la collection d’arbres ou encore du répertoire
des lieux de migration des oiseaux, l’inven- L’INVENTAIRE NATURALISTE,
taire se rapporte aussi à une institution et cons- LA POPULATION ET LA STATISTIQUE
titue un « référentiel » pour cadrer l’action L’inventaire naturaliste a vocation à donner
politique. Comme tel, « l’Inventaire » s’écrit des indications en nombre et/ou en espèces
avec une majuscule. Avec les monuments his- sur la nature. Il donne à voir une représenta-
toriques, les sites et paysages et les ZNIEFF tion agrégée de la nature à laquelle n’ont pas
[Piron ce volume], des éléments sont « ins- directement accès les observateurs de plein air
crits » à l’Inventaire, à la manière d’un enre- et permet en particulier de parler de ce que
gistrement administratif officiel. Dès lors, ils l’on appelle depuis la fin du XIXe siècle des
se trouvent requalifiés pour devenir une richesse « populations », ou des census dans le monde
nationale, un patrimoine ; d’où le nom actuel anglosaxon [Manceron 2015]. L’idée de « popu-
de la base de données qui gère, en France, ces lation » stabilise un cadre d’intelligibilité à
éléments répertoriés : l’Inventaire National du travers la fixation, dans une sorte de photo-
Patrimoine Naturel. La nature n’est pas seule- graphie à un instant t, et pour un territoire
ment inventoriée ; elle est également rapportée donné, du flux ininterrompu du vivant. On
à une grandeur nationale, comme composante affecte des oiseaux à telle localité – notam-
du pays, au même titre que la topographie, ment en recherchant les oiseaux nicheurs – ou
la géographie ou les territoires quadrillés par on répertorie des plantes dans des stations
l’Institut géographique national. dotées d’un plus ou moins grand endémisme.
L’inventaire est ainsi affaire « d’insti- Cette définition populationnelle marque le sceau
tution ». Il peut être envisagé comme une du pouvoir des États modernes attachés à sta-
manière d’appréhender le réel et de réguler biliser des ressources en personnes, en valeurs,
l’action de l’État sur ses territoires. Il pose en biens, et finalement en richesse naturelle,
d’abord la question de la formalisation des dans le cadre de frontières nationales.
données par une science d’État, une sorte de Compter la population dans la nature s’ins-
statistique de la nature. L’institution « Inven- pire de la mouvance de la « statistique »
taire » présente dès lors une affinité avec inventée initialement pour recenser la popula-
d’autres organismes chargés de compter et tion humaine et les richesses nationales. Pour
cartographier les richesses ou la démographie gouverner, l’État moderne associe une légiti-
d’un pays. Les recherches récentes sur les mité assise sur le monopole de la violence à
politiques publiques permettent aussi d’abor- une légitimité issue de la maîtrise de l’infor-
der l’inventaire naturaliste comme un lieu de mation et de la capacité à la stabiliser dans des
pouvoir, qu’il s’agit moins d’étudier comme comptes « statiques », relatifs à des espaces
Isabelle Arpin, Florian Charvolin et Agnès Fortier

... relativement fixes. Il s’agit de rendre visibles de l’expertise dans le gouvernement des socié-
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dans des cadres synthétiques, stables et fiables, tés, dont participe l’institutionnalisation de
des informations plus ou moins mouvantes l’inventaire naturaliste [Lascoumes et Le Galès
issues du terrain, en inventant au niveau scien- 2004]. Le terme d’instrument d’action publique
tifique et politique la culture de la précision fait référence à une efficience de la poli-
[Wise 1995] indispensable à la planification. tique publique déployée dans des réalisations
C’est dans ce contexte que la statistique consi- concrètes de terrain, plutôt que dans l’orga-
dérée comme une science d’État [Desrosières nisation d’un accès de droit à la décision
2000 ; Didier 2009], s’affirme au XVIIIe siècle. publique ou bien dans le respect de grands
Elle se différencie toutefois des inventaires principes juridiques. Orienté principalement
sur un point capital : ces derniers portent sur vers la mise en œuvre de la politique de ges-
des éléments naturels et non sur des humains. tion de la nature, l’inventaire naturaliste parti-
En matière de statistique, voire de recense- cipe, à travers son assise sur une pratique de
ment, les catégories utilisées pour synthétiser plein air, au renouvellement de la panoplie
les variables étudiées contribuent dans le même des outils d’action publique depuis la seconde
temps à normaliser les pratiques des individus. guerre mondiale. Sa mise sur agenda est rela-
tivement récente en France puisqu’elle date
La catégorie socioprofessionnelle, par exemple,
des années 1960 [Charvolin ce volume]. L’in-
est à la fois descriptive d’une population et
ventaire a été peu étudié jusqu’à présent en
aussi ressource normative pour cette même
ces termes et ce volume d’Études Rurales
population dans l’orientation de ses choix et
participe d’une approche contemporaine des
de ses comportements. Rien de tel pour les
politiques publiques centrée sur leur mise en
inventaires naturalistes, où les non-humains application sur le terrain plutôt que sur leur
ne réagissent pas directement en se réappro- genèse dans les ministères.
priant les catégories utilisées pour les décrire. L’entretien avec Olivier Piron [ce volume]
Il faut recourir aux porte-parole que sont les explique clairement la distinction entre une
scientifiques pour rendre visibles les éléments régulation des espaces naturels fondée sur la
naturels dénués de langage humain et leur réglementation ou une panoplie de contraintes
faire donner de la voix. Se pose alors la ques- juridiques et économiques applicables vertica-
tion des rapports entre le monde social des lement, et une régulation au moyen d’inven-
« fabricants » d’inventaires et celui des acteurs taire comme celui des ZNIEFF. Sans avoir de
politico-administratifs chargés de proposer du force légale, l’inventaire offre un cadre cogni-
sens, dans une société de plus en plus complexe. tif [Muller 2000], un référentiel au sens d’un
cadre d’interprétation du monde, qui permet à
L’INVENTAIRE COMME FORME un ensemble d’acteurs de partager un même
DE GOUVERNEMENT COGNITIF PAR LES INSTRUMENTS point de vue. Il définit une forme d’expres-
sion et de visibilisation de la nature dans
L’attention portée aux instruments d’action laquelle peuvent se loger le débat et la contro-
publique a récemment renouvelé la question verse, comme dans le cas de Natura 2000 à
Introduction

propos des espèces et habitats à prendre en Cette vertu de l’Inventaire à l’échelle de la


...
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compte. Il représente une offre de sens, tant France ou de grandes expéditions [Dumoulin
au niveau de la perception et de son éducation et Faugère ce volume] n’existe pas seulement
[Arpin et al. ce volume], que dans l’explora- de manière unifiée et globalisée. L’inventaire
tion des archives anciennes et leur comparai- naturaliste représente également une forme
son avec des connaissances ou des témoignages de micro-politique pour des associations aux
actuels, comme le montrent Corinne Beck et prises avec des affaires locales ou bien des
Élisabeth Rémy [ce volume] à propos de la collectifs candidats à la gestion d’une réserve
loutre. naturelle ou à la maîtrise d’un dossier d’amé-
Dans cette optique, l’inventaire n’est pas nagement. Les Conservatoires départementaux
un préalable à l’action, comme s’il fallait des espaces naturels, des associations comme
connaître d’abord pour agir ensuite. Il témoigne la Ligue pour la Protection des Oiseaux ou
du fait que l’action publique procède par réduc- d’autres constituées à l’occasion d’une contes-
tion, très localisée, de l’incertitude sur l’état du tation, font toutes usage de ce que certains
monde et les mesures à prendre [Callon et al. appellent des « petits instruments de connais-
2001]. Les discussions techniques sur le choix sance » [Becker et Clark 2001]. Il devient
des indices, la mise au point de l’échelle, les
avantageux, pour les négociations portant sur
indicateurs, les algorithmes de calcul, toutes
un territoire plus ou moins restreint, de pou-
ces opérations que l’on retrouve dans les inven-
voir produire « 10 000 » données naturalistes.
taires et d’autres sciences de gouvernement
La généralisation des observatoires thématiques
[Ihl et al. 2003], s’inspirent de choix poli-
[Deschamps et Demeulenaere ce volume] et
tiques pour favoriser certains cadres de pen-
sées et normes d’actions plutôt que d’autres. la régionalisation des indicateurs [Bornand et
Ils configurent littéralement l’action publique al. 2012] contribuent à mobiliser la connais-
de terrain, plus sûrement que l’application sance dans les affaires publiques de telle sorte
réglementaire et descendante d’une loi natio- que chaque acteur peut faire prévaloir ses
nale. Comme « forme institutionnelle », l’in- propres données pour étayer son point de vue.
ventaire rejoint d’autres instruments de qua- Au-delà de ses seules vertus cognitives, l’in-
drillage du territoire et de répertoire des ventaire est devenu un élément stratégique-
richesses démographiques ou économiques ment utilisé pour obtenir gain de cause dans
essentiels pour la constitution des États une action publique de plus en plus complexe.
modernes. Parmi ces outils de quadrillage Les inventaires représentent plus largement
figurent les atlas [Rémy 1995 ; Le Bourhis des moyens d’apprentissage, de retour réflexif
2007] mais surtout les cartes. La cartographie, et d’évaluation de la politique publique. Ils
notamment de la végétation [Gauquelin et al. contribuent à réduire le temps entre une déci-
2005], existe depuis longtemps. Elle rend des sion publique et la mesure de son efficacité.
services à l’action publique que nous sommes Cet impératif de tout mesurer va alors avec le
encore loin de connaître dans le détail [Le souci corollaire de la plus grande « transpa-
Bourhis 2003]. rence » de la donnée et de la prise de décision
Isabelle Arpin, Florian Charvolin et Agnès Fortier

... [Alphandéry et Fortier ce volume], et la néo- Bien que corrélés, ces deux aspects (extension
20
libéralisation de notre monde. du biopouvoir au vivant non humain et
inscription de ce dernier dans un système de
pensée néolibéral) sont présentés successive-
Les mutations contemporaines
ment pour la clarté de l’exposé.
des inventaires naturalistes
et le gouvernement de la vie L’EXTENSION DU BIOPOUVOIR
Les mutations récentes des inventaires natu- AU VIVANT NON HUMAIN
ralistes concourent à une transformation rela- Le biopouvoir est indissociable de la produc-
tivement rapide des manières tenues pour tion d’un savoir sur la situation et l’évolution
légitimes de penser et de traiter le vivant et des populations visées. La collecte d’infor-
d’entrer en relation avec lui. Ces mutations mations sur les populations et les individus
ont dès lors une portée politique, dont il s’avère nécessaire pour pouvoir les gérer et
convient d’interroger la signification. Faire les surveiller efficacement. Dans ses travaux,
des inventaires, en effet, ce n’est pas seule- Foucault s’est essentiellement intéressé aux
ment récolter et stocker des données sur le populations humaines. Mais un mouvement
monde vivant à des fins de connaissance. progressif d’extension du pouvoir de régula-
C’est aussi instaurer un certain type de rela- tion au vivant non humain s’opère depuis plu-
tion avec ce vivant et exercer, sur lui et à tra- sieurs décennies [Darier 1999].
vers lui, un certain pouvoir. Ce mouvement s’est amorcé dans la sphère
En nous appuyant sur les écrits de Fou- scientifique avec l’émergence, dans les années
cault et de ses épigones sur le biopouvoir et 1980, de la biologie de la conservation qui
la biopolitique 8, nous défendons l’idée que marque une étape importante dans le projet de
les mutations contemporaines des inventaires connaissance du vivant [Biermann et Mans-
sont à la fois le reflet et un des instruments field 2014]. Les biologistes de la conservation
d’un nouvel art de gouverner les populations sont à l’origine de la notion de biodiversité et
humaines et non humaines. Foucault a décrit de son inscription sur les agendas scientifique
l’émergence au XVIIIe siècle d’un pouvoir et politique [Takacs 1996]. Ils sont animés par
centré sur la régulation de la vie – qu’il un esprit de mission [Meine et al. 2006] et
nomme pour cette raison « biopouvoir » –, entendent se donner les moyens de maintenir
qui entend organiser et orienter l’existence la biodiversité dans un état de « bonne santé »
des individus de la naissance à la mort, à tra- à l’échelle planétaire. Leur logique tranche
vers une discipline des corps et un ensemble avec celle des protecteurs de la nature qui
se caractérisait par une double disjonction :
diffus de dispositifs de gestion des populations.
séparation entre l’homme et la nature d’une
Les inventaires contemporains contribuent à
étendre le biopouvoir aux populations non
humaines et cette extension s’accomplit sous 8. [Foucault 1976, 2004]. Sur la différence entre bio-
l’empire d’un système de pensée néolibéral. pouvoir et biopolitique, voir [Lazzarato 2000].
Introduction

part et, d’autre part, division entre rapports censés déboucher sur des mesures de gestion
...
21
à la nature selon les espèces et les espaces conservatoire de la biodiversité [Granjou et
(les êtres vivants sont exploités, combattus ou al. 2014]. « Aller de l’inventaire au suivi » est
protégés selon l’espèce à laquelle ils appar- ainsi devenu un des mots d’ordre de la gestion
tiennent et le lieu où ils se trouvent). Les bio- contemporaine de la nature. Les inventaires
logistes de la conservation, eux, incluent les sont aussi mobilisés de façon croissante dans
hommes et leurs activités dans la biodiversité ; les opérations de modélisation de l’évolution
ils mettent en scène les menaces qui pèsent des effectifs et de la distribution spatiale
sur cette dernière et prônent une logique de des espèces, orientées vers l’anticipation et
pilotage [Blandin 2009] applicable partout et l’atténuation des conséquences des activités
à tout le vivant, dans une visée de préserva- humaines. Ils apparaissent comme le socle
tion de la biodiversité [Micoud 1997]. scientifique et historique d’un ensemble glo-
La multiplication d’outils standardisés de balisé de technologies de connaissance et de
connaissance du vivant déployés à l’échelle contrôle de la vie, en cours d’élaboration et
globale manifeste clairement cette extension de structuration.
de la volonté de savoir. Ainsi, par exemple, le Michel Foucault [2004] soulignait la simul-
Global Biodiversity Inventory Facility (GBIF) tanéité entre l’émergence du biopouvoir et la
est une infrastructure numérique qui met en montée en puissance de la néolibéralisation.
lien de nombreuses bases de données inter- Le constat semble s’appliquer aussi au vivant :
nationales et se présente comme un système l’extension du biopouvoir qui se manifeste
mondial d’information sur la biodiversité ; une dans les mutations des inventaires naturalistes
autre initiative, la Barcoding of Life Initiative est contemporaine d’un mouvement de néo-
(BOLI), vise à contenir, à terme, une séquence libéralisation de la nature et de sa conserva-
génétique standardisée du plus grand nombre tion qui commence à être bien décrit et analysé
possible d’espèces répertoriées sur la planète [Castree 2008a, 2008b ; Igoe et Brockington
[Mauz et Faugère 2013 ; Waterton et al. 2013]. 2007 ; Fletcher 2010 ; Sullivan 2013].
Dans un article particulièrement éclairant, Rafi
Youatt [2008] s’est appuyé sur le cas du Glo- LA NÉOLIBÉRALISATION DE LA NATURE
bal Biodiversity Census pour démontrer l’inté- ET DE SA CONSERVATION
rêt d’étendre la notion de biopouvoir au vivant La néolibéralisation se caractérise par la diffu-
non humain. sion d’une logique de marché à des domaines
En tant qu’instruments privilégiés de connais- de la société dont elle était jusque-là absente,
sance de la vie, les inventaires sont, de fait, mis comme la justice ou les relations au sein de
au service d’un pilotage globalisé du vivant. De la famille. Dans un régime néolibéral, le rôle
plus en plus, ils sont présentés comme la pre- de l’État consiste à faire en sorte que la ratio-
mière étape de suivis qui visent à objectiver nalité du marché se diffuse à de nouveaux
l’évolution démographique ou épidémiologique secteurs et à organiser la concurrence entre
des populations animales ou végétales et sont les individus, chacun d’eux étant assimilé à
Isabelle Arpin, Florian Charvolin et Agnès Fortier

... un homo œconomicus désireux de maximiser inventaires et des données naturalistes, dont
22
son profit. L’entreprise se trouve au cœur de les flux et les stocks sont désormais gérés du
la pensée néolibérale ; c’est elle qui permet local au global [Faugère 2008 ; Dumoulin et
à l’individu d’exprimer sa rationalité écono- Faugère ce volume]. Qu’il faille trouver des
mique et lui-même est pensé et conduit à financements pour lancer et mener à bien des
se penser comme une entreprise qu’il a pour inventaires et que les données collectées aient
charge de développer. C’est un entrepreneur ensuite une valeur marchande n’est certes pas
permanent de lui-même en plus d’être un nouveau. Ce qui l’est davantage, en revanche,
entrepreneur d’activités économiques. c’est la compétition et la concurrence grandis-
Plusieurs aspects des mutations récentes santes entre producteurs de données natura-
des inventaires naturalistes rappellent for- listes [Alphandéry et Fortier 2015, ce volume],
tement ces traits de la néolibéralisation. Le qui sont des traits caractéristiques de la néo-
développement des sciences participatives libéralisation.
permet de voir l’individu comme un entre- Mais c’est aussi de manière croissante le
preneur d’inventaires naturalistes en puissance. vivant lui-même qui est pensé sur le modèle
Les sciences participatives portent en effet en de l’entreprise. Il est à cet égard symptoma-
elles l’idée que tout un chacun peut contribuer tique que Robert Barbault et Jacques Weber
à la connaissance de la biodiversité, grâce [2010], deux figures majeures des sciences de
notamment à l’utilisation d’équipements élec- la biodiversité en France, aient intitulé leur
troniques « conviviaux », dont les promoteurs ouvrage : « La vie, quelle entreprise ! ». Plu-
des sciences participatives soulignent que même sieurs études pointent l’intérêt actuel pour la
des populations illettrées peuvent les utiliser capacité du vivant à entreprendre et s’auto-
[Bonney et al. 2014]. À côté du rôle fré- entreprendre. Dans sa thèse sur la néolibérali-
quemment mis en avant de « capacitation » sation de la nature en ville, Marion Ernwein
(empowerment) des sciences participatives, on [2015] lie l’augmentation de l’utilisation de
peut pointer que leur diffusion tend à rendre plantes vivaces au détriment des plantes
les individus responsables de leur propre annuelles au fait que les premières sont
(mé)connaissance du vivant et de l’état dans davantage autonomes que les secondes qui
lequel se trouve ce vivant-ressource. La connais- doivent être semées chaque année, et ont, en
sance du vivant et la capacité à en prendre soin quelque sorte, le mérite de s’auto-entretenir.
apparaissent comme de nouveaux capitaux que Une idée similaire se retrouve dans l’identifi-
les individus ont la responsabilité de dévelop- cation et la mobilisation d’insectes auxiliaires
per, en plus de leur capital financier, social, dans la gestion des espaces verts grenoblois
culturel et de santé 9. [Arpin et al. ce volume].
Quant aux scientifiques entrepreneurs d’in-
ventaires de très grande envergure, ils doivent
apprendre à s’allier à des financeurs privés et 9. Sur le lien entre responsabilité et néolibéralisme, voir
des mécènes et à se placer sur un marché des [Hache 2007 ; Ernwein 2015].
Introduction

Si les êtres vivants ont longtemps été distri- lorsque des données d’inventaire sont utilisées
...
23
bués en deux grandes catégories – utiles à favo- pour améliorer la qualité des études d’impact
riser, nuisibles à éradiquer – auxquelles s’est ou dans le calcul et la gestion des mesures
par la suite ajoutée la catégorie de patrimoine compensatoires. En produisant une connais-
à préserver et à transmettre, ils apparaissent sance naturaliste fine, les inventaires permettent
aujourd’hui aussi, en lien avec le paradigme de proposer des mesures de réduction et de
de la biodiversité, comme un capital à faire compensation des impacts des projets d’amé-
fructifier [Costanza et al. 1997]. La faune et nagement (actions de protection) ; ce faisant,
la flore sont ainsi de plus en plus souvent ils facilitent l’acceptation et la réalisation de
qualifiées de « ressources » et les visiteurs ces projets, qui engendrent inévitablement
d’espaces protégés de « clients ». Comme l’a des dommages plus ou moins irréversibles
noté Sullivan [2012 : 200], la formule de (actions de destruction).
McAfee [1999] – « selling nature to save Mais il convient également de relativiser
it » – est en passe d’être renversée : « it also les évolutions que nous avons décrites. D’une
is the putative saving of nature to trade it ». part, la rationalisation de la collecte, la cir-
Les gestionnaires d’espaces protégés l’ont bien culation et la marchandisation des données
compris, qui s’emploient de manière crois- se heurtent à des formes de contestation et
sante à montrer que la protection de l’espace d’opposition, dans les associations naturalistes
naturel est susceptible de contribuer à créer comme dans les organismes publics chargés
de la richesse localement. La rareté faisant la de recueillir des données. Ces réactions se tra-
valeur en économie, il y a aussi une logique duisent, par exemple, par un refus de trans-
économique à s’intéresser d’abord aux espèces mettre des données. Qu’elles soient liées à un
les plus rares. Les inventaires sont alors le rejet de la néolibéralisation ou à une volonté
moyen de connaître précisément le « capital de préserver un rapport personnel et sensible
naturel » disponible et d’identifier les espèces aux données, elles limitent les mutations
en voie de disparition. contemporaines des inventaires naturalistes.
Les inventaires contemporains apparaissent D’autre part, l’élargissement à l’ensemble
ainsi fortement marqués par l’extension conju- du vivant d’une volonté de connaissance et
guée du biopouvoir et de la pensée néolibérale de contrôle génère de nouvelles perspectives
à la nature et à sa conservation. Nous voudrions, d’affaiblissement de ce savoir-pouvoir [Youatt
pour finir, pointer avec Castree [2008a : 150] 2008]. Du fait de leur capacité particulière-
l’ambiguïté consubstantielle de ces évolutions. ment développée à échapper aux dispositifs
Les technologies sur lesquelles elles reposent, de contrôle qui les visent, les êtres vivants
et notamment les inventaires, peuvent en effet non humains représentent une source d’inspi-
conduire à la fois à des actions de protection ration possible pour des groupes humains en
et à des actions de destruction des espèces et quête d’émancipation et de voies inédites de
de leurs habitats. C’est le cas, par exemple, contournement, de fuite et de résistance.
Isabelle Arpin, Florian Charvolin et Agnès Fortier

... Bibliographie
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