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« La philanthropie est pour ainsi dire la seule vertu suffisamment appréciée de l’humanité.
Que dis-je, on l’estime beaucoup trop haut ; et c’est notre égoïsme qui en exagère la valeur.
Un homme pauvre autant que robuste, certain jour ensoleillé ici à Concord, me faisait l’éloge
d’un concitoyen, parce que, selon lui, il se montrait bon pour le pauvre, voulant dire lui-
même. Les bons oncles et les bonnes tantes de la race sont plus estimés que ses vrais pères et
mères spirituels. Il m’est jadis arrivé d’entendre un véritable conférencier, homme de savoir et
d’intelligence, qui, faisant un cours sur l’Angleterre, venait d’en énumérer les gloires
scientifiques, littéraires et politiques, Shakespeare, Bacon, Cromwell, Milton, Newton, et
autres, parler après cela de ses héros chrétiens, et les mettre, comme si sa profession l’exigeait
de lui, bien au-dessus du reste, les donner pour les plus grands parmi les grands. C’étaient
Penn, Howard et Mrs. Fry, [(Penn (William). 1644-1718; Howard (John), 1726-1790; Fry
(Elisabeth), 1780-1845, philanthropes). Qui ne sentira la fausseté et l’hypocrisie de la chose ?
Ce n’étaient là ni les grands hommes ni les grandes femmes d’Angleterre ; seulement, peut-
être, ses grands philanthropes.
Nos façons d’agir ont été corrompues par la communication avec les saints. Nos recueils
d’hymnes résonnent d’une mélodieuse malédiction de Dieu et endurance de Lui à jamais. On
dirait qu’il n’est pas jusqu’aux prophètes et rédempteurs qui n’aient consolé les craintes plutôt
que confirmé les espérances de l’homme. Nulle part ne s’enregistre une simple et irrépressible
satisfaction du don de la vie, la moindre louange remarquable de Dieu. Toute annonce de
santé et de succès me fait du bien, aussi lointain et retiré que soit le lieu où ils se manifestent ;
toute annonce de maladie et de non-réussite contribue à me rendre triste et me fait du mal,
quelque sympathie qui puisse exister d’elle à moi ou de moi à elle. Si donc nous voulons en
effet rétablir l’humanité suivant les moyens vraiment indiens, botaniques, magnétiques, ou
naturels, commençons par être nous-mêmes aussi simples et aussi bien portants que la Nature,
dissipons les nuages suspendus sur nos propres fronts, et ramassons un peu de vie dans nos
pores. Ne restez pas là à remplir le rôle d’inspecteur des pauvres, mais efforcez-vous de
devenir une des gloires du monde.
Je lis dans le Goulistan, ou Jardin des roses, du cheik Saadi de Chiraz, ceci : «On posa cette
question à un sage, disant : Des nombreux arbres célèbres que le Dieu Très Haut a créés
altiers et porteurs d’ombre, on n’en appelle aucun azad, ou libre, hormis le cyprès, qui ne
porte pas de fruits ; quel mystère est ici renfermé ? Il répondit : Chacun d’eux a son juste
produit, et sa saison désignée, en la durée de laquelle il est frais et fleuri, et en son absence sec
et flétri ; à l’un plus que l’autre de ces états n’est le cyprès exposé, toujours florissant qu’il
est ; et de cette nature sont les azads, ou indépendants en matière de religion. – Ne fixe pas ton
cœur sur ce qui est transitoire ; car le Dijlah, ou Tigre, continuera de couler à travers Bagdad
que la race des califes sera éteinte : si ta main est abondante, sois généreux comme le dattier ;
mais si elle n’a rien à donner, soit un azad, ou homme libre, comme le cyprès. »
Henry David Thoreau. Walden ou la vie dans les bois, Gallimard, L’imaginaire, trad. L.
Fabulet, p. 91 à 94.