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ALBERT CAMUS, Dis cou rs de Suède

Discours de réception du Prix Nobel de littérature,


prononcé à Oslo, le 10 décembre 1957

E n recevant la distinction dont votre libre


Académie a bien voulu m’honorer, ma
3 gratitude était d’autant plus profonde que
je mesurais à quel point cette récompense dépas-
sait mes mérites personnels. Tout homme et, à
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chemin de la beauté dont il ne peut se passer et
de la communauté à laquelle il ne peut
s’arracher. C’est pourquoi les vrais artistes ne
méprisent rien ; ils s’obligent à comprendre au
lieu de juger. Et, s’ils ont un parti à prendre en
6 plus forte raison, tout artiste, désire être reconnu. 54 ce monde, ce ne peut être que celui d’une socié-
Je le désire aussi. Mais il ne m’a pas été possible té où, selon le grand mot de Nietzsche, ne ré-
d’apprendre votre décision sans comparer son gnera plus le juge, mais le créateur, qu’il soit
9 retentissement à ce que je suis réellement. Com- 57 travailleur ou intellectuel.
ment un homme presque jeune, riche de ses seuls
doutes et d’une œuvre encore en chantier, habitué Le rôle de l’écrivain, du même coup, ne se sé-
12 à vivre dans la solitude du travail ou dans les pare pas de devoirs difficiles. Par définition, il
retraites de l’amitié, n’aurait-il pas appris avec une 60 ne peut se mettre aujourd’hui au service de ceux
sorte de panique un arrêt qui le portait d’un coup, qui font l’histoire : il est au service de ceux qui
15 seul et réduit à lui-même, au centre d’une lumière la subissent. Ou, sinon, le voici seul et privé de
crue ? De quel cœur aussi pouvait-il recevoir cet 63 son art. Toutes les armées de la tyrannie avec
honneur à l’heure où, en Europe, d’autres écri- leurs millions d’hommes ne l’enlèveront pas à la
18 vains, parmi les plus grands, sont réduits au si- solitude, même et surtout s’il consent à prendre
lence, et dans le temps même où sa terre natale 66 leur pas. Mais le silence d’un prisonnier incon-
connaît un malheur incessant ? nu, abandonné aux humiliations à l’autre bout
du monde, suffit à retirer l’écrivain de l’exil,
21 J’ai connu ce désarroi et ce trouble intérieur. Pour 69 chaque fois, du moins, qu’il parvient, au milieu
retrouver la paix, il m’a fallu, en somme, me met- des privilèges de la liberté, à ne pas oublier ce
tre en règle avec un sort trop généreux. Et, puis- silence et à le faire retentir par les moyens de
24 que je ne pouvais m’égaler à lui en m’appuyant 72 l’art.
sur mes seuls mérites, je n’ai rien trouvé d’autre
pour m’aider que ce qui m’a soutenu, dans les Aucun de nous n’est assez grand pour une pa-
27 circonstances les plus contraires, tout au long de reille vocation. Mais, dans toutes les circonstan-
ma vie : l’idée que je me fais de mon art et du rôle 75 ces de sa vie, obscur ou provisoirement célèbre,
de l’écrivain. Permettez seulement que, dans un jeté dans les fers de la tyrannie ou libre pour un
30 sentiment de reconnaissance et d’amitié, je vous temps de s’exprimer, l’écrivain peut retrouver le
dise, aussi simplement que je le pourrai, quelle est 78 sentiment d’une communauté vivante qui le
cette idée. justifiera, à la seule condition qu’il accepte, au-
tant qu’il peut, les deux charges qui font la
33 Je ne puis vivre personnellement sans mon art. 81 grandeur de son métier : le service de la vérité et
Mais je n’ai jamais placé cet art au-dessus de tout. celui de la liberté. Puisque sa vocation est de
S’il m’est nécessaire au contraire, c’est qu’il ne se réunir le plus grand nombre d’hommes possi-
36 sépare de personne et me permet de vivre, tel que 84 ble, elle ne peut s’accommoder du mensonge et
je suis, au niveau de tous. L’art n’est pas à mes de la servitude qui, là où ils règnent, font proli-
yeux une réjouissance solitaire. Il est un moyen férer les solitudes. Quelles que soient nos infir-
39 d’émouvoir le plus grand nombre d’hommes en 87 mités personnelles, la noblesse de notre métier
leur offrant une image privilégiée des souffrances s’enracinera toujours dans deux engagements
et des joies communes. Il oblige donc l’artiste à difficiles à maintenir — le refus de mentir sur ce
42 ne pas s’isoler ; il le soumet à la vérité la plus 90 que l’on sait et la résistance à l’oppression.
humble et la plus universelle. Et celui qui, sou-
vent, a choisi son destin d’artiste parce qu’il se Pendant plus de vingt ans d’une histoire démen-
45 sentait différent, apprend bien vite qu’il ne nour- tielle, perdu sans secours, comme tous les hom-
rira son art, et sa différence, qu’en avouant sa 93 mes de mon âge, dans les convulsions du
ressemblance avec tous. L’artiste se forge dans cet temps, j’ai été soutenu ainsi par le sentiment
48 aller-retour perpétuel de lui aux autres, à mi- obscur qu’écrire était aujourd’hui un honneur,
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P.-A. T. – avril. 2006
96 parce que cet acte obligeait, et obligeait à ne pas elle tient déjà son double pari de vérité et de
écrire seulement. Il m’obligeait particulièrement à liberté, et, à l’occasion, sait mourir sans haine
porter, tel que j’étais et selon mes forces, avec 150 pour lui. C’est elle qui mérite d’être saluée et
99 tous ceux qui vivaient la même histoire, le mal- encouragée partout où elle se trouve, et surtout
heur et l’espérance que nous partagions. Ces là où elle se sacrifie. C’est sur elle, en tout cas,
hommes, nés au début de la première guerre 153 que, certain de votre accord profond, je vou-
102 mondiale, qui ont eu vingt ans au moment où drais reporter l’honneur que vous venez de me
s’installaient à la fois le pouvoir hitlérien et les faire.
premiers procès révolutionnaires ont été confron-
105 tés ensuite, pour parfaire leur éducation, à la 156 Du même coup, après avoir dit la noblesse du
guerre d’Espagne, à la deuxième guerre mondiale, métier d’écrire, j’aurais remis l’écrivain à sa vraie
à l’univers concentrationnaire, à l’Europe de la place, n’ayant d’autres titres que ceux qu’il partage
108 torture et des prisons, doivent aujourd’hui élever 159 avec ses compagnons de lutte, vulnérable mais
leurs fils et leurs œuvres dans un monde menacé entêté, injuste et passionné de justice, construi-
de destruction nucléaire. Personne, je suppose, ne sant son œuvre sans honte ni orgueil à la vue de
111 peut leur demander d’être optimistes. Et je suis 162 tous, toujours partagé entre la douleur et la beau-
même d’avis que nous devons comprendre, sans té, et voué enfin à tirer de son être double les
cesser de lutter contre eux, l’erreur de ceux qui, créations qu’il essaie obstinément d’édifier dans le
114 par une surenchère de désespoir, ont revendiqué 165 mouvement destructeur de l’histoire. Qui, après
le droit au déshonneur, et se sont rués dans les cela, pourrait attendre de lui des solutions toutes
nihilismes de l’époque. Mais il reste que la plupart faites et de belles morales ? La vérité est mysté-
117 d’entre nous, dans mon pays et en Europe, ont 168 rieuse, fuyante, toujours à conquérir. La liberté
refusé ce nihilisme et se sont mis à la recherche est dangereuse, dure à vivre autant qu’exaltante.
d’une légitimité. Il leur a fallu se forger un art de Nous devons marcher vers ces deux buts, péni-
120 vivre par temps de catastrophe, pour naître une 171 blement, mais résolument, certains d’avance de
seconde fois, et lutter ensuite, à visage découvert, nos défaillances sur un si long chemin. Quel écri-
contre l’instinct de mort à l’œuvre dans notre vain dès lors oserait, dans la bonne conscience, se
123 histoire. 174 faire prêcheur de vertu ? Quant à moi, il me faut
dire une fois de plus que je ne suis rien de tout
Chaque génération, sans doute, se croit vouée à cela. Je n’ai jamais pu renoncer à la lumière, au
refaire le monde. La mienne sait pourtant qu’elle 177 bonheur d’être, à la vie libre où j’ai grandi. Mais
126 ne le refera pas. Mais sa tâche est peut-être plus bien que cette nostalgie explique beaucoup de
grande. Elle consiste à empêcher que le monde mes erreurs et de mes fautes, elle m’a aidé sans
ne se défasse. Héritière d’une histoire corrompue 180 doute à mieux comprendre mon métier, elle
129 où se mêlent les révolutions déchues, les techni- m’aide encore à me tenir, aveuglément, auprès de
ques devenues folles, les dieux morts et les idéo- tous ces hommes silencieux qui ne supportent
logies exténuées, où de médiocres pouvoirs peu- 183 dans le monde la vie qui leur est faite que par le
132 vent aujourd’hui tout détruire mais ne savent plus souvenir ou le retour de brefs et libres bonheurs.
convaincre, où l’intelligence s’est abaissée jusqu’à
se faire la servante de la haine et de l’oppression, Ramené ainsi a ce que je suis réellement, à mes
135 cette génération a dû, en elle-même et autour 186 limites, à mes dettes, comme à ma foi difficile, je
d’elle, restaurer à partir de ses seules négations un me sens plus libre de vous montrer, pour finir,
peu de ce qui fait la dignité de vivre et de mourir. l’étendue et la générosité de la distinction que
138 Devant un monde menacé de désintégration, où 189 vous venez de m’accorder, plus libre de vous dire
nos grands inquisiteurs risquent d’établir pour aussi que je voudrais la recevoir comme un hom-
toujours les royaumes de la mort, elle sait qu’elle mage rendu à tous ceux qui, partageant le même
141 devrait, dans une sorte de course folle contre la 192 combat, n’en ont reçu aucun privilège, mais ont
montre, restaurer entre les nations une paix qui connu au contraire malheur et persécution. Il me
ne soit pas celle de la servitude, réconcilier à nou- restera alors à vous en remercier, du fond du
144 veau travail et culture, et refaire avec tous les 195 cœur, et à vous faire publiquement, en témoignage
hommes une arche d’alliance. Il n’est pas sûr personnel de gratitude, la même et ancienne pro-
qu’elle puisse jamais accomplir cette tâche im- messe de fidélité que chaque artiste vrai, chaque
147 mense, mais il est sûr que, partout dans le monde, 198 jour, se fait à lui-même, dans le silence.

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P.-A. T. – avril. 2006
Le discours de Gao Xingjian, prix Nobel de littérature – extrait de Le
Monde, du samedi 9 décembre 2000, p. 14.

Nous publions de larges extraits du discours prononcé le 7 décembre par Gao


Xingjian, Prix Nobel de littérature 2000, devant l’Académie suédoise. L’écrivain
chinois y affirme le rôle de la littérature dans notre époque dominée par les
modes. Il en appelle à la liberté, à la primauté de l’individu, à l’écriture comme
tentative de déchiffrement de l’homme.

Si le jugement esthétique de l’écrivain devait suivre les tendances du


marché, cela reviendrait au suicide de la littérature. Aussi, particulièrement
dans ce que l’on appelle aujourd’hui la société de consommation, je pense
qu’il faut avoir recours à une littérature froide.

Le texte intégral de ce discours, traduit du chinois par Noël et Liliane Dutrait,


est publié aux éditions de l’Aube. L’œuvre de Gao Xingjian disponible en
français comporte plusieurs romans : La montagne de l’âme, l’Aube, 1995 ; Le
Livre d’un homme seul, l’Aube, 2000 ; Au plus près du réel, l’Aube (ouvrage
d’entretiens sur l’art) 1997. Sont aussi disponibles des écrits de théâtre : La
Fuite, Lansman, 1992 ; Au bord de la vie, Lansman, 1993 ; Dialoguer-
Interloquer, MEET, Arcane 17, 1994 ; Le Somnambule, Lansman, 1995.

Je ne sais si c’est le destin qui m’a poussé à cette tribune, mais pourquoi ne
pas appeler destin le hasard forgé par une série d’heureuses coïncidences ? Je
ne parlerai pas de l’existence de Dieu ; face à cette énigme, j’ai toujours
éprouvé le plus grand respect, bien que je me sois toujours considéré comme
athée(…). L’écrivain est un homme ordinaire, peut-être est-il seulement plus
sensible, et les hommes trop sensibles sont toujours fragiles. L’écrivain ne
s’exprime ni en porte-parole du peuple ni en incarnation de la justice ; sa voix
est forcément faible, cependant c’est précisément la voix de cette sorte
d’individu qui est beaucoup plus authentique.
Ici, je voudrais dire que la littérature ne peut être que la voix d’un individu, et
qu’il en a toujours été ainsi. Quand la littérature devient ode à un pays,
étendard d’une nation, voix d’un parti, porte-parole d’une classe ou d’un
groupe, quelques que soient les moyens utilisés pour la diffuser, si puissant que
puisse être son rayonnement, même si elle va jusqu’à recouvrir ciel et terre, elle
ne pourra éviter de perdre sa vraie nature, elle ne sera plus littérature, mais un
objet utilitaire au service du pouvoir et des intérêts.
La littérature a été confrontée à ce malheur au cours du siècle qui vient de
s’achever, et, en regard de n’importe quelle autre période du passé, c’est au
cours de ce siècle qu’elle a été le plus marquée par la politique et le pouvoir, et
que les écrivains ont subi la plus forte oppression et les plus grands dommages.

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Si la littérature préserve sa raison d’être et ne devient pas un instrument de la
politique, on ne peut que revenir à la voix de l’individu, puisque la littérature
naît d’abord des sensations de celui-ci et prend forme à partir de leur
expression. Cela ne revient pas à dire que la littérature soit absolument coupée
de la politique ni qu’elle doive absolument s’immiscer dans la politique ; ce que
l’on appelle engagement de la littérature ou engagement politique de l’écrivain,
toutes ces polémiques ont constitué un fléau qui a tourmenté la littérature au
cours du siècle écoulé. La tradition et l’innovation qui vont de pair, devenues
conservatisme et révolution, ont toujours transformé les questions littéraires en
lutte entre le progrès et la réaction, l’idéologie semant le trouble. Chaque fois
qu’idéologie et pouvoir ont été liés et son devenus une force réelle, la littérature
et l’individu ont subi un désastre (…).
On peut dire que se parler à soi-même constitue le point de départ de la
littérature, communiquer au moyen du langage vient en second. Lorsque
l’homme injecte ses sentiments et ses réflexions dans le langage, puis qu’il
recourt à l’écriture, alors naît la littérature. Lorsque, ensuite, sans visée
utilitaire, et sans même penser jamais être diffusé, il continue cependant à écrire
et recueille du plaisir grâce à l’écriture, et même un dédommagement, c’est déjà
une récompense. Si j’ai entrepris l’écriture de mon roman La Montagne de
l’âme précisément à l’époque où mes œuvres, malgré une autocensure, étaient
quand même interdites, c’était purement pour épancher ma solitude intérieure,
pour moi-même, sans compter être publié un jour.
En considérant mon expérience de l’écriture, je peux dire que le fondement de
la littérature, c’est la reconnaissance de sa propre valeur par l’homme, le
moment de l’écriture étant déjà celui de l’affirmation de l’homme. La littérature
nait d’abord des besoins de satisfaction personnelle de l’écrivain, l’œuvre n’a
un écho dans la société qu’une fois achevée, et d’ailleurs la nature de cet écho
ne dépend pas de la volonté de l’auteur. Dans l’histoire de la littérature, de
nombreux chefs-d’œuvre impérissables qui sont passés à la postérité n’ont pas
été publiés du vivant de leurs auteurs ; pourquoi ceux-ci auraient-ils continué à
écrire, si ce n’est parce qu’ils trouvaient en écrivant la reconnaissance d’eux-
mêmes ? La biographie des auteurs des plus grands romans de l’histoire de la
littérature chinoise – les quatre immenses talents qui ont écrit La Pérégrination
vers l’Ouest, Au bord de l’eau, Fleur en fiole d’or, Le Rêve dans le pavillon
rouge – est, comme celle de Shakespeare, difficile à vérifier ; seule a été
conservée une confession de Shi Nai’an : si celui-ci n’avait pas écrit seulement
pour se réconforter, comme il le dit lui-même, comment aurait-il pu investir
l’énergie de toute une vie dans une œuvre aussi gigantesque, qui n’a pas obtenu
la moindre récompense de son vivant ? N’en va-t-il pas de même pour
l’initiateur du roman moderne, Kafka, et pour le poète le plus profond du XXe
siècle, Fernando Pessoa ? S’ils ont recouru au langage, ce n’était nullement
dans l’intention de transformer le monde, et ils se sont exprimés tout en étant
parfaitement conscients de l’impuissance de l’individu : voilà bien l’attrait que

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possède le langage. Le langage est la cristallisation la plus élevée de la
civilisation humaine. Si raffiné, profond, insaisissable, tellement envahissant
aussi, il pénètre les sensations et les connaissances de l’homme et établit un lien
entre le sujet sensible et la connaissance du monde. Le fruit du travail d’écriture
est si merveilleux, il permet à des individus isolés, même s’ils sont de
nationalités ou de générations différentes, de communiquer. L’immédiateté de
l’écriture littéraire et de la lecture s’unit ainsi à leur valeur d’éternité (…).
Je ne pense pas que le jugement esthétique qui est profondément enraciné
dans l’homme puisse se démoder, bien qu’en littérature, comme en art, la mode
change au fil des ans. Mais la différence entre la mode et le jugement de valeur
en littérature réside dans le fait que la mode ne privilégie que ce qui est
nouveau ; c’est un mécanisme normal de fonctionnement du marché, auquel le
marché du livre ne fait pas exception. Si le jugement esthétique de l’écrivain
devait suivre les tendances du marché, cela reviendrait au suicide de la
littérature. Aussi, particulièrement dans ce que l’on appelle aujourd’hui la
société de consommation, je pense qu’il faut avoir recours à une littérature
froide.
Il y a dix ans, lorsque j’eus achevé, au bout de sept années, La montagne de
l’âme, je préconisai ce genre de littérature : dans sa nature même, la littérature
n’a rien à voir avec la politique, c’est une affaire purement individuelle, une
observation, une sorte de remémoration d’une certaine expérience, des pensées
et des sentiments, l’expression d’un certain état d’esprit, et à la fois la
satisfaction de la réflexion. Ce que l’on nomme écrivain n’est rien d’autre qu’un
individu qui s’exprime, qui écrit, les autres peuvent l’écouter ou ne pas
l’écouter, le lire ou ne pas le lire, l’écrivain n’est ni un héros qui plaide en
faveur du peuple ni une idole que l’on pourrait adorer, c’est encore moins un
criminel ou un ennemi du peuple, et si parfois il connaît des ennuis à cause de
ses œuvres, c’est uniquement parce que cette exigence vient d’autrui : lorsque le
pouvoir a besoin de se fabriquer des ennemis pour détourner l’attention du
peuple, l’écrivain devient une victime. Et, ce qui est plus malheureux encore,
c’est que l’écrivain qui subit des tourments risque d’imaginer qu’être une
victime est une grande gloire.
En réalité, les relations entre l’écrivain et le lecteur ne sont rien d’autre
qu’une sorte de lien de l’esprit qui s’établit par l’intermédiaire d’une œuvre
entre deux ou plusieurs individus qui n’ont pas besoin de se voir ni d’être en
relation. La littérature, en tant qu’activité humaine, ne peut faire l’économie de
deux actes : lire et écrire, qui sont deux gestes librement consentis. Voilà
pourquoi elle n’a aucun devoir envers les masses.
Cette littérature qui a recouvré ses valeurs intrinsèques, pourquoi ne pas
l’appeler littérature froide ? Elle n’existe que par le fait que le genre humain est
en quête, en dehors de satisfactions matérielles, d’une activité de nature
purement spirituelle. Naturellement, cette littérature ne date pas d’aujourd’hui,
mais si par le passé elle devait principalement résister au pouvoir politique et à

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la pression des usages sociaux, aujourd’hui elle doit en plus lutter contre
l’invasion des valeurs du marché de la société de consommation, et, pour
chercher à exister, elle doit d’abord accepter la solitude.
L’écrivain qui se consacre à ce travail de création aura manifestement des
difficultés à en vivre, il lui faudra rechercher un autre moyen d’existence, c’est
pourquoi on peut dire que la création littéraire est un luxe, une pure satisfaction
de l’esprit. Cette littérature froide n’a la chance d’être publiée et diffusée que
grâce aux efforts des écrivains et de leurs amis. Cao Xueqin et Kafka en sont des
exemples. Non seulement leurs œuvres ne purent être éditées de leur vivant,
mais eux purent encore moins créer un quelconque mouvement littéraire ou
devenir des étoiles dans la société. Un tel écrivain vit dans la marge et dans les
interstices de la société. Il se consacre entièrement à cette activité spirituelle,
sans nourrir le moindre espoir d’en retirer quelque rétribution, il n’est en quête
d’aucune reconnaissance sociale et ne recherche que son propre plaisir.
La littérature froide est une littérature de fuite pour préserver sa vie, c’est une
littérature de sauvegarde spirituelle de soi-même afin d’éviter l’étouffement par
la société ; si une nation ne peut admettre cette sorte de littérature non
utilitariste, non seulement c’est un malheur pour l’écrivain, mais c’est triste
pour cette nation (…).
En fait, l’écrivain ne peut assumer le rôle du Créateur, il ne doit pas non plus
se prendre pou le Christ : non seulement cela provoquerait chez lui un
dérèglement de l’esprit qui le conduirait à la folie, mais cela transformerait
aussi le monde actuel en illusion ; quand on est cerné d’un purgatoire, il devient
naturellement impossible de vivre. Les autres, c’est bien l’enfer, mais quand le
moi est hors de contrôle, n’est-ce pas aussi l’enfer ? Non seulement on devient
victime au nom de l’avenir, mais on demande aussi aux autres de l’être (…).
Les actes des hommes sont si inexplicables, l’homme a du mal à se
comprendre lui-même, la littérature n’est en fait que l’observation de l’homme
par lui-même, et, quand l’homme s’examine, germe alors un brin de conscience
qui éclaire son soi.
La littérature ne vise absolument pas à la subversion, mais elle est précieuse
pour révéler ce qu’on connaît peu en l’homme ou pour montrer le visage réel
d’un monde que l’on croit connaître mais dont on est en fait dans l’ignorance.
La vérité est certainement la qualité la plus fondamentale de la littérature, et la
moins réfutable (…).
Cette époque est sans prédictions et sans promesses, et je pense que c’est
mieux ainsi. Fini le temps où l’écrivain jouait le rôle du prophète et du juge, les
prédictions du siècle dernier sont devenues tromperies. Inutile de créer de toutes
pièces de nouvelles superstitions pour l’avenir, mieux vaut attendre en
écarquillant les yeux. Mieux vaut que l’écrivain revienne à la place du témoin et
exprime, autant qu’il le peut, le réel (…).
Evidemment, la littérature recourt également à l’imagination. Mais ce voyage
de l’esprit ne consiste pas à dire n’importe quoi ; l’imagination coupée des

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sentiments réels, s’éloignant des bases de l’expérience de la vie pour aller vers
la fiction, ne peut être que sans force. Une œuvre qui ne convainc pas son
auteur lui-même ne pourra toucher le lecteur. En fait, la littérature ne se
contente pas de s’abreuver à l’expérience de la vie quotidienne, l’écrivain n’est
pas enfermé dans son vécu ; ce qu’il a vu et entendu, ce qui a déjà été décrit
dans les œuvres littéraires du passé, tout cela peut aussi devenir ce qu’il ressent
par lui-même grâce au vecteur du langage, voilà encore où réside le charme du
langage littéraire (…). Ici, pourquoi ne pas parodier le mot de Descartes, en
déclarant pour ce qui concerne l’écrivain : « Je m’exprime donc je suis. » Je,
l’écrivain, ce peut être l’écrivain lui-même ou le narrateur, ou encore un
personnage du livre, ce peut être « il », mais aussi « tu », le narrateur-sujet peut
passer de un à trois. La reconnaissance de la personne sujet est le point de
départ de l’expression de ses sensations et de sa connaissance, à partir duquel
naissent des modes de narration différents. L’écrivain réalise ses sensations et
sa connaissance dans ce processus de recherche d’un mode de narration
original. Dans mes romans, je me sers de pronoms personnels à la place des
personnages habituels, je décris ou observe le personnage principal en utilisant
les pronoms « je », « tu » et « il ». Et quand un même personnage utilise des
pronoms personnels différents pour s’exprimer, la distance que cela instaure
donne aussi un espace intérieur plus vaste au jeu de l’acteur. D’ailleurs, je
recours aussi aux changements de pronoms personnels dans ma dramaturgie.
On n’a pas fini et on n’aura jamais fini d’écrire des œuvres romanesques et
théâtrales. Déclarer la mort de tel genre littéraire ou artistique est parfaitement
vaniteux. La langue, qui est née en même temps que la civilisation humaine, est
si prodigieuse, sa force d’expression est loin d’être épuisée, le travail de
l’écrivain consiste à en découvrir et à en développer les potentialités cachées.
L’écrivain n’est pas un démiurge, il ne peut pas détruire ce monde, même s’il est
ancien. Il ne peut pas non plus construire un monde idéal, même si le monde
actuel est tellement étrange et impossible à comprendre, mais il peut plus ou
moins se livrer à une expression nouvelle ; là où les anciens ont déjà dit, il y a
encore à dire, il peut aussi commencer à s’exprimer là où les anciens se sont
arrêtés. La subversion en littérature appartient au verbiage de la révolution
littéraire. La littérature n’est pas morte, l’écrivain ne peut pas non plus être
abattu.
Tout écrivain a sa place sur les étagères ; tant qu’il y aura des lecteurs pour
le lire, il survivra. Si un écrivain peut laisser dans la réserve littéraire de
l’humanité, déjà si riche, un livre qui sera lu plus tard, c’est un immense
réconfort. Mais la littérature, qu’il s’agisse d’écriture pour l’auteur ou de
lecture pour le public, s’accomplit dans l’instant, et de là vient le plaisir. Ecrire
pour l’avenir, si ce n’est pas pour faire semblant, c’est se tromper et tromper
autrui. La littérature est faite pour les vivants, elle et même l’affirmation des
vivants dans l’instant. Cet instant éternel, reconnaissance de la vie de l’individu,
c’est la raison d’être inébranlable de la littérature pour la littérature, s’il est

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encore besoin de chercher une raison d’être à cette immense liberté. Lorsqu’on
ne considère pas la littérature comme gagne-pain, mais que l’on écrit de
manière à en tirer du plaisir et à oublier pourquoi l’on écrit de manière à en
tirer du plaisir et à oublier pour qui l’on écrit, l’écriture devient indispensable,
il est impossible de ne pas écrire et la littérature est inéluctable. La littérature
est sans utilité, c’est justement une de ses caractéristiques intrinsèques. Que
l’écriture littéraire devienne un métier est le résultat malheureux de la division
du travail dans la société moderne, et, pour l’écrivain, une conséquence
extrêmement fâcheuse.
Aujourd’hui particulièrement, où l’économe de marché envahit tout, les livres
sont aussi devenus des produit commerciaux. Sans même parler du cas de
l’écrivain isolé, les groupes et les mouvements littéraires disparaissent
totalement, confrontés au marché aveugle et sans limites. Si l’écrivain refuse de
se plier aux lois du marché, s’il veut créer sans se trouver dans l’état de
fabriquer des produits culturels pour satisfaire au goût de la mode, il ne peut
pas ne pas se chercher un autre moyen d’existence. La littérature n’a rien à voir
avec les best-sellers et les tableaux des ventes, et les médias font plus de cas de
la publicité que des écrivains. La liberté de création n’est ni une faveur ni une
chose que l’on peut acheter, elle vient avant tout d’un besoin intérieur de
l’écrivain lui-même. Plutôt que de dire que le bouddha est en toi, je dirai que la
liberté est en toi, reste à savoir si tu t’en sers. Si tu te sers de la liberté en
échange d’autre chose, comme l’oiseau, elle s’envolera.
Si l’écrivain écrit, sans attendre de rétribution, ce qu’il a envie d’écrire, ce
sera non seulement une affirmation de lui-même, mais aussi une sorte de défi
envers la société. Mais ce défi n’est pas un simulacre, l’écrivain ne doit pas se
prendre pour un héros ou un combattant, d’autant que le héros et le combattant,
quand ils se battent, si ce n’est pas pour une noble cause, c’est pour commettre
un exploit, toutes choses hors du domaine de l’œuvre littéraire. Si l’écrivain a
aussi son propre défi à lancer à la société, c’est avec des mots ; il doit s’en
remettre aux personnages et aux circonstances créés dans son œuvre, sinon il ne
pourra que nuire à la littérature. Celle-ci n’est pas un cri de colère et ne peut
transformer l’indignation individuelle en dénonciation. Les sentiments de
l’écrivain en tant qu’individu ne deviennent littérature que dilués dans l’œuvre,
et peuvent ainsi passer l’épreuve du temps et perdurer.
Voilà pourquoi mieux vaut dire que c’est l’œuvre de l’écrivain qui jette un
défi à la société plutôt que l’écrivain lui-même. Les œuvres qui traversent le
temps sont bien sûr des réponses vigoureuses à l’époque et à la société où vivait
l’écrivain. Quand le vacarme des événements et de leurs acteurs s’est tu, seule
retentit encore la voix qui s’élève de l’œuvre, s’il reste des lecteurs pour la lire
(…).
Messieurs les Académiciens, je vous remercie d’avoir récompensé la
littérature avec ce prix Nobel, vous l’avez donné à une littérature qui n’a pas
échappé aux souffrances du genre humain, qui n’a pas échappé à l’oppression

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politique, mais une littérature qui est restée irrémédiablement indépendante,
refusant son asservissement. Je vous remercie d’avoir donné ce prix le plus
prestigieux à des œuvres éloignées des manipulations du marché, qui n’ont pas
attiré l’attention, mais qui méritent d’être lues. En même temps, je remercie
l’Académie suédoise d’de m’avoir permis de me trouver à cette tribune vers
laquelle les regards du monde entier sont tournés, de m’avoir écouté, d’avoir
laissé un individu fragile faire entendre une voix faible et discordante que l’on
n’entend pas d’habitude dans les médias. Je pense cependant qu’il s’agit bien là
de l’objectif du prix Nobel de littérature. Merci à vous de m’avoir donné cette
occasion.

Gao Xingjian
c The Nobel Foundation, 2000

7
Discours de réception du Prix Nobel, Patrick Modiano

Je voudrais vous dire tout simplement combien je suis heureux d’être parmi vous et combien je suis ému
de l’honneur que vous m’avez fait en me décernant ce prix Nobel de Littérature.

C’est la première fois que je dois prononcer un discours devant une si nombreuse assemblée et j’en
éprouve une certaine appréhension. On serait tenté de croire que pour un écrivain, il est naturel et facile
de se livrer à cet exercice. Mais un écrivain – ou tout au moins un romancier – a souvent des rapports
difficiles avec la parole. Et si l’on se rappelle cette distinction scolaire entre l’écrit et l’oral, un romancier
est plus doué pour l’écrit que pour l’oral. Il a l’habitude de se taire et s’il veut se pénétrer d’une
atmosphère, il doit se fondre dans la foule. Il écoute les conversations sans en avoir l’air, et s’il intervient
dans celles-ci, c’est toujours pour poser quelques questions discrètes afin de mieux comprendre les
femmes et les hommes qui l’entourent. Il a une parole hésitante, à cause de son habitude de raturer ses
écrits. Bien sûr, après de multiples ratures, son style peut paraître limpide. Mais quand il prend la parole,
il n’a plus la ressource de corriger ses hésitations.
Et puis j’appartiens à une génération où on ne laissait pas parler les enfants, sauf en certaines occasions
assez rares et s’ils en demandaient la permission. Mais on ne les écoutait pas et bien souvent on leur
coupait la parole. Voilà ce qui explique la difficulté d’élocution de certains d’entre nous, tantôt hésitante,
tantôt trop rapide, comme s’ils craignaient à chaque instant d’être interrompus. D’où, sans doute, ce
désir d’écrire qui m’a pris, comme beaucoup d’autres, au sortir de l’enfance. Vous espérez que les adultes
vous liront. Ils seront obligés ainsi de vous écouter sans vous interrompre et ils sauront une fois pour
toutes ce que vous avez sur le cœur.

L’annonce de ce prix m’a paru irréelle et j’avais hâte de savoir pourquoi vous m’aviez choisi. Ce jour-là,
je crois n’avoir jamais ressenti de manière aussi forte combien un romancier est aveugle vis-à-vis de ses
propres livres et combien les lecteurs en savent plus long que lui sur ce qu’il a écrit. Un romancier ne
peut jamais être son lecteur, sauf pour corriger dans son manuscrit des fautes de syntaxe, des répétitions
ou supprimer un paragraphe de trop. Il n’a qu’une représentation confuse et partielle de ses livres,
comme un peintre occupé à faire une fresque au plafond et qui, allongé sur un échafaudage, travaille
dans les détails, de trop près, sans vision d’ensemble.
Curieuse activité solitaire que celle d’écrire. Vous passez par des moments de découragement quand
vous rédigez les premières pages d’un roman. Vous avez, chaque jour, l’impression de faire fausse route.
Et alors, la tentation est grande de revenir en arrière et de vous engager dans un autre chemin. Il ne faut
pas succomber à cette tentation mais suivre la même route. C’est un peu comme d’être au volant d’une
voiture, la nuit, en hiver et rouler sur le verglas, sans aucune visibilité. Vous n’avez pas le choix, vous ne
pouvez pas faire marche arrière, vous devez continuer d’avancer en vous disant que la route finira bien
par être plus stable et que le brouillard se dissipera.
Sur le point d’achever un livre, il vous semble que celui-ci commence à se détacher de vous et qu’il respire
déjà l’air de la liberté, comme les enfants, dans la classe, la veille des grandes vacances. Ils sont distraits
et bruyants et n’écoutent plus leur professeur. Je dirais même qu’au moment où vous écrivez les derniers
paragraphes, le livre vous témoigne une certaine hostilité dans sa hâte de se libérer de vous. Et il vous
quitte à peine avez-vous tracé le dernier mot. C’est fini, il n’a plus besoin de vous, il vous a déjà oublié.
Ce sont les lecteurs désormais qui le révéleront à lui-même. Vous éprouvez à ce moment-là un grand
vide et le sentiment d’avoir été abandonné. Et aussi une sorte d’insatisfaction à cause de ce lien entre le
livre et vous, qui a été tranché trop vite. Cette insatisfaction et ce sentiment de quelque chose
d’inaccompli vous poussent à écrire le livre suivant pour rétablir l’équilibre, sans que vous y parveniez
jamais. A mesure que les années passent, les livres se succèdent et les lecteurs parleront d’une « œuvre
». Mais vous aurez le sentiment qu’il ne s’agissait que d’une longue fuite en avant.
Oui, le lecteur en sait plus long sur un livre que son auteur lui-même. Il se passe, entre un roman et son
lecteur, un phénomène analogue à celui du développement des photos, tel qu’on le pratiquait avant l’ère
du numérique. Au moment de son tirage dans la chambre noire, la photo devenait peu à peu visible. à
mesure que l’on avance dans la lecture d’un roman, il se déroule le même processus chimique. Mais pour
qu’il existe un tel accord entre l’auteur et son lecteur, il est nécessaire que le romancier ne force jamais
son lecteur – au sens où l’on dit d’un chanteur qu’il force sa voix – mais l’entraîne imperceptiblement et
lui laisse une marge suffisante pour que le livre l’imprègne peu à peu, et cela par un art qui ressemble à
l’acupuncture où il suffit de piquer l’aiguille à un endroit très précis et le flux se propage dans le système
nerveux.

Cette relation intime et complémentaire entre le romancier et son lecteur, je crois que l’on en retrouve
l’équivalent dans le domaine musical. J’ai toujours pensé que l’écriture était proche de la musique mais
beaucoup moins pure que celle-ci et j’ai toujours envié les musiciens qui me semblaient pratiquer un art
supérieur au roman – et les poètes, qui sont plus proches des musiciens que les romanciers. J’ai
commencé à écrire des poèmes dans mon enfance et c’est sans doute grâce à cela que j’ai mieux compris
la réflexion que j’ai lue quelque part : « C’est avec de mauvais poètes que l’on fait des prosateurs. » Et
puis, en ce qui concerne la musique, il s’agit souvent pour un romancier d’entraîner toutes les personnes,
les paysages, les rues qu’il a pu observer dans une partition musicale où l’on retrouve les mêmes
fragments mélodiques d’un livre à l’autre, mais une partition musicale qui lui semblera imparfaite. Il y
aura, chez le romancier, le regret de n’avoir pas été un pur musicien et de n’avoir pas composé Les
Nocturnes de Chopin.
Le manque de lucidité et de recul critique d’un romancier vis-à-vis de l’ensemble de ses propres livres
tient aussi à un phénomène que j’ai remarqué dans mon cas et dans celui de beaucoup d’autres : chaque
nouveau livre, au moment de l’écrire, efface le précédent au point que j’ai l’impression de l’avoir oublié.
Je croyais les avoir écrits les uns après les autres de manière discontinue, à coups d’oublis successifs,
mais souvent les mêmes visages, les mêmes noms, les mêmes lieux, les mêmes phrases reviennent de
l’un à l’autre, comme les motifs d’une tapisserie que l’on aurait tissée dans un demi-sommeil. Un demi-
sommeil ou bien un rêve éveillé. Un romancier est souvent un somnambule, tant il est pénétré par ce
qu’il doit écrire, et l’on peut craindre qu’il se fasse écraser quand il traverse une rue. Mais l’on oublie
cette extrême précision des somnambules qui marchent sur les toits sans jamais tomber.
Dans la déclaration qui a suivi l’annonce de ce prix Nobel, j’ai retenu la phrase suivante, qui était une
allusion à la dernière guerre mondiale : « Il a dévoilé le monde de l’Occupation. » Je suis comme toutes
celles et ceux nés en 1945, un enfant de la guerre, et plus précisément, puisque je suis né à Paris, un
enfant qui a dû sa naissance au Paris de l’Occupation. Les personnes qui ont vécu dans ce Paris-là ont
voulu très vite l’oublier, ou bien ne se souvenir que de détails quotidiens, de ceux qui donnaient l’illusion
qu’après tout la vie de chaque jour n’avait pas été si différente de celle qu’ils menaient en temps normal.
Un mauvais rêve et aussi un vague remords d’avoir été en quelque sorte des survivants. Et lorsque leurs
enfants les interrogeaient plus tard sur cette période et sur ce Paris-là, leurs réponses étaient évasives.
Ou bien ils gardaient le silence comme s’ils voulaient rayer de leur mémoire ces années sombres et nous
cacher quelque chose. Mais devant les silences de nos parents, nous avons tout deviné, comme si nous
l’avions vécu.

Ville étrange que ce Paris de l’Occupation. En apparence, la vie continuait, « comme avant » : les
théâtres, les cinémas, les salles de music-hall, les restaurants étaient ouverts. On entendait des chansons
à la radio. Il y avait même dans les théâtres et les cinémas beaucoup plus de monde qu’avant-guerre,
comme si ces lieux étaient des abris où les gens se rassemblaient et se serraient les uns contre les autres
pour se rassurer. Mais des détails insolites indiquaient que Paris n’était plus le même qu’autrefois. A
cause de l’absence des voitures, c’était une ville silencieuse – un silence où l’on entendait le bruissement
des arbres, le claquement de sabots des chevaux, le bruit des pas de la foule sur les boulevards et le
brouhaha des voix. Dans le silence des rues et du black-out qui tombait en hiver vers cinq heures du soir
et pendant lequel la moindre lumière aux fenêtres était interdite, cette ville semblait absente à elle-même
– la ville « sans regard », comme disaient les occupants nazis. Les adultes et les enfants pouvaient
disparaître d’un instant à l’autre, sans laisser aucune trace, et même entre amis, on se parlait à demi-
mot et les conversations n’étaient jamais franches, parce qu’on sentait une menace planer dans l’air.
Dans ce Paris de mauvais rêve, où l’on risquait d’être victime d’une dénonciation et d’une rafle à la sortie
d’une station de métro, des rencontres hasardeuses se faisaient entre des personnes qui ne se seraient
jamais croisées en temps de paix, des amours précaires naissaient à l’ombre du couvre-feu sans que l’on
soit sûr de se retrouver les jours suivants. Et c’est à la suite de ces rencontres souvent sans lendemain,
et parfois de ces mauvaises rencontres, que des enfants sont nés plus tard. Voilà pourquoi le Paris de
l’Occupation a toujours été pour moi comme une nuit originelle. Sans lui je ne serais jamais né. Ce Paris-
là n’a cessé de me hanter et sa lumière voilée baigne parfois mes livres.
Voilà aussi la preuve qu’un écrivain est marqué d’une manière indélébile par sa date de naissance et par
son temps, même s’il n’a pas participé d’une manière directe à l’action politique, même s’il donne
l’impression d’être un solitaire, replié dans ce qu’on appelle « sa tour d’ivoire ». Et s’il écrit des poèmes,
ils sont à l’image du temps où il vit et n’auraient pas pu être écrits à une autre époque.
Ainsi le poème de Yeats, ce grand écrivain irlandais, dont la lecture m’a toujours profondément ému :
Les cygnes sauvages à Coole. Dans un parc, Yeats observe des cygnes qui glissent sur l’eau :

Le dix-neuvième automne est descendu sur moi


Depuis que je les ai comptés pour la première fois ;
Je les vis, avant d'en avoir pu finir le compte
Ils s'élevaient soudain
Et s'égayaient en tournoyant en grands cercles brisés
Sur leurs ailes tumultueuses
Mais maintenant ils glissent sur les eaux tranquilles
Majestueux et pleins de beauté.
Parmi quels joncs feront-ils leur nid,
Sur la rive de quel lac, de quel étang
Enchanteront-ils d'autres yeux lorsque je m'éveillerai
Et trouverai, un jour, qu'ils se sont envolés ?

Les cygnes apparaissent souvent dans la poésie du XIXe siècle – chez Baudelaire ou chez Mallarmé. Mais
ce poème de Yeats n’aurait pas pu être écrit au XIXe siècle. Par son rythme particulier et sa mélancolie,
il appartient au XXe siècle et même à l’année où il a été écrit.
Il arrive aussi qu’un écrivain du XXIe siècle se sente, par moments, prisonnier de son temps et que la
lecture des grands romanciers du XIXe siècle – Balzac, Dickens, Tolstoï, Dostoïevski – lui inspire une
certaine nostalgie. À cette époque-là, le temps s’écoulait d’une manière plus lente qu’aujourd’hui et cette
lenteur s’accordait au travail du romancier car il pouvait mieux concentrer son énergie et son attention.
Depuis, le temps s’est accéléré et avance par saccades, ce qui explique la différence entre les grands
massifs romanesques du passé, aux architectures de cathédrales, et les œuvres discontinues et morcelées
d’aujourd’hui. Dans cette perspective, j’appartiens à une génération intermédiaire et je serais curieux de
savoir comment les générations suivantes qui sont nées avec l’internet, le portable, les mails et les tweets
exprimeront par la littérature ce monde auquel chacun est « connecté » en permanence et où les «
réseaux sociaux » entament la part d’intimité et de secret qui était encore notre bien jusqu’à une époque
récente – le secret qui donnait de la profondeur aux personnes et pouvait être un grand thème
romanesque. Mais je veux rester optimiste concernant l’avenir de la littérature et je suis persuadé que
les écrivains du futur assureront la relève comme l’a fait chaque génération depuis Homère…
Et d’ailleurs, un écrivain, comme tout autre artiste, a beau être lié à son époque de manière si étroite
qu’il n’y échappe pas et que le seul air qu’il respire, c’est ce qu’on appelle « l’air du temps », il exprime
toujours dans ses œuvres quelque chose d’intemporel. Dans les mises en scène des pièces de Racine ou
de Shakespeare, peu importe que les personnages soient vêtus à l’antique ou qu’un metteur en scène
veuille les habiller en bluejeans et en veste de cuir. Ce sont des détails sans importance. On oublie, en
lisant Tolstoï, qu’Anna Karénine porte des robes de 1870 tant elle nous est proche après un siècle et
demi. Et puis certains écrivains, comme Edgar Poe, Melville ou Stendhal, sont mieux compris deux cents
ans après leur mort que par ceux qui étaient leurs contemporains.

En définitive, à quelle distance exacte se tient un romancier ? En marge de la vie pour la décrire, car si
vous êtes plongé en elle – dans l’action – vous en avez une image confuse. Mais cette légère distance
n’empêche pas le pouvoir d’identification qui est le sien vis-à-vis de ses personnages et celles et ceux qui
les ont inspirés dans la vie réelle. Flaubert a dit : « Madame Bovary, c’est moi ». Et Tolstoï s’est identifié
tout de suite à celle qu’il avait vue se jeter sous un train une nuit, dans une gare de Russie. Et ce don
d’identification allait si loin que Tolstoï se confondait avec le ciel et le paysage qu’il décrivait et qu’il
absorbait tout, jusqu’au plus léger battement de cil d’Anna Karénine. Cet état second est le contraire du
narcissisme car il suppose à la fois un oubli de soi-même et une très forte concentration, afin d’être
réceptif au moindre détail. Cela suppose aussi une certaine solitude. Elle n’est pas un repli sur soi-même,
mais elle permet d’atteindre à un degré d’attention et d’hyper-lucidité vis-à-vis du monde extérieur pour
le transposer dans un roman.
J’ai toujours cru que le poète et le romancier donnaient du mystère aux êtres qui semblent submergés
par la vie quotidienne, aux choses en apparence banales, – et cela à force de les observer avec une
attention soutenue et de façon presque hypnotique. Sous leur regard, la vie courante finit par
s’envelopper de mystère et par prendre une sorte de phosphorescence qu’elle n’avait pas à première vue
mais qui était cachée en profondeur. C’est le rôle du poète et du romancier, et du peintre aussi, de
dévoiler ce mystère et cette phosphorescence qui se trouvent au fond de chaque personne. Je pense à
mon cousin lointain, le peintre Amedeo Modigliani dont les toiles les plus émouvantes sont celles où il
a choisi pour modèles des anonymes, des enfants et des filles des rues, des servantes, de petits paysans,
de jeunes apprentis. Il les a peints d’un trait aigu qui rappelle la grande tradition toscane, celle de
Botticelli et des peintres siennois du Quattrocento. Il leur a donné ainsi – ou plutôt il a dévoilé – toute
la grâce et la noblesse qui étaient en eux sous leur humble apparence. Le travail du romancier doit aller
dans ce sens-là. Son imagination, loin de déformer la réalité, doit la pénétrer en profondeur et révéler
cette réalité à elle-même, avec la force des infrarouges et des ultraviolets pour détecter ce qui se cache
derrière les apparences. Et je ne serais pas loin de croire que dans le meilleur des cas le romancier est
une sorte de voyant et même de visionnaire. Et aussi un sismographe, prêt à enregistrer les mouvements
les plus imperceptibles.
J’ai toujours hésité avant de lire la biographie de tel ou tel écrivain que j’admirais. Les biographes
s’attachent parfois à de petits détails, à des témoignages pas toujours exacts, à des traits de caractère qui
paraissent déconcertants ou décevants et tout cela m’évoque ces grésillements qui brouillent certaines
émissions de radio et rendent inaudibles les musiques ou les voix. Seule la lecture de ses livres nous fait
entrer dans l’intimité d’un écrivain et c’est là qu’il est au meilleur de lui-même et qu’il nous parle à voix
basse sans que sa voix soit brouillée par le moindre parasite.
Mais en lisant la biographie d’un écrivain, on découvre parfois un événement marquant de son enfance
qui a été comme une matrice de son œuvre future et sans qu’il en ait eu toujours une claire conscience,
cet événement marquant est revenu, sous diverses formes, hanter ses livres. Aujourd’hui, je pense à
Alfred Hitchcock, qui n’était pas un écrivain mais dont les films ont pourtant la force et la cohésion d’une
œuvre romanesque. Quand son fils avait cinq ans, le père d’Hitchcock l’avait chargé d’apporter une lettre
à un ami à lui, commissaire de police. L’enfant lui avait remis la lettre et le commissaire l’avait enfermé
dans cette partie grillagée du commissariat qui fait office de cellule et où l’on garde pendant la nuit les
délinquants les plus divers. L’enfant, terrorisé, avait attendu pendant une heure, avant que le
commissaire ne le délivre et ne lui dise : « Si tu te conduis mal dans la vie, tu sais maintenant ce qui
t’attend. » Ce commissaire de police, qui avait vraiment de drôles de principes d’éducation, est sans
doute à l’origine du climat de suspense et d’inquiétude que l’on retrouve dans tous les films d’Alfred
Hitchcock.

Je ne voudrais pas vous ennuyer avec mon cas personnel mais je crois que certains épisodes de mon
enfance ont servi de matrice à mes livres, plus tard. Je me trouvais le plus souvent loin de mes parents,
chez des amis auxquels ils me confiaient et dont je ne savais rien, et dans des lieux et des maisons qui se
succédaient. Sur le moment, un enfant ne s’étonne de rien, et même s’il se trouve dans des situations
insolites, cela lui semble parfaitement naturel. C’est beaucoup plus tard que mon enfance m’a paru
énigmatique et que j’ai essayé d’en savoir plus sur ces différentes personnes auxquelles mes parents
m’avaient confié et ces différents lieux qui changeaient sans cesse. Mais je n’ai pas réussi à identifier la
plupart de ces gens ni à situer avec une précision topographique tous ces lieux et ces maisons du passé.
Cette volonté de résoudre des énigmes sans y réussir vraiment et de tenter de percer un mystère m’a
donné l’envie d’écrire, comme si l’écriture et l’imaginaire pourraient m’aider à résoudre enfin ces
énigmes et ces mystères.
Et puisqu’il est question de « mystères », je pense, par une association d’idées, au titre d’un roman
français du XIXe siècle : Les mystères de Paris. La grande ville, en l’occurrence Paris, ma ville natale, est
liée à mes premières impressions d’enfance et ces impressions étaient si fortes que, depuis, je n’ai jamais
cessé d’explorer les « mystères de Paris ». Il m’arrivait, vers neuf ou dix ans, de me promener seul, et
malgré la crainte de me perdre, d’aller de plus en plus loin, dans des quartiers que je ne connaissais pas,
sur la rive droite de la Seine. C’était en plein jour et cela me rassurait. Au début de l’adolescence, je
m’efforçais de vaincre ma peur et de m’aventurer la nuit, vers des quartiers encore plus lointains, par le
métro. C’est ainsi que l’on fait l’apprentissage de la ville et, en cela, j’ai suivi l’exemple de la plupart des
romanciers que j’admirais et pour lesquels, depuis le XIXe siècle, la grande ville – qu’elle se nomme
Paris, Londres, Saint-Pétersbourg, Stockholm – a été le décor et l’un des thèmes principaux de leurs
livres.
Edgar Poe dans sa nouvelle L’homme des foules a été l’un des premiers à évoquer toutes ces vagues
humaines qu’il observe derrière les vitres d’un café et qui se succèdent interminablement sur les
trottoirs. Il repère un vieil homme à l’aspect étrange et il le suit pendant la nuit dans différents quartiers
de Londres pour en savoir plus long sur lui. Mais l’inconnu est « l’homme des foules » et il est vain de le
suivre, car il restera toujours un anonyme, et l’on n’apprendra jamais rien sur lui. Il n’a pas d’existence
individuelle, il fait tout simplement partie de cette masse de passants qui marchent en rangs serrés ou
bien se bousculent et se perdent dans les rues.

Et je pense aussi à un épisode de la jeunesse du poète Thomas De Quincey, qui l’a marqué pour toujours.
À Londres, dans la foule d’Oxford Street, il s’était lié avec une jeune fille, l’une de ces rencontres de
hasard que l’on fait dans une grande ville. Il avait passé plusieurs jours en sa compagnie et il avait dû
quitter Londres pour quelque temps. Ils étaient convenus qu’au bout d’une semaine, elle l’attendrait
tous les soirs à la même heure au coin de Tichfield Street. Mais ils ne se sont jamais retrouvés. «
Certainement nous avons été bien des fois à la recherche l’un de l’autre, au même moment, à travers
l’énorme labyrinthe de Londres ; peut-être n’avons-nous été séparés que par quelque 18 mètres – il
n’en faut pas davantage pour aboutir à une séparation éternelle. »
Pour ceux qui y sont nés et y ont vécu, à mesure que les années passent, chaque quartier, chaque rue
d’une ville, évoque un souvenir, une rencontre, un chagrin, un moment de bonheur. Et souvent la même
rue est liée pour vous à des souvenirs successifs, si bien que grâce à la topographie d’une ville, c’est toute
votre vie qui vous revient à la mémoire par couches successives, comme si vous pouviez déchiffrer les
écritures superposées d’un palimpseste. Et aussi la vie des autres, de ces milliers et milliers d’inconnus,
croisés dans les rues ou dans les couloirs du métro aux heures de pointe.
C’est ainsi que dans ma jeunesse, pour m’aider à écrire, j’essayais de retrouver de vieux annuaires de
Paris, surtout ceux où les noms sont répertoriés par rues avec les numéros des immeubles. J’avais
l’impression, page après page, d’avoir sous les yeux une radiographie de la ville, mais d’une ville
engloutie, comme l’Atlantide, et de respirer l’odeur du temps. à cause des années qui s’étaient écoulées,
les seules traces qu’avaient laissées ces milliers et ces milliers d’inconnus, c’était leurs noms, leurs
adresses et leurs numéros de téléphone. Quelquefois, un nom disparaissait, d’une année à l’autre. Il y
avait quelque chose de vertigineux à feuilleter ces anciens annuaires en pensant que désormais les
numéros de téléphone ne répondraient pas. Plus tard, je devais être frappé par les vers d’un poème
d’Ossip Mandelstam :
Je suis revenu dans ma ville familière jusqu'aux sanglots
Jusqu'aux ganglions de l'enfance, jusqu'aux nervures sous la peau.
Pétersbourg ! [...]
De mes téléphones, tu as les numéros.
Pétersbourg !
J'ai les adresses d'autrefois
Où je reconnais les morts à leurs voix.

Oui, il me semble que c’est en consultant ces anciens annuaires de Paris que j’ai eu envie d’écrire mes
premiers livres. Il suffisait de souligner au crayon le nom d’un inconnu, son adresse et son numéro de
téléphone et d’imaginer quelle avait été sa vie, parmi ces centaines et ces centaines de milliers de noms.
On peut se perdre ou disparaître dans une grande ville. On peut même changer d’identité et vivre une
nouvelle vie. On peut se livrer à une très longue enquête pour retrouver les traces de quelqu’un, en
n’ayant au départ qu’une ou deux adresses dans un quartier perdu. La brève indication qui figure
quelquefois sur les fiches de recherche a toujours trouvé un écho chez moi : Dernier domicile connu. Les
thèmes de la disparition, de l’identité, du temps qui passe sont étroitement liés à la topographie des
grandes villes. Voilà pourquoi, depuis le XIXe siècle, elles ont été souvent le domaine des romanciers et
quelques-uns des plus grands d’entre eux sont associés à une ville : Balzac et Paris, Dickens et Londres,
Dostoïevski et Saint-Pétersbourg, Tokyo et Nagaï Kafû, Stockholm et Hjalmar Söderberg.
J’appartiens à une génération qui a subi l’influence de ces romanciers et qui a voulu, à son tour, explorer
ce que Baudelaire appelait « les plis sinueux des grandes capitales ». Bien sûr, depuis cinquante ans,
c’est-à-dire l’époque où les adolescents de mon âge éprouvaient des sensations très fortes en découvrant
leur ville, celles-ci ont changé. Quelques-unes, en Amérique et dans ce qu’on appelait le tiers-monde,
sont devenues des « mégapoles » aux dimensions inquiétantes. Leurs habitants y sont cloisonnés dans
des quartiers souvent à l’abandon, et dans un climat de guerre sociale. Les bidonvilles sont de plus en
plus nombreux et de plus en plus tentaculaires. Jusqu’au XXe siècle, les romanciers gardaient une vision
en quelque sorte « romantique » de la ville, pas si différente de celle de Dickens ou de Baudelaire. Et
c’est pourquoi j’aimerais savoir comment les romanciers de l’avenir évoqueront ces gigantesques
concentrations urbaines dans des œuvres de fiction.

Vous avez eu l’indulgence de faire allusion concernant mes livres à « l’art de la mémoire avec lequel sont
évoquées les destinées humaines les plus insaisissables ». Mais ce compliment dépasse ma personne.
Cette mémoire particulière qui tente de recueillir quelques bribes du passé et le peu de traces qu’ont
laissé sur terre des anonymes et des inconnus est elle aussi liée à ma date de naissance : 1945. D’être né
en 1945, après que des villes furent détruites et que des populations entières eurent disparu, m’a sans
doute, comme ceux de mon âge, rendu plus sensible aux thèmes de la mémoire et de l’oubli.
Il me semble, malheureusement, que la recherche du temps perdu ne peut plus se faire avec la force et
la franchise de Marcel Proust. La société qu’il décrivait était encore stable, une société du XIXe siècle. La
mémoire de Proust fait ressurgir le passé dans ses moindres détails, comme un tableau vivant. J’ai
l’impression qu’aujourd’hui la mémoire est beaucoup moins sûre d’elle-même et qu’elle doit lutter sans
cesse contre l’amnésie et contre l’oubli. À cause de cette couche, de cette masse d’oubli qui recouvre tout,
on ne parvient à capter que des fragments du passé, des traces interrompues, des destinées humaines
fuyantes et presque insaisissables.

Mais c’est sans doute la vocation du romancier, devant cette grande page blanche de
l’oubli, de faire ressurgir quelques mots à moitié effacés, comme ces icebergs perdus qui
dérivent à la surface de l’océan.

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