LITTÉRATURE ET HISTOIRE
Interroger l’Histoire
Les violents traumatismes du XXe siècle, associés aux
incertitudes d’un monde en quête d’avenir, suscitent chez
les écrivains actuels un désir tenace de comprendre le passé.
> PAR DOMINIQUE VIART, PROFESSEUR DE LITTÉRATURE À L’UNIVERSITÉ DE LILLE-III
L
es dernières rentrées littéraires ont connu
de vives controverses autour de romans trai-
tant de la Shoah : Les Bienveillantes de Jon-
than Littell (2006) et Jan Karski de Yannick
Haenel (2009). L’Histoire est devenue un
thème majeur de la littérature, ce qui ne va
pas sans susciter des polémiques : peut-on
16 faire roman de tout ? Existe-t-il des sujets tabous au
nombre desquels figureraient les événements les
LE ROMAN FRANÇAIS CONTEMPORAIN • TDC N O 1007
plus dramatiques du xxe siècle ? Cette question
essentielle travaille souterrainement une produc-
tion littéraire dont le champ s’est abondamment
renouvelé depuis trois décennies.
D’une guerre à l’autre
L’Histoire n’avait pas complètement déserté
la scène littéraire. Elle forme l’arrière-fond allusif
des romans abstraits de Samuel Beckett et la
matière imprécise de ceux de Patrick Modiano ou
Combler
obsède en sourdine Georges Perec. Mais depuis les
années 1980, les écrivains reviennent avec insis-
un déficit de
tance sur des périodes obscures. En 1984, Didier
Daeninckx enquête dans Meurtres pour mémoire
la transmission
sur la répression, ordonnée par le préfet Papon,
des manifestations parisiennes d’octobre 1961 en
historique
faveur de l’Algérie indépendante. Poussée par des
événements aussi importants que le film Shoah
de Claude Lanzmann (1985), la réédition de Si
c’est un homme de Primo Levi dans une nouvelle
traduction (1987) ou l’ouverture des procès de
nazis et de collaborateurs, la littérature sonde les
drames de l’occupation et de la déportation.
La Grande Guerre redevient aussi sujet de
roman. La fin du « court xxe siècle » (de 1914 à
la chute du mur de Berlin en 1989) engage les
écrivains à combler ce qu’ils éprouvent comme
un déficit de la transmission historique. Didier
Daeninckx révèle dans Le Der des ders (1985)
l’écrasement par l’armée française en 1917 d’un
régiment russe allié. De nombreux romans traitent
des exécutions de pacifistes (Un long dimanche
de fiançailles de Sébastien Japrisot, 1991), de la
recherche des victimes sur les champs de bataille
après l’armistice (L’Acacia de Claude Simon,
1989), des exactions perpétrées à l’arrière (Les
Âmes grises de Philippe Claudel, 2003) ou des gaz
déversés sur Ypres : « Nous n’avons jamais vrai-
ment écouté ces vieillards de vingt ans, dont le
témoignage nous aiderait à remonter les chemins
de l’horreur » (Jean Rouaud, Les Champs d’hon-
neur, 1990). Ils ne se satisfont plus du roman his-
torique, prisé au xixe siècle, où les personnages
fictifs trouvaient caution dans la réalité historique
et où les personnages historiques acquéraient une
dimension romanesque. La fiction veut démas-
quer les zones d’ombre et conteste que l’Histoire
soit une matière romanesque. Les dernières avant-
gardes en avaient montré la puissance complexe
(La Semaine sainte de Louis Aragon, 1958 ; Les
Géorgiques de Claude Simon, 1981).
Le roman archéologique
Les romans policiers (Sébastien Japrisot, Didier
Daeninckx) ont les premiers imaginé ce modèle
« archéologique » qui fonctionne quelle que soit
la période envisagée, des plus anciennes (Alain
Nadaud a par exemple choisi l’Antiquité dans plu-
sieurs de ses romans) aux plus récentes comme
dans Tigre en papier d’Olivier Rolin (2002), qui
raconte une traversée des années militantes post-
soixante-huitardes, en passant par la guerre d’In-
dochine, la Seconde Guerre mondiale, par allu-
sions, ou encore la Commune. Que le narrateur ou
le personnage-enquêteur soit policier, archéologue
ou de quelque autre profession, le roman procède
par hypothèses, recoupements d’informations,
récits fragmentaires, recherches d’archives. Les
objets et documents de toute nature y jouent un
rôle majeur comme dans Dora Bruder de Patrick
Modiano (1997). Souvent consacrés à des figures
anonymes, ces romans empruntent aux méthodes
de la « microhistoire » développée en Italie dans les
années 1970 par Carlo Ginzburg et Giovanni Levi.
C’est une enquête aussi que, soucieux de ne rien

Le Der des ders inventer, mène Laurent Binet dans HHhH (2010)
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de Didier à propos des résistants pragois qui tentèrent d’as-
Daeninckx et sassiner le bras droit d’Himmler.
Jacques Tardi,
1996. Témoigner pour les témoins
Comment perpétuer la mémoire des trauma-
tismes du xxe siècle, quand témoins et survivants
ont disparu ? Face à l’horreur absolue, comment
être, littérairement, ce juif que l’on n’est pas ?
Comment « témoigner pour les témoins », selon la
formule de Paul Celan, sinon en ayant recours à
la fiction ? Si ce rôle n’est pas reconnu au roman,
comme le réclame Jorge Semprun, il n’y aura plus
de livres sur les camps que d’histoire ou de philo-
sophie. Or, toute fiction n’est pas recevable à ce
sujet. Si bien que la littérature se trouve en devoir
à la fois de restreindre et de motiver sa liberté
Comment d’invention. Nombre de récits contemporains
semblent s’écrire dans une relation intertextuelle
« témoigner forte avec les grands textes testimoniaux, comme
si le respect d’une certaine manière d’être de cette
pour les écriture pouvait leur fournir une caution : on le
voit en lisant des romans aussi différents que Jan
témoins » ? Karski, Le Non de Klara (2002) de Soazig Aaron ou
Le Rapport de Brodeck (2007) de Philippe Claudel.
Plus récemment, Arnaud Rykner se demande dans
le prologue de son roman Le Wagon (2010) s’il
peut s’approprier le récit de la déportation.
Les fictions allégoriques
Certains écrivains préfèrent décaler le propos
dans un univers de fiction allégorique, comme
le firent autrefois Albert Camus dans La Peste
(1947) ou Georges Perec avec W ou le Souvenir
d’enfance (1975). Un des malheurs d’Emmanuel
Darley (2003) transpose en Restonica la guerre de
© CASTERMAN
Bosnie et ses purifications ethniques ; les romans
d’Antoine Volodine installent leurs personnages de 17
gueux et de révolutionnaires déchus dans un uni-
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vers postapocalyptique fait de geôles, de camps,
de régimes tortionnaires. Convaincus que ce n’est
pas en représentant les événements avec réalisme
que l’on peut en dégager les significations, ces écri-
vains radicalisent discours et comportements pour
les rendre plus étranges et plus scandaleux.
Le roman historique
Le genre n’a pas tout à fait disparu. Jean-Marie
Gustave Le Clézio le pratique dans Ritournelle
de la faim (2008) ; Jean Rouaud (L’Imitation du
bonheur, 2006) et Hédi Kaddour (Waltenberg,
2005) en reprennent les intrigues et les person-
nages, sans toutefois souscrire à sa linéarité chro-
nologique, mais en le compliquant d’une réflexion
esthétique sous-jacente. Anne-Marie Garat le
déploie à la manière d’un roman-feuilleton dans sa
trilogie du xxe siècle Dans la main du diable (2006),
L’Enfant des ténèbres (2008) et Pense à demain
(2010). Très au fait de l’Histoire, les romanciers
n’hésitent donc plus à la mettre en scène, mais
c’est presque toujours en s’interrogeant en même
temps sur les manières de la raconter, comme
Pierre Michon le fait de façon éblouissante dans
Les Onze (grand prix du roman de l’Académie
française, 2009) par le truchement d’un tableau
fictif censé représenter les onze membres du
Comité de salut public de la Terreur. ●
SAVOIR
● VIART Dominique (sous la dir. de). Nouvelles écritures
littéraires de l’Histoire. Paris-Caen : Lettres modernes-
Minard, 2009 (coll. Écritures contemporaines, no 10).