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Volume 21/1
2017
Ouvrage publié avec le concours
de la Société des Amis de la Bibliothèque Salomon Reinach
Fascicule 1
Sommaire 5-8
Index des auteurs 9-10
Études
M. Minardi, « The Zoroastrian Funeray Building of Angka Malaya » 11-49
R. Raja, « Representations of the so-called “Former Priests” in Palmyrene
Funerary Art. A Methodological Contribution and Commentary » 51-81
H. Kahwagi-Janho, « De Baalbeck à Anjar. À propos de quelques séries
de chapiteaux antiques » 83-103
A.-K. Rieger, « Text and Landscape. The complementarity of the Papiro
Vaticano Greco 11 R (PMarm) to landscape-archaeological results
from the arid Marmarica (NW-Egypt/NE-Libya) » 105-146
Chroniques
Fr. Croissant, « Du nouveau sur les terres cuites grecques. À propos de
quelques publications récentes » 263-280
L. Martinez-Sève, « Sur la nature du pouvoir séleucide » 281-289
Chr. J. Robin, « L’Arabie à la veille de l’islam dans l’ouvrage de Aziz al-Azmeh,
The emergence of Islam in Late Antiquity » 291-320
Topoi 21 (2017)
p. 5-8
SOMMAIRE
Fascicule 2
Sommaire 325-326
Comptes rendus
Études thématiques : géographie antique et sacrée, paléobotanique
P.-O. Leroy, S. Bianchetti et al., Brill’s Companion to Ancient Geography (2016) 327-333
P.-O. Leroy, D. Dueck, The Routledge Companion to Strabo (2017) 335-339
M. Albaladejo-Vivero, Strabon, Géographie XV (éd. P.-O. Leroy) (2016) 341-343
S. Amigues, Ph. Beaujard, Histoire et voyages des plantes cultivées
à Madagascar (2017) 345-355
S. Amigues, P. Lieutaghi, Une ethnobotanique méditerranéenne (2017) 357-359
A.-C. Panissié, N. Belayche et al., Fabriquer du divin (2015) 361-367
M. Lesgourgues, P. Struck, Divination and Human Nature (2016) 369-377
M. Sartre, Y. Lafond, V. Michel, Espaces sacrés (2016) 379-384
Orient ancien, Iran, Inde
F. De Romanis, Kl. Karttunen, Yonas and Yavanas in Indian Literature (2015) 385-386
V. Lefèvre, L. Fogelin, An Archaeological History of Indian Buddhism (2015) ;
B. Ahmed, Buddhist Heritage of Bangladesh (2015) 387-396
J.-Fr. Salles, F. De Romanis, M. Maiuro, Across the Ocean (2015) 397-406
A. de Saxcé, D.A. Agius et al., Red Sea Project VI (2017) 407-412
R. Boucharlat, P. Callieri, Architecture et représentations
dans l’Iran sassanide (2014) 413-419
V. Messina, J.M. Schlunde, B.B. Rubin, Arsacids, Romans and Local Elites (2017) 421-423
V. Messina, J. Wiesehöfer, S. Müller, Parthika (2017) 425-429
C. Saliou, D. Parayre, Le fleuve rebelle (2016) 431-436
Rome et Occident
R.-M. Bérard, V. Nizzo, Archeologia e antropologia della morte (2015) 733-742
J.J. Palao Vicente, Fr. Bérard, L’armée romaine à Lyon (2015) 743-750
CRISES MONÉTAIRES ET CRISES DU MONNAYAGE
DANS LE MONDE GRÉCO-ROMAIN
Une vue perspective
1. Selon Christel Müller (Müller 2011, p. 333), la littérature grecque identifie trois
types de crises : la guerre (polemos), la disette frumentaire (sitodeia) et l’absence de
ressources (aporia tōn chrēmatōn).
Topoi 21 (2017)
p. 173-192
174 f. de callataÿ
raisons : « soit à cause du défaut de la matière seule, lorsque pour le même poids
de monnaie on mélange avec l’argent plus de cuivre qu’il ne faut ; soit par suite
de l’insuffisance du poids, le mélange de l’argent et du cuivre étant équitable ; soit
enfin, ce qui est le plus mauvais, pour les deux causes à la fois. En outre, la valeur
diminue également par l’usure due au long usage de la monnaie et cette raison
suffit pour que celle-ci soit reprise et renouvelée » 3.
Avec la question des dettes souveraines contractées par nos états et de la
viabilité de l’euro comme monnaie unique européenne, nos oreilles ont ces
dernières années été saturées de commentaires sur la et les crises monétaires. Que
l’histoire antique ne soit pas sans parallèle avec la situation actuelle, c’est ce qu’a
tenu a rappeler un Lyonnais, par ailleurs alors président de la Banque Européenne
d’Investissement, lorsque, prenant la parole le 12 mai 2010 à Stanford, Jean-
Claude Trichet a ouvert son discours en citant Tacite et l’a refermé en invoquant
Cicéron : « Financial crises, disait alors Trichet, have been a recurrent feature of
human history. Let me take you back over two millennia in Europe to see how the
great historian Tacitus described the financial crisis that hit the Roman Empire
in the year 33 AD. In the Annales, he wrote : “The destruction of private wealth
precipitated the fall of rank and reputation. At last, the emperor interposed his aid
by distributing throughout the banks a hundred million sesterces, and allowing
freedom to borrow without interest for three years, provided the borrower gave
security to the State in land to double the amount. Credit was thus restored, and
gradually private lenders were found.” Replace “emperor” with “governments and
central banks”, “sesterces” with “dollars” or “euro”, “security” with “collateral” :
this two thousand year old quotation could sound surprisingly familiar”. Et il
concluait : “I started with Tacitus’ example of bold policy action. I would like to
end with Cicero’s fides. There was a famous controversy between Julius Caesar
and Cicero 80 years before the crisis described by Tacitus. Rome, at that time, was
struggling with a debt overhang. Caesar proposed partly to remit the debt. Cicero
strongly opposed such action. He argued that debt forgiveness would shake the
foundations of the Roman Republic and destroy one of its most important values :
fides. Fides is trust, confidence, good faith » 4.
La fides latine ou la pistis grecque est en effet au cœur du phénomène
monétaire ainsi que l’énonce l’Anonyme de Jamblique dans un passage souvent
4. Trichet 2010. Pour la pensée de Cicéron voir De officiis, 2, 84 : « Rien en effet ne
maintient avec plus de force l’État que la bonne foi (nec enim ulla res vehementius
rem publicam continet quam fidem), qui ne peut exister s’il n’y a pas nécessité de
payer ses dettes ». Le passage peut être rapproché de celui que l’on trouve dans le
Contre Dionysodoros (48), attribué à Démosthène : « Si vous pensez que les contrats
écrits et les conventions doivent faire loi entre les parties, si vous n’avez aucun
ménagement pour ceux qui les transgressent, la classe des préteurs sera davantage
disposée à faire crédit et votre emporion ‘augmentera’ (trad. reprise de Chankowski
2013, p. 169).
crises monétaires et crises du monnayage 175
cité que l’on date le plus probablement de la fin du ve s. av. J.‑C. : « Commençons
donc par montrer, en premier lieu, les fruits de l’eunomia. Le premier est la
confiance, qui aide grandement tous les hommes. C’est d’elle que provient l’argent
de la communauté et ainsi, même s’il y en a peu, il suffit qu’il circule, alors que
sans elle, même s’il y en a beaucoup, il ne suffit pas […] Par contre l’anomia
produit les méfaits suivants : d’abord les hommes n’ont pas le temps de s’occuper
de leurs affaires et se soucient du plus néfaste pour eux, les affaires (publiques) ; ils
thésaurisent l’argent par défiance et par repli sur soi au lieu de l’échange ; l’argent
arrive donc à manquer, même s’il y en a beaucoup » 5.
D’où une première définition du mot crise qui est, en contexte monétaire,
d’abord et avant tout une perte de confiance. Où l’on voit dès lors aussi que,
l’inverse d’une crise monétaire étant le retour à la confiance, le modèle vertueux
en matière monétaire n’est pas la croissance qui aura tant obsédé les esprits des
économistes depuis Adam Smith mais bien plutôt – ainsi que l’a rappelé Raymond
Descat à l’entame de ce colloque – la stabilité.
7. Pour les crises monétaires, voir Théret 2007, p. 58-74 (voir le Tableau 2, p. 60-61 :
« Formes types de la crise monétaire »). Pour la « monnaie souveraine », voir Aglietta
et Orléan 1998 et 2002. J’avoue trouver indigentes certaines bases conceptuelles de
l’édifice (e.g. Théret 2007, p. 22 : sur l’universalité des « dettes de vie »).
8. Cicéron, Att., IX, 9, 4 (17 mars 49 av. J.‑C.) – voir Nicolet 1971, p. 1219, et Verboven
1997.
10. Pour s’en tenir à quelques titres explicites, voir Dattari 1908 ; Campo et Gurt 1980 ;
Reece 1981 ; Loriot 1987 ; Depeyrot et Hollard 1987 ; Depeyrot 1988 et 2005 ;
Depeyrot et Moisil 2004 ; Cavada Nieto 1994 ; Estiot 1996 ; Carrié 2007b.
13. Jean Bodin (1529-1596) a décrit la réaction de la population en 1306 lorsque Philippe
le Bel décria le premier la monnaie d’argent pur : « lequel pour ceste cause Dante
appelle Falsificatore di moneta ; il y eut une merveilleuse peine à luy donner cours,
tellement que le peuple de Paris se mutina, pilla & saccagea les maisons d’Etienne
Barbette, & alle mesmes assieger le roy au temple, jettant son disner qu’on luy
portoit, en la fange, avec plusieurs insolences. Et combien que le roy en fist quelque
punition, toutesfois craignant plus grande esmeute, il restitua la monnoye d’argent
pour ce coup la au premier pied » (Bodin 1568, fol. I, 2, r° et v° = Le Branchu 1934,
p. 136).
que Suétone pour lier, comme lui, le renchérissement des terres avec les facilités
de crédit 15. L’inverse en somme de ce qui s’était passé lors de la conjuration de
Catilina où le manque de numéraire avait entraîné une hausse des taux d’intérêt et
dès lors une baisse des prix 16.
15. Suétone, Auguste, 41, 1-2 : « Liberalitatem omnibus ordinibus per occasiones
frequenter exhibuit. Nam et invecta urbi Alexandrino triumpho regia gaza tantam
copiam nummariae rei effecit, ut faenore deminuto plurimum agrorum pretiis
accesserit, et postea, quotiens ex damnatorum bonis pecunia superflueret, usum
eius gratuitum iis, qui cavere in duplum possent, ad certum tempus indulsit ».
Traduction française de H. Ailloud : « Il (Auguste) saisit maintes occasions de
témoigner sa libéralité aux différents ordres. Ainsi, quand on eut transporté à Rome,
lors du triomphe d’Alexandrie, le trésor des rois d’Égypte, il en résulta une si grande
abondance de numéraire que, le taux de l’argent ayant diminué, la valeur des terres
s’accrut de façon considérable, et, par la suite, chaque fois que des confiscations
faisaient surabonder l’argent (dans le trésor), il en prêta gratuitement pour un temps
déterminé à ceux qui pouvaient répondre du double ». Voir aussi Dion Cassius, LI,
21, 5 (qui précise que le taux d’intérêt baissa de deux tiers) et Orose, VI, 19, 19.
16. Sur ces questions de perception, voir Nicolet 1971, p. 1225, et Crawford 1971.
17. Avec de notables exceptions comme le sont – pour s’en tenir aux participants de
ces journées – Jean Andreau et Koen Verboven pour les historiens-économistes et
Jérôme Maucourant pour les économistes-historiens.
crises monétaires et crises du monnayage 179
rendu pauvre le François & la France, & qui plus a faict contemner & enfreindre,
depuis cent ans, les Ordonnances faictes par les Roys sur le cours & mise des
monnoyes, les prenant & alouant à plus hault pris que les Princes ne les a évaluées.
En quoi l’opinion du vulgaire a toujours esté maistresse car quelque resistance que
les Roys aient sceu faire, ilz ont finalement esté vaincus & contrainctz de suivre
en cela la volonté desordonnée du peuple, & de hausser l’escu de jour en jour » 18.
Ainsi perçue, l’inflation monétaire génératrice d’inflation des prix est souvent
une réponse liée à la demande, dans un monde caractérisé par une faible élasticité
de cette dernière : peu de surplus à dépenser et des coûts prohibitifs de transaction,
à commencer par ceux du transport 19. Il se trouve que cette explication est celle
prônée récemment par plusieurs auteurs s’agissant de l’histoire monétaire romaine.
Ceux-ci observent une absence d’inflation des prix alors même que l’ampleur de la
masse monétaire, le M de l’équation de Thomas Fisher (PV = MQ), s’est trouvée
bouleversée. Que ce soit à la fin de la République ou en plein milieu de ce iiie s.
alors réputé en crise, l’augmentation importante de la masse monnayée n’a pas
entraîné d’inflation des prix car celle-ci a été amortie par l’augmentation de la
demande (le Q de Fisher) 20.
Par ailleurs, les recherches produites par les historiens-économistes sur la
monnaie témoignent d’abord, aux yeux des économistes-historiens, du rôle actif
joué par la monnaie sur l’économique et le social 21. Ce qui – à la surprise des
historiens – surprend les économistes puisque la théorie classique dit le contraire
en soutenant que la monnaie est comme un « voile » posé sur les échanges, sans
action propre 22. C’est peut-être vrai des sociétés monétisées en profondeur depuis
18. Malestroict 1566, fol. B IV, r° (Paradoxe deuxième – voir Le Branchu 1934, I,
p. 61).
20. Hollander 2008 et Verboven 2007, p. 252 (“Probably more important is that currency
inflation is a form of demand inflation”), et Carrié 2007b, p. 160 (“à l’opposé des
tenants de la crise, certains historiens commencent à envisager la possibilité – à mon
sens tout à fait probable – d’une augmentation des besoins en numéraire, causée
par une augmentation générale de la production. En effet, si la masse monétaire en
circulation augmentait constamment, on s’attendrait à une augmentation globale des
prix, au point que les numismates déduisent le second phénomène du premier. Or il
ne se produit rien de tel”).
Rappelons aussi à grands traits le cadre général des frappes monétaires dans
l’Antiquité. Presque toute l’affaire tient dans la proposition transitive qui veut
que, dans un monde qui – sauf exceptions – ignore la frappe libre et où la frappe
de la monnaie est le privilège de l’État (la cité, le roi, l’empereur), ce dernier
frappe monnaie pour régler des dépenses publiques à court terme, en engrangeant
au passage un profit. Et comme il apparaît que, comme c’est du reste le cas
– sauf exceptions – de toutes les sociétés préindustrielles, les dépenses militaires
l’emportent – souvent de loin – sur les autres types de dépenses, il en résulte que
l’essentiel de la frappe monétaire a été émise pour des dépenses de ce type 25.
Ensuite de quoi, l’État ne semble pas se soucier du sort du numéraire qu’il
émet et ne le rappelle jamais, semble-t-il, parce que celui-ci aurait perdu trop de
poids en raison de sa circulation. De leur côté, les utilisateurs antiques ne rognent
pas les pièces comme ils le feront avec passion au Moyen Âge et à l’époque
moderne.
A contrario de cette situation et en fonction de ce qui a été dit sur
l’impossibilité d’estimer finement la masse monétaire en circulation, les États
25. Pour une vue moins ferme de cette assertion, voir Howgego 1990 et Amandry 1993,
p. 1-3.
crises monétaires et crises du monnayage 181
antiques n’ont jamais frappé monnaie dans le but de fluidifier les échanges, même
s’ils ont parfois – quoique très rarement – tenté de remédier à une situation de
pénurie locale 26. En conséquence de quoi, il convient de rester très prudent dans
l’emploi des termes. La plupart du temps, on peut et il faut remplacer l’expression
« politique monétaire », dont il est fait un grand usage indu, par « politique du
monnayage », qui n’est le plus souvent qu’un ensemble assez frustre de recettes.
En outre, rapportée à la masse existante de métaux précieux, or et argent, la
proportion monnayée demeure presque modeste, guère supérieure à 10 % a-t-on
pu écrire pour le monde hellénistique 27. De même, la masse monnayée chaque
année par un roi hellénistique ne représente qu’une petite fraction de ses rentrées,
perçues pour l’essentiel en nature 28. Il ne semble pas que les rois ou les empereurs
aient cherché à s’accaparer les métaux précieux qui restent d’abord dans les mains
privées. Et on ne s’exagérera pas non plus la fortune des temples. Nous sommes
donc loin du modèle mercantiliste qui voudrait que rois et empereurs aient cherché
à monnayer autant que faire se peut pour financer leur Weltmachtpolitik.
En revanche, il est indéniable que l’usage de la monnaie a été grandissant et
probable que le niveau de monétisation de l’Empire romain pris dans son ensemble
n’ait plus été atteint en Occident avant un millénaire après sa chute. Quelles que
soient les difficultés d’estimer ce taux de monétisation – Angeliki Laiou s’y est
essayée pour le monde byzantin 29 – il faut bien voir que l’Antiquité gréco-romaine
est le moment d’un surgissement : des pans entiers de l’échange se sont trouvés
soudainement monétisés alors qu’ils ne l’étaient pas. En bonne théorie quantitative
de la monnaie, on ne peut augmenter la quantité des biens (Q) sans créer une
inflation des prix (P) si les autres paramètres, dont la masse monétaire (M), restent
inchangés. Il est donc probable que le monde gréco-romain se soit régulièrement
trouvé dans une situation bien faite pour déconcerter l’économiste de métier, à
savoir des inflations de prix non pas liées à l’augmentation de la masse monétaire
(M) comme il en a l’habitude, mais bien à l’augmentation de la quantité (Q) des
dépenses monnayées. C’est exactement le titre d’un article de Dominic Rathbone :
« Monetization, not price-inflation in third-century A.D. Egypt » 30.
On a beau jeu d’écrire que le monde antique fut d’une certaine manière
perpétuellement en état de pénurie monétaire. Moses Finley, qui s’est peu
intéressé aux affaires monétaires et pas du tout au témoignage des monnaies, tenait
pour un axiome fondamental l’état chronique de pénurie monétaire dans lequel
se serait trouvé le grand continuum gréco-romain qu’il décrit dans son Ancient
economy. Pour lui : “Shortage of coins was chronic, both in total numbers and in
the availability of preferred types of denominations” 31.
Il me paraît falloir faire essentiellement deux commentaires à cette assertion :
1) ce ne sont pas les témoignages littéraires qui suffisent à forger cette présomption,
et 2) le monde gréco-romain, surtout à partir de la fin de l’époque classique, fut
davantage monétisé – c’est même là une de ses caractéristiques les plus notables
– que toutes les sociétés du monde occidental qui se développèrent par la suite et
cela jusqu’à l’époque moderne, en sorte que cette pénurie apparaîtra comme très
relative sur la longue durée, et ne constitue certainement pas un critère de moindre
développement, une phase initiale, un état antérieur, comme se le figuraient Finley
et tous ceux qui se sont plu à placer l’économie gréco-romaine au début d’une
théorie des stades.
S’agissant du premier commentaire (je ne discuterai pas ici du second, qui
nous entraînerait trop loin), rares en réalité sont les auteurs qui, comme Tacite
à l’occasion de la crise tibérine de 33 apr. J.‑C. 32, évoquent cette carence de
l’instrument monétaire. Les quelques occurrences réunies par Elio Lo Cascio où
l’État romain aurait cherché à approvisionner la circulation monétaire ne prouvent
pas, a contrario, la vision finleyenne d’un manque chronique de numéraire 33. Pas
plus que les expédients monétaires – en général des cours forcés temporaires –
rapportés par le pseudo-Aristote dans le second livre de l’Économique pour le
monde grec classique 34 ou par Aristophane pour l’épisode du remplacement à
Athènes de la monnaie d’argent par la monnaie de bronze 35. Pas plus non plus
d’ailleurs que des constructions modernes comme la vision qui voudrait attribuer
31. Finley 1985, p. 166 (voir aussi plus loin : “what is significant in the present context
is the persistent failure to provide coins of sufficiently large denomination to be
adequate for large payments”, et encore, p. 56 : “they therefore faced chronic
shortages of cash – which in this world meant gold and silver coins and nothing
else”).
un but à long terme à la vaste réforme menée par Néron : celui de remédier à
une forme de stagnation économique par manque d’instruments monétaires en
engageant un programme de dépenses publiques 36. Cette vision en rupture avec
le modèle général (voir supra sur l’absence de politique monétaire) laisse en effet
dubitatif tant paraît anachronique ce keynésianisme pur jus au cœur du ier s. apr.
J.‑C.
Ce qui, mieux que les rares attestations littéraires ou certaines hypothèses
aventurées par les Modernes, est de nature à nous convaincre de la pénurie monétaire,
non pas chronique mais endémique, c’est l’existence et le développement du prêt
de monnaies frappées. On a beaucoup écrit récemment sur le crédit et je crois
qu’on est aujourd’hui allé trop loin 37 dans le sens inverse des Primitivistes qui en
niaient jusqu’à l’existence. Mais il est indéniable que derrière les cas d’ingéniérie
fiscale et monétaire développés par les privés, les fondations et les temples du
monde hellénistique, on trouve une demande pour emprunter de la monnaie 38.
En réalité et selon la lecture de l’Anonyme de Jamblique, il convient de
distinguer, pour les cas avérés de caritas nummorum, quelle en est la cause :
la pénurie monétaire résulte-t-elle d’une contraction de la masse monétaire
disponible, comme on le pensait naguère encore tant pour la crise de 64/63 av.
J.‑C. liée à Catilina que pour celle de 33 apr. J.‑C. sous Tibère, ou bien n’est-ce
là qu’une crise de confiance et du crédit ayant provoqué un repli thésaurisateur,
comme on l’a – à bon droit, j’en suis persuadé – plus récemment reconnu dans
les deux cas 39 ? Le cas de la crise de 49/48 av. J.‑C. au début de la guerre civile
est plus clair : il s’agit d’une crise d’endettement non liée à la masse monétaire 40.
Dans l’ensemble, on souscrira au propos de Jean Andreau lorsqu’il écrit : « … les
crises d’endettement et les crises de paiement se produisent à des moments où les
finances publiques ne vont pas si mal et où la monnaie est assez stable ou même
très stable. Même au ier s. av. J.‑C., et en dépit de la désorganisation politique et
37. Sans entrer dans un réexamen de la question, on se contentera de noter ici que Harris
2006 n’évoque nulle part la question des récurrentes manipulations monétaires par
les rois et les empereurs qui pourtant paraissent offrir un argument puissant contre la
vision du crédit facile.
38. Voir Sosin 2000 et 2001, Chankowski 2011 and 2013, p. 168-171.
39. Pour la crise de 64/63 av. J.‑C., voir en ce sens Verboven 1997 (et Andreau 2007,
p. 108-122, surtout p. 121-122). Pour la crise de 33 apr. J.‑C., Michael Crawford
(Crawford 1971, p. 1229, note 10 et 1230) a contesté qu’elle ait eu pour origine une
« pénurie générale » de monnaie, comme l’avait soutenu Claude Nicolet (Nicolet
1971, p. 1217, note 2 – également Frank 1935 et Carrié 2007a, p. 83).
40. Sur cette crise, voir Frederiksen 1966, Howgego 1992, p. 9-10, et Andreau 2007,
p. 122-124.
184 f. de callataÿ
administrative, le système monétaire n’était pas aussi instable que les apparences
pourraient le laisser croire » 41.
41. Andreau 2007, p. 128. Il donne les cinq moyens dont, selon lui, l’État romain
pouvait faire usage pour remédier à une crise d’endettement (p. 107). On mettra cette
typologie en rapport avec celle, aussi en cinq points, fournie par Michael Crawford
pour lutter contre la pénurie de liquidités : 1) frapper davantage de monnaies, 2)
accorder des prêts ou des subventions, 3) réglementer la thésaurisation, 4) interdire
l’exportation et 5) obliger à investir dans la terre (Crawford 1971).
42. Voir surtout Jursa 2011, van der Spek 2006, Vargyas 2001 et 2010.
43. Segrè 1929 et 1942. Nicolet 1984 a bien montré combien se fourvoyaient ceux
qui ont interprété dans un sens quantitatif un passage de Paul le juriste qui parle de
quantitas (voir les Digestes de Justinien, XVIII, 1, 1 : Eaque materia froma publica
percussa usum dominiumque non tam ex substantia praebet quam ex quantitate,
nec ultra merx utrumque, sed alterum pretium vocatur, que Nicolet traduit, p. 106,
ainsi : « Et ce matériau, frappé au coin de l’autorité publique, autorise l’usage et
la propriété non pas tant par sa substance propre que par [sa] quantité. Et depuis,
les deux choses échangées ne sont plus appelées toutes deux marchandise, mais la
seconde [= le matériau en question] est appelé ‘prix’ »).
crises monétaires et crises du monnayage 185
celui de la masse monétaire est sans doute le plus abordable, l’entreprise est donc
désespérée. C’est bien ce que disent les économistes dont certains considèrent en
outre l’équation de Fisher comme une vieillerie déclassée. Marcello De Cecco a
ainsi eu des mots très durs à son sujet : “the quantity theory of money : you cannot
prove it, it’s useless for us, what can we make of it, or with it ? It’s past, it’s finito,
it’s no more. Maybe the Bundesbank believe in it, but not all of them” 44.
Ne restent plus dès lors comme candidats potentiels à une application ancienne
de la théorie quantitative de la monnaie que des phénomènes d’une amplitude sans
pareille bouleversant le système sur au moins une génération, comme l’arrivée
de l’argent du Nouveau-Monde aux xvie et xviie s. et la déthésaurisation massive
des trésoreries achéménides par Alexandre le Grand, ou encore – c’est moins sûr –
l’arrivée à Rome en 30 av. J.‑C. des trésors ramenés d’Égypte ou l’or pris aux
Daces par Trajan 45.
Pour l’inflation après Alexandre, on voit très bien alors à Babylone le prix de
six denrées augmenter simultanément de façon significative. Ces prix retomberont
dès le début du iiie s. et il est au moins aussi intéressant de s’interroger sur cette
retombée somme toute assez rapide que sur la flambée soudaine. Cette inflation
est-elle causée par l’augmentation de la masse monétaire ou est-elle due à la
présence persistante pendant trois décennies des armées des Diadoques et donc à
une variation de la demande ?
Il est significatif que, dans tous les cas avancés pour l’Antiquité,
l’augmentation soudaine de la masse monétaire soit le fruit d’un butin et non de
l’exploitation minière, laquelle vient après la guerre pour rendre compte de la
masse monétaire en circulation. C’est bien la hiérarchie des raisons données par
Chris Howgego : “The quantity of these metals (or et argent) in the Roman world
depended on three main factors : first, the gain or loss connected with conquest,
booty, and external subsidies, second the balance of external trade in the metals in
question, and third the productivity of the mines” 46.
45. A.H.M. Jones a aussi cherché à expliquer de cette façon la crise des iiie et ive s. apr.
J.‑C. (Jones 1964, p. 187-227 : « Inflation under the Roman Empire » ; voir Carrié
2007b, p. 152), mais on a vu que, à l’opposé de cette hypothèse, le iiie s. avait été
caractérisé par une stabilité des prix au moment de plus forte création d’instruments
monétaires.
monétaire aussi longtemps que la valeur nominale reste inchangée. Sauf que, en
bonne logique économique toujours, l’altération à la baisse du poids ou de l’aloi
des monnaies est génératrice d’inflation des prix en ce que les opérateurs anticipent
la perte de confiance des acheteurs. En pratique, il peut en aller autrement et on est
régulièrement frappé par l’inertie des utilisateurs face à une mesure pourtant de
nature à saper leur confiance.
Le cas le plus spectaculaire de détérioration de la qualité des monnaies dans
l’Antiquité – en tout cas celui qui aura le plus engendré de littérature – est celui qui
a vu la teneur en argent de l’antoninien, qui valait deux deniers, passer de plus de
40 % encore vers 235 apr. J.‑C. à moins de 1 % dans les années 270. Reproduit à
l’envi, le graphique qui illustre cet effondrement aura longtemps pesé de tout son
poids de meilleur indicateur quantifiable et quantifié dans la vision plus générale
de la crise du iiie s. Cette vision a vécu. « Plus personne aujourd’hui, écrit Jean-
Michel Carrié, ne parle de la ‘grande catastrophe monétaire du iiie siècle’ ni même
de la crise des échanges et de la vie économique qui en aurait été la conséquence,
articles de foi indiscutables de la science historique du siècle dernier. Un vaste
consensus a reformulé la position dominante, qui dédramatise un désordre
monétaire au demeurant incontestable et en relativise les effets » 47.
D’autres indicateurs économiques 48, non traités naguère, renvoient à présent
une toute autre image, faite de stabilité voire de développement pour cette époque
qui n’est en outre – c’est le point capital – pas marquée par une inflation des prix
(en Égypte et en Palestine) 49. Car les grandes inflations des prix eurent lieu soit
avant et de façon modérée sous Commode (doublement des prix à la fin de son
règne), puis surtout à partir de 280 et jusqu’en 360 (augmentation de 14 à 20
fois) 50. En revanche, on enregistre une étonnante stabilité des prix entre 215 et
274, soit au moment même de l’effondrement du titre d’argent de l’antoninien.
La perte de confiance du public et l’augmentation des prix n’est donc en ce cas
aucunement corrélée avec l’altération de la qualité des monnaies. Ou, pour le dire
autrement, la crise de la monnaie qu’étudient les numismates, n’a pas correspondu
à une crise monétaire, qu’étudient les économistes.
Mais cette manipulation a eu des effets importants qui lient la monnaie au
monétaire. En frappant des quantités jamais vues de monnaies à très faible taux
d’argent, l’État romain a non seulement fait disparaître de la circulation l’essentiel
49. Ruffing 2012 (et le compte-rendu donné par Jean-Marc Doyen, BCEN 50 [2], mai-
août, p. 175-176). Pour la stabilité des prix entre 215 et 274, voir aussi Carrié 2007b,
p. 141.
5. Conclusion
La conclusion la plus ferme qui se puisse tirer de ce trop rapide tour d’horizon
est que les monnaies étant frappées essentiellement pour des dépenses de nature
militaire, les crises monétaires, que ce soit par augmentation de la masse ou par
adultération des espèces, résultent in fine toutes d’abord de la nécessité de soutenir
un effort de guerre. L’exploitation minière (ses hauts et ses bas), la monétisation
croissante de catégories de transactions, la démographie (dont il n’a pas été parlé
ici, mais qui naturellement joue un rôle sur la demande), la vélocité de circulation
(tenue pour invariante faute de pouvoir mieux la qualifier), la contraction ou le
développement de la production : toutes ces causes ont joué sur les équilibres,
mais jamais autant que et loin derrière le besoin de financer la guerre, présente, à
venir ou révolue 52. Presque toutes les crises monétaires considérées ici sont des
crises d’endettement liées aux guerres. Bien avant une hypothétique augmentation
de la demande, ce sont elles qui génèrent les cas d’augmentation sensible des
instruments monétaires et elles aussi qui ont nécessité les nombreux expédients
dont rendent compte tant les textes que les monnaies elles-même.
51. Voir Carrié 2007b, p. 144-146, et Verboven 2007, p. 256. Pour un cas de ‘currency
discontent’, voir POxy 12 (1916) 1411. En 260 apr. J.‑C. à Oxyrhynchos, les
changeurs et préteurs fermèrent leurs échoppes pour ne pas devoir être forcés de
changer le nouveau numéraire imposé à un cours qui leur était défavorable (voir
Verboven 2007, p. 255).
52. C’est ainsi du reste que Christopher Howgego introduit son chapitre sur les crises
(Howgego 1995, p. 111).
188 f. de callataÿ
François de Callataÿ
Bibliothèque royale de Belgique
Université libre de Bruxelles
École Pratique des Hautes Études
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