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1

[p. 159] LE CORAN : TROIS TRADUCTIONS RECENTES

par Claude Gilliot (Aix-en-Provence)

in Studia Islamica, LXXV (1992), p. 159-77

[Remarks of Claude Gilliot for this PDF version done in August 2014. The original
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Dans un article paru il y a quelques années, on souhaitait une


«traduction exemplaire du Coran en français», mais on ajoutait qu’une [p.

1
. Le Coran. Essai de traduction de l’arabe annoté et suivi d’une étude exégétique par
Jacques Berque, Paris, Sindbad, 1990, 840 p., sur papier bible, calligraphies de
Ghani Alani, index; 14,5x23,5, 380 F; plein cuir, frappé à l’or 23 carats, 3000 F.; Le Coran.
L’Appel. Traduit et présenté par André Chouraqui, Paris, Robert Laffont, sur papier bible,
calligraphies et enluminures de Ghani Alani, 1990, 1434 p., index; 14x20, 198 F.; Le Qoran,
texte intégral, traduction sur la vulgate arabe par René R. Khawam, Paris, Maisonneuve et
Larose, 1990; 14x21, 441 p., index, 144 F. Dans ce qui suit, ces traductions sont
respectivement désignées par les sigles : B., C. et Kh.
Traductions mentionnées ci-après : Mahomet, le Coran, trad. Albin de Biberstein
Kazimirski, Paris, 1840, souvent réimprimée, dont : Le Coran, chronologie et préface par
M. Arkoun, Paris, Garnier-Flammarion (coll. «GF», 237), 1970, 511 p, et Le Coran, avec
notice préliminaire et notices sur Mahomet et Le Coran par Maxime Rodinson, Paris,
Garnier (coll. «Classiques Garnier»), 1981, XLI+646 p. [La notice sur Mahomet est
reprise d’Encyclopædia Universalis, 1971; celle sur le Coran, de la Grande Encyclopédie
Larousse; toutes deux, écrites par M. Rodinson, sont d’une grande qualité. La trad. est
également précédée de la Vie de Mahomet par Abº l-Fidæ’, traduite par Noël Desvergers,
en 1837]. Trad. O. Pesle et Ahmed Tidjani, 1936; Paris, Larose, 19543, XVI+458 p., avec
un dictionnaire juridique et un dictionnaire historique et géographique. Trad.
Régis Blachère, Le Coran, traduction selon un essai de reclassement des sourates, I-III,
Paris, G. P. Maisonneuve (coll. «Islam d’hier et d’aujourd’hui», III-V), 1947-51, LIX+273
p. et XIII+1240 p., le vol. I, étant une Introduction au Coran. Cette trad. a paru aussi en un
vol. à part, avec moins de notes : Paris, G. P. Maisonneuve, 1957, 748 p., index. Trad. de Si
Hamza Boubakeur, I-II, Paris, Fayard/Denoël (coll. «Le Trésor spirituel de l’humanité»,
1972, XIX+1389 p., index, avec un commentaire du traducteur basé sur un choix
d’interprétations des exégètes classiques. Trad. Denise Masson, Paris, Gallimard, La
Pléiade, 1967. Nous citons, quant à nous, d’après le texte de cette traduction édité avec le
texte arabe, pourvu de l’imprimatur de Sobhi El-Saleh : Essai d’interprétation du Coran
inimitable, Beyrouth, Dar al-Kitab allubnani, 1977, LXIX+892 p., index. Trad.
Sadok Mazigh, Le Coran. Essai d’interprétation du Coran inimitable, Paris, Les Editions
du Jaguar, 1985, CXLIV+30+827 p.; précédemment paru à Tunis, Maison tunisienne
d’édition, 1980, en 2 vol., 566+608 p. (avec des coquilles ou des fautes d’orthographe en
français).
160] grande traduction «doit être l’œuvre d’un groupe qui conjuguerait les
efforts de spécialistes de toutes les disciplines»2, ce qui a d’ailleurs été fait à
plusieurs reprises pour la Bible. Cette fois encore, les trois traductions sorties
récemment en France sont l’œuvre d’individus; nonobstant, sont-elles
exemplaires?
Il sera surtout question ici des traductions de A. Chouraqui et de
J. Berque. Celle de R. Khawam, qui ne comporte guère de notes justificatives,
sera évoquée à l’occasion.

I. L’exemple de la sourate liminaire


Pour donner au lecteur une idée de quelques-unes des caractéristiques
de ces trois traductions, nous reproduisons ci-après le texte de la première
sourate en deux tableaux synoptiques, avec la traduction de Kazimirski :

2
. J. E. Bencheikh, « Sourate d’al-Kahf. Neuf traductions du Coran »,
Analyses/Théorie (Université Paris VIII), 1980/3, p. 2.
Khawam Kazimirski
1. Au nom de Dieu, le Maître de miséricorde Au nom de Dieu clément et miséricordieux.

2. Louange à Dieu, Maître des mondes Louange à Dieu, Souverain de l’univers,


3. Le Maître de miséricorde, la Source de Le clément, le miséricordieux,
miséricorde
4. Celui qui garde en son pouvoir le jour du Souverain au jour de la rétribution.
jugement
5. C’est Toi que nous adorons, c’est à Toi que C’est toi que nous adorons, c’est toi dont
nous nous demandons secours implorons le secours.
6. Montre-nous le chemin droit. Dirige-nous dans le sentier droit,
7. Le chemin de ceux à qui Tu as accordé Tes Dans le sentier de ceux que tu as comblés de
faveurs, différent du chemin de ceux qui ont bienfaits. De ceux qui n’ont point encourus ta
encouru Ta colère et du chemin de ceux qui sont De ceux qui n’ont point encourus ta
égarés. colère et qui ne s’égarent point.
[p. 161] Chouraqui Berque
1. Au nom d’Allah, le Matriciant, le Matriciel Au nom de Dieu, le Tout miséricorde, le.
Miséricordieux
2. la désirance d’Allah, Rabb des univers, Louange à Dieu, Seigneur des univers
3. le Matriciant, le Matriciel le Tout miséricorde, le Miséricordieux

4. souverain du jour de la Créance : le roi du jour de l’allégeance


5. Toi, nous te servons, C’est Toi que nous adorons, Toi de qui le
Toi, nous te sollicitons. secours implorons
6. Guide-nous sur le chemin ascendant, Guide-nous sur la voie de rectitude
7. Le chemin de ceux que tu as ravis,. la voie de ceux que Tu as gratifiés, non pas
non pas celui des courroucés celle des réprouvés, non plus que de ceux
ni des fourvoyés. s’égarent.

1) La traduction de Chouraqui
Nous commencerons par le projet d’André Chouraqui qui repose, nous
paraît-t-il, sur la conviction que la parenté linguistique entre l’arabe et le
l’hébreu, ainsi qu’entre le Coran et la Bible, doit se manifester le plus possible
dans la traduction. Personne ne songera à nier que parenté il y a, même si
dans bien des cas précis, grandes seront les divergences. Bien plus, assez tôt en
islam, un débat s’est instauré, à propos des termes d’origine étrangère que
contiendrait le Coran 3. Pour autant, cela doit-il conduire à des excès dans la
surtraduction et à « restituer » à des termes arabes des significations ou des
connotations qu’ils n’ont pas ? Que penserait-on d’un truchement qui,
entendant l’expression française : «adieu!», la rendrait mot à mot en arabe par
«li-llâh», se figurant que les Français pensent à Dieu, lorsque, ce disant, ils
prennent congé de quelqu’un ? Ou encore, d’un drogman 4 qui, sous prétexte
que le français est une langue indo-européenne, réinventerait des sens à des
termes français, en partant de [p. 162] racines sanscrites? Or C. donne souvent
l’impression de rétablir le Coran dans une « Ursprache » sémitique, entendez
hébraïque 5.

3
. Cl. Gilliot, Exégèse, langue et théologie en islam L'exégèse coranique de Tabari,
Paris, Vrin («Etudes musulmanes», XXXII), 1990, 320 p. [Désormais : Elt], cap. IV, p. 95-
110.
N. B. : on trouvera les réf. complètes (nombres de vol., lieu et date d’éd.) des sources
mentionnées ci-après dans la bibliogr. et les abréviations de Cl. Gilliot, Elt, op. cit., p. 282-
308
4
. La suite montrera que ce n’est pas par hasard que nous utilisons ici les termes
«drogman» et «truchement»!
5
. Encore une fois, il ne s’agit pas de nier l’influence du judaïsme sur le Coran, mais on
ne peut en parler à coup de rapprochements aventureux. De ce point de vue, un ouvrage
paru récemment représente l’aberration suprême, faute d’une science suffisante en arabe
et en islamologie : Fr. Bruno Bonnet-Eymard, Le Coran, traduction et commentaire
systématique, I, Saint-Parre lès-Vaudes, La Contre-Réforme catholique, 1988, 344 p., v. c.
r. Michel Lagarde, Islamochristiana, 15 (1989), p. 262-63.
Cette opération débute dès la sourate liminaire, où ar-raḥmān ar-raḥīm
est rendu par le « Matriciant, le Matriciel », sous prétexte qu’en arabe ra?im
(qui devient en note de C. : rahâm) signifie la matrice6. C’est là confondre
deux domaines, celui de la parenté linguistique et celui de la morphologie;
l’arabe, en effet, a lui aussi ses propres lois et constantes morphologiques
qu’on ne peut ignorer, lorsqu’on traduit un texte écrit en cette langue.
Raḥmān est sur le modèle fa‘lān, qui est un schème de quantité 7 : celui qui a
une grand miséricorde, le très miséricordieux. Ce terme, tout comme raḥīm,
d’ailleurs, est à rattacher au verbe raḥima (avoir pitié, être miséricordieux). Il
est licite de constater le lien étymologique avec la matrice 8 ou de noter que
raḥim désigne aussi le lien de parenté9. Mais pour ce qui est de la traduction,

6
. Un lexicographe arabe, au moins, a vu dans raḥmān un terme hébreu arabisé, il
s’agit de Ṯa‘lab, v. Daniel Gimaret, Les noms divins en Islam, Paris, Cerf, 1988, p. 375-76,
et l’ensemble de son dossier sur ces deux termes, p. 375-96.
7
. V. Lisān al-‘Arab, sub rad. Ṭabarī, Tafsīr [désormais : Tab], éd. Šākir, I, p. 126, qui
remarque que le schème fa‘lān est fréquent avec les verbes du schème fa‘ila, yaf‘alu.
8
. B. la relève p. 23. V. Gimaret, op. cit., p. 375-381.
9
. Cela apparaît même dans des traditions prophétiques; ainsi selon Abº Hurayra, in
Buḫ [= Buḫārī], 78, Adab, 13/2 (et 13/3, selon ‘Ā’iša), éd. Krehl, IV, p. 112/trad. Houdas,
IV, p. 144, très modifiée par nous : le P. a dit : « La parenté utérine (ar-raḥim, masculin,
mais aussi féminin, comme ici) est une branche [ou «est dérivée de»; non pas comme
Houdas : « est dérivée de la même racine que », beaucoup trop technique] [šiğna, selon la
vocalisation retenue par Ibn Ḥağar; mais šağna, comme en Maydānī Mağma‘ al-amṯāl, I,
p. 197, n° 1044, sur al-ḥadīṯ ḏū šuğūn , et šuğna sont également attestés; cf. Abū ’Ubayd,
Ġarīb al-ḥadīṯ, Hyderabad, 1964, 19762, I, p. 209/Beyrouth, Dār al-Kutub al-‘ilmiyya, 1986,
p. 129] de miséricordieux (raḥmān). Dieu lui a dit (lahā. i. e. à ar-raḥim) celui qui est
proche de toi (waṣalaki), je serai proche de lui; celui qui se détournera de toi, je me
détournerai de lui». Mieux encore, selon ‘Ar. b. ‘Awf, M. a dit : « (c’est Dieu qui parle,
ḥadīṯ qudsī) : je suis le miséricordieux, j’ai créé la parenté utérine (ou la matrice); j’ai fait
dériver son nom de mon nom; qui est proche de lui, je serai proche de lui... », Ibn Ḥanbal,
Musnad, I, p. 194/éd. Šākir, III, (pagination erronée), n° 1680; ou n° 1659; avec adresse
directe en Lane, 1656a. Cf. pour toutes ces traditions, Fatḥ, X, p. 343-344; autres références
en Ḫaṭṭābī, Ša’n ad-du‘ā’, éd. A. Yūs. ad-Daqqāq, Damas, Dār al-Ma’mūn, 1984, p. 36-38.
il en va tout autrement, car le français n’a pas cette possibilité; dès lors
traduire par « matriciel », c’est donner à [p. 163] penser que pour un auditeur
arabe la connotation « matriciel » l’emporte sur la connotation
« miséricordieux ». C’est tout au plus une traduction ésotérique, voire
exotique. De plus, on voit mal le Coran, si sourcilleux sur l’unicité de Dieu et
si prompt à dénoncer ce que l’islam considère comme «l’erreur des chrétiens»,
laisser place à un terme qui pourrait suggérer que Dieu engendre (matrice).
Ces deux termes « matriciant, matriciel » nous paraissent non seulement
malheureux, mais ils sont absolument à proscrire, si c’est le Coran que l’on
veut traduire.
On est surpris de voir al-ḥamdu li-llāhi traduit par « La Désirance
d’Allah », mais on l’est non moins d’apprendre que « la racine hamada,
généralement traduite par louange, signifie, en arabe le désir amoureux, la
convoitise d’une réalité désirable, le désir de trouver grâce, d’être suave ». On
comprend évidemment ici que la racine ḥmd a ce sens en hébreu 10, mais c’est
là l’ambiguïté des notes qui accompagnent cette traduction, car C. passe d’une
langue à l’autre, sans crier gare. Cette innovation est évidemment à bannir,
sans réserve aucune, au profit d’un prosaïque, mais néanmoins juste,
« Louange à Dieu ». Ou alors, il s’agit d’un autre travail qui aboutirait peut-
être à montrer que le Coran a d’abord été écrit en hébreu, puis (mal) traduit
en arabe, ou que, révélé en arabe, il n’a pas été compris par des Arabes qui

. V. W. Gesenius, Hebräisches und aramäisches Wörterbuch über das Alte


10

Testament, bearbeitet von Frants Buhl, 191517 (réimpr. 1949), p. 238.


auraient dû connaître l’hébreu 11! Cela dit, nous ne prétendons pas qu’il faille
suivre toujours les commentateurs du Coran ; il leur arrive, sous l’effet de tel
ou tel point de vue juridique, d’infléchir la signification de maints passages
coraniques dans le sens qui leur convient, comme l’ont d’ailleurs fait les
exégètes juifs et chrétiens pour la Bible. Mais ici, il s’agit de la traduction d’un
textus receptus, de plus à propos de termes qui ne posent guère de problèmes,
hormis une réflexion censée sur l’unification des champs sémantiques, la
condition étant une solide maîtrise de l’arabe.
Toujours dans la Liminaire, al-maġḍūb ‘alayhim, a été rendu par les
« courroucés ». A moins de supposer qu’en français « courroucé » signifie
aussi « victime ou objet du courroux », on verra ici un grave contresens. En
effet, maġḍūb est un participe passé, et, en grammaire arabe, ‘alayhim est le
complément d’agent (nā’ib fā‘il li-l-maġḍūb) ; il faut donc comprendre :
allaḏîna ġuḍiba ‘alayhim12, et traduire tout simplement : « ceux qui n’ont point
encouru ta colère » (Kazimirski; à peu près semblable chez Kh. : « différent du
chemin de ceux qui ont encouru ta colère »), ou « qui ne sont ni l’objet de
[Ton] courroux... » (Blachère), ou encore « non de ceux que tu as réprouvés »
(Mazigh), ou « non pas celle des réprouvés » (B.). Nous n’avons encore jamais
relevé ce contresens dans une traduction du Coran. La traduction de
l’expression précédente : an‘amta ‘alayhim, rendue par « ceux que tu as ravis »

11
. V. nos «Deux études sur le Coran», Arabica, XXX (1983), p. 16-37, à propos des
deux ouvrages de G. Lüling.
12
. Ce n’est pas ici le lieu d’entrer dans une discussion grammaticale sur la
coordination de ġayr al-maġḍūb ‘alayhim, v. Tab, I, p. 180-85.
n’est pas plus heureuse. Il s’agit de ceux qui sont l’objet de la grâce, de la
faveur divine : « ceux que Tu as gratifiés » (B.), [p. 164] « ceux à qui Tu as
accordé tes faveurs » (Kh.), « ceux que tu as comblés de tes bienfaits »
(Kazimirski).
Pour le reste, c’est tout un livre qu’il faudrait pour relever les erreurs et
les propositions hasardeuses ou maladroites. Que peut bien vouloir dire :
« ceux qui effacent Allah » (2, 6) ? Il suffira de renvoyer ici encore aux
commentaires coraniques, pour voir les diverses interprétation de kafara;
maintenant que la racine hébraïque kapara signifie aussi « effacer » ne
diminue en rien le mérite de ceux qui ont eu le bon sens de traduire par : être
impie, mécréant, dénier. Certes, « dénier » et « dénégateur » conviennent
mieux à la racine arabe kfr, qui a le sens de « cacher, occulter » ; c’est de
dernier choix qu’a fait B.13.
C. a rendu le vocatif yā ayyuhā ou yā par « ohé » ; c’est une trivialité qui
ne manque pas d’un effet comique, d’autant plus que cette expression est
fréquente dans le Coran : « Ohé, les humains, servez votre Rabb » (2, 21, pour
Seigneur) ; « Ohé, Adam » (2, 33). Pourquoi s’arrêter en si bon chemin, et ne
pas aller jusqu’à traduire : « Coucou, Adam ! ». En arabe, c’est un vocatif (yā :
ḥarf nidā’ li-l-mutawassiṭ; ayy : munādan mabniyy ‘alā ḍ-ḍamm fī maḥall naṣb)
auquel convient la traduction : « Humains » ou « ô hommes » ; « ô Adam » ou
« Adam ». Imagine-t-on un traducteur qui rendrait le vocatif latin Domine par

13
. B., Avant-propos, p. 15.
« ohé, Seigneur ! » ? Le premier principe de la traduction, faut-il le rappeler,
est : « désapprendre l’acceptation de l’absurde » 14. Enfin, la connaissance
insuffisante que C. a de l’arabe ou des sources arabes se manifeste à longueur
de page. C’est ainsi qu’il fait dériver Iblīs de « iblas, regretter... » 15 ; un tel
schème verbal ne saurait exister en arabe, et il faut lire évidemment : ablasa.
Nous ne pouvons multiplier les exemples, mais la conjugaison des erreurs
du traducteur sur l’arabe et de l’interprétation fréquente du vocabulaire du
Coran à l’aide des racines hébraïques fait que cette traduction est exemplaire
de ce qu’il ne faut pas faire : traduire en ayant recours à des propositions
hasardeuses. Si l’on ajoute à cela que B. tient à maintenir sans raison des
termes « indigènes » dans le texte : Allāh, Ilāh, Rabb, Nabī, probablement,
pour les deux derniers vocables, à cause de la parenté étymologique avec
l’hébreu, la fréquence de ces emprunts plonge le lecteur dans un univers de
cocasserie. L’on se dit alors que l’auteur et les destinataires de pareil texte
n’avaient pas le logos (dans les deux sens de langage et de logique) de la
commune et normale humanité16!. De plus, on [p. 165] ne manquera pas de

14
. J. Marouzeau, La traduction du latin. Conseils pratiques, Paris, Les Belles Lettres,
1963, p. 13. Ce même auteur écrit plus loin, p. 55, que : « »e plus souvent, un mot latin n’a
pas le sens du mot français qui en est dérivé ». Ici, en l’occurrence, à supposer que pour
maints termes il y ait une parenté entre l’arabe et l’hébreu, le sens du mot arabe ne saurait
être dicté par l’hébreu. On ne doit aucunement en conclure que la connaissance de
l’hébreu n’aide pas, en certains cas, à la compréhension de passages du Coran.
15
. P. 39.
16
. « Voilà votre Ilah et l’Ilah de Mûssa » (soit on écrit Moïse, ce que nous préférons en
français ; soit on translittère correctement : Mûsâ), 20, 88; « mais votre Rabb est
matriciant » (Que oui ! à moins qu’il ne soit « l’Appétant de l’amphigouri » !), 20, 90. La
traduction de la Bible par C. (Desclée de Brouwer, 1985) a été elle aussi l’objet de
critiques ; n’y trouve-t-on pas, entre autres choses : « En marche les matriciels ! Oui, ils
relever maintes bévues diverses, et dans l’introduction et dans les notes. C.
n’écrit-il pas que Basra est en Syrie17, confondant ainsi la ville syrienne de
Bosra avec l’antique métropole musulmane de l’Irak, Basra, qui, avec Coufa
(al-mṣrān, les deux métropoles), fut l’un des hauts lieux de la grammaire et de
la philologie arabes et d’une tradition sur les variantes coraniques qui fait
autorité ?

2) Les deux autres traductions


On ne fera pas aux deux autres traducteurs le reproche de ne pas
connaître l’arabe. Ayant définitivement disqualifié la traduction de C., nous
pouvons comparer les deux projets, celui de Kh. et celui de B. Pour ce qui est
de Kh., on regrettera la rareté des notes. Il se contente le plus souvent de
renvois à des lieux parallèles du Coran. Les notes de B. sont souvent utiles et
judicieuses. Elles sont philologiques ou exégétiques. Il a eu raison de ne pas
multiplier les renvois aux passages parallèles, car ce travail a été bien fait par
le regretté R. Paret18, lequel, de plus, signale souvent les études en langues
occidentales portant sur telle sourate ou sur tel passage qui fait problème, ce
que ne fait pas B..
Pour ce qui est du vocabulaire lui-même, il paraîtra que B. a mieux
réfléchi sur l’harmonisation des divers champs sémantiques ; cela appert dès

seront matriciés », v. c. r. L. Monloubou, Esprit et vie, 19-XII-85, p. 682-684; L. Vesco,


Revue thomiste, 74 (1974), p. 474-476 ; F. Dreyfus, Revue biblique, 1975, p. 114-118 ( ce
dernier c. r. est moins sévère ; il s’agissait alors d’une partie de cette traduction).
17
. P. 12.
18
. Rudi Paret, Der Koran. Kommentar und Konkordanz, 19711, 19772, Stuttgart,
etc..., Kohlhammer, 1980, 355 p.
la Liminaire. En effet, Kh. traduit ar-raḥmān par « le Maître de miséricorde »,
alors que rabb est également traduit par « Maître ». On ne voit pas, d’autre
part, pourquoi raḥīm est rendu par « Source de miséricorde » ; même s’il était
juste, comme l’écrit Kh., que ce terme « désigne une abondance qui n’est pas
ciblée vers le concret, comme le terme français ‘miséricordieux’, mais remonte
à la source », l’article défini dans « le miséricordieux » rendrait bien cette
généralité. En fait, le schème fa‘īl, si fréquemment appliqué à Dieu dans le
Coran, est contredistingué du participe présent par une plus grande durée. La
question que se posent les grammairiens et certains commentateurs est de
savoir lequel de raḥmān et de rahīm est le plus intensif. Kh. reprend à
plusieurs reprise l’idées de source pour traduire le schème fa‘īl. Ainsi pour
‘alīm : « Il est Source de connaissance en toute chose » (2, 29). Rien ne nous
paraît justifier cette interprétation, ni morphologiquement ni dans la tradition
exégétique 19. Blachère a traduit par « omniscient » (repris par Boubakeur), B.
par « Connaissant ».
Au verset 4, aucune des deux traductions proposées pour yawm ad-dīn :
[p. 166] « jour de la Créance » (Kh.) ou « jour de l’allégeance » (B.) ne nous
agrée. Le terme dīn est polysémique en arabe, c’est le cas aussi dans le Coran :
en 3, 19, il a à peu près le sens de « religion » (rendu ainsi par Kh. et B.); en
12, 76, celui de « loi/caution » (rendu « loi » par B., Kazimirski et Boubakeur ;

19
. V. Gimaret, op. cit., p. 253-58 : omniscient.
par « otage » chez Kh. ; par « caution » chez Blachère ; « sujet » chez Pesle)20.
La meilleure traduction pour 1,4 nous paraît être celle de Kazimirski : « jour
de la rétribution » ; « Jour du.Jugement », chez Blachère, repris par Masson.
Un vers proche de celui cité par B. figure en Tabari qui confirme le sens
donné par la tradition interprétante que nous suivons ici, celui de rétribution
(ḥisāb, muğāzāt, rétribuer, rendre la pareille), et non celui de « dominer » :
Iḏā mā ramawnā ramaynāhumu/dinnāhumu miṯla mā yuqriḍūnā (mètre
mutaqārib)21.
«S’ils nous frappent, nous les frappons/tout comme ils nous écrasent,
nous les rétribuons».

II. La traduction de J. Berque


Tout en maintenant ce que nous venons de dire sur certaines qualités de
la traduction de B. dans laquelle on rencontrera maintes trouvailles
intéressantes, il faut reconnaître aussi que certaines de ses propositions
pourront frapper l’imagination de quelques lecteurs, mais elles agréeront
moins à qui connaît le texte coranique, la tradition interprétante, et aussi la

20
. Pour d’autres sens, en contexte, ou selon la tradition interprétante, v. Dāmaġānī,
Qāmūs al-Qur’ān [ce n’est pas le titre original qui est : al-Wuğūh wa n-naẓā’ir, que l’on
peut comprendre comme les « constantes interprétatives » ; de plus l’éditeur en a modifié
l’ordonnance originelle pour en faire un « dictionnaire »], éd. ‘Abdal‘azīz Sayyid al-Ahl,
Beyrouth, Dār al-‘Ilm li-l-malāyīn, 19701, 19855, p. 178-79 [Ajout de l’auteur, août 2014 :
depuis a paru une édition scientifique de cet ouvrage : al-Wuǧūh wa l-naẓā’ir li-alfāẓ kitāb
Allāh al-ʿazīz, I-II, éd. Muḥammad Ḥasan Abū l-ʿAzm al-Zafītī, Le Caire, al-Maǧlis al-aʿlā’,
1412-16/1992-5, I, p. 329-31, pour le passage mentionné]
21
. Ṭab, op. cit., I, p. 155, avec d’autres vers; Mubarrad, al-Kāmil, éd. M. A. ad-Dālī,
Beyrouth, ar-Risāla, 1986, I, p. 424 (éd. Wright, p. 184).
littérature biblique; bien plus, elles sembleront « exotiques », et à l’honnête
homme, et au spécialiste.
Nous nous arrêterons tout d’abord sur quelques passages qui font
problème dans cette traduction, en suivant l’ordre des sourates.

1) Choix de quelques problèmes


2, 83, 110, et passim : « acquittez la purification » (utū z-zakāta). C’est là
mélanger, l’étymologie et l’effet attribué à cet acte, d’une part, et le sens de ce
mot en contexte, d’autre part. Il vient après la mention de la prière canonique,
et il a le sens d’aumône. Dans le Coran, ce terme a parfois le sens de piété et
de crainte de Dieu (18,81; 19,13), de bienfaisance, et en particulier
d’aumône22.
[p. 167] En 2, 138, B traduit : « Une teinture de Dieu ! Mais qui peut
mieux teindre que Dieu, quand nous L’adorons... », et il écrit en note : « Sans
doute allusion ironique au baptême chrétien. Mais la puissance évocatoire de
çibgha en passe de loin la dénotation. Le mieux toutefois, nous paraît de
laisser à la métaphore sa force ». Certes, le contexte est ironique, mais le
terme ṣibġa, lui-même, ne semble pas l’être. Il faudrait toutefois se demander,
si certaines communautés chrétiennes arabes ne désignaient pas ainsi le

22
. V. A. Hebbo, Die Fremdwörter in der arabischen Biographie des Ibn Hischām
(gest. 218/834), Francfort, etc., Peter Lang (Heidelberger Or. St., 7), 1984, p. 150-53, avec
réf. aux études anciennes bien connues.
baptême. Or c’est justement l’un des termes utilisés par Abā Qurra (m. ca.
820)23.
Mais avant d’en venir à la traduction, il faut s’interroger sur ce qui est en
cause ici. La nouvelle religion revendique, tout ce qui est dans l’ancienne,
prétendant le porter à sa complétude : vous dites la « ṣibġa de Dieu » Qui est
meilleur que Dieu en ṣibġa ? ». On pensera, sans qu’il y ait d’influence directe,
à un passage de Saint Paul, où la loi de l’ancien Israël, et en l’espèce la
circoncision, est rejetée ; ce sont alors les chrétiens qui sont « l’Israël de
Dieu » (Israèl theou) (Ga 6,16) 24. Toutefois, du point de vue de la traduction,
nous ne sommes pas dans la même situation. En effet, dans le cas de l’Epître
aux Galates, on peut traduire « Israël » et « Israël de Dieu ». Pour ce qui est
de ṣibġa, le problème est que l’islam ne reconnaît pas le sacrement du
baptême et que le Coran, dans son opposition à la « première ṣibġa », semble
déjà réinterpréter le terme. Dès lors, la solution retenue par Blachère qui a
traduit par « onction » nous paraît bien meilleure que cette « teinture ». En
effet, onction peut convenir et à la première occurrence et à la seconde. De
plus, on y trouve la connotation de « marque » qu’on peut voir aussi dans fiṭra.

23
. Georg Graf, Verzeichnis arabischer kirchlicher Termini, Louvain 19642, p. 70;
cf. Belot, Farā’id, 400b; Lane, réimpr. Cambridge, 1984, 1647c
24
. R. Köbert, « Zur Bedeutung von Sure 2,138 », Orientalia, 44 (1975), p. 107,
l’ensemble de l’art., p. 106-107; Id., « Zur Bedeutung von ṣbġa in Koran 2,138 », Orientalia,
42 (1973), p. 518-519. Cf. réf. plus anciennes : A. Jeffery, Foreign Vovabulary, p. 192;
E. Beck, « Die Gestalt Abrahams am Wendepunkt der Entwicklung Muhammeds. Analyse
von Sure 2, 118 [124]-135 [141] », Muséon, 65 (1952), p. 92.
Pour appuyer le sens de baptême, nous avons des traces en exégèse.
Certes l’interprétation qui l’a emporté est celle qui comprend le terme comme
dīn, fiṭra, ṣibġat al-islām (à cause de la seconde occurrence)25 ; mais Tabari
déclare en introduction à ce verset : «en effet, les chrétiens, s’ils voulaient que
leurs enfants devinssent chrétiens, les mettaient dans une eau qu’ils avaient,
prétendant que cela leur tient lieu de sanctification »26. Fait peut-être
significatif pour une certaine censure [p. 168] ou un certain oubli de la
tradition interprétante, il ne cite aucun récit à ce sujet. Pourtant pareille
tradition existe, attribuée à Ibn ‘Abbās : « S’il naissait un enfant chez eux, au
bout de sept jours, ils le plongeaient dans de l’eau qu’ils avaient, pour le
purifier à la place de la circoncision »27. Le terme n’a donc pas
obligatoirement à être compris comme teinture ou couleur 28. De plus, le verbe
lui-même signifie aussi immerger, plonger dans, tremper dans 29. A n’en pas

25
. Muqātil, Tafsîr, I, éd. Šiḥāta, p. 142 : dīn Allāh ou al-islām. Pour le premier ṣibġa :
allatī ṣabaġa n-nās ‘alayhā.
26
. Tab, éd. _Šākir, III, p. 117; Farrā’, Ma‘ānī, I, 82-83 : « ils font de cela une
purification (taṭhīr) comme la circoncision»; Zağğāğ, Ma‘ānî l-Qur’ān wa i‘rābuh, éd. ‘Abd a-Ğalīl
‘Abduh Šiblī, Beyouth et Sidon, al-Maktaba al-‘Aṣriyya, 1972, I,
p. 196/Beyrouth, ‘Ālam al-kutub, 1988, I, p. 215-216; Qurt, II, p. 144, ajoute : « c’est ce
qu’ils nomment le baptême (ma‘mūdiyya)». Mêmes termes en Ṭabarsī, Tafsīr, I, p. 492. En
revanche Aḫfaš al-Awsaṭ, Ma‘ānî, éd. Fā’iz Fāris, I, p. 150/éd. al-Ward, I, p. 340, donne
seulement : millat Ibrāhīm et dīn ; Abū ‘Ubayda, Mağāz, I, p. 59, seulement : dīn Allāh et
fiṭra.
27
. Qurt, loc. cit.; Wāḥidî, Asbāb an-nuzūl, Le Caire, 1316/1898, p. 28
28
. Chouraqui qui, semble-t-il, est rarement incommodé par l’absurde, traduit
« Couleur d’Allah » ! Mais la « teinture de Dieu » est-elle meilleure ?
29
. V. Lane, loc. cit. , sub rad. Pour appuyer aussi l’idée qu’il s’agirait du baptême,
Köbert, in Orientalia, 42 (1973), p. 518, remarque que l’ajout dans l’eau du baptême du
saint chrême (huile d’olive et baume) et de la myrrhe pouvait lui donner une couleur
jaune, cela ne nous paraît pas convaincant. Il suffira de dire que ce sacrement est compris
comme une immersion dans l’eau et dans la mort du Christ.
douter, Mahomet était informé sur le baptême des chrétiens. Dans une
tradition de Qatāda (m. 118/736)/‘Umar b. al-Ḫaṭṭāb, cela est mis en relation
avec le pacte des chrétiens taġlibites 30.
3, 7 : Ici, comme souvent ailleurs, B. se réfère à des commentateurs
tardifs, et il ajoute à leurs vues ses propres considérations, ce qui conduit à des
traductions hautement discutables, auxquelles on préférera des choix moins
« brillants », moins voyants, mais aussi moins hypothétiques. Ainsi avec
« péremptoires » pour rendre muḥkamāt, on change de registre, et l’on
abandonne l’opposition avec mutašābih, bien traduit ici par « ambigus ». Avec
clair/ambigu, on garde cette opposition, mais on perd le sens de « fermement
établi dans la perfection » qu’on trouve dans muḥkam. Nous trouvons la
traduction de Boubakeur heureuse : parachevé/ambigu 31.
Toujours dans le même verset, « passion de déchiffrer l’ambigu ». A
déchiffrer, nous préférons interpréter, qui est une traduction plus ouverte,
dans la mesure où à l’époque du Coran, on ne s’était pas encore livré aux
distinctions subtiles des théologiens postérieurs sur la différence entre ta’wīl
et tafsīr, termes qui souvent d’ailleurs, par la suite, seront aussi synonymes. un

30
.Ṭabarsī, loc. cit.
31
. Pour cette opposition, v. Gilliot, Elt, p. 118. De plus, dans la tradition exégétique,
muÌkam sera également opposé à mansūḫ (abrogé). Qāmūs, IV, p. 100, qui ajoute aussi :
qui n’a pas besoin d’être interprété. C’est probablement dans le sens de parachevé, c’est-à-
dire après toutes les abrogations qu’il faut comprendre l’expression attribuée à Ibn ‘Abbās :
qara’tu l-muḥkam ‘alā ‘ahd rasūl Allāh, v. Lisān al-‘Arab, sub rad. ḥkm. Sur les implications
théologiques des variations sémantiques de cette opposition dans l’exégèse, v. L. Kinberg,
« Muḥkamāt and mutashābihāt (Koran 3/7) : implication of a Koranic pair of terms in
medieval exegesis », Arabica, XXXV (1988), p. 143-172.
prosaïque «interprétation» est une traduction ouverte qui convient ici. En
conséquence, la note 7 nous paraît inutile, voire anachronique32.
[p. 169] Enfin : «Mais ne méditent que ceux dotés de moelles» (ūlū l-
albāb). On ne voit pas ce que cela veut dire en français; dès lors, pourquoi ne
pas préférer « les hommes sensés » ou « les hommes doués d’intelligence »
(persons of understandings, selon Lane).
3, 81 est un passage difficile, comme le déclare B. Cela est probablement
dû aux avatars de la transmission du Coran. Nous renvoyons à la discussion du
problème syntaxique par Tabari 33.
12, Yūsuf, 6 : « l’interprétation des occurrences » (ta’wīl al-aḥādīṯ), B.
déclare que cette traduction ne le satisfait pas. De fait, on ne voit pas très bien
ce que cela signifie en français. L’exégèse dominante est : l’interprétation des
songes 34. A notre avis, la traduction de K était meilleure : l’interprétation des
événements, ou mieux, peut-être « des événements exemplaires »35, car alors
on garde l’idée du récit, contenue dans aḥādīṯ.

32
. Cela dit, ce verset eut un destin exceptionnel dans l’histoire de l’exégèse, dans la
mesure où il fit partie de l’arsenal de la lutte entre les différents groupes pour le contrôle
de l’exégèse, et parce qu’il alimenta le topos de l’interdiction d’interpréter le Coran.
V. Cl. Gilliot, « Les débuts de l’exégèse coranique », RE.M.M.M. (Revue des Mondes
Musulmans et de la Méditerranée), 58 (1991), p. 30-31, l'ensemble de l’art., p. 28-48. Mais
nous n’en sommes pas encore là avec le texte coranique.
33
. Gilliot, Elt, p. 199-200.
34
. Muqātil, II, p. 318 ; Tab, éd. Šākir, XV, p. 560, avec une autre tradition : ta’wīl al-
kalām, al-‘ilm wa l-kalām.
35
. Selon A.-L. de Prémare, Joseph et Muhammad. Le chapitre 12 du Coran, Aix en
Provence, Publications de l’Université, 1989, p. 20, avec les analyses, p. 45-48.
12, Yūsuf, 52, «en son absence» (bi-l-ġayb). Nous sommes d’accord avec
cette traduction de ġayb, ici. Pour d’autres occurrences de ġayb et les
traductions de B., nous nous permettons de renvoyer aux remarques
pertinentes de A.-L. de Prémare36.
34, Sabā’, 26 : « ...et puis à l’un de nous, parle vrai, Il donnera l’ouvert. Il
est Celui-qui-ouvre... ». On voit mal ce que cela peut signifier pour un lecteur
moyen ! La traduction de Blachère n’était pas si mauvaise : « ...puis il
tranchera entre nous par la Vérité. Il est celui qui tranche... » ; celle de
Boubakeur est également tout à fait acceptable : « jugera entre nous selon la
vérité. Il est le Juge... » 37.
89, Fağr, 7 : « Iram au ferme poteau» (ḏāti l-‘imād). On sait combien la
mention par le Coran des « peuples anéantis » 38, et plus généralement du
motif Ubi sunt (qui in mundo ante nos fuere) 39, pose des problèmes.
Toutefois, il ne nous paraît pas que ce que B. appelle le « sens minimal » [p.
170] retenu par Tabari soit le bon. Les divers contextes où ces peuples
apparaissent indiquent qu’il s’agit de grandeur déchue dont témoigneraient

36
. «Réflexions impromptues sur une nouvelle traduction du Coran», RE.M.M.M., 58
(1991), p. 40-46, surtout p. 45.
37
. Pour les sens de ftḥ dans le Coran et dans la sîra, v. Cl. Gilliot, « Imaginaire social et
Maġāzī : “le succès décisif” de la Mecque », JA, CCLXXV (1987), p. 50-51. Muqātil, Tafsīr,
III, p. 533, paraphrase : yaqḍī...huwa l-fattāḥ : al-qaḍā’.
38
. Cf. deux art. récents : A.-L. de Prémare, «Le thème des peuples anéantis dans
quelques textes islamiques primitifs. Une vision de l’histoire», RE.M.M.M., 48-49 (1988),
p. 11-21; J. E. Bencheikh, « Iram ou la clameur de Dieu », RE.M.M.M., 58 (1991), p. 000-
000.
39
. Où sont ceux qui furent avant nous dans le monde ? C'est aussi le titre d’une
contribution de C. H. Becker, parue en 1916, reprise dans Islamstudien, Leipzig, 1924, I,
p. 501-519.
des traces, selon les récits amplifiés des exégètes. Dès lors, en l’espèce
« colonnes» » nous semble préférable. Selon le Coran, ces peuples ont commis
un péché d’orgueil. Les exégètes vont s’en donner à cœur joie pour décrire ces
cités construites selon l’archétype de leurs représentations du paradis,.ou
parfois aussi selon ce qu’il pouvaient avoir vu ou entendu rapporter de
constructions dans des régions conquises par l’Islam. Ainsi Muqātil : « c’est-à-
dire ayant des colonnes (asāṭīn) semblables à celles des moines (ar-
rahbāniyyīn) qui se trouvent dans les déserts et dans les sables. Dieu compare
leur taille [ṭūlahum, i. e. ici celle de ces hommes], lorsqu’ils étaient debout
dans le désert à celle des colonnes (‘imād). La taille de chacun d’entre eux
était de dix-huit coudées ; on a dit aussi de douze coudées. Ils s’élevaient dans
le ciel comme la plus grande colonne (usṭwāna) qui se puisse concevoir ».
Dans ce texte de Muqâtil, on peut voir une allusion aux stylites, pour ce qui est
de la comparaison 40.
94, A-lam našraḥ, 1 : « Pour toi n’avons-nous pas épanoui ta poitrine »
nous paraît bien meilleur que « ouvert ton cœur » (Kazimirski), « ouvert ta
poitrine » (Blachère). Birkeland déjà traduisait : « Have we not expanded for
thee thy breast ». Les évolutions ultérieures de l’exégèse ont été influencées
par les récits sur « l’ouverture et la purification » du cœur de Mahomet. Or,

40
. V. d’autres textes à l’appui de cela dans Gilliot, « Exégèse et sémantique
institutionnelle dans le Commentaire de Tabari », Stud. Isl., LXXVII (1993), p. 72-74
(l’ensemble, p. 41-94. Ṭabarsī, XXX, p. 129-130, donne un long récit de Wahb b.
Munabbih ; [Addendum Gilliot, août 2014 : I. Goldziher, « Säulenmänner im Arabischen »,
ZDMG, 55 (1901), p. 503-508].
comme pour la sourate 108, il s’agit de la nouvelle expérience religieuse de
Mahomet Pour lui, c’est son Seigneur qui est le dispensateur réel de tous les
biens dont il fait l’expérience : d’orphelin sans protection et méprisé, il devient
un homme riche jouissant d’une réputation. La clef de l’interprétation se
trouve en 93, ḍuḥā, 6-8, qui décrit la situation socio-économique de M. avant
son mariage avec Ḫadīğa41.
La sourate 96, comme l’écrit B. est « donnée par la plupart comme la
première sourate descendue ». Le problème de la première expérience de la
révélation chez M. est cependant lié à des représentations religieuses et à la
question de la transmission orale et écrite des récits, comme l’a montré
Rudolf Sellheim dans une étude magistrale 42. La façon dont la tradition (en
désaccord d’ailleurs à ce sujet) envisage la question de la « première sourate
révélée » est largement sujette à caution.
108, Kawṯar, 1 : « Nous t’avons accordé l'affluence». Ici contrairement à
sa louable habitude, B. n’a pas la note que l’on attendait sur kawṯar. On
suppose qu’il propose « affluence » pour conjuguer les deux interprétations
principales de ce terme : un bien abondant ou un fleuve (flux, d’où affluence
qui a aussi le sens d’abondance dans un emploi vieilli, mais acceptable dans la
traduction d’un texte de fondation) du paradis. Ce cas [p. 171] illustre une
difficulté constante lorsqu’on traduit le Coran. Doit-on rendre le sens

41
. Harris Birkeland, The Lord guideth. Studies on primitive Islam, Oslo, 1956, p. 38-
55; Id., The Legend of the opening of Muhammed’s breast, Oslo, 1955, 60 p.
42
. R. Sellheim, «Muhammed’s erstes Offenbarugnserlebnis. Zum Problem mündlicher
und schriftlicher Überlieferung im 1./7. und 2./8. Jahrhundert», JSAI, 10 (1987), p. 1-16.
« originel » ou qui semble tel, ou suivre la tradition interprétante ? Comme
celle-ci est très variée, voire contradictoire, quoi y choisir et selon quels
critères? Or, il semble bien ici qu’à l’origine ce vocable avait le sens d’un bien
on ne peut plus profane (probablement le « bon mariage » avec la fortunée
Ḫadīğa). Le sens donné à kawṯar dépend d’ailleurs en grande partie de la
signification de abtar, traduit chez B. par « mutilé ». Or « l‘école d’Ibn
‘Abbās » (Ibn Ğubayr, ‘Ikrima) ne le comprenait pas ainsi, mais comme
« coupé de son peuple » (inbatara min qawmihi)43. Si donc « affluence » est
une bonne trouvaille, il n’en est pas de même de « mutilé», qui toutefois est
meilleur que « privé de postérité » (Kazimirski). Le « Déshérité » de Blachère
nous paraît meilleur (privé d’avantages, de biens). Birkeland traduit comme
suit :
Lo! We have given thee the Abundance/So pray unto thy Lord, and
sacrifice!/Lo! Thy hater is who is suffering loss.
[Addendum of the author, August 2014 : since the publication of this article, see
Gilliot, « L’embarras d’un exégète musulman face à un palimpseste. Māturīdī et la sourate
de l’Abondance » (al-Kawthar, sourate 108), avec une note savante sur le commentaire
coranique d’Ibn al-Naqīb (m. 698/1298) », in Arnzen (R.) and Thielmann (J.) (edited by),
Words, texts and concepts crusing the Mediterranean area. Studies on the sources,
contents and influences of Islamic civilization and Arabic philosophy and science.
Dedicated to Gerhard Endress on his sixty-fifth birthday, Leuven, Paris, Peeters, 2004,
p. 33-69, which can be donwloaded from Academia.edu]

43
. V. Birkeland, The Lord guideth, op. cit., p. 56-99;
2) Pia interpretatio et glissements non critiques
7, 157 et 158 : « le Prophète maternel » (an-nabī l-ummī) : cette
traduction nous paraît difficilement défendable, malgré l’apparente parenté
étymologique avec umm 44. Dès lors, il ne reste que deux solutions : « le
Prophète des gentils » 45 (i. e. propheta gentium, sive nationum, repris de
l’idée judaïque d’Ummoth Ha‘olam, c’est-à-dire les nations du monde, donc
non juives) ou, dans le sens d’une grande partie de la tradition interprétante,
pour des raisons théologiques : « le Prophète illettré ». Notre préférence va à
la première solution. Goldfeld conclut son article sur le sujet ainsi : « Nous
avons montré qu’aucun des lettrés du Ier siècle ne fait référence à l’illettrisme
des Arabes [i. e. à propos de ummī dans le Coran] ou du Prophète, alors que
cette conception a évolué progressivement dans la première moitié du IIe s.,
notamment chez des personnalités comme Ibn Jurayj et Sa‘īd b. Abû (sic)
‘Arûba, al-Kalbî et Muqātil b. Sulaymān » 46. Ailleurs, B. a traduit ummī par
« incultes » (2, 78, 62, 2), par «gentils» (3, 20) : « Et dis a ceux qui ont reçu
l’Ecriture et aux gentils ». On peut se demander si, en 2, 157, il n’a pas choisi

44
. Certes, dans ce choix, B. peut se réclamer de certaines traditions, dont celle que
nous citons infra (de Umm al-qurā)
45
. « Le Prophète des Gentils » (Blachère) ; « le Prophète des infidèles » (Masson,
mais avec un feuillet correctif dans l’éd. bilingue de Beyrouth : al-ḫata’ le prophète des
infidèles. aṣ-ṣawāb le prophète qui ne sait ni lire ni écrire.
46
. V. Isaiah Goldfeld, « The Illiterate Prophet (Nabī Ummī). An inquiry into the
development of a dogma in islamic Tradition », Der Islam, 57 (1980), p. 67, l’ensemble,
p. 58-67. Déjà Muqātil, Tafsīr, II, p. 67, interprète dans le sens du « dogme » : allaḏī lā
yaqra’u l-kutuba wa yaḫuṭṭuhā bi-yamīnihi; IV, p. 325, super 62, Ğumu‘a, 2 : ya‘nī l-‘Araba
llaḏīna læ yaqra’ūna l-kitāba wa lā yaktubūna bi-aydiyihim. Cette interprétation demeura
en concurrence avec la première : ceux qui n’ont pas reçu la révélation d’un Livre.
une pia interpretatio sous l’effet d’une « prudence » digne de celle d’un
« théologien de cour ». Car [p. 172] pourquoi avoir « osé » la traduction
« gentils » en 3, 20, alors que, pour reprendre ses termes, « la traduction que
l’on a osée »47 en 7, 157 est « maternel ». Et puisqu’il souligne « l’apport
féminin (comme dans les mots dérivés de r. ḥ. m.)», pourquoi ne pas avoir osé
le « Matriciel » à la Chouraqui que nous avons rejeté plus haut ? Cela dit, il
faut distinguer deux choses : le sens que peut avoir ummī et la question de
savoir si le Mahomet savait ou non lire et écrire. Plusieurs traditions donnent
à penser qu’il ait pu connaître l’écriture, v. g., selon al-Barā’ [b. ‘Āzib] :
L’Envoyé de Dieu dit : « apportez-moi l’omoplate [de chameau] et la planche
[à écrire], et il écrivit (fa-kataba, mais on peut également lire fa-kutiba, lecture
qui paraît moins logique à cause de « apportez-moi »): “les croyants qui
s’abstiennent de combattre et ceux qui combattent” (4, Nisā’, 95). ‘Amr b.
Umm Maktûm était derrière lui, et il dit : “Y a-t-il une permission spéciale

47
. Cf. la seconde partie de sa note sur le verset 157, p. 181, alors que les autres
occurrences de ce terme ne sont pas accompagnées d’une note. A notre connaissance, le
premier à avoir fait des remarques suggestives sur ce sujet, en langue française est A. I.
Silvestre de Sacy, « Mémoire sur l’origine et les anciens monumens [sic ! orthographe de
l'époque] de la littérature parmi les Arabes », in Mémoires de littérature des registres de
l’Académie royale des Inscriptions et Belles Lettres, L (1808), p. 294-296, notamment la
longue note (r), p. 296. Il fut suivi, en langue allemande par son éminent disciple Heinrich
Leberecht Fleischer, dans son c. r. de Abraham Geiger, Was hat Mohammed aus dem
Judenthume aufgenommen?, Bonn 18331 [à l’origine, en latin : Inquiratur in fontes
Alcorani seu legis Mohammedicæ eos, qui ex Judaismo derivandi sunt, puis traduit en all.
par l’auteur; 2ème éd. all. revue, Leipzig, 1902; trad. anglaise par P. M. Young, Madras,
1898; réimpr. de cette trad., Judaism and Islam, New York, Ktav Publishing House, 1970,
XXXIII+170 p.]. Ce c. r. de Fleischer a paru en 1841, il est reproduit dans ses Kleinere
Schriften (réimpr.Osnabrück, 1968), II, p. 107-138, pour ummî, p. 114-117. On trouvera les
réf. des études postérieures dans Goldfeld, art. cit., p. 58, n.1.; on y ajoutera Karl Ahrens,
« Christliches im Qoran. Eine Nachlese », ZDMG, 84 (1930), p. 37.
pour moi, ô Envoyé de Dieu?”. C’est alors que fut révélé : “à l’exception des
infirmes” (4, Nisā’, 95) » 48.
On notera également que certains anciens, en l’occurrence ici des chiites,
ont considéré comme une atteinte à la dignité et à la mission du Prophète le
fait de déclarer qu’il se savait ni lire ni écrire. Ainsi selon une tradition
rapportée de Abû Ğa‘far M. b. ‘A. ar-Riḍā (Ibn ar-Riḍā al-Ğawâd, m.
220/835)49, citant 62, Ğumu‘a, 2, déclare : « Comment aurait-il pu leur
enseigner ce qu’il ne maîtrisait pas ? Par Dieu, l’Envoyé de Dieu lisait et
écrivait en soixante-douze ou soixante-treize langues. Si on l’a appelé ummī
[ici donc maternel, c’est parce qu’il était de La Mecque qui est l’une des
Mères des cités. C’est pourquoi Dieu a dit dans son Livre : “afin que tu
avertisses la Mère des cités” » 50. Comme on le voit le thème du « Prophète [p.
173] illettré », tout comme celui du « Prophète lettré » peut servir de
représentation apologétique 51.

48
. Tab, éd. Šākir, IX, p. 86, n° 10233. ‘Amr était aveugle. Cf. les autres traditions
approchantes citées par Tabari. La trad. n° 10338, p. 89, "lève l’ambiguïté" : fa-katabahā (on
lisait donc de préférence kataba) : c’est-à-dire le scribe.
49
. V. R. Strothmann, in EI1, III, p. 715-716.
50
. al-Mufīd (Faḫr aš-āšī‘a a. ‘Al. M. b. M. b. an-Nu‘mān al-‘Ukbarī al-Baġdādī), al-
Iḫtišāš, Beyrouth, al-A‘lamī, 1982 (signature 1979), p. 263 ; Baḥrānī, al-Burhān fī tafsīr al-
Qur’ān, II, p. 40, n° 4, d’après al-‘Ayyāšī/Abū Ğa‘far, i. e. Ibn ar-Riḍā. Même étymologie
déjà chez an-Naḥḥās, d’après Qurt, VII, p. 299, mais sans un récit en tradition.
51
. Pour en finir avec ce sujet, cf. R. B. Serjeant, « Early Arabic Prose », in The
Cambridge History of Arabic Literature, I, Arabic Literature to the end of the Umayyad
period, Cambridge, 1983, p. 114, qui, s’appuyant sur ses travaux bien connus, écrit : «That
in Medina he [i. e. M.] employed secretaries is no argument that he was illiterate, and the
term ummī the Qur’ān applied to him probably relates to the Confederation (Ummah) he
founded, the sens of “illiterate” developing up two centuries after». Il nous semble
toutefois que les occurrences diverses du terme dans le Coran renvoient plutôt au sens de
« gentil ». Pour Ibn Taymiyya, on peut encore dire des musulmans qu’ils sont une umma
[Addendum of the author, August 2014 : v. now Gilliot, « Die Schreib- und/oder
Lesekundigkeit in Mekka und Yathrib/Medina zur Zeit Mohammeds », in Groß
(Markus)/Karl-Heinz Ohlig (Hg.), Schlaglichter. Die beiden ersten islamischen
Jahrhunderte, Berlin, Verlag Hans Schiler (Inārah. Schriften zur frühen Islamgeschichte
und zum Koran, 3), 2008, p. 293-319, which wan ve downloaded from Adcademia. Edu]
Ce que nous nommions plus haut une pia interpretatio, n’est pas un cas
isolé dans cette traduction, et surtout dans les notes. C’est ainsi que B. écrit à
propos de l’épisode ses Versets sataniques : « ...ces gharânîq, dont s’empara la
malveillance des adversaires de l’Islam » 52. Qui sont donc ces esprits
malveillants ? Sont-ce les chercheurs rassemblés par lui sous le vocable très
fréquent de « l’orientalisme » ? On sait que le processus de la collecte du
Coran est loin d’être élucidé, dès lors si cet épisode a tant retenu
« l’orientalisme », c’est qu’il a peut-être une signification pour l’histoire du
Coran. Ce livre, pas plus que la Bible, ne saurait échapper à une critique
littéraire et historique. Le chercheur n’a pas à se laisser gagner par le far pium
des anciens, non plus à tenir compte ici des dogmes de l’insupérabilité et de
l’impeccabilité. Nous avons montré ailleurs que Muqātil b. Sulaymân, qui
vivait à une époque où la doctrine de l’impeccabilité du Prophète ne s’était

umiyya, parce que, contrairement aux "gens du Livre", ils retiennent par cœur le Coran, et
que même si les exemplaires du Coran venaient à disparaître, il resterait dans leur cœur, in
Daqā’iq at-tafsīr, V-VI, p. 464-465
52
. P. 358, note sur le 22, 52. Pour les théories et la littérature concernant la triade
Manāt, al-Lāt et al-‘Uzzā, v. J. Henninger, « Über Sternkunde und Sternkult in Nord- und
Zentralarabien » (1954), repris dans Arabica sacra, I, Fribourg et Göttingen, 1981, p. 48-
117, notamment 72-96; T. Fahd, Le Panthéon de l’Arabie..., Paris, 1968, passim; pour les
ġarānīq, p. 88-90.
pas encore totalement imposée, donne une seule version de cet épisode, sans
en proposer les interprétations qui verront le jour par la suite 53.
12, 24, à propos de la scène de la tentation de Joseph face aux assiduités
de sa séductrice, B. écrit en note « ...double scène d’accent sexuel. La seconde
atténue-t-elle les nuances que la première imprimait à la ‘içma (infaillibilité)
de Joseph ». C’est là donner à penser que la doctrine de l’infaillibilé existait
dès le Coran. Muqātil (m. 150/767), ne donne qu’un seul récit de ce que B.
appelle « plusieurs bizarreries de tradionnaires qui semblent se résigner mal à
tant de chasteté » : « Elle pensa tellement à lui qu’elle s’allongea pour la
conjonction; Joseph pensa à elle, lorsqu’il [p. 174] dégrafa son pantalon et se
mit en position entre ses jambes » 54. Cette interprétation unique, deviendra
par la suite inacceptable.
Dans le même registre toujours des « glissements non critiques », il
conviendrait de comparer ce qui est comparable. Ainsi B. écrit : « les
dispositions obligatoires se répartissent en effet de part et d’autre de l’hymne
naturaliste, propice à la méditation. La sourate est très significative de
l’expression de la norme, telle que l’entend la révélation coranique, et qui
tranche tellement sur les codifications qui se multipliaient à l’époque dans le
droit romano-byzantin et dans la coutume de l’Eglise syrienne » 55. S’il s’agit de

53
. Cl. Gilliot, «Muqātil, grand exég ète, traditionniste et théologien maudit», JA,
1991/1-2, p. 77-78 [L’ensemble de l’art., p. 39-92].
54
. Muqātil, II, p. 327-29; v. Gilliot, «Muqātil», art. cit., p. 70-71. De même, sur 33, 38,
avec les « fautes » du Prophète Muḥammad dans certaines de ses pratiques maritales,
v. Gilliot, art. cit., p. 74-76.
55
. P. 371, super 24, Nºr, 1, note.
ces codifications, la comparaison devrait porter sur les traités de droit
musulman. Si l’ont veut parler de « révélation », le second objet de la
comparaison ne peut être qu’une « révélation », le Nouveau Testament ou
certains passages de l’Ancien! Sinon, l’on frise l’apologétique !
Le traducteur affectionne le qualificatif œcuménique, dans certaines de
ses notes, soulignant que tel ou tel verset à une connotation
« œcuménique » 56. Le problème est que cet emploi est ambigu. Si l’on entend
par là le sens premier du terme : universel, rien d’étonnant à cela, car toutes
les grandes religions ont une visée universelle ! Mais si l’on veut dire par là
l’esprit de rencontre universelle, au sens moderne du terme, on ne verra rien
de tel dans le Coran, ce qui, de soi, n’a rien de choquant, Mu
ḥ ammad étant
homme de son temps.
9, Tawba, 112 : « qui jeûnent» (as-sā’iḥūna), avec en note, « selon une
autre interprétation, fondée sur l’étymologie : “les étudiants itinérants” ».
Non pas les « étudiants itinérant »», car on voit mal ce qu’auraient été ces
« étudiants » à l’époque du Coran, mais les itinérants ou les pérégrinants. Cela
dit, nous eussions procédé à l’inverse de B., et traduit dans le texte par « les
pérégrinants », avec en note : « interprété le plus souvent comme ceux qui
jeûnent ». Nous avons montré ailleurs que, dans la tradition interprétante, ce
verset avait été utilisé comme « lieu théologique » où se manifeste le

56
. V. g. P. 34 : « verset œcuménique avant la lettre » ! P. 129 : « Ces v. 44-48
systématisent une vue œcuménique, encore que hiérarchisée, des religions
abrahamiques ».
mimétisme concurrentiel de la nouvelle religion à l’égard de l’ascétisme
chrétien : i. e. le véritable ascétisme n’est pas le «monachisme», mais les
grandes pratiques de l’islam, dont le jeûne 57.
On ne voit pas en quoi la sourate 100 est « d’une étrange modernité »,
mais après tout : quidquid recipitur ad modum recipientis recipitur, chaque
[p. 175] destinataire reçoit un message selon ses propres dispositions et
représentations !

3) Les sourates qui commencent par un serment


En plusieurs endroits, dans le souci louable de ne pas clore le texte, B. a
pris le parti de l’abstraction et de la généralité; cela est parfois réussi, mais ce
n’est pas toujours le cas, notamment pour les sourates courtes qui débutent
par un serment.
Ainsi pour la sourate 51 : « Vanner vannage » (wa ḏ -ḏāriyāti ḏ arwan),
avec comme titre de la sourate ; « Vanner ». Boubakeur : « Les vanneuses »,
mais au verset 1 : « Par les [vents] éparpillant ». Mazigh : « Par les vents qui
dispersent tout » 58. Vanner dénote une action humaine, alors qu’ici il semble

57
. Cf. Gilliot, « Exégèse et sémantique institutionnelle », art. cit., sub « Interdiction
des boissons alcoolisées et « pérégrination ascétique », p. 65-80. On y trouvera les réf. aux
sources. Bell a traduit : « who wander » ; Blachère : « ceux qui glorifient (?) », sans note,
peut-être, comme le remarque Paret, Konkordanz und Kommentar, p. 214, lisait-il : as-
sābiḥūna. Masson : « ceux qui se livrent à des exercices de piété », long, mais plus proche
du sens.
58
. Muqātil, IV, p. 127 : ya‘nī r-riyāḥa ḏarat ḏarwan.
s’agir d’un phénomène naturel. De plus, la traduction de B. ne rend pas le
serment59.
Ainsi en 79,160 : wa n-nāzi‘āti : « Tirer à fond », avec plus loin la mention
du serment ; « Par les Dominations qui submergent » (Kh.) 61. Le verbe
« submerger » choisi par Kh. ne convient pas ici. La proposition de Berque
fait perdre du mouvement au texte original qui comporte un participe présent.
Il en est de même pour 100,1 : wa l-‘ādiyāti ḍabḥan : « S’étrangler au vent du
galop » (B.). Berque remarque que le participe présent féminin a souvent la
valeur d’un nom d’action. Mais il faut noter qu’on rompt alors le lien qui unit
ces expressions à d’autres comme : al-qāri‘atu : « la Fracassante » (B.). De
plus, ces participes présents féminins, comme dans d’autres sourates (51, 77,
86, 91, 100), employés sous le mode du serment, comportent peut-être une
valence « païenne » qu’on ne retrouve pas ici. Cela est si vrai que ces serments
prononcés sur des phénomènes de la nature, ou peut-être sur des êtres divins,
ont donné de la tablature aux exégètes 62. Outre les commentaires, on a même

59
. Pour la composition de cette sourate, v. Angelika Neuwirth, Studien zur
Komposition der mekkanischen Suren, Berlin, New York, Walter de Gruyter, p. 204-205
60
. V. Neuwirth, op. cit., p. 218-279.
61
. Sans note justificative, ce qui est l’un des traits principaux de la traduction de
R. Khawam. On comprend ici qu’il a repris la terminologie des Armées célestes du Deus
Sabaoth : les Puissances (aḏ-ḏāriyāt. Mais s’agit-il bien de cela ?
62
. Pour al-‘ādiyāt, v. J. von Negelein, « Das Pferd im Seelenglauben und Totenkult »,
Ztschr. des Vereins für Volkskunde, XI (1901), p. 406, 414. Pour l’ensemble des serments
dans les premières sourates mekkoises, v. Tilman Nagel, Der Koran. Einführung. Texte.
Erlaüterungen, Munich, C. H. Beck, 1983, p. 37-41, qui rappelle que ces serments ne sont
pas de pures formules littéraires, mais qu’ils constituaient dans le mode de pensée des
Arabes un moyen particulièrement efficace d’attester la vérité d’une affirmation, p. 38-39.
consacré des ouvrages spéciaux aux serments dans le Coran63, dans lesquels
ces types particuliers de serments sont notamment examinés. Cela dit, [p. 176]
traduire c’est aussi faire des choix et se voir contraindre à abandonner certains
liens sémantiques; ses choix, B. les justifie, en général, ce qui n’est pas le cas
de Kh.64.
Ces quelques exemples pris dans cette traduction, nous conduisent à la
conclusion que, jusqu’à nouvel ordre, la traduction de Kazimirski reste la
moins hasardeuse. Celle de Blachère, pas toujours très lisible, il est vrai, est
très utile pour l’élucidation de maints problèmes grammaticaux et
syntaxiques. Celle de Boubakeur, qui est bien informé sur la tradition
exégétique classique, est souvent fort utile. Celle de B. vient parfaire sur plus
d’un point les traductions antérieures. Elle est, de plus, accompagnée de
notes65, même si certaines d’entre elles prêtent à discussion. Nous pourrions
également émettre beaucoup de réserves sur sa postface, intitulée : « En
relisant le Coran », qui, sur plus d’un point, nous fait penser à un «traité
d’inimitabilité du Coran» fort peu critique66!

63
. V. g. Ibn Qayyim al-Ğawziyya, al-Bayān fī aqsām al-Qur’ān [Exposé sur les
serments dans le Coran], Le Caire, al-Mutannabī, s. d. [entre1985 et 1989], 295 p.
64
. On ne voit pas pourquoi il est écrit dans la présentation publicitaire de Kh que cette
traduction élucide « les principaux problème posés par ce texte prestigieux, même en ce qui
concerne les versets “dits sataniques” », pour la simple raison que les « versets sataniques »
ne figurent pas dans la vulgate. Sur ce problème v. supra.
65
. On y corrigera quelques coquilles ou erreurs, fort rares, il est vrai, v. g. : p. 321 : al-
Balqînî, leg. al-Bulqînî ; p. 732, n. 1, Qutâda, leg. Qatâda;
66
. V. Gilliot, Elt, op. cit., p. 83, n. 2, sur l’auto-censure pratiquée par certains
chercheurs dès qu’il s’agit du Coran, peut-être sous l’effet des critiques adressées à ce que
Berque appelle dans ses notes « l’orientalisme », nébuleuse dans laquelle tout le monde est
englobé, comme si tous les orientalistes constituaient une seule et unique école.
Si cette traduction n’est pas si unifiée qu’il y paraît tout d’abord, c’est,
nous semble-t-il, parce que le traducteur ne s’efface pas toujours devant le
texte, « osant » des trouvailles, certains diront des « coquetteries », on ne peut
plus hasardeuses. La formule esthétique, mais nous l’avons vu, souvent aussi
non esthétique, ne saurait remplacer le labeur du tâcheron qui dans bien des
cas reste à faire. Cela n’est pas sans lien, à notre avis, avec la préférence
affirmée pour des commentaires très tardifs et même modernes, tout au
moins temporellement, et non pas selon l’esprit, qui ne nous paraissent pas
être les meilleurs instruments pour traduire le Coran 67. [p. 177] Il semblera à
certains que le traducteur puise dans ces commentaires pour justifier telle ou
telle de ses trouvailles. Plus on s’éloigne dans le temps de la source, plus le
risque est grand de voir disparaître des traditions exégétiques qui ont encore
quelque souvenir du sens « originel ». Cela dit, il ne faut pas se cacher que le
Coran, dans sa version actuelle, est un texte qui a été soumis aux avatars de la
réception, de la transmission, de la collecte et de la mise par écrit. De cela
« l’orientalisme », malgré toutes ses limites, avait pleinement conscience. On

67
. A la place d’Ibn ‘Ašūr, d’al-Qāsimī, d’al-Alūsī et surtout de Sayyid Quṭb (fort peut
cité fort heureusement) auquel il arrive de faire dire à Tabari ce qu’il n’a pas dit, on eût
souhaité voir apparaître les Ma‘ānī l-Qu’rān d’al-Farrā’, d’al-Aḫfaš et d’az-Zağğāğ_
[Ma‘ānī l-Qur’ān wa i‘rābuhu, v. réf. supra n. 26], le I‘rāb al-Qur’ān d'an-Naḥḥās. Il est vrai
que B. se réfère aussi beaucoup à Tabari (que n’a-t-il utilisé l'éd. _Šākir !), à Rāzī et à
Zamaḫšarī. Pour Muqātil, nous savons combien il est difficile d’en obtenir un exemplaire.
Nous tenons également en grande estime le Commentaire d’al-Qurṭubī, non seulement à
cause des petits «traités juridiques» qu’il contient, mais aussi parce qu’il nomme souvent les
grammairiens, alors que Tabari, si indispensable parce qu’excellent grammairien, le fait
rarement. De plus, al-Qurṭubī cite souvent Muqātil, tout comme le fait également aṭ-
Ṭabarsī, d’ailleurs. Un autre grand absent, et pas des moindres : Abū ’Ubayda, Mağāz al-
Qur’ān. Pour les réf. complètes, v. notre bibliogr. in Elt, op. cit.
aimerait que cette vénérable «école» soit complétée et enrichie, et non
réduite par une pia intentio. Le Coran doit subir le même traitement que la
Bible, c’est-à-dire être soumis à tous les instruments de la critique textuelle 68.
Nous attendons encore une traduction collective qui, avec des notes,
serait également une polytraduction qui ferait apparaître davantage encore la
polysémie du texte, les problèmes grammaticaux et syntaxiques, ainsi que les
principaux traits de la tradition interprétante, et qui ne pourrait qu’être
l’œuvre d’une équipe pluri-disciplinaire. Non que le Coran, soit intraduisible,
à cause de son « insupérabilité » (i‘gāz), mais parce que comme tous les textes
de sens, et notamment les textes religieux fondateurs, il est fait d’apports
divers, venus des grandes traditions de la région, comme cela était déjà le cas
de la Bible. Il contient aussi des expressions symboliques qu’il n’est pas facile
de rendre dans une autre langue. Enfin, il a subi les avatars de la transmission,

68
. Citons ces propos de G.-H. Bousquet écrivait en 1953 : « l’Islâm est une religion qui
se prétend moderne, à tort ou à raison. A ce titre, il doit se résigner à subir, de la part de la
science, le même traitement qu’a subi le Christianisme : l’examen purement désintéressé de
toutes ses affirmations », Avertissement du traducteur de Th. Nöldeke, Remarques
critiques sur le style et la syntaxe du Coran, Paris, Maisonneuve, 1953, p. 4. Nöldeke, quant
à lui, n’hésitait pas à écrire : « Il est important de noter que le bon sens linguistique des
Arabes les a presque entièrement préservés de l’imitation des étrangetés et faiblesses
propres à la langue du Coran. Sans doute y virent-ils aussi les plus splendides apanages de
l’incomparable parole divine, mais il ne leur est pas venu à l’esprit de les adopter dans le
discours humain », trad. p. 34 [Zur Sprache des Korans, in Neue Beiträge zur semitischen
Sprachwissenschaft, Strasbourg, 1910, p. 22, « apanages » dans le sens de « privilèges » rend
ici Vorzüge]. En plusieurs endroits de son Commentaire, Muqātil « corrige » les
« singularités » linguistiques du Coran. Cf. Les remarques de B. sur les « singularités
grammaticales du Coran », p. 737-740. Nous dirons, quant à nous, que le chemin à
parcourir est encore long avant que les études coraniques ne parviennent au stade des
études bibliques. De ce progrès souhaité dépendra grandement la qualité d’une future
traduction pluridisciplinaire, voire d’une polytraduction du Coran.
et certaines des situations originelles ont été occultées pour des raisons
théologiques et juridiques, ou même ont été tout simplement oubliées.
On aimerait que ces trois essais sonnent le glas du cycle des traductions
individuelles du Coran, et qu’une équipe pluridisciplinaire s’emploie à
traduire ce texte, imitant ainsi les entreprises de l’Ecole biblique de Jérusalem
et de la TOB69, pour la Bible

Claude Gilliot
(Aix en Provence)

69
. Traduction œcuménique de la Bible.

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