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LA VEUVE TUEUSE

La Mariée était en noir, de François Truffaut

Antoine de Baecque

Éditions de la Sorbonne | « Sociétés & Représentations »


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2018/2 N° 46 | pages 47 à 54
ISSN 1262-2966
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.inforevue-societes-et-representations-2018-2-page-47.htm
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Antoine de Baecque

La veuve tueuse

La Mariée était en noir, de François Truffaut


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En 1966, épuisé par les quatre années difficiles durant lesquelles il a conçu,
préparé puis tourné Fahrenheit 451, son « grand film » en anglais, qu’il consi-
dère comme raté, François Truffaut se tourne vers un nouveau projet qu’il
souhaite tout au contraire rapide, aisé à réaliser, et en français. Il a égale-
ment promis à l’administrateur de sa société, Les Films du Carrosse, Marcel
­Berbert, inquiet de la situation financière, de faire entrer « de l’argent dans les
comptes ». ­Truffaut choisit ce qu’il nomme un « B picture », en l’occurrence
un petit film au budget de 400  000  dollars, c’est-à-dire quatre fois moins
cher que Fahrenheit, et prévoit de le tourner au cours du printemps suivant,
en 1967. L’idée de La Mariée était en noir remonte, en fait, à l’été 1964, alors
conçu comme un hommage à Jeanne Moreau, l’occasion de retravailler avec
une actrice qu’il admire, quelques années après Jules et Jim, et le cadeau d’un
homme à une femme qu’il a aimée, devenue une amie intime.
Voici le premier deuil que porte Jeanne Moreau dans La Mariée était en
noir, celui de l’amour qu’elle a partagé avec François Truffaut, passion deve-
nue amour serein, amitié apaisée, placé à l’origine du film qu’ils tournent
ensemble une fois leur histoire achevée. Lors de l’été 1964, Moreau et Truffaut
se retrouvent, deux années après Jules et Jim. Ils sont l’un et l’autre récemment
séparés, elle de Pierre Cardin, rencontré cinq ans auparavant, lui de M ­ adeleine
Morgenstern, la femme épousée en 1957, et renouent le fil d’une histoire
d’amour commencée lors de la préparation de Jules et Jim. Ils s’installent dans
la maison de l’actrice, à La Garde-Freinet, dans le Var. Truffaut écrit à sa confi-
dente Helen Scott :

Antoine de Baecque, « La veuve tueuse. La Mariée était en noir, de François Truffaut »,
S. & R., no 46, automne 2018, p. 47-54.
Dans le Midi, ce fut entre nous un bonheur parfait. Comme toujours, le même
problème se pose à moi, lutter ou ne pas lutter, attendre ou forcer les événements,
pessimisme ou optimisme, vivre pour l’avenir ou pour l’instant, vouloir ou non.
Nous ne nous ménageons pas, avec Jeanne, mais nous tentons de nous traiter avec
beaucoup de douceur et de tendresse, un peu craintifs l’un et l’autre mais pas trop1.
Leur liaison dure tout l’été 1964, se poursuivant jusqu’à l’automne, pen-
dant le tournage de Mata-Hari, le film que l’actrice joue pour Jean-Louis
Richard, qui est à la fois son ancien mari et le scénariste de Truffaut. C’est aussi
cela qui s’immisce dans La Mariée était en noir, son sous-texte palimpseste.
Comment témoigner par un film de la fin d’un amour ? Truffaut et Moreau
choisissent ensemble d’en faire le support du deuil et que ce dernier soit la
preuve de sa métamorphose en amitié.
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Truffaut se met donc à la recherche d’un rôle pour Jeanne Moreau. En
août 1964, il demande l’aide de son amie new-yorkaise Helen Scott et de son
48 agent Don Congdon afin de négocier les droits d’un roman policier de ­William
Irish, The Bride Wore Black (1940), qu’il connaît bien – par cœur pour certains
passages – dans sa version française, La Mariée était en noir, parue en 1946
dans la traduction d’Edmond Michel-Tyl chez l’éditeur de livres policiers
Fournier-Valdès, puisqu’il lisait ce livre en cachette de sa mère dans son ado-
lescence. Sous le pseudonyme de William Irish se cache un auteur new-yorkais
du nom de Cornell Woolrich. Vedette littéraire au début des années 1940,
l’écrivain a ensuite vécu reclus avec sa mère, veuve, dans une petite chambre
d’hôtel, se consacrant à une œuvre « noire » proliférante. Diabétique et alcoo-
lique, il eut du mal à surmonter la mort de sa mère en 1957, survivant onze
ans dans une solitude désespérée. Victime d’une gangrène, l’écrivain dut être
amputé d’une jambe et mourut en laissant une bourse d’un million de dol-
lars à l’université Columbia. Irish est le chantre des ténèbres, qui reviennent
comme une obsession dans la plupart des titres de son œuvre : The Bride Wore
Black, The Black Angel, The Black Path of Fear, Rendez-vous in Black, Waltz into
Darkness, Black Alibi, I Maried a Dead Man, parmi les plus fameux. Truffaut
est fasciné par cet écrivain qui vit avec la mort, chez qui veufs et veuves pul-
lulent, en premiers ou, surtout, seconds rôles. Comme Alfred Hitchcock avec
Rear Window, il va adapter deux de ses romans les plus connus quasi coup sur
coup : La Mariée était en noir en 1967 et La Sirène du Mississipi (titre français
de Waltz into Darkness) deux ans plus tard, lui consacrant par ailleurs un texte
révélateur :

1. Lettre à Helen Scott, 13 août 1964, Archives François Truffaut, dossier « Helen Scott », Cinémathèque
française.

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S. & R., no 46, automne 2018, p. 47-54.
Irish est pour moi le grand écrivain de la « série blême », c’est-à-dire un artiste
de la peur, de l’effroi et de la nuit blanche. On rencontre peu de gangsters dans
ses livres ou alors ils occupent l’arrière-plan de l’intrigue, généralement centrée
sur un homme ou une femme de tous les jours, auxquels le lecteur s’identifiera
aisément. Mais le héros d’Irish a l’expérience de la mort, l’a côtoyée de près, s’en
est fait une compagne, vit avec elle comme une veuve peut continuer à vivre avec
son défunt mari bien après sa disparition. Ainsi, ces personnages ne font rien à
moitié et aucun imprévu ne peut arrêter leur marche vers l’amour et la mort, bien
souvent mêlés. Il y a aussi beaucoup d’amnésie et de troubles mentaux dans son
univers, dont les personnages archi-vulnérables et hypersensibles sont aux antipo-
des du héros américain habituel. Comme il y a du Queneau chez David Goodis,
il y a du Cocteau chez Irish et c’est ce mélange de violence américaine et de prose
poétique française qui m’émeut2.
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Quand Truffaut prépare son film, William Irish vit encore, dans une
chambre du Sheraton Russel Hotel, sur Park Avenue, et le cinéaste souhaite
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entrer directement en contact avec lui pour négocier les droits d’adaptation,
entreprise qu’il confie à son agent américain Don Congdon. Ce dernier raconte
son entrevue dans une lettre au cinéaste, début septembre 1964 :
J’ai proposé à William Irish de déjeuner ou de prendre un verre, et il m’a répondu
que cela n’était pas possible parce qu’il écrivait toutes les après-midi. Alors nous
sommes convenus de nous voir à l’heure du petit-déjeuner. En le voyant arriver,
j’ai été étonné, on aurait dit qu’il sortait de sa tombe : il était pâle, sa peau était
grisâtre. C’est quelqu’un de très secret, solitaire3.
Le contrat est signé pour 40 000 dollars, le 17 septembre 1964, et le film
coproduit avec la société américaine MCA, dirigée par Oscar Lewenstein, qui
travaille avec la Major Les Artistes Associés. Truffaut demeure fidèle à l’es-
prit de William Irish, l’homme qui, comme le personnage de la veuve dans le
roman (Mrs Killeen, rebaptisée Julie Kohler dans le film), vit en couple avec
la mort.
Julie Kohler est, en effet, le contraire d’une « veuve joyeuse », même si elle
sait parfaitement séduire un homme pour atteindre ses objectifs. L’écriture du
scénario, avec Jean-Louis Richard, avance rapidement. Truffaut et son ami se
sont installés pour trois semaines à l’hôtel Martinez de Cannes, profitant des
vacances de noël 1966, et travaillent près de huit heures par jour. Leur scénario

2. Dossier de presse de La Mariée était en noir, Archives François Truffaut, dossier « La Mariée était en
noir », Cinémathèque française.
3. Lettre à François Truffaut, 4 septembre 1964, Archives François Truffaut, dossier « La Mariée était en
noir », Cinémathèque française.

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raconte le singulier destin de Julie Kohler, entièrement placé sous l’emprise
de la vengeance et de la mort violente, celui d’une meurtrière en série qui tue
pour l’amour d’un homme tôt disparu. Jeune veuve, elle poursuit les assassins
de son mari, tué par un coup de fusil à la sortie de l’église le jour même des
noces, alors qu’il célébrait l’événement au bras de son épouse. La jeune femme
ne cherche pas vraiment à comprendre les circonstances de ce drame – est-ce
un accident ou un acte prémédité ? –, mais tente, de manière obsessionnelle,
de retrouver tous les hommes présents lors de ce coup de feu et susceptibles de
l’avoir déclenché, afin de les éliminer un à un. Cette veuve est la femme d’une
idée fixe, marquée par l’amour d’un seul homme – que l’on connaît à peine,
vu de loin lors de la scène du crime. Elle n’est pas définie par son rapport à ce
disparu, qu’elle n’évoque pour ainsi dire jamais, mais par sa quête morbide :
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retrouver les hommes qui ont œuvré à la mort de son mari et les éliminer
méthodiquement, en usant de stratagèmes divers et efficaces.
50 Pour Jean-Louis Richard et François Truffaut, il s’agit de rendre crédible
cette vengeance qui s’accomplit à travers une succession de meurtres, sans
noircir pour autant le personnage incarné par Jeanne Moreau. Cette femme
n’est ni une folle hystérique, ni une tueuse à gages détachée de sa besogne, mais
plutôt une obsessionnelle œuvrant à exécuter son plan préétabli : éliminer par
tous les moyens les six hommes qui, pense-t-elle, ont participé, même involon-
tairement, à l’assassinat de son mari. Fin février 1967, le cinéaste possède un
scénario de 237 pages, assez fidèle au roman d’Irish dans sa structure, même
si les situations et les noms ont été francisés. La construction est imparable,
la femme passant d’un personnage à un autre, d’une vengeance à une autre,
faisant ressentir, à travers ces cinq meurtres qui sont autant de rencontres,
combien les hommes sont mesquins, vils et bas, leurs statuts, leurs conditions,
leurs caractères, et même le charme qu’ils savent successivement déployer pour
conquérir cette femme qui, soudain, s’introduit dans leur existence.
En ce sens, voici une obsession inverse de celle qui anime Bertrand
(Charles Denner) dans L’Homme qui aimait les femmes, tourné dix années plus
tard. Là où un homme raconte les vies des femmes qu’il séduit, une femme
dresse le portrait des hommes qu’elle méprise et qu’elle tue ; brûlot féministe
dont Truffaut ne mesurait sans doute pas toutes les conséquences, puisqu’il
s’agit de retourner, contre la domination des mâles, l’arme même du crime. Au
début de L’Homme qui aimait les femmes, les « veuves » de Bertrand Morane
se retrouvent autour de son cercueil et prennent en charge, comme un chœur
de deuil, le récit de la vie libertine du défunt, où chacune trouve sa place et
occupe un chapitre. Dans La Mariée était en noir, la veuve est seule, vierge

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– son mari disparaît avant la consommation du mariage –, et refuse tout com-
promis avec les hommes au nom de sa fidélité absolue à une vertu idéale,
à un amour fétichisé dans la mort : elle ne sait que détruire le pouvoir que
les mâles exercent dans une société où la toute-puissance est concentrée dans
leurs mains. Jusqu’au sixième homme, Corey (Jean-Claude Brialy), le seul qui
échappe in fine à la vengeance de Julie Kohler, car il n’est pour rien dans le
meurtre de son mari. Composer cette distribution des rôles masculins a été
l’un des grands intérêts et plaisirs de Truffaut en préparant La Mariée était en
noir. D’une part, il fallait prendre le meilleur de chacun des six personnages
en une quinzaine de minutes, le meilleur du jeu des six acteurs ; d’autre part,
à travers cette « persona » collective (six associations personnage/comédien),
Truffaut esquisse une comédie humaine où, successivement et ensemble,
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Claude Rich, Michel Bouquet, Michael Lonsdale, Charles Denner, Daniel
Boulanger et Jean-Claude Brialy composent un portrait à charge, dévastateur,
de la société des hommes en France en sa période pré-68. 51
Le 16  mai 1967, l’équipe technique habituelle des Films du Carrosse,
reconduite autour de ses deux principaux piliers, le chef opérateur Raoul
­Coutard et l’assistante et scripte Suzanne Schiffman, se retrouve à Cannes
pour les premières prises de vue, dans un appartement loué dans une résidence
de luxe. Jeanne Moreau et son habilleuse, Jeanne Fortin, sont venues avec les
quatorze robes et costumes imaginés et dessinés par Pierre Cardin, tous en noir
et blanc pour signifier le veuvage volontairement prolongé de Julie Kohler,
succédant à la robe de mariée immaculée que le personnage porte lors de son
mariage, à l’ouverture du film. Sans doute est-ce la première fois qu’une actrice
s’habille ainsi uniquement en noir et blanc dans un film en couleur, expression
visuelle systématique du deuil qui fonde l’histoire et caractérise l’état d’esprit
du personnage. Pour Raoul Coutard, c’est là un défi intéressant : filmer une
veuve en « noir et blanc/couleurs », parvenir à faire ressentir par la lumière
et les coloris le veuvage d’une femme, la tristesse sur laquelle se construit sa
volonté d’agir. « Le noir est une couleur » : rarement l’affirmation de Matisse4
a-t-elle pris autant de sens cinématographique que dans le film de François
Truffaut qui désire, tout à la fois, filmer une veuve s’enfermant dans son deuil
et la mêler au monde où elle doit se fondre pour agir et, précisément, sortir
de ce deuil. Visuellement, la transcription de cet itinéraire de veuvage prend
forme à travers un jeu chromatique fortement contrasté (le noir et blanc contre
la couleur) et subtilement mélangé (la couleur dans le noir et blanc).

4. « Le noir est une couleur », Henri Matisse, écrits et propos sur l’art, Paris, Hermann, 1992 [1972], p. 202 ;
on pourra lire également Michel Pastoureau, Noir. Histoire d’une couleur, Paris, Seuil, 2008.

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Ce jeu des couleurs est ce qui fait le film et, dans le même temps, ce
qui le défait  : la question devient rapidement un motif de discorde entre
Truffaut et Coutard. Dès le premier jour de tournage, le cinéaste trouve les
scènes sous-éclairées, penchant trop vers le respect du noir et blanc, insufflant
insuffisamment de couleurs dans le plan. Truffaut le fait savoir, se dispute
pour la première fois avec son chef opérateur de (presque) toujours, alors qu’il
s’agit de leur sixième film successif, et interrompt même le tournage pendant
deux jours. La Mariée était en noir sera leur dernière collaboration, sans doute
parce que Coutard a voulu prendre ce titre au pied de sa lettre dans un film
en couleurs.
Cette brouille tend le tournage, Truffaut dépensant une grande partie de
son énergie à tenter de convaincre Coutard, si bien qu’une part de la direction
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d’acteurs est déléguée à Jeanne Moreau elle-même. De tous les films truffal-
diens, peut-être s’agit-il du moins « dirigé » par le cinéaste lui-même, celui où
52 son regard est le plus flottant. Cela n’est cependant pas inintéressant, propo-
sant à Jeanne Moreau, la veuve, de diriger les hommes qui sont la cause de son
veuvage. Voici donc un film dirigé par la mort en personne, ainsi que Jeanne
Moreau le confie :
Ce fut un tournage difficile. Il existait de fortes tensions entre François et Coutard
parce que la lumière devait changer radicalement toutes les semaines pour suggé-
rer des endroits différents alors qu’on tournait en fait dans des lieux très proches.
François était très mystérieux, très secret. Il ne parlait pas sur le plateau. Il y avait
eu beaucoup d’improvisations joyeuses dans Jules et Jim, et plus du tout dans La
Mariée… L’ambiance était très différente. François me disait : « Écoutez, occu-
pez-vous des hommes… » Et à chaque fois, c’était à moi de prendre en charge et
de rassurer l’individu que j’allais assassiner5.
Le seul moment où l’équipe prend le temps de s’installer dans le film
correspond au tournage des scènes dans l’atelier du peintre Fergus, où se noue
la rencontre entre Charles Denner et Jeanne Moreau. Truffaut a loué l’atelier
parisien de l’artiste Victor Herbert, rue du Val-de-Grâce, et a passé commande
à Charles Matton d’une série de tableaux qui figurent dans le film, dont plu-
sieurs portraits de Jeanne Moreau en Diane chasseresse, divinité cousine de
Julie Kohler : une vierge tueuse.
Truffaut pensait, par ce film, venir en aide à Jeanne Moreau dans une
période difficile de sa vie, «  veuve  » de plusieurs histoires d’amour doulou-
reuses. Ce rôle de femme forte qui triomphe de la domination des hommes,

5. Entretien réalisé par Michel Pascal pour le film François Truffaut, portraits volés, 1993.

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ce personnage tout à la fois hyper-féminin et actif, volontaire, puissant, viril
pour tout dire, étaient censés l’aider à reprendre pied dans une existence qui se
cherchait et une carrière qui s’effilochait. De ce point de vue, La Mariée était
en noir est plutôt un échec : le cinéaste n’est pas parvenu à rendre la beauté
si singulière de l’actrice à l’écran, contrairement à Jules et Jim cinq ans plus
tôt. Celle-ci apparaît fatiguée, marquée par les épreuves qu’elle a traversées
au milieu des années 1960. Truffaut n’est pas davantage satisfait des costumes
dessinés par Pierre Cardin, les trouvant monotones et tristes. De tous ses films,
La Mariée était en noir restera sûrement l’un de ceux qu’il appréciait le moins,
le seul qu’il n’aimait pas revoir, exceptions faites de deux séquences matricielles
de son cinéma à venir, celle avec Charles Denner, qui inspirera une dizaine
d’années plus tard L’Homme qui aimait les femmes, celle avec Michaël Lonsdale,
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source du personnage de Monsieur Tabard, peu après dans Baisers volés.
En fait, la stratégie truffaldienne s’est inversée dans le sens du film de son
veuvage actif : tout au long de la préparation, du tournage et de la promotion 53
du film, c’est bel et bien Jeanne Moreau qui a secouru Truffaut, quand le
cinéaste était aux prises avec ses démons, notamment lors de la mort violente
et traumatisante de Françoise Dorléac, brûlée vive dans sa voiture sur la route
de l’aéroport de Nice, le 27 juin 1967 ; drame qui laisse le cinéaste brisé en
plein tournage, à quelques kilomètres de l’accident. Truffaut et Dorléac étaient
extrêmement complices et l’amitié amoureuse qui les liait n’était pas très dif-
férente de celle qui le rapprochait de Jeanne Moreau. La veuve du film, qui
assume avec assurance sa fatigue et sa maturité – à quarante ans, elle est l’aînée
de quatre ans du réalisateur –, de même qu’une garde-robe austère en noir et
blanc, soutient un jeune veuf qui vient de perdre une maîtresse et une amie,
un artiste en plein doute qui ne retrouvera le fil de son travail qu’en revenant
à son personnage fétiche, Antoine Doinel, le petit bâtard parisien, lors du film
suivant, Baisers volés (1968). En tuant les cinq hommes qui ont assassiné son
mari, la veuve Julie Kohler se reconstruit ; en tournant La Mariée était en noir
avec Truffaut, Jeanne Moreau le reconstruit.
Le cinéaste, lucide et conscient, lui en est très reconnaissant, ainsi qu’il
l’écrit dans une lettre à Alfred Hitchcock, le 31 août 1967, où il dresse le por-
trait de l’une de ses grandes-actrices muses :
Sur le plateau, elle est prête à jouer vite ou lentement, à être drôle ou triste,
sérieuse ou loufoque, à faire tout ce que le metteur en scène lui demande. Et, en
cas de malheur, elle se tient près du capitaine du navire, sans histoire ni tapage, se
contentant de sombrer à son côté en le soutenant jusqu’au bout de ses forces. Le
danger pour elle, dans La Mariée…, c’est que le rôle qu’elle joue est simplement

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trop merveilleux ; le personnage d’une femme qui domine les hommes et puis
les tue est d’une certaine façon trop « prestigieux ». Pour contrebalancer cela, j’ai
demandé à Jeanne de jouer le rôle avec simplicité et d’une manière familière qui
rendrait son action inattendue, vraisemblable et humaine. Comme je l’imagine,
Julie est vierge, puisque son mari a été tué à l’église le jour de son mariage. Mais
cette révélation n’apparaît pas dans le film et devra rester un secret entre Jeanne
Moreau, vous et moi6 !
Quand le film sort, le 17  avril 1968, c’est un soulagement pour le
réalisateur, qui s’attendait à un fiasco. Non seulement La Mariée était en noir
est bien reçu – « Professeur Hitchcock, élève Truffaut, bravo. L’élève a regardé
les leçons du maître, il les a assimilées. Le voici maître lui aussi. Et ce n’est
que justice7  », écrit par exemple, dans Le Nouvel Observateur, Jean-Louis
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Bory, un critique que Truffaut estime beaucoup –, mais le film attire plus de
700 000 spectateurs en France, ce qui représente un succès certain et permet
54 aux Films du Carrosse de retrouver l’équilibre financier. Hitchcock lui-même
adoube le film et son élève en écrivant à Truffaut :
J’ai tout particulièrement savouré la scène ou Jeanne Moreau regarde mourir à
petit feu l’homme qu’elle a empoisonné. Avec mon humour un peu particulier, je
crois que j’aurais fait durer le plaisir : Moreau aurait délicatement posé un coussin
sous sa tête de façon qu’il meure avec plus de confort encore8 !
Divine surprise, ce film que Truffaut a entrepris avec le secret espoir
qu’Hitchcock allait choisir Jeanne Moreau comme actrice en le voyant9,
devient une scène hitchcockienne : une veuve tuant les hommes avec le plus
de délicatesse possible.

6. Lettre du 31 août 1967 à Alfred Hitchcock, Archives François Truffaut, dossier « Alfred Hitchcock »,
Cinémathèque française.
7. Le Nouvel Observateur, 8 mars 1967.
8. Lettre du 17 juin 1968 à François Truffaut, archives François Truffaut, dossier «  Alfred Hitchcock  »,
Cinémathèque française.
9. Espoir déçu malgré plusieurs projets communs.

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