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Avant de nous intéresser aux prémisses philosophiques contenues dans cette séquence
il nous apparaît quelque chose qui vient à la pensée telle une évidence. Si l’on tente d’avoir
un point de vue global sur l’ensemble de la séquence décrite, ou plus distanciée telle un
photographe qui aurait raté sa mise au point et se retrouverait avec une photographie ou
seulement les formes seraient apparentes, une évidence se dégage d’elle-même. Ici, pas de
logique narrative qui donnerait au récit une fin et une cause, où l’enchaînement des
évènements présentés serait donné comme principe de raison suffisante servant à légitimer
l’existence de ce même récit. Cet enchainement d’évènements dans le cinéma dit
« classique » avait vaincu l’apparente discontinuité initiale entre un plan et le suivant pour
établir une continuité invisible, effaçant littéralement ses traces derrière elle. Le langage
cinématographique était né avec les Griffith et autres Chaplin et avait évolué toujours dans le
sens de la narrativité (majoritairement), avec pour but de raconter une histoire comme l’avait
fait jusqu’ici le théâtre et surtout la littérature.
Il n’y a pas de raccords institutionnels, ou ils ne sont pas motivés par la nécessité de
l’intrigue, la logique du récit. Le regard du spectateur est brisé, constamment dérangé pour lui
éviter de se laisser fasciner. Chacun des plans peut-être considéré comme un élément simple,
une unité indivisible et dont l’essence impliquerait l’existence, c'est-à-dire qu’il existerait
pour et par lui-même, existence nécessaire et non pas contingente (pas de chaîne
paradigmatique possible) comme une parcelle de temps et d’espace, un morceau de vie,
contenant une totalité autonome, qui les traverse et se donne à voir dans ses particularités,
dans un rapport de la substance à ses modifications. Mais Godard ne cherche pas à abolir le
montage, bien au contraire. Comme le note M-C Ropars-Wuilleumier « Du choc des plans,
ainsi libérés de leur fonction narrative, doit naître un autre récit, dont la continuité tiendra
au regard subjectif qui les relie et non aux évènements extérieurs qui les unissent ».
Godard, à la manière d’Eisenstein, recompose l’ordre du monde, la totalité organique.
Il ne s’agit plus de raconter, mais bien de décrire un « ensemble » (comme avait tenté de le
faire le roman moderne), de dégager des phénomènes d’ensemble à partir d’une existence
singulière en s’intéressant, en mobilisant les matières de l’expression à disposition
(iconiques, sonores et textuelles). Citations et collages assaillent le spectateur qui ne pourra
saisir de cette profusion qu’une globalité, un sentiment d’ensemble. C’est la vie dans son
infinité exprimée à travers des êtres singuliers et contingents qui perçoivent cette totalité qui
les dépasse. Ce ne sont pas les choses elles-mêmes -et singulièrement- qui importent, mais ce
qu’il y a entre (on y reviendra par la suite).
Godard, à l’instar des Sartre et Merleau-Ponty pose la perception comme le
fondement de la connaissance. Elle doit se faire à partir de l’expérience épistémologique du
sujet plutôt que déduite des principes rationnels et de la raison. Sujet qui s’établit dans et par
le langage, par son questionnement. Car Jean-Luc Godard refuse de choisir entre l’ontologie,
l’être au-delà des choses, et le langage et son montage, comme nous avons tenté de le
démontrer. Il s’agit d’un jeu entre deux substances, le film et la conscience du spectateur, au
centre de laquelle est ramené le questionnement phénoménologique, rejouant tous ses termes
en mêmes temps, sujet et objet, opérateur et champ d’action. D’ailleurs le cinéaste ne dit-il
pas lui-même : « Cet ensemble et ses parties,(…) il faut les décrire, en parler à la fois comme
des objets et des sujets. Je veux dire, je ne peux pas éviter le fait que toutes les choses
existent à la fois de l’intérieur et de l’extérieur ».
Maintenant que la base de notre argumentation nous semble assez solide pour nous
enfoncer plus avant dans l’étude du particulier, on peut revenir à notre problématique, à
savoir : une fois que l’on a pris en considération cette apparente impossibilité du cinéma de
décrire les choses de l’intérieur, ne peut-on pas le dépasser ? Mais, avant de rentrer dans le
détail, on postulera directement qu’il existe (au moins) deux manières de dépasser
l’impossibilité qu’a le cinéma de décrire les choses de l’intérieur. Le langage et la répétition.
Le Plan 3 illustre bien cette idée. Dans la forme et dans le fond. Dans la forme
d’abord, le recours à plusieurs panoramiques cadrant les personnages en plan moyen,
découpant l’espace tout en le constituant dans sa temporalité. Les personnages sont là, décrits
de l’extérieur, persistant dans l’existence. Ils se déplacent, expriment des attitudes. Le
passage d’une perspective externe à une perspective interne se fait très clairement quand on
passe des plans moyens aux mentions écrites, aux gros plans. D’ailleurs, un des panneaux
indiquant « version originale » peut se rattacher (avec le plan 1), par le chant de miss
Faithfull, à l’ensemble du jeu de regards des plans 7 à 12. Comme une transition pour les
plans 12 à 14 où l’on entre dans la conscience de Paula (en plus de sa voix en off qui résonne
à l’écran mais ne trouve pas de mouvement de lèvres pour l’accompagner). Deux types de
montages dits opposés pour créer un « effet montage », selon le terme de Jean Mitry. La
perception interne des personnages s’effectue, elle, dans une suite de plans, représentant le
même objet d’un point de vue différent, retraçant la suite de ses perceptions qui s’enchaînent.
Comme le note Guido Aristarco, « Godard tente par ailleurs de rajeunir de quelques
décennies la « manière » du ciné-œil, rebaptisé ciné-vérité. (..) Les cinéastes de la « nouvelle
vague » en quête de nouvelles formes narratives, d’un langage originel, redécouvrent la
vieille langue du cinéma « le classicisme » des novateurs Russes (..). Mais ils n’en retiennent
que la forme, la détachant des contenus que cette forme exprimait ». La mise-en-scène
devenue créatrice de pensée. Mais la forme ne pourrait pas dépasser la contradiction s’il n’y
avait un métalangage inscrit dans le langage, second niveau de sens se questionnant sur lui-
même, se liant la perception du spectateur et fondant la nécessité d’une morale absolue.
Ainsi que le remarquait Merleau-Ponty, le sens serait à chercher moins dans les signes
que dans ce qu’il y a entre. Entre les choses, sujets en objets. Dans le fond, ce qu’expriment
les personnages des Plan 3 et 3’, c’est le refus de voir la création des idées et des sentiments
ailleurs que dans le langage, dans une sphère des idées platonicienne qui préexisterait à leur
formulation (à l’instar de la philosophie nominaliste). Ce qu’affirment le barman et l’ouvrier
dans leur échange sur les phrases, c’est qu’en dehors de l’usage pratique, ces expressions
restent limitées par la subjectivité du sujet percevant et l’incapacité de définir l’objet en
dehors des limites de la perception. De l’échange verbal entre le barman, Paula et l’ouvrier,
s’établit un « équivalent », un triangle particulier différent mais qui reste un triangle
répondant à sa définition (trois angles dont la somme est égale à cent quatre-vingt degrés)
entre Léaud, Paula et Szabo. Il ne reste plus qu’une vanne crue, un échange silencieux et des
regards -qui se renvoient l’un l’autre- d’individus perdus dans les méandres de leurs esprits,
entrainant le spectateur avec eux dans un irrésistible mouvement vers lui-même.
Force est de constater l’impossible objectivité du code, puisqu’il s’affirme comme tel,
et s’effaçant de notre perception pour la laisser seule dans sa propre confusion. Il s’agit de
traduire le sentiment d’une sensation (et donc d’une perception) dans son rapport à elle-même
et au monde. Comprenons nous, il ne s’agit aucunement de faire intérioriser au spectateur les
sentiments et attitudes de la scène, mais bien de les montrer et d’inviter le commentaire, la
réflexion (la liberté d’interprétation reste en grande partie à la charge du spectateur) dans une
dialectique qui décompose les éléments simples (règles de l’analyse) et les reconstruit afin
d’en dégager le sens (synthèse). Il montre une pensée pensant le monde se pensant et se
questionnant, nous renvoyant ainsi à nous même en tant que sujet pensant et se questionnant.
Comme l’affirmait le cinéaste (à propos d’un autre film -mais cela reste valable dans le cas de
notre séquence et du reste du film): « De plus cette division correspond au côté extérieur des
choses qui devrait permettre de mieux donner le sentiment du dedans… ». Pas par analogie de
sentiments dans une identification spectateur personnages, mais une dialectique d’abord
ascendante, du particulier jusqu’à reformer le général, ensuite descendante du général jusqu’à
nous.
Comme le remarque Paula, dans une perspective utilitariste, chacun de nos actes
entraine des conséquences, influant sur tout ce qu’il y a autour de nous. Mais au contraire de
Jeremy Bentham il ne s’agit pas de maximiser l’intérêt d’autrui, mais bien de retrouver
l’absolu qui permet de persister dans l’existence. Si Dieu est mort, l’homme n’a plus la
possibilité de s’accrocher, ni en lui, ni hors de son existence. C’est en ce sens qu’il faut
comprendre les paroles de Paula « aucun passé ne le cautionne, aucun avenir ne saura le
promettre ». L’existence précédant l’essence, il n’y a pas de déterminisme (comme chez
Spinoza par exemple), mais l’homme est libre. Plus, c’est en cela que réside la liberté de
l’homme. Mais pourtant, le Godard moraliste semble se détourner de l’existentialisme pour
regarder du côté du formalisme Kantien. Il ne s’agit pas pour nous de rattacher Godard à
l’ensemble de la philosophie Kantienne, mais bien d’utiliser ces concepts Kantiens
particuliers pour approcher l’interprétation. En effet, on retrouve chez Kant dans les
Fondements de la Métaphysique des mœurs : «…qu'il y ait quelque chose dont l'existence en
soi-même ait une valeur absolue, quelque chose qui, comme fin en soi, pourrait être un
principe de lois déterminées, c'est alors en cela, et en cela seulement que se trouverait le
principe d'un impératif catégorique possible, c'est-à-dire d'une loi pratique ».
Si la raison n’est pas suffisante pour maintenir la volonté dans la projection de ses
désirs, puisqu’elle nous a été attribuée comme « une puissance pratique », il faut qu’elle
puisse influer sur la volonté. De manière à la rendre bonne, non pas dans une relation de
cause à effet, mais en elle-même. C’est en cela que la raison est nécessaire. « Il se peut ainsi
que cette volonté ne soit pas l'unique bien, le bien tout entier ; mais elle est néanmoins
nécessairement le bien suprême, condition dont dépend tout autre bien, même toute
aspiration au bonheur ». L’absolu n’est pas ailleurs que dans cette volonté, et ne peut la
contenir à moitié. Face au chaos de la vie, dans sa dérive existentielle, Paula préfère mourir
plutôt que de se soumettre. Pour continuer à vivre elle a besoin d’un principe fondationnel
auquel se rattacher. Et c’est cette liberté appelant un besoin d’absolu de la conscience
humaine qui est exprimée.