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Nathalie Heinich
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Presses Universitaires de France | « Cités »
2018/3 N° 75 | pages 25 à 32
ISSN 1299-5495
ISBN 9782130801931
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.inforevue-cites-2018-3-page-25.htm
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Q
Quand y a-t-il désartification ? dé
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Nathalie Heinich N
1. Cf. N. Heinich, R. Shapiro (dir.), De l’artification. Enquêtes sur le passage à l’art, Paris,
Éditions de l’EHESS, 2012.
cités 75, Paris, puf, 2018
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4 septembre 2018 03:49 - Revue cités n° 75 - Collectif - Revue cités - 175 x 240 - page 26 / 208 4 sep
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demi-réussites stabilisées (architecture), réussites partielles (photographie,
cinéma), réussites in progress (commissariat, graffiti, hip hop…). Il existe
aussi des réussites peu probables en raison des caractéristiques propres
de l’activité (gastronomie, œnologie, parfum, art des jardins…), lorsque
celle-ci n’est pas liée au luxe ou est fortement associée à une fonctionnalité,
ou lorsqu’elle est très manuelle, ou très équipée techniquement, ou favo-
risant peu la singularité, ou très soumise à la prouesse technique, ou peu
susceptible d’innovation, ou pratiquée par ou s’adressant à des adultes de
milieux sociaux inférieurs, ou sans autonomie sur la clientèle, ou peu pro-
fessionnalisée, ou encore peu transportable dans l’espace (circulation) et
dans le temps (pérennisation).
26 Notre problématique exclut la simple métaphore : nous n’avons pas
retenu dans nos enquêtes les fréquents propos déclarant que telle ou telle
Dossier
chose est « comme » de l’art, que telle personne travaille « en véritable
L’œuvre d’art à l’époque artiste ». Nous ne traitons pas non plus de l’« artialisation », terme forgé
de la marchandisation par le philosophe Alain Roger pour désigner la perception du monde, et
de la culture spécialement de la nature, à partir de l’art2 : c’est là un phénomène réel
mais très particulier et plutôt limité au monde lettré, alors que notre pro-
pos relève de pratiques beaucoup plus larges.
Enfin, la problématique de l’artification se différencie clairement de la
problématique de la « légitimation », même si l’une et l’autre sont liées :
l’artification d’une pratique entraîne sa légitimation dans un monde où
l’art est valorisé, comme c’est le cas dans les sociétés occidentales actuelles,
et le désir de voir légitimée une pratique est souvent à l’origine d’un pro-
cessus d’artification. Toutefois, faire franchir à une pratique, à des objets, à
des êtres, une frontière catégorielle impliquant de lourdes transformations,
est une opération beaucoup plus complexe que de les faire évoluer sur un
axe continu entre un « moins » et un « plus » (noble, légitime, canonique).
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les travaux portant sur des catégories artistiques occupant ou ayant occupé
une position basse sur la hiérarchie des genres, telles que l’art naïf ou le
pop art, ainsi que les innombrables monographies consacrées aux artistes
marginaux ou « mavericks », dans la terminologie de Howard Becker5.
Notre problématique ne relève pas non plus d’une sociologie du goût : que
les amateurs d’art accordent plus ou moins de valeur à telle pratique, tel genre
ou tel style, est un phénomène certes intéressant, mais postérieur au processus
d’artification. Les effets de « distinction » par l’intérêt accordé à des produc-
tions plus ou moins majeures ou mineures constituent des conséquences du
processus d’artification, mais pas des modalités de son effectuation6.
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qu ’ est - ce que la désartification ?
Quand y a-t-il
Notre démarche était exclusivement et explicitement inductive, empi- désartification ?
rique et descriptive : il s’agissait de mettre en évidence les composantes et Nathalie Heinich
les conditions d’un processus d’artification à partir de l’observation des
situations effectives advenues dans tous les domaines qu’il nous a été pos-
sible d’étudier grâce aux travaux de divers spécialistes. Aucune définition
préalable de ce qu’est « l’art » n’était donc requise – l’art ne se définissant
plus, au terme de ce travail, que par la résultante d’une artification réussie.
3. Cf. notamment P. Bourdieu, Les Règles de l’art. Genèse et structure du champ littéraire, Paris,
Seuil, 1992.
4. Cf. notamment Herbert J. Gans, Popular Culture and High Culture, New York, Basic Books,
1974 ; Lawrence W. Levine, Lowbrow/Highbrow : The Emergence of Cultural Hierarchy in America,
Cambridge, Harvard University Press, 1988 ; Paul DiMaggio, « Cultural Boundaries and Structural
Change : The Extension of the High Culture Model to Theater, Opera, and the Dance, 1900-
1940 », in Michèle Lamont, Marcel Fournier, Cultivating Differences : Symbolic Boundaries and the
Making of Inequalities, Chicago University Press, 1992.
5. Cf. H. Becker, Les Mondes de l’art, 1982, Paris, Flammarion, 1988.
6. Cf. P. Bourdieu, La Distinction. Critique sociale du jugement, Paris, Minuit, 1979.
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4 septembre 2018 03:49 - Revue cités n° 75 - Collectif - Revue cités - 175 x 240 - page 28 / 208 4 sep
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Existe-t-il des cas où un art reconnu comme tel en vient à perdre ce statut ?
Il faudrait pour cela, par exemple, que ses praticiens ne soient plus désignés
comme « artistes » et n’aient plus accès à la « Maison des artistes », que
leur activité ne relève plus du ministère de la Culture, qu’ils ne soient plus
exposés dans des musées ni joués dans des théâtres ou des salles de concert,
que leurs productions soient industrialisées, qu’elles ne soient plus signées
de leur nom, etc.
Une fois exclus les cas où l’art est pris au sens d’« ars », c’est-à-dire de
technique exigeant une certaine virtuosité mais aucune individualisation
ni esthétisation ; et une fois exclus les cas d’artification non linéaire, pas-
sant par des moments de régression à un stade antérieur, il nous a été très
28 difficile de trouver des exemples illustrant nettement une désartification.
Peut-être la calligraphie et l’art de la conversation constituent-elles des pra-
Dossier
tiques désartifiées, mais il faudrait pour l’établir qu’une étude historique
L’œuvre d’art à l’époque précise portant sur la société occidentale prouve qu’elles furent bien, jadis,
de la marchandisation traitées comme de véritables « arts ». Dans notre livre, le seul cas assimi-
de la culture lable à une désartification a été celui du patrimoine, dans la mesure où
une catégorie construite initialement autour des monuments historiques
conçus comme chefs-d’œuvre artistiques s’est progressivement étendue
jusqu’à inclure des objets non artistiques, notamment dans le service de
l’Inventaire général : la notion de patrimoine s’est donc élargie au-delà
de l’art, son noyau initial7.
Cette rareté des cas de désartification est d’ailleurs bien compréhen-
sible : dans une culture qui, comme la nôtre, valorise fortement l’art et
les artistes8, il est peu probable que des acteurs s’en détournent, au risque
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la perte de qualité artistique
9. Cf. notamment N. Heinich, L’Art contemporain exposé aux rejets. Études de cas, Paris, Jacqueline
Chambon, 1998 ; Le Paradigme de l’art contemporain, Paris, Gallimard, 2014.
10. Cf. N. Heinich, Le Triple jeu de l’art contemporain. Sociologie des arts plastiques, Paris, Minuit,
1998.
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4 septembre 2018 03:49 - Revue cités n° 75 - Collectif - Revue cités - 175 x 240 - page 30 / 208 4 sep
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la perte de qualité culturelle
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clôture contribuent au contraire à ancrer la force et le prestige de la notion
d’art et d’artiste dans notre culture.
le tournant nominaliste
14. Cf. N. Heinich, Des valeurs. Une approche sociologique, Paris, Gallimard, 2017.
15. Cf. J. Dewey, Theory of Valuation, Chicago, Chicago University Press, 1939.
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4 septembre 2018 03:49 - Revue cités n° 75 - Collectif - Revue cités - 175 x 240 - page 32 / 208 4 sep
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Dossier
L’œuvre d’art à l’époque
de la marchandisation
de la culture
16. Cf. notamment J.-M. Schaeffer, Les Célibataires de l’art. Pour une esthétique sans mythes,
Paris, Gallimard, 1996 ; N. Heinich, J.-M. Schaeffer, Art, création, fiction. Entre sociologie et philo-
sophie, Paris, Jacqueline Chambon, 2004.