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Revue économique

Les échanges internationaux comme dynamisme de la


croissance
Monsieur Raymond Barre

Citer ce document / Cite this document :

Barre Raymond. Les échanges internationaux comme dynamisme de la croissance. In: Revue économique, volume 16,
n°1, 1965. pp. 105-126;

doi : https://doi.org/10.3406/reco.1965.407642

https://www.persee.fr/doc/reco_0035-2764_1965_num_16_1_407642

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LES ECHANGES INTERNATIONAUX
COMME DYNAMISME DE LA CROISSANCE

Au cours de ces dernières années, l'évolution économique mondiale


a été dominée par deux faits : d'une part, la mise en œuvre, dans
les pays sous-développés aussi bien que dans les pays
économiquement avancés, de politiques de développement ; d'autre part, une
intensification des échanges internationaux favorisée par l'abandon des
restrictions quantitatives, la consolidation et l'abaissement des droits
de douane, la constitution de vastes aires au sein desquelles circulent
avec une liberté de plus en plus grande marchandises, services et
capitaux.
La croissance économique, dont le monde a bénéficié de façon
continue, a stimulé les échanges en suscitant notamment un
accroissement des exportations ; mais l'expansion des échanges a, de son
côté, favorisé la croissance. Ce fut en particulier le cas pour les pays
d'Europe occidentale. On a pu soutenir que les effets de la
création de la Communauté économique européenne sur la croissance des
pays membres étaient négligeables et qu'en fait c'était cette croissance
qui avait permis l'établissement sans difficultés majeures du
Marché commun. Certes, la détermination des causes et des effets en
économie ne s'accompagne jamais de certitude ; mais il est difficile
de contester que le développement des échanges intra-communautaires,
les transformations des structures de production provoquées par
l'élimination des contingents et l'abaissement régulier des droits de
douane, l'adaptation par les firmes de leurs programmes de
développement et de leurs plans d'investissement aux exigences d'un grand
marché européen, l'élargissement des perspectives des agents
économiques, ont été déjà et seront dans l'avenir des facteurs puissants
de progrès économique et social.
S'il fallait une confirmation de l'importance qui peut être attachée
au développement des échanges comme stimulant de la croissance, on
la trouverait dans la politique du Trade Expansion Act : « Nos
industries, déclarait en 1962 le président Kennedy, seront stimulées par
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de nouvelles possibilités d'expansion et par une concurrence plus libre


avec les industries d'autres pays ; elles seront en mesure d'accroître
leurs efforts en vue du développement d'un système économique plus
efficace et plus productif ; de tels résultats conditionneront une ère
nouvelle d'expansion dynamique ».
De leur côté, les pays en voie de développement ont montré à la
Conférence mondiale du commerce, qui s'est tenue à Genève de mars
à juin 1964, qu'ils ne désiraient pas seulement la disparition des
obstacles que l'évolution du commerce international dresse, à leur
avis, à l'encontre de leur développement, mais aussi une organisation
et une orientation de ce commerce telles qu'il puisse contribuer de
façon positive à la croissance de leurs économies.
Cette relation entre les échanges internationaux et le
développement, que l'on discerne dans les faits et qu'admettent les politiques
économiques contemporaines, n'est pas ignorée par l'analyse théorique
de la croissance ; mais elle n'est guère étudiée de manière privilégiée
ni systématique1. Les modèles modernes de croissance, qui ont été
élaborés dans la ligne de pensée post-keynésienne, reposent presque
généralement sur l'hypothèse d'une économie close. Certes, Sir Roy
Harrod prend en considération les échanges internationaux dans son
analyse de l'économie dynamique et H. G. Johnson a étendu le modèle
Harrod-Domar au cas d'une économie internationale comportant deux
pays : mais il s'agit pour ces deux auteurs de définir les conditions
d'une croissance équilibrée et de rechercher les modifications que
l'introduction des exportations et des importations apporte aux
conclusions d'un modèle fondé sur la relation entre l'investissement et la
demande effective d'une part, et sur la relation entre l'investissement
et la capacité productive d'autre part 2.
De leur côté, les modèles néo-classiques de croissance, qui
recourent à des fonctions de production, comme les modèles de Solow
et de Meade, ne font aucune référence au rôle des échanges
internationaux.
Ainsi, dans un monde d'économies ouvertes, les modèles de
croissance, dont nous disposons aujourd'hui, sont-ils des modèles
d'économie close.

1. Ceci est souligné par H. Denis dans «Le rôle des débouchés préalables
dans la croissance économique de l'Europe occidentale et des Etats-Unis
d'Amérique », Cahiers de l'I.S.E.A., n° 113, mai 1961.
2. Cf. R.F. Harrod, Towards a dynamic economics, Londres, 1948, et H.G.
Johnson, International trade and economic growth, Londres, 1958, 2e partie,
notamment chap. V.
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En revanche, les théoriciens du commerce international


commencent à étudier les effets de la croissance sur les échanges
internationaux : ils s'inspirent ainsi de la suggestion de J.H. Williamms, selon
laquelle « la relation entre le commerce international et le
développement de nouvelles ressources et de nouvelles forces productives est
une partie plus importante de l'explication de la situation présente des
nations, des prix, des revenus et du bien-être, que l'analyse des
économistes classiques, reposant sur l'hypothèse de quantités données de
facteurs déjà existants et employés 3 ». Ainsi s'élabore une théorie de
la spécialisation internationale liée au développement ; ainsi sont mis
en relief les effets de la croissance sur le volume des échanges et
sur les termes de l'échange ; ainsi se précise une typologie de la
croissance, selon qu'elle est favorable aux échanges (pro-trade biased
growth), qu'elle est neutre par rapport aux échangés (neutral growth)
ou qu'elle est défavorable aux échanges (anti-trade biased growth) 4.
Sur le plan théorique, une analyse des relations entre les échanges
internationaux et la croissance doit donc se développer dans deux
directions : elle doit porter d'une part sur l'influence des échanges
internationaux sur la croissance d'une économie et les voies par
lesquelles s'exerce cette influence ; elle doit concerner d'autre part les
effets de la croissance d'une économie sur la nature, l'orientation et
les conditions de ses échanges avec l'étranger. Notre propos est
d'examiner seulement le rôle des échanges internationaux comme
dynamisme de la croissance.
Sur ce sujet, on rencontre dans la pensée économique des prises
de position diverses.
Les auteurs qui ont analysé les sources de la croissance ont été
la plupart du temps discrets au sujet de la contribution des échanges
internationaux à la croissance. Il n'en est question ni dans les
propensions à la croissance de W.W. Rostow, ni dans les dynamismes
de la croissance de F. Perroux, ni même dans la longue liste des
« forces motrices » établie par J. Âkerman : pourtant celui-ci n'est
guère restrictif dans son enumeration, puisqu'il retient des facteurs

3. J.H. Williamms, « The theory of international trade reconsidered », The


Economic journal, juin 1929, p. 196.
4. Cf. H. G. Johnson, op. cit. On se reportera aussi à R.F. Harrod et D.C.
Hague, ed., International trade in a developing world; proceedings of a
conference held by the International Economic Association, 1963, notamment à la
contribution de M. Byé (chap. VI). Pour une vue d'ensemble de la question,
cf. C.P. KiNDLEBERGER, Foreign trade and the national economy, Yale University
press, 1962, et G.M. Meier, International trade and development. Harper and
Son, 1963.
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aussi nombreux et aussi divers que les progrès de la technique,


l'accroissement de la population, la transformation des mobiles, les
changements politiques, le développement du crédit, la croissance des
groupes, l'évolution des rapports entre l'industrie et l'agriculture, lès
modifications dans la répartition des revenus. La position d'Âkerman
est d'autant plus singulière que l'histoire économique de la Suède
montre comment les échanges internationaux ont contribué à la
croissance de ce pays : à partir de 1860 en effet, le commerce du bois se
développa et permit à la Suède de transformer son économie, à un
moment où la Grande-Bretagne et la France abaissaient leurs tarifs
douaniers et offraient des débouchés en expansion.
D'autres économistes, au contraire, orientent la réflexion vers
l'importance des échanges internationaux. A. Marshall écrit dans les
Principles que « les causes qui déterminent le progrès des nations
appartiennent au commerce international ». Sir Dennis Robertson
souligne de son côté que « les spécialisations du xixe siècle ont été avant
tout ... un moteur, un mécanisme de croissance » 5. Développant cette
idée, Ragnar Nurkse montre que le commerce international
transmettait au xixe siècle la croissance des centres développés de l'Europe
aux régions en voie de développement et que son rôle en ce domaine
s'est affaibli depuis la fin de la première guerre mondiale 6. Tout
récemment, le développement économique rapide de certains pays
européens (notamment de l'Allemagne) et du Japon a été interprété
comme « une croissance menée par les exportations » {export-led
growth).
Cependant, un fort courant de pensée, relatif aux problèmes du
sous-développement, attribue un rôle négatif aux échanges
internationaux : ceux-ci seraient à l'origine d'un processus cumulatif
d'appauvrissement et de stagnation dans les pays sous-développés. Cette thèse
a été largement soutenue et débattue au cours des dix dernières
années T
Des attitudes aussi différentes peuvent inciter à l'agnosticisme en
ce qui concerne l'influence du commerce extérieur sur la croissance.
C.P. Kindleberger, par exemple, adopte une position nuancée et pru-

5. « The future of international trade », The Economie journal, mars 1938,


P. 5.
6. Equilibrium and growth in the world economy, Harvard University Press,
.
.

1961.
7. C'est la thèse de H.W. Singer, Paul Prebisch et Gunnar Myrdal. De ce
dernier auteur, voir Une économie internationale (P.U.F., 1958) et Economie theory
and underdeveloped regions, Londres, 1957.
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dente. Il suggère trois modèles : un modèle de croissance induite par


les exportations ; un modèle de croissance équilibrée grâce au
développement des exportations qui finance les importations de biens de
consommation et de matières premières indispensables aux premiers
stades du développement (cas du Japon entre 1880 et 1914); enfin
un modèle de croissance freinée par un développement insuffisant
des exportations (pays sous-développés). Il estime que l'influence du
commerce extérieur sur la croissance est « largement indéterminée ».
« Le commerce, écrit-il, peut stimuler la croissance quand la demande
étrangère est adéquate et quand l'offre nationale l'est aussi ; il peut
empêcher la croissance, quand la demande étrangère est inadéquate
et quand l'offre nationale l'est aussi ; dans les cas intermédiaires,
on ne sait pas. 8 »
Nous croyons pour notre part qu'à la lumière des expériences
historiques les différentes conceptions relatives au rôle des échanges
internationaux dans la croissance peuvent être reconsidérées et qu'il
est possible de ranger parmi les facteurs de la croissance le «
dynamisme des échanges extérieurs ». Celui-ci intervient par des voies
multiples qu'il est intéressant d'établir. Mais pour ce facteur, comme
pour d'autres moins contestés, tels que l'investissement ou le progrès
technique, l'efficacité du stimulant dépend de conditions qui tiennent
autant à la nature des échanges qu'à la structure de l'économie en
développement. L'analyse du dynamisme des échanges extérieurs,
selon les mêmes lignes que celle des autres dynamismes de la
croissance, conduit, semble-t-il, à penser que son rôle n'est pas moins
négligeable et qu'il est tout aussi relatif que le leur.

— I —

L'influence que les échanges internationaux exercent sur la


croissance d'une économie est le plus souvent attribuée aux exportations
de biens et de services ; elles ne sont pas cependant le seul élément
à prendre en considération. Echanges de capitaux, mouvements
d'hommes, migration des idées et des connaissances jouent un rôle
appréciable. De plus, aux effets directs — les plus apparents — de ces
échanges, s'ajoutent des effets indirects, d'ordre qualitatif, plus
difficilement mesurables, dont l'importance cependant ne doit pas être
sous-estimée.

8. Foreign trade and the national economy, op. cit., pp. 210-211.
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Le mécanisme par lequel les exportations stimulent la croissance


est celui, bien connu, du multiplicateur du commerce international.
Les revenus obtenus dans le secteur des industries ou des activités
exportatrices tendent à se diffuser dans l'ensemble de l'économie et
à provoquer un accroissement plus que proportionnel du revenu global.
La hausse de la production favorise à son tour des investissements
induits par le mécanisme de l'accélération.
A cet effet créateur de revenus s'ajoute un effet de
complémentarité. L'expansion des industries exportatrices suscite la création
d'industries auxiliaires ou liées, en amont et en aval. Elle entraîne aussi
le plus souvent une formation de « capital fixe social » résultant de
la constitution ou du développement d'infrastructures, en particulier
dans le domaine des voies de communication et des transports. Ainsi
les activités exportatrices apparaissent-elles comme des foyers de
développement pour l'économie.
D'autres relations, moins souvent explicitées, entre les exportations
et la croissance de l'activité économique nationale, sont également à
l'origine de processus cumulatifs favorables. L'expérience de la
dernière décennie dans les pays qui ont bénéficié d'une forte demande
d'exportations (Allemagne, Suisse, Norvège, etc.) montre que
l'augmentation des exportations s'accompagne d'un accroissement de la
productivité qui contribue à une baisse relative des coûts salariaux ;
celle-ci entraîne une baisse des prix des produits exportables par
rapport à ceux des autres pays et conduit en conséquence à de
nouveaux progrès des exportations. Ainsi la différence entre le taux
de croissance de ces pays et celui des économies moins favorisées sur
le plan des échanges internationaux tend-elle à s'accroître, tandis
que se maintient, ou même s'accentue, l'avantage des premiers dans la
compétition internationale.
Ce mécanisme a été mis en relief dans un très intéressant modèle
élaboré par W. Beckerman 9. Appelons X les exportations, O la
productivité du travail, AV les salaires nominaux, P les prix.
Désignons par x, o, w et p les taux de variation proportionnelle de ces
1 dX
variables par unité de temps (par exemple: x = . ).
X dt
On peut tout d'abord écrire une équation des exportations :
x = a + b (1 - a) (1)

9. « Projecting Europe's growth », The Economic journal, dec. 1962. Cf. aussi
les observations de B. Balassa, in The Economie journal, déc. 1963 et déc. 1964.
LES ECHANGES INTERNATIONAUX ET LA CROISSANCE 111

a représente le taux de croissance du commerce mondial, a est le


niveau des prix dans un pays donné par rapport aux pays
concurrents. Si ce pays a un niveau de prix plus faible que les pays
concurrents, a est inférieur à 1 de sorte que les exportations croissent
plus vite que le commerce mondial. [Pour un pays concurrent,
l'équation s'écrit : x = a — b (1 — «).]
.

Une seconde équation est l'équation de la productivité :


o = c + dx (2)
La productivité est définie par la production par tête d'habitant. On
suppose que la productivité s'élève proportionnellement à la
production et qu'il y a une corrélation positive entre le taux de croissance
de la productivité et le taux de croissance de la production, ce
dernier se trouvant à son tour lié au taux de croissance des
exportations.
On écrit enfin une équation des salaires :
w — m -f- no (3)
et une équation des prix :
p = w — o (4)

Des équations (3 ) et (4 ) , on tire :


p ■= m + o {n — 1) (5)

Cette équation (5) indique que, pour n généralement inférieur à


l'unité, les prix s'élèveront d'autant moins ou diminueront d'autant
plus que le taux de croissance de la productivité sera plus fort.
Des équations (1) et (2), on tire, pour le pays étudié:
o = (c + ad) + bd U — a) (6)

Pour le pays concurrent, cette équation s'écrit :


o = (c 4. ad) —bd(l— a) (7)

Les équations (6) et (7) indiquent qu'un pays bénéficiant d'un


avantage dans la compétition internationale {a < 1 ) , aura un taux
de croissance de sa productivité plus élevé que le taux moyen de
croissance de la productivité (c + ad, si les paramètres des équations
de base sont les mêmes dans tous les pays). Il s'ensuit que dans ce
pays, les prix vont s'élever moins, ou vont baisser davantage, que
dans les autres. La disparité initiale tend donc à s'accroître et les
différences entre les taux de croissance à s'élargir.
112 REVUE ECONOMIQUE

Cette tendance à la divergence peut être contrecarrée par plusieurs


facteurs. Tout d'abord, des changements peuvent affecter la
constante m dans l'équation des salaires (3) : on peut en effet considérer
m comme étant, pour une part, une moyenne pondérée de w dans les
périodes précédentes ; il en résulte que m s'élèvera davantage dans
les pays à croissance rapide que dans les pays à croissance lente.
En second lieu, les propensions marginales à importer peuvent être
telles qu'il y ait tendance à la convergence : ceci se produit si les
pays à croissance rapide ont une propension marginale à importer
plus élevée que les pays à croissance lente. En troisième lieu, la
hausse des prix peut être « importée » par les pays à croissance rapide
des pays à croissance lente, par l'intermédiaire des salaires. En
quatrième lieu, les paramètres de base ne sont pas les mêmes dans tous
les pays : les petits pays, dont les économies sont dépendantes du
commerce international, sont exposés à importer rapidement l'inflation.
Enfin l'évolution du niveau de l'emploi peut favoriser la convergence
des taux de croissance : dans une économie en expansion,
l'accroissement des exportations et de la production risque souvent de
s'accompagner d'une rigidité croissante de l'offre de travail et d'une hausse
des prix ; dans les pays à croissance lente, au contraire, l'existence
d'un certain chômage peut contribuer à une relative stabilité des
salaires et des prix, encore qu'elle n'exclut pas une inflation des
coûts.
Le modèle de Beckerman permet non seulement d'expliquer de
façon très suggestive les différences dans les taux de croissance de
pays ayant un niveau de développement relativement semblable, mais
encore de faire apparaître l'influence que le développement des
exportations peut exercer sur la croissance économique d'un pays par
l'intermédiaire de la productivité.
Ainsi est-on conduit à reconnaître le rôle que jouent les
exportations dans ce « cercle vertueux de la croissance » qui semble
caractériser l'évolution d'un certain nombre d'économies européennes depuis
1950. L'expansion des exportations est non seulement un stimulant
de la croissance, mais une condition nécessaire à la poursuite d'une
croissance rapide. Elle suscite un accroissement du taux
d'investissement, permis par -.un accroissement du taux d'épargne : celui-ci va
s'élever d'une part parce que les profits des firmes augmentent et
que la propension à épargner des firmes est plus forte que celle des
particuliers, d'autre part parce que la croissance entraîne des plus-
values fiscales qui gonflent l'épargne publique. Cependant, en
l'absence de restrictions notables aux échanges, les importations ont ten-
LES ECHANGES INTERNATIONAUX ET LA CROISSANCE 113

dance à augmenter rapidement avec la croissance du revenu national ;


pour que l'équilibre de la balance des paiements ne soit pas
compromis, il faut un accroissement compensateur des exportations ; sinon
le déficit de la balance ne pourra être corrigé que par un
ralentissement du taux de croissance, plus particulièrement par une réduction
du taux d'accumulation du capital 10.
Ces divers mécanismes entrent en jeu à la suite d'une croissance
des exportations, qui suppose elle-même que le pays étudié ait un
avantage au départ sur les marchés d'exportation. Ce peut être un
avantage quant aux prix. C'est de plus en plus un avantage quant
aux produits, découlant de la possession de ressources naturelles,
mais surtout d'une technologie avancée. L'analyse peut être appliquée
à ce stade aussi bien aux pays développés qu'aux pays en voie de
développement. Il reste que, si un stimulant à la croissance existe,
il n'est pas toujours certain qu'il exerce les effets qu'on est
théoriquement en droit d'en attendre. C'est ce problème que nous
examinerons plus loin.
Le rôle des exportations dans la croissance ne doit pas être
considéré comme la seule contribution des échanges internationaux à la
croissance. Les importations, de leur côté, ne sont pas seulement un
élément du passif de la balance des paiements, comme on a trop
souvent tendance à le penser ; elles sont, à divers titres, un facteur
du développement.
Elles favorisent tout d'abord la création de nouveaux moyens
de production. Le commerce international n'est pas seulement un
échange de biens de consommation ; il porte sur des biens
d'équipement et sur du capital circulant, matières premières et demi-produits.
La possibilité pour un pays d'importer des biens de capital, sous leurs
diverses formes, stimule les investissements destinés à transformer
des matières premières et des produits intermédiaires. Aux
investissements suscités par le développement des exportations s'ajoutent
ceux réalisés pour absorber des importations.
Les importations de biens de consommation assurent souvent à un
pays le fond des subsistances nécessaire au développement du secteur
industriel. Ceci est particulièrement vrai des pays où le travail est un
facteur relativement abondant par rapport aux ressources naturelles
et au capital et où l'industrialisation ne peut être soutenue par un
accroissement suffisant de la production agricole.

10. Cf. l'intéressante étude de A. Lamfalussy, The United Kingdom and the
Six, Londres, MacMillan, 1963.
Revue Economique — N° 1, 196S 8
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Enfin, les importations peuvent exercer un effet favorable sur le


développement industriel dans la mesure où elles informent les
entrepreneurs de l'existence d'une demande intérieure de certains produits
et leur permettent d'apprécier s'ils peuvent compter sur un marché
suffisamment étendu pour écouler des produits de substitution
nationaux : selon la formule d'A.O. Hischmann, les importations sont des
isotopes, qui réalisent une étude de marché gratuite pour des
entrepreneurs prospectifs n. Les substituts aux produits importés sont des
produits potentiellement exportables : prenant appui sur le marché
intérieur, les producteurs peuvent accomplir un effort d'exportation,
qui contribue à son tour à la croissance de l'économie.
Nous ne rappellerons que brièvement le rôle dans la croissance
des mouvements internationaux de facteurs de production : hommes
et capitaux. On a souvent signalé l'influence des migrations
antérieures à la guerre de 1914 sur le développement des pays de
l'hémisphère occidental. Depuis la fin de la seconde guerre mondiale, Israël
fournit un exemple de l'importance de l'immigration pour le
développement, d'un point de vue quantitatif autant que qualitatif. L'afflux
des réfugiés en Allemagne occidentale a été l'une des causes du
« miracle allemand ». L'immigration de travailleurs étrangers, à une
moins grande échelle, a été depuis dix ans et restera dans les
prochaines années une importante condition du développement des pays
d'Europe occidentale. Qu'il s'agisse de peupler et de mettre en valeur
de vastes espaces, ou qu'il s'agisse de fournir à des économies qui
en ont besoin, des entrepreneurs, des cadres qualifiés ou une main-
d'œuvre plus banale, les migrations humaines permettent et stimulent
le développement.
Les expériences de développement économique du xixe siècle et
du xxe siècle témoignent aussi de l'importance des mouvements
internationaux de capitaux, sous la forme de placements de portefeuille,
d'investissements directs ou d'aide financière publique. Si le capital
étranger a contribué au développement dans les conditions
différentes selon les époques et selon les pays, il convient de
remarquer qu'en règle assez générale, son volume a été relativement faible
par rapport aux ressources de financement internes : J.K. Berrill a
indiqué en particulier que, dans les deux ou trois décennies que
Rostow a appelées la phase de décollage des diverses économies
depuis le xviir3 siècle, l'étranger a généralement fourni moins de 20 %

11. The strategy of economic development, New Haven, 1958, pp. 120-125.
LES ECHANGES INTERNATIONAUX ET LA CROISSANCE 115

de l'épargne globale ; au Canada, qui est le seul pays faisant exception


à cette règle, la proportion du capital étranger a atteint environ 50 %
de la formation totale de capital entre 1905-1913, mais elle ne dépasse
pas 25 % sur la période 1890-1914 12. On ne saurait cependant
déduire de ces chiffres que le rôle des capitaux extérieurs ait été
mineur : en effet, l'orientation et le rendement des investissements
comptent ici plus que leur montant. Les capitaux étrangers sont en
général employés dans des secteurs stratégiques pour un
développement ultérieur de l'économie : transports qui élargissent les marchés
et favorisent la mobilité des ressources productives ; industries dont
l'expansion entraîne des économies d'échelle pour le reste de
l'économie et dont l'organisation sert d'exemple aux activités domestiques.
Ils établissent des liens entre le pays et les marchés étrangers. Ils sont
accompagnés de techniciens, ouvrent la voie à une technologie
nouvelle, à des instruments de production nouveaux.
Simon Kuznets a noté, à propos de la croissance des Etats-Unis,
que « les flux, qui traversèrent les frontières, ne furent pas seulement
des flux matériels d'hommes, de capitaux ou de marchandises, mais
plus encore des flux immatériels de connaissances qui incitèrent à
l'imitation ou à la transformation » ]3. On peut se demander si ce
n'est pas là, en fin de compte, la contribution la plus profonde des
échanges internationaux au développement. Us permettent la diffusion
des connaissances scientifiques et techniques accumulées au cours
des siècles. Celles-ci constituent un « potentiel de croissance
économique transnational », dont l'utilisation est possible par tous les
hommes sans distinction de race ni de nationalité, dès qu'ils ont pu
maîtriser ce savoir et l'appliquent efficacement. Cette diffusion n'est pas
seulement un facteur de développement, mais aussi un facteur
d'accélération du développement : les pays qui s'engagent plus tardivement
dans la voie du développement sont des « héritiers », qui peuvent
profiter de l'expérience de leurs prédécesseurs, tirer parti des progrès que
ceux-ci ont réalisés, éviter parfois de renouveler des erreurs que
ceux-ci ont commises.
Ainsi apparaissent les « effets indirects » que, selon la formule
de J. Stuart Mill, les échanges internationaux exercent sur la
croissance et le progrès des sociétés.

12. J.K. Berrill, «Foreign capital and take-off », dans W.W. Rostow, ed.,
The economics of take-off into sustained growth, Macmillan, 1963, pp. 240 sqq.
13. Income and wealth of the United States, dans Income and wealth, séries II,
Londres, Bowes and Bowes, 1952, p. 219.
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Les Classiques anglais ne se sont point bornés, dans leurs analyses


du commerce international, à présenter la théorie statique des coûts
comparatifs, qui explique le gain découlant pour les divers pays d'une
utilisation efficiente des ressources disponibles ; ils ont aussi proposé
une théorie dynamique des effets du commerce international sur le
développement. L'extension des marchés et l'accroissement de la
division du travail stimulent la productivité, encouragent les inventions,
favorisent les rendements croissants, permettent de surmonter les
obstacles tenant à l'indivisibilité des capitaux fixes.
Mais il faut aussi, insiste J. Stuart Mill, tenir compte des effets
indirects, qui sont des « bénéfices d'un ordre plus élevé » que les
avantages directs des échanges internationaux 14. C'est, pour un pays
qui se trouve aux premiers stades du développement industriel, « la
sorte de révolution industrielle » qu'y provoque la connaissance de
nouveaux biens ou de nouvelles méthodes de satisfaction des besoins.
Celle-ci incite les habitants de ce pays à « travailler plus dur pour
la satisfaction de leurs nouveaux besoins et même à épargner et à
accumuler du capital pour une satisfaction plus complète encore de
leurs besoins à un stade ultérieur ». Chez Mill, l'effet d'imitation
ne se limite pas au domaine de la consommation, mais concerne aussi
la production et stimule la propension au travail et à l'effort.
Un autre avantage indirect résulte de l'introduction des arts
étrangers. Il faut tenir compte des « effets intellectuels et moraux », qui
découlent des relations que les échanges internationaux font naître
entre des êtres humains différents, ayant des modes de pensée et
d'action distincts ; en effet, « une telle communication a toujours été
et est présentement une des sources premières du progrès ».
Il n'est pas sans intérêt de rappeler ces effets qualitatifs des
échanges internationaux, à une époque où pays développés et pays
sous-développés participent au mouvement d'expansion de ces
échanges. Ils ont été souvent négligés, peut-être parce que, comme le
suggère Haberler, ils ne se prêtent pas bien à un traitement
mathématique précis 15. Ils n'en sont pas moins un élément important de
l'influence générale que les échanges internationaux exercent sur la
croissance.

14. Principles of political economy, Ed. Ashley, livre III, chap. XVII, §§3,
4, 5.
15. International trade and economic development National Bank of Egypt,
1959, p. 10, n. 20.
LES ECHANGES INTERNATIONAUX ET LA CROISSANCE 117

— II —

Par des voies diverses, les échanges internationaux favorisent


et stimulent le développement. C'est un fait confirmé par l'expérience
ancienne ou actuelle de nombreux pays. Si l'on veut cependant ranger
parmi les facteurs décisifs de la croissance le dynamisme des échanges
extérieurs, il reste à déterminer si son action est générale ou limitée
à certains pays seulement, et à rechercher les conditions dont dépend
l'efficacité de cette action.
A ce stade, l'analyse des échanges internationaux dans le cadre
d'une étude des sources de la croissance rejoint celle d'autres facteurs
du développement. Considère-t-on le rôle de l'investissement ? Il ne
suffit pas de mettre en relief les mécanismes par lesquels
l'investissement favorise le développement d'une économie ; il est aussi important
de préciser que les effets de l'investissement dépendent non
seulement du volume de la formation de capital, de sa composition, de sa
répartition entre les divers secteurs de l'économie, mais encore des
conditions de l'absorption du capital par l'économie. De même,
l'analyse des effets de l'innovation et du progrès technique implique
nécessairement une étude des conditions qui régissent, dans une économie
donnée, la propension à innover et la propension à accepter
l'innovation.
En ce qui concerne les échanges internationaux, un premier
problème est d'examiner s'ils peuvent être pour tous les pays un stimulant
à la croissance ou s'ils ne constituent pas dans certains cas un frein
ou un obstacle à la croissance. Leur rôle n'est-il pas très différent
selon le niveau de développement atteint par un pays ?
Cette question a été soulevée à propos des pays sous-développés.
On a soutenu que la structure actuelle des échanges internationaux,
à l'inverse de la structure des échanges antérieure à 1914, défavorise
ces pays exportateurs de produits primaires, qui ne bénéficient plus de
marchés en expansion, sauf pour le pétrole. On a parlé d'une
détérioration séculaire des termes de l'échange des pays sous-développés, sur
laquelle vient se greffer une forte instabilité à court terme des prix des
produits de base. Enfin, les échanges internationaux ont été considérés
comme une cause de blocage de la croissance des pays
sous-développés, dans la mesure où ils ont reflété la domination économique
des pays industrialisés ou des grandes firmes capitalistes, et comme
un facteur de distorsion des structures de ces pays, dans la mesure
118 REVUE ECONOMIQUE

où ils ont favorisé la constitution d'un secteur moderne, orienté vers


l'extérieur plus que vers l'économie nationale.
Ces diverses thèses ont donné lieu à une abondante littérature ;
elles ont été rappelées tout récemment à l'occasion de la Conférence
mondiale sur le commerce. Il n'est pas inutile de présenter à leur
égard quelques observations qui, au-delà des débats que ces thèses
provoquent, peuvent éclairer notre problème principal, qui est celui des
conditions d'efficacité du dynamisme des échanges internationaux i6.
Si l'on examine tout d'abord l'évolution des exportations des
produits de base par les pays en voie de développement, la première
précaution à prendre est d'éviter de considérer ces pays comme un
groupe homogène : ils comprennent des pays semi-développés et peu
développés, des pays aux ressources agricoles et minières abondantes
et des pays moins bien pourvus, des pays diversement aptes à se
développer. Il faut ensuite ne pas se borner à étudier le problème
des exportations de ces pays par rapport seulement à la demande des
pays industrialisés. Cette attitude, qui a été celle de Nurkse, l'a
conduit à mettre en relief les causes de restriction des débouchés de
certains produits de base depuis trente ans dans les pays développés.
C'est une vue partielle de la question, car elle néglige trois éléments :
— - la demande de matières premières ou de produits nouveaux, tels
que le pétrole, la bauxite, l'uranium, les minerais non ferreux ;
— l'évolution de l'offre, qui dépend de facteurs propres aux pays
en voie de développement (croissance de la population ;
modification de la consommation intérieure ; industrialisation) et des
politiques de ces pays (restrictions à l'exportation, changes anar-
chiques), qui ont agi dans le sens d'une restriction de l'offre;
— l'évolution des prix, qui détermine la capacité qu'ont les pays en
voie de développement de concurrencer aujourd'hui les
producteurs des pays développés aussi efficacement qu'au xixe siècle.
Les statistiques du commerce international sont pleines
d'enseignement. Selon les travaux de P. Lamartine Yates 17, la part des
trois continents les plus pauvres dans les exportations mondiales de
produits de base s'est accrue de 1913 à 1953 : de 7,1 à 10,9 % pour
l'Afrique, de 13,6 à 17,5 % pour l'Asie (à l'exclusion du Japon), de

16. Outre les ouvrages de Myrdal, Nurkse et Haberler, déjà cités, on se


reportera à J. Viner, International trade and economic development (Free press,
1952) et A.K. Cairncross, Factors in economic development, 1962 (notamment
la IIIe partie).
17. Forty years of foreign trade, Londres, 1959, tableaux A 23 et A 24.
LES ECHANGES INTERNATIONAUX ET LA CROISSANCE 119

15,6 à 21 % pour l'Amérique latine. La part de ces trois continents


dans les exportations mondiales de produits de base est passée de
36,3 % en 1913 à 49,5 % en 1953.
Des statistiques établies par M. Maizels 18 sur la période 1899-
1957 montrent de leur côté que l'indice de volume des exportations
de produits primaires (base 1913 = 100) passe : pour le monde, de
65 à 185 ; pour les pays non industriels, de 62 à 198 ; pour les pays
industriels, de 71 à 163.
Il est intéressant de remarquer qu'en 1937 les exportations des
produits de base pour les pays industriels étaient légèrement plus
faibles qu'en 1913, tandis que celles des pays non industrialisés avaient
augmenté de plus de 50 c/c ; sur cette période, les valeurs unitaires
à l'exportation avaient augmenté de plus de 10 % pour les pays
industriels, mais avaient légèrement diminué pour les pays non
industrialisés. De 1937 à 1957, la situation se renverse : les exportations
des produits de base augmentent plus vite pour les pays industrialisés
(de l'indice 96 à l'indice 163) que pour les pays non industrialisés
(de l'indice 157 à l'indice 198). Dans le même temps, les valeurs
unitaires doublent pour les premier», triplent pour les seconds.
Pour la décennie 1950-1960, le volume des importations et des
exportations des pays développés a augmenté à un taux annuel moyen
de 7 %. Le volume des exportations des pays en voie de
développement a crû au taux de 3,6 % par an, celui des importations au taux
de 4,6 °/c par an 19. Ce rythme des échanges n'est pas négligeable
pour les pays en voie de développement. Le fait que les importations
aient augmenté plus vite que les exportations n'a rien d'étonnant
dans des pays qui se développent : l'excédent d'importations est
financé par des capitaux étrangers. Il n'y a rien d'étonnant non plus à
ce que les échanges des pays développés croissent à un rythme plus
rapide que ceux des pays en voie de développement : il y a longtemps
que l'on sait que les pays développés et riches sont entre eux les
meilleurs clients.
Les affirmations pessimistes relatives à l'évolution en longue
période des exportations des pays dits sous-développés méritent donc
d'être nuancées.
La thèse de la détérioration séculaire des termes de l'échange des
pays sous-développés et producteurs primaires, appelle également
de sérieuses réserves. Rappelons d'abord que les partisans de cette
thèse la fondent sur des statistiques de l'évolution des termes de

18. Statistiques citées par A.K. Cairncross, op. cit., pp. 200-202.
19. Nations Unies, World economic survey, 1962. Part I, p. 1.
120 REVUE ECONOMIQUE

la Grande-Bretagne, considérés comme représentatifs des termes de


l'échange entre produits industriels (exportations britanniques) et
produits de base (importations britanniques). Cette méthode n'est guère
admissible, car la composition des exportations des autres pays indus-
tralisés est très différente de celle des exportations britanniques. De
plus, les termes de l'échange des pays industriels, notamment des
pays d'Europe continentale, ont évolué très différemment des termes
de l'échange britannique.
A supposer que l'on puisse utiliser les termes de l'échange de la
Grande-Bretagne, on se heurterait à d'autres difficultés. On ne tient
compte ni des changements de qualité dans les importations et les
exportations, ni de l'introduction de produits nouveaux dans les
échanges : or ces deux facteurs ont concerné davantage les produits
industriels que les produits de base et ont par conséquent bénéficié
principalement aux pays en voie de développement. De plus, on ne
prend pas en considération l'évolution des coûts de transport : or une
large part de la baisse des prix des importations britanniques
(estimées C.A.F.) provient de la baisse des frets ; si on corrigeait en
conséquence les termes de l'échange de la Grande-Bretagne, leur
amélioration apparaîtrait bien plus faible en longue période.
Sur le plan théorique, l'explication de la détérioration séculaire
des termes de l'échange des pays sous-développés par la disparité
entre le taux de croissance de la demande de produits de base, qui
serait peu élastique par rapport aux prix, et le taux de croissance de
la demande des produits industriels, qui serait fortement élastique,
est très contestable. L'évolution de la demande ne suffit pas à elle
seule à rendre compte des changements de prix. De plus, la rigidité
de la demande existe davantage pour les produits agricoles que pour
les matières premières industrielles et pour les minerais. Enfin, même
si l'on accepte pour tous les produits primaires un coefficient
d'élasticité inférieur à l'unité, ce qui importe pour un pays en voie de
développement, ce n'est pas l'élasticité de la demande globale d'un
produit, c'est l'élasticité de la demande étrangère qui s'adresse à sa
propre production de ce produit.
On ne saurait oublier enfin que toutes les discussions relatives
aux termes de l'échange des pays en voie de développement
concernent les termes de l'échange de marchandises nets : il n'est
nullement démontré que leur détérioration — pour le cas où elle serait
indiscutablement prouvée — s'est accompagnée d'une détérioration des
income terms of trade et plus encore, des termes de l'échange facto-
riels. Comme sur la longue période, les exportations des pays produc-
LES ECHANGES INTERNATIONAUX ET LA CROISSANCE 121

teurs primaires se sont accrues et comme la productivité a augmenté


dans ces pays, il n'y a pas de raison d'exclure une amélioration de
ces deux dernières catégories de termes de l'échange. Sur une période
récente, de 1950 à 1960, la détérioration des termes de l'échange
nets de marchandises des pays en voie de développement a été
estimée à 9 rr ; or on constate que cette détérioration a été très
inégalement répartie : le double de la moyenne pour l'Amérique latine,
aucune détérioration pour les pays du Moyen-Orient, moins que la
moyenne pour l'Asie (Japon exclu); il apparaît en outre que la
capacité d'importation (income terms of trade) s'est accrue pour
l'Amérique latine, en particulier à cause de la baisse des frets 2°.
La thèse selon laquelle l'évolution des échanges internationaux a
été dommageable en longue période à la croissance des pays en voie
de développement apparaît donc relativement contestable. Nous
souscrivons entièrement pour notre part à l'opinion exprimée récemment
par l'éminent spécialiste des problèmes du développement, W.A.
Lewis, au sujet des pays de l'Amérique latine, et qui nous semble
être de portée générale : « On peut s'étonner des protestations, qui
paraissent se fonder sur la croyance qu'il est particulièrement difficile
de développer les exportations parce que le monde achète de moins
en moins de produits exportés. C'est l'inverse qui est vrai. Le
commerce mondial n'a jamais augmenté aussi vite. Entre 1950 et 1960,
le commerce mondial des produits de basé s'est accru à un taux de
6 % l'an contre 7 % l'an pour les produits manufacturés. Les termes
de l'échange des produits de base n'ont pu rester au niveau auquel
ils s'étaient élevés à la suite de la fièvre spéculative de la guerre de
Corée et du stockage des Etats-Unis au début des années cinquante.
Néanmoins, les termes de l'échange moyens pour la décennie ont été
meilleurs que pour toute autre au cours des cent dernières années.
Je ne sais pas s'il est exact en fait que depuis 1950 l'Amérique latine
ait eu des difficultés à maintenir un taux de croissance de ses
exportations semblable à celui de son revenu national ; mais, s'il en a été
ainsi, cela n'a certainement pas été dû au fait que la demande
mondiale n'a pas augmenté de façon adéquate, puisque le commerce
mondial a crû d'environ 7 % l'an. Si l'on considère le continent dans
son ensemble plutôt que des pays isolés, l'échec ne peut être dû qu'à
un manque d'effort » 21.
20. Nations Unies, World economic survey, 1962, op. cit., p. 1, et
International Monetary Fund, Annual report, 1963.
21. «Closing remarks», Conference on Inflation and Economic Development,
Rio de Janeiro, janvier 1963. Cité par G. Haberler, « Integration and growth
of the world economy», The American economic review, mars 1964, p. 19.
122 REVUE ECONOMIQUE

Si l'évolution des débouchés des pays en voie de développement


a été moins défavorable qu'on l'a dit souvent, on ne saurait en
revanche méconnaître les problèmes qui découlent de l'instabilité
en courte période des marchés des produits de base et des fluctuations
des recettes d'exportation des pays en voie de développement. On
en connaît les conséquences regrettables. Elles ne pourront être
évitées que par une organisation internationale des marchés, mais
aussi, par des politiques adéquates des pays en voie de développement
eux-mêmes.
Quant à l'argument selon lequel les échanges internationaux ont
bloqué la croissance des pays sous-développés, il ne peut être accueilli
sans réserves. En effet, c'est le commerce international qui a
contribué pour une large part, sinon exclusivement, à la croissance que
ces pays ont connue dans le passé. On peut certes déplorer
l'insuffisance de ce développement et beaucoup de ses aspects ; mais les
griefs présentés à l'exploitation des ressources naturelles en vue de
l'exportation, à l'orientation des investissements directs, à la
dépendance créée à l'égard de l'extérieur, au comportement des grandes
firmes étrangères, ne peuvent faire oublier que s'il y a eu une
croissance, celle-ci a été induite par l'extérieur et qu'elle n'a pas détourné
les ressources des pays sous-développés d'emplois alternatifs liés à
un développement suscité par des forces intérieures. Le choix n'était
pas entre l'affectation des ressources à la production pour
l'exportation et l'étranger, ou leur affectation à la production pour le marché
intérieur et pour la nation ; il était entre l'utilisation ou la
non-utilisation de ces ressources. La structure « dualiste » des économies sous-
développées est moins la conséquence du commerce international que
celle de l'inexistence de forces de développement dans le secteur
autochtone. Une formule de Ragnar Nurkse éclaire le débat: une
croissance même déséquilibrée et fluctuante vaut mieux que pas de
croissance du tout 22.
Il n'est donc pas possible de conclure, en ce qui concerne les pays
sous-développés à une inefficacité, du dynamisme des échanges
extérieurs. On ne saurait attribuer à ces échanges des responsabilités
qui sont imputables en fait à d'autres causes. La non-croissance ou
la croissance ralentie de ces pays ne sont pas une conséquence de
leurs relations économiques avec l'étranger ; elles résultent de leur
incapacité plus ou moins grande à « absorber » le stimulant qui vient
de l'extérieur et à en tirer avantage pour l'ensemble de leur économie.
22. Lectures on economic development, 1958, p. 67. Voir aussi G.M. Meier,
op. cit.
' LES ECHANGES INTERNATIONAUX ET LA CROISSANCE 123

Les discussions relatives aux effets du commerce international sur


la croissance des pays en voie de développement permettent
cependant de comprendre comment se pose le problème de l'efficacité du
dynamisme des échanges extérieurs : celle-ci dépend d'une part des
caractéristiques de ces échanges, d'autre part des possibilités de
transmission de la croissance du « secteur extérieur » vers le « secteur
domestique » de l'économie nationale.
En ce qui concerne le premier point, raisonnons à titre principal
sur les exportations et le secteur exportateur. L'effet d'entraînement
des échanges avec l'extérieur dépendra, dans ce cas, des conditions
suivantes :
— du taux de croissance des exportations, qui dépend de l'élasticité
de la demande étrangère pour ces exportations (par rapport au
prix et au revenu) et de l'élasticité de l'offre nationale de ces
exportations ;
— de la mesure dans laquelle ces exportations sont créatrices
d'emploi et de revenu dans le pays ;
— de la mesure dans laquelle les revenus provenant des
exportations bénéficient à des groupes d'agents économiques ayant une
faible propension marginale à importer ;
— de la plus ou moins grande stabilité des recettes d'exportation ;
— de l'affectation à des investissements plus ou moins productifs des
épargnes formées sur les revenus provenant de l'exportation.
Il faut attacher une importance particulière aux conditions de la
production dans le secteur des exportations. L'expansion suscitée par
les exportations sera d'autant plus puissante qu'elle s'accompagnera
de l'utilisation de techniques nouvelles, de modifications dans les
fonctions de production, d'un allongement des processus de production
résultant d'une transformation plus avancée et d'une élaboration plus
poussée des produits. On ne peut aussi négliger les transformations
des structures sociales que le développement des productions pour
l'exportation peut plus ou moins favoriser23.
On observe par exemple que le développement pour l'exportation
de la production de lait et de beurre est plus favorable à la
croissance que le développement de la production de viande : dans le
premier cas, la production requiert une forte intensité de travail et une
certaine capacité technique des producteurs ; dans le second cas, la

23. Cf. sur ces points C.P. Kindleberger, op. cit., pp. 198 sqq., et G.M. Meier,
op. cit., chap. VII.
124 REVUE ECONOMIQUE

production se caractérise par une forte intensité du facteur terre et


s'accommode d'une structure sociale féodale. Les productions agricoles
à cycle annuel favorisent l'accroissement de la productivité par la
sélection des semences, la rotation des cultures, l'emploi des engrais,
l'irrigation, l'utilisation des machines agricoles ; au contraire, dans
les plantations de café, de cacao, de caoutchouc, qui ne commencent
à produire qu'après un délai de plusieurs années et qui restent ensuite
en production pendant un temps relativement long, on constate une
moindre incitation à l'accroissement de la productivité et à
l'amélioration du produit.
La croissance est moins favorisée par des exportations de produits
manufacturés fournis par des industries de grande dimension,
utilisant des processus standardisés qui impliquent un progrès technique
relativement faible (acier, engrais, ciment, textiles), que par des
exportations de produits, pour lesquels le progrès technique est rapide
(industries mécaniques, électriques, chimiques et électroniques).
Quelque forte que soit cependant l'intensité du stimulant, la
croissance ne se diffusera du secteur des exportations au reste de
l'économie que si des canaux de transmission rendent possible et aisée
une telle diffusion et si les autres secteurs sont réceptifs à la
croissance. Les obstacles à une telle transmission ont été souvent signalés :
inarticulation des milieux de propagation des flux monétaires ;
immobilité des facteurs de production ; insuffisance du système des prix ;
limitations apportées au déploiement des forces de développement par
les coutumes, les institutions et le système des valeurs.
En un mot, le dynamisme des échanges extérieurs, comme tous
les dynamismes de la croissance, ne peut favoriser le développement
d'une économie que si celle-ci est apte à saisir les occasions de
développement qui s'offrent à elle, et si elle peut se transformer pour en
tirer parti.
*

Toute croissance est une transformation. Elle suppose donc que


l'économie puisse s'adapter sur les plans technique, économique et
social aux nécessités de l'évolution. Cette adaptation peut être dans
une large mesure spontanée. Elle doit, en tout cas, être un objectif
principal d'une politique de développement.
Dans le domaine des échanges extérieurs, comme dans celui des
activités internes, cet objectif ne sera atteint que si la politique
économique encourage des conversions au lieu d'édifier des protections.
LES ECHANGES INTERNATIONAUX ET LA CROISSANCE 125

La notion de conversion ne vaut pas seulement pour des secteurs en


difficulté ; elle a une portée très générale dans la mesure où la
croissance est une adaptation continue des agents économiques à la
nouveauté. Certes, la conversion implique des coûts économiques, sociaux
et humains qui doivent, le cas échéant, être atténués par des mesures
de protection ; mais il faut que celles-ci soient temporaires,
dégressives et associées à des actions de promotion économique et sociale.
Elles ne doivent point satisfaire la tentation du repliement et de
l'isolement, mais s'inscrire dans une politique d'innovation et de productivité.
Il reste que, dans certains cas, une protection d'échelle puisse être
requise pour compenser dans un monde de grandes unités de trop
fortes inégalités de puissance. Là encore, la protection ne doit pas
permettre d'éviter ou de différer les rationalisations et les fusions
nécessaires aux modifications d'échelle des activités et à la
formation de structures de production mieux adaptées à la concurrence
internationale. Elle ne doit pas dispenser l'Etat et les entreprises de
développer la recherche fondamentale et appliquée, dont les résultats
peuvent compenser certains handicaps sur les marchés internationaux.
Enfin, les avantages qu'une économie retire de ses échanges
extérieurs pour son développement ne doivent pas faire négliger les
dangers d'ordre conjoncturel et structurel, qui peuvent résulter d'une
trop grande dépendance à l'égard de l'étranger, qu'il s'agisse des
marchés d'exportation ou des sources d'approvisionnement et des
investissements étrangers. Une politique de diversification et de
répartition des risques peut avoir dans ce cas de meilleurs effets que des
mesures de protection, mais ne saurait les exclure complètement. Un
pays peut même préférer à une croissance très rapide induite par les
échanges internationaux une croissance moins forte, mais comportant
des structures moins vulnérables : il accepte de payer le prix de sa
sécurité.
Ainsi, le dynamisme des échanges extérieurs n'exerce-t-il pas ses
effets par un « laisser-passer » sans limites ; il ne porte ses fruits
qu'en liaison avec des interventions conscientes et appropriées de
l'Etat. Ces interventions diffèrent cependant des diverses formes de
protectionnisme mises en iceuvre dans un passé récent : elles s'en
distinguent par leur esprit, leur nature et leurs points d'application.
Dans l'optique de la croissance, l'analyse des échanges extérieurs se
dépouille de l'optimisme sans nuances des thèses libérales tout autant
que de la prudence souvent excessive des conceptions protectionnistes.
L'efficacité du dynamisme des échanges extérieurs dépend alors d'une
politique de développement.
126 REVUE ECONOMIQUE

Si les pays en voie de développement méritent des remarques


particulières, celles-ci doivent procéder de la même inspiration. Aucun
de ces pays ne saurait se borner à attendre de seuls facteurs
extérieurs une amélioration de sa situation. Il est certes souhaitable que
les réglementations limitant l'accroissement de leurs échanges soient
éliminées, surtout quand elles protègent des économies puissantes,
qui ne supportent aucun handicap dans le domaine de la
spécialisation internationale. Une organisation des marchés internationaux
des produits de base et une stabilisation des recettes des pays
exportateurs de ces produits s'avèrent également indispensables. On doit
enfin envisager sérieusement que les pays développés consentent
aux pays en voie d'industrialisation des préférences, adaptées à la
situation particulière de chacun d'eux, pour les produits manufacturés
courants que ces derniers commencent à exporter 24. A l'égard des
pays en voie de développement, l'efficacité du dynamisme des
échanges extérieurs dépend d'une stratégie globale des pays développés,
combinant une politique commerciale permettant aux pays spécialisés
dans les exportations de produits de base de diversifier leurs
productions et leurs exportations, une politique monétaire propre à atténuer
les crises temporaires de leur balance des paiements, une politique
financière destinée à faciliter leurs investissements de développement.
Cette stratégie se révélerait cependant impuissante si les pays
en voie de développement ne réalisaient pas un effort intérieur
soutenu, ne s'efforçaient pas d'organiser efficacement leur économie,
ne préféraient point les actions utiles aux actions spectaculaires, mais
inadaptées à leurs possibilités, n'éliminaient point enfin les obstacles
auxquels se heurtent les forces internes de développement.
Dans un monde où la croissance économique se lie étroitement
aux échanges internationaux, c'est en fin de compte dans son aptitude
à se transformer, stimulée par une politique systématique
d'innovation et de conversion, qu'un pays trouvera ses chances les plus sûres
de progrès.
Raymond BARRE

24. Sur ce point, cf. A. Philip, « La Conférence de Genève, amorce d'un


mouvement mondial irréversible », Développement et Civilisations, n° 19, sept. 1964.

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