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7/17/2015 José Antonio Giménez Micó (Concordia University, Canada): “Errance et poétique de la Relation chez Édouard Glissant”

WRITING EXILE/MIGRANCY/NOMADISM/BORDERCROSSING
EXILIO/MIGRACIÓN/NOMADISMO/FRONTERAS
EXIL/MIGRATION/NOMADISME/FRONTIÈRES
 
 

© Nela Rio_­_Traducción
 
José Antonio Giménez Micó (Concordia University, Canada): “Errance et poétique de la Relation
chez Édouard Glissant​
 
Jamais l'appellation «Nouveau Monde» ne s'avère plus exacte que lorsqu'on l'envisage du point de vue de la
population ayant subi la traite. «Ceux qui survécurent» à l'inhumain passage transatlantique durent recommencer leur
existence à partir de zéro… ou presque. Mais ce presque, c'est­à­dire ces traces inconnexes et très fragmentaires des
langues et des cultures africaines, même lorsqu'elles sont consciemment rejetées, acquièrent une importance précieuse.
Toutes lointaines, fragmentées et incertaines qu'elles soient, elles constituent les seuls éléments «intraduisibles»
(Bhabha), c'est­à­dire irréductibles au rouleau compresseur colonialo­esclavagiste. Ces traces sont en effet les seules
origines autres desquelles le sujet colonisé par excellence qu'est l'esclave peut se prévaloir pour affirmer son identité,
aussi éclatée, minimisée, infériorisée, «irrationnelle» puisse­t­elle apparaître sous l'œil du maître.
La démarche fictionnelle et philosophique du penseur martiniquais Édouard Glissant s'attaque à «l'élucidation de la
chronologie antillaise», donc à un affrontement dialogique de toutes les traces du passé, qui permette de «savoir ce qui
s'est passé réellement, non pas seulement dans la dimension historique, mais disons presque dans la dimension
poétique». C'est ainsi que les traces mythico­légendaires du «temps d'avant» s'opposent et s'entremêlent à ce qu'on
pourrait appeler les traces historiques de la domination. Dans cette communication, j'essaierai d'explorer cette
confrontation­(con)fusion en analysant une partie du roman La case du commandeur (Glissant, 1981) où elle se
manifeste d'une manière assez ouverte et très amusante.
 
               Man pa ni papa, man pa ni manman pour soulajé ty'e
mwen.
(Chanson populaire martiniquaise)
 
               Nous sommes fils de ceux qui survécurent.
(É. Glissant)
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7/17/2015 José Antonio Giménez Micó (Concordia University, Canada): “Errance et poétique de la Relation chez Édouard Glissant”
 
Dans le glossaire qui apparaît à la fin du roman La case du commandeur du Martiniquais Édouard
Glissant, publié en 1981, plusieurs mots, phrases et expressions créoles sont soigneusement traduites en
français standard et présentés en ordre alphabétique. Il s'agit de ce qu'on pourrait appeler des traductions
écrites “fidèles,” “transparentes” de l'“original” oral.[1] Mais il y a une phrase non­créole qui inspire le
commentaire suivant: “Ni tamanan dji konon, etc.: traces d'une des langues du pays africain, probablement
déformées, dont il ne vaut pas d'éclaircir le sens.”[2]  En fait, on apprendra à un moment donné que ces
mots “africains” ne correspondent pas à une seule langue, mais qu'ils sont le résultat d'un processus de
transculturation entre plusieurs langues africaines ayant débuté au moment même de la traite et à cause de
celle­ci:
 
Liberté récita les pans de mots (ni temenan kekodji konon) que Melchior lui avait enseignés; les traces
éparpillées de la langue ou plutôt des langues concentrées dans les souts de la Rose­Marie et qui
s'étaient volatilisées au vent d'ici. (Glissant 1981a: 123)
 
Qu'il soit inutile d'éclaircir le sens de ces termes –de ces traces– ne veut pas nécessairement dire qu'elles ne
soient pas significatives:[3] elles le sont précisément en tant que traces. Le “sens” des glossaires renvoie au
Même, c'est­à­dire à la rationalité, à la transparence, au monolinguisme, à l'écriture, à l'obsession de l'un; à
la pulsion de sédentarisation et d'uniformisation qui était à la base du projet de construction de la Tour de
Babel.[4] Tandis que la trace appartient au Divers: au nomadisme, à l'irruption du multiple, à l'oralité, à la
dispersion des langues, à l’opacité. A ce qu'on appelle généralement “Babel” et qui, à proprement parler,
nous devrions plutôt nommer l'échec du projet babélien.[5] Mais attention: cet échec de Babel peut bien
s'avérer être “une action salutaire faisant échapper l'humanité à l'uniformisation stérile” (Zumthor: 47).
C'est que “l'image babélienne ramène l'homme révolté à la réalité de sa servitude ontologique et de son
impureté culturelle” (op. cit., 24).
 
Toutes lointaines, fragmentées et incertaines qu'elles soient, de telles traces ont constitué les seuls
éléments “intraduisibles,” c'est­à­dire irréductibles au rouleau compresseur colonialo­esclavagiste. Ces
traces sont en effet les seules origines autres desquelles le sujet colonisé par excellence qu'est l'esclave
peut se prévaloir pour affirmer son identité, aussi éclatée, minimisée, infériorisée puisse­t­elle apparaître
sous l'œil du maître. C'est donc sur la base de ces traces (sur la trace de ces traces) qu'a pu émerger une
résistance rusée à l'anéantisation coloniale dont le marronnage, le vaudou, l'investissement “africain” du
créole sont les manifestations les plus explicites.
 
Ces «mots venus de loin» sont prononcés au long du roman par plusieurs personnages dont Papa Longoué,
le quimboiseur qui apparaît –comme d'ailleurs tant d'autres personnages– dans tous les romans
glissantiens. Papa Longoué s'évertue à raconter des “histoires cassées du temps d'avant,” c'est­à­dire à
actualiser, en plein XXième siècle, les traces de récits mythico­légendaires présumément originaires de
l'Afrique. Mais un autre personnage avait déjà fait de même quelques années auparavant (dans la période
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précédant l'abolition): Anatolie. Or, Anatolie n'est pas un quimboiseur attitré. Par ailleurs, il n'est pas non
plus un marron, ni un simple esclave. Il est plutôt un conteur créole, un personnage bizarre qui ne semble
limité par aucun espace physique. Il ne répond à aucun des programmes narratifs prévus par l'ordre
colonial… si ce n'est à celui du maître (le découvreur, le conquérant, le colon):
 
Il allait à l'aventure, comme disait le colon; c'est­à­dire qu'il roulait aux frontières de l'Habitation,
proclamant partout qu'il cherchait la terre nouvelle. Quelle terre? Une terre qui n'est pas rapportée,
disait Anatolie. En attendant, il profitait aussi de toutes les femmes rassemblées là […]. Il n'avait
donc pas douze ans qu'on demandait partout à la volée: Où est passé cet Anatolie? Et qu'on
répondait tout aussitôt, avec des mines et des soupirs: par­ci, par­là. Pas un ne consentait à dire qu'il
l'avait rencontré dans telle ou telle circonstance (c'est­à­dire, avec telle ou telle), mais tous faisaient
comprendre quelle était cette circonstance sempiternelle (Glissant 1981a: 109)
 
Selon le colon, Anatolie va «à l'aventure». Il se comporte apparemment comme les découvreurs et les
conquérants l'avaient fait lorsqu'ils se sont rendus en Amérique. C'est pourquoi Anatolie n'essaie surtout
pas de retrouver le pays d'avant, il cherche plutôt une terre «qui n'est pas rapportée», c'est­à­dire (toujours
apparemment, du moins) une terre à découvrir, voire à conquérir.
 
Et il l'a peut­être trouvée. Le “nous” narrateur pourrait fort bien avoir tort lorsqu'il affirme: «En attendant
[de trouver cette terre nouvelle], il profitait aussi de toutes les femmes rassemblées là». Selon mon
hypothèse, la “terre nouvelle” à laquelle Anatolie aspire pourrait être précisément ce rassemblement de
femmes; en tout cas, elles en sont l'intermédiaire qui devrait conduire Anatolie à son but: la femme comme
terrain à découvrir, réplique cocasse de ce “Nouveau Monde” (de cette nouvelle terre) dont les conquérants
prirent possession, comme si elle fût une femme vierge à posséder[6].
 
Rappelons que l'histoire officielle de la Martinique représente le pays comme une femme soumise aux
appétits de l'Européen colonisateur, consacrant ainsi le viol initial des conquérants. «L'Histoire ici, certes
mimétique à tous points de vue de l'idéologie occidentale […], n'est qu'une soumission de plaisir, où le
mâle domine; le mâle, c'est l'Autre» (Glissant 1981b: 139). Dans La case, c'est précisément l'épouse du
colon (que tout le monde appelle «la colonne») qui s'est auto­assignée le rôle d'historienne officielle de sa
nouvelle famille en tenant des écritures sur les exploits (fictifs ou, en tout cas, fort douteux) des ascendants
de son mari. Pour ce faire, elle n'a pu qu'imiter plus ou moins adroitement le modèle historiographique
métropolitain, “que cette femme sans doute appelait l'Histoire, et dont elle humait un vague relent dans les
quelques grimoires et pamphlets arrivés de France» (Glissant 1981a:
113).                                                            
 
Le mâle n'a pas besoin de recourir à la séduction pour obtenir ce qu'il veut. Posséder ses femmes est
(ré)affirmer son autorité –que ce soit sur le territoire des Antilles pour le mâle­métropole, ou sur le corps

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des femmes esclaves pour les mâles­maîtres d'habitation.
 
Ce n'est pas le cas d'Anatolie. Il doit “conquérir” les esprits des femmes et ne prétend jamais asseoir sa
propriété sur ces femmes qui ne lui appartiennent pas. Voilà une différence importante entre les
conquérants et lui, il doit séduire les femmes. Il y réussit par la parole, en racontant à chacune d'entre elles
un fragment des “histoires cassées” provenant d'un ancien mythe africain (en les “cassant” encore
davantage, en les fragmentant, en les multipliant). Les femmes en sont tellement ravies qu'elles forment
une société secrète «où chacune était connue pour la part qui lui avait été contée» (Glissant 1981a: 110). Et
cela afin de pouvoir recomposer une histoire que le lecteur sait fort bien non­recomposable –d'où son
charme d'ailleurs, dans le double sens du mot “charme”: pouvoir rhétorique de séduction, moyen magique
d'ensorcellement. En ce qui concerne cette dernière acception, il faut noter que, même si Anatolie n'exerce
pas comme quimboiseur, «il connaissait tout des quimbois, dont il distillait la façon à chacune de ses
postulantes » (Glissant 1981a: 117). Voilà comment, à travers cet usage peu orthodoxe des traces mythico­
légendaires, Anatolie arrive à déjouer l'institution colonialo­esclavagiste personnifiée par le maître:
 
Il fallait crier, chaque fois qu'Anatolie approchait de jour: Arrière satan maudit!
–ceci pour satisfaire le colon, jaloux de sa propriété femelle, inquiet de ses droits […]. Que faisait­il
[Anatolie] autre que pousser à l'extrême la tactique des hommes, sans commentaires ni fierté? Les
femmes bougonnaient qu'elles préféraient cette manière et que, tant qu'à être bousculées dans tous les
carrés de cannes, autant apprendre au moins un morceau de romance, pour ensuite le rapiécer avec
les autres (Glissant 1981a: 110­111).
 
La nuit, tel que le laisse entendre la première phrase de la citation, fournit le cadre propice au détour. En
effet, au “monde” diurne, celui du fonctionnement de l'appareil colonial européen : de l'écriture, du
christianisme, du travail dans l'habitation, correspond l'historiographie officielle, tandis que les traces
orales de provenance africaine, la quimboiserie, la désobéissance détournée des femmes se réfugient dans
le “monde” nocturne ; c'est pourquoi elles renient Anatolie lorsque le jour approche…
 
Voilà que les traces des deux mises en récit du monde, celle apparemment “certaine” de l'Histoire de la
famille du colon, ainsi que celle on ne pourrait plus “incertaine” racontée par Anatolie, sont exposées dans
La case du commandeur. Or, les deux “mondes” –et, conséquemment, les deux mises en récit du monde–
demeurent pour l'instant à l'écart l'un de l'autre…[7]
 
Le clivage devient cependant poreux lorsque les femmes décident de “se détourner” de la lubricité du
maître et «de raconter, on dit même au moment pour le colon le plus frémissant, [leur] part d'histoire
d'Anatolie» (Glissant 1981a: 112). Habitué à la linéarité et à l'ordre causal propres à l'histoire occidentale
moderne, le colon se trouve «intoxiqué de ce hachis de nouvelles, s'exasp[ère] de ces personnages dont il
ne conna[î]t pas l'origine, le nom ni la destinée» (ibid.). Et c'est à ce stade de l'intrigue qu'Histoire du

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Même et “histoires cassées” du Divers vont s'affronter dialogiquement, puisque le colon confie à sa femme
«ces étranges débris de conte» (ibid.) afin de les exorciser.
 
            La première réaction de l'historienne auto­attitrée est d'assimiler ce corps étranger constitué par les
traces anatoliennes à son Histoire univoque: «“C'est un complot”, cria­t­elle d'abord. “Souvenez­vous des
puits empoisonnés au temps de monsieur votre père”» (op. cit., 113­14)[8]. Or, ce «vent de mots» va
bientôt l'atteindre elle aussi, et cela au point qu'elle abandonne son Histoire inachevée pour tenir registre
 
des pans incohérents du récit, les faisant précéder du nom de l'informatrice du jour […]. Chaque
épisode était orthographié sur une bande de papier qu'elle collait ensuite à l'amidon dans un registre
de toile écrue […]. “Tout cela n'a aucun sens, criait la colonne, nos Nègres ne parlent pas de la sorte,
vous me contez là sornettes”. L'époux se taisait, accablé. L'épouse exaltée revenait à son canevas de
mots, cherchant l'ordre et la clé. (op. cit., 114)
 
La tentative de la colonne pour figer par écrit le “vent” de l'oralité s'avère bien sûr infructueuse, la
recherche de «l'ordre et la clé» devient une obsession dans le sens littéral (psychiatrique) du terme. A la fin
du «reliquaire des amoureux», on apprend en effet que «la colonne était morte sur un tas de vieux papiers
de toutes les couleurs qu'elle s'était effrénée à découper au moyen de délicieux et minuscules ciseaux» (op.
cit., 129). Image on ne peut plus criante du triomphe de l'hétérogène, de l'inachevé, du confus, de Babel sur
la pulsion monogéniste et monothéiste du Même.
 
L'historienne voulait compléter l'histoire d'Anatolie, mais cette histoire était fragmentaire et fort
probablement incomplète; d'où son échec. Puisque, comme conclut si bien Paul Zumthor, l'“inachèvement
[…] est simple refus de cette clôture par laquelle tout s'achève, “vient à chef”, selon l'étymologie du mot:
se soumet à l'autorité du raisonnable, au nom d'une philosophie triomphante.” (221). Contre toute
philosophie triomphante, sûre d'elle­même, opposons donc, comme le théorise et le met en pratique
Édouard Glissant, la relation d'incertitude qui est inférée dans tout contact des cultures.[9]
 
Voilà que mon hypothèse de base à propos d'Anatolie doit être reformulée: il est bel et bien à la recherche
d'une terre «non rapportée», mais il ne se comporte nullement comme un découvreur ou un conquérant, ni
même comme un colon. Il est plutôt un errant, quelqu'un qui pratique une forme de nomadisme circulaire
bien différent du nomadisme en flèche (ou “désir dévastateur de sédentarité”)[10] propre aux conquérants.
 
Le nomadisme circulaire implique la pensée de l'errance. L'errant n'a pas la moindre intention de
s'approprier les terres par où il passe, il se reterritorialise paradoxalement sur la déterritorialisation
même[11]. Comme le dit Glissant dans sa Poétique de la relation : «nomadisme des peuples qui se
déplacent d'île en île dans la Caraïbe, des engagés agricoles qui pérégrinent de ferme en ferme, des gens du
Cirque tournant de village en village» (Glissant 1990: 24), auxquels on pourrait ajouter le nomadisme

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d'Anatolie roulant de femme en femme… Ces “femmes” ne renvoient ni au point de départ (une Origine
incertaine) ni à celui d'arrivée (une «terre nouvelle» non moins incertaine), elles sont des relais entre ces
deux points inatteignables du trajet. Et c'est tant mieux ainsi, parce que cette impossibilité de se figer en un
point instaure la nécessité de la relation, grâce à laquelle «l'errant, qui n'est plus le voyageur ni le
découvreur ni le conquérant, cherche à connaître la totalité du monde et sait déjà qu'il ne l'accomplira
jamais —et qu'en cela réside la beauté menacée du monde» (Glissant 1990: 33). Paul Zumthor, dans Babel
ou l'inachèvement, arrive à une conclusion semblable lorsqu'il affirme: “Le nomade [babélien], préoccupé
par le monde tel qu'il est, dans sa hideur, plutôt que par l'idée du monde, renonce aux entités fixes où
accrocher une métaphysique» (141). Et c'est justement cela qui le rend si dangereux aux yeux des
sédentaires, qui ne peuvent penser le nomadisme que comme “instabilité inquiétante et vaguement
criminelle” (op. cit., 140).
 
            “Périodiquement,” affirme Paul Zumthor, “s'élève la voix d'un poète qui parvient à réanimer Babel,
à lui rendre un instant quelque chose de sa fécondité signifiante, à en transférer le souvenir au niveau
figuratif où s'inscrivent, dans le présent social, l'expérience vivante du passé commun et, en perspective,
des sens neufs, sinon prophétiques” (22). Et qui dit Babel aujourd'hui dit nomadisme, contact des cultures,
incertitude, incomplétude, perpétuel recommencement, opacité. Seule la prise de conscience de cette
incertitude, de cette opacité pourrait permettre la constitution d'identités relationnelles, c'est­à­dire non
uniquement réactionnelles; des identités qui se méfient du monologisme et de l’enracinement afin
d’intégrer une vision pluraliste et incertaine, donc plus exacte, d'elles­mêmes.
 
Édouard Glissant est sans doute l'une des voix qui peuvent nous aider à penser notre instabilité
contemporaine, laquelle, selon ses propres mots, “n'est pas le vertige qui précède l'apocalypse et la chute
de Babel. C'est le tremblement initiateur, face à ce possible. Il est donné, dans toutes les langues, de bâtir
la Tour» (1990: 123).

[1]
 1981a: 248. Dans un ouvrage postérieur, on peut lire la règle suivante à propos des glossaires: «La
ressource de l'homme d'écriture sera de consentir sans nuance à l'intention souvent prêchée par l'homme de
parole; de porter cette intention à l'une de ses extrêmes: ajoutant, comme un luxe de précision ou de clarté,
le glossaire que voici (la chose écrite a besoin de glossaire, pour ce qu'elle manque en écho ou en vent)»
(1987: 230). «L'écrit s'oralise», signalait Glissant dans son Discours antillais. «La “littérature” récupère de
la sorte un “réel” qui semblait la contraindre et la limiter» (1981b: 201). L'une des dimensions de l'œuvre
littéraire de Glissant est justement sa réflexion sur l'irruption de l'oralité dans l'écriture (“oral ET écrit” au
lieu de “oral ou écrit”), parallèle à l'irruption de la littérature antillaise à venir dans la modernité (cf.
1981b : 190­201 et Bernabé, Chamoiseau et Confiant: 34).
[2]
 La formule complète apparaît à la page 79: «Ni tamanan dji konon Ni dji seri disi kan Ni temenan badji
konon ni temenan tekodji knono».
[3]
 «Let us be realistic: there is nothing more meaningful than a text which asserts that there is no
meaning» (Eco: 7).

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7/17/2015 José Antonio Giménez Micó (Concordia University, Canada): “Errance et poétique de la Relation chez Édouard Glissant”

[4]
 «Le Même, qui n'est pas l'uniforme ni le stérile, ponctue l'effort de l'esprit humain vers cette
transcendance d'un humanisme universel sublimant les particuliers (nationaux). Le rapport dialectique
d'opposition et de dépassement a, dans l'histoire occidentale, compris le national comme obstacle
privilégié, qu'il fallait accomplir et donc vaincre […]. Mais, pour nourrir sa prétention à l'universel, le
Même a requis (a eu besoin de) la chair du monde […]. Les peuples du monde firent ainsi en proie à la
rapacité occidentale, avant de se trouver l'objet de projections affectives ou sublimantes de l'Occident»
(Glissant 1981b: 190).
[5]
 «Nous apprécions les avatars de l'histoire contemporaine comme épisodes inaperçus d'un grand
changement civilisationnel, qui est passage: de l'univers transcendantal du Même, imposé de manière
féconde par l'Occident, à l'ensemble diffracté du Divers, conquis de manière non moins féconde par les
peuples qui ont arraché aujourd'hui leur droit à la présence au monde» (Glissant 1981b: 190).
[6]
 Le thème n'est pas nouveau chez Glissant. Dans son livre de poèmes Les Indes, écrit en 1955 (Glissant
1965), toute la section dédiée à la conquête est conçue à partir de cette métaphore “terre­femme à
conquérir” (pour une étude approfondie de ce texte, cf. Mudimbé­Boyi). En voici quelques exemples:
«Ces conquérants convoitèrent jusqu'à en mourir les mines d'or et d'argent du Nouveau Monde
[…]. Tragique Chant d'amour avec la terre nouvelle. Élevation progressive, massacre […].
Atahualpa, dernier amant de la terre rouge» (Glissant 1965: 89).
«Amour! ô beauté nue! où sont les sentinelles? Voici que paraissent les amants. […] Leur langage
te sera viril, ô terre, ô femme éblouie, ton sang rouge mêlé à ta glaise route» (op. cit., 91).
«Il dit:
“ […] O vierge! vos amants, je les tuerai sans plus de rage; avec soin.
[…] O vierge! l'alchimiste de votre corps, le voici, soldat de foi,
Et qui vous aime d'un grand vent de folie et de sang, il est en vous!
Venez sur le rivage de votre âme! Tendez vos trésors à vos conquistadores!”» (op. cit., 92).
[7]
 Le manque de “conscience historique” des esclaves, le peu d'intérêt qu'ils manifestent envers l'Histoire
est le résultat direct de leur exclusion (en tant que sujets) de ce Grand Récit; autrement dit, l'Histoire
demeure tout à fait étrangère à leur quotidien. Le «reliquaire» thématise ainsi ce clivage entre les
“mondes” de l'esclave et du maître: «Les bruits les plus alarmants couraient les vérandas. Ces sacrés fils
d'Albion (il [le colon] les appelait avec une joie aigre les Albinos) prétendaient imposer la renonciation au
système servile, ruiner les légitimes propriétaires […]. C'est à gager que l'an 1850 les verrait empuantir le
ciel de la fumée de leur énormes pipes débordantes de crachats […]. On savait bien que tout ceci était pour
rire. On se moquait de l'an cinquante aussi bien que des Anglais scélérats. Ce que la [colonne] avait appelé
“la Chronique” […], on ne le voyait pas fleurir dans les rangées d'eucalyptus, ni rouler en gros bouillons
entre les roches des rivières, ni glisser sous les roues des cabrouets dans la boue rouge mélangée d'épais
gravats gris, ni arrêter le bras d'un intendant plein de coco­merlo, ni peser sur le plateau de la balance aux
vivres, ni guérir les enfants gonflés de la terre qu'ils mangeaient, ni soulager les femmes enceintes qui
traînaient leur ventre de charge en charge, ni équilibrer ce poids dans la tête: l'éclair qui parfois dessinait là
un pays enfui, à jamais enfoncé dans la mer blanche aux écumes bleues» (Glissant 1981a: 118­19).
[8]
 «Cette allusion aux puits empoisonnés n'est pas […] gratuite. Si le colon se trouve “intoxiqué”, s'il est
mis hors de lui par ce “hachis de nouvelles“ qui n'obéit aucunement à l'Ordre linéaire et achevé du discours
de l'Un, c'est que […] ces “étranges débris” passent à travers les cloisons de l'Histoire et font dévirer sa
belle signification Unique et Véridique vers l'“impénétrable originelle”» (Warner 593).
[9]
 “Le contact des cultures infère pourtant une relation d'incertitude, dans la perception qu'on en a, ou le
vécu qu'on en pressent. Le simple fait de les réfléchir en commun, dans une perspective planétaire,
infléchit la nature et la “projection” de toute culture particulière envisagée» (Glissant 1990: 175).
[10]
 Le nomadisme en flèche «est un désir dévastateur de sédentarité». Il doit aller vers l'avant en
anéantissant tout ce qu'il rencontre sur son passage, aussi bien la nature que les cultures autres: les
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premiers colons français des Antilles qui brûlent les fôrets pour instaurer le système des plantations,
Hernán Cortés qui bâtit les églises coloniales sur les fondations des temples aztèques qu'il vient de
détruire. La colonisation, c'est­à­dire la reterritorialisation en terre conquise, est son but ultime.
[11]
 Le couple «nomade en flèche, nomade circulaire» de Glissant constitue d'après moi le corrélat du
«migrant, nomade» de Deleuze et Guattari: «Le nomade n'est pas du tout le migrant; car le migrant va
principalement d'un point à un autre, même si cet autre est incertain, imprévu ou mal localisé […]. Si le
nomade peut être appelé le Déterritorialisé par excellence, c'est justement parce que la reterritorialisation
ne se fait pas après comme chez le migrant […]. Pour le nomade, au contraire, c'est la déterritorialisation
qui constitue le rapport à la terre, si bien qu'il se reterritorialise sur la déterritorialisation même» (Deleuze
et Guattari: 471­73). La différence majeure entre le binôme glissantien et celui de Deleuze et Guattari est
que le nomade suit toujours un trajet «entre deux points, mais l'entre­deux a pris toute la consistance»
(Deleuze et Guattari 1980: 471), tandis que pour le nomade circulaire l'entre­deux est encore plus
fondamental, puisque le point d'origine est toujours aussi «incertain, imprévu [et] mal localisé» que celui
d'arrivée. Pour établir cette distinction, le concept glissantien des “traces” s'avère incontournable.
 
 
BIBLIOGRAPHIE
 
Jean Bernabé, Patrick Chamoiseau et Raphaël Confiant. Éloge de la créolité. Paris: Gallimard/PU Créoles,
1989.
 
Gilles Deleuze et Félix Guattari. Capitalisme et schizophrénie. Mille plateaux. [Paris], Minuit, 1980.
 
Umberto Eco. The Limits of Interpretation. Bloomington/Indianapolis: Indiana UP, 1990.
 
Édouard Glissant. La case du commandeur. Paris: Seuil, 1981a.
___Le discours antillais. Paris: Seuil, 1981b.
___Les Indes. Un champ d'îles. La terre inquiète, Paris, Seuil, 1965. [Écrit en 1955]
___Mahagony. Paris: Seuil, 1987.
___Poétique de la Relation. Paris: Gallimard, 1990.
 
Élisabeth Mudimbé­Boyi, “L'histoire autre: conquête, désir, jouissance et abjection dans Les Indes
d'Édouard Glissant.” Protée 22.1., 1994.
 
Paul Zumthor. Babel ou l'inachèvement. Paris: Seuil, 1997.
 
© José Antonio Giménez Micó
 
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