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La parole prêtée
Ou Comment parlent les images
To us anthropologists, the meaning of any significant word, sentence or phrase is
the effective change brought about by the utterance in the context of the situation
to which it is wedded. Now, a magical formula is neither a piece of conversation,
nor a statement or a communication. What is it? We were led to the conclusion
that the meaning of a spell consists in the effect of the words within their ritual
context.
Bronislaw Malinowski
Tout acte verbal suppose un partage d’identité : l’attribution d’états mentaux à autrui
énoncé que si nous admettons que notre interlocuteur peut en faire autant. Cette attribution
semble bien être une caractéristique de l’être humain. Même lorsqu’ils nous offrent l’illusion
d’une communication semblable à la nôtre, les animaux, apparemment, en sont incapables
(Airenti 2003). Pourtant, dans l’usage courant, nous sommes loin de réserver cette attribution
d’états mentaux aux seuls interlocuteurs humains. Chacun de nous a l’expérience d’une parole
virtuellement adressée à des animaux ou des objets inanimés auxquels nous attribuons,
presque sans le vouloir, une personnalité humaine. Poupées, voitures, ou ordinateurs nous
apparaissent alors, le temps d’une phrase et du jeu d’interlocution qu’elle suppose, comme des
interlocuteurs possibles. Alfred Gell (1999) a fait de ce phénomène quotidien la base de sa
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théorie de l’attribution de subjectivité aux artefacts : c’est parce que nous avons une vision
anthropomorphique des artefacts que ceuxci peuvent assumer un rôle dans la vie sociale.
relativement superficielle que Gell lui attribue. D’autres occasions existent, où la relation aux
artefacts assume une forme moins volatile. C’est sans doute au sein de l’action rituelle, où se
construit progressivement un univers de vérité distinct de celui de la vie quotidienne, que
durables. Les objets assument alors, de manière infiniment plus stable, un certain nombre de
fonctions propres aux êtres vivants. Ils peuvent, selon les cas, percevoir, penser, agir ou
prendre la parole. On passe alors de la parole adressée à la parole prêtée aux artefacts. Quel
est l’univers de cette parole où, comme le déclarait Malinowski dans les Jardins de Corail
(1971) « la signification d’un mot consiste dans l’effet qu’il produit dans le contexte d’un
constituer en tant que locuteurs ? Dans l’espace du rituel, sous forme de statuettes, d’images
peintes ou de fétiches, les objets sont naturellement censés représenter des êtres (esprits,
divinités, ancêtres) construits à l’image de locuteurs humains. De ces êtres, les artefacts
offrent avant tout une image: et c’est en tant que représentations iconiques que les
anthropologues ou les historiens de l’art les considèrent habituellement. Il est pourtant clair
que, dans ce cadre, l’artefact fait plus que représenter un esprit ou un être surnaturel. Lorsqu’il
agit, ou qu’il prend la parole, l’objet remplace l’être représenté. Il en restitue la présence.
Ce passage, opéré par l’objet, de la représentation iconique à la désignation indiciaire
représentation visuelle que celui de la parole énoncée. Pour comprendre ce que peut être la
parole rituelle attribuée à une image il faudra donc, d’une part, se demander s’il est possible
de penser le statut de la représentation iconique non plus à partir de ses enjeux formels, mais à
travers l’analyse de son contexte d’usage. D’autre part, nous nous demanderons s’il est
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effets, lorsque celuici est attribué à un artefact. Telles sont les questions que je voudrais
explorer dans cet article.
Paroles et images rituelles
morphologie de la langue, conduit à la mise en place d’un locuteur fictif. Le champ qu’elle
transforme est donc celui de l’interaction verbale, et des prises de parole qu’elle implique.
Après les travaux de Hymes (1981), Silverstein (1976), Tedlock (1983), Basso (1996),
Rumsey (2002, 2003) ou Hanks (2005, 2006), il n’est plus à démontrer que l’étude des
conditions pragmatiques de l’énonciation, où toute identité de locuteur se constitue, est, pour
l’anthropologie, un instrument essentiel d’analyse. Ces auteurs ont montré que l’étude des
conditions de l’interlocution peut nous aider à enrichir notre compréhension du sens des
discours traditionnels, à replacer la narration de mythes ou d’autres formes de narration au
sein de genres spécifiques de l’oralité, et, plus en général, à jeter une lumière nouvelle sur
donc aller audelà du simple déchiffrement du discours indigène, pour essayer d’isoler des
formes de la communication sociale, et donc des modalités de fonctionnement de la tradition.
Mais qu’en estil de l’analyse de la parole rituelle ? Sur ce point, l’articulation entre les deux
termes strictement logiques, comme l’étude des relations entre l’énonciateur et le langage
(Carnap 1955, Stalnaker 1970), et donc comme l’analyse des processus d’interprétation qui
viennent se superposer au code linguistique pour une interprétation complète des énoncés
(Moeschler & Reboul 1998 : 2023), la pragmatique a longtemps suivi deux parcours
divergents. Elle s’est attachée soit à l’analyse de situations de communication extrêmement
complexes, à l’aide de dispositifs explicatifs spécifiques ou localisés (Labov 1972). Dans ce
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domaine, encore aujourd’hui, soit on tend à définir les critères généraux d’une pragmatique
l’attention sur les variations, locales et spécifiques, qui affectent tel ou tel cas de performance
linguistique. Bien des auteurs (Mey 1993, Davis 1991, Reboul & Moeschler 1998) déplorent
que la définition originaire de la pragmatique, proposée par Morris (1946) en tant qu’étude
« des relations qui s’établissent entre les unités linguistiques et leurs utilisateurs »1 soit
formulée en termes trop généraux. Le problème réside sans doute moins dans l’extension du
domaine de la discipline, que dans l’hétérogénéité des approches et des sujets que cette
linéaire entre référence à la cognition et analyse du discours : la diversité des thèmes et des
théories reste frappante. Les effets de cette stratégie de recherche sont évidents : d’une part, le
niveau d’abstraction choisi par Grice et ses héritiers n’a jamais permis d’interpréter des
données fournies par la recherche de terrain. D’autre part, l’étude de cas spécifiques, prônée
par d’autres auteurs, a rarement permis d’en généraliser, du point de vue anthropologique, les
conclusions. Dans sa relation à l’anthropologie sociale, la pragmatique a donc paru ou bien
abstraite et fondée sur des exemples fictifs, ou bien empirique, mais circonstancielle et
hétérogène. Cette divergence est particulièrement évidente dans le cas de l’étude du rituel.
Alors qu’une série de travaux d’anthropologues (Bateson 1936, Barth 1975, 1987, Rappaport
1967, 1979, Kapferer 1977, 1979, 1983, Stahl 1979, 1983, 1989, Humphrey & Laidlaw 1995,
Bloch 1986, 1997) cherchent à identifier les traits constitutifs de l’action rituelle et à la
distinguer radicalement de l’action quotidienne, les linguistes (qui ont pourtant décrit de
manière très précise des situations de communication sociale très variées) n’ont pas essayé
convergente, l’ensemble des phénomènes qui caractérisent ce type de communication .
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J’adopte ici la version modifiée par Davis (1991 : 3) de cette définition. Dans le texte de Morris la pragmatique
se trouve définie par rapport à la syntaxe et à la sémantique en ces termes : « syntax is the study of the
syntactical relations of signs to one another….semantics deals with the relation of signs to designata, …and
pragmatics is the science of the relation of signs to their interpreters (1971 : 28, 35, 43). Sur ce thème, voir aussi
la définition donnée par Carnap (1955).
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Cependant, les catégories descriptives de la pragmatique (situation, setting, contexte,
l’anthropologie. Les ethnologues n’ont pratiquement jamais essayé d’approfondir l’étude de
l’usage rituel du langage, se limitant bien souvent à relever quelques traits superficiels des
langues rituelles (répétition, pauvreté sémantique, usage de formules figées, etc.), sans les
mettre en rapport avec d’autres aspects du comportement rituel. Certains d’entre eux ont bien
proposé, pour essayer d’organiser en une interprétation d’ensemble ces données éparses,
Bloch 1974). Mais, comme Gardner l’a montré, l’application de ce cadre conceptuel dans ces
théoriquement inconséquente (1983).
Les spécialistes de pragmatique admettent tous qu’il existe une « indexicalité sociale »
qui peut influencer le sens d’une phrase, mais limitent généralement la portée de ce concept à
quelques aspects spécifiques de la définition du contexte de l’énonciation. Dans un ouvrage
qui a longtemps servi de référence (1983), Levinson reconnaît par exemple que parmi les
relations sociales « grammaticalisées » (exprimées par des moyens linguistiques), on peut
trouvent représentées dans les langues par les « honorifiques ». Cette inadéquation tient sans
doute, comme l’a écrit Bill Hanks (2006), à la difficulté, à la fois technique et conceptuelle,
d’identifier une articulation entre une analyse du contexte conçu comme local, limité,
nécessairement exprimé en termes linguistiques. Elle tient aussi, croyonsnous, à un problème
de définition de l’objet de l’analyse, qui varie sensiblement, bien que sous forme implicite,
selon les deux disciplines. Telle qu’elle est pratiquée par les linguistes, la pragmatique reste
définie comme l’étude de tout ce qui, des conditions du contexte de l’énonciation, est
contexte qui ne se trouve pas exprimé en ces termes, dont tous les auteurs reconnaissent
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pourtant l’existence et l’efficacité, est pratiquement toujours considéré comme résiduel, ou
peu influent. Or, cette définition du champ de l’analyse, qui ne prend en compte que ce qui est
« grammaticalisé » (Levinson 1983 : 89), n’inclut qu’une partie des phénomènes qui
définissent, pour les anthropologues, le champ de l’indexicalité sociale. En particulier, cette
approche ne permet pas de comprendre la logique qui oriente l’échange verbal lorsque celuici
se réalise dans le contexte de la communication rituelle.
Pour illustrer ce point, considérons un acte verbal qui se réalise pendant un rituel de
travestissement, appelé Naven, célébré par les Iatmul de Papouasie Nouvelle Guinée
(Houseman & Severi 1994). Pendant ce rituel (qui fête l’accomplissement d’un premier « acte
culturel » par un jeune garçon) les hommes se travestissent en femmes, et les femmes en
hommes. Sur le terrain de danse où a lieu le rite, chacun prend la place de l’autre et se donne à
voir. Dans ce contexte de fiction généralisée, l’oncle maternel d’Ego s’adresse à son neveu
utérin en s’exclamant :
« Toi, mon mari ! ».
La formulation de cet énoncé pendant le rituel est régulièrement associée à une série de
« comportements récurrents » (Bateson 1936), qui en constituent le cadre. Sans entrer dans les
détails de l’analyse, il suffira ici d’en rappeler quelquesuns : la mère du jeune homme pour
lequel on célèbre le rituel se dénude. Le « frère de la mère », s’habille en costume féminin
grotesque. Parfois accompagné par son épouse, celuici fait mine de rechercher son enfant de
sœur afin de lui présenter de la nourriture et recevoir en retour des coquillages précieux. La
sœur du père, pendant féminin de l’oncle maternel travesti en femme, porte un splendide
costume masculin et bat Ego, l’enfant de son frère.
Figure 1 : Relations et comportements dans le Naven
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Cette séquence d’actions est caractérisée par le fait que tous ses protagonistes (à la seule
exception de la mère d’Ego) changent la place qui définit d’habitude leur identité (en termes
de sexe et de maternité ou de paternité) dans le réseau des relations de parenté. Dans ce cadre,
tout le monde trouve normal qu’on appelle « mère » un oncle maternel, ou « épouse
masculine » une jeune femme. Dès que cette fiction rituelle s’engage, chaque participant
cherche à remplir son rôle en altérant son comportement habituel. Cet échange de rôles n’a
rien d’une simple comédie. Au contraire, il révèle une série d’identifications profondément
enracinées dans la culture iatmul, qui implique trois changements de rôle: un frère s’identifie
à sa sœur (ou une sœur à son frère) ; un fils s’identifie à son père, et une épouse peut
s’identifier à son mari. C’est en raison d’une identification à sa sœur, la mère d’Ego, que
l’oncle maternel se comporte en « mère masculine » en donnant à celuici de la nourriture.
Réciproquement, c’est en raison d’une identification à son père luimême le beaufrère de
composante essentielle de la compensation matrimoniale. Si pour la culture iatmul l’oncle
maternel se trouve identifié à sa sœur et Ego à son père, il n’est donc nullement scandaleux ni
dépourvu de sens, que le jeune garçon, lorsqu’il est pris dans ce réseau de relations
rituellement modifiées, devienne symboliquement le "mari" de son oncle maternel. C’est donc
seulement à partir de cette chaîne d’identifications que l’énoncé
« Toi, mon mari ! »,
prononcé par l’oncle maternel, reçoit sa signification. Ce cadre de relations modifiées, est
ensuite complété par le comportement des autres participants au rituel : à l’identification de
l’oncle maternel à sa sœur, répond celle de la tante paternelle à son frère. Dans le rituel nous
la voyons par conséquent se déguiser en homme et battre Ego. Son comportement n’est donc
pas celui d’une mère affectueuse qui nourrit son enfant, mais plutôt une imitation de l’attitude
autoritaire d’un père. En suivant le jeu des identifications, les comportements du Naven
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simultanées) que le rituel assigne aux acteurs à l’intérieur d’un réseau modifié de relations de
hasard, mais découle de l’application d’un nombre limité de règles de substitution.
Nous ne reviendrons pas sur l’interprétation de ce rituel, que nous avons étudié ailleurs
(Houseman & Severi 1994). Retenonsen ici seulement deux points : l’un concerne le rôle de
la communication non linguistique, et l’autre le statut logique qui conduit, dans le rituel, à la
définition de l’identité des locuteurs. Dans l’échange verbal entre l’oncle maternel et son
costumes) entrent en jeu pour définir non seulement le sens des mots échangés, mais aussi
l’identité des énonciateurs et le type de relation qui, à travers l’échange verbal, s’instaure
entre eux. Parmi ces moyens extralinguistiques de communication, l’action et l’image jouent
un rôle crucial, puisque c’est à travers leur utilisation que se réalise le jeu de « transformation
restituer la complexité propre de ce type de communication tant qu’on n’aura pas identifié les
moyens de concevoir quel type d’interaction s’établit, dans ces situations, entre la
rituelle, en effet, ces indications visuelles ne jouent pas un rôle superficiel : elles donnent à
voir l’identité complexe des locuteurs, sans laquelle l’action rituelle – toujours conçues
comme un « jeu exceptionnel », ou « une fiction sérieuse » (Bateson) tout à fait distincts de la
vie quotidienne, n’aurait pas de sens.
Une fois ce point établi, arrêtonsnous sur le processus de définition de l’identité des
deux protagonistes de cet échange verbal : Ego et son oncle maternel. Un grand nombre de
constitutifs de l’indexicalité sociale, joue un rôle important dans l’engendrement du sens des
l’énonciation, au même titre que l’usage de termes démonstratifs tels qu’ « ici », « cela », ou
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sociale de la personne dans la communication ordinaire lorsqu’il déclare qu’il faut voir dans
l’identité du locuteur une des variables du contexte pouvant influencer le sens d’un énoncé.
On pourra donc affirmer, suivant son exemple, que le sens de la phrase :
« Je suis haut de six pieds »
change si le sujet est par exemple, un homme ou une femme (Levinson 1983 : 5859). Le
linguiste anglais formule ici une sorte de conception minimale de l’indexicalité sociale, fort
courante en linguistique, qui doit retenir notre attention. On remarquera d’une part que cette
approche exclut toute définition extralinguistique de l’identité des énonciateurs, et d’autre
regret, mais ne disparaît pas. Dans la communication quotidienne, la définition du locuteur ne
peut donc qu’affecter partiellement l’engendrement d’une signification. Elle ne peut en aucun
cas la détruire, ni influencer le cadre normal de l’interaction verbale, qui reste inchangé.
Revenons maintenant au dialogue rituel entre l’oncle maternel et son neveu, tel qu’il
se réalise au cours d’un Naven. Il est clair que l’un des traits cruciaux de la communication
qui s’y réalise réside dans la manière dont, à travers l’établissement d’une forme particulière
d’interaction symbolique, une identité nouvelle des participants, spécifique au cadre rituel, s’y
trouve engendrée. L’interaction d’un oncle maternel, qui agit comme une mère et une femme
par rapport à un fils de sœur qui agit comme un fils et un mari, réalise une situation spécifique
ensemble de connotations tout à fait inhabituelles. Dans ce cas, l’usage du langage implique la
mise en place d’une modalité prédéfinie de l’interaction, qui possède une forme
reconnaissable. Chacun voit que, entre l’oncle et le neveu, il s’agit de mettre en place un
certain jeu qui implique un « donner à voir » : une forme d’interaction ironique que les Iatmul
appellent Naven. Au sein de cette interaction, l’identité des énonciateurs est à la fois
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contradictoire et plurielle : chaque locuteur est le résultat de la conjonction complexe de deux
identités contradictoires (femme et épouse pour l’un, fils et mari pour l’autre). Le processus
de « condensation rituelle », qui affecte la définition de l’identité des locuteurs confère au
ordinaires de la vie courante2.
Il est clair, pour tous les participants au rituel, qu’à cette occasion, on ne parle pas « de
la même manière » que dans la vie courante : on invente ensemble un « jeu communicatif »,
rendu singulier par le type d’identité complexe assumée pour l’occasion par les locuteurs. En
revanche, à l’intérieur de ce cadre (pour que la phrase « Toi, mon mari ! » soit bien comprise
comme relevant du rituel) cette identité complexe ne peut pas varier. Au cours des échanges
verbaux qui se réalisent pendant le rituel, les personnes qui incarnent le rôle de l’oncle travesti
peuvent naturellement changer. L’identité du personnage, elle, doit par contre rester la même.
Fixée par l’image, elle désigne un « moi » rituel, à la fois provisoire, complexe et rigide. Le
fait que ce soit précisément ce personnage, porteur d’une double identification à la mère et à
la femme du jeune garçon, qui s’exclame « Toi, mon mari ! », signale la nature du cadre,
rituel et donc relativement fictif, de la communication qui s’établit entre les interlocuteurs. La
définition de l’identité n’est donc pas, dans ce contexte, un des traits variables qui peuvent
influencer le sens d’un énoncé. A l’inverse, « énoncer les mots appropriés » implique
nécessairement, dans ce contexte l’établissement de relations complexes, qui engendrent une
existe entre les deux personnages pour que le fait de prononcer ces mots (et le sens qui leur
est accordé dans le cadre du régime de « fiction généralisée » dans lequel il a lieu) soit
possible. Par rapport à l’exemple de Levinson, on a donc une inversion de perspective. Dans
la phrase
« Je suis haut de six pieds »,
2
Sur la notion de forme de la communication rituelle dans le Naven, voir Houseman et Severi 1994, Chap. 7.
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on constatait qu’on pouvait, en modifiant l’identité du locuteur, changer le sens de la phrase.
Ici, on constate que le sens de la phrase ne peut être correctement compris que si on comprend
mouvement d’une pièce, il faut connaître d’abord les règles qui en définissent l’usage (reine,
roi, cheval etc.), dans la communication rituelle il faut connaître l’identité complexe d’un
locuteur pour comprendre la nature du cadre, et donc le contexte de l’énonciation. En termes
logiques, les règles qui définissent l’identité du locuteur passent d’une définition normative
(typique de l’échange verbal quotidien) à une définition constitutive, qui s’applique à un jeu
interactif entièrement inédit. 3 . Telle qu’elle est présentée par Levinson dans le cadre de la
communication quotidienne, la définition de l’identité du locuteur était en fait formulée à
partir de règles normatives : l’identité du locuteur restait dans le cadre de la communication
ordinaire, et ne représentait qu’une des composantes possibles dans la détermination du sens
d’un énoncé. Elle pouvait donc varier dans le cadre d’une grammaire qui restait logiquement
indépendante de la situation d’énonciation, même si elle pouvait enregistrer des modifications
du sens. Dans le contexte d’un rituel régi par des règles constitutives, toute modification de
l’identité d’un locuteur, au contraire, ne conduit pas simplement à une variation du sens de la
phrase prononcée. L’identité du locuteur étant définie comme strictement dépendante des
règles de la communication, la transgression de la règle conduit à la disparition du cadre qui
définit la nature de la communication.
En fait, nous sommes ici dans le cadre des actes de langage que John Searle a proposé
3
John Searle (1969) éclaire bien cette différence (d’origine kantienne, cf. Kant 1975) entre règles normatives
(qu’il appele « regulatives ») et règles constitutives lorsqu’il écrit : « Constitutive rules [...] create or define new
forms of behaviour. The rules of football or chess, for example, do not merely regulate playing football or chess,
but as it were they create the very possibility of playing such games. [...] Regulative [normative] rules regulate a
preexisting activity, an activity whose existence is logically independent of the rules. Constitutive rules
constitute (and also regulate) an activity the existence of which is logically dependent on the rule » (1969: 33
34). On remarquera aussi que cet usage spécial de la parole, régi par des règles constitutives, est apparu comme
un des niveaux d’élaborations qui rendent mémorable un ensemble de représentations à l’intérieur d’une
tradition (Severi 2003, 2007)
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d’appeler les « déclarations ». Ce type d’acte verbal implique, comme le dialogue rituel entre
constitutive rules in addition to the rules of language. Dans tous ces cas, « the mastery of
linguistic competence is not in general sufficient for the performance of a declaration. In
addition, there must exist an extralinguistic institution and the speaker and hearer must
occupy special places within this institution » (Searle 1979 : 1819): Énoncée par un locuteur
non approprié, la phrase « Toi, mon mari ! » perdra son caractère rituel, et sera considérée
normative, n’entraîne donc pas seulement une éventuelle modification du sens, mais une
disparition du « jeu verbal singulier » sur lequel se fonde le cadre de la communication
rituelle. La définition en termes complexes et contradictoires de l’énonciateur est donc une
partie constitutive (et non seulement « un des éléments qui concourent à l’engendrement du
sens ») de la communication rituelle. Or, nous avons vu précédemment que cet aspect
communication la définition de l’identité de l’énonciateur (et donc du sujet de la phrase « Toi
mon mari ! ») est constitutive du contexte de la communication verbale alors que la forme
linguistique de l’énoncé n’en porte aucune trace. Nous pouvons en conclure que l’image, dans
résiduel) par rapport à l’acte verbal. Parole et image se trouvent en une relation d’implication
réciproque.
Nous pouvons donc établir un premier cadre conceptuel, qui nous servira comme
prémisse pour notre étude de la parole rituellement prêtée : L’acte verbal, lorsqu’il se réalise
dans le cadre du rituel, possède une complexité spécifique définie, bien plus que par ses
contenus, par ce que les spécialistes de la pragmatique appellent des phénomènes de contexte.
Ces phénomènes concernent la définition de conditions spécifiques de l’énonciation : son lieu,
sa temporalité et la nature de l’énonciateur. Pour être suffisamment riche du point de vue de
l’anthropologue, ce contexte doit être défini aussi bien en termes linguistiques qu’en termes
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relevant d’autres types de communication, gestuelle ou visuelle. Une bonne articulation entre
les deux approches, implique donc l’élaboration d’une méthode capable de rendre compte de
cette complexité. Comme on va le voir, c’est au sein de ces phénomènes de contexte, au sens
élargi que nous venons de préciser, que les « objets animés » participant à la communication
rituelle peuvent jouer un rôle crucial. Notre analyse de la parole prêtée sera donc, avant tout,
une analyse des contextes de son énonciation.
Or, comment peuton imaginer une articulation entre les aspects linguistiques
communication dans le cadre de l’action rituelle ? Comme nous l’avons vu, les linguistes ont
tendance à considérer tout ce qui n’est pas « grammaticalisé » comme un élément résiduel
dans la définition du contexte de l’énonciation. Les anthropologues, pour leur part, ne prêtent
qu’une attention occasionnelle aux conditions de la communication. Pour répondre à cette
question il faudra donc, à la fois, chercher à établir un nouveau cadre de référence et l’illustrer
par l’étude d’un exemple.
MoiIciMaintenant : l’image démonstrative et la parole en acte
Bill Hanks (2006) a récemment remarqué que la définition de la notion de contexte a
été jusqu’à présent dominée par une dichotomie entre une approche liée à la situation concrète
de production des énoncés et une perspective qui considère les conditions de l’énonciation
comme une simple réalisation empirique des règles de la grammaire. Comme il l’écrit, il est
évident que chacune de ces approches n’éclaire que certains aspects de l’échange verbal et en
déforme d’autres. Sa proposition d’un modèle de contexte permettant à la fois l’identification
précise de niveaux de détermination du sens au niveau linguistique et l’évaluation du rôle joué
par le champ social dans lequel l’échange verbal a lieu doit donc retenir notre attention. Deux
niveaux de phénomènes définissent, selon Hanks, le contexte de l’énonciation : le niveau qu’il
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appelle « émergence » et celui qu’il appelle « enchâssement » (embedding). L’émergence
désigne « les aspects du discours qui apparaissent au cours de la production et de la réception
des énoncés pendant leur énonciation ». Elle concerne donc la parole en acte, ou, dans les
termes de Hanks : « the verbally mediated activity, interaction, copresence, temporality, in
short context as a phenomenal, social and historical actuality » (Hanks 2006 : 3). L’étude des
phénomènes d’enchâssement concerne au contraire les horizons possibles de la parole, et
inclut à la fois les fondements culturels et les potentialités de sens qui appartiennent ou qui
peuvent surgir du contexte :
« Embedding designates the relation between contextual aspects that pertain to the
framing of discourse, its centering or groundedness in broader frameworks » (ibidem).
L’anthropologue américain note d’emblée qu’en général ces deux niveaux d’analyse
restent conceptuellement séparés dans la littérature pragmatique. Bien souvent, en effet, on ne
réserve l’aspect « émergent » qu’à la situation réelle de l’énonciation, à son espace et à sa
temporalité propre. La mise en place d’un contexte conceptuel plus large est, elle, idéalement
l’acte verbal. Hanks note pourtant qu’un des grands enjeux de la définition de l’objet de la
enchâssement. Comme il l’écrit,
« Emergence can easily be conceived at different temporal levels, as any historian knows, as
embedding applies within the most local fields of utterance production » (ibidem).
Les phénomènes d’implication progressive que désigne le concept d’enchâssement ne
sont en effet nullement extérieurs à l’acte verbal : bien au contraire ils constituent des forces
donc à concevoir comme une partie de l’étude du langage en tant que pratique. Comme l’écrit
Hanks, « to study language as practice is to focus on how actual people engage in speech
(Hanks 2005 : 191). Cette conception n’est pas sans rappeler la position de Wittgenstein à
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propos de la forme logique. Parti d’une conception de la forme en tant que catégorie
explicative transcendant l’usage quotidien de la langue, Wittgenstein en est venu, dans les
Recherches philosophiques (1953), à une conception de la forme logique en tant qu’élément
inscrit et agissant dans son usage. L’usage de la langue, qui était jusqu’alors conçu comme la
réalisation épisodique et souvent fautive d’une forme située à un niveau logique supérieur
(notamment celui des règles), devient ainsi le véritable objet d’étude. Dans la même
perspective, Hanks adopte une définition progressive du concept de contexte, qui lui confère,
approche nous permettra de concevoir en termes nouveaux des possibilités d’articulation entre
communication rituelle. Mais suivons d’abord la démonstration de Hanks. Le premier degré
que l’on identifie dans la définition d’un contexte est constitué par la simple situation
d’interaction, définie suivant Goffman (1972) comme un pur « champ de coprésence » entre
ensemble de traits fondamentaux : le partage d’une même expérience de la part de deux
perception réciproque.
Si, à cet ensemble de traits, que Hanks appelle l’espace externe préliminaire (« prior
outside », Hanks 2006 : 4) de l’exercice de la parole, on ajoute « un certain nombre d’actes
sociaux identifiables, des attentes mutuelles, et une compréhension réciproque » on obtient,
une description plus complète et plus réaliste de la situation d’interlocution, qu’on peut
appeler (suivant les travaux de Sacks 1992 : 521522) un setting. Le setting est une situation
dans laquelle on définit explicitement un « champ de pertinence » de l’échange verbal. C’est
dans ce cadre que les interlocuteurs peuvent « formuler » des définitions explicites du champ
d’interaction verbale (« Je suis ici pour aider Martin »), alors que, jusqu’à présent, l’usage des
indexicaux (« Ici », « Maintenant », « Je », etc.) ne faisait qu’évoquer sa définition. Hanks
peut donc réunir, au cours de cette définition, un certain nombre de « conditions minimales »
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de l’échange verbal. Il peut donc définir le contexte de l’échange verbal à partir d’une
distinction cruciale, proposée la première fois par Bühler dans sa Théorie du langage (1934),
entre le champ des symboles (Symbolfeld), qui coïncide avec le champ des « règles
normatives » de la grammaire, et le champ des règles constitutives de l’échange verbal. Ce
manifestation » de la communication. . Cette notion, dans l’esprit de Bühler, désigne tout ce
qui concourt à définir l’échange verbal en acte, et notamment les trois coordonnées
indexicales de base (« prototypical deixis ») : « ICI », « MAINTENANT » et « MOI ». Cette
notion est avant tout d’ordre linguistique, puisqu’elle offre un cadre pour l’interprétation
l’énonciation . Mais cette notion dépasse aussi le strict domaine de la grammaire, puisqu’il
linguistique, mais dont le sens dépend strictement du contexte de l’énonciation ». Ce sont
donc des termes qui, étant dépourvus de contenu descriptif, « impliquent » ou requièrent le
contexte, sans pouvoir le formuler. Or, pour Hanks, cette notion est cruciale, parce qu’elle
l’énonciation en acte et le niveau d’implication complexe (embedding) qui définit le contexte
de la parole en tant que phénomène social. « Deixis is the single most obvious way in which
context is embedded in the very categories of human language » (Hanks 2005: 5) . En ce sens,
contexte (MOI, ICI, MAINTENANT) permet d’intégrer différents niveaux de structuration du
contexte, de plus en plus étendus et complexes, sans s’éloigner pour autant de l’analyse
spécifique de l’échange verbal. C’est notamment à partir de cette vision élargie du Zeigfeld
que Hanks introduit sa notion de « champ social », auquel il attribue une dimension
linguistique et sociologique à la fois, capable de contraindre et de modifier les contextes de
l’énonciation. C’est ainsi que l’analyse de l’énonciation peut s’ouvrir, tout en gardant ses
techniques d’analyse fondées sur des « schematic regularities » (Hanks 2006 : 7) à l’analyse
des contextes sociaux les plus variés.
16
Revenons maintenant à la question de la communication rituelle, et arrêtonsnous sur
la notion de Zeigfeld, telle qu’elle est conçue par Bühler et reprise par Hanks. On se
l’énonciation : le MOI, le ICI et le MAINTENANT. Dans la conception de Bülher, la double
articulation entre un « champ des symboles » et un « champ de l’énonciation » remplace
l’opposition saussurienne entre langue et parole. Il n’y a pas pour lui un niveau d’abstraction
transcendant (une langue au sens Saussurien du terme) dont l’échange verbal serait la simple
réalisation empirique (la parole). En tant qu’espace qui réunit les coordonnées de base de
l’acte verbal, et leurs éventuelles relations, le Zeigfeld est aussi constitutif de l’existence du
langage en tant que pratique en acte (et non en tant qu’ensemble de règles qui en norment
idéalement l’usage) que le Symbolfeld. Il est vrai que le Zeigfeld conserve une fonction
linguistique, puisque, comme Hanks l’écrit ailleurs
« The demonstrative field converts the interactive setting into a field of signs » (2006 :
5).
Mais l’ensemble des phénomènes qui affectent le champ de la monstration ne se limite
nullement, pour Bühler, à l’exercice d’une grammaire. Dans la perspective qu’il adopte, il n’y
a pas d’un côté, l’engendrement d’un sens par l’usage de la parole, et de l’autre côté une série
verbale. La vision du Zeigfeld de Bülher est bien plus large, puisqu’elle inclut dans un
ensemble unitaire toute une série de registres différents de la communication :
« The Zeigfeld includes gestures and other perceptible aspects of the participants, such
as posture, pointing,directed gaze, and the sound of the speaker’s voice, all of which orient the
subjective attention focus of the participants » (ibidem).
suppose « éveillé, capable de perception, présent et partageant le même espacetemps que son
interlocuteur » dans une situation de communication définie dans ses termes élémentaires. Le
concept bülherien de Zeigfeld, toutefois, est remarquablement plus riche . En réalité, dans son
17
effort de réunir dans un ensemble cohérent « toutes les données sensorielles (vision, audition,
toucher) qui s’organisent dans un champ de coordonnées dont l’origine se situe dans les trois
communication nonlinguistique. Si nous reprenons le cas de l’échange verbal qui se réalise
pendant le Naven, nous nous apercevons que la notion de Zeigfeld permet de rendre compte
de toute une série d’indications nonverbales qui, indépendamment de la forme grammaticale
de l’énoncé, constituent le contexte du dialogue rituel entre l’oncle maternel et son neveu
utérin. Ici, ce qui « évoque » le contexte, et les modifications du MOI qui le caractérisent,
c’est bien l’image et l’action de l’oncle maternel travesti, bien plus que le contenu de ses
paroles. L’identité de l’énonciateur doit donc être conçue non seulement comme un des
« Naven ». C’est bien cet ensemble d’indications nonverbales qui situe l’énoncé dans les trois
dimensions du MOIICIMAINTENANT qui en constitue le contexte.
d’insérer ce moyen visuel de définition de l’identité dans une taxonomie indexicale : l’identité
rituellement fixée par l’image marque une modification de la définition du sujet parlant, qui
constitue une des trois dimensions de base du « contexte démonstratif » de Bühler. Je peux en
effet qualifier les moyens nonverbaux de définition du soi (l’acte de se montrer différents qui
les caractérise) qui interviennent dans le rituel, non pas comme une simple « décoration »,
mais comme des perturbations affectant la définition du « MOI » qui intervient dans l’acte
verbal. Ni pour l’oncle maternel ni pour le neveu utérin, en effet, cette définition n’est
Bülher, qui considère les deux champs contextuels de l’énonciation comme coprésents, l’acte
iconique de se définir « en se montrant différent », qui caractérise ici l’oncle maternel cesse
de nous apparaître comme un aspect « résiduel » ou « hétérogène » à l’acte verbal. Si le
Zeigfeld a la même dignité logique que le Symbolfeld, nous pouvons considérer cette
18
définition nonverbale de l’identité des participants comme constitutive du cadre de la
communication et du sens de l’énoncé : communication visuelle et communication verbale,
cohérent.
A partir de cette première analyse, on pourrait imaginer une série de cas de figure de
communication rituelle caractérisés par des perturbations, différentes et comparables, de la
définition du MOI (et des autres éléments qui constituent le Zeigfeld) et par leurs éventuelles
relations. Ce serait là certainement une manière d’établir une taxonomie raisonnée, parce
qu’obtenue à partir d’un modèle relationnel composé d’un nombre fini de termes et de leurs
relations, des phénomènes affectant le contexte de l’énonciation, dans sa double articulation,
grammaticale et démonstrative (dans le sens dans lequel nous venons de l’interpréter, c’est à
dire incluant les actes de monstration iconique) qui caractérisent la communication rituelle. A
pourrait comparer par exemple d’autres modes de définition d’identités complexes, comme
celles qui caractérisent, par exemple, les rituels chamaniques, ou les rituels d’initiation 4. On
pourrait esquisser ainsi une manière d’introduire un ordre dans le champ, jusqu’à présent bien
hétérogène et épisodique, des phénomènes étudiés par la pragmatique, en les adaptant aux
communication rituelle et la construction d’énonciateurs complexes qui lui est propre.
Mais arrêtonsnous sur les relations que le champ du Zeigfeld permet de penser entre
communication linguistique et communication non linguistique. Jusqu’à présent, nous avons
vu que l’image et l’énoncé verbal, bien que coprésents au sein de l’action rituelle, restent
toujours séparés : l’approche esthétique exclut toute référence à l’usage rituel de l’image, et
l’approche linguistique considère l’iconographie comme un élément « résiduel » du contexte
de l’énonciation. Or, une image, sculptée ou peinte, à laquelle on prête la parole, participe
toujours des deux. Elle possède en fait, par définition, deux modes d’existence : l’un passe par
la désignation iconique d’un être qu’on veut évoquer sur la scène rituelle ; l’autre par la parole
4
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19
qu’on lui prête et le type de présence que cette parole lui confère. Philosophes et sémioticiens,
depuis les travaux de Peirce (1955) ont eu tendance à séparer l’iconique et l’indiciaire en tant
que signes impliquant deux modes distincts d’engendrement du sens. L’icône est un mode
désignation qui passe par la mise en place d’une analogie de forme entre le signe et ce qu’il
désigne. L’indice est, au contraire une marque de présence inhérente à l’objet qu’elle désigne.
Dans ses fameuses Méditations sur un manche à balai, où le grand historien analyse le rôle
joué par cet humble objet dans le jeu d’un enfant, Ernest Gombrich a pourtant montré (1963)
que l’aspect iconique et l’aspect indiciaire d’une image sont en fait indissociables. « Toute
1963 : 15). « Plus la fonction de remplacement assumée par l’objet est pertinente, remarque
encore Gombrich, moins la forme est importante. C’est grâce à cette fonction, qu’un manche à
balai, dans les mains d’un enfant qui joue, peut devenir un cheval ». On pourrait ajouter que
cette transformation de l’objet (qui le conduit de l’interprétation d’une forme à la mise en
place d’une présence) n’est jamais isolée ou épisodique : une fois inséré dans un cadre
relationnel précis, comme le jeu, l’objet devient le terme visible d’une séquence de pensées
qui échappent en grande partie à l’analyse de sa forme. C’est ainsi que le manche à balai
déclenche une sérié d’inférences : si le manche est un cheval, alors l’enfant est un chevalier,
et l’amie avec laquelle il joue, une princesse. La maison où ils se trouvent, deviendra, elle,
dans l’espace du jeu, un château, etc. Il faut donc en conclure que toute forme, par l’espace
relationnel qu’elle suscite, suppose une présence. Dans l’image rituelle, presque sans
exception, ces deux dimensions, de représentation iconique et de désignation indiciaire, que
les sémioticiens séparent, coexistent. Ce phénomène est général, mais l’exemple d’un masque
de la Côté du Nord Ouest
Figure 2 : Un masque Haida
suffira à illustrer ce point. Il est clair que ce masque, rigoureusement conçu selon les
règles de la tradition iconographique de l’art amérindien du NordOuest, possède aussi une
20
présence : ces cheveux et ses poils lui confèrent une « agentivité » qui se déploie directement
sur la scène rituelle. On trouvera rarement, dans la littérature consacrée à cet art, un
présence ». Comme les linguistes focalisent leur analyse exclusivement sur les aspects
« grammaticalisés » du contexte de l’échange verbal, les historiens de l’art préfèrent s’en tenir
aux aspects esthétiques des images. Dans l’espace du rituel, ces images sont pourtant
agissantes, et parfois, comme on va le voir, douées de parole. Pour l’anthropologue, ces
l’analyse de la parole prêtée aux images posait deux ordres de questions. Une première série
de questions concernait la relation qui peut s’établir entre l’image et l’acte verbal. Nous
savons maintenant que, à l’intérieur d’un Zeigfeld, la parole et l’image peuvent s’intégrer dans
un seul contexte : le rôle de la communication visuelle y est reconnu comme un des éléments
l’artefact : comment définir les modes de présence de l’image, sans les réduire à un aspect
l’action rituelle, qui conduit, comme nous le savons, à la construction d’identités complexes ?
Nous verrons que ces questions sont centrales pour comprendre le rôle joué par les artefacts
dans le rituel, et la nature de la parole qui leur est prêtée.
Colossoi et kouroi, ou la pragmatique des images
Dans un texte fondateur consacré à « La catégorie psychologique du double » dans la
Grèce archaïque, Jean Pierre Vernant (1965) a décrit une série de rituels funéraires qui
impliquent une représentation singulière du défunt. Suivons son analyse :
« A Midéa (l’actuelle Dendra) dans un cénotaphe datant du XIIIe siècle avant J.C., on
a retrouvé, au lieu de squelettes, deux blocs de pierre gisant sur le sol, l’un plus grand que
21
l’autre, grossièrement taillés en forme de dalles quadrangulaires s’amincissant vers le haut
pour marquer le cou et la tête de personnages humains (un homme et une femme). Enterré
substitut du cadavre absent » (1965: 66). Simple pierre, à peine taillée en forme humaine, le
colossos offre un exemple particulièrement clair de ce que peut être la présence rituelle d’une
image. En fait, souligne Vernant, la pierre taillée ne représente pas le défunt. Placée dans la
tombe, elle tient sa place : « Substitué au cadavre au fond du tombeau, le colossos ne vise pas
à reproduire les traits du défunt, à donner l’illusion de son apparence physique. Ce n’est pas
l’image du mort qu’il incarne et fixe dans la pierre, c’est sa vie dans l’audelà, cette vie qui
s’oppose à celle des vivants comme le monde de la nuit au monde de la lumière. Le colossos
n’est pas une image ; il est un double comme le mort luimême est un double du vivant »
(1965 : 67). « La réalité du colossos – ajoutera Vernant dans un texte plus récent (1990 : 33)
semble exclure tout effet de ressemblance, tout projet imitatif. Pour évoquer l’absent disparu,
la pierre doit accuser les écarts, la distance avec la forme de la personne vivante ».
Ce substitut rituel du mort n’est pourtant pas toujours relégué dans le tombeau. Il peut
aussi se dresser audessus de la tombe, en un lieu écarté et désert, voué aux puissances
infernales. C’est dans cet espace extérieur à la ville que « se célébraient des rites d’évocation
du mort. Ces rituels impliquaient une séquence régulière d’actions : on versait sur la pierre les
libations prescrites, on y faisait ruisseler le sang d’un bélier noir ; puis par trois fois les
assistants appelaient le mort par son nom, les yeux fixés sur la pierre où il était censé
réapparaître » (1965 : 67) . La même pierre qui servait à isoler le mort des vivants, en le
reléguant dans sa tombe, une fois dressée sur l’emplacement funéraire et insérée dans une
série d’actes rituels, permet ainsi d’établir un contact rituel avec le défunt. A travers le
colossos, cette « pierre sans regard » (Vernant), le mort remonte donc à la lumière du jour et
manifeste aux yeux des vivants sa présence. Or, cette « présence » du défunt marque aussi une
absence : « en se donnant à voir sur la pierre, le mort se révèle en même temps comme n’étant
pas de ce monde » (ibidem). Ce qui apparaît, lors de l’invocation répétée de son nom, n’est
pas le défunt luimême, mais plutôt sa psyché, cette « âme » (parfois représentée en forme
22
animale) qui a désormais abandonné son corps pour devenir une puissance infernale qu’il faut
fixer et dominer. C’est elle qui, « en poussant un cri de chauvesouris » se fait fixer à la pierre
fondamentaux de tous ces rites : les colossoi étaient aussi utilisés lorsqu’il s’agissait d’établir
ou de renouveler de liens d’hospitalité avec de personnes absentes de la cité, et notamment
avec des citoyens de la métropole partis pour les colonies. Pour maintenir un lien d’hospitalité
avec ces personnes, on pouvait par exemple, comme à Selinunte, offrir des repas à des pierres
dressées, qui étaient censées les « remplacer ». Le texte du serment qui garantissait, à Théra
les obligations réciproques qui liaient les citoyens aux colons partis en Afrique, nous éclaire
sur ce point, et révèle une autre séquence d’actes rituels impliquant l’usage des figurines. Afin
de maintenir un lien rituel avec eux « on fabriquait des colossoi en cire, on les jetait dans le
feu en récitant la formule : « que celui qui sera infidèle à ce serment se liquéfie et disparaisse,
lui, sa race et ses biens » (Vernant 1965 : 6869).
A travers ces deux rituels, liés à la mort ou à l’absence, la pierre dressée révèle sa
nature et sa fonction. Dans les deux cas, elle se transforme en fait en un lieu de passage, où se
réalise un contact rituel entre les vivants et les morts (ou les absents). Suivant les cas, ce
passage se fait dans un sens ou dans l’autre. Tantôt, comme dans le rituel funéraire, les morts
sont rendus présents à l’univers des vivants, en forme de pierre. Tantôt, comme dans le cas du
rituel qui accompagne le serment garantissant les obligations réciproques des colons, les
forme de doubles, ce sont euxmêmes que les jureurs lancent dans le feu » (Vernant 1965 :
69).
Le colossos déploie donc une présence (ou plutôt une représentation paradoxale de
l’absenceprésence) en mettant en place un dispositif d’actions rituelles (libation, offrande du
« sang noir du bélier à la pierre, rituel d’hospitalité offert aux figurines) qui mobilise
- une « image minimale »,
- une parole, nulle part inscrite, mais réalisée et associée à l’image à travers l’appel,
23
répétée trois fois, du nom du défunt, et
- un acte de regard, qui conduit le célébrant à « fixer attentivement » la pierre brute
« sans parole et sans regard », qui se trouve placé devant lui.
célébrant, lorsqu’il s’agit d’un homme qui s’engage à respecter un serment, et qui se voue à la
mort au cas où il venait à le transgresser. Ou bien une identification entre la pierre et le
défunt, dans le cas du rituel funéraire, où on s’adresse à la pierre comme si elle matérialisait la
présence du défunt. En ce cas, le colossos devient en effet le « signe religieux », le sema (ou
le mnema) du mort à qui le célébrant di rituel adresse son regard et sa parole. Dans ses traits
essentiels, ce dispositif rituel très ancien (rappelons que nos témoignages datent du VIIe siècle
A.J.C.) durera très longtemps. Dans une série de textes consacrées à l’ensemble des
représentations par l’image dans le monde hellénique (de Naissance d’images à Figures,
idoles, masques), Jean Pierre Vernant a pu établir une continuité de fond entre le colossos et
la naissance, à partir du VIe siècle, de la représentation plastique confiée à korai et kouroi au
sein de la Grèce archaïque.
Figures 3 et 4 : Deux exemples de kore et de kouros
tant que « terme intermédiaire « et « lieu de passage « ambigu entre le monde des vivants et
celui des morts, persiste longtemps, jusqu’à couvrir toute la période archaïque.. Un aspect
essentiel, toutefois, subit un changement radical. Au sein de l’univers social, qui est celui des
certains traits de base du colossos, n’acquiert pas seulement une nouvelle dimension
iconique . Il se voit aussi attribuer l’exercice rituel de la parole.
En tant que représentations iconographiques, comme Burkhart Fehr (1996) l’a montré, ces
24
statues, de jeunes hommes ou de jeunes femmes, portent toutes une série de valeurs propres à
la société aristocratique de la Grèce archaïque. Les jeunes filles (kore) s’habillent de tissus
précieux, montrant ainsi leur habileté au tissage et leurs origines nobles. Les jeunes hommes,
eux, manifestent tous un idéal d’égalité et d’excellence physique : les kouroi, comme l’a
remarqué Fehr, sont tous de même taille, et suivent tous le même modèle iconographique. Ces
traits iconographiques conventionnels s’accompagnent d’un certain nombre d’indications de
présence. Par leur posture, et par l’attitude, korai et kouroi exhibent toujours, avec discrétion,
une courtoisie de jeunes aristocrates, marquée par ce que Fehr appelle un sourire allocutoire.
La statue accueille le spectateur par son sourire, et semble ainsi lui adresser aimablement la
parole. A partir du siècle XX, des inscriptions commencent à accompagner les statues, portées
le plus souvent sur le socle qui leur sert de base (Boardman 1991). Certaines représentations
établissent une relation entre la statue et l’inscription, soit en inscrivant simplement le nom du
jeune homme représenté (« Je suis Diosermes, fils d’Antenor », Boardman 1991 : fig. 174),
soit en s’adressant directement à l’observateur, par un appel qui donne un contenu plus précis
au sourire allocutoire qu’exhibe la statue : « regardemoi ! » (Boardman 1991 : fig. 244). Ce
type d’interlocution, qui constitue un premier exemple de parole prêtée à un artefact rituel,
peut se développer de plusieurs manières dans l’ensemble des kouroi et korai. Voyonsen de
plus près un exemple. Il s’agit de Phrasikleia, une jeune koré au sourire typique, portant sa
précieuse tunique, et qui indique d’un geste de sa main une fleur de lotus qui apparaît dans
son sein. La statue, qui était sans doute originellement peinte, date probablement des années
560 av. J.C., et était accompagnée par une inscription. La voici :
Moi,5 le sema de Phrasikleia, serai pour toujours appelée kouré
Puisque j’ai reçu ce nom par les Dieux à la place du mariage
Jesper Svembro a étudié ce texte et cette statue de manière magistrale. Sans pouvoir restituer
5
Dans les inscriptions précédant 550 av. J.C. le mot utilisé dans ce genre d’inscriptions est toujours « moi ».
Plus tard, on trouvera aussi sur l’objet funéraire d’autres expressions comme « ceci », « cette statue », etc.
(Svembro 1993 : 4041).
25
ici toute son analyse, retenonsen quelques points essentiels, qui concernent surtout le jeu
subtil qui s’établit ici entre ce qui est donné à voir et ce qui est donné à lire (l’inscription qui
l’accompagne), et donc à réaliser dans le registre sonore, par l’énonciation d’une parole.
Toute la tradition des statues funéraires archaïques témoigne en effet de la persistance, au sein
des rituels funéraires, sinon de l’epiklesis ancienne (cet appel répétés trois fois du nom du
défunt qu’on adressait à la pierre nue du colossos), de la prononciation du nom du défunt. Ce
cas particulier de prise de parole assure au défunt la pérennité de son souvenir. Arrêtonsnous
donc sur le nom de la défunte. Svembro traduit « Phrasikleia » « je suis celle qui prend soin
(Phrasi) de la renommée (kleia) ». La jeune fille se déclare donc « celle qui préserve », la
Mais elle est avant tout, « celle qui montre » le kleos. Si le nom, que les vivants sont invités à
prononcer, fournit une sorte d’autodéfinition de la jeune fille : « that is what her name shows
she does », son identité de noble jeune fille est également indiquée par le geste qu’elle donne
à voir. Phrasikleia montre,en effet, d’un geste délicat, la fleur de lotus qu’elle tient sur sa
poitrine. Comme l’écrit Svembro, la fleur est ici un symbole complexe, qui possède plusieurs
significations. Il indique d’abord le feu domestique : comme lui, il se clôt le soir pour
s’épanouir à nouveau le matin. « The flower behaves like a domestic fire. It is indeed a
stylized image of the fire ». Mais cette même fleur de lotus, en tant que cœur de la maison,
indique aussi son kleos, sa renommée à travers les générations : « The lotus she shows takes
the place of the kleos ». Il en résulte que le geste de Phrasikleia est une traduction en image de
son nom : « since the young girl enacts her kleos with a silent gesture, the gesture of her hand
mimes her own name » (Svembro 1993 : 23).
L’acte montré par Phrasikleia signifie donc, comme son nom, « je suis cela, telle est
ma nature, et ma mission : je préserve désormais le renom de ma famille ». D’entrée de jeu,
une identification semble apparaître entre la défunte et la statue qui la représentent : elles
possèdent en fait la même fonction : elles sont, toutes les deux, des mnema, des marques de
mémoire. Par son sourire adressé, en effet, Phrasikleia ne fait pas que véhiculer un sens (une
inscription seule aurait suffit pour cela).La statue attire vers soi le regard du lecteur et lui
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demande, suivant les formes de l’accueil courtois de l’ethos archaïque, de prononcer son nom.
C’est seulement lorsque l’inscription sera prononcée à voix haute (le verbe grec est excipein :
« dire à haute voix », Svembro 1993) que le kleos lié à son nom pourra se préserver dans le
temps. La statue se trouve « dans un état d’attente » : seul celui qui a vu le geste qu’elle
montre peut réaliser par sa voix le désir que son nom soit rituellement prononcé, un souhait
qu’elle exprime discrètement par son sourire. Or, à travers cette lecture à voix haute (qui fait
écho à l’ancien appel répété du nom), deux phénomènes typiques de l’action rituelle se
réalisent. D’une part, on engendre, selon des modalités spécifiques, ce que nous avons appelé
ailleurs une identité complexe. Si nous reprenons l’inscription, nous découvrons que le mot
« Moi », qui ouvre le texte, une fois que nous le mettons en rapport avec l’image, condense au
moins deux moi possibles : celui de Phrasikleia, la jeune princesse, et celui de Phrasikleia, la
statue qui la représente. Le MOI qui ouvre le texte de l’inscription désigne en fait bien la
jeune fille, (« Moi, Phrasikleia, la défunte, celle qui sera toujours appelée kouré »), mais aussi
la statue ellemême, ce « signe ambigu posé entre absence et présence » (Vernant), qui déclare
être le sema de Phrasikleia, et dont la fonction est de « préserver » la mémoire de son kleos.
En fait, si nous mettons ce qui est donné à lire en rapport avec ce qui est donné à voir, nous
obtenons une série complexe d’enchâssements qui, tout en jouant sur le double sens de la
définition de Phrasikleia et de la statue qui la représente en tant que « vierge » (kouré), inclut
toute une série de traits de l’identité de Phrasikleia en tant que sema visuel, et de Phrasikleia,
en tant que défunte dont le nom préserve la mémoire. En fait, autour des deux mots, « sema »
et « koré » se vérifie une réverbération sémantique singulière : qui parle ici ? qui prononce les
mots inscrits dans le texte qui accompagne l’image ? En fait, l’identité du locuteur semble
définie par une sorte de double négation : ce n’est certainement pas le sema qui a pu «
recevoir le nom de kore par les dieux, à la place d’un mariage qui n’a jamais eu lieu ». Et ce
n’est certainement pas Phrasikleia, la jeune fille restée vierge toute sa vie, qui peut s’appeler «
sema ». Et portant, l’inscription s’ouvre bien par une autodéfinition : « Moi, le sema … ». Or,
ce « moi », comme Svembro l’a bien compris, désigne en fait l’un et l’autre : « je suis le
sema » et « je suis la jeune fille » sont deux énoncés implicites qui, dans le champ sémantique
27
qui permet de comprendre le sens de l’inscription, coïncident. Comme l’a remarqué Vernant
(1990 : 81), qui pourtant traduit l’inscription de manière légèrement différente, « Ce deuxième
nom de coré, c’est celuilà même de la figure funéraire qui parle en première personne, en
nom et place de Phrasikleia, dont elle est le sema, et à laquelle elle s’est substituée en lui
faisant revêtir, à travers sa représentation funèbre, la forme d’une coré ». Svembro parle d’une
« singularité grammaticale », toute linguistique, qui caractériserait l’inscription. Il est pourtant
clair que l’énonciation de cette parole ne peut se comprendre que dans la relation qu’elle
établit avec l’image. Or, une image peut, comme nous avons pu le voir dans le cas du masque
de la Côte du Nord Ouest associer la référence par la voie iconique et la référence par la voie
indexicale. En associant des traits corporels comme des cheveux ou des poils à un schéma
iconique conventionnel, le masque acquiert ainsi une présence directe sur la scène du rituel.
Dans le cas de Phrasikleia cette présence de l’image en tant que personne est obtenue en
provoquant une convergence exceptionnelle entre le champ de ce qui est donné à voir et le
champ de ce qui est donné à lire. On a ici un processus d’interférence entre un mode
d’engendrement du sens par la voie iconique et un mode d’engendrement du sens par la voie
indexicale. On engendre ainsi une personne complexe, que seule cette articulation entre icône
et index constitue. Svembro a cherché à le formuler en termes purement linguistiques, comme
un phénomène appartenant à une anthropologie de la « lecture ». Mais cette « lecture » est en
fait un acte rituel : il vaut donc mieux reconnaître qu’on sort ici des règles de la
communication quotidienne, pour constituer (comme dans tout rituel) un jeu verbal inédit
dont l’existence ne peut se concevoir que dans le cadre d’un rite. Au sein de ce jeu,
l’articulation entre l’image et le mot est cruciale : Phrasikleia, en effet, montre, par son geste,
ce qu’elle dit, et dit ce qu’elle montre : dans son cas, Symbolfeld et Zeigfeld coïncident
exactement, tout en se situant en position symétrique l’un par rapport à l’autre.
Phrasikleia possède donc la complexité typique d’un être rituel : sa parole désigne un
locuteur pluriel, qui est la fois humain (la jeune fille) et non humain (la statue qui la
représente). Mais comment cette représentation réflexive, faite d’images et de mots qui
renvoient les uns aux autres, se transformetelle en présence ? Par la voix que lui confère le
28
rituel. En fait, ce n’est que par la parole et par la voix qu’on lui prête qu’elle peut déborder la
dimension iconique et conventionnelle de la kore, pour acquérir une présence directe sur la
scène di rituel. Cette parole et cette voix sont celles du célébrant du rite : le « lecteur » de
l’inscription. Nous découvrons ainsi que la mise en place de cette série d’identités
cumulatives implique l’existence d’un lien avec le lecteur : celui ou celle qui, vivant, est invité
à prononcer le nom de Phrasikleia. Ce n’est pas seulement en inscrivant un nom propre dans
un texte associé à une image qu’on peut commémorer le nom d’une personne défunte. Pour
que sa présence rituelle soit réalisée, il faut que ce nom soit lu, ou plutôt prononcé à haute
voix. Comme le célébrant du rituel du colossos, le lecteur qui commémore la jeune fille doit
prononcer le nom de Phrasikleia, réalisant ainsi son désir d’être « celle qui préserve » le nom
de sa famille, les Alcmeïdes. Au schéma du rituel du colossos s’ajoute ici un élément crucial :
en lisant la stèle, le lecteur n’adresse pas simplement un appel à la défunte, il lui donne la
parole, et réalise ainsi précisément l’action qui, inscrite dans son nom, lui est attribuée par son
devoir familial . C’est elle, en fait qui doit propager, par le son d’une parole prononcée, le
kleos des Alcmeïdes. Comme elle, et à sa place, le lecteur transforme son geste (« regarde ce
que je suis : une fleur, un symbole du foyer, du cœur de ma famille ») en un son prononcé.
instruments d’analyse que l’étude de Phrasikleia nous a permis de formuler. La morphologie
de cette représentation funéraire est connue : jeune noble plein de valeur, le kouros exprime «
dans la forme de son corps cette beauté, cette jeunesse que la mort a fixé à jamais sur lui en
l’atteignant dans le fleur de l’âge » (Vernant 1990 :57) . En fait, l’ensemble de traits iconiques
qui constituent l’eumorphie du jeune noble ne représente nullement un idéal purement abstrait
ou anhistorique de beauté masculine. Son univers est celui de la guerre. La beauté du kouros
incarne ce que Vernant a appelé l’éclat de la « jeunesse définitive », cet état de splendeur et de
prestige (indépendant de l’âge réel du défunt) que l’idéal de la belle mort confère au guerrier
tombé sur le champ de bataille. Cette « jeunesse » est, certes, avant tout celle des dieux, qui
cadavre outragé, et à toute une série de sévices auxquelles s’expose, dans la société
29
homérique, le corps du guerrier tombé au champ de bataille. Vernant a reconstruit ces
pratiques cruelles, destinées à ôter au corps du guerrier toute mémoire posthume. Parfois,
après la bataille, on salit de poussière et de terre le corps ensanglanté, on déchire sa peau pour
qu’il perde sa figure singulière, sa netteté de traits et son éclat. D’autres fois, le corps est
démembré, morcelé, « coupé en pièces et livré en pâture aux chiens, aux oiseaux, aux
poissons » (Vernant 1989 : 74).
Les rituels funéraires visent avant tout à préserver la forme du corps. La statue offre le
modèle de ce corps intact : les critères de style suivis par les sculpteurs pour représenter le
kouros (l’harmonie des dimensions, l’élégance du geste et du sourire, la coiffure soignée)
correspondent au traitement funéraire que l’on réserve au cadavre du jeune guerrier pour le
préserver de tout outrage. Avant de le livrer au bûcher pour la crémation funéraire qui
caractérise l’époque homérique, son corps est lavé, parfumé, embaumé. On fait disparaître
toute blessure, toute atteinte à sa beauté. On peigne avec soin ses cheveux. Parfois même, ses
compagnons d’armes « coupent leur chevelure avant de livrer le corps de leur ami aux
flammes. Ils habillent le corps tout entier de leurs cheveux comme s’ils le revêtaient, pour son
dernier voyage, de leur jeune et virile vitalité (Vernant 1989 : 66). La statue funéraire, comme
nous l’avons vu, constitue l’accomplissement de ce rituel. Sa beauté est donc celle du corps
défunt. Mais nous savons aussi que la statue ne fait pas que représenter le mort : elle en tient
la place, et permet ainsi, comme le faisait déjà la « pierre nue » du colossos, « une prise sur la
personne disparue, un moyen rituel d’agir sur elle » (1990 : 74). Comment donc l’eumorphie
présence rituelle ? Comment se situetelle par rapport à l’action cérémonielle ? Le mnéma
est, dès son origine, un résultat de l’accomplissement du rituel : déjà à l’époque homérique,
recueillir les os blancs, distincts dans les cendres, à répandre sur le récipient qui les contient la
terre pour élever un tertre, et à dresser au sommet un sema » (Vernant 1990 : 54). Mais le
sema implique aussi une manière de pérenniser la mémoire à travers la prononciation rituelle
du nom du défunt. Dès ses origines, le colossos est toujours associé à l’épiklesis : l’ « appel
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répété du nom » de la personne défunte. C’est donc à la statue qu’on s’adresse pour établir un
contact avec le mort. Cette même statue, toutefois, n’est pas sans relation avec la présence des
célébrants. « Pendant la déploration, au moment où les parents du mort le rapprochent des
vivants en faisant briller sur son cadavre un dernier reflet de la vie (le feu), ils se rapprochent
à leur tour du mort en simulant leur entrée dans le monde informe du trépas. Ils infligent alors
à leur propre corps une sorte d’outrage fictif en se souillant et s’arrachant les cheveux, en se
roulant dans la poussière, en s’enlaidissant le visage avec de la cendre » (Vernant 1989 : 72).
Avant même que l’image du défunt soit fixée dans la pierre (par le kouros ou, en époque plus
ancienne, par le seul colossos) le rituel impose aux célébrants d’en offrir euxmêmes une
image. En ce sens, on peut dire qu’avant d’ériger sa figure, les parents imitent rituellement le
mort, au sens précis du verbe mimesthai qui est de « simuler la présence effective d’un
absent » (Vernant 1990 : 65). Le célébrant doit donc se donner à voir en victime du même
destin que le défunt. En fait, faire l’expérience du deuil (le pothos), c’est aussi garder en soi
la présence du mort pour ne pas l’oublier (Vernant 1990 : 43) : « Comme tout rituel de
passage les funérailles comportent une phase d’entredeux, quand le mort n’est plus vivant,
mais que la présence encore visible de son cadavre fait obstacle à son entrée dans le monde
mort selon la traduction de Vernant) dans son expression rituelle : refus de manger, de boire,
de dormir, ségrégation par rapport au groupe des vivants, enlaidissement du visage, souillure
par la cendre et la poussière. Ces pratiques, liées à la remémoration, rapprochent le vivant du
mort auquel il était lié, en les plaçant tous deux dans un état intermédiaire commun… »
injonction de mémoire, qui implique de rester proche du défunt, et presque de s’y identifier.
Cet aspect profondément rituel du « symbole plastique » (Vernant) chez les Grecs est illustré,
dans l’Iliade, par un épisode saisissant. A la mort de Patrocle, qui était leur cocher, les
chevaux d’Achille se figent dans une attitude rituelle de deuil. Dans leur désespoir, « ils
s’immobilisent et prennent racine, comme une stèle funéraire érigée sur une tombe demeure
immuable à jamais, gardant la mémoire du mort « (Vernant 1990 : 44). De manière analogue
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« la figure sur la stèle ou le kouros funéraire se dressent sur le tombeau à la place de ce
qu’était, valait ou faisait la personne vivante ». Vernant cite à ce propos le cas de la stèle
d’Ampharète (fin du Ve siècle) où on peut lire cette inscription :
« c’est l’enfant chéri de ma fille que je tiens ici, celui que je tenais sur mes genoux
quand, vivants, nous regardions la lumière du soleil : et maintenant, que nous sommes tous
deux morts, je le tiens encore » (1990 : 80).
partielle entre le sema et le défunt représenté que nous avons rencontré dans le cas de
Phrasikleia. Par l’inscription qui apparaît sur son socle, le sema parle, à la place de celui ou de
celle qu’il représente. Le défunt est donc présent sur le scène du rituel, puisqu’on entend sa
voix : le marquage de la présence rituelle de la statue est confiée à la parole prêtée. Dès que
commence donc à impliquer l’engendrement d’un énonciateur complexe. Comme le colossos,
qui n’était pourtant qu’une pierre dressée, l’image du jeune noble souriant (ou plutôt cette
relation entre un symbole plastique et une inscription qui engendrent ici une « parole prêtée »)
permet un passage entre le monde des vivants et le monde des morts. Ce passage, ou plutôt ce
contact rituel, se traduit en deux séries d’identifications parallèles, qui relient la statue d’une
part au défunt, et d’autre part au célébrant du rite. Face au lecteur, ou plutôt au célébrant du
rituel qui lui confie sa voix, le kouros se transforme, comme la kore Phrasikleia, en
énonciateur pluriel : il « est » le jeune guerrier : il en exhibe toute l’eumorphie. Mais, dès que
le lecteur prononce les mots qui figurent dans l’inscription qui accompagne la statue – Dès
qu’il dit, à haute voix, par exemple (Boardman 1991) :
« Je suis Glaukos »
un échange s’établit entre la parole et l’image, qui en transforme la nature. A travers ce
qu’on pourrait appeler une identification partielle entre la statue et le lecteur qui en célèbre la
mémoire, le vivant prête sa voix à la statue, qui peut ainsi prendre la parole (Svembro 1993 :
32
61). Dans ce contexte, l’acte de « lire à voix haute » va donc bien audelà du simple
déchiffrement d’une inscription. Il devient l’accomplissement d’un acte rituel de mémoire :
qui se fonde sur une double modalité de la présence : visuelle et sonore. Quand une autre stèle
déclarera :
« souvienstoi de moi : je suis Dionisios »
c’est à la statue que reviendra la représentation de la présence visuelle du mort, mais
c’est la voix du lecteur qui offre à la statue sa présence sonore, et sa parole. Comme Svembro
l’écrit ailleurs, (1993 : 36) : if the reader proclaims aloud « I am Glaukos » his lips serve an
inflexible ego that is not his own ». Pendant l’énonciation de l’inscription « It is not the stele
that speaks ; the reader leads his voice by reading the inscription » (1993 : 51). Une fois
sema, du défunt. Quand la statue, à travers la lecture de l’inscription, dit « je », c’est donc le
défunt qui parle. Une première identification s’établit donc entre la statue et le défunt (inhumé
ou brûlé). Or, par les mots qu’elle prononce, mais aussi par son attitude courtoise, par son
sourire, la statue appelle. Elle s’adresse à un interlocuteur, elle attire son regard et demande
que l’« appel de son nom », indispensable à son existence posthume, soit accompli. La statue,
donc, réclame l’intervention d’une voix. Une voix qui, a sa place, puisse dire « je ». Si
l’eumorphie visuelle du kouros reflète une première identification, explicite, entre le défunt et
son mnema, le registre vocal réalise une identification, implicite mais toujours latente, entre le
défunt et le célébrant qui le commémore. Bien audelà du sens des mots qui apparaissent sur
l’inscription, c’est par la voix qu’ils partagent sur la scène rituelle qu’un contact entre les
deux devient possible. La voix et l’image ne suivent donc pas le même parcours, mais c’est à
travers les deux séries d’identifications qu’elles rendent possibles que la statue cesse de
représenter simplement les valeurs de la société archaïque grecque, et devient le lieu où une
relation rituelle entre célébrant et défunt se réalise. Constituée de traits contradictoires, cette
33
relation s’établit entre l’image d’un mort en forme de jeune noble, courtois, souriant (mais
dont l’eumorphie est celle du corps du guerrier tombé : cadavre soigné de ses plaies, oint
d’huile et de miel) et un célébrant qui prend la place du mort en lui prêtant sa voix. L’un et
l’autre semblent, le temps d’une phrase, coïncider en un seul être pluriel. Comme le colossos,
dont il constitue l’aboutissement, le kouros est double. Il peut donner une image et une
d’entrer en contact avec lui. Il sera donc, comme dans le deuil le plus profond, si proche du
mort qu’il pourra, un instant, prendre sa place. Dans l’état de deuil profond que le rituel
représente en forme de pothos, le défunt peut prolonger sa vie dans celle du célébrant.
Lorsqu’il prononce les mots du défunt (« je suis Glaukos », « je suis encore le guerrier que tu
l’image sonore.
***
Comment parlent les images ? Quels types de locuteurs constituentelles lorsqu’elles
apparaissent au sein d’une séquence d’actions rituelles ? Nous avons constaté que, tout en
fournissant de précieux éléments d’analyse, historiens de l’art et linguistes ont eu tendance à
éviter cette question. Les uns parce qu’ils ne reconnaissent pas à l’image une présence qui
échappe à l’analyse de sa forme, les autres parce qu’ils refusent bien souvent, d’aller audelà
des modalités propres à la communication linguistique. Or, notre étude des représentations
funéraires grecques, montre que la complexité spécifique à la parole prêtée aux images réside
communication visuelle. L’acte verbal attribué à la statue implique et réalise une série de
relations complexes qui constituent sa présence. La parole prêtée ouvre ainsi la voie à une
série d’identifications rituelles, simultanées et multiples, qui relient le célébrant et le défunt,
34
en réalisant deux types de contact distincts : par l’image et par la parole prononcée. La statue
funéraire, qui fixe par l’image l’identité rituelle du défunt, est donc non seulement une
représentation d’un idéal social : présente sur la scène du rite, elle nous apparaît comme le
processus de définition d’un « moi » pluriel : l’attribution de subjectivité à la statue isole des
aspects de la perception synesthésique (la vision, la ouïe, l’usage de la parole) et les dispose
selon une série de dimensions distinctes de sa présence. Dès lors, deux séries d’identifications
parallèles, l’une qui passe par la voix, et l’autre par la parole, peuvent converger sur le même
objet, selon les différents registres de la perception qu’il mobilise. C’est ainsi que la statue
funéraire « prend la parole » : comme un être complexe qui porte en soi l’image du mort, mais
qui peut aussi, par son sage sourire et son maintien courtois, accueillir un message verbal, et
même, par la voix qui lui est prêtée, en incarner un instant le locuteur. La complexité du « je »
incarné par la statue (« je suis Glaukos », « je suis le guerrier que tu as connu ») est donc, à la
fois, plurielle, fixée par l’image et, comme l’écrit Svembro « inflexible ». Nous en conclurons
que, dans ce type d’iconographie rituelle, les aspects visuels et les actes verbaux sont liés par
implication réciproque : l’identité de l’image est indissociable de la parole qu’on lui prête.
A travers cette parole, l’artefact, loin de « remplacer » terme à terme une personne
donnée, comme pouvait le croire Alfred Gell (1999) acquiert une présence en assumant sur
soi plusieurs traits d’identité, dérivés des participants du rite. Son identité est la résultante des
relations qu’elle réalise. Cette nouvelle approche de la parole prêtée aux objets, qui
s’appuierait sur une distinction forte entre formes normatives et formes constitutives de la
construction de l’identité, et sur la référence à un « champ démonstratif » incluant les images,
pourrait constituer la base d’un nouveau développement de la théorie de l’action rituelle, et
d’un dialogue renouvelé entre anthropologie et pragmatique. On pourrait ainsi non seulement
déchiffrer le langage des objets, mais commencer à en entendre la parole.
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Liste des Illustrations
Figure 1 : Relations et comportements dans le Naven
Figure 2 : Un masque Haida
Figures 3 et 4 : Deux exemples de kore et de kouros
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