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Revue philosophique de

la France et de
l'étranger
Source gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France
Revue philosophique de la France et de l'étranger. 1876.

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Revue

PhHosophîque

de ta France et de t'Étrangler

TOME C\Y. JA~VIER-FKVRtER. 1933 ~°s 1 et 2). 1

_n_
Revue

PhHosophique

de la France et de l'Étranger

PARAISSAIT TOUS LES MOtS

Fondée en 1876 par TH. RtBOT

Dirigée par L. LËVY-BRUHL

CINQUANTE-HUITIÈME ANNÉE

Revue philosophique de la 115


France et de l'étranger

1933
cxv

1 7 2 5 ~)

(JANVIER A JUIN ic);~

LIBRAIRIE FÉLIX ALCAN

t08, Boulevard Saint-Germain, PARIS


1
La Psychologie fonctionnetie'

La classique. al)sor))ée qu'elle était par l'analyse


psychologie
(tes de l'activité mentale, se tort peu des
produits préoccupait
causes de cette activité, et de sa direction. Ou. tout au moins,
résolvait-elle ce problème d'une façon fort superficielle. Tantôt elte

invoquait la volonté mais cela n'explique rien, parce que ça

trop: Tantôt elle invoquait l'association, ce qui n'explique


explique
rien non ça pas assez pourquoi, en
plu. parce que n'explique
effet, sont-ce les associations utiles sont déclenchées? Plus
qui
tard. sous l'influence des physiologistes, on a voulu rendre compte
de la réaction l'excitation. Mais cela n'est pas non plus une
par
satisfaisante. Car la même excitation peut provoquer
explication
des conduites totalement différentes la vue du cadran de ma

montre, marquant 10 h. 43, m'incline à abréger cette causerie pour


dans d'autres
ne pas vous ennuyer trop longtemps: circonstances,
l'excitation par ce même cadran, avec la même position
produite
des ainuiHcs. me fera courir à la gare, pour ne pas manquer un

train.
La allemande, qui a dominé le mouvement psycho-
psychologie
dans la seconde moitié du dernier siècle, me paraît s'être
logique
totalement désintéressée de l'étude des ressorts de l'activité men-

tale. (La fameuse de Wundt est une notion


u aperception
bien confuse.) U autre part elle n'a jamais envisagé les phéno-
mènes dans leurs rapports avec l'ensemble de l'indi-
psychiques
vidu. Elle est restée structurale; elle n'a pas été
expérimentale,
vraiment dynamique, c'est-à-dire biologique.
Or. il me la qui est une partie de la
paraît que psychologie,
biologie, doit ne pas négliger cet aspect dynamique et biologique
de la vie mentale. Le problème central de la biologie, c'est celui

1. Communication au X' Congres internationat de Psychologie, Copenhague,


août t9:J2.
6' REVB& PmMSOPHtQUE

de l'adaptation (l'adaptation, n'est-ce ce caractérise les


pas qui
corps vivants, par opposition à ceux dont s'occupent les sciences
physiques et chimiques?). Et le central de la
problème psycho-
logie, c'est celui de la conduite. Mais la conduite n'est rien autre
qu'une certaine espèce d'adaptation.
Or qu'est-ce que s'adapter? c'est exécuter les réactions néces-
saires pour parer à une rupture d'équilibre. En d'autres termes,
c'est satisfaire à un besoin.
Le besoin, voilà le phénomène il faut remonter
auquel pour
rendre compte de l'activité mentale. Car l'activité mentale n'est

pas autre chose que la série des démarches accomplies en vue de


la satisfaction du besoin.
La psychologie fonctionnelle est celle qui les
envisage phéno-
mènes psychologiques du point de vue du rôle dans
qu'ils jouent
la vie, du point de vue de leur utilité l'individu ou
pour pour
l'espèce, qui les envisage par conséquent dans leurs avec
rapports
les besoins.
C'est William James est le de la fonction-
qui père psychologie
nelle. Introduisant dans la son de vue
psychologie point pragma-
tique, il a considéré l'activité mentale comme un instrument

d'action.,Nous ne vivons pas pour penser, mais nous pensons pour


vivre. Cette manière de voir a aussi été en Allemagne
professée
par des penseurs qui n'étaient pas des comme
psychologues,
Mach, Avenarius, Julius Schultz ou Vaihinger. Mais, somme toute,
le point de vue et fonctionnel a même le
biologique eu, depuis
début du siècle, beaucoup de à s'introduire en
peine psychologie.
La nécessité d'une psychologie plus dynamique, qui tînt davan-
tage compte des fins de la personnalité dans son a sus-
ensemble,
cité diverses récentes, comme le de
conceptions personnalisme
Stem, le gestaltisme de Wertheimer, Kohier et la
KoG'ka,
ue~e/ïend'e Psychologie, l'hormîsme de Nous avons
McDougaM.
vu aussi, en Allemagne le point de vue fonc-
même, pénétrer
tionnel dans divers travaux, comme ce.ux de Müller-Freienfels,
de Lewin, et surtout de Katz, a compris toute du
qui l'importance
besoin, auquel il a consacré de belles études expérimentales.
Précédemment, Karl Groos avait décrit le jeu du point de vue
fonctionnel, et la psychanalyse de Freud est aussi toute pénétrée
de fonctionnalisme. Que cette importance du besoin soit néan-
E.CLAPARÈDE. ).At~YCt!Of.()(.n:t~Tt~t'.f.t,i.

moins restée encore quasi-méconnue de majoritéla des psycho-


tunues, c'est ce que nous prouve la publication. en i'3<J. du livre
de Sy.ymansk: intituié ~yc/!0/o</<6 ~o/H S'/a/!(/~HMA'~ <er~-l/<a~<y/-
</A'e~ < /~A'en/!e/s von ~en Z.e&en~&6t/Hr/h/ss<'n, livre qui nous
< st. présenté comme une nouveauté.
Uu'it me soit permis de rappeler ici que, tors du Contres de
Rome en 1905, j'avais présenté une communication–dont, cette

d'aujourd'hui est en partie larépétition sur l'Intérêt principe


fondamentat de l'activité mentale ». Ce que j'appelais rinterêt,
c'est te besoin, ou l'aspect psychologique du besoin. Car ne nous
intéressent que les choses qui touchent, nos besoins d'une ta~on
ou d'une autre. La même année, dans un travail ou j'étudiais le
'-ommeii du point de vue fonctjonnel, j'insistais aussi sur cette

dynamique des besoins et des intérêts et je demandais aussi

qu'on étudiât la sig'nittcation biologique des troubles névropa-


thiques
Si je rappette ces dates déjà anciennes, c'est pour montrer
combien le point de vue fonctionne) a eu de peine à pénétrer (tans
notre science. Et la cause n'en est pas difHcHe à deviner. C'est

que le point de vue fonctionnel. qui nous porte à considérer les

processus organiques par rapport à leur but ou à )eur utilité.

parait à beaucoup imprégné dû nnatisme, de mvsticisme, bref.


être antiscientinque au ptus haut et on ne veut pas en
point,
entendre parler:
.te désire montrer ici que cp point de vue est cependant parfaite-
ment légitime.
En premier lieu, la psychologie fonctionnelle ne contredit nutte-
ment aux explications mécanistes. Et disons tout de suite que la

psychoto~ie fonctionnelle n'est pas une psychologie qui


s'oppose à d'autres psychotos~es. Notre cotté~ue Murchison, de
Ctark University.. pubtie tous les cinq ans des volumes de Psyc/M-
/of/<es (au pturiet!). Hya eu les Psychologies de H):2S, et il y a eu
cettes de i9~U. Vous avex le behaviorisme. la réflexotog'ie. la psv-

chologie dynamique. la psychanalyse, la psychologie réactionnelle,


t)ormique, etc. Ce sont des recueils très intéressants; mais qui
prouvent surtout que notre science est encore bien arriérée! Il n'\

). E. Ctaparfde, Esquisse d'une théorie bi~to~ique du sommeil, 't/'c/t de


P~/< !V. tiM).'i.
8 REVUh PmLOSOPHJQUJE

a pas'plusieurs physiques, ni plusieurs chimies. De même, il n'y a


ou il ne devrait y avoir qu'une seule psychologie.
Je tiens donc à déclarer
la psychologie fonctionnelle
que n'est

pas une psychologie qui s'oppose à une autre. Elle n'est qu'une
façon d'envisager les phénomènes mentaux ou, si vous préférez,
les phénomènes de la conduite.
Mais cette façon d'envisager est-elle légitime?
A mon avis. l'homme de science doit être débarrassé de tout

scrupule métaphysique ou épistémologique. Pour lui, tout prin-


cipe, toute notion, tout point de vue sont légitimes dès qu'ils lui
sont utiles, commodes. La légitimité n'a pas d'autre garant que
la fécondité. Or le point de vue fonctionnel est utile et fécond.
On pourrait le montrer en constatant que cette attitude fonc-
tionnelle s'impose, en fait, même à des savants de tempérament
très positif, et qui certainement ne demanderaient pas mieux que
de tout expliquer mécaniquement, comme Ribot, par exempte,
qui note que certains processus psychiques « visent un but Et
des physiologistes ou neurologistes comme Sherrington, comme

Head, parlent du but d'un réflexe (purpose of a reflex), de jouy/)o-


s/M adaptation. Même notre illustre et vénéré collègue M. Pn\v-

loff, que nous avons été si heureux d'applaudir l'autre jour,


avoue qu'on ne peut méconnaître que les actes des hommes et
des animaux sont dirigés vers des buts. « La vie des hommes
consiste en la poursuite de buts variés », dit-il. Celle des chiens
aussi. Mais il résout la question d'une façon à la vérité un peu
simpliste, en imaginant une catégorie spéciale de réflexes, les
« réftexes de but ?'
Mais je préfère indiquer en quoi le point de vue fonctionnel me

paraît être d'une réelle utilité. II me paraît rendre à la psychologie


un quadruple service 1° en rendant possible la description et la
délimitation de certains phénomènes; 2° en posant des problèmes
de genèse; 3° en
suggérant des applications pratiques; 4° en per-
mettant de formuler des lois.
1. Description c~ ~H~<x~'o/! des processus psychologiques.
Le point de vue fonctionnel, par opposition au point de vue struc-

tural, est pour l'observation des processus psychologiques ce

qu'est l'examen à un petit grossissement, par opposition à


l'examen à un fort grossissement, pour l'observation des pro-
E. CLAPAREDE. LA t'SYCHOLOGΠFOXCTtO~XEU.E

cessus microscopiques. Chacun sait si l'on commence par


que
examiner une à un fort grossissement,
préparation microscopique
on ne voit rien du tout. H faut d'abord se rendre compte de

l'ensemble de la l'on examine, des entre


préparation que rapports
ses de la dans 1 en-
parties, et place qu'occupe chaque partie
semble l'examen à un plus fort
pour qu'ensuite grossissement
soit profitable.
11 en est de même l'observation Du point
pour psychologique.
de vue structural, comment distinguer, exemple, l'intelligence
par
et la volonté? En analysant ces nous trouvons dans
phénomènes,
chacun d'eux des images, des pensées, des tendances, des anects,

etc. et il est très difficile sinon de saisir en quoi ils


impossible
diffèrent, de même qu'il serait impossible, sous le microscope,
de distinguer un et une main. contiennent chacun les
pied qui
mêmes tissus, osseux, musculaire, etc.

Au contraire, dès qu'on les considère sous l'angle fonctionnel.

ces conduites se présentent comme très différentes. Poser la ques-

tion c'est se non seulement quel est le


fonctionnelle,
rôle d'un mais dans circonstances survient-il.
phénomène, quelles
est la situation l'entendre "? Or il suffit de
quelle qui poser
cette question pour la résoudre. L'Intelligence et la volonté (que
certains auteurs ont voulu confondre en les opposant toutes deux

à l'instinct) répondent à des situations bien différentes. Chacune,


il est vrai, est suscitée par un état de désadaptation de la conduite,

lorsque ceDe-ci est momentanément suspendue. Ce n'est que

lorsque nous sommes plus ou moins brusquement, désadaptés

que nous nous mettons soit à rénéchir, soit à vouloir. Mais. dans

chacun de ces cas, l'état de désadaptation n'est le mème.


pas
Dans l'intelligence, nous sommes désadaptés quant aux moyens,
dans la volonté quant à la fin. Lorsque vous êtes en route pour
rentrer chez vous, et que vous trouvez une rue barrée, vous vous

demandez par quelle autre rue il est le plus court de passer la tin

poursuivie (rentrer chez. vous) nest pas mise en question; ce ne

sont les moyens qu'il s'agit de découvrir. Au contraire, lors-


que
ouvrier sortant de l'usine avec sa se demande s'il la
qu'un paye
à sa femme ou la dépensera au cabaret, ce n'est
rapportera pas
un de moyen qu'il se pose (car il sait très bien comment
problème
on fait pour entrer au cabaret, ou pour rentrer chez soi): mais
10 KEV.tΠPHtLOS.OPHIQUJE

c'est un de fin « entrerai-je au cabaret, ou n'y entrerai-


problème
M. On peut donc déGnir l'intelligence « le processus qui a
je pas?
pour fonction de résoudre un problème de-moyens ?, et la volonté
« le a pour fonction de résoudre un problème de
processus qui
fins').
On discute beaucoup pour déunir l'intelligence. On en a proposé

des douzaines de déSnitions différentes. Et il est vrai que, du

de vue structural, ce phénomène est encore fort. obscur. Mais


point
ignorons-nous vraiment ce que c'est que l'intelligence? Les psycho-

logues ne sont-ils pas comme ces enfants décrits par Piaget, qui
'< a une définition avant d'être capables de la faire passer
agissent
sur le plan. de la pensée et du langage? Eh bien! la définition de

nous « agissons '), c'est la définition fonction-


l'intelligence que
nelle. Ce que nous appelons intelligence, c'est le processus qui
survient lorsque l'individu se trouve en face-d'une situation que
ni son instinct, ni ses automatismes acquis ne lui
permettent de

surmonter, c'est le processus psychologique qui a pour fonc-

tion de résoudre par la pensée une situation nouvelle. (C'est là la


définition proposée depuis longtemps par Stern et par moi-même.)
Il est bien évident que si la situation n'est pas nsuveUe:, l'intelli-

gence n'a pas à intervenir ce. sera. l'habitude qui régira la

conduite (ou l'instinct, si la situation, tout en étant nouvelle pour


l'individu, ne l'est pas pour l'espèce).
Assurément, cette définition fonctionnelle réserve complètement
la question de la structure de l'intelligence, de ses formes, etc.
Mais elle prépare l'étude de la structure en délimitant d'une façon

précise le phénomène qu'il s'agira maintenant d'analyser.


Je crois donc que le fait d'envisager un processus sous l'angle
fonctionnel oriente d'une façon féconde les recherches relatives

à la structure et au mécanisme de ce processus. Il y a plus d'un

quart de siècle, en 190},,je m'étais demandé quelle était la signi-


Geation biologique du sommeil, et. j'avais montré que celui-ci a

toutes les allures d'une fonction active de défense. Or cette pers-

pective fonctionnelle a fait apparaître des problèmes qu'on n'eût

pas autrement eu l'idée de. poser: car, si le sommeil a l'allure d'un

réflexe, ou d'un instinct, on sera évidemment porté à rechercher

quels sont les stimuli qui le provoquent, quelles sont ses varia-

tions dans la série animale,, quelle est son origine biologique, etc.
E. CLAPARÈDE. LA PS\ CHOLUCIE FO~GTfO\ËLi.E t i

Pro/)/<~cs de genèse. La méthode fonctionnelle est encore


utile en ceci qu'elle pose des problèmes de genèse. Cesproldèmes
existent-Ils pour qui ne considère pas un organisme comme une

mute fonctionnelle? Je ne veux pas discuter ici la question de


savoir si le point de vue génétique implique nécessairement le

point de vue fonctionnel. Je me borne à constater que le point


intéressant, dans l'étude de ia genèse, c est de découvrir comment
un certain nombre de processus ont concouru à former un organe
ou une conduite avant une valeur tbnctionnei)e. Les choses se

passent en etret, dans [a genèse d'un phénomène biologique ou

psychotonique (genèse de l'œil. de l'intelligence, d'une phobie,


d'un instinct. etc.) comme si la formation de ce phénomène
repondait à un plan, ou tendattvers un but.
L'attitude structurale est aveugle à Pétard de cette sorte de

probtème n'apercevant pas l'adaptation, la signiiication biolo-

a-ique des processus, elle n'est pas portée à rechercher par quelle
suite de circonstances ces adaptations se sont peu à peu formées.

-}/?/)//ca~ons pratiques. Le point de vue fonctionnel est

précieux, voire indispensable dans le domaine de la psychologie

appliquée. L'éducateur, le psychothérapeute, qui cherche à


atteindre un certain but. doit chercher quels sont les moyens
d'atteindre ce but. Pour cela il a souvent profit à envisager les

phénomènes psychologiques non pas seulement dans leurs rap-


ports de cause à effet, mais aussi dans leur relation de moyen à
but. c'est-à-dire à les « comprendre Mais. eo/rend~e c'est pré-
cisément envisager les choses sous l'angle fonctionnel.
Prenons par exemple le cas d'un enfant souffrant d'infériorité,
qui manifeste de la vantardise et de la mythomanie. Ce n'est que
si nous envisageons ces réactions sous l'angle fonctionnel que
nous en comprendrons la signification biologique, que nous y
verrons une tentative de compensation de l'infériorité. Si nous en

restons au point de vue causal, nous pourrons noter que le


sentiment d infériorité a pour effet la vantardise, mais jamais de
ce point de vue nous ne pourrons comprendre pourquoi cette
cause produitceteCfet. Orc'estjustement ce/~u/'</H<)/ qui importe
à l'éducateur, pour appliquer son traitement. C'est l'idée de

compensation (qui est une notion fonctionnelle) qui lui permettra


de trouver d'autres activités dans lesquelles engager l'enfant,
'i2 REVUE PHILOSOPHIQUE

activités la même valeur fonctionnelle que la vantardise,


ayant
mais n'en ayant pas les inconvénients moraux et sociaux.
En nous révélant la du jeu, K. Groos
signification biologique
n'a-t-il mis dans la main de la un instrument
pas pédagogie
d'action de ordre? du de vue
premier Jamais, envisagé point

structural, le jeu n'eût rien suggéré à l'éducateur.

Le. point de vue fonctionnel vivifie toute l'éducation. L'éduca-

tion c'est celle le besoin de l'enfant, son


fonctionnelle, qui prend
intérêt à atteindre un but, comme levier de l'activité qu'on désire

susciter chez lui. Ce n'est si l'on rattache à un besoin, à un


que
désir, ce l'on veut faire faire à l'enfant, l'on obtiendra
que que
le ressort nécessaire à toute action. Pour un acte
provoquer
il faut commencer éveiller le besoin de
d'intelligence, par
faire un acte c'est-à-dire le besoin de trouver les
d'intelligence;
d'atteindre un but désiré l'enfant. Si le travail scolaire
moyens par
était relié à de ces tendances dont la
quelqu'une profondes,
réalisation est ressentie l'écolier comme un besoin, toute son
par
énergie se porterait à l'exécuter.
Mais je ne puis développer ici ces idées qu'on trouvera expo-
sées dans mon livre L'éducation /b/:c~'onne//e (1931).
Je désire insister encore sur ce fait, l'adoption du point
que
de vue fonctionnel aucune adhésion au finalisme, sous
n'implique
aucune forme. La question de savoir si l'on peut rendre compte
des d'adaptation par des mécanismes de type physico-
phénomènes
ou s'il faut au contraire avoir recours à des agents sui
chimique
à des comme « le » de Driesch, « la
ycnerM, entéléchies, psychoïd
» de Bleuler, ou « la hormé » de von Monakow ou de
psychoïde
est entièrement réservée. La psychologie fonction-
McDougall,
nelle ne se de fournir une explication dernière de
propose pas
l'activité mentale, mais seulement de coordonner les phénomènes
sous une perspective plus féconde que celle que ne le permet
le plus souvent le point de vue purement causal.
4. Lois Si la fonctionnelle n'ex-
fonctionnelles. psychologie
plique rien, tout au moins permet-elle d'établir des lois. Jusqu'ici,
nous avons fort peu de lois générales, en psychologie, depuis

que les fameuses lois de l'association ont perdu la valeur qu'on leur

attribuait. Or on peut, en se plaçant au point de vue fonctionnel,


formuler une douzaine de lois générales de la conduite. Je vous en
).APSYCm.)).OCŒFO\CT[(.)\~KLLE i:!
E. CLAPARÈDE.
r.
sera le meilleur de vous
Ce moyen
indiquerai quelques-unes.
la fécondité de ce de vue.
prouver point
« Tout besoin tend à les réactions
La Loi du &MO~ provoquer
Il s'agit là d'une loi une coor-
à te satisfaire. qui exprime
propres
la conduite animale et humaine. J'ai
dination fondamentale de

la nécessite de du besoin pour rendre


tout à l'heure de partir
parle
l'activité mentale. Je n'y reviens pas.
compte de
N'est-ce lui suscite la réaction''
Et l'excitant, dira-t-on? pas qui

Mais n'oublions que tout agent physique n'est


Certainement. pas
N'est un « excitant que l'agent physique qui
un excitant.
pas
doit satisfaire un cer-
Et, exciter, un agent physique
<.j~< pour
Le d'une femme sera
tain besoin, actuel ou latent. portrait jolie
mais non un chat ou
un excitant un jeune homme, pas pour
pour
d'un de sera un exci-
un La devanture magasin chapeaux
lapin.
un vieux En disant
tant une dame, et pas pour professeur.
pour
la réaction, on n'oppose pas
donc c'est l'excitant qui provoque
que
car c'est le besoin qui va,
)a reaction au besoin, précisément
choisir, en quelque
la multitude des agents extérieurs,
parmi
à la d'excitant. C'est le besoin
sorte, celui sera élevé dignité
qui
à l'excitant. A vrai dire.
sensibilise l'organisme l'égard de
qui
de D. Katz l'ont montré, l'agent
ainsi certaines expériences
que
dans certains cas. un rôle propre', par exemple
extérieur joue bien,
lui donne un tas de grains
une mange plus lorsqu'on gros
poule
tas, même si chacun de ces
ne lui donne qu'un petit
que lorsqu'on
de la rassasier. Mais cela ne change
tas ce qui est capable
dépasse
loi du besoin.
ce de fondamentalement général la
pas qu'a
rend de la de
Voici une seconde loi, qui compte signification
En effet, certains sont auto-
la vie mentale elle-même. processus
D'autres mobilisent l'activité mentale.
inconscients.
et
de déterminer sont les circonstances qui
11 est légitime quelles
mentale. J'ai cette loi Loi de
font à cette activité appelé
appel
et l'ai formulée ainsi « Le déve-
/'M.on de la vie mentale, je
mentale est à l'écart existant
de la vie proportionnel
loppement
besoins et les de les satisfaire.
entre les moyens
est c'est-à-dire si satisfaisant
En si l'écart nul, l'agent le
cnet
de (air pour la respiration),
besoin est à la portée l'organisme
la si
mentale respiration joue automatiquement;
aucune activité
il arrive souvent entre le besoin de
est très grand, comme
l'écart
!4ik TtEVUE PHILOSOPHIQUE

manger et l,es aliments, déploiement d'une activité men-


grande
tale pour inventer des instruments de ou de etc.
pêche chasse,
La Loi de prise de conscience ce :fait « l'individu
exprime que
prend conscience d'un processus (d'une relation, d'au-
d'un objet)
tant plus tard que sa conduite a impliqué tôt l'usage auto-
plus
matique-, inconscient, de ce processus ». J'avais été conduit à
cette loi en constatant que les enfants, beau-
quoique exploitant
coup plus tôt les ressemblances des choses leurs
que diiï'érenees,
ne preTinent cependant conscience des ressemblances .que long-
temps après avoir pris conscience des différences Mon collègue
J. Piaget a retrouvé cette faisais allusion tout à l'heure
loi–j'y
dans le développement de la pensée un est
enfant, par exemple,
incapable de définir un mot qu'il connaît fort bien; il « agit sa
dénnition avant d'en avoir pris conscience ». Ou bien encore un
enfant, qui sait très bien morceau de bois lourd
qu'un gros (très
pourtant) flotte sur l'eau, alors qu'une toute (bien
petite pierre
plus légère) va au fond, dit cependant que la pierre va au fond

parce qu'elle est « plus lourde ».'C'est comme s'il « agissait » sa


notion de densité a vaut d'en avoir pris conscience.
La Loi d'anticipation rend de ce fait très
compte q.ue, souvent,
dans la vie Tnentale, le besoin, ou (ce revient à peu au
qui près
même) l'intérêt, appara!t avant le moment où la vie est mise en
danger. « Tout besoin de par sa nature, de ne
qui, risque pouvoir
~tre Immédiatement satisfait, d'avance. » .C'est ainsi
apparaît
que la faim apparaît bien avant le moment où nous
longtemps
serions sur le point de mourir d'inanition. Certains jeûneurs
restent trois à quatre semaines sans On donc
manger. pourrait
dire que nous mangeons trois semaines tôt! De même, nous
trop
dormons trois Ou quatre jours trop tôt~ I) est bien facile de com-
prendre la fonction de cette marge qui s'est établie entre la
perception subjective du besoin, et le besoin organique objectif,
marge qui permet à l'individu de n'être jamais pris au dépourvu.
Jl est évident que si nous ne ressentions la faim que quelques
secondes avant le -moment de mourir de faim, nous risquerions
fort de ne pas trouver à ce moment-là de quoi la satisfaire!
Cette loi d'anticipation, qui est en quelque sorte dans
impliquée
t. La conscience de ta ressemblance et de ta différence chez l'enfant, /tre/t de
~ycho; XVH, ]9i8.
E. CLAPARÉDE. t.\ PSYCHUf.onŒ F'~CTtOXXF.f.LE in

cette de l'extension de la vie mentale, nous elle aussi, de


permet,
saisir )a fonction véritable de la vie mentale. Cette fonction.

c est une fonction de La est la


d'anticipation, prévoyance. pensée
l'action. Cette loi nous fait aussi comprendre quelle'
pour préparer
la vie mentale aux besoins vitaux de
position occupe par rapport
notre organisme. La vie mentale une position de signali-
occupe
sation: elle est. dans son ensemble, un signaiisateur. On
appareil
se activité totale comme en
pourrait représenter notre découpée
deux zones. Une zone c'est ta zone végétative et orga-
profonde,
dont les se déroulent et
nique. processus automatiquement
inconsciemment: c'est la zone des besoins t.'f'r~a6/es. de ce qu'on

nommer les besoins endogènes Puis, autour d'elle, en


pourrait
communication intime avec le monde extérieur, la zone
plus
et manifeste, elle ausst, des
psychologique, ptus Instable, qui
des besoins, mais des besoins par antici-
ruptures d'équilibre,
des besoins réveillés les agents extérieurs, et on pour-
pation. par
rait zone la zone des des besoins exo-
appeler cette op/~e/~s,
La vue d'une belle éveille en nous un alors
gènes poire appétit,
la zone encore aucun besoin organique.
que végétative n'éprouve
C'est dans cette zone des que réside la curiosité, qui
appétits
est aussi un car elle se manifeste alors que nous n'avons
appétit,
besoin. à ce moment-là, de savoir pour agir. Être curieux.
pas
désirer savoir d'une
c'est par anticipation par anticipation

situation ne se ~Sous observons


qui présentera peut-être jamais.
avec curiosité, dans une lunette, les cratères de la lune. Mais quand

ferons-nous le dans la lune rendrait vraiment utiles ee~


voyage qui

connaissances de astrale? Je disais tout à l'heure que


géographie
nous trois semaines tôt. Les savants, qui font de la
mangions trop

science la science, sont des individus qui pensent des


pour
années, des siècles trop tôt'. Et les métaphysiciens.
peut-être
Encore une autre loi, la Loi de /t;<~ mo/He~a/të, que j'avais

formulée en i9Ua. J'avais alors montré le sommeil s'y confor-


que

et était un appartenant à
mait, qu'il par conséquent phénomène
la vie puissent être ses racines végétatives).
mentale (quelles que
Car tes nécessités de la conduite impliquent cette loi qui se for

mute ainsi « A chaque instant, un organisme suit la ligne de son

intérêt. On dire aussi « A chaque infant, te


plus "rand pourrait
besoin te urgent prime les autres..
plus
-)6 REVUE PHILOSOPHIQUE

J'ai constaté chez un chien Saint-Bernard que je possédais


combien le « besoin de liberté » (un besoin, ou un instinct
jadis,
dont on ne et qui est cependant d'une grande inten-
parle guère,
sité) est de refouler momentanément le besoin d'aliment,
capable
la faim. ce chien était attaché, il tirait sur sa chaîne, et
Lorsque
de manger sa soupe. Mais, dès qu'on l'avait détaché,
négligeait
deux ou trois bonds dans le jardin, il revenait vers sa soupe,
après
et l'avalait avidement. C'est comme si la satisfaction du besoin

de liberté avait laissé le champ libre au besoin d'aliment. De

même une guêpe occupée à se régaler d'une miette laissée sur la

table, cesse aussitôt de manger lorsqu'on l'a enfermée dans un

verre a renversé sur elle. L'intérêt pour la liberté a refoulé


qu'on
l'intérêt pour la nourriture.
Notre collègue D. Katz nous montrait hier le film d'une poule
cessait de manger lorsqu'on introduisait dans
qui brusquement
sa un cochon de mer. Ici, c'est l'intérêt de sécurité, le besoin
cage
d'être sur ses gardes, qui a refoulement.
Tous-ces faits sont bien connus. (Déjà J. Locke avait dit que
< c'est 'le plus grand besoin actuellement présent qui nous pousse
à agir ?.) Mais la psychologie n'avait pas souligné leur importance
en les formulant en une loi.

Notons la mesure des tendances, des instincts, des besoins,


que
(en déterminant quellès sont les autres tendances qu'elles sont

de tenir en échec ou de surmonter) est implicitement


capables
fondée sur la loi de l'intérêt momentané.

Le me manque pour vous exposer les autres lois de la


temps
conduite Lois du tâtonnement, de la reproduction du semblable,
de la compensation, de l'autonomie fonctionnelle

que ce que je vous ai dit aura suffi pour vous montrer


J'espère
l'Intérêt pratique du point de vue fonctionnel en psychologie.

Et, pour me résumer

l" Le point de vue fonctionnel est utile et commode, parce


nous permet de délimiter des phénomènes et d'apercevoir
qu'il

t. On trouvera t't'xposé de ces tois dans mon Éducation .fonctionnelle, Neuchâtei


et Paris, 193t, p. 57-95. Aux luis énoncées dans cet ouvrage, il y aurait lieu
d'en ajouter'd'autre~, comme la Loi du moindre e~brt « un animal tt'nd à satis-
faire un besoin selon la tigne de moindre résistance et la Loi de su&s<t<a<<on
« torqu'un but ne peut être atteint par une certaine technique (par un certain
une autre technique, visant au même but, s'y substitue
comportement),
E. CLAPARÈDE. LA PSYCHOLOGIE FONCTIOKNELLE d7i

des relations qui échappent au point de vue structural, d'étabiir

des lois, et d'instituer des applications pratiques.


2' Le point de vue fonctionnel n'implique aucune adhésion en

finalisme. Si l'on peut expliquer d'une façon toute mécanique ces


coordinations adaptées, tant mieux! (Car l'explication mécaniste
est toujours plus satisfaisante pour l'esprit.)
3" L'homme de science doit se libérer de tout dogmatisme, de
tout préjugé, et accepter toute hypothèse qui lui est commode

pour relier les faits entre eux et pour les prévoir.

En. CLAPARÈDH.

TOMECxv.–1933(N~let2). 2
Dans le taureau de Phalaris

(Le savoir et la liberté)

Beatitudo non est proemium virtutis, sed ipsa virtus.


SPtNOZA.

Eriti-: sicut dei, scientes bonum et malum.


Gcn..IH,;i.

Dans sa à la Phénoménologie de ~jE's/)r/ Hegel écrit


préface
Die soll sich hùtten erbaulich zu sein~. » Ainsi que
Philosophie
cela lui arrive couramment il ne fait que répéter ici les paroles de

celui-ci déclarait en effet. qu'il considérait sa philosophie


Spinoza
non comme la meilleure mais comme la seule vraie. Il semble a

vue cette déclaration venait du fond du cœur, pour


première que
ainsi dire; or Hegel qui répétait Spinoza ne se montra pas plus
ce dernier. Avant comme après Socrate, tous tes
véridique que
ont cherché à prêcher et à édifier
grands philosophes toujours
leurs auditeurs et leurs lecteurs. Et c'étaient précisément ceux

d'entre eux qui prêchaient et édifiaient avec le plus d'insistance.


leur but consistait à découvrir la vérité.
qui proclamaient que
même Socrate fasse
rien que la vérité. Je ne crois pas que exception
bien comme on le sait.
à cet égard, qu'il ne cachât nullement,
voulait ses semblables. Mais il réussit à fondre si
qu'il corriger
étroitement savoir et édification, que lorsqu'il prêchait il semblait

ne rechercher la tandis recherchait In


que vérité; que lorsqu'il
en réalité il prêchait. C'est à Socrate que revient le mérite
vérité,
d'avoir créé ce l'on tard l'éthique autonome.
que appela plus
Mais c'est Socrate les fondements de la con-
également qui jeta
naissance Il fut le à distinguer du « bien »
scientifique. premier
« bien « mal le « mal moral Mais en même
le moral », du
il enseigna la vertu est le savoir, que l'homme savant
temps que

1. La philosophie doit se garder d'Être édifiante.


CHESTOV. [)ANS LE TAL-REAC DE PHALARIS ~9

ne peut pas ne pas être vertueux. C'est à partir de Socrate que


introduisit dans la cet
philosophie énigmatique ~.snp~n s~
x/ Y~o: rendit du M bon
qui possible l'opposition M et du c mauvais
idans Je sens moral ) au <. bien x et au u ma) on
Quand commence
a parler du mal », sans
couramment, en'ort, sans le vouloir.
~.an-. s'en rendre on
compte même, glisse au <. mal .< moral, de
même que l'on substitue avec désinvolture, comme si la chose
nllait de soi, le bien moral au '< bien '< ou vice versa.
paroles de He~e) que je viens de citer, de même la
que
déclaration de renferme un vaut la
Spinoza. problème qui peine
(t'être étudié de soit la
près. Quei)e que question philosophique
se à nous, nous
qui présente y découvrons les traces évidentes de
cette Socrate admit ouvertement en identifiant le
confusion que
"avoir a ta vertu et ne (ou ne voulurent
que pu) ont pas peut-être)
éviter ceux-ta même les ne
pat mi philo:-ophes qui partageaient
nuHement le postulat fondamentai de la On
pen&ée socratique.
dirait que cette confusion constitue <. articutusstantis et cadentis

phi)osophi:e que la raison d'être si elle


philosophie perdrait sa
renonçait à cette substitution. ou bien (ce est
qui plus terrible
encore peut-être) si elle avouait ne vit la faveur de
qu'elle qu'à
cette substitution. Cependant, personne aujourd'huinese résoudra
u identifier le savoir à )a vertu. le home
L'esprit plus se rend

compte que l'on peut être savant et de vices, de même


rempli
qu mnorant et saint. Comment se fait-il donc Socrate ne vit
que
pas ce que le bon sens clairement Personne
aperçoit aujourd'hui?
ne scn~e à poser cette encore moins à se
question, songe-t-on
demander ta exister si c'est le bon sens
philosophie peut-elle qui
a raison. si le d'entre les hommes s'est
plus sa~e lourdement,

trompe en proclamant la vertu et le savoir étaient une


que seule
et même chose?

!t est admis que l'idéalisme allemand en la de


personne Kant
et de ses successeurs. Fichte. et a
Scheitin~ Hc~ei, surmonté
définitivement le de t'histoire est exact
spinozisme. Le jugement
en ce sens seulement vers la tin de leur carrière les
que Idéalistes
attemands. ceux même comme Fichte et
qui ScheUIng-pouvaient
appeler Spinoza leur premier amour philosophique, s'efforçaient
par tous les de se de On estimait
moyens séparer Spinoza. Spinoza,
mais on !e on de lui. Leibniz
craignait. s'éteignait discutait avec
20 REVUE PHILOSOPHIQUE

Locke sur un ton respectueux et amical, tandis que dans sa polé-


mique contre Spinoza perce une froide hostilité il ne voudrait pas
qu'on le confondît avec l'auteur de l'Éthique. Cette hostilité, on la
devine aussi chez Kant lorsqu'il parle de Spinoza. Quant à Fichte,
à Schelling, à Hegel, onpourrait croire à leur attitude vis-à-vis de

Spinoza qu'ils l'ont laissé loin derrière eux et s'en sont com-

plètement débarrassés. Or le développement de la philosophie


allemande témoigne du contraire. Kant pourtant était plus loin de

Spinoza que ses successeurs. Mais c'est précisémentce qui séparait


Kant de Spinoza qui fut soumis dans la philosophie post-kantienne
à la critique la plus acharnée à mesure que l'idéalisme allemand
se développait, il se rapprochait du spinozisme, et nous avons le
droit de considérer la « philosophie de l'esprit a de Hegel, dans
son contenu sinon dans sa forme, comme le « restitutio in inte-

grum » du spinozisme. Hegel affirmait que la philosophie ne


devait pas être édifiante, Spinoza disait qu'il cherchait non la

meilleure mais la vraie philosophie. Socrate, lui, identifiait la


vertu au savoir; pour employer sa formule il nepeut arriver rien de
mal à l'homme vertueux, il ne peut arriver rien de bon au méchant.
Il semble donc que Spinoza et Hegel partaient d'un principe nette-
ment opposé à celui de Socrate. Spinoza écrivait dans l'Éthique
l'expérience quotidienne nous montre que les succès (c'est-à-dire
le bien) et les échecs (c'est-à-dire le mal) se répartissent également
entre les justes impies. et
Bien les
entendu, Hegel était tout à fait

d'accord avec Spinoza en ceci. Dans sa Philosophie de la Religion


il affirme que le miracle en tant que rupture des rapports naturels

des choses serait une violence contre l'esprit. Hegel se montre en


ce cas plus spinoziste encore que Spinoza. Spinoza se réfère en

effet à l'expérience quotidienne qui le convainc que les succès

et les échecs se répartissent indifféremment entre les bons et les

méchants. Cette connaissance, comme toute connaissance empi-


n'est encore la connaissance supérieure, vraie, « tertium
rique, pas
a, celle que recherche la philo-
genus congnitionis, cognitio intuitiva
sophie Hegel, lui, ne se réfère même pas à l'expérience ce qu'il

sait, il le sait avant toute l'expérience ne lui est pas


expérience,
nécessaire; il lui faut comme à Spinoza « tertium genus cogni-
tionis », et il ne se contente pas du simple fait, mais lui trouve un

fondement dans la structure même de l'être. Si le malheur ne


CHESTOV. DA\S LE TAUREAU DE PHALARIS 2t

frappait que les impies, et si les justes seuls connaissaient le


succès, ce serait un miracle; or le miracle est une violence contre
l'esprit. Par conséquent, comme ne la
l'esprit supporte pas
violence, la vertu, pour employer le de est une
langage Socrate,
chose, et le savoir en est une autre. Tel est le sens des de
paroles
Spinoza, tel est le sens des de Et
paroles Hegel. cependant,
Spinoza et Hegel ont suivi la voie ouverte Socrate tout au
par
long de leur œuvre ils n'ont cessé de cette idée la
développer que
ve.rtu et le savoir étaient une seule et même ne
chose, qu'il peut
arriver rien de mal au et rien de bon au non
juste méchant;
seulement leur phitosophie ne pouvait et ne voulait renoncer à
édifier, mais c'était précisément dans l'édification qu'elle voyait
sa tâche principale, même dire. conclut
unique peut-on Spinoza
sur un ton inspiré ses réftexions sur Dieu et dans
l'esprit exposées
les deux premières parties de l'A/~He
Hujus doctrinœ cognitio ad usum vitse conferat 1. Quatenus
docet nos ex solo Dei nutu naturae esse
agere, divinœque participes
et eo magisquo perfectiores actiones agimus et quo magis magisque
Deun inteltigimus. Hœ doctrina nos docet. in quo nostra
ergo
summa felicitas sive béatitude consistit, in sola Dei
nempe cogni-
tione. 2. Quatenus docet quomodo circa resfortunœ, sivequœ
in nostra potestate non sunt. nos gerere debeamus, nempe
utramque fortunœ faciem sequo animo et ferre. »
exspectare
Hegel ne le cède en rien sous ce à Spinoza.
rapport Ayant pris
contre Kant la défense de l'argument il dit dans sa
ontologique,
Lo~ue
Uer Mensch sich zu dieser in seiner
Attgemeinheit Gesinnung
erhebben soll, in welcher es ihm in der That gleichgültig sey.
oh er sey oder nicht sey, d. i. im endlichen Leben oder nich
sey
sey u. s. w. selt)st si fractus illabatur orbis, ferient
impavidum
ruinaf. wie ein Romer gesagt, und der Christ soll noch mehr in
dieser Gteichguttigkeit befinden »

Essayez d'enlever à Spinoza ses « docet » et (, quomodo nos


gerere debeamus que restera-t-il de sa Et
philosophie? que

1. L'homme doit, par la pensée atteindre à une ~énératité telle qu'il lui
devienne enectivement indifTerent s'il existe ou s'il n'existe pas, c'est-à-dire s'il
existe ou s'il n'existe pas dans la vie finie, de sorte que «si fractus illabatur
orhis. impavidum ferient ruinœ comme disait le poète romain; cette indiffé-
rence doit être encore ptus proche au chrétien.
33 REVUE PHBLOSOPHIQBE

deviendra l'argument, si l'homme ne consent


ontologique pas sich
zu. dieser Allgemeinheit in welcher es ihm in der
erheben, That
gteichgu.ttig sey ober er sey oder nicht a, ainsi tra-
sey que
Hegel
duit en son langage la suggestion de « Debeamus
Spinoza aequo
animo utramq.ue faciem fortunse et ferre a?
expectare

11

La Critique de la de tout
raison pratique Kant provoquait par-
ticulièrement l'irritation de et de ses et
Hegel disciples, précisé-
ment parce qu'ils y trouvaient portée au maximum cette « édifica-
tion .) dont nous venons de On sait la de la
parler. que Critique
raison pratique est tout entière fondée sur l'idée du de
devoirpur,
ce que Kant appelle l'impératif Du la « critique
catégorique. reste,
de la raison » aussi bien en généra) 1
théorique que pratique était
insupportable pour HegeL Critiquer la
à ses yeux raison
un était
péché mortel contre la philosophie. Il se moquait de toutes les façons
des « critiques » de Kant et comparait le philosophe de Kœnigsberg
à ce scolastique qui voulait apprendre à avant d'entrer
nager
dans l'eau. Les plaisanteries passent souvent pourde& arguments,
et l'ironie de un certain bien
Hegel produisit effet, que sa compa-
raison fut complètement fausse- Kant avait-il commencé se
par
demander comment il fallait et ne s'était-il
philosopher attaqué
aux problèmes avoir obtenu une
philosophiques qu'après réponse
à cette première question? Kant termina sa de la raison
Critique
pure à cinquante-sept an&; il s'occupait déjà de philosophie depuis
de longues années sans se demander si les de recherche
procédés
de la vérité qu'il utilisait comme tout le monde dans le domaine des
sciences exactes, pouvaient être à la solution des
appliqués pro-
blèmes métaphysiques. C'est vers la soixantaine sous
seulement,
l'influence du '< scepticisme a de Hume ou bien
peut-être, frappé
par les antinomies qu'il avait rencontrées sur les confins de la
pensée, que Kant, comme il le raconte lui-même, se réveilla de son
sommeil dogmatique; c'est alors en lui ces doutes
que surgirent
qui l'amenèrent à la « )) de la raison r peut-être les
critique que
méthodes de la recherche de la vérité élaborées par les sciences
exactes et qui donnent de si excellents sont inapplicables
résultats,
CHESTOV. DAXS LE TAUREAU DE PHALARIS 23

aux problèmes métaphysiques? Il est difficile d'admettre que Hegel

pas compris combien peu Kant ressemblait au scolastique


ridicule. Mais il ne savait
que répondre à Kant et
probablement
« critique
se rendait compte en même temps que si la de la raison

eùt été réalisée, elle aurait ruiné les fondements mêmes de la pensée
humaine. Que cette Inquiétude n'était pas entièrement étrangère
a Hegel. on le devine à certaines réflexions de la Phénoménologie
Inzwischen wenn die Besorgniss in [rrthum zu gehen, ein MIss-
trauen in die Wissenschaft sezt, welche ohne dergleichen Beden-

ktichkeiten ins Werk se))st g-eht und wirklich erkennt, so ist nicht

abzusehen., warum nicht umgekehrt ein Misstrauen in dies Miss-

trauen gesetzt und besorgt werden soll, dass diese Furcht zu irren

schon der lrrthum seibst ist ')

La méfiance, et la méfiance envers la méfiance! Y a-t-il place en

philosophie pour une telle lutte entre les méfiances? Kant savait
avant Hegel, et il en parle suffisamment dans son livre, que les

sciences exactes n'ont pas besoin de la critique de la raison et

tranquillement leur tâche sans se soucier des doutes


accomplissent
et des inquiétudes des philosophes; rien ne leur est plus étranger

que la méfiance à 1 égard de leur œuvre. Mais là n'est pas la

signification de la remarque de Hegel. L'important c'est qu'il vint


à l'esprit de Hegel que l'on pouvait avoir confiance dans la con-

naissance. mais que l'on pouvait aussi s'en méfier. H écarte aussitôt
cette pensée, il est vrai, en indiquant. « was sich Furcht vor der

Irrthum nennt, sich cher aïs Furcht vor der Wahrheit zu erkennen

ist Mais il est peu probable que cette considération puisse faire

oublier au lecteur que Hegel lui-même a senti parfois avec inc}uié-


tude qu'on pouvait accorder confiance à la connaissance, mais

qu'on pouvait aussi lui refuser cette confiance, et qu'à la méfiance


à l'égard de la connaissance, il n'y avait rien d'autre à opposer que
la méfiance envers la méfiance. Pour celui à qui la connaissance

scientifique apparaît comme l'idéal de la philosophie, voilà une

pensée véritablement bouleversante. Il se trouve donc qu'en der-


nier ressort la connaissance est fondée sur la confiance que nous

1. Si la crainte de se tromper conduit à la méfiance à ['é~ard de la connais-


sance qui accotnpht sa tâcne sans se soucier de tettes craintes, on ne comprend
vraiment pas pourquoi on ne lui opposerait pas la mettance à t'e~ard de la
méfiance en admettant que cette crainte de se tromper constitue déjà une erreur.
34 REVUE PHILOSOPHIQUE

lui accordons, et que c'est à l'homme qu'il de décider.


appartient
de choisir librement si la connaissance mérite ou non sa confiance.

Que faire de cette liberté? Et même s'il apparaissait la crainte


que
de l'erreur dans ce cas est la crainte de la connaissance, cela ne

simplifierait nullement la situation si la connaissance fait peur,


c'est qu'elle recèle peut-être en effet quelque chose de terrible, dont
l'homme doit se garder. La crainte de la connaissance un
pose
problème aussi difficile que celui que soulève la méfiance à l'égard
de la connaissance. Et bien entendu, avant tout
le philosophe doit
surmonter d'une façon ou d'une autre sa méfiance et ses craintes.

Tant qu'il cherchait naïvement la vérité, sans se douter qu'il


pouvait y avoir dans ses méthodes de recherche un vice qui empê-
chût l'homme de reconnaître la vérité même lorsqu'il la rencontrait
sur sa route, tant qu'il était tout aussi naïvement convaincu que
la connaissance devait être bienfaisante pour l'homme, le philo-
sophe pouvait se livrer paisiblement à sa tâche; il lui semblait que
la confiance est fondée uniquement sur le savoir et que seul le
savoir est capable de dissiper toutes les terreurs. Mais soudain il se
trouve que le savoir ne peut se fonder sur lui-même, qu'il exige
qu'on lui fasse confiance, et que non seulement il ne dissipe pas
les terreurs, mais les provoque au contraire.
Si Hegel s'était décidé à approfondir cette pensée, peut-être
aurait-H vu que le péché de Kant n'était pas d'avoir critiqué la

raison, mais de n'avoir jamais pu se décider à tenir la promesse

qu'il avait faite de nous donner une critique de la raison. Spinoza


dit '( Quam aram parabit sibi qui majestatem rationis lœdit! »
Kant aurait pu prendre cette phrase comme épigraphe à sa « cri-

tique ». Et en effet, critiquer la raison n'est-ce pas porter atteinte


à ses droits souverains et se rendre coupable de lèse-majesté? Qui
a le droit de
critiquer la raison? Quelle est la puissance qui osera
mettre la raison à sa place et la priver de son sceptre? Kant affir-
mait, il est vrai, qu'il avait limité les droits de la raison pour
ouvrir la route à la foi: mais la foi de Kant est une foi dans les
limites de la raison, c'est la raison elle-même, mais sous un autre
nom. Si l'on veut donc, Hegel qui parlait de la méfiance envers la
méfiance, était plus radical, plus audacieux que Kant, mais en

paroles seulement bien entendu. Car en fait Hegel n'eut jamais ni


l'audace ni le désir de s'arrêter un instant et de se demander
CHESTOV. HA~S LE TAUREAU DE PHALARIS 25

pourquoi il avait tellement confiance dans la raison et dans la con-


naissance, et, d'où lui venait cette confiance. Il lui arriva plus
d'une fois de frôler cette question, mais il passa outre.
toujours
Chose étrange, Hegel n'appréciait guère la Bible il n'aimait pas
le Nouveau Testament: quant à l'Ancien, il le méprisait; et cepen-
dant. quand surgit devant lui le problème fonda-
philosophique
mental, oubliant tout ce qu'il avait dit sur l'Écriture, il chercha
un appui dans le récit biblique du écrit
péché origine). Hegel
Nach der alten Erzâhlung vom Sùndefali. die den
Schiange
Menschen nicht betrogen hat, denn Gott siehe Adam ist
sagt
\vorden \vie unser einer, er weiss. was Gut und Bose ist. Et une
autre fois encore, dans ses méditations sur le destin de Socrate
(dans la même 77/s/o/e de la
f/oso~e) nous lisons « nie
Frucht des Baumes der Erkenntniss des Guten und des Bosen.
d. h. der aus sich schopfendenVernunft,dasalIgemeIne Prinzip der
Philosophie fur aile Zeiten. Ce n'est pas seulement Hege) qui
pense ainsi tous nous sommes persuadés que le serpent qui a
séduit nos premiers parents et les
a engagés à goûter des fruits de
l'arbre de la science du bien et du mal. ne les a pas trompés, que le
menteur était Dieu qui avait Interdit à Adam de manger de ces fruits
dans la crainte que t'homme ne devienne un dieu. Convenait-il à

Hegel de se référer à l'Écriture? ceci est une autre question. Hegel


pouvait tout se permettre, et ses disciples qu'indignait l'athéisme
'ou le panthéisme) de Spinoza. écoutaient pieusement lesdiscours
de Hegel et considéraient presque sa comme la seule
philosophie
apologie possible du christianisme.

Cependant, cette fois encore Hegel ne faisaitque répéter Spinoza,


avec cette différence que Spinoza déclarait ouvertement, coura-

geusement qu'il n'y a pas de vérité dans la Bible et que l'unique


source de la vérité est la raison, tandis que Hegel parlait de révé-
lation au moment même ou dans la discussion entre Dieu et !f

serpent il prenait le parti de ce dernier. Nul doute que si le pro-


blème de la vérité avait été proposé sous cette forme à Spinoza. il
aurait pleinement approuvé Hegel. Puisqu'il faut choisir entre
Dieu qui nous met en garde contre les fruits de l'arbre de la
science du bien et du mat. et le serpent qui nous vante ces fruits.
l'Européen cultivé ne peut hésiter il suivra le serpent. L'expé-
rience quotidienne nous convainc que les gens savants jouissent
26 REVBE PHILOSOPHIQUE

degrands avantages vis-à-vis des ignorants; par conséquent, celui-


là ment qui cherche à compromettre le savoir à nos yeux, tandis

que la vérité parle par la bouche de celui magnifie le savoir.


qui
Certes, comme je Fai déjà dit, d'après Spinoza, de même que
d'après Hegel qui le suivait en tout, l'expérience ne nous donne

pas la connaissance parfaite', « tertium genus cognitionis n. Par

conséquent, lorsqu'il s'agit de choisir entre le serpent et Dieu,


nous sommes dans la même situation que quand il nous faut
choisir entre la méfiance à Fégard du savoir, et la méfiance vis-à-
vis de la méfiance. Dans les moments difficiles, la raison refuse de
nous guider et l'on est obligé alors de se décider à ses risques et

périls,, sans avoir la garantie que notre décision se trouvera jus-


tifiée par ses résultats.

III

Je sais certes que non seulement Spinoza et Hegel mais Kant


lui-même n'auraient jamais admis que la raison pût refuser de guider
l'homme. « La raison recherche avidement les jugements généraux
et nécessaires », ainsi s'exprime Kant au début de sa Critique de
la raison pure (l~ éd.). Et pas une seule fois IL ne se demande au
cours de son ouvrage pourquoi devons-nous nous mettre en quatre

pour fournir à la raison ce qu'elle recherche avec tant d'avidité?


Et qui est ou qu'est-ce que c'est que cette raison qui dispose d'un
si grand pouvoir sur l'homme? Cependant, ce fait que la raison est

possédée d'une passion comme tout être limité, devrait déjà suffire
à nous mettre sur le qui-vive et à rendre suspects à nos yeux la
raison et ces jugements généraux et nécessaires auxquels elle

aspire. Mais je le répète, la raison demeure au-dessus de tout

soupçon, même pour l'auteur de la Critique de la raison pure.


Telle a toujours été la tradition de la pensée humaine la méfiance
à l'égard de la raison a toujours été considérée comme un crime
de lèse-majesté. Platon disait que le plus grand malheur qui pût
arriver à l'homme, c'était de devenir ~o~oyo~ Pour Aristote,
KotOoXou Y&p <~ sTn.Tr~Xt ~xvT<uv, E; xv~x~ç o!px
Eer'cn; tb eTuc'-TTjTov. C'est-
à-dire La connaissance est la connaissance générale et nécessaire.

Depuis Socrate nous avons définitivement renoncé à ce qui con-


stitue le problème essentiel de la connaissance et, du même coup,
CHESTOV. DANS LE TAUREAL' DE PftALARtS 2T

au problème Le but de la était


métaphysique. pensée socratique
précisément de préserver la connaissance de toute tentative de
critique, ainsi que cela apparaît dans cette affirmation à pre-
qui
mière vue constitue précisément la condition et le principe de toute
critique je sais que je ne sais rien (afth'mation selon le propre
qui
témoignage de Socrate lui valu d'être l'oracle le
proclamé par
de tous les hommes), mais
plus sage germe la possibi- qui tue en
lité de toute critique. Cetui-tà seul en effet dira qu'il sait qu'il ne sait
rien. qui est convaincu que le savoir est l'unique source de la vérité.
Ce n'est pas en vain qu'à propos du destin de Socrate se sou-
Hegel
vint (te l'arbre de la science et des paroles du serpent tentateur
Eritis sicut dei. » Seul celui a goûté aux fruits de l'arbre de
qui
la science du bien et du est de se livrer sans retour
mal, capable
aux enchantements de la connaissance. Pour le
Socrate, mépris
du savoir était le péché mortel. H reprochait aux en les
poètes
raillant, de chercher à atteindre la vérité par d'autres voies que
celles de la connaissance. H ne trouvait de mots assez durs
pas
pour ceux qui ne sachant rien, savaient
croyaient qu'ils quelque
chose. D'où vient cette assurance inébranlable seul le savoir
que
apporte à l'homme la vérité? Et cette assurance dont
que signifie
nous avons tous hérité de Socrate:? L'oracle a-t-il séduit Socrate
comme le serpent de la Bible avait Adam? Ou bien la
séduit jadis
tentation se dissimulait-elle autre et la Pythie, de même
part,
qu'Kve, n'a fait que tendre à Socrate le fruit dont elle avait goûté
à la suggestion d'une force à notre
qui échappe perspicacité?
Quoi qu'il en soit, après Socrate les représentants les plus
marquants de la pensée humaine ne peuvent faire autrement que
d'Identifier la vérité aux fruits de l'arbre de la science. Telle est la
signification de l'avertissement de Platon au du
sujet ~y.
telle est la signification du xxO~ou et du d'Aristote. du
x~yx-~
de « omnibus dubitandum » et du sum de Descartes,
cogito ergo
du verum est index sui et falsi » de Voilà
Spinoza. pourquoi
Kant déclare au début de sa « la raison recherche
critique que
avidement lesjugements généraux et nécessaires. Tout cela
constitue l'héritage de Socrate. Socrate la vérité les
Depuis pour
hommes s'est confondue avec les jugements et néces-
généraux
saires tout le monde est convaincu que la pensée n'a le droit de
s'arrêter que lorsqu'elle s'est heurtée à la nécessité met fin à
qui
28 REVUE PHILOSOPHIQUE

toutes les
recherches, à toutes les curiosités. Et en même temps
personne ne doute qu'en nécessaires
pénétrant jusqu'aux rapports
des choses, la pensée accomplitla tâche suprême de la philosophie.
De sorte que Hegel voyait assez en somme lorsqu'il
juste
démontrait a pas de « philosophies « la
qu'il n'y », qu'il y a
philosophie », que tous les philosophes ont toujours compris de
même la mission que leur avait le destin. Tous ils cher-
imposée
chaient à découvrir l'ordre rigoureux et immuable de l'être, car
tous, et ceux-là même qui comme Socrate savaient qu'ils ne
savaient rien, étaient complètement l'idée cet
hypnotisés par que
ordre qui ne dépend de personne devait exister, qu'il était

impossible qu'il n'existât pas, de même qu'il doit exister une


science qui découvre cet ordre à l'homme. Socrate affirmait, il est
vrai, que le savoir parfait n'appartenait qu'aux dieux, que la
science de l'homme était incomplète. Mais en disant cela il

magnifiait encore davantage le savoir, car ses paroles signifiaient


en somme que la liberté des dieux n'était pas absolue elle non plus
le savoir lui posait des bornes en fixant les limites non seulement
du et de mais même de ce
possible l'impossible, qui est permis et
int,erdit. Dans l'Eutyphron écrit par Platon du vivant de son maître,
Socrate démontre que même aux dieux il
pas n'est
donné de
choisir ils ne sont pas libres de ne pas aimer le juste, tout
comme doivent l'aimer les mortels. Les mortels et les Immortels
sont également soumis au devoir et à la nécessité. C'est pourquoi
la tâche de la philosophie consiste en découvrant les rapports
nécessaires des choses, c'est-à-dire en obtenant le savoir, à
convaincre les hommes que l'on ne peut discuter avec la nécessité,

qu'il faut lui obéir. Bien entendu, les sciences exactes établissent
elles aussi les rapports nécessaires des choses et enseignent aux
hommes l'obéissance, mais
la philosophie ne se contente pas de
cela il ne lui suffit pas que les hommes acceptent la nécessité et
s'accommodent d'elle elle veut obtenir des hommes qu'ils aiment
la nécessité, qu'ils la vénèrent comme au temps jadis ils aimaient
et vénéraient les dieux.
Il se peut que la différence essentielle entre Socrate et les

sophistes, différence que l'histoire nous a soigneusement dissi-

mulée, consiste précisément en ce fait que lorsque les Grecs de la


seconde, moitié du ve siècle découvrirent que les dieux olympiens
CHESTOV. DA\S LE TAUREAU DE PHALARIS 29

étaient l'œuvre de l'imagination, et que les « contraintes de tout


genre provenaient non d'êtres vivants qui prenaient à cœur le
destin des hommes mais de la nécessité indifférente à tout, les

sophistes, ainsi que plus tard saint Faut, réagirent avec violence:

puisque les contraintes viennent non des dieux mais de la

nécessité, alors rien n'est tout est permis. Le nx~T<uv /?7)j~xT<uv

jjLEïpcv oh'OpM~o:; de Protagoras a la même signiHcation. semble-


t-i), que la phrase de saint Paul si les morts ne ressuscitent pas
mangeons et buvons ( I. Co/ lo, 32), bref, faisons ce qui nous passe
par la tête, vivons comme nous voulons, Pas plus que les sophistes
Socrate n'admettait l'existence des dieux. Et cela se comprend
celui qui craint d'être celui voit dans le savoir
;jt.~AT,'o. qui
l'unique source de la vérité, celui-là ne consentir à admettre
peut
les dieux. Avec une na'fveté fort séduisante peut-être mais
convenant peu à un philosophe qui voulait tout tout
éprouver,
questionner, Socrate se détourna dédaigneusement des poètes,
des artistes, uniquement parce que s'il leur arrive de
parfois
découvrir de hautes vérités, ils ne les obtiennent du savoir
pas
mais d'une autre source et ne sont pas capables d'expliquer
comment ils les ont trouvées. Socrate n'a pas confiance dans les
hommes « inspirés des dieux comment leur faire confiance
puisque l'on sait que les dieux n'existent pas; ou bien si l'on
admet le commentaire de Hegel puisque l'on sait Dieu a
que
trompé l'homme, ainsi qu'Il l'avoua lui-même lorsque le serpent
ayant pénétré ses intentions cachées, les révéla à nos premiers
parents? En tout cas, si l'on veut être prudent, mieux vaut s'en
tenir à (te~v eux E~x! o'jO'M; e~v o'j9 ~'jx
Protagoras ?cE~ ~ev ~M

s"T~. (Pour ce qui est des dieux, je ne sais s'ils existent ou s'ils
n'existent pas.) Devant ses devaient se sur
juges qui prononcer
l'accusation d'athéisme d'Anitas et de Mélyte. Socrate dit en
somme la même chose que Protagoras: mais comme il s'agissait
de l'immortalité de l'âme et non de l'existence des dieux, nombre
de gens se figurent encore aujourd'hui que Socrate pensait
autrement que Protagoras. En réalité tous deux de la
partaient
même idée. mais y réagissaient différemment, bien la
qu'avec
même passion Protagoras disait Si les dieux n'existent si
pas,
l'âme n'est pas immortelle, si la vie humaine se réduit à cette
brève existence terrestre qui commence par la naissance et se
30 REVUE PHILOSOPHIQUE

termine par la mort, si nous ne sommes pas reliés par des liens
invisibles à des êtres supérieurs, bref, si tout ce qui commence
dans ce monde y finit aussi, alors qu'est-ce qui peut enchaîner le

caprice de l'homme et au nom de quoi l'homme renoncera-t-il à


son caprice? Pourquoi l'homme en ce cas ne donnerait-il libre
pas
cours à ses désirs et à ses
passions? Il est obligé parfois de se
soumettre a la force pour autant qu'il ne peut la vaincre et y

échapper par la ruse; mais s'y soumettre ne signifie pas encore


reconnaître ses droits suprêmes, définitifs. Mangeons, buvons,
réjouissons-nous, pour parler comme saint Paul. L'attitude de
Socrate à ('égard delà vérité qu'il a découverteesttoute différente
de même que Protagoras il ne doute pas un seul instant q!je c'est
à la raison de trancher ia question de l'existence des dieux, et
avec cette honnêteté intellectuelle qui le caractérisait et en

laquelle il voyait (et nous aussi après lui)


plus hautela vertu du

phitosophe, il dut reconnaître qu'aux yeux de la raison on pouvait


aussi bien admettre l'existence des dieux et l'immortalité de l'âme

que les nier. De plus cela il ne le disait pas mais il est à croire

qu'il le pensait puisque la science est incapable de fournir une

réponse positive à ces questions, puisqu'un examen scrupuleux


l'amène, ainsi que Protagoras (si différent de lui sous tous les

rapports) à la même conclusion peut-être que les dieux existent.

peut-être n'existent-ils pas, c'est donc que la cause des dieux est

perdue il y a tout lieu de croire qu'ils ont été inventés par les
hommes. Et cependant, la solution proposée par Protagoras était

inacceptable pour Socrate, de même qu il aurait repo'ussé avec

indignation les paroles de saint Paul s'il avait pu les connaître.


Tout valait mieux aux yeux de Socrate que le « homo-mensura »
de Protagoras ou le « mangeons et buvons » de Papôtre. Que reste-
t-il à mesurer à l'homme si tout ce qui est mesurable est transi-
toire et sujet au changement? Et comment peut-on songer à se

réjouir lorsque l'on sait que les jours sont comptés et q-ue l'on
n'est pas sûr du lendemain?
Bien avant Socrate, les grands philosophes et les poètes grecs
considéraient avec terreur l'angoissante in-certitude -de notre dou-
loureuse existence. Héraclite enseignait que tout passe, que rien
ne demeure. Avec une force qui n'a jamais été depas&ée les tra-

giques peignaient l'horreurde'la vie humaine. Et pourtant, Héfa-


CHESTOV. DA'<S LE TAL'REAU DE ['HALAKtS 31

dite, comme s'il faisait écho à travers les siècles au prophète


tsaie et à saint Paul qui Isaie, Héraclite pouvait encore
répétait
dire que ce que les dieux nous avaient préparé dépassait tous les

rêves, tous les espoirs des humains. Mais il n'était déjà plus
donné il Socrate de parler ainsi nous ne savons pas ce qui nous

attend après la mort, or n'est-il pas honteux de parler de ce qu'on


ne sait pas? Heraclite, [saie. saint Paul étaient aussi inaccel)ta-
bles pour Socrate ensorcelé le savoir,
par que Protag'oras qui
nloritiait l'arbitraire. [! est évident que les hommes de la Bible et

les phHosophes du genre de Heraclite puisaient leur sagesse à des

-ources extrêmement douteuses: ils étaient semblables aux poètes

qui dans un élan (t'enthousiasme injustifié proclamaient des

choses qu eux-mêmes ne comprenaient pas. Sans savoir, il n'y a


ni vérité ni bien. Par le savoir est source de
conséquent, l'unique
tout ce qui importe à l'homme. il donne à l'honnie, il ne peut pas
ne pas lui donner la seule chose nécessaire Certes, si le
savoir nous révélait les dieux et l'immortalité de l'âme, ce ne
serait pas mal du tout: mais en est autrement, nous
puisqu'il
nous arrangerons sans cela. C'est ainsi que Socrate comprit la

tacite qui lui incombait. H voyait tout aussi bien qu'Aristote que
l'homme savant être méchant, mais il avait découvert
pouvait que
notre existence se termine avec la mort: puisqu'il en est ainsi, le

serpent de la Bible et la Pythie avaient raison la vertu réside

uniquement dans le savoir. Aux veux de tous. publiquement,


Socrate devait répéter le neste que selon le mvthe dont
antique

personne ne peut témoigner, avait accompli Adam.

IV

Le serpent n'a pas trompé l'homme. Les fruits de l'arbre de la


science du bien et du mal. c'est-à-dire. comme nous l'a expliqué
He~'el, la raison qui extrait tout d'elle-même, sont devenus les

principes de la philosophie pour tous les La de


temps. critique
ta raison que contenait l'interdiction de coûter aux fruits de
arbre dont devait venir tous nos maux. fut la
remplacée par
méfiance envers la méfiance et Dieu fut chassé du monde

qu'il avait créé. tandis que son pouvoir en totalité à la


passait
32 REVUE PHILOSOPHIQUE

raison; celte-ci n'avait pas créé le monde, il est vrai, mais elle
nous offrait en nombre illimité ces mêmes fruits contre lesquels
le Créateur nous avait mis en garde. Il faut croire que ce fut

précisément leur « infinité qui séduisit l'homme dans ce


monde où les fruits de l'arbre de la science sont devenus le prin-
cipe non seulement de toute philosophie, mais de l'être lui-même,
l'humanité pensante rêvait à la possibilité de victoires et de

conquêtes grandioses. De qui fallait-il se méfier du serpent qui


vantait la raison ou bien de Dieu qui « critiquait cette raison?
La réponse ne pouvait faire de doute selon la parole de Hegel,
il faut opposer la méfiance à la méfiance. Hegel n'a oublié qu'une
chose, « bona fide » sans doute Si le serpent a dit la vérité, si
ceux qui goûtent aux fruits de l'arbre de la science deviennent
effectivement « sicut dei », si la Pythie avait raison elle aussi et
Socrate était en effet le plus sage des hommes, alors la philo-
sophie ne peut pas ne pas être édifiante son essence, sa signi-
fication, c'est d'édifier. Et non pas seulement chez nous, sur terre,
mais dans l'autre monde aussi, au cas où l'homme est destiné à
revivre après sa mort rien ne changera sous ce rapport p.sY[?8ov
KyOtSbv ÏV 0~6p(<*)TtM~XXCrTf)(; Tj~EpO~; TTSpl T~ç KpET'~ X~yOUt TtO[E~9cf[ (Le
bien suprême pour l'homme est de s'entretenir quotidiennement
de la vertu). Autrement dit, d'après la sagesse de Socrate le bien

suprême pour l'homme est de se nourrir des fruits de l'arbre de la


science.
Ce n'est pas en vain que Hegel s'est souvenu en parlant de

Socrate, du mythe de la chute de l'homme. Il se trouve que le

péché est héréditaire Socrate répète Adam. Dans l'interprétation


de Hegel on retrouve toutes les circonstances de la chute du pre-
mier homme (et il se peut que Hegel souligna ce parallélisme à

dessein). Le serpent, c'est le dieu de Delphes; et la femme inter-


vient cette fois aussi Xantippe ne pouvait jouer le rôle d'Eve. il

est vrai, mais la Pythie le remplit parfaitement; elle cueille les


fruits de l'arbre de la science et persuade Socrate qu'ils sont

[MYtcOov KyKMv TM :MpMTCM et que ce sont eux par conséquent, et non


les fruits de l'arbre de vie, qui fournissent à l'homme « l'unique

chose nécessaire ». Cependant, bien que Hegel ne cesse de répéter


obstinément que le savoir est lié à la méfiance à l'égard de la

méfiance, à la rupture avec Dieu, à la confiance dans le serpent, sa


CHESTOV. TAUREAU UE PHAt.ARtS 3.3
))A.\SJLE

philosophie ne nous montre avec la netteté et ia


pas plénitude
désirables ce que nous ont les fruits de l'arbre delà science.
apporté
Si allait avec tant d'enthousiasme vers le
Hegel serpent, c'est qu'il
ne sans résulter de ce
soupçonnait doute passée qui pouvait com-
merce. Les illuminations de Socrate lui étaient et
étrangères
incompréhensibles. Il prétendait s'être assimilé toutes ies idées

philosophiques d'Héraclite, mais il n'en avait besoin que pour


atteindre certains buts extérieurs. Parmi les anciens seul Aristote
lui était véritablement crois ne en
proche, et je pas exagérer disant

que de tous les de c'est Aristote a


philosophes l'antiquité, qui
exercé sur He~'e! une influence décisive. Aristote. u.sT~;s''çuT:s~A-
qui savait avec un art inimitable s'arrêtera et était
temps qui per-
suadé qu'il fallait chercher la réalité dans les
vraie, l'authentique
zones de l'être, les confins de la vie ne
moyennes présentant aucun
intérêt pour nous, Aristote à comme le modèle
apparaissait He~el
des esprits la du était à ses
phitosophiques prudence Sta~yrite
yeux la meilleure garantie de ce considérait comme son
qu'il idéal,
la rigueur Le meilleur doit être cherché entre
scientifique.
le et le assez C'est là aussi faut
trop pas qu'il chercher la
vérité. Le tini. enseignait est le sitj-ne de la
Aristote, perfection':
et c'est dans cette doctrine trouva un sûr contre
que He~el refuse
les values du mauvais infini menacent de les
qui submerger
hommes. Quand Socrate entendit les du me
paroles serpent (qu'il
soit permis après de m'en tenir aux de la
Hegel images Bible).
eritis sicnt dei et se détournant de Dieu H ~oûta aux fruits
que
de l'arbre de la science, il alla bout seuls ces
jusqu'au fruits don-
nent la vie à l'homme. Aristote, s'arrêta à temps. Tout au
lui, long
de son on trouve des de ce Se r~
A~/i~uc remarques genre Tpx-
/TOU.SV~ E'jOXt'U.O'~fX (C.XTXOVT~t; E~0:t, SKV KYxQov, S/OTS; ~X~TS!;
~'jo.v A-~us-.v (N. ~<. 1153 b 20). C'est-à-dire celui affirme
qui
que le juste peut être heureux dans les celui-là.
jusque supplices,
volontairement ou non. une absurdité. De telles remar-
prononce
ques. jetées comme en passant, constituent le fondement même de
l'éthique d'Aristote: elles sont évidemment dirigées contre Socrate
dont la pensée et la vie véhémente un tout
apportaient témoi~na~e
différent. Sa conviction ne rien arriver de mal à l'homme
qu'il peut

1. TO S'Yp'.TTO~ TS/ 0<Ï;TX~ (N. Ht)!. tf)':)7. n. 2.S).


TO\)ECXY.–d933(\slf,t2) 3
li. RR\TIE PHiLOSQPmQUE

le savoir est la vertu, conviction qui apparaît à


vertueux et que
comme d'un naïf optimisme, cachait
nombre de gens l'expression
la cruelle vérité jamais âme
la plus terrible, plus qu'acceptât
les écoles issues de Socrate déclaraient solennel-
humaine. Quand
vertueux serait heureux dans le tau-
lement l'homme jusque
que
une nouvelle
reaude PhaIaris,eMessecontentaientd'exprimersous
la l'essence même de l'éthique
forme ce qui faisait signification,
Aristote insistait que la seule
socratique. Et au contraire, quand
la et celle-ci exigeait un
vertu ne suffisait pas pour béatitude, que
biens il se défendait contre Socrate.
certain minimumde temporels,
à admettre les fruits de l'arbre de la science
Aristote se refusait que
l'homme dans le ventre du taureau
pussent finir par pousser jusque
cette béatitude dont parlent non seu-
de Phalaris et lui faire goûter
mais aussi les épicuriens et qui constitue le
lement les stoïciens,
du dernier des grands de l'anti-
fondement de l'éthique philosophes
Le déshonneur de ses filles, le- meurtre de ses Sis, la
quité, Plotin.
sa rien ne trouble la béatitude du sage,
destruction de patrie,
La et l'importance
enseigne Plotin (Enn. I, IV, ~89). signification
« bien est autonome,
de l'éthique tient précisément à cela que son
des « res quœ in nostra
c'est-à-dire complètement indépendant
et se détourne donc,
sunt L'éthique qui a peur qui
potestate non
du taureau de Phalaris, renonce en somme
comme chez Aristote,
Socrate le voyait; il savait lui ce qu'apportent
à sa tâche essentielle.
fruits de l'arbre de la science; il y avait goûté
aux hommes les
Adam. Tandis Aristote. de
comme y avait goûté jadis que pour
de nos jours, ces fruits n'étaient que 0~? x;
même que pour Hegel
et ne se doutait donc même pas
il se contentait de les contempler
dont ils étaient Aussi n'est-ce pas.
du terrible poison imprégnés.
faut aller chercher la naïveté et l'insouciance,
chez Socrate qu'il
ont trahi Socrate Aristote
mais chez ceux qui ~~r~, v, ix~T~.

de biens au
avait recours au minimum temporels pour échapper
mais ce taureau n'est pas une fiction, c'est la
taureau de Phalaris;
il
réalité même. Et pas le droit
le savoir de niej? son existence;
n'a
court à toute tentative ayant pour but d'expulser
doit même couper
de Phalaris hors des limites du réel. Tout ce qui est réel
le taureau
raisonnable. C'est ce que disait Hegel. C'est
doit être reconnu
deux mille ans avant lui Aristote ~rx
ce que disait aussi
dans la nature de toute
-p <pu<~ ~E~
-H e~. (Il y a du divin
CHESTOV. fU\S LE TAt'RRAt.' nE PffALARIS 3S

chose '.t De sorte que t'en peut trouver des traces de divin jusque
dans le taureau de Phataris. et la raison n'a par conséquent pas le
droit de lui refuser sa bénédiction. Finalement, la sagesse apporte
a t homme non pas ~uox'.jjLc'xv,
non pas la béatitude, mais quelque
chose de tout différent ou pour mieux dire, la béatitude promise par
ta sagesse est pire que tes pires malheurs qui frappent les mortels.
Mais comment ta sagesse qui les conduit jusqu'au taureau de Pha-
taris pourra it-elte séduire les humains? En homme pratique Aris-
tote sentit le danger il comprit, que la sagesse de Socrate ne peut
trouver dans te monde ce désintéressement, cet esprit de sacrifice
-.ur tesquets comptait son éthique. Et ce même sens pratique souffla
a Aristote que le mépris que les philosophes témoignent d'ordinaire
a la foute. -o~~cAA~ était simulé. La philosophie ne peut se passer
du consensus omnium sous ce rapport elle apparaît comme

captatio henevoientiae de ces T:oAÀ~ qu'en paroles ette repousse.


Mais si c'est ainsi, it n'y a pas place dans i'éthique pour le taureau
de Phalaris. L'éthique doit garder a sa disposition un certain
minimum de biens temporels. Quand un tel minimum est garanti
ou bien quand on réussit au moins à convaincre les hommes que ce

qui les terrifie et teur apparaît par conséquent éternellement pro-


blématique. est repoussé à une distance suffisante, de sorte que
toute menace directe est écartée, c'est alors seulement qu'on peut
se mettre à philosopher en toutetranquiHité. A tors on peut accepter
te cas échéant des mains de Socrate sa vérité que ta vertu et le
.-avoir sont une seute et même chose: cette vérité' acquiert alors,
certes, une autre signification que celle que lui conférait Le plus

saue d'entre tes hommes, mais c est précisément ce qu'il faut la

philosophie devient a )a fois vera et optima '). mais elle ne se


trouvera pas obti~éc d exiger des hommes t'impossibte.
II fut d'autant ptus tacite a Aristote d'échapper au taureau de
Phataris. que Socrate tui-même !ui avait souffté (peut-être inten-

tionneHement) commeut il fattait s y prendre pour cela. Il sem-


btait que le savoir dont Socrate avait promis d'enrichir l'humanité,
devait la conduire vers des sources toutes nouveifes, ignorées

jusqu afors, et que le bien découvert par ce savoir ne pouvait rien


avoir de commun avec le bien que les hommes obtenaient' avant

t. Hth. t)7u a t3.


36 REVUE PHILOSOPHIQUE

à la recherche du
Socrate. Mais comme je l'ai déjà indiqué, parti
du Socrate's'adressa aux hommes dont
savoir et bien, justement
disait ne savaient rien, n'entretenaient aucun rap-
lui-même qu'ils
le bien et ne se vantaient de leur science que parce
port avec
toute honte Socrate se tourna vers les méde-
qu'ils avaient perdu
vers les cuisiniers, les charpentiers, les hommes poli-
cins.
etc. Les historiens de la philosophie sesont souvent demandé
tiques,
le des hommes avaient pu confondre ce qui
comment plus sage
dans la vie quotidienne avec ce qui est moralement bon;
est utile
ils ont vu là une de ces inconséquences que ne parviennent pas à

les Mais il est à croire que si inconsé-


éviter plus grands esprits.

quence il y a, elle fut voulue. Il n'aurait pas été difficile à Socrate

de mettre à nu le e:<; KAÀo-j-e~ dont il se rendait coupable.


~Eïx~Tt!

avec lui-même, n'étant plus entouré de disciples angoissés


Et seul
obtenir des à toutes les questions, et
qui voulaient réponses
menaçaient d'appeler de son vrai
d'adversaires perspicaces qui
où il puisait ses vérités, Socrate sans nul doute
nom la source
clairement l' « utile H des médecins et des cuisiniers ne
voyait que
du tout au bien '< dont it était appelé à doter les
ressemblait pas
C'était en cela que consistait le « secret a
hommes. probablement
dissimulait avec tant de soin sous le masque de
de Socrate qu'il
et de la dialectique les dieux n'existent pas, il
l'ironie puisque
la sagesse du serpent. Or le serpent ne disposait pas
faut accepter
non sunt il ne
de l'arbre de vie (~ res qui in nostra potestate "):
de l'arbre de la science à partir du moment où les
disposait que
le monde, l'arbre de la science cacha pour tou-
dieux quittèrent
l'arbre de vie.
jours

ne connaissons Socrate qui ne laissa aucun écrit, que par les


Nous
de ses Xénophon, et par
Platon des renseigne-
et
récits disciples,
ments de seconde main; mais tout ce qui nous apparaît dans la doc-

de Socrate clair, discutable, incomplet, peut être com-


trine peu
et éclairci les ouvrages de Spinoza. Il ne sera pas exa-
plété d'après
ressuscita en Spinoza ou même
géré de dire, je crois, que Socrate
fut la seconde incarnation de Socrate. <' Opfert mit
que Spinoza
den Manen des heiligen, verstossenen Spinoza »
Ehre biltio-
TAUREAU DE PHALARIS 37
CHESTOV. DAXS LE

(inclinez-vous avec vénération devant la mémoire du saint Spi-

noza tous), dit Schleiermacher, le plus grand, selon


repoussé par
allemands Luther. C'est sur ce ton
Dilthey. des théologiens après
de Socrate le meilleur des hommes, le
que les anciens parlaient
le saint. Si l'on avait eu recours à l'oracle dans les temps
juste,
modernes, il aurait certainement Spinoza, comme Socrate,
appelé
le plus d'entre les hommes. Kierkegaard reproche aux philo-
sage
de ne vivre conformément aux catégories dans les-
sophes pas
ils ce contient une part de
quelles pensent: reproche peut-être
vérité, mais il ne concerne certainement ni Socrate ni Spmoxa. Ce

rend tous deux si c'est qu ds


qui les remarquables, précisément
vivaient dans les dans ils pensaient, trans-
catégories lesquelles
formant ainsi miraculeusement la u philosophia vera » en phi-
les termes de Spinoza, ou en
losophia optima pour employer
incarnant le savoir dans la vertu, comme Socrate.
pour parler
Che/ la vérité et conduisait au nécessaire
Socrate, générale
chez « tertium genus cognitionis, cogmho
~Y:~ov xyxa~: Spinoza,
intuitiva aboutissait au amor Dei intellectualis et à la

béatitude trouvait liée. Mais c'est une


suprême qui s'y
erreur ainsi le fait souvent, l'idée fonda-
que d'écarter, qu'on trop
mentale de Socrate et de en invoquant leur <. intellectua-
Spinoza
lisme On ainsi se débarrasser d'eux, mais il est impossible
peut
alors de le sur s'était concentrée la
comprendre problème lequel
du d'entre les hommes dans sa première et dans
pensée plus sage
sa deuxième incarnation. Le ultérieur de la philo-
développement
en témoigne clairement. '< Toute connaissance commence
sophie
ainsi débute la de la raison pure; mais
par l'expérience Crilique
Kant aussitôt il ne suit de là qu'elle vienne tout
ajoute pas
entière de Et en effet, il y a dans notre connaissance
l'expérience.
chose que nous ne trouverons jamais dans l'expérience,
quelque
un certain Zutat selon l'expression de Hegel: ou pour parler
comme Leibniz Nihil est inintellectu non fuerit in sensu,
quod
nisi intellectus Notre connaissance se réduit entièrement à
ipse.
ce '< Zutat et en somme, l'expérience ne joue
mystérieux
aucun rôle dans l'acte de connaissance. Il est vrai que
presque
avaient intérêt à ne
ceux qui cherchaient la connaissance toujours
celle-ci de aussi substituaient-ils sou-
pas détacher l'expérience,
vent à la connaissance. A peine Aristote a-t-il dit
l'expérience
38
REVUE PHILOSOPHIQUE

TMVT&; K~pMKo: opEYo~T~t T;~ ~E: ToS e~Evot: (Tous les hommes
aspirent par nature à la connaissance), se hâte
qu'il d'ajouter
S'j TEv ix~cEEM~ se voit au
T/jp.E~v oLy~TjfTtç (cela déjà plaisir que
donnent aux hommes les perceptions sensibles). Mais Aristote
savait parfaitement la connaissance se
que distingue « toto cœ)o
de la perception sensible. Nous nous souvenons avec quelle insis-
tance il soulignait la connaissance
que est la connaissance du
général et du nécessaire, et c'était cette connaissance
que que
recherchait la science. Il faudrait donc dire la connaissance part
de l'expérience finir l'écarter
pour par complètement. 11 n'y a pas,
il ne doit pas y avoir dans la science
place pour v, -rS~ xis~creMv
0")~?)~; le but de la connaissance est de se détacher du donné sen-
sible, de le surmonter. Le donné sensible est chose
quelque qui
surgit et disparaît constamment et ne demeure jamais, quelque
chose dont on ne et dont il faut se
peut s'emparer débarrasser par
conséquent, ou comme s'expriment les au-dessus de
philosophes,
laquelle il faut s'élever. C'est ce et tel fut
qu'enseignait Socrate;
aussi le sens de la « conversion x de le
philosophique Spinoza
caractère versatile et fuyant de tout ce qui est terrestre rem-
plissait son âme d'inquiétude et ainsi )avoue
d'angoisse, qu'il
lui-même dans son Trac~a~Ms de eme~a~'o~e intellectus. 'H ï5~
KM~eMv ayM-qs-t;, l'attachement au donné sensible, ainsi
qui, que
le remarquait justement Aristote, est à tous les hommes et
propre
que Spinoza éprouvait aussi, constitue à première vue une apti-
tude très naturelle; or en réalité il est lourd de menaces et nous
prépare les pires comment s'attacher à ce
catastrophes peut-on
qui a un commencement et doit, avoir une fin?
par conséquent,
.Comment peut-on admettre cette Plus nous nous
dépendance?
attachons ardemment au au passager, douloureuse
temporel, plus
sera la souHrance de l'arrachement le moment viendra
quand pour
l'objet de notre attachement de rentrer dans ce néant d'où il a
surgi pour un court instant. Bien que ~) T<j,;v K~e~ce~ soit
Kyx~T'ç
propre à tous les hommes, il ne constitue une vertu
pas commune,
un principe de force, mais un défaut un de fai-
commun, principe
blesse. Et si Aristote l'a du ce n'est
rapproché savoir, qu'à la faveur
d'un malentendu, peut-être conscient. Aristote est sorti de Socrate
et de Platon et, comme nous le savons, il a toujours
souligné que
MOo~ou Y&p o:[ m;cT~o:[ Tcx~TMv et si tout se réduisait aux
que per-
DE t'HAL.\)![S 39
CHESTOV. DA'sS LE TAL'REAL'

sensibles (r~ il n'y aurait pas <te connaissance.


citions xS~r~)
ainsi une certaine transformation de
La connaissance présuppose
ce à quoi il était attaché, et se
l'homme il renie ce qu'il aimait,
de tout nouveau, diffère entièrement de
vuue a quoique chose qui
attachement. Bien la Hible et ne se
l'objet de son qu'il méprisât
donnât donc la de réfléchir sur la portée philoso-
jamais peine
du mythe de la chute, Hegel voyait juste cependantlors-
phique
le fruit de l'arbre de la science est ce qu'en lan-
qu il disait que
nomme la raison extrait tout d'elle-même et
çant- moderne on qui
Socrate est devenue le principe de la philosophie pour
qui depuis
ne se décider à tirer de cette
tous les temps. Mais jamais Hegel put
idée le-, conclusions suppose et à dire comme Spinoza
qu'elle
Ab~oluteigitur concluditur. quod nec ratio Scripturse,nec Scnp-
De même Hegel dis-
tura ratio!)is accomodandaest. qu'Aristote,
d'une de sûreté pour le cas où la tension
po-ait toujours soupape
C est à cause de cela tout comme
deviendrait tropdangereuse. que
Aristote il ne discernait le taureau de Phalaris que dissimulait
pas
de Socrate et ne se doutait les du Dieu
ta sagesse pas que paroles
de la Bible être vraies, c'est-à-dire que le savoir empoi-
pouvaient
.onnerait la joie de l'être et conduirait l'homme au seuil du néant

a travers de terribles et Pourquoi Anstote


répugnantes épreuves.
et demeurés à ce vu Socrate et
Hegel sont-ils aveugles qu'avaient
ne saurais le dire mais tout à croire que la
Spinoza. je porte
vtsion rien ni à Aristote,n[ à Hegel.
socrato-spinoxicnne n'apporta
les dont nous disposons, il est difhcde
D'après renseignements
de déterminer comment Socrate résolvait le problème du libre-

arbitre: mais savait les hommes étaient aussi peu


Spinoza que
libres les Inanimés si la était douée de con-
que objets pierre
science. elle tombe librement « se liberrimum
s'imaginerait qu'elle
e--e ".Dans cette même lettrefLVIII.éd.lat.(Spinoza dit encore:

E~o sane. ne meœ conseientiœ hoc est ne Hatione et experientia


<'nntradicam et ne et ignorantiam foveam, nego me ulla
prsejudicia
absoluta quod vellem et quod
cogitandi potentia cogitare posse,
non vellem scribere. » Et, immédiatement pour enlever tout
après,
doute au lecteur, il explique: Sedipsius con&cientLam appello
sino dubio expertus est, se in somnis non habere potestatem
qui
cuuitandi, vellet et non vellet scribere, nec cum somniat
quod quod
.~e velle scrii~ere. habet non somniandi se velle scri-
potestatem
40 REVUE PHtLOSOPHIQUE

bere. » Comment faut-il comprendre ces Il


paroles énigmatiques?
semble qu'il convient au prudent moins tout autre
Spinoza qu'à
de chercher dans les rêves de ce se passe dans la
l'explication qui
réalité. Personne ne nie que le sommeil enchaîne la volonté
humaine, mais le sommeil est suivi du consiste
réveil, lequel pré-
cisément en ce que l'homme rompt les liens sa
qui paralysaient
volonté. Avant de nous réveiller il nous arrive souvent de sentir
tout ce se
que qui passe n'appartient pas à la vraie réalité, mais à
la réalité du rêve qu'au prix d'un certain effort nous pouvons
écarter, rejeter loin de nous. Certes, si le dormeur avait conservé
cette pensée claire et libre de contradiction dont nous tant
parle
Spinoza et son maître Descartes, il devrait se dire que ce juge-
ment qu'il dort et que sa réalité est la réalité du recelé une
rêve,
contradiction et doit être donc considéré comme faux c'est en
rêve en effet qu'il lui semble qu'il dort et rêve. Et le
qu'il puis.
dormeur, de même que l'homme éveillé, ne se sent lié en
pas
général et
privé en quelque sens que ce soit de sa liberté en rêve
nous ne nous sentons pas au d'une force
plus pouvoir étrangère
qu'à l'état de veille. Le soupçon ne pénètre en nous que lorsque
nous commençons à sentir que la force nous domine nous est
qui
hostile, quand le rêve devient un cauchemar. C'est alors seulement
que nous vient brusquement à l'esprit cette idée absurde, inepte
on reconnaît l'absurde, à ce fait qu'il recèle une contra-
l'inepte
diction cette réalité n'est
que pas la vraie réalité, mais un rêve,
un mensonge, une illusion. Du nous nous trouvons devant
coup,
un dilemme que faut-il choisir la réalité ou
cauchemaresque
l'absurdité? La réalité offense notre être tout
cauchemaresque
entier; admettre l'absurde est une offense à la raison. Impossible
de ne pas choisir, car si l'on ne se décide soi-même,
pas quelqu'un
ou quelque chose décidera vous. En comme on le sait,
pour rêve,
l'homme choisit l'absurdité devant l'horreur du cauchemar.
la crainte d'offenser la raison tout sur nous nous
perd pouvoir
nous réveillons. Dans l'état de « l'ordre ') estdin'érent. Nous
veille,
« si si
acceptons » tout, honteux, répugnant, si effroyable que
nous apparaisse ce que nous devons la
accepter, pourvu que
raison ne soit pas outragée, ainsi le « principe de contradic-
que
tion .) qui la Car « Quam aram sibi
protège. parabit qui majes-
atem rationis laedit! » comme écrivait Spinoza qui niaitla liberté
CHESTOV. DA.\S LE TAL'REAL' DE PHALARIS 41

1 r-. l' Il- T 1 /"0, 1.


de l'homme. Ou bien Nicolas de Cusa était-it de la
plus proche
vérité en affirmant que Dieu vit intra murum coincidentiae

et ce mur « custodit in
ojipositorum que angélus ingt'essu para-
disi constitutus x? I[ est vrai qu'il n'est donné à
pas apparemment,
l'homme d'écarter cet ange. et puis. non seulement Spinoza qui ne

croyait pas mais plus encore le frémira d'horreur à l'idée


croyant
qu'il lui faut lever la main sur le Dieu lui-même
gardien posté par
a la du Que) autel en effet se l'homme
porte paradis. prépare
qui viole le commandement de Dieu! M ne même être
peut ques-
tion. semble-t-it. de <- libre décision. Passer du rêve cauchema-

rcsque à la bienfaisante réalité de l'état de veille n'est interdit


pas
à l'homme: mais du cauchemar de la réalité au Créateur
passer qui
habite au delà du mur des contradictions, cela ne nous est pas
donné: Dieu lui-même ici une limite à notre liberté.
pose Spinoza
bien entendu, n'aurait admettre la formule de Nicolas de Cusa
pu

pour Spinoza, le Dieu de Nicolas de Cusa, son son


paradis, ange

posté a ) entrée du paradis, tout cela n'était les d'un


que images
esprit naïf qui n'avait encore se débarrasser des traditions et
pu
de~ Mais la pensée de Nicolas de Cusa l'élan de
préjugés. exprime
la pensée spinozienne plus les mêmes
complètement que paroles
de Spinoza Et
:«Quamaramparabitsibit." puis.quamaram
parabit sibi est aussi une image ou l'on retrouve la trace de
cette même tradition avait à Nicolas de Cusa
qui inspiré l'ang'e
poste a ta porte du paradis. Mais le c'est Nicolas de
principal, que
Cusa et Spinoza sont tous deux convaincus n'est donné
qu'il pas
aux mortels de franchir les bornes établies le M de
par principe
contradiction. Et que. par conséquent, on ne peut au
échapper
cauchemar de ta réalité. Le est la
philosophe obligé d'accepter
réalité comme tout le monde: devant la réalité le se
philosophe
trouve aussi impuissant que le venu. La seule chose
premier que
peut et doit donc faire le c'est aux hommes
philosophe, enseigner
comment il faut vivre au milieu de cette réalité cauchemaresque
dont on ne peut se réveiller est la seule et
parce qu'elle unique.
Ce qui signifie que le but de la n'est la mais
philosophie pas vérité,
l'édification: autrement dit non les fruits de l'arbre de vie. mais
les fruits de l'arbre de la science. Et c'est ainsi la
que comprenait
tâche de la Socrate dans c'est ainsi la
philosophie l'antiquité: que
comprenait dans les temps modernes Spinoza.
42 REVUE PHILOSOPHIQUE

Nous avons déja entendu Socrate; écoutons maintenant Spinoza


qui termina ce que n'avait pas achevé Socrate. La tâche de

Spinoza consistait extirper de l'âme humaine l'ancienne idée de


Dieu. Tant que celle-ci persiste en l'homme, nous vivons non dans
la lumière de la vérité mais dans les ténèbres du mensonge. Tous
les préjugés, écrit Spinoza, pendent ab hoc uno quod scilicet
communiter supponant homines, omnes res naturales, ut ipsos
propter finem agere, imo ipsum Deum omnia ad certum aJiquem
imem dirigere, pro certum statuant dicunt enim, Deum omnia

propter hominem fecisse, hominem autem, ut ipsum coleret


Tous les préjugés ont pour source la conviction que Dieu se

propose des buts. Or « Deus agendi vel finem habet


principium
nullum H. Quand on lit cela on se demande avant tout Spinoza
a-t-il raison ou non? Les gens qui croient que Dieu se propose
certains buts connaissent-ils la vérité, tandis'que ceux qui affirment
que tout but est étranger à Dieu se trompent, ou est-ce le contraire?
Telle est la première question qui surgit d'elle-même ou tout
naturellement devant nous. Mais étant donné ce que Spinoza nous
a dit auparavant, il nous faut avant cette
question en poser une
autre l'homme est-il libre de choisir telle ou telle réponse lorsqu'il
s'agit de savoir si Dieu se pose ou non des buts, ou bien la

réponse à cette question est-elle déjà prête d'avance, avant que


l'homme se soit posé cette question, avant même que l'honune qui
interroge ait surgi du néant à l'être? On se rappelle que Spinoza
nous a avoué franchement qu'il n'était pas libre d'écrire ou de ne

pas écrire. Est-il libre de choisir entre telle ou telle solution de la

question qui s'est présentée à lui? Cent ans plus tard Kant tomba a
dans le même piège. La métaphysique, dit-il, doit décider si Dieu

existe, si l'âme est immortelle, si la volonté est libre; mais si la


volonté n'est pas libre ou bien si cette liberté est douteuse. alors
il n'est pas donné à l'homme de choisir quand il s'agit de Inexistence
de Dieu et de l'immortalité de l'âme. Quelqu'un ou quelque chose
a déjà tranché sans lui la question de l'existence de Dieu et de
l'immortalité de l'âme qu'il le veuille ou non il est obligé
d'accepter la réponse qui lui sera présentée.

1. Ëtb. I, App.
CHESTOV. DA~ LE TAUREAU DE PHAJLARtS 43

Oit lie d'ordinaire le du libre arbitre aux


problème questions
éthiques. Mais comme cela ressort déjà en du
partie chapitre pré-
cèdent. ce problème est bien étroitement lie à celui de la
plus
connaissance. Plus exactement, la liberté d'une et nos idées
part
du bien et du mal d'autre à tel avec nos
part. font point corps
théories de ta connaissance, toute tentative traiter ces
que pour
problèmes en dehors de leurs aboutit inévita-
rapports mutuels,
blement à des conclusions ou même
tronquées complètement
fausses. Quand Leibniz affirme avec assurance homme
qu'un qui
;t les mains liées être libre, son assurance
peut cependant est
iondee sur la conviction est donné au « savoir .< de répondre
qu'it
a la question de la liberté et nous devrons la réponse
que accepter
fournie par le savoir comme définitive, sans Telle était
appel.
aussi la conviction de Spinoza. Mais le « savoir fournit à Spinoza
une réponse toute din'érente de celle fournit à Leibniz.
qu'il
Leibniz <. apprit que notre volonté était libre. Spinoza qu'elle
n était pas libre. La célèbre discussion entre Érasme de Rotterdam
et Luther tournait autour de la même Érasme écrivit
question.
D~r/&a? Je libero a/'&~r/o: Luther lui sonDcsert.'o
répondit par
a~/r/o. Et si nous nous demandons comment il se fait que
Lrasme et Leibniz ont appris la volonté était libre. tandis
que que
Luther et Spinoza découvrirent était enchaînée, nous nous
qu'elle
trouverons dans une situation très difficile, dont nous ne pourrons
pas sortir par le procédé ordinaire, c'est-à-dire en vérifiant les
arguments des deux parties. Il est certain étaient tous
qu'ils éga-
lement honnêtes et témoignaient de leur
véridiquement expé-
rience personnelle. Mais comment savoir de ces
laquelle expé-
riences personnelles de la vérité? Le
témoignent problème
apparaît encore plus complexe si l'on tient de ce fait
compte qu'il
v a non seulement entre différents individus, mais
opposition
entre les expériences d'un même individu se sent tantôt libre
qui
et tantôt enchaîné. Voici Spinoza, étant il
par exemple jeune
affirmait le libre arbitre; devenu plus a~é. il le nia. La liberté est
un mystère, disait Malebranche. et comme tout ce le
qui porte
sceau du mystère, la liberté recèle une contradiction et toute ten-
44 REVUE PHILOSOPHIQUE

"1 '1 1 11 1 f f 1
tative se débarrasser de celle-ci aboutit toujours au même
pour
résultat on se débarrasse non de la contradiction mais du pro-
blème. Est-ce à faut l'indiquer? Un âne placé à
Spinoza qu'il
distance entre deux bottes de foin, mourra de faim, dit-i),
égale
mais ne se tournera pas vers l'une ou l'autre à moins que n'inter-

vienne une force étrangère. Et l'homme est dans une situation


il va à sa perte, il sait la mort leguette, mais la
identique que
conscience des dangers ne le tirera pas de la léthargie à
pires
l'a condamné « ordo et connexio rerum a qui existe
laquelle
et demeure jamaisà immuable; ainsi l'oiseau
depuis toujours
un serpent se jette de lui-même dans la gueule du
hypnotisé par
monstre. Si l'on transpose la pensée de Spinoza en un langage

on trouve que ses réflexions ont en somme le même


plus simple
sens les paroles de Luther de par sa nature l'homme est
que
libre, mais sa liberté est paralysée par quelqu'un ou par quelque
chose. De là cette contradiction énigmatique, si douloureuse, si

torturante l'homme tout au monde prise la liberté,


qui par-dessus
sent la liberté lui a été ravie et ne voit pas la possibilité de la
que
Tout ce qu'il fait, tout ce qu'il entreprend non seule-
reconquérir.
ment ne le délivre mais le rend encore plus esclave. II agit,
pas,
il écrit, il réfléchit, il se « perfectionne » de toutes les façons,
mais il tend ses forces, il se perfectionne et réfléchit,
plus plus
il prend conscience de son incapacité complète à apporter par
plus
ses forces, par sa propre initiative, un changement quel-
propres
aux conditions de son existence. Et ce qui affaiblit le plus
conque
et sa volonté, c'est la pensée, cette pensée précisément
paralyse
sur les hommes fondent d'ordinaire leurs espoirs de déli-
laquelle
vrance. Tant l'homme ne « réfléchissait pas, il croyait que
que
u Deum ad certam finem aliquem omnia dirigere ». Mais lorsqu'il

commença à raisonner, il découvrit soudain que ce n'était qu'un


erreur enfantée par cette libre volonté à laquelle
préjugé, qu'une
il aspire si avidement et autrefois disposait peut-être du pou-
qui
voir de transformer ses désirs en réalités, mais qui aujourd'hui,
affaiblie, ne que tourmenter l'homme en lui rap-
impotente, peut
un définitivement aboli. Lorsqu'elle était encore elle-
pelant passé
même, elle à l'homme la conviction que des buts élevés
inculquait
et se réalisent dans l'univers, que le bon, le mauvais,
importants
le le beau, etc. existent. Mais le « savoir » a désarmé la
laid,
CHESTOV. ))A\S LE TAt'REAU DE PHAi.AtUS 45

voix décisive quand il s'agit de la


votontéetl'aprivéedesa
~rité et de t'être. Dieu ne se aucun but. La volonté et la
propose
raison de Dieu ressemblent aussi à la volonté et à la raison
peu
de l'homme la constellation du chien au chien" animal
que
abovant Tournons nos vers la science Idéale, vers les
regards
et nous saurons où et comment on trouve la
mathématiques,
vérité. Nous nous convaincrons alors que la vérité est une chose

et le meiHeur en est une autre. Il n'y a pas de « meilleur H


que
Dieu. et ceux « statuunt, Deum omnia sub ration! boni
pour qui
agere )' sont encore plus dans l'erreur que ceux qui supposent que
ab omnia pendere La nécessité règne
ipsius (Dei) beneplacito
sur tout Deum non ex libertate voluntatis. » Spinoza
operan
ne cesse de nous la nécessité est l'essence et le fonde-
répéter que
ment de l'être:" ResnullaaliomodovelordineaDeoproduci
sunt. Pour lui, ;sub specie aetenu-
potuerunt quam productœ
tatis a la même signification que sub specie necessitatis ».

Dans toute l'histoire de la pensée, aucun autre philosophe proba-


blement ne développa avec une telle obstination, une telle ardeur,
Je thème de la toute-puissance de la nécessité. Et il nous assure

avec cela a démontré ses thèses luce meridiana clarius )'.


qu'il
a exprimé « luce meridiana clarius » la conviction qui s'est
Qu'il
l'esprit humain, c'est indiscutable: mais cela peut-il
emparée de
une démonstration? Quand il affirme, d'une part, que
passer pour
Deus ex solis sufe naturœ legibus et a nemine coactus agit a, et
d'autre il s'indigne contre ceux qui admettent que Dieu
que, part.
agir sub ratione boni la question se pose tout naturelle-
peut
ment d'où sait-11 que ce su)) ratione boni ne constitue pas
t'une des leges suae (se. Dei) naturœ et peut-être même la loi

suprême? SI encore Spinoza at'tirmait que Dieu est en dehors et


toutes les lois. qu'il est lui-même la source et le créa-
par* delà
teur des lois! Mais cette pensée est loin de Spinoza. La raison
humaine renoncer à tout, mais elle ne consentira pas à
peut
libérer, ni l'être supérieur, ni l'être inférieur, ni le Créateur, ni

les créatures, de l'obéissance aux lois. Aussi, bien que Spinoza


affirme que si homines liberi nascerentur, nullum boni et mal!
formarent conceptum il ne lui est pas donné de réaliser l'Idéal
de l'homme qui se tient par delà le bien et le mal. de même que
l'idéal de la liberté. La fin de la quatrième partie et toute la cin-
*6 REVUE PHILOSOPHIQUE

quième partie de I'fjfM6 en témoignent clairement l'homme


que Spinoza appelle libre n'est nullement libre, et la béatitude
qu'apporte le philosophe a pour condition la distinction
première
du bien et du mal. Si nous voulons déchiffrer le sens de
profond
la doctrine de Socrate le savoir est identique à la vertu et
que
qu'il ne peut arriver rien de mal au nous devons nous
juste,
adresser non aux historiens qui montrent combien naïf et super-
ficiel était le plus sage d'entre les hommes, mais à Spinoza qui
deux mille ans plus tard prit sur lui le fardeau des sou-
problèmes
levés par Socrate. On retrouve chez l'ironie de
Spinoza jusqu'à
Socrate, mais dissimulée sous « more geometrico ». La méthode

mathématique n'est-elle pas en effet une ironie dans la bouche de


l'homme qui affirmait que « summum mentis bonum est Dei
cognitio » etque « summa mentis virtus Deum "? Depuis
cognoscere
quand donc les mathématiques s'intéressent-elles à des choses
comme summum bonum » ou u summa virtus ?? Et comment
se fait-d que le Dieu qui s'est « non sub ratione
engagé agere
boni ait cependant « swnmum bonum "?
apporté
11 est clair que <' summum bonum » de était d'un
Spinoza genre
très particulier. De même que Socrate, a cueilli les fruits
Spinoza
de l'arbre de la science qui sont devenus pour lui le principe de
la philosophie pour tous les temps. Son K summu'm bonum ') et
ses M beatitudines ') de même et de
que eu3cc:t(x ~E-~i:~ x-~c~
Socrate, n'ont absolument rien de commun ni avec la béatitude.
ni avec le bien. C'est il avec tant d'insistance des
pourquoi exige
hommes qu'ils renoncent au beau, au bien, à tous les « buts n.
aux désirs et aux élans. C'est à cette condition seulement que les
hommes obtiendront «
acquiescentiam in se nous
ipso que
apporte « », et deviendront « sicut dei scientes bonum
inlelligere
et malum Tous les attachements humains doivent être rem-

placés par « amor erga rem aeternam et inanitam est cet


qui
amor dei intellectualis dont Spinoza dit necessario
qu'il
oritur ex tertio genere La haute de
cognitionis plus partie
l'homme est « mens )', <e ratio <' intellectus a. Et Spinoza sait
fermement que « mentem esse s&ternam, mens humana non

potest absolute destrui et encore « sentimus,


experimurque
nos œternos esse s. A
première lecture il sembler
peut que
Spinoza se contredit quand il affirme, d'une part « Deus proprie'
OHESTOV. nA\ LE TAf'RHAf ;)E PHAf.AR~S 47 ï

toquendo neminem amat. neque odio habet et proclame d'autre

part <' hinc Deus amat.


sequitur. quod quatenus seipsum
hommes amat et amer Dei homines et
consequenter quod er~'a
mentis er~'a Deum unuui et idem est ~tais il n'y a pas ià contra-
diction le Dieu de est les
Spinoza expers passionum joies
et tes tristesses tui sont et amor dans le
étrangères. premier
cas a une signification tout antre dans le second. C'est ici
que
([n'apparaît surtout la parente spirituettede Socrateetde Spinoy.a.
'tous deux se laissèrent séduire a du homme
t'exempte premier
par tes promesses du tentateur Eritis sicut, dei scientes i~onum
et matum )). Tous deux. à du homme, échan-
['exempte premier
gèrent les fruits de l'arbre de vie contre ceux de t'arbre de la
connaissance, c'est-à-dire res ({uœ in nostra potestate non
sunt contre ce est en notre Se sont-ils décides
qui pouvoir.
hbrement ou bien ont-its ani sous t'influence d un enchanteur

mystérieux, comme il est dit dans la Hibte? ~ous reviendrons


encore !à-dessus. Ce <[ui est certain, c'est étendu la main
qu'ayant
vers f'arbre de la science. les hommes ont à la
perdu jamais
Jiberte. Autrement dit. its ont conservé la liberté de
uniquement
choisir entre le bien et te mat
Ce n'est en vain Spinoza niait la liberté a intitulé
pas que qui
les deux dernières parties de son De libertate humana
jË~A~He
et De servitute i)umana ici non il a contradic-
plus n'y pas
tion mais étroit, un d'une immense méta-
rapport rapport portée
physique. Les hommes, ont tout à fait oublié
apparemment, qu'à
une époque lointaine, peut-être mythique, de leur existence, its
avaient la possibilité non de choisir entre le bien et le ma).
pas
mais de décider si le mal existerait ou n'existerait Us l'ont
pas.
oubtié a tel point que nous sommes tous convaincus que l'homme
n'a jamais disposé d'une telle liberté, qu'une telle liberté est, une

impossibilité aussi bien t homme un être


pour que pour supérieur.
Dans sa étude sur l'essence de la liberté humaine,
remarquable
étude certainement Inspirée par la et la V~ partie de I'.ËV/<yMc.
Scheitin~' nous apporte à ce sujet un d'une fran-
témoi~na~'e
chise touchante « Der reate und der aber
tebendige Ue~'riu'
ist. dass sic (die Freiheit) cin Vermo~'en des Cuten und des

i3oscn sei. Dies ist der Punkt der tiefsten in


Schwieri~'keit
der nan7.en Lehre von der Freiheit. die von jeher empfunden
48 REVUE PHILOSOPHIQUE

war ') Et, en effet, d'après notre raison, la liberté c'est le libre choix

entre le bien et le mal; si nous voulons nous choisissons le bien, si

le mal. Mais le mal aurait


cela ne nous convient pas nous choisissons
D'où est-il venu? La néces-
pu ne pas exister du tout dans l'univers.
sité et la faculté de choisir entre le bien et le mal ne témoignent-elles
non de no/re /;6er~e, comme le pensent Spinoza et ScheHing,
pas
comme nous le pensons tous. mais de notre esclavage, de la perte

de no~re liberté? L'être libre dispose du souverain droit de donner

un nom à chaque chose, et les choses le nom qu'il leur


porteront
aura conféré. L'homme libre aurait pu ne pas autoriser le mal a

entrer dans le monde; or maintenant l'homme doit se contenter


et le bien
de « choisir ') entre le mal qui ne lui est pas soumis qui
n'est en son non Pour Socrate déjà il était évi-
pas pouvoir plus.
dent l'homme n'avait de cette puissance, de
que jamais disposé
ces Les noms ont été données aux choses ni par
possibilités.
l'homme ni même de l'homme fut créé,
par l'Ètre à l'image qui
et le mal est entré dans le monde sans demander d'autorisation

à personne. Socrate dans sa incarnation n'essaya même


première
en tout il ne dit mot de
pas de lutter contre cette évidence; cas,
ses tentatives, qu'elles aboutissaient toujours à
peut-être parce
de honteux échecs. Mais dans sa seconde incarnation, sous la

forme de il se montra un franc, nous laissa


Spinoza, peu plus
entrevoir ses luttes infructueuses et nous avoua même, ainsi que
nous nous en souvenons, que sa situation, c'est-à-dire la situation

d'un homme « sola ratione ducitur », n'était pas meilleure


qui
celle de l'âne de Buridan qui meurt d'inanition entre deux
que
bottes de foin. Au temps de sa jeunesse, il ne pouvait admettre

cette idée. Dans il déclarait encore « dari


Co~~a~a yne~apAys/ca
homo
voluntatem ajoutant », en que si l'homme n'était pas libre,

non pro re cogitante sed pro asino turpissimo habendus est Mai--

les années et avec une terreur dont témoignent les pre-


passent,
mières de son Trac~us de emendatione, Spinoza constate
pages
entre l'homme et l'âne de Buridan
qu'il n'y a pas de différence

ils sont tous deux de liberté, leur volonté est paralysée: il


privés
y a déjà qu'on a choisi pour eux, une fois pour toutes
longtemps

t. Le concept réel et vivant consiste en ce qu'elle (la liberté) est la t~'utte du


bien et du mat. C'est là ta ptus grande difticultéde toute la doctrine de ta tiberte,
et on l'a toujours senti.
CHESTOV. DA~S LE TAUREAU DE PHALARIS 49

« Deus agendi principium habet nullum. C'est la réalité, la réa-


lité dernière et définitive. Et le philosophe est aussi peu capable
d changer quelque chose que l'homme de la rue, que '< asinus,
animal turpissimus '). Ce sont les « res qui in nostra potestate
non sunt '). Le n'a à sa que les « docet
philosophe disposition
a'quo aninio ferre ce que ie destin nous apporte. Et 1 homme
doit s'en contenter n Béatitude non est proemium virtutis, sed
virtus. »
ipsa

Vil

L'idée du finatisme. l'idée d'un Dieu tout-puissant qui a créé

l'homme et i a béni. cette Idée traverse et anime toute la Bible.


Mais déjà le moyen âge n'acceptait pas sans difficutté la tonique
de la Bible qui offense sans cesse les habitudes de la pensée rai-
sonnabte. Je n'exagérerai pas, je crois, en disant que les scolastiques

qui avaient appelé Aristote à régner sur tous les domaines de la

théologie, pensaient à part eux ce que Spinoza devait plus tard

proclamer ouvertement « Deus uon votebat Israelitas suce essentise


absotuta attributa docere, sed eorum animum contumacem fran-

gere et ad obedientiam trahere; ideoque non rationibus, sed tur-


barum strepitu. tonitru et futminibus eosdem adorsus est. K Et en
effet, te Dieu de la Bible ne ressemble nullement à Aristote au lieu

d'arguments des sonneries de trompettes, des routements de


tonnerre, des éctairs. Et ainsi tout au tong des Ecritures, à com-

mencer par ta Genèse pour finir par t'.4/.)oca/y/)se. A la logique de


la raison humaine s'opposent le « fiat » tout puissant et la foudre.
Avec honnêteté et la décision qui lui sont propres. Spinoza en
« inter Fidem sive et
conctut que Theotogiam Philosophiam
nullum esse commercium. nullam affinitatem. Phitosophiœenim
scopus nihil est prœter veritatem, fidei autem nihil prseter obe-
dientiam et
pietatem Certes, la philosophie et ]a théotogie ne

peuvent et ne veulent avoir rien de commun entre elles. Le philo-


sophe et le théologien doivent le reconnaître s'ils ont suffisam-
ment de courage pour en parotes l'expérience humaine
la plus profonde ou pour mieux dire, s'il leur a été donné de con-
naître par leur propre expérience ces illuminations qui se produi-
sent quand les différents ordres de t'être et fie la pensée humaine
'ro.\iECXV.–t!)33j\~let2~. 4
`
8C REVUE PHILOSOPHIQUE

se heurtent et se contredisent. Luther est infiniment loin de Spi-


noza. et cependant dans sa doctrine de la foi et du libre arbitre
nous rencontrons les mêmes chez et dites
pensées que Spinoza
presque dans les mêmes termes. Spinoza se réfère à l'Exode, 20.15
Luther à Jérémie « Verbum Dei malleus est, conterens petras
et aux Rois, 19, 11-13: il dit « Lex est malleus, ignis, ventus et
commotio illa
grandis et fortis, conterens et subvertens
petras
montes '). It y a, il est vrai, une différence essentielle entre Luther
et Spinoza, dinerence qu'il nous faut autant
préciser que possible
afin d'éclairer le problème des rapports entre le savoir et la liberté.
Luther et Spinoza ont tiré de leur extraordinaire inté-
expérience
rieure la conviction la volonté humaine n'était
profonde que pas
libre. Et tous deux étaient également convaincus inter fidem et
qu'
philosophiam nullum esse'commercium Mais tandis que Spinoza
affirme que la philosophie n'a d'autre but que la vérité et que le but
de la théologie est la piété et l'obéissance, avec toute ta force et
l'ardeur dont l'homme est capable il tutte son bien le
quand pour
plus précieux, Luther dit, ou plutôt il crie, que la source de la
vérité n'est pas le savoir qu'apporte à l'homme la raison, mais la
foi, uniquement la foi. Si étrange que cela puisse paraître, Luther
était convaincu que le but de la philosophie n'était pas la vérité.
mais l'obéissance et la piété, car la vérité ne s'obtient par la
que
foi, « sola fide '). Inspiré l'Écriture, Luther en somme ne
par pou-
vait parler autrement. Hegel lui-même, nous nous en souvenont-,
voyait dans les fruits de l'arbre de la science le principe de la

philosophie pour tous les temps. Or c'est grâce à ces fruits que
l'homme avait acquis la faculté de distinguer entre le bien et le mal
et s'était vu forcé de se soumettre aux lois du bien. De sorte que
si Socrate dans l'antiquité et Spinoza dans les temps modernes ont

goûté de ces fruits, ils ont par cela même renié la vérité et l'ont

remplacée par quelque chose de tout différent. A la place de la


vérité l'humanité a reçu « obedientiam et pietatem le monde se
trouva soumis à la loi impersonnelle et indifférente à tout, et c'est
dans l'obéissance volontaire à cette loi que les mortels et les dieux
doivent trouver leur plus grande satisfaction.
Certes, comme je l'ai déjà indiqué, malgré leur honnêteté intel-

lectuelle, unique dans l'histoire de la philosophie. Socrate et Spi-


noza étaient obligés dans ce cas de faire bonne mine à mauvais
CHESTOV. DANS LE TAUREAU DE PIIALARIS 51

jeu. Socrate ne réussit pas (et il s'en rendit compte au fond) à

jeter un pont entre le savoir et la vertu: Spinoza ne réussit pas


non plus à se maintenir sur les hauteurs de la méthode mathé-

matique il ne put jamais oublier qu'ayant perdu sa liberté, de


t'es coc'itans l'homme était devenu asinus turpissimus et
cette pensée le rongea jusqu'à la fin de sa vie. Mais ils étalent tous
deux à tel point ensorcelés par l'idée de la nécessité et de l'ordre
éternel, que toute manifestation de la liberté humaine leur

purinssait à la fois folle et sacrilège. Séduits, comme avait été


séduit Adam. par le magique «eritis sicut dei ils consentaient à
tout, bien que leur consentement ne fût plus un acte libre, mais
une adaptation forcée aux conditions déterminés à l'avance de
l'être..< Oui sola ratione ducitur » se trouve obligé tôt ou tard de
renoncer pour toujours à la liberté et d'y faire renoncer les autres.
Refoutant au plus profond de lui-même sa révolte et avalant l'ou-
trage asinus turpissimus "). il doit glorifier le Dieu ne con-
qui
nu ft pas <te but et l'homme qui en liaison étroite avec ce Dieu. est

prêt œquo animo ferre utr~mque faciem fortunae » et v trouver

acquiescentiam in se ipso ') ou beatitudincm ').


Hien entendu, si Socrate ou Spinoza avait voulu réaliser corn-
plètement l'idéai de l'homme qui sola ratione ducitur n, il n'aurait
pas du faire la moindre allusion à « acquiescentia et à « beati-
tudo choisir « .)'? Pourquoi ne lui
Pourquoi acquiescentia pas
préférer 1 inquiétude? Il n'y a pas, il ne peut y avoir en phi-
place
losophie pour une préférence quelconque. La de
philosophie,
même que les mathématiques, cherche non le meilleur mais le
vrai. Sun principe fondamental nonridere. non lu~'ere, neque
detestari. sed intellicere Et puisqu'il ne s'agit de com-
que
prendre acquiescentia in se ipso calme et équilibré,
l'esprit
ne jouit d'aucun droit, d'aucun privilège par à l'esprit
rapport
inquiet et at~ité. <. Tertium co~nitionis ') qui découvre les
~enus
rapports nécessaires des choses trouvera pour tous les états de
l'esprit et du corps la place qui leur convient. C'est ainsi qu'aurait
du raisonner, dis-je, l'homme sola ratione ducitur o.Ases
« qui
yeux la différence entre <- res cogitans et « asinus turpissimus
ne devrait pas revêtir une importance Les humains
particulière.
s'imaginent qu'ils constituent dans l'univers une sorte d'État dans
l'État et qu'il importe à quelqu'un ou à quelque chose
beaucoup
52 REVUE PHILOSOPHIQUE

qu'ils soient « res cogitantes » et non « asini turpissimi ». Mais


nous savons que ce ne sont là que les préjugés de la foule igno-
rante et grossière, préjugés dont le philosophe veut et peut se
débarrasser. Cependant, ni Socrate, ni Spinoza ne purent s'y
résoudre, le sacrifice était trop dur, même pour eux. Devant ses

juges qui tenaient sa vie entre leurs mains, Socrate continuait de

répéter qu'il ne renoncerait pas à son « bien », même si les dieux


n'existaient pas, même si l'âme n'était pas immortelle. Et Spinoza,

comme s'il avait été écrit qu'il suivrait en tout Socrate et révéle-
rait ce que Socrate avait tu, Spinoza déclare dans l'avant-dernier
théorème de l'Éthique (avant de dire « beatitudo non est

prœmium virtutis, sed virtus ") « Quamvis nesciremus,


ipsa
mentem nostram œternam esse, pietatem tamen et religionem et
absolute omnia quse ad animositatem et
generositatem referri
ostendimus in quarta Parte, prima haberemus ». La foule juge
autrement, dit Spinoza dans l'explication de ce théorème si les
hommes savaient que nulle ne les attend après la
récompense
mort, personne n'accomplirait plus son devoir, car les gens
croient qu'en suivant la route du bien, ils renoncent à leurs droits
et s'imposent de lourds fardeaux. Mais nous demandons une fois
de plus pourquoi considère-t-il le jugement de la foule
Spinoza
bas et méprisable, et son à lui, noble et élevé? Pour
jugement
celui qui a compris « tertio genere cognitionis » que tout se pro-
duit dans le monde nécessairement, le jugement de la foule et

celui de ne sont les chaînons d'une suite infinie d'évé-


Spinoza que
nements ni l'un ni l'autre ne peuvent prétendre à une qualifica-
tion quelconque. Celui-ci ayant découvert que l'âme passe et
avec le renoncera à la morale à la religion,
et et
disparaît corps,
dira avec saint Paul « Mangeons et buvons! » Celui-là, au con-

traire, dira comme Socrate ne renierai pas le bien, je ne


je
mangerai ni ne boirai et continuerai à chercher la béatitude dans
le bien. Et ni l'un ni l'autre n'ont le droit de
prétendre à l'appro-
bation d'autrui et de considérer leurs jugements et leurs appré-
ciations comme et nécessaires. Cependant Socrate et
généraux
Spinoza ne renonceront rien au monde à l'universalité et à
pour
la nécessité l'humanité entière doit et parler comme eux.
penser
C'est dans ce « doit » que réside la
signification de la méthode
de et de la dialectique de Socrate. En effet,
géométrique Spinoza
CHESTOV. DA~S LE TAUREAU DE PHALARIS 53

si tel une pierre ou asinus », l'homme est soumis à


turpissimus
la loi de nécessité, si l'homme et Dieu lui-même non en
agissent
vue de
quelque but mais « ex solis suae naturae alors la
legibus ),
philosophie n'a plus rien à faire, tout a déjà été fait avant elle et
sans elle, tout se fera en dehors d'elle. La vie de l'univers suit
son cours déterminé d'avance, et il n'existe de force au monde
pas
qui puisse ou] qui veuille changer en quoi que ce soit « ordo et
connexio rerum établi. Mais si l'on ne peut modifier en rien la
structure de l'être, si ce qui est doit être accepté aussi bien le
par
philosophe que par le « vuigus ') (« asinus or
turpissimus »)
nous savons qu'en face de la réalité tous sont également impuis-
sants quelle différence y a-t-il alors entre le sage et l'imbécile?
Cependant cette différence existe, elle doit exister, sinon Socrate
et Spinoza n'ont rien à faire dans le monde, sinon ils n'ont plus
de raison'd'être. On comprend maintenant le plus
pourquoi sage
d'entre les hommes s'est laissé séduire par le plus rusé des ani-
maux. Le serpent onrit au lieu des fruits de l'arbre de vie. c'est-à-
dire au lieu des « res in nostra non sunt
qui potestate », les fruits
de l'arbre de la connaissance, c'est-à-dire la raison qui extrait tout
d'elle-même. Cette substitution promettait à l'homme une indé-
« eritis sicut dei ». Ma/s tout ce que la raison
pendance complète
put extraire d'elle-même, fut la béatitude dans le taureau de Pha-
laris. Quoi qu'en diseSpinoza, c'est la philosophie, et non la reli-
gion, qui exige « obedientiam et ». Le doit «
pietatem sage œquo
animo ferre et expectari utramque faciem fortunœ même
H,
lorsqu'à l'exemple de son humble il meurt de faim
compagnon
entre deux bottes de foin.

VIII

Ainsi donc, la raison la piété et l'obéissance. De sorte


enseigne
que si la foi enseignait elle aussi la piété et l'obéissance, il n'y
aurait aucune différence entre la raison et la foi. donc
Pourquoi
Spinoza affirme-t-il avec tant d'insistance que « inter
philosophiam
et fidem nullum esse commercium » et qu'elles « toto cœlo discre-
pant »? Et pourquoi Luther de son côté attaquait-il si violemment
la raison? Je rappelle que Luther qui suivait en tout les Écritures
M REVUE PHILOSOPHIQUE

et en parculier saint Paul, qui à son tour sur Isaïe


s'appuyait
chaque fois qu'il lui arrivait d'énoncer des jugements particuliè-
rement audacieux et offensants pour la raison, Luther était con-
vaincu de même que Spinoza que la volonté de l'homme n'était

pas libre. Et j'ajouterai encore que la source de leur conviction à


tous deux étaient leur expérience interne. Enfin, et ceci est le

plus important, ces « données immédiates de la conscience leur


causaient une terreur folle. Ils éprouvaient tous deux quelque
chose d'analogue à ce que ressent un homme enterré vivant il
sent qu'il est vivant, mais il sait qu'il ne peut rien faire pour son
salut et qu'il ne lui reste plus qu'à envier les morts qui eux n'ont

pas à se préoccuper de leur salut. Non seulement De servo ar&o


et De volis MonacAorum, mais tous les ouvrages de Luther nous

parlent du désespoir sans limites qui s'empara de lui lorsqu'il


découvrit que sa volonté était paralysée et qu'il lui était impossible
d'échapper à sa perte. Spinoza ne parle pas volontiers de ce qui se

passe en lui, et cependant, si calme et réservé qu'il paraisse, il


laisse parfois échapper des aveux qui permettent d'entrevoir ce

que lui a coûté sa « béatitude ? » philosophique. Spinoza n'est

jamais parvenu à oublier de telles choses s'oublient-elles!

que l'homme privé de liberté non pro re cogitante, sed pro asino

turpissimo habendus est ». Mais c'est ici que Spinoza et Luther se

séparent. Puisque notre conscience directe nous dit que la liberté


n'existe pas, c'est que la liberté n'existe M se peut
pas. que ce soit
épouvantable, peut-être que l'homme privé de liberté n'est plus en
effet qu'un « asinus », mais cela ne change rien à la
turpissimus
situation. Les. épouvantes et les horreurs, quelles qu'elles soient,
ne sont pas des arguments contre la vérité, de même que la béati-
tude et la joie ne témoignent pas en faveur de la vérité. En vertu
de son pouvoir discrétionnaire, la raison ordonne « non ridere,
non lugere, neque dedestari ». Pourquoi faut-il obéir à la raison?

Pourquoi ne peut-on pas opposer aux « données immédiates de la


conscience M « et detestari »? Dans « ')
lugere l'expérience
même, dans les « données immédiates de la concience )' cette inter-
diction n'est pas contenue l' « expérience » n'est nullement inté-
ressée à ce que les hommes ne pleurent pas et ne maudissent pas.
« Verum est index sui et falsi » ne peut pas non plus justifier les

prétentions de la raison à la toute-puissance. Les données immé-


CHESTOV. DA\ LE TAUREAU DE PHALARtS 55

Il Il- 1
<Hates de la conscience. tant qu'elles ne sortent de ieurs
pas pro-

j<res limites. témoignent que la votoutédet'hommenest pas ti))re


et (]ue t'honuue pteure et maudit le 'testin qui lui a enlevé la

liberté. Lt ce)ui qui se Jaisse guider par l'expérience et uniquement

par l'expérience. se permet de pieurer et de maudire lorsqu'il


découvre qu'utie force invisi!))e l'a j)rivé de son bien le plus pré-
cit'ux. lu Hberté. ~lais a celui qui prend pour t~uide ta raison. qui
-.ota ratione ducitur .). àcetui-tàiicst strictement interdit de

pteurer et de maudire: doit se contenterdecomprendre,t<iutet-


Huere Autrement dit, on lui entève les derniers vestiges pas
même les vestiges, mais le souvenir (x'~u.f,T;de Platon~ ou si vous

prêterez, l'idée de liberté, u Hatio "amène avec ette<'tertium

~euus intuitiva la connaissance


co~nitiouis co~nitio x, <:[ui en
\ertu <(e son pouvoir acquis on ne sait où. transforme des juge-
ments purements empiriques, des constatations de fait en juge-
ments nénéraux et nécessaires, c'est-à-dire confère au « réet

t'immutabitité. )e tixe détinitivement. « in s~ecuia saecutorum )'.


f)'«u provient ce formidahie pouvoir de la raison? Par sorti-
quel
!é~eo))tient-e)feque le réel devienne nécessaire'Je pense que vous
ne trouverex de réponse à cette question chez aucun phiiosophe.
Mai.s je .sais que les hommes font tout ce qui est en leur pouvoir
pour tourner cette question. Spinoza qui voûtait raisonner <' more

neometrico se permet de défendre la connaissance raisonnable

par des arguments tt)éoio~'iques I! appette ta raison « melior

nostra lux divina même et ne craint il le


pars pas, quand
faut. d écrire cette phrase que j'ai déjà citée et qu'on s'attendrait à

trouver ptutôt dans un catéchisme que dans un traité philoso-


phique ~)uamaramparahitsibiqui majestatem rationislaedit! »

j) est vrai qu'd nv avait pas d'autre issue là où


pour Spinoza
t'homme apprend que la somme des an~tes d'un est é~'ate
triang'te
à deux droits, on ne peut apprendre que nous n'avons eu et
jamais

que nous n'aurons jamais de libre arbitre ou qu'il nous est interdit
de et de maudire quand nous constatons notre volonté
pleurer que
n'est libre, ou que nos malédictions et nos notre déses-
pas pleurs,
et notre ra~e ne parviendront jamais à renverser, a briser
poir
cc~e « /)/x/oso/)/a/7! {.'era~! ') <yMe nous la co~~a/s.sanee. e/
/'ourH~
<7 reco~<~uer;r notre /<6e/c /)fyf/ue. Mais s'il en est ainsi, l'affir-

mation de Spinoza que j'ai déjà citée et qui paraît indiscutable


M REVUE PmLOSOPHIQUE

« philosophise enim scopus nihil est praeter veritatem, fidei

autem nihil praeter obedientiam et pietatem », cette affirmation

apparaît comme une fausse etdangereuse auto-suggestion. La

philosophie, et précisément celle qui a trouvé son expression la

complète dans l'œuvre de Spinoza avec l' « intelligere ') et le


plus
K tertium genus cognitionis qui la couronnent, cette philosophie
n'est nullement préoccupée de la vérité et recherche uniquement
obedientiam et pietatem », que pour écarter de soi tout soupçon
elle attribue à la foi.

Spinoza affirme ici nous nous rapprochons de nouveau de


Luther que le Dieu de la Bible ne songeait pas du tout à faire

connaître aux hommes ses attributs absolus, mais voulait simple-


ment briser leur obstination et leur mauvaise volonté; aussi avait-

i'I recours non aux arguments mais aux trompettes, au tonnerre

et aux éclairs. Mais puisque les arguments auxquels s'était confié


l'ont amené à cette conviction que tout se produit dans
Spinoza
l'univers en vertu de la nécessité, laquelle condamne l'homme au

destin du stupide animal qui meurt de faim entre deux bottes de

foin, cela n'indique-t-il pas que les arguments, paralysant l'homme,


ne le conduisent nullement vers la vérité? qu'ils ne réveillent pas
mais endorment encore davantage notre pensée sommeillante? et

que si Dieu a eu recours au tonnerre et aux éclairs, c'est parce


était impossible autrement de rendre à l'âme humaine en
qu'il
à demi-morte, son ancienne liberté, impossible de la
léthargie,
délivrer de l'obéissance et de la faire échapper des limites de la

où l'avait introduite de force la raison, impossible de la faire


piété
à la vérité? « Verbum Dei malleus est conferens petras »,
participer
dit Luther en le seule cette « parole ') est
répétant prophète;
de briser les murailles dont s'est entourée la raison; et
capable
et la signification du « mar-
c'est en cela que consiste la fonction
teau de Dieu ». Cette muraille n'est autre chose que l' « acquies-

centia in se ipso et la « virtus » qui n'attend et n'exige aucune

récompense, car elle est elle-même la récompense suprême,


summum bonum », jj~y~Tov œyKQov
ou « beatitudo » proclamée

Socrate dans sa première et dans sa seconde incarnation. Les


par
foudres des des apôtres et de Luther lui-même sont
prophètes,
contre les autels élevés la humaine. « Quia
dirigées par sagesse
homo superbit et somniat, se sapere, se justum et sanctum esse,
CHESTOV. DANS LE TAUREAU DE PHALARIS 5'; î

ideo opus est. ut lege humilietur, ut sic bestia ista, opinio justitise,
occidatur, qua non occisa homo non potest vivere. » Dans tous ses

ouvrages Luther ne parle en somme que du <' matleus Dei qui


brise la confiance que l'homme met dans son savoir et dans la
vertu fondée sur les vérités fournies par ce savoir.
Et une page plus loin il répète avec plus de force encore et de

passion « Oportet igitur Deum habere matteum fortem ad conte-


rendas petras et ignem in medio cœli ardentem ad subvertendas
montes hoc est ad compremendam istam pertinacem et obstipam
))estiam, prœsumptionem, ut ista contusione homo in nihilum
redactus desperet de suis viribus, justitia et operibus. » Ce qui
signifie en traduisant Luther en langage spinoziste « non intelli-

gere, sed lugere et detestari n. Autrement dit ayant découvert

par sa propre expérience vers quel abîme le conduisait cette « lux


divina » dont avaient tant les l'homme a perdu sa
parlé sages, qui
liberté et de res cogitans est devenu asinus turpissimus »,
fait des tentatives absurdes, folles, pour lutter contre la force qui
l'a ensorcelé. « Acquiescentia in se H et (, beatudines » étroi-
ipso
tement liées à cette (, acquiescentia ». de même que virtus », la
vertu qui trouve en elle-même sa suprême toutes ces
récompense,
consoiations que donnent les fruits de l'arbre de la science,
pour employer les images de l'Écriture, ou la raison qui extrait
tout d'eile-même pour parler comme Hege!, toutes ces choses
laissent apparaître soudain leur vraie nature, et nous découvrons

qu'enes nous apportent non le salut éternel mais la mort éterneHe.


Et notre première réponse, c'est ce lugere et detestari » interdit

par les philosophes et qui témoigne de la persistance en l'homme


de certaines traces de vie. L'homme lui-même appelle alors ce
terribte malleus Dei »; il accueille avec joie le son des trom-

pettes, le tonnerre et les éclairs. Car seule la foudre du ciel qui


brise les rochers, peut briser <' istam et
pertinacem obstipam
hestiam prœsumptionem ') qui s'est tel point emparée de l'homme

qu II est prêt à accepter n aequo animo » tout ce que lui envoie le


destin, et qu'il a même appris à trouver son summum bonum
dans cette acceptation totale.
Là ou Socrate dans sa première et dans sa seconde incarnation

voyait le salut de l'homme, Luther, lui, voit la mort. «


Inteltigere
et tertium genus cognitionis » livrent l'homme aux mains de son
88 REVUE PHILOSOPHIQUE

pire ennemi. Celui « qui sola ratione ducitur < ne peut plus recou-
vrer sa liberté perdue; il ne lui reste plus qu'à apprendre et à
aux autres à trouver le « meilleur » dans l'inévitable. Il
enseigner
faut se considérer bienheureux jusque dans le taureau de Pha-

laris, il faut se laisser placidement mourir de faim entre deux bottes


de foin dans la conviction que le monde est régi parla loi à laquelle

personne ne peut échapper. La raison recherche avidement les

jugements généraux et nécessaires, les hommes doivent voir dans


la raison leur « pars meliora », et, en se soumettant à elle, trouver
leur bien dans ces mêmes vérités générales et nécessaires. Placé
à égale distance entre l'idée de Dieu et l'idée de l'immortaliié. qui
toutes deux l'attirent. l'homme ne se tournera pas vers elles il ne

peut se décider librement, il « sait » que la décision ne dépend pas de

lui, et il ira là ou le la nécessité, étant habitué « aequo


pousse
animo ferre et expectare utramque faciem a du destin tout-puis-
sant. Tous les « docet » de la philosophie, la philosophie tout
entière où la recherche de la vérité a fait place à l'édification, nous
conduisent inévitablement à cela.
Luther le savait, tout comme Socrate et
Spinoza. Lui aussi

parlait « de serve arbitrio n. Mais son « docet x se trouva être


tout autre. Ou plus exactement, son « de serve arbitrio le
conduisit à la haine des « docet M de tout genre et, par conséquent,
de la raison qui est la source de tous les « docet ». Abandonnant
à la philosophie la glorification de « obedientœ et pietatis il

concentra toutes ses pensées sur la lutte contre l'idée de néces-


sité. « Malleus Dei » chez Luther frappe non l'homme mais cette
« bellua » ou « bestia obstinax » qui fait que l'homme croit qu'en
se perfectionnant moralement il peut atteindre la vertu qui
n'exige aucune récompense, car elle est déjà la béatitude, ou
comme dit Luther « homo superbit se sanctum et justum esse ».
La vertu et la béatitude de l'homme qui ne peut par ses propres
forces se tourner ni-vers Dieu ni vers l'immortalité, car la raison
a enchaîné sa volonté et l'oblige à aller là où le pousse la néces-

sité, cette vertu et cette béatitude lui apparaissent comme la


chute de l'homme, le péché originel. Aussi l'idée de loi et d'ordre
sur laquelle est fondée notre pensée, est-elle pour lui la pire des
erreurs. La source de la vérité se trouve là où la raison humaine

s'y attend le moins; et c'est là aussi que l'on peut atteindre ce


CHESTOV. DA~S LE TAL'KEAt- t)E PHAf.AR[S 59

bien auquel nous avons substitue la !)éatitudephitosophi<{ue.


Luther appelle cette source la foi. Donnons-) ui donc ce nom, en

attendant, ne fût-ce que pour indiquer avoir une


qu'it peut y
autre .source de tu vérité que cette dont nous Socrate. et
parlait
que ta vérité ne ressemble nullement aux et
jugements généraux
nécessaires d'Aristote. de Spinoza. de Kant. la vérité n'a rien
que
<fe commun avec la nécessité. « Nihii fortius adversatur tidei

quam tex et ratio, neque itta duo sine ma~no conatu et tab'ore

''uperari possunt. quse tamen superanda sunt. si modo satvari


vêtis, ideo cum conscientia perterretit te~e. sic te n'eras, quasi
nuuquam de te~e qui<iquam audieris, sed ascendas in tenebras,
ubi nec iex nec ratio tucet. sed sotum :eni~ma fidei. !ta ultra
et supra iucem lo~'is et rationis d~icit nos evan~etium in tenebras
itdei. ut)i tex et ratio nihil tiabent ne~'otii. jMoses in monte
existons, ubi facie ad i'aclem cum Deo non habet. non
toquitur.
condit. non administrât ie~'em, descendons vero de monte te~is-
iator est. et poputum toge ~ubernat. Sic conscientia libéra sit a

)ene, corpus autem obediat )e~'i.


f.e que Socrate et Spinoza ~iorifiaient comtne melior
« pars
no-~tra x et lux divina se trouve être pour Luther, cette
bettua qua non occisa homo non potest vivere Quand ~loise
sur la montagne vit la vérité face à face. les chaînes liaient
qui
.a conscience tombèrent aussitôt et il obtint le don le p)us pré-
cieux ta liberté. Mais quand il descendit de la et se
montagne
méta aux hommes il se trouva de nouveau sous la domination de
la loi ainsi qu'à Socrate et à Spinoza, la loi éternette. Immuable.
lui apparut comme appartenant à la nature même de t'être.
comme constituant ces vérités générales et nécessaires dont il est
tout le temps question ici. L'ne telle est incom-
métamorphose
préhensible pour la raison. La raison est convaincue la loi
que
est toujours la loi, aussi bien celui se tient sur la mon-
pour qui
tagne que pour celui qui est descendu dans la vattée. Sa puissance
ne peut subir aucune atteinte. Luther, tui. se dans les
précipite
ténèbres et t'abîme de la foi pour trouver la force de lutter
y
contre le monstre qu'adorent tes sa~es. Ou mieux il
pour dire.
atteint à cette tension extrême de l'âme celle-ci cesse de
quand
catcuter à l'avance, de mesurer, de de « MaHeus
peser, s'adapter.
Dei les trompettes, le tonnerre et les éclairs dont Spinoza par-
60 REVUE PHILOSOPHIQUE

lait avec tant de mépris, réveillent dans l'âme de Luther tous les
« ridere, lugere et detestari que la raison avait ensorcelés.
Luther oublie « obedientiam s et « pietatem » sous la domination

desquels il a longtemps vécu n'avait-il pas été moine? n'avait-il

pas juré obéissance au bien et des vœux aussi solennels


prononcé
que ceux dont sont remplis les ouvrages de Spinoza? Mais il ne
se souvient plus que d'une chose maintenant il faut tuer cette

immonde « bellua, qua non occisa, homo non potest vivere

Quelle est la route qui conduit à la vérité? Est-ce la route de la

raison, celle de l'obéissance et de la


piété, qui nous introduit

dans le de la nécessité? Est-ce la route de la « foi », de


royaume
la foi qui déclare une guerre implacable à la nécessité? Derrière

l'éthique autonome et la raison de Socrate nous avons découvert


le taureau de Phalaris; « sub specie œternitatis » de Spinoza a

transformé l'homme sous nos yeux de « res cogitans » en » asinus

turpissimus a. Peut-être que les foudres de Luther et son audace


née des larmes et du désespoir, nous apporteront autre chose et

que des « ténèbres de la foi nous extrairons cette liberté que


l'homme a perdue en se confiant au savoir?

LÉON CHESTOV.

Traduit par B. DE SCHLOEZER.,)

(/1 suivre.),
Le scepticisme de Hume

La philosophie de Hume est-elle un scepticisme? C'est le pro-


blème auquel aboutissent immanquablement, par quelque biais

qu'ils la prennent, tous les interprètes de cette philosophie.


On a, de nos jours, perdu l'habitude d'y donner une réponse
affirmative.

Longtemps desphilosophes, plus soucieux de réfuter que de

comprendre, se sont plu à prononcer, après Beattie et Reid, après


Kant. après Green, que les principes de Hume, suivis jusqu'au
bout. devaient le condamner à une ~o/j universelle~ cela parce
que, selon le mot de Lachelier, le scepticisme est « le fruit naturel
et toujours renaissant de l'empirisme ).
Mais maintenant la plupart des historiens proprement dits,
depuis Compayré~ jusqu'à M. André Leroy3, depuis Adamson''

jusqu'à M. R. E. Hobart~, depuis Riehl" jusqu'à M. Rudolf Metz\


se refusent à ranger Hume parmi les sceptiques.
Et pourtant ne s'y est-il pas ran~é lui-même tout le premier?
Ne propose-t-il pas, dans les
chapitres essentiels de son œuvre, à
des doutes sceptiques » une '< solution sceptique "? Ne reven-

dique-t-il pas. devant les difficultés trop embarrassantes, M le

privilège des sceptiques »? Ne vante-t-il pas, en mainte occasion.


1 innocuité, voire l'utilité du Pvrrhonisme?
II est vrai. Encore doit-on se rappeler que Hume, dans l'Écrit
en treize points où il définit son caractère~, se donne comme un

Vuh'KartMcdvaH.~ttntf's Er&fnMfn~i/K'orx', Bcr)in. t90C, p. 20,2: Cf. Anton


Th!)ms<'n. Hume, SfM Leben und setnf ~t<<osoph!f, tiertm, [9~, p. HU; voir aussi le
mot d)' \Vindf')band. cit'' par C. Laurr (Das /rru<fon<!<;smMS a<s pMosop~Mc/Mr
Grtfnd.'u'/ David Humes, Bt'rttn. I')t4. p. Il J.

Z.ap/ifto.'sop/n'e d" D. 7/Nmt'. l'aris, fST~.


/.« critique et la religion c/tej D. Hume, Paris, H)29.
4. ArUcte Hume de <'Bncye<op.'Bt<t<tBrt'tanni'ca.
3. /fte ~'i~OM; scfp<f'c!i'tt. Mind. t!):!U. n°'d(;.juiHpt et d'octobre.
6. Rfr P/tt/nMp/n.fc/tf' Krfttrtsmas. 2* edtUon. Leipzig, tUÛS.
7. /)~)'fG~/~u/ Leben u~d p~î~o~op~t~ Stuttgart, m2U.
8. Voir Burton, Life and correspondance of D. //u~ t. [, p. 226.
€2 12 REVUE PHtLOSOPHIQUE

être fait de contrastes. A tous ceux qu'il énumère « An


enthusiast without religion, a gallant who gives no offence to
husbands and mothers, a scholar without the ostentation of

learning, etc. » ne se pourrait-il pas qu'il fallût joindre ce


contraste dermer « Pyrrhonien, avec le culte de la science? »
De fait, ce « philosophe qui d'atteindre la vérité a se
désespère
montre à nous, et dans sa correspondance et dans son œuvre.
comme fort curieux et fort averti des principaux progrès scienti-

iiqnes de son
temps.
Non seulement il s'est intéressé aux découvertes des mathéma-
ticiens touchant le calcul des probabilités et le calcul innnitt-
simal. aux expériences des physiciens touchant la décomposition
de la lumière, et surtout aux recherches des « naturalistes ') tou-
chant la paléontologie, la géologie et la biologie' mais, comme
l'a justement noté M. Lévy-BruhP, il a été. autant qu'homme de
son siècle, dominé par le prestige de la synthèse newtonienne

prédit-il, « passera triomphante la la plus


qui, jusqu'à postérité
reculée'' et pénétré d'admiration pour la méthode dont elle
est issue. Bien mieux, cette méthode des fr/c<p/a, il a eu pour
ambition capitale de l'appliquer au seul domaine qui y fût encore
resté étranger, celui que nous appelons aujourd'hui le domaine
des sciences /nora/es\ Le Traité de la nature humaine n'est-11 pas
un Essai
pour introduire la méthode expérimentale de raisonne-
ment dans les sujets moraux? Hume a certainement voulu édifier.
ou du moins préparer, une psychologie scientifique à la manière
de la physique de Newton. Il a cherché aussi à prouver que la

Politique peut être réduite en forme de scMnee~, et à déterminer


les règles du gro~. Enfin, l'on sait sans compter la notoriété de
ses travaux d'histoire qu'il passe généralement pour l'un des
fondateurs de la science économique.
Il y a donc, dans cette pensée de Hume dont on est souvent
enclin à n'envisager que le « côté négatif a un ensemble de <' vues

Voir à ce propos les remarques de M. Hendel dans toute la seconde partie de


son livre Studies tft i/tephtiosop~y o~~nmf, Princeton, i92S.
2. Voir l'admirable Préface de la traduction des UEuvres choisies ftr. Maxime
David), t. ), p. vm et !x.
3. Voir dans les Essais moraux et politiques le ch. xvi! L'origine et les propres <~
°
arts et des sciences.
1. Voir Levy-Bruh), loc. cit.
3. C'est le titre du chapitre tv des Essais moraux c< politiques.
J.LAPORTE.ESCF.t'T)C[SMEDEHL'~F. 63

c~nstructives ? sur lesquelles M. Norman Smith*, entre autres, et

après fui M. Raoul Richter et M. Hendet, ont eu raison d appeler


t'attention.

Afais comment, alors. parler de scepticisme'?


t) faut. sembie-t-i). que le s'il n'est comme
scepticisme, pas,
te suutjère John Stuart ~)itt. « déguisement comme
simple a, ou,
te croit ~1. Hudotf Metz. signifie, au
simple propé'teutique
regard de Hume. non pas la vanité absolue du savoir humain,
mais ta nécessite de reconnaître au savoir humain des [imites. Et
de quettcs limites s'agir, sinon de celles trace
pourrait-il que
l'expérience? Le scep~c/s~e donc ici tout bonnement
marquerait
un positivisme analogue à celui de Comte ~\icht Skepti/.ismus,
abcr Positivismus. o A cette fornude de Rieht se rattient les ptt).s
récents et les plus quatittés d'entre les historiens de Hume. Aussi
bten Comte lui-même n'avait-it Hume comme son
pas indique
devancier? M. Fatkenbern une clas-
exprime opinion quasiment
sique en faisant de Hume '< den Vater des Modernen Positi-

Vi~tUttS~

Tout de même, et maigre les autorités la recommandent,


qui
pareiHe utterprctation comporte bien des reserves. Huxlev déjà
soutl'rait mat ce entre deux hommes dont ['un,
rapprochement
disad-iL est sans 'toute « le fin du xviu'' siecte o. et
plus penseur
dot)t Fautre. aurait-on envie est le lourd
d'ajouter, peut-être plus
et le plus verbeux pédant du siecte dernier. Outre considérer
qu'à
te dotait des doctrines, nombre de thèses essentielles du Tra'Jg

la Aa~fire T/H~a/ne. entre autres attribuée à


l'importance capitale
ta psychologie, sont aux du Comtisme.
proprement antipodes
Positiviste. Hume? Assurément, si l'on veut appeler ainsi qui-
conque rejette t'a /?r/o~/ et se moque des transcen-
spéculations
dantes. Hume mérite ce nom. I) le mérite même beaucoup mieux

que Comte. Mais il ne le mérite ni ni moins ta masse


plus que
des philosophes ou français, ses
ang')ais contemporains, lesquels
professaient d'ordinaire, pour les « visions d'un Leibniz, d'un

Spino/.a ou d'un Matebranche, infiniment moins d'indulgence

que nous n'en accordons, nous autres, à la « dialectique des néo


ou Et il est à chez Hume la
pseudo-hé~étiens. remarquer que

t~ns sa très rf'marquahtc ftu<h' '?'/)<' A'a~urat~fn Mind. )905.


o/umt.
~~c/uc/ttc der nfuem P/ofoMp/t-, BcrUn et L~ipy.is'. tf)27. p. 2)6.
C4 REVUE J'mLOSOt'IHQUE

condamnation des aventures n'est une conclu-


métaphysiques pas
sion mais presque un point de départ'. L'Introduction du Traité
rejette « d'emblée, comme et » toute
présomptueuse chimérique
recherche des et des « ultimes
premiers -principes qualités »,
toute prétention de connaître « au delà de ». Est-il
l'expérience~
à croire que tant et de discussions
d'analyses serrées, qui remplis-
sent la suite de l'ouvrage, soient destinées à confirmer
uniquement
une attitude reconnue dès l'abord la seule
philosophique pour
conforme au bon sens?
Je crois plutôt que le positivisme, si il y a, ne cor-
positivisme
respond qu'à un moment provisoire de la pensée de'Hume. Non
que cette pensée ait évolué au cours du on ne trouve nulle
temps
trace sérieuse de variation du Treatise à l'Inquiry et aux Dialo-
gues. Mais, dans chacun de ces et à propos de
ouvrages chaque
problème envisagé, la réflexion va
philosophique s'approfon-
dissant suivant un rythme de « renversement du pour
pascalien
au contre », qui, d'une de la
critique impitoyable raison, mène à
une sorte de dogmatisme du sentiment, aboutir à un
pour scepti-
cisme à la fois total et radical.
C'est cette marche réflexive, assez souvent méconnue que je
voudrais ressaisir et restituer.

PREMIER MOMENT LA CRITIQUE DES RELATIONS.

Le premier moment serait assez bien intitulé des


critique rela-
tions, ou encore critique du rationalisme. Il s'y agit beaucoup
moins de savoir si la raison s'étendre au delà de l'expérience,
peut
que de savoir si l'expérience même est réductible à des rapports

1. C'est là, pour Hume, ta leçon de la newtonienne bien com-


pbiiosophie
prise Un scepticisme modeste, s'étendant jusqu'à un certain point, et un-
loyal aveu d'ignorance sur les sujets qui passent toute humaine capacité.. (~
Treatise of numan nature, éd. SeIby-Big~-e, p.
638.)
2.1 Treatise o/tumfm nature, p. xvm-xtx. Cf..4tt.B;:<j~try concerning human under
staodtng, p. 30-31. Dans la suite de ces études, les références au Tra:~ de la
nature /tumatHe <Tr.),a I'.Bssat sui-
l'entendement ltumain (1.), et a l'Essai sur les prin-
cipes de la mor~e (I. M.), seront données d'après les éditions Setbv-Bigge. Pour les
Dialogues sur !<t religion naturelle (D.) et les autres essais, elles seront données
d'après l'édition Green and Grose du Treatise et des Essays ~orat and ~oH~ca!.
J. LAPORTE. LE SCEPTICISME DE HI'ME 6~

ou si les mots d'intelligibilité, de rationalité,


intelligibles, plutôt
ont un sens.
Ce est en cause, ce n'est seulement la valeur, c'est l'exis-
qui pas
tence de la raison.

Mais donc? d'un autre instrument que de


quoi Disposons-nous
notre raison une semblable « enquête »? Et l'enquête dès lors
pour
ne va-t-elle tourner dans le cercle vicieux si souvent imputé à
pas
h) de détruire la raison par argument et
prétention sceptique
ratiocination )'? Hume connait l'objection, chère, aujourd'hui
à tous les rationalistes. Et il répond, en somme, ainsi que
encore,
le faisait Montaigne, qu'elle montre seulement l'impossibilité
déjà
la raison comme du dehors, par rapport à des critères
<I apprécier
déterminés sans elle. « On ne soulève pas avec ses mains, dira

la chaise sur laquelle on est assis ». Non, bien sûr. Mais


Spencer,
ne peut-on, s'étant assis sur ladite chaise, s'apercevoir qu'elle
s'effondre ou qu'elle culbute? Plaçons-nous de
branle, qu'elle
même, tout franchement, au cœur de l'intelligence humaine;

suivons-la, ainsi parler, au fil de ses discours; et veillons


pour
seulement à discerner où et comment elle nous porte. En d'autres

termes, efforçons-nous d'amener à la conscience claire nos opé-


rations dites « rationnelles '), d'en délimiter les facteurs et d'en

démonter le mécanisme. Qu'arrivera-t-il si, dans les plus ordi-

naires et les essentielles d'entre ces opérations, il apparaît


plus
notre s'écarte des principes d'abord posés, qu'il
que esprit
méconnaît ses règles, enfin qu'il se dément, se dépasse
propres
ou se contredit lui-même? Ne faudra-t-il pas
perpétuellement
avouer constatations de fait équivalent à un juge-
que pareilles
ment de droit, et la simple mentale~ H ou, suivant
que « géographie
le vocabulaire la simple psychologie de la vie intel-
d'aujourd'hui,
lectuelle est ici une véritable critique de la connaissance,
« immanente incapable de fonder, mais d'une efficacité
critique
décisive ce qui est de dissoudre ~?
pour

t. t.. p. t3S-t56.
t.. p. t3.
3. Tr., p. t86-)87.
TOMECXY.–d933(X~iet2,.
66 REVUE PHILOSOPHIQUE

Telle est la méthode de Hume, qu'il oppose à bon


précisément,
droit à superficielle du scepticisme vulgaire~.
l'argumentation
Elle ne en ait dit, aucune « métaphysique
requiert, quoi qu'on
». La de Kant, remontant d'un fait tel
sous-jacente semi-critique
des matériels avec les théorèmes mathé-
que l'accord phénomènes
et les lois de la physique aux conditions qui ren-
matiques pure,
dent ce fait possible, manifestement qu'au moins dans la
suppose
de tout doit avoir son explication, sa raison
sphère l'expérience,
Elle commence donc, à la manière de Leibniz, par pos-
suffisante.
sans l'ombre d'une le principe qui, sous des
tuler, justification,
formes est le nerf de tous les rationalismes. Aussi n'est-
diverses,
il pas étonnant aboutisse, avec sa conception d'une acti-
qu'elle
vité transcendantale de l'entendement, à reprendre, en la transpo-

l'idée maîtresse de la théologie leibnizienne. Mais Hume, lui,


sant,
« écarte » toutes« hypothèses~ les ». Il n'affirme ni ne rejette rien

Il n'a besoin d'aucun postulat. Toute sa tactique consiste


ct~'y!o/
à demander aux dogmatistes Quelle est la connaissance que
vous vous satisfaisante et rigou-
tenez, autres, pour pleinement
reusement certaine? Je vais vous montrer que cette connaissance

s'étend infiniment moins loin que vous ne l'imaginez; qu'en


nombre de où vous vous flattez de « connaître », vous ne
sujets
faites, en réalité, suivre l'impulsion du sentiment et que
que
le sentiment fait le fond de la connaissance elle-
peut-être, enfin,
à la dans son .domaine et dans ses modes les plus
même, prendre
authentiques.
L'idéal du savoir Locke comme pour les
intelligible, pour
Cartésiens sans de Hobbes, c'est le savoir mathé-
parler
Là sera donc aussi Hume la connaissance pro-
matique. pour
prement dite, la Knowledge
Or qu'y a-t-il dans l'arithmétique et dans l'algèbre voire dans

la géométrie, certaine encore, quoique d'une précision moins

leur fasse ainsi une à part entre les autres


parfaite, qui place
sciences et qui les rende si propres à contenter l'esprit?
S'il faut en croire Kant, Hume n'aurait mis les vérités mathé-

à l'abri du doute que pour y avoir vu des jugements


matiques

1. 1., p. iss-tso.
2. Tr., p. 272.
3. I., p. '63; cf. Tr., I. )H, aect. t.
J.LAPORTE.–LESCEPTtCMMHDEtfL-M): 67

« c'est-à-dire des où le prédicat


analytiques jugements se borne
à « déclarer ce qui a été plus ou moins confusément dans
posé
le sujet. Bien entendu, Hume ne s'est servi
remarque Kant, point
de ce langage; mais il a professé « la constitution de la mathé-
que
matique reposait. sur le seul de contradiction. et c'est
principe
exactement comme s'il eût dit la mathématique ne contient
pure
que des propositions analytiques
L'interprétation kantienne, sur ee point, s'est
longtemps
imposée à l'histoire de la philosophie. On la retrouve notamment
chez Riehl et Windelband, chez Norman Smith et chez Émile Bou-
troux. Elle a cependant été contestée, Burton d'abord
par et par
Compayré. puis par Raoul Richter 2 et par M. Adolf Reinach 3, qu'a
suivis M. C. V. Salmon Et il semble bien effet
qu'en elle ne
s'accorde ni avec les textes de Hume, examinés de près, ni avec
la tradition dont Hume veut ici
philosophique êt.r,e l'héritier.
Rien à tirer sur ce cru M.
sujet quoi qu'ait Norman Smith
de textes qui disent simplement, dans le Traité par exemple
C'est par l'idée d'un triangle que nous découvrons la relation
d'égalité que ses
angles soutiennent avec deux droits: et cette
relation est invariable tant notre idée demeure la
que même s.
Par ce texte, et d'autres Hume se borne à
analogues, indiquer
qu'à la différence des et de
rapports d'espace temps, les rela-
tions mathématiques (non la
plus que ressemblance, la co~a-
y~. ou les degrés de qualité ne sont pas extérieures aux
termes quelles relient, et de leur
indépendantes contenu. Mais
il ne prétend point être
qu'elles puissent déterminées par lu
décomposition d'un seul de ces termes. !1 ajoute que pour
découvrir. médiatement ou Immédiatement, des relations de ce
genre, il suffit de l' <. activité de la où il
pensée », par entend
simplement la considération des idées, même en l'absence du

l. ~roMoomen~. Avant-Proj)~, n" 4; cf. Critique de la raison pra;;(M<. 1" partie


hv. f, ch. ;,n" n.
2.0erSA-ept!Mmm!tnae)'P/tHosop/t;t'Mndsctne!7e6frt<;i/iduM Lfinyi"' '=' !'Wi t. n
p. :364, 576, etc.
:}. Kants .4u~(MStM<; ~r ~m<-scAef< Problems, in Zff<s<«'~ für Philosophie un~
philosophische &.< B. 141, p. ~76. 200 (cité par Fatkenbp~ et Salmon).
4. C. V. Saumon, r/te Central pro<)i<;m of David //t;me'~ f/tt<.Mop/t.)' ait essay
<ott'ards a phenomenological interpretation of the first &oo/. of the Treatise of Hume,
Halle, t92U, p. 42.
S.Tr.. p. ti'J: ef. f., p. 25.
REVUE PmLOSOPHtQUE
~.g

de nos sens et « sans tenir compte de ce qui


témoignage présent
« n'y eût-il jamais eu dans la
exister dans l'univers (car
peut
de les démontrées par
nature de cercle ou triangle, propositions
moins toujours leur certitude
Euclide n'en pas
garderaient pour
il ne spécifie si cette considération
et leur évidence »). Mais point
ou par synthèse. On est fondé à con-
des idées procède par analyse
clure de là, si l'on veut, et bien que les notions mathématiques

de l'expérience, -que les jugements mathématiques,


soient tirées
s'affirmer, du recours à l'expérience,
n'ayant point besoin, pour
a ~o~. Mais il ne s'ensuit aucunement qu'ils
sont, en ce sens,
soient ana/i/~ues.
visés Kant? Hume, déclare Kant, regardait
Et les textes par
comme analytiques, c'est-
toutes les mathématiques
propositions
détermination à une autre en vertu de
à-dire comme allant d'une
c'est-à-dire le principe de
l'identité /d<), suivant
(<~c/!
exact selon Hume, les
contradiction s x. Il est parfaitement que,
ne sauraient être niées sans contradiction,
vérités mathématiques
de concevoir distinctement la contradictoire
et que l'impossibilité
de toutes les démonstrations~. Mais, cela, quel philosophe
est l'âme
le à moins de nier que le
mathématicien pourrait nier,
ou quel
consiste en une suite
raisonnement algébrique .ou géométrique
d'identités S'il est
ou c'est-à-dire partielles?
d'équations d'égalités,
il n'est moins impossible de
vrai 7 plus 5 égale 12, pas
que
la somme de 7 plus 5 comme égale <~ que « la racine
concevoir
la moitié de i0~ ». Pourtant Kant
de 64 comme égale à
cubique
7 plus 5 égale 12 le type des jugements synthé-
fait de l'égalité

p. 69. C'est ce qu'avait déjà fait observer Locke, Essay )Y,


i t. p. 25; cf. Tr
c.h. m, n~ 8.
Adolf Reinach et C. V. Satmon
n'hésitent pas à affirmer, après
2. C'est pourquoi
Hume hiUt die mathematischen Satze z~arfur. a priori, aber
R~~cn~ :oc. cit., p. 2t3. note 2. Je suis
nicht m~Mivtisch Et de même Fatkenberg,
faites, bien entendu, sur la
fort enclin à parler comme eux, toutes réserves
de r~.rM. On verra plus loin ce que
nécessité qui, pour Kant, est inséparable
Hume pense de la nécessité mathématique.
L ch. no 11. Cf. Prolégomènes,
3. Critique
Avant-Propos, no &.
cf. L, p. 25-26 et p. 163-165.
T~ 162; à ce propos que la notion d' unun triangle
remarque triante
5. 1., p. i6~ Schopenhauer d'abord contradictoire.
dont les côtés sont égaux n'apparatt point
rectangle ce triangle dans l'intuition pure. on s'aperçoit
~~a~ on veut construire au
des éléments (Le m~~ comme volonté. Suppléments
l'incompatibilité
1°' livre, 1 partie, ch. )v).
LE SCEPTtCtSME DE HL'ME 69
J. LAPORTE.

Mais c'est entre la somme etïectuée et l'opé-


tiques. qu'il distingue
la s'effectue La ainsi que les
ration par où somme synthèse,
du kantisme ont fini s'en rendre compte, est dans.
interprètes par
ta construction » du terme ou, si l'on préfère, du sujet.
premier
Ce qui revient à dire formuler correctement la distinction
que, pour
des et il faut se référer, non
jugements analytiques synthétiques,
ou à sa <' notion mais à la définition
pas au sujet réel, complète
initiale s'est donnée qui a servi
du de règle et
que l'esprit sujet
élaborer, soit a posteriori, soit a priori, la notion complète.
pour
En un ce jugement est étend notre
mot, synthétique qui
connaissance au delà de la définition d'abord Or à
posée.
dans son vrai sens (selon lequel elle ne soutire
prendre ainsi,
de la distinction kantienne, on dirait que
guère contestation)
Hume l'a connue et avance. H observe, en effet,
appliquée par
dans certaines comme la science les
que, disciplines, juridique,
vérités s'établir le examen des définitions
peuvent par simple
Pour nous convaincre de cette il n'y a pas de
proposition qu'où
il ne il est seulement néces-
/o/?yif~ peut y avoir d'injustice,
saire de définir les termes, et d'expliquer que l'injustice est une

violation de la Cette n'est en vérité pas


propriété. proposition
autre chose qu'une définition plus Imparfaite~ par contre,
Mais,
dans les sciences de la quantité et du nombre », il est nécessaire
de les à cause de la complexité des rela-
dépasser définitions, et,
tions. de recourir à « des intermédiaires variés « découvrir
pour

l'égalité ou l'inégalité sous les différentes apparences qu'elles


revêtent Oue le carré de l'hypoténuse soit égal à la somme

des carrés des deux autres on ne le savoir, si exac-


côtés, peut
tement définis soient les termes, sans une suite de raisonne-
que
ments et de recherches N'est-ce en ce qu'elle a d'essen-
pas,
tiel, la pensée de Kant

). Voir notamment la preuve des Axiomes de l'intuition dans la Critique de la


ruison pure.
2. t.. p. 163
3. /<)td.
4. ft est vrai que, pour Kant, cette extension de la connaissance n'est pos-
&i))ie que grâce a une « intuition où s'opère la constructton de concepts »,
aboutissant à la synthèse. Mais ce n'est certes pas Hume qui contesterait ta pré-
sence, à la base de tout raisonnement mathématique, de représentations spa-
tiales et temporettcs. D'autre part, les intuitions de la sensibitité sont, dans ta
théorie kantienne, la condition qui rend les jugements synthétiques légitimes,
non le signe distinctif de ces jugements it y a synthèse des que le concept,
70 REVUE PHILOSOPHIQUE

Aussi bien cette pensée se trouvait-elle déjà, et de façon plus


nette encore, chez le véritable maître de Hume, celui que Hume
suit, peut-on dire avec M. Lévy-Bruh!, dans tous les cas où il
ne lé combat pas expressément, et qui est Locke. En un texte
souvent cité, Locke explique comment l'esprit, ne pouvant aper-
cevoir immédiatement la convenance ou la disconvenance qui se
trouve entre les trois angles d'un et deux droits, « est
triangle
obligé de se servir de quelques autres angles auxquels les trois

angles d'un triangle soient égaux, et trouvant ceux-là sont


que
égaux à deux droits, il connaît là les trois d'un
par que angles
triangle sont aussi égaux à deux droits' ». C'est ce
justement
qu'on vient de voir que dit Hume. Mais il y a dans l'Essai de
Locke un autre article, beaucoup moins remarqué, introduit,
qui
j~ans ambiguïté possible, l'idée des~'Hg'e/ne~ssy~ë~'çMes a'/)/oy:
« Nous pouvons connaître la vérité et par ce moyen être certains
de propositions qui affirment quelque chose d'une autre qui est
une conséquence nécessaire de son idée complexe, mais qui n'y
est pas renfermée comme que l'angle extérieur de tout triangle
est plus grand que l'un des angles intérieurs opposés; car comme
ce rapport de l'angle extérieur à l'un des angles intérieurs opposés
ne fait point partie de l'idée complexe qui est signifiée par le mot
de triangle, c'est là une vérité réelle, qui emporte une connais-
sance réelle et instructive2. Étant reconnu, d'ailleurs, ce que
montre assez la ressemblance des vocabulaires outre certains
indices caractéristiques tels que le mépris du syllogisme' que
la conception générale de Hume touchant les mathématiques
s'inspire de très près de celle de Locke, laquelle reproduit celle
'le Descartes, il y a tout lieu de juger que, comme Locke et

-cst-à-dire ta d~y!nt<ton du sujet est dépassée (voir Cr. de la p;zre. Introduc-


tion, n" V et n" IV). C'est pourquoi toute construction, la supposât-on purement
inh'HectueUe, voire tout passage du Ht/tue< à l'actuel ou de l'implicite à l'explicite,
devraient être considérés comme irréductibtes à la simple analyse.
i. Essai sur l'entendement humain, )V, H. 2. Norman Smith estime que Locke a
certainement en vue ici la construction des droites qui fourniront, dans la per-
ception, l'intermédiaire requis (Voir Studies in the Cartesian Philosophy, p. 20t,
note 2).
H. Essai, IV. VIII, n" 8. (Je cite d'après ta traduction Coste). U est à noter que
'Ureen, qui mentionne ce texte (Intr. aux œuvres de Hume, n° U7). n'en affirme
pas moins que, pour Locke, la /mo:t)<M~e n'a d'autre fonction que le jugement pure-
tuent analytique (Jf)t~ n° tt8)!
3. t.. p. t.63.
J. LAPORTE. LE SCEPTtOSUE DE HUME '?!Il

bien entendu comme Descartes Hume a dû tenir les vérités de

la géométrie, de l'arithmétique et de l'algèbre pour synthétiques


et non
pour analytiques.
Mais la question, après tout, n'a pour notre propos qu'une
accessoire. Ce bien davantage, c'est de
importance qui importe
déterminer en consiste, en lui-même, l'acte par lequel
quoi pris
nous connaissons ces vérités. Or, sur ce point, sans contredit,
Hume ne fait l'idée Cartésienne adoptée par Locke
que reprendre
la connaissance a lieu intuition ou e~ons~a~'on: et la
par par
démonstration n'est enchaînement de propositions,
jamais qu'un
c'est-à-dire de et (puisqu'il n'y a de
rapports, plus spécialement
vraies démonstrations d'égalités, dont
qu'en mathématiques)
chacune doit avoir été intuitivement saisie~: elle se ramène donc

à une intuition prolongée et compliquée. Mais, qu'est-ce que


l'intuition? C'est la même chose qu'on a coutume
précisément
dans les cas où les termes comparés sont des
d'appeler perception
données actuelles des sens et non de idées~ une « récep-
simples
tion toute et des termes et du rapport qui se découvre
passive
immédiatement entre eux\ Si donc il y a dans le raisonnement
« exercice par où il est juste de l'opposer à la
quelque » d'esprit,
cet « exercice ne peut consister qu'en un déplacement
perception5,
de l'attention, successivement vers des objets divers
dirigée
l'activité de connaissance comme telle s'y réduit toujours au fait

de ou, ce qui revient au même, d'avoir conscience"


percevoir
Que nous considérions un objet unique ou plusieurs, que nous
nous arrêtions sur ces ou nous courions des uns aux
objets que
autres, et selon forme ou quelque ordre que nous les
quelque
examinions, l'acte de l'esprit n'excède pas la simple conception' »,

ici, naturellement, non pas la forma-


conception signifiant
tion d'un abstrait, mais la « simple inspection (survey)
concept

). )t est vrai que Hamelin n dec[are quelque part la méthode de Descartes


analytique comme le syiïogisme Mais, rephque a\c une juste sévérité
M. Hlunschvic~ cc)a revient a supprimer purenn'nt et simplement l'existence
<i~ Hescartcs
2. Tr., p. 7).1.
:t. Tr.. p. 73.
4. Tr.. p. 73; cf. p. 70.
5. 7t)<d.. Tr., p. 456, cf. p. 67.
~i. Tr.. p. 67.
7. Tr.. p. 'J6-:)7 (note).
72 12 REVUE PHtLOSOPHtQL'E

d'une représentation quelconque~. A peine est-il besoin d'obser-


ver que tout cela est strictement conforme à Locke'~ à Mâle-
branche' et à Descartes~, lesquels s'accordent à déclarer que
sat'o: en dernière analyse, c'est voir.

Qu'on ne se méprenne pas, dès lors, sur le procédé si fréquem-


ment recommandé et utilisé par Hume dans son examen critique
des « catégories » de l'entendement pour élucider une notion

quelle qu'elle soit, chercher l'impression d'où elle dérive

Nombre d'historiens ont voulu donner à ce procédé une signifi-


cation grossièrement sensualiste 7, comme si Hume demandait,

par exemple, à voir avec les yeux du corps, à toucher, bref à se

représenter matériellement la force qui est censée passer de la


cause à l'effet, ou la chose qui est censée supporter les accidents.
Certains textes, pris isolément, ont pu fournir occasion au contre-
sens. Ainsi, à propos de l'idée de substance « Si elle nous est
transmise par nos sens, je demande par lequel, et de quelle
manière. Si elle est perçue par les yeux, ce doit être une couleur;
si c'est par les oreilles, un son; par le palais, une saveur; et de
même pour les autres sens*. Qu'on lise pourtant la suite du pas-
sage on verra bien que Hume ne s'en tient pas là. Outre les

impressions de sensation, il envisage les impressions de réflexion,

qui comprennent les « émotions )', les « passions plus générale-


ment encore les tendances et tout ce qu'on a coutume d'entendre
sous le nom de « désir H et de « volonté 9». Et sans doute ces

impressions de réflexion sont toujours, autant qu'on puisse


l'observer, provoquées par des sensations ou par des souvenirs de
sensation Mais cela ne signifie pas qu'elles s'y réduisent, non

plus que, pour un Maine de Biran. le sentiment de l'effort muscu-


laire ne se réduit à la sensation de tact. Au reste, que nos

1. Ibid.
2. Voir l'Essai de Locke, par ex. tV, H, 2 et 7.
3. Voir Recherche de la vérité, t, U. n° 1.
4. Voir toutes tes jRc~ui~e.
5. C'est le mot dont se sert Thomsen.
6. Tr., p. 74-75; cf. I., p. 21-22.
7. C'est encore a peu près ainsi que l'entend M. RudotfMetz.
8. Tr. p. 13-16. Voir à ce propos, comme modèle d'inintelligence., la critique de
Gi'eun (Introduction, t. t. p. 207, 208, et p. 167-tCS).
t). Tr.. p. 16; cf. p. 8 et p. 275-276; p. )8.
)U. Tr., p.275-276 et p. 7-8.
J. LAPORTE. f.E .SCEPTfCtSMF. DE HL'ME TX
"i

impressions de toute espèce aient, directement ou indirectement,


leur en une action du sur l'âme, c'est là une thèse
origine corps
qui a pu paraître à Hume, après examen, autorisée par de bonnes

raisons 1, sur lesquelles, d'ailleurs, il n'a jamais


physiologiques
cru devoir insister 2 mais assurément elle ne pouvait être posée
dès l'abord comme base dans le Treatise ta
d'analyse. puisque
à la réalité des n'est discutée qu'à la fin de la cn-
croyance corps
tique de I'.Ë'n~e7!</e/n< De fait, dans la définition initiale qu'il
donne des Hume ne s'occupe nullement des causes
impressions,
inconnues qui les font naître~. H n'a égard qu'à un caractère
d'ordre tout psychologique, la ~dness ou liveliness', que rend

fort mal le mot français u~ac~e, et vaudrait peut-être mieux


qu'il
nommer ac~Ma~c. Il divise en somme, division très simple et logi-

quement exhaustive, les états de conscience en deux classes ceux,


soient, ont ce caractère d'actualité, ce sont les
quels qu'ils qui
impressions; et ceux qui ne l'ont pas, ce sont les idées5.
Maintenant il se trouve que nos idées, ou du moins les éléments

simples en lesquels elles se décomposent, sont généralement pré-


cédées dont elles sont les copies. Mais la règle n'a
d'impressions
rien d'absolu. qu'une personne ayant joui de la vue
Supposons
pendant trente ans se soit parfaitement familiarisée avec toutes les

de couleurs, à l'exception, si l'on veut, d'une nuance par-


espèces
ticulière de bleu, que le hasard ne lui a jamais fait rencontrer.

Plaçons devant elle toutes les nuances diverses de cette couleur,


à l'exception de la seule nuance en question, et en descendant gra-
duellement de la foncée à la claire. » On doit considérer
plus plus
comme certain d'unepercevra un vide
part, « qu'elle
à l'endroit

ou il manque une nuance, et qu'elle sentira que l'intervalle entre

les couleurs est plus grand à cette place qu'à une


contiguës
autre d'autre part, « qu'elle pourra par la seule force de son

imagination, combler cette lacune et s'élever d'elle-même à l'idée

de cette nuance particulière, qui cependant ne lui a jamais été

t. Tt' p. 275-276: cf. p. 287 et suiv.; p. 422-42:t: voir aussi )es Df'aio~ufs sur la
rf'/t~fon naturelle, 2~ part.
2. Tr. Ibid., 273-27f;: cf. ru qu'il dit (Tr., p. 60-6!), des dissertions ima~-
p.
nitires du cerveau
3. Tr.. p. 7-8.
4. ~'uus v n'vi<')idrnrts ton~'ucm~n! a propos de la théorie de la crnyanee.
5. L, p. 18.
~4 REVUE PHILOSOPHIQUE

fournie ses sens H. L'idée d'une nuance particulière de cou-


par
leur n'étant moins « distincte et indépendante de toutes les
pas
autres nuances l'idée du bleu l'est de celle du rouge un tel
que
encore suffit à établir que « les idées
exemple, qu'exceptionnel,
ne dérivent toujours d'impressions correspondantes 3 ».
simples pas
Puis donc se rencontrer en nous des idées qui chrono-
qu'il peut
sont et n'ont point d' « originaux », rien
logiquement premières
à la de supposer que les notions dites ration-
n'empêche, rigueur,
nelles soient dans ce cas.
Hume formellement l'hypothèse à propos de la notion
évoque
<le cause II ne s'y arrête pas, car une investigation plus complète
va lui justement d'assigner l'impression dont l'idée de
permettre
cause est Mais voulût-on s'y arrêter, la méthode de
précédée.
Hume n'en souffrirait aucunement. Entre l'idée et l'impression,
en effet, la diSérence de liveliness tient surtout au contenu repré-

sentatif, ou, dirait Descartes, à la réalité objective de l'une et de

l'autre. Pour ce est de la réalité matérielle ou, dans le langage


qui
de Hume, de l' « action de l'esprit ') s'appliquant à l'objet représenté,
l'idée est équivalente à l'impression; à telles enseignes qu'elle peut,
comme donner lieu à souvenir et (nous le verrons)
l'impression,
être source de croyance plutôt elle est elle-même
Ou impression,
-étant « une réelle de l'esprit dont nous avons intime-
perception
ment conscience a. Or ce que vise la critique de Hume, c'est essen-

tiellement cela déterminer le contenu de conscience qui répond


aux termes ou du vocabulaire philosophique Vous
expressions
dit-il, somme toute, aux philosophes, ses adversaires, de
me parlez,
de causes, de liens nécessaires, de rapports de perfec-
substances,
tion. a-t-il effectivement dans votre pensée quand vous dis-
Qu'y
courez de la sorte? Y a-t-il autre chose que les syllabes proférées
et entendues, les caractères lus ou imaginés? Alors, dites-nous
que
Ou, si vous ne nous le dire, s'agissant de choses trop
quoi. pouvez
être définies, ou trop subtiles pour être traduites,
.simples pour

t. i., 20-21; cf. T)., p. 5-0.


2. /&M.
3. Ibid.
4. Tr., p. 77.
5. Tr., p. tOX-)06.
C. Ibid., p. 106.
7. ).. p. ~2.
J. LAPORTE. LE SCEPTtCtSME DE HL'.ME ':S

<jo trop intérieures pour être extériorisées, du moins


indiquez-moi
<u et comment, de quel côté. dans quelles occasions, moyennant
quel effort d'attention, je serai à même d'en conscience à
prendre
mon tour; car ce sont. vous le répétez assez, choses rationnelles,
donc valables universellement. Au cas ou, vos
malgré indications,
ma conscience, à cet égard, demeurerait vide, force me sera de
conclure que vous avez usé de « complètement dénuées
paroles
de sens o.
En résumé, tes discussions de et du
sceptiques l'gH/yy
Treatise ne vont qu'à ce que M. les
démasquer Bergson appellera
~seHJo-/c~e.s, et que Descartes appelait les idées matériellement
déjà
fausses. A la base est, non point le préjugé du mais
sensualisme,
la haine du verbalisme. Et si, dans cette chasse aux on
illusions,
fait volontiers appel aux données sensibles les plus grosses »,
c'est que de telles impressions « ne comportant pas d'ambiguïté n,
~.unt particulièrement à «
propres grossir », en effet, comme à la
lumière d'un microscope, et à rendre aisément discernables
plus
les Idées souvent obscures et fuyantes rattachent 2.
qui s'y

L'ne telle attitude, on le aucun a priori, non


voit, n'implique
pas même la négation de tout a priori. Des à
formes intelligibles
la mode platonicienne, des universels à la mode néo-réaliste, des
essences à la mode voire des actes transcen-
phénoménologique,
dantaux à la mode kantienne, rien de tout cela, en n'est
droit,
exclu, pourvu que cela, d'une manière ou d'une autre, se mani-
feste en fait à la conscience. Empirisme pur et intégral qui rejoint
le cartésianisme s'il est vrai Descartes aussi
authentique, que pour
la règle suprême est la recherche de l'évidence ou de l'idée claire,
laquelle se définit par ta « présence à l'esprit

est sur ce terrain, dont, à moins de se confesser eux-mêmes


purs assembleurs de mots, ne sauraient s'évader les rationalistes,
que Hume, « au moyen de l'idée de connaissance ci-dessus expli-
quées va ruiner l'une après l'autre les prétentions du rationalisme.

L Tr.. p. )(i) (.t )G8: cf. p. 22 et p. 74.


t.. p. H2; cf. Tr., p. 74-75.
3. C't'st, ~'n tant qu'attitudt- d'esprit, à p~u près rempirismr de \V. James
v~r T'e M<'<!f;~y xn.
o/<u<h, p.
4. Voir Prtncfptf;. I, 4:) Ctaram vo<'o )!)am ( p~rcpptionf'm) quae m~nti alten-
dant) pr.pscns t't aperta est..
S. Tr.. p. 79.
76 REVUE PHILOSOPHIQUE

Il

suivant aussi bien, suivant toute la


La raison, Locke, comme,
ancienne et est essentiellement la faculté
philosophie moderne,
les relations des choses
d'apercevoir
le mot de relation se prend communément de deux manières
Mais
du côté du dire, et du côté de l'objet. Il désigne
sujet, pourrait-on
tantôt l' « association » de deux idées « dans l'imagination », et
ont de s' « introduire l'une l'autre ') c'est la
la propriété qu'elles
relation na~Mre//e; tantôt la « circonstance particulière par où,

lors de la même arbitraire ou fortuite, de deux idées


réunion,
« fantaisie bon de les »
dans la », nous pouvons juger comparer

la Ce dernier de relations est,


c'est relation philosophique genre
bien entendu, le seul soit affaire de connaissance rationnelle.
qui
Il comprend différentes, et pas davantage~, lesquelles
sept espèces
se répartissent en deux groupes d'une part, les relations qui, sui-
de « dépendent entièrement des idées
vant une remarque Locke
la ressemblance, la contrariété,
que nous comparons », à savoir

les degrés de qualité et les de quantité e~ de nombre; et,


proportions
d'autre celles changer sans aucun changement
part. qui peuvent
les idées à savoir les relations d'espace e< de temps, ta cau-
dans H,
l'identité. En on rapporterait celles-
salité et langage scolastique,
des celles-ci à l'ordre des existences. Hume
là à l'ordre essences,
relations ou relations tout court, et
nomme les premières d'idées,
les secondes les choses de fait of facl 6). La
range parmi (mallers
ou ce qu'on de ce nom, s'intéresse aux
raison, apparemment, appelle
nous faisons une moindre
unes et aux autres, puisque (quoiqu'avec
assurance) des raisonnements dans le domaine des Ma~erso/ac~
dans celui des relations et puisque celles même des
comme d'idées,
lieu à
matters o/ac~ et des relations d'idées qui ne donnent pas

raisonnement donnent lieu, tout au moins, à~'Hoewen~.

1. Voir Locke, Essay, IV, 17, n" t et les remarques de Leibniz sur ce chap)).)'~
dans les Nouveaux Essais; cf. Tt' p. 69 et p. 464 (note).
2. Tr., p. 13 et suiv.
3. Tr., p. 13 et suiv. p. 69 et suiv.; p. 463 et suiv.
4. Voir Locke, Essay, ii, ch. 25, n''S.
5. Tr., p. M et suiv. p. 73.
6. I., p. 25; cf. LM., p. 287; et Tr., p. 463 et suiv.
7. Tr., p. 69 et suiv.; p. 74 et suiv.; p. t2t, fit'.
J. LAPORTE. LE SCEPTiCiSME DE HUME T7"1

1~ ,J~r'O" 4- 1- ~Al~ mc
les
la raison, ce sera donc envisager à tour de rôle
Critiquer
relations en nous demandant de chacune
>ept joMosopA~ues,
d'elles. suivant la règle adoptée que voyons-nous, qu'avons-nous
dans la conscience alors que nous t'affirmons?

t. Point de difficulté, dans la classe des relations de fait, pour


ce qui est des rapports temps. d'espace et de

Ces se présentent à l'esprit avec les impressions des


rapports
sens et sont du même coup d'œil qu'elles. A quiconque
aperçus
ne point savoir ce que les mots d'espace et de temps
prétendrait
signifient, on serait sans doute en peine de fournir une définition.

Mais on n'aurait regardez autour de vous ou en


qu'à répondre
vous. « La table qui est devant moi suffit, à elle seule, quand je la
considère, à me donner l'idée d'étendue « Cinq notes jouées
sur une flûte nous donnent et l'idée de temps »
l'impression
Plus tout le monde avoue que « l'idée d'espace
précisément,
la vue et le toucher 3n. Or
est transmise à l'esprit par deux sens

mes veux « ne m'offrent que les impressions de points colorés,

d'une certaine manière. Si l'œil est sensible à autre


disposés
chose, demande qu'on me montre à quoi. Mais s'il est impos-
je
sible d'indiquer autre chose, nous pouvons conclure avec certi-

tude que l'idée d'étendue n'est qu'une copie de ces points colorés

et de leur mode d'apparition ». Il n'en va pas autrement pour


l'étendue tactile. Et c'est en tant que nous remarquons la ressem-

blance des du toucher à celles de la vue « dans la


impressions
disposition de leurs parties », c'est en ce sens d'après la vraie

théorie dela généralisation que nous pouvons être dits former

l'idée d'espace en général


De même que c'est de la disposition des objets visibles ou

tangibles que nous recevons l'idée d'espace, de même c'est de la

succession des idées et des impressions que nous tirons l'idée de

temps °. » Succession perceptible (« perceivable H), convient-il

1. Tr., p. 34.
2. Ibid., p. 36.
3. lbid., p. 38.
/6M., p. 34.
S. Ibid., p. 34: cf. p. 20 et suiv. Nous exptiquernns. par la suite, quel est, chez
Hume. le vrai sens de cette théorie de la p'eneraiisation.
6. lbid., p. :).
78 REVUE PHILOSOPHIQUE

d'ajouter car, quand la succession, quoique réelle, est trop rapide


pour être perçue comme dans le cas d'un charbon enflammé,
tournant si vite qu'il présente aux sens l'image d'un cercle de feu
nous n'avons pas de notion du temps H. Par ailleurs. en
disant que la notion du temps nous vient d'une « succession
per-
ceptible » d'impressions, par exemple d'une série de « cinq notes

jouées sur une flûte », on ne veut pas dire que « le temps soit une
sixième impression qui se présente à l'ouïe, ni à aucun autre des
sens », ou « réflexion
qui naisse d'une » sur ces cinq impressions
sonores II n'y aurait, sans doute, nulle absurdité à supposer
que « la nature eût ainsi formé les facultés de l'esprit » « qu'il

sentît quelque nouvelle impression originale naître o d'une telle


audition ou de son souvenir 3. Mais le fait est qu'il n'en est rien.
« L'esprit ne fait ici que remarquer la /H<Mfér6 dont les différents
sons font leur apparition », en « omettant, autant que possible,
les particularités » de ces sons, de même que, dans le cas de

l'espace, il omettait autant que possible les particularités des

points colorés
Ainsi « l'idée de temps non plus que l'idée « ne
d'espace,
dérive pas d'une impression particulière mêlée aux autres, et net-
tement discernable d'avec elles, mais provient globalement (a/~o-

gether) de la manière dont les impressions


apparaissent à l'esprit,
sans être une d'entre elles 6». D'où « les idées
il suit
que d'espace
et de temps ne sont pas des idées séparées ou distinctes », ou,
« en d'autres termes, qu'il est impossible de concevoir, soit un
vide ou une étendue sans matière, soit un temps pendant lequel
il n'y ait ni de succession ni de
changement en aucune existence
réelle Espace et temps désignent seulement l'ordre suivant

lequel des objets existent ou, ce qui revient au même, se pré-


sentent à l'esprit 9.

1. Ibid., p. 33.
2. Ibid., p. 36.
3. .H6d., p. 37.
4.. /iM.. p. 37.
3. Tr., p. 37 without considering thèse particutarsounds cf. Tr., p. 3t n'c
omit the peeu!arities of colour, as far as possible, and found an abstract idea merc)v 'v
on tbat disposition of points, or manner of appearance, in which they agrce
6. Ibid., p. 37.
7. /6M., p. 39 et suiv.
8. MM., p. 39, 40 et p. 53.
9. 76M.. p. 3~, 36, 37, 39.
J. LAPORTE. LE SCF.PTtOSHE DE HCHE '79'

Reste à savoir comment cet ordre cette «


disposition
sont. remarqués Plusieurs historiens (Green entre autres) 1 ont
dénonce là une pierre d'achoppement pour l'empirisme de Hume,
la connaissance de l'ordre qui règle néces-
l'expérience requérant
sairement, à leur avis, l'intervention de principes supérieurs à

l'expérience. Rien de plus juste au regard d'une doctrine qui


commence par réduire l'apport des choses sensibles à une multi-

plicité informe d'éléments éparpillés o, étrangers à toute espèce


d'ordre. Mais cette doctrine, c'est celle de Kant, ce n'est celle
pas
de Hume. La pétition de principe est flagrante, à
d'imposer
l'empirisme, pour le mieux réfuter, le postulat de ses adversaires.
Le terme même d' s dont Hume se sert
impression composée '),
pour caractériser les notions spatiales et temporelles, montre
assez qu'à yeux sesles matériaux de la perception s'offrent à
avec une « '), ou si l'on préfère, une forme
l'esprit composition
non moins importante à noter que leurs « qualités
n proprement
dites. Hume indique par ailleurs, à peu près comme ferait un Ges-

taltiste, que la manière dont nous apparaissent les sons suc-


cessifs dans une phrase musicale, peut être ensuite considérée
sans considérer ces sons particuliers < et être jointe à d'autres'.
Mais de recourir, pour expliquer la perception de telles '< formes H,
à des cadres a priori de la sensibilité ou à des exercices transcen-
dantaux de l'entendement~, il eût, apparemment, jugé cela com-

plication arbitraire et inutile, puisque I' <' ordre des phénomènes.


que ce soit ou non l'esprit qui le fasse, n'en doit pas moins finalement
se découvrir à la conscience et être saisi par elle comme du tout
fait Aussi bien, si la disposition spatiale et temporelle exprimait
un certain travail opéré par l'esprit sentant sur les impressions
senties, elle serait différente donc « discernable s, de ces

). Il me semble superflu de retever en dotait tous les contresens et toutes les


suppositions gratuites de Green quant à la perception de l'ordre spatial et tem-
poret (voir notamment, dans son ~roductfon. n" ~ta et suiv.).
2. 7-r.. p. 38.
3. /<)t6i., p. :!7; cf. p. 3t. Hume s'exptique sur cette façon de considérer
a propos des df'sfmc~OfM de raf'son (Tr., p. 24-23).
4. Comme Hendel, après Hedvall, semble le croire nécessaire. La vraie diffi-
cutte. pour Hume, réside ici dans l'abstraction, dont on est peut-être en droit de
penser que sa théorie ne saurait ni se passer, ni rendre un compte suffisant.
Mais quel ph~o-.ophe parmi .'eux qui ont aperçu te problème a jamais
etuctde la nature de l'abstraction autrement qu'en paroles
5. Tr., p. 36.
SO REVUE PHILOSOPHIQUE

elle donc être conçue à part et en l'absence


impressions; pourrait
de tout contenu, ainsi le veulent un Kant ou un Schopen-
que
de reste selon Hume, l'étendue et
hauer. Mais nous savons que,
à l'état qu'elles mar-
la durée ne se laissent point représenter pur,
le « mode » des choses et ne font
quent simplement d'apparition
en soient distinctes d'une < dis-
qu'un, en réalité, quoiqu'elles
raison 1 se ramène à une diversité de res-
tinction de (laquelle
avec les choses Il en résulte que,
semblances), qui apparaissent2.
c'est du même leurs
percevoir des impressions, coup percevoir
et temporelles. Ces relations, dès lors, de même
relations spatiales
des doivent être, Hume comme
que le contenu impressions, pour
lui volontiers, afin de rendre
pour Bergson qui, aussi, invoque
la nature de la d'une mélo-
sensible durée, l'exemple organisation
des « données immédiates de la conscience ».
dique
en ce Hume veut dire lorsqu'il affirme que
C'est, somme, que
de et de succession sont « indépendants
les rapports contiguïté
des de l'entendement, et antérieurs à elles a. II entend
opérations
ces rapports et cela est vrai même, en ce
que spatio-temporels
concerne le des successions de nos états purement
qui temps,
internes deviennent objets pour la réflexion, repré-
lesquels
sentent des « dispositions H et façons d'être, non du sujet mais

des ou, pour user de notre terminologie moderne, qu'ils


o6/e~s
ont un caractère objectif.

En ce les « relations de temps et de lieu H répondent bien


sens,
à la définition qui a été donnée de la « relation philosophique

t. Ibid., p. 25.
ne
2. Le temps, n'apparaissant pas en tant qu'impression pnmaire distincte,
garait manifestement consister qu'en différentes idées, différentes impressions,
ou différents d'une certaine manière. Tr., p. 37; cf. p. 429.
objets, disposés
3. t[ va de soi que je ne prétends pas assimiler la conception bergsoniennc,
qui insiste tant sur la continuité de la durée, à celle de Hume qui compose le
moments indivisibles Voir Tr., p. 47. Je dis seulement que celle-ci
temps de
non moins que cette-ta admet et même implique, en dépit des allégations toutes
gratuites de M. Whitehead, une expérience directe de la succession comme telle,
encore que cette expérience pose un problème (celui de la mémoire et de l'iden-
tité du moi), dont Hume, nous le verrons, n'est pas arrivé à trouver la solution.
Je dis en outre que, dans l'une et l'autre doctrine, la succession ainsi éprouvée,
en une compound impression les impressions successives, est bien
groupant
une sorte d'organisation (organisation sui generis, naturellement, et très différente
de l'organisation au sens conceptuel du mot).
4. Tr., p. t68-t69.
5. Tr., p. M.
J. LAPORTE. LE SCEPTICISME DE HUME Si

Mais elles sont seules à y répondre.

Examinons, en effet, les deux autres relations qui rentrent, avec

les dans la classe des /na~ers of fact la causalité et


précédentes,
l'identité.

La de la causa/t'~ joue dans la philosophie de


critique
Hume un rôle décisif. On la comparerait assez bien au « coup de

marteau la tactique napoléonienne, doit ébranler


qui, d'après
au bon endroit la ligne adverse; après quoi, de proche en proche,
la déroute gagne tout le reste de l'armée.

De abord, la relation causale se déta:he entre toutes les


prime
autres par sa valeur hors pair et son caractère singulier.
Dans les relations d'idées, en effet, non plus que dans les rela-

tions de fait, il n'y a de rapport pour l'esprit que par la comparaison


de termes ont dû lui être préalablement donnés On ne peut
qui
trouver que Pierre ressemble à Paul à moins d'avoir sous les yeux
ou dans sa pensée l'image de Paul en même temps que celle de

Pierre. Et pareillement pour l'identité, ou la durée, ou l'étendue

jamais « l'esprit ne peut aller au delà de ce qui est immédiatement

aux sens pour découvrir, soit l'existence réelle, soit les


présent
relations des objets Mais la relation causale a ce privilège de

ne que sur un seul terme, ou plutôt de provoquer, à partir


poser
de son premier terme, la pensée et l'affirmation du second. Seule

elle peut « nous assurer. d'après l'existence ou l'action d'un objet,

que celle-ci fut suivie ou précédée d'une autre existence ou d'une

autre action '), alors même que cette autre existence ou cette autre

action ne se manifeste pas et ne n'est jamais manifestée à notre

conscience'. « Seule cette relation nous permet de dépasser le

de notre mémoire et de nos sens » Et c'est par où elle


témoignage
est le nerf du raisonnement expérimental, dont le propre est de

conclure du à l'avenir, c'est-à-dire d' « Inférer ce dont nous


passé
n'avons point l'expérience dans la stricte acception du mot5. Il y a

là un pas fait par l'esprit qui est sans doute d'une pratique cou-

Tr., p. 73.
2. /btd., p. 73.
:t. /6;d., p. 73-75 et p. 89-HO.
4. p. 26 et p. 76.
a. t., p. 4[ et suiv.
TOMECXY.–i933(N'e!.2'. 6
82 REVUE PHILOSOPHK~OE

rante dans les sciences de la nature, mais qui n'en offre pas moins,
au regard de la knowledge, un scandale car il a lieu en quelque
sorte -dans le vide., .sans être, à ce .qu'il semble, « soutenu ') par
rien Si connaître c'est voir, par quel miracle peut-on voir un

ra~)or/, lequel implique forcément deux termes, alors que l'un de

ces termes est absent?


Tel -est le paradoxe de la causalité. Il suffit à nous av.ertir que
nous avons affaire à une notion suspecte, et qu'une recherche

attentive sera requise pour en tirer au-clair le contenu.


Ce contenu, à vrai dire, est complexe.
Quand nous prononçons qu'un certain phénomène, maintenant

observé, .est l'~ë~ d'un autre phénomène que nous appelons sa

cause, il se peut que la cause échappe ici à l'observation mais

c'est que, pour des phénomènes semblables, en des occasions sem-

blables, nous avions pu observer antérieurement et la cause et

reSet~. Si la liaison de~ause à .effet nous de «


permet suppléer ?
Inexpérience actuelle, 'encore faut-il qu'elle ait été elle-même

dans l'expérience actuelle. La -question, en dernière


perçue
analyse, se pose donc pour la causalité comme pour le reste
des relations deux objets A et B étant supposés présents, il

-de savoir ce nous percevons qui nous fait appeler A


s~agit que
cause de B.
Nous percevons assurément quelque chose.

Quoi donc?
fois deux sont considérés comme causes ou
Chaque que objets
effets l'un et l'autre, nous constatons qu'Us sont conligus dans

et dans le temps, l'objet appelé cause précède


l'espace, que,
immédiatement l'objet appelé <M~. Double rapport spatio-tem-
porel qui s'observe régulièrement pour tous les objets pareils à

ceux-là~. Nous avons déjà défini la nature de ce .genre de rapports,


et la manière dont l'esprit les connaît.
Mais est-ce là tout? Non certainement. n Un objet peut être

et antérieur à un autre, sans être considéré comme la


contigu
cause". » La succession ou la conjonction est une partie, et même

t. p. 41.
2. Tr.. p. 87 et suiv.
3. Tr., p. 75-77 et p. tS3.
4. Tr., p. t35 et p. 168.
5. T)' p. 77.
J. LAPORTE. LESCEf'TtCtSMEDHHUME 8.?

une partie « essentielle de la elle n'en est le tout.


causalité; pas
L'élément spécifique, tel que tout le monde le conçoit, est ta
connexion nccessa/yg~. A peine est-il besoin d'observer cet.).
qu'à
reviennent toutes les autres expressions, force, /)ou~/y. efficace,
oc~on, énergie, q'Ma/f~/)roc/uc~'c qu'on donne parfois pour des
définitions de la causalité, et qui n'en sont des synonymes'\
que
toutes signifiant purement et c'e par une chose
simplement quoi
existe

Tenons-nous-en donc à cette notion de force ou de


(power)
connexion nécessaire s et tâchons, afin de la rendre plus « précise.
pour notre vision infeHectueUe'' ». de découvrir la ou les impres-
sions d'où elle dérive~.
On peut chercher soit du côté de la sensibilité externe. soit du
côté de la sensibi)ité !'n~er/!e
Or,
pense Hume, qui suit ici de très près les analyses de Mâle-
branche, ni la sg/isa~on ni la rp'/7<?;r<on ne nous révèlent te moindre cas
ou le pouvoir et l'efficace des causes se déployant
« soient perçus
Considérons-nous « les externes autour de nous "?
objets
« Nous ne sommes en un cas
jamais capables, particulier, de
découvrir aucune force ou aucune connexion nécessaire, aucune
qualité qui lie l'effet à la cause, et fasse de l'un une infaillible
conséquence de l'autre. Nous seulement
voyons qu'actuellement,
en fait. l'un suit l'autre") Même dans le domaine, où de l'aveu
de tous, l'enchaînement causal est le et aussi le
plus strict, plus
simple, celui de la communication des nous ne
mouvements,
voyons rien de plus qu'une boule de biiïard se
qui meut, puis
s'arrête au contact d'une seconde boule. se met en hranie
laquelle
à son tour". Et c'est ce que, mieux nous contraint
qu'aucune autre,
d'avouer la philosophie cartésienne des Idées claires. Car, selon
cette philosophie, <' nous connaissons l'essence de la
parfaitement
). Tr.. p. 7g.
2. Tr., p. 77: ~-f. t.. p. 74.
:i. Tr.. p. i.'}7 et 77; cf. p. iwi.
4. t.. p. :)t), not<- (t).
.'). t., p. M.
6. L. p. 62. (H va sans d!rp qu'ici <n<<~<-c~<;[' rquivak'nt u ntmi<t~.)
-imptfon'nt
Tr., p. 77; cf. p. ():(.
S. ).. p. 6:<; cf. Tr.. p. )5.S.
Tr.. p. H!)); p. L'it); etc.
)(). t.. p.6:J.
) ). p. 2t;-3~.
84 REVUE PHILOSOPHIQUE

» cette essence « consiste dans l'étendue »; et « l'étendue


matière
mouvement mais seulement mobilité~ a. 11
n'implique pas actuel,
des Cartésiens comme Malebranche, que « la
suit de là, concluent
matière est en elle-même entièrement inactive, et privée de tout

où conserver ou communiquer du mouve-


pouvoir par produire,
ment M le mouvement doit être à Bieu~. Il suit de là,
rapporté
de matière ne
conclurons-nous plus modestement, que nulle partie
nous découvre « une force ou une énergie quelconque, ou
jamais
qui nous~ions€ sujet d'imaginer
pourrait produire quelque
qu'elle
autre chose, ou être quelque autre
suivie de objet que nous puis-
dénommer son effet « Les spectacles de l'univers sont
sions
et un objet en suit un autre en une
continuellement changeants,
succession ininterrompue; mais le pouvoir, ou la force, qui actionne

la machine entière nous est entièrement caché et ne se découvre

en aucune des qualités sensibles d'un corps »


jamais
Considérons-nous maintenant « les opérations de notre propre

))? On et on a souvent prétendu que nous


esprit pourrait prétendre
« conscients de notre force interne », soit à l'égard des
sommes
soit à l'égard de nos volitions et de
mouvements de nos organes,
nos idées °. Mais cette n'est fondée. Le mouvement
prétention pas
du commandement de « C'est de
de notre corps s'ensuit l'esprit
avons conscience à tout moment a Mais « le
quoi nous moyen par
où la volonté accomplit une opé-
où cela s'effectue, l'énergie par
nous n'avons aucun
ration si extraordinaire », c'est de quoi degré

Nous ne connaissons ni la nature de cette force


de conscience'.
attribue à la volonté, ni celle de cette secrète union
motrice qu'on
substance d'agir sur la
(lui est censée rendre la spirituelle capable
« Nous l'expérience seule
substance corporelle apprenons par
l'influence de notre volonté », son étendue et ses limites, et, par

a autorité sur la langue et les doigts, non sur le


exemple, qu'elle
foie ou le cœur 9. La en est que nous y sommes trompés
preuve

1. Tr., p. 159; cf. I., p. 63-64.


2. Tr.. p. 139-160 et sui\
3. t., p. 63.
4. /&M., p. 63-64.
5. p. 64; cf. Tr., p. 632-633.
t). p. 65.
7. JOtd.. p. 65.
8. Ibid., p. 63 et p. 70.
a. Ibid., p. 65-66.
J. LAPORTE. LE SCEPTICISME DE HUME 8&r>

un homme qui vient d'être amputé, ou frappé de


quelquefois
paralysie soudaine, ne persiste-t-il pas fréquemment, comme

t'attestent ses vains efforts, à sentir en lui la capacité de com-

mander à sa jambe ou à son bras, non moins qu'à l'état normal '?

Aussi bien, à l'état normal même, de quoi nous sentons-nous


De remuer notre bras ou notre jambe. Mais pour que
capables?
ou bras se remue, l'anatomie nous enseigne qu'ont dû préa-
jambe
lablement entrer en « certains muscles, et certains nerfs, et
jeu
certains animaux, et peut-être quelque chose d'encore plus
esprits
petit et plus inconnu, par quoi le mouvement se propage successi-

vement, jusqu'à ce qu'il atteigne le membre même dont le mou-

vement est l'objet immédiat de la volltion~ Ainsi nous n'avons


le pouvoir de remuer nos membres qu'autant que nous avons le

pouvoir de pousser ou diriger certains esprits animaux. Mais nous


n'avons assurément point conscience de pouvoir mettre en mou-
vement des esprits animaux dont beaucoup d'entre nous ne

soupçonnent pas l'existence, et dont personne ne sait au juste la


le rôle et le mode d'action. Nous n'avons donc point
disposition,
non plus conscience de pouvoir mettre en mouvement nos organes~.
Il en va tout à fait semblablement de l'empire de notre esprit
sur lui-même' Cet empire est limité, aussi bien que l'empire de

l'esprit sur le corps a: et ses limites, qui varient d'ailleurs, ici

encore, suivant notre état de santé ou de maladie, et suivant nos

dispositions momentanées, ne sont pas connues par raison, ni

par aucun savoir (ac~ua!ance) touchant la nature de la cause et


de l'effet, mais seulement par expérience et observation, comme

pour tous lesautres événements naturels et pour l'opération des


extérieurs 5 ». Au tout le monde avoue notre
objets reste, que
autorité sur nos sentiments et nos passions est beaucoup plus
faible celle que nous exerçons sur nos idées Or « cette
que
dernière même à se borne-t-elle'' A ceci, M un
quoi que par
commandement de notre volonté, nous suscitons une nouvelle

idée, fixons l'esprit à la contempler, la tournons de tous côtés, et

). Ibid., p. 66.
2. /b)'d., p. 66.
3. t.. p. 66-67.
4. Tr., p. 632-633.
5. p. 68.
6. 76;<< p. (i8.
88 REVUE PHILOSaPH!<?t)'E

la congédions pour quelque autre idée, quand nous pensons


l'avoir examinée avec une suffisante exactitude' ». En d'autres

termes, le cours de nos pensées dépend de notre attention. Et cette

a~eH~'on, en tant voulue, « est assurément un acte de


que
Mais un tel acte n'enferme en soi nulle « force pro-
Pesprit~
ductrice )). La production, en l'espèce, si c'était vraiment notre

:attention ou notre volonté quiappelait tes idées à l'existence,


serait à la lettre une création e:c nihilo, à l'instar du /!e:<
divin C'est ce a poussé les théoriciens de la Vision en Dieu
qui
à faire de l'apparition des idées « une révélation qui nous est faite

notre auteur a. Quoi qu'il en soit de cette métaphysique aven-


par
tureuse, ce qui est sûr, c'est qu'à considérer notre volonté sous
on de la « force créa-
toutes ses faces, n'y trouve aucune trace

trice » en 5. Nous constatons seulement d'abord le


question
commandement de la volonté ou l'acte d'attention qui tourne

notre versobjet 6; ensuite


quelque les idées qui, comme
pensée
en réponse à cette invitation, se présentent à l'esprit, suivant un

certain ordre. Mais '< méca'nisme' secret » s'accomplit


par quel
« économie inconnue" et « magique 9 »
l'événement~, par quelle
l'ordre mental se réalise, cela nous échappe absolument Dans

ce domaine comme dans tous les autres, notre conscience observe

-des successions, ou conjonctions constantes, jamais une connexion

Tt~eessctt're
En résumé, donc, une enquête minutieuse nous conduit à

déclarer les mots de connexion nécessaire, ou de force, ou


que
ne répondent à aucune espèce d'impression
d'~neroM efficace,
assignable
Mais avons-nous bien le droit d'en conclure qu'ils ne répondent
aucune idée? On supposer, aprè& tout, que l'enquête a
pourrait

t. t., p 67.
2. /6t<f. p. 09'
3. Ibid., p. 69.
4. ~<M. p. 7t.
5. l6id., p. 09.
G. 7&'d. p. 7i.
7. ~)M. p. 68-69.
8. Dialogues, I1, IV, VII.
9. Tr., p. 24.
10. L, p. 68 et suiv.
U. p. 68 et suiv. et p. 73-74.
t2. Tr., p. i6t.
J. LAPORTE. LE SCEPTICISME DE HUME 87

été Incomplète ou superficielle ou bien encore, comme le veut la


doctrine des idées innées que nous possédons là, par exception,
une idée qui n'est précédée d'aucune impression semblable H.
Hume coupe court à toute chicane sur l'un et l'autre de ces
deux chefs. par un argument qui résume et confirme tou'tes les

analyses précédentes
Idée ou impression, ou quelque nom qu'on lui veuille donner,
la représentation de la causalité est,par définition, celle d'une
connexion nécessaire. Or qui dit connexion nécessaire dit, d'une

part, que nous avons affaire à deux termes distincts d'autre part,
que ces deux termes ne vont point l'un sans l'autre. S'ils ne vont

point l'un sans l'autre. et peu importe ici que la liaison soit tenue

pour analytique et pour synthétique, dès là qu'elle est pensée


comme ne pouvant pas nepas être, il faut, partout où se manifeste
le premier, qu'il entraîne le second après soi. « Nous devons donc
être capables de prononcer, à la seule considération de l'un des

deux. qu'il doit forcément être suivi ou précédé de l'autre »


D'où possibilité, connaissant la cause A, de déterminer l'effet B

qu'elle doit avoir; et, ce qui revient au même, impossibilité de

supposer qu'elle ait un effet différent de B, ou qu'elle n'en ait

point du tout. Mais, en fait, ni cette possibilité, ni cette impos-


sibilité. ne se réalisent jamais pour notre esprit, dans aucune des
circonstances où nous de re/a//on causale. <' Jamais,
parlons
d'après la première apparition d'un objet, nous ne saurions con-

jecturer quel effet en résultera » « Adam, au cas même où on


admettrait l'absolue perfection, dès le début, de ses facultés intel-

lectuelles, n'aurait pu conclure de la fluidité et de la transparence


de 1 eau, que cet élément fût capable de le suffoquer, ni de la

lumière et de la chaleur du feu, que cet autre élément le pût


réduire en cendres » Il l'aurait pu, naturellement, s'il eût connu
les propriétés physiques et
chimiques dont la transparence et la

tluidité, pour l'eau, la lumière et la chaleur, pour le feu, sont les

i. Tr.. p. 7: L, p 22 (note).
2. Tr.. p. 77; voir plus haut p. 24.
:i. t.. 2t) et :)U.
4. Tr.. p. t6t-[62; cf. I.,p. M): Si la force or)~!ne!if('tait connue, son efTet lui
austt devrait t'être, puisque toute force est rotative à son effet.
5. [.. p. M.
(t. p. 27.î.
88 REVUE PH!LOSOPHK)UË

Mais ces
Il--
elles-mêmes
,ot
se ramenant ào des
raae

signes'. propriétés
réactions seule révèle l'expérience, il
actions et éventuelles, que
reste vrai de dire absolument nul effet n'est pour
toujours que
une fût-elle assignable a priori.
intelligence humaine 2, parfaite,
à ce ce sont les d'ordre
Ce qui nous trompe sujet, phénomènes
de nous être nous
élémentaire qui à force familiers, paraissent
« naturels » et comme allant de soi. « Nous nous imaginons que,
introduits dans ce monde, nous aurions pu Inférer
brusquement
boule de billard, recevant une impulsion, communiquerait
qu'une
son mouvement à une et n'était point besoin
autre; qu'il
avec certitude à son
d'attendre l'événement pour prononcer
en est comme nous
sujet 3. » Illusion pure la preuve qu'avertis
des observations de la façon dont les
le sommes, par répétées,
choses se passent, il nous est pourtant loisible, non pas de croire,
mais de se passent autrement
sans. doute, penser 4 qu'elles
(. Quand une boule se mouvoir en ligne
je vois, par exemple,
une autre savoir « qu'un mouvement de la
droite vers )', j'ai beau
seconde boule sera le résultat du contact ou de
l'impulsion
< m'est-il de concevoir cent événements différents
impossible que
de celui-là eussent tout aussi bien résulter de cette cause ? Ces
pu
boules ne toutes deux demeurer dans un repos
peuvent-elles
absolu? La boule ne revenir en droite ligne?
première peut-elle
Ne de la seconde, dévier suivant une direc-
peut-elle, s'éloignant
tion Toutes ces sont cohérentes et con-
quelconque? suppositions
5. » Ainsi avant ou après l'événe-
cevables donc, qu'on l'envisage
au
ment, le lien qui unit le phénomène appelé effet phénomène
à la comme c entiè-
appelé cause, ne saurait apparaître pensée que
rement arbitraire~ ».
Du serrant davantage son argumenta-
reste, poursuit Hume,
nous venons de dire la liaison nécessaire d'une cause et
tion, que
effet de deux de
d'un signifierait proprement l'inséparabilité
de l'aveu est différent de la
nos perceptions. Mais, général, l'effet

naive que fait Hamelin (Essai sur les ~Mments principaux de la


1. C'est l'objection
représentation, p. 252-253).
2. On verra, par la suite, pourquoi cette restriction s'impose, du point de vue
de Hume.
3. [., p. 28-29.
4. I., p. 48.
5. t.. p. 29-30.
6. Ibid., p. 29.
J. LAPORTE. LE SCEPTICISME DE HUME 89

cause « Le mouvement », par exemple, « qui anime la seconde


boule de billard et celui anime la sont deux événe-
qui première
ments absolument distincts' De l'aveu toutes les
général aussi,
idées différentes sont séparables et il appartient à la « fantaisie
(ou « imagination »), dont la liberté est sans limites de nous faire
concevoir n'importe laquelle d'entre elles à part des autres. Penser
une liaison nécessaire entre deux différentes, ce serait
perceptions
donc penser ces deux comme et
perceptions séparables insépa-
rables à la fois quoi de plus absurde? Concluons la relation
que
causale, entendue de la sorte, n'est ni sentie, ni conçue, ni même
concevable s o.

Cependant, puisque nous n'employons pas au hasard cette

expression de connexion nécessaire et puisque nous nous figurons


l'entendre, il n'est pas à croire qu'elle n'ait pour nous absolument
aucune signification. M est à croire plutôt qu'elle en a une, mais
que nous l'appliquons mal~.
Comment cela?
C'est que nous voulons indûment trouver dans les objets.
externes ou internes, de la connaissance, ce n'est dans
qui que
l'esprit, en tant que sujet connaissant'.
En quelle occasion parlons-nous de connexion ~ccssa/re? Uni-
quement là où nous avons observé une cons~a~e".
conjonction
Mais la conjonction constante « rien de
n'implique plus que ceci,
savoir que de pareils aient été dans de
objets toujours placés
pareilles relations de contiguïté et de succession" '). Et la conti-
guïté ni la successsion, simples relations d'ordre et tem-
spatial

). Ibid., p. 2a.
2. Tr., p. 10, 18, 24, 25, 79, 80. 87, etc.
t.. p. 47.
4. Tr., p. 79: I., p. 29-30.
~i. 1., p. 68 « nor cven concei~abif. »
0. Tr.. p. i62.
7. Tr., p. 164 etsuiv. cf. p. 74 et suiv.
8. Tr., p. 87 p. 162 et suiv. On a souvent objeeté à Hume et Hamelin a
rpcucUh cette objection, que nous ne considérons pas le comme cause
jour
de la nuit. Mais c'est mal comprendre la remarque de Hume. Car ne croyons-
nous pas qu'en vertu du mécanisme du système so)aire la nuit doit
astronomique
nécessairement faire suite au jour? Il y a donc connexion nécessaire, quoique
médiate, entre la nuit et le jour, à peu près comme, dans une horloge,
entre la sonnerie et la marche des aiguilles. Et Hume ne veut pas dire autre
chose.
9. Tr., p. 88.
'90 REVUE PHtLOSOPHtQUE

aucune connexion nécessaire entre leurs


porel, n'impliquent
termes. Quel est donc ce Que deux événements s'accom-
mystère?
ou se succèdent une seule fois sous nos yeux nous n'en
pagnent,
tirons nulle inférence. Qu'ils ou se succèdent un
s'accompagnent

grand nombre de fois nous admettons immédiatement qu'il y a


entre eux une connexion en vertu de quoi l'un entrarnera toujours
l'autre'. « H n'y a rien « dans une pluralité de cas, qui
pourtant,
diffère de chacun des cas particuliers qu'on suppose exactement

semblables~ M. Ces cas, d'autre part, « sont entièrement indépen-


dants » les uns des autres « la communication du mouvement
du choc de deux boules de bil-
que je vois résulter présentement
lard, est totalement distincte de celle que je vis résulter d'une

telle il y a un an )). Donc « rien de nouveau n'est ni


impulsion
découvert ni en que ce soit, par la con-
produit, quelques objets
stante de ces ni par la ressemblance inin.ter-
conjonction objets,
de leurs relations de succession et de contiguïté~ ». Mais
rompue
ai la répétition ne avoir d'influence sur les objets, elle en a
peut
une sur s. Car l'expérience montre qu'elle y engendre des
l'esprit
habitudes, et, en l'espèce, des habitudes, associatives s. « Après
une répétition de cas semblables;, l'esprit esb porté par habitude,
l'un des événements, à attendre son concomitant
lorsque apparaît
et à croire existera Il « éprouve » une « déter-
ordinaire, qu'il
mination le pousse à ses pensées d'un objet à l'au-
qui porter
tre~ 8 ou, si l'on préfère, à « passer d'une idée à l'autre'' ».

Le sentiment de cette « détermination », de cette « transition

habituelle de l'imagination voilà l'impression cherchée d'où

dérive notre idée de nécessité, ou de cause, ou de force, ou de pou-

1. Tr.. p. Hi2-i63et p. 87-88 cf. t., p. 73-


2. t., p. Ta; cf. Tr., p. 88.
3. Tr., p. !M.
4. Tr., p. 164.
S. Tr., p. 166; cf. t., p. 75 et 78.
6. C'est là un fait d'expérience sur lequel Hume est évidemment en droit de
faire fond, sans avoir aucunement à recourir à cette notion de oausatitp dont il
veut rendre compte. Car il ne prétend pas expliquer (cL- p. 43)' ta formation de
l'habitude associative, il fui suffit de la constater (voir Tr., p. 172). Sa théorie est
<!onc tout à fait exempte du cercle vicieux. qu'on lui a paxfbis reproché (Kant,
notamment, et Green). CL Norman Smith, lac. ctt.;Mtnd, 1903, p. iM, note (t) et
p. 16i-i62, note (2).
T. p. 7a; Tr., p. t3S-t36.
8. Tr., p. t6S.
U. Tr., p. i69.
J. LAPORTE. LE SCEP-HCfSME DE HL'ME 9i

votr
oir Imoression
Impression toute
t.nutf u interne
tntfrnf na ~t
et «« r)~
de T.<f)&v;~n2
réflexion~ ~tr,;e
o. Mais ~~m.
comme
1 expérience encore le montre « l'esprit possède un grand pen-
chant à se répandre sur les objets extérieurs, à ces objets
à joindre
toutes les impressions internes qu'ils occasionnent et qui font tou-
j ours leur-apparition en même temps que ces objets se découvrent au
sens 3 », nous projetons hors de nous cette « détermination », cette
sentie en nous. et nous n'hésitons
impulsion pas à la «transporter a
dans les êtres, même corporels, qui nous entourent. Bien entendu.
quand nous venons à considérer de près les dits nous
êtres, n'y
trouvons nulle trace de tout cela et nos idées de cause ou de con-
nexion nécessaire nous semblent alors vides de contenu C'est
une erreur de perspective « Somme toute, la nécessité est quel-
que chose qui existe dans l'esprit, non dans les et il nous
objets
est à jamais impossible de nous en former une si
Idée, éloignée
soit-eHe, à la considérer comme une existant dans les
qualité
corps H
La nécessité n'est pas dans les choses, mais dans l'esprit
C est dans l'âme que « réside le pouvoir réel des ainsi
causes,
que leur connexion et leur nécessité' a! Est-ce à dire, comme
l'ont cru certains interprètes malavisés~. Hume finisse
que par
se rallier tout bonnement aux doctrines avant et
qui, après
Biran, mettent la source de l'idée de cause dans la conscience
d'une force Non Hume.
supra-corporelle? évidemment, puisque
nous l'avons vu, réfute ces théories des
par arguments exprès,
et puisqu'il déclare « Si rien n'est actif
catégoriquement que
ce qui possède un pouvoir la en aucun
apparent, pensée
n'est,
cas, si peu que ce soit plus active la matière » Ce qui
que appar-
tient à l'âme, ce n'est donc une causale au sens où
pas énergie
nous avons pris ce terme, une d'un etTet dif-
énergie productrice
férent d'elle-même et en découlerait nécessairement. C'est un
qui
faux-semblant d'énergie et de causalité, c'est l'amorce du pro-

i. Tr., p. t:M-t56 et p. t65-t66; cf. t., p. 7.'i-76.


2. Tr., p. t65.
:t. Tr., p. 167, p. 22t,etc. pt[.,p. 77-78.note(t). Cf. Burton, t. :M4.Pasea) avait
<htde même que nous teignons les choses de nos nuutites
t. Tr.. p. tti7 et ms.
5. T)' p. tu.'j-tut}.
6. lbid.
7. Rahicr. par exemple, qui a été, à ce sujet, critique par Séailles.
S. Tr., p. 24').
REVUE PHtLOSOPHtQUE
92

1- ..at.L.
d'illusion où nous sommes conduits à attribuer aux
cessus par
mériter le nom de connexion
objets quelque chose qui nous paraît
A parler exactement, c'est une habitude, ou plutôt ce dont
causale.
nous avons conscience dans l'habitude une disposition (e~er/Hma-
autrement dit une inclination, un
lion) qui nous porte (conveys),
à passer d'une idée à une autre*. Ce pen-
penchant(propensity),
si ce n'est fait nous
chant n'est aucunement, nécessaire, qu'en
à lui résistera Et il marque bien, entre l'idée de ce
n'arrivons pas
cause et l'idée de ce qu'on effet, une « transi-
qu'on appelle appelle
tion du tout une « connexion réelle~ car il ne fait
», mais point
un terme aux deux termes qu'il s'agi-
qu'ajouter supplémentaire
rait d'unir. « Le principe d'union existant entre nos perceptions
internes est aussi celui qui existe entre les
inintelligible que

objets extérieurs~. »

Nous n'avons donc de véritable idée de la connexion


point
n~eessa!'re~. Ce que nous
pensons dans ce « concept bâtard », selon

le mot de se résout d'une en une relation philoso-


Kant, part

phique, concernant les objets, mais qui n'est rien de plus que le
d'autre en un élément irréductible à
rapport spatio-temporel; part
la conjonction mais revient à l'association habi-
constante, qui
tuelle des idées dans relation naturelle6. C'est-à-dire
l'imagination:
au fond de la notion de cause
que tout ce qu'il y a de spécifique
est le sentiment d'une tendance subjective, mystérieusement
formée et mystérieusement objectivée~.

3. On arrive à la même constatation touchant la troisième

relations de non moins fondamentale les autres au


des fait, que

de la humaine, la relation d'identité.


regard pensée
de la relation d'identité n'a d'ordinaire, suscité
L'analyse pas,

i. cf. Tr., p. 422 « a tendency or inclination .U Il


Tr.. p. 93; p. )63. etc.
p. 163;
Whitehead « How can a habit be felt
me parait donc
déplacé de demander avec M.
a habitof ·
when a cause cannot be fe)t? et d'ajouter que Hume confond feeling
avec « a feeling of the habit (voir Process and Reality, p, 240; cf. p. 196).
2. p. 94
(note).
3. Tr., i6S et p. 206.
p.
4. Tr., p. 169.
5. p. 82.
6. Tr., p. 93-94 et t69-!70.
7. Tr., p. 172 et p. i79.
J. LAPORTE. LE SCEPTICISME DE HUME 93

chez les historiens de Hume autant d'intérêt que celle de la relation

causale'. Il est vrai que Hume. de son côté, ne paraît pas s'être
autant soucié de la mettre en valeur. H ne la présente dans le

Treatise sommairement, et comme de biais, au cours de deux


que
consacrés à la connaissance du monde extérieur et du
chapitres
il n'a cru devoir dans Ce qu'en
moi~. Et pas y revenir l'Inquiry.
dit le Treatise, néanmoins, suffit à esquisser les grandes lignes
d'une discussion et de la précédente,
symétrique complémentaire
et de conséquence philosophiquement aussi grave.
Le problème est ici. vu sous un autre angle, celui même qui a été

soulevé l'Idée de causalité comment ce qui est multiple


déjà par
peut-IJ être un?
Hume le formule avec une parfaite netteté
La considération d'un objet unique, quel qu'il soit, ne suffit

à éveiller l'idée d'identité. Car, dans cette proposition un


pas
est à lui-même, si l'idée par le mot objet,
o&/ë~ ~e/t/~ue exprimée
ne se distinguait en aucune façon de celle que désigne le mot lui-

même. nous ne concevrions, en réalité, aucune et la


signification,
et un sujet,
proposition ne contiendrait pas un prédicat lesquels
sont pourtant impliqués dans cette affirmation. Un objet unique
éveille l'idée d'unité, non celle d'identité.

D'autre une d'objets ne saurait jamais éveiller


part, pluralité
cette idée. si semblables les L'esprit prononce tou-
qu'on suppose.
l'un n'est et les considère comme étant deux,
jours que pas l'autre,
ou tout autre nombre déterminé d'objets, d'existence entiè-
trois,
rement distincte et indépendante~

Ainsi la relation d'Identité ne s'accommode ni de l'unité ni du

nombre. Il faut donc qu'elle tienne le u milieu entre le nombre

et l'unité~.
lève l'introduction du temps5. « Un
Impossibilité apparente, que
devant nous, et examiné durant un laps de
objet unique, placé
sans que nous y apercevions aucune interruption
temps quelconque

1. Il faut faire exception pour M. C. V. Sa)mnn qui, dans un esprit d'ailleurs


très différent du mien. considère la critique de la notion d'identité comme
le point centra) de la philosophie de Hume.
2. Voir Treatise, ), IV, sect. H et VI.
:t. Tr., p. 200.
4. Tr., p. 200 et 201.
.t. Tr.. p. 200-20J.
94 REVUE PHLLOSOPtHQtTE

ni aucun changement, est capable de nous donner une notion d'iden-


tité. Car. lorsque nous considérons deux points quelconques de ce

temps, nous pouvons placer les


sous dISerents jours ou bien nous

pouvons les envisager en un même et unique instant, cas


auquel
ils nous donnent l'idée de nombre à la fois par eux-mêmes et par

l'objet, lequel doit être multiplié pour être conçu comme existant
à la fois en ces deux points différents du ou bien, d'autre
temps
part, nous pouvons suivre le fil de la succession du temps au

moyen d'une pareille succession d'idées, et, concevant d'abord


un moment en même temps que l'objet alors existant, imaginer
ensuite un changement dans le temps sans aucune variation
ni interruption dans l'objet, auquel cas il nous donne l'idée
d'unité'. »
On voit par là la signification propre de l'identité a l'objet
existant en un moment du temps est à lui-même existant
identique
en un autre moment~ On voit aussi que l'identité entendue de la
sorte la considération de la dnrée nous obligeant de mettre
« une différence entre l'idée le mot et celle
que désigne objet que
désigne le mot lui-même a, sans aller toutefois jusqu'à une stricte
dualité~ est « intermédiaire entre l'unité et le nombre', ou

pour mieux dire, est l'un ou l'autre, selon la manière dont nous

l'envisageons ').'
Mais encore, qu'est-ce que cette « manière », grâce
d'envisager
à quoi paraît un ce qui vient d'être reconnu multiple?
Nous avons eu précédemment l'occasion de noter que, confor-
mément à la distinction de Descartes entre la réalité objective et
la réalité matérielle des idées, et à la distinction de
(équivalente)
Malebranche entre idée et perception, Hume dans la
distingue
perception qui signifie pour lui, à l'instar de l'idée cartésienne,
n'importe quelle représentation, « un un soulier, une
chapeau,
pierre » d'une part l'objet il donne souvent le
perçu, auquel

1. Tr.. p. 30[.1.
2. 7&td.
3. /6M.
3.
i.. /&fd.
lbid.
5. 76M.
6. Voir plus haut. p. 74.
7. Tr., p. M2; cf. p. 034 donne comme exemples de « perception cette
table, cette cheminée. (Nous aurons à nous en souvenir torsque viendra le
moment d'examiner la doctrine du mot).
J. LAPORTE. H: SCEPTtClSME DE )fL'<E 9~

nom de perception tout court d'autre part l'acte de l'esprit qui


perçoit~. Cette « action ou est aussi facile à
opération
saisir par le sentiment intérieur que malaisée à traduire par le

langage. En pensant à nos pensées antérieures, non seulement


nous nous dépeignons les objets auxquels nous avons pensé, mais
encore nous concevons l'action de l'esprit qui a lieu dans la

méditation, ce certain je ne sa/s quoi dont il est impossible de


donner aucune définition ni aucune description, mais que chacun
entend suffisamment3. ~) Essayons les autres
cependant, d'après
allusions qu'y fait Hume. de préciser un peu le je ne sais quoi.
Ce n'est pas, apparemment, le seul fait d'avoir conscience, puisque
cette <' action n, au moins dans le cas de la mémoire et de la
par
fantaisie ». nous « formons nous « produisons M l'image de

l'objet~. Comme, par ailleurs, il ne saurait être question d'une

production véritable, on ne peut songer qu'à un effort de

pensée )', suivi régulièrement de l'apparition ou du renforcement


de l'image". Cela rappelle l'û'~e/M7!, telle que la conçoit Male-
hranche. Et, en effet, ce terme d'attention est justement celui
dont Hume se sert pour désigner la « disposition M d'où dépendent
les « de l'esprit'' Au surplus, la M méditation M. à
opérations
laquelle, dans le texte plus haut cité, est rapportée l' « action de

l'esprit », est-elle autre chose qu'une considération attentive~?


Or il y a dans l'esprit qui considère attentivement un outre
objet,
la conscience pure et simple, quoi donc? une certaine orientation
de la conscience, que Hume donne parfois pour un train de pen-
sée n (f/'af'n o f ~<A'!y!</)". que d'autres fois il symbolise par la

métaphore physiologique de la direction des esprits des

esprits animaux, bien entendue Malebranche parlait tout uni-


ment à ce propos d'inclination ou de désir. Mots sans doute un

). Tr.. )). 2U2: ;). 2U7. etc.


2. Tr.. p. 2U4-2U5 (note )): p. 6t; p. i~ et. (r~t la distinction des ;)h~no-
nx'n~o~stes entre '~f~x 'iT.'7~. Cf. ~atmon. loc. << p. (j2-6.'i. M. "a~mon
trouve ~'uiefnfnt qun Hume m' pour'e paa c~tto distinction as~'z loin.
3. Tr.. p. !OU.
4. Tr.. p. 6[ et p. 2U:t.
5. Tr.. p. 25:)-2.t: p. 2'): 1).
p. !)S; rf. 1).
!).S; t-f. p. )8~
ti. Tf., p. '.?: .'f. p. tS.'i.
7. Tr.. p. )u8.
8. Tr.. p. )')S.
:). Tr.. p. !)S et 2U:i. ~ous -.avon. que Hume, en pa!<!iite matk'rf. ne croit pas.
pouvoir tirer de !a physiologie autre chose que de-, métaphores.
REVUE PHILOSOPHIQUE
<)g

T1 -1. IW
au de Hume. Il veut marquer, lui, que,
peu trop généraux, gré
de « considérer2 », la ne
dans l' « acte d'examiner' ou pensée
mais « applique' et en
t.end pas seulement vers l'objet, qu'elle s'y
sorte à telle enseigne que toute impression
quelque s'y adapte
un de « direction «
nouvelle dans la pensée changement
provoque
et la de la
ou de « disposition' qu'inversement persistance
» nous facilement à une
même « disposition empêche de passer
c'est en cherchant à tout cela qu'il
idée nouvelles. Et symboliser
bien appelée à faire, par
rencontre cette suggestive expression,
sait dans la de nos jours
la suite, la fortune qu'on psychologie
« l'attitude de l'esprit ').
à la racine de notre « manière
Voilà donc ce qu'on trouve
une certaine « disposition )) ou « pos-
d'envisager ') les objets
est une indéfinissable mais incontestable
ture » mentale, qui
donnée de conscience.
donnée se réfèrent tous nos jugements d'identité.
A cette
Pour le il faut songer que,presque toujours,
comprendre,
consistent à déclarer identiques des objets qui,
lesdits jugements
ne le sont Ainsi des corps extérieurs.
absolument parlant, pas.
le vulgaire, ils ne sont pas autre
Nous n'en connaissons (et, pour
nous en offrent nos sens. Or les
chose'), que les
impressions que
de nos sens nous sont offertes comme intermittentes'
impressions
de ce fauteuil, je cesse de voir
celles que j'ai, par exemple, que
les yeux ou que je sors de la chambre, et que je
dès que je ferme
dans la chambre ou que je rouvre les yeux.
revois quand je rentre
fauteuil. En réalité, eu une série de
Je dis que c'est le même j'ai
comme une « existence
dont chacune m'apparaît
perceptions,
le caractère de l'objet identique,
périssable'' », et n'a nullement
de demeurer « invariable et ininterrompu. à travers un
qui est
de temps Pourquoi donc est-ce que je
changement supposé'"

t. Tr., p. 2a6 (surueyfnsr, M'etOtng).


2. Tr., p. 253-254; cf. p. 203, etc.
Tr., p. 98 « the mind applies itself
4. 7ttd., p. 98-80.
5. Ibid., p. 186.
6. Ibid., p. t85 the posture of the mind
7. Tr., p. 202.
8. Tr., p. i88-t89; p. 191-192, etc.
9. Tr., p. 194.
10. Tr., p. 2()t et p. 253.
J. LAPORTE. LE SCEPTtCtS.E DE HC.ME 97

fais de cette .série une seule et même chose se continue?


qui
Parce que les diverses dont se la série sont
perceptions compose
très semblables entre elles'? Mais une diversité d'existences sem-
biables, apparaissant à certains intervalles', ne fait nullement
une identité c'en est même le contraire~ L'illusion est inconce-
vable. si l'on ne tient compte ici que des Elle se conçoit
objets.
en revanche fort bien si l'on tient des « actions H et
compte
dispositions de l'esprit qui s'y
rapportent. Car on M éta-
peut
blir en règle générale » que « toutes les idées mettent
qui l'esprit
dans la même disposition ou dans des semblables
dispositions
-ont très sujettes à être confondues3 ». Or, <. la
voyons disposition
où se trouve l'esprit un
lorsqu'il envisage (in viewing) objet qui
conserve une parfaite identité'' '). « Quand nous fixons notre
pensée sur un objet quelconque, et iden-
supposons qu'it persiste
tique pendant quelque temps, nous supposons évidemment que
le changement réside dans le temps, et jamais nous
uniquement
ne prenons la peine de produire aucune ou aucune idée
image
nouveite de l'objet. Les facultés de se reposent en
l'esprit quelque
sorte, et ne s'exercent pas plus n'est nécessaire
qu'il pour pro-
tonger l'idée
que nous possédions antérieurement et subsiste
qui
-ans changement ni Le d'un moment à un
interruption. passage
autre est à peine senti, et ne se une
distingue pas par perception
ou une idée être une direc-
différente, qui requière, pour perçue,
tion différente des o Maintenant a-t-it outre les
esprits~, n'y pas,
objets absolument identiques, d'autres objets de mettre
capables
!'esprit dans la même disposition, les et de
lorsqu'il considère,
causer le même passage de d'une idée
ininterrompu l'imagination,
a une autre '~? Oui les semblables, ou plus
objets généralement,
ajoute Hume, les objets '< corrélatifs entendant là les
par objets
associés dans l'imagination une de ces M relations naturelles H
par
dont la ressemblance est sans contredit la forte; En
plus effet,
c'est le propre de la relation, prise en ce sens, « de retier nos idées

Ibid., p. 20.').
2. /&M., p. 2M.
:<. /<)fd., p. 6i-62; p. 202-203; p. 263.
4. Tr., p. 203.
5. Ibid.
ti. /<))d.
7. Tr.. p. 202-203; cf. p. Gt et p. 2.).
TOME cxv. 1933 (x"s i et 2~.
9§ REVUE PHILOSOPHIQUE

et de faciliter, l'un la transition à sa


entre elles lorsque apparaît,
». « Le de l'une à l'autre des idées offrant
corrélative' passage
sera donc « aussi coulant que s'il contem-
relation pour l'esprit
continu H et il ne faut dans le second cas
plait un seul objet pas
un beaucoup effort de pensée que dans le premier3
plus grand
« nous attribuons l'identité à toute succession
C'est pourquoi
corrélatifs~ ». Tel est le cas les impressions des sens
d'objets pour
le monde qui, malgré leur
concernant extérieur, impressions
ne subissent généralement aucune altération~
intermittence,
tout au moins, les altérations sont assez
ou dans lesquelles,
« H et se assez « graduellement »,
insignifiantes produisent
« le la de l'objet tel qu'il
pour que passage opéré par pensée
à tel est ne
était avant le changement l'objet qu'il après,
« coulant et aisé" ». Tel est encore le cas lors-
cesse pas d'être
« nous considérons l'existence successive d'un esprit ou
que
l'identité est « une
d'une personne pensante~ personnelle
et à celle que nous assignons
identité fictive, d'espèce pareille
et animaux »: elle « d'une opéra-
aux corps végétaux provient
de l'imagination )' à savoir de cette « méprise
tion pareille
« fait nous substituons la notion d'identité à celle
qui que
curant relation~" ?. identifier c'est
d'objets Bref, pratiquement,
« confondre" ».
une difficulté, tient à ce qu'a d'un
Peut-être soulèvera-t-on qui
sur cet la terminologie de Hume. Tout revient
peu flottant, article,
tendance de l'imagination à « répandre ses
à ces deux points
sur les « ressemblance de l' acte
propres dispositions objets;
une succession
de l'esprit par où l'on envisage d'objets.semblables
un a. Mais s'il n'y
avec celui par où l'on envisage objet identique
de rien de plus ressemblance, il
a entre ces actes l'esprit qu'une

1. Tr., p. 204.
2. Tr.. p. 254.
3. <btd.
4. Ibid., p. 204.
3. Tr.. p. 204.
6. Tr., p. 25S et 2;;6.
7. ~i)ic! p. 260 et suiv.
8. Ibid., p. 2M.
9. Tr.. p. 253.
10. /&M., p. 234.
)[. Tr., p. 253-254 et p. 204-203.
)2. Tr., p. 204-203 (note t).
J. LAPORTE. LE SCEPTtCtSME DE HUME 9~

y a donc, de l'aveu de Hume. distinction. « diversité Comment


ce qui est <' divers dans le dans
sujet peut-il, transporté l'objet,
y devenir identité? Hume souligne lui-même la difficulté, en notant
que « l'action de ou nous considérons
l'imagination par l'objet
ininterrompu et invariable, celle par laquelle nous réfléchissons à
la succession offrant relation sont 2
d'objets presque identiques
(almost the sa~e) '). Mais, en ajoutant tout aussitôt « pour sen-
le
timent .), il suggère la solution, car c'est dans le du
témoignage
sentiment intérieur qu'elle se trouve. Et s'it était de rectifier
permis
la lettre en s'inspirant de on écrirait, au lieu de «
l'esprit, presque
identiques pour le sentiment « presque en elles-
identiques
~<~es )) et « tout à fait le sentiment Telle est
identiques pour
bien. en effet, ce semble. la vraie pensée de Hume il y a dans la

perception, entre les objets perçus et ies actes de l'esprit percevant,


une sorte de proportionnalité en vertu de à des
quoi. objets légè-
rement différentes, doivent des actions
correspondre légèrement
différentes~: mais différentes pour qui' pour une intelli-
gence absolue qui ferait état de tout ce qu'elles enferment d'infra-
conscient pour notre conscience même, dans la mesure où elle v
apporterait une attention d'en amener au les élé-
susceptible jour
ments cachés. II est fort possible que cette différence légère,
quoique réelle, échappe à une conscience peu attentive à ses

propres opérations, comme l'est ordinairement la conscience


humaine 6. C'est pourquoi l'on peut dire ad /~6~u/K les actions
que
par lesquelles nous considérons des objets les
semblables, dispo-
sitions où nous mettent des objets semblables, <' sont semblables
ou bien qu'elles sont « les mêmes 7» de toute manière elles sont
si peu différentes que nous ne sommes de les dis-
pas capables
tinguer ».

Rappelons-nous en quoi consistent ces actes ou dispositions


t. Tr.. p. 2:i:t.

2. Tr., p. 2.jt; ~'f. j). 2Ut.


:t. Ibid., p. 2.')4.
4. A cota revint, entre autre- cette phrasp du rrfat~e Le passage df l'unc
a t'autre des ido'-i offrant retaHun f~t donc -.i coulant et si a~e qu'il produit
~n~ndt'~ en rpahh-) peu d'a!tcrati~n dan, r~pnt. et semtdc (fn<Mdt;j pour
notre consciencot la continuation d'une même action ~Tr., p. 204).
.'i. Vuir 7'r<'a<sf. Tr.. p. 2U2-2U:(: p. tit; p. ttS-t'ih
6. Tr.. p. 20: t'f. L, p. i~.
7. Tr.. p. tH t-t p. 2(J:
.S. Tr.. p. (![.
jOO REVUE PHILOSOPHIQUE

dont l'identification l'identification des objets il


d'esprit produit
d'une « marche H de accompagnant tantôt la
s'agit l'imagination
considération d'un invariable, tantôt la considération d'une
objet
série semblables. Si, dans le second cas~ les inégalités
d'objets
des sont minces arrêter l'attention, la pensée
objets trop pour
le long de la succession avec autant de facilité que si
glissera
elle considérait seulement un elle ne croira
unique objet'

qu'une seule action qui se continue, parce qu'elle


accomplir
n'aura à aucun moment la conscience d'une déviation ni d'un arr<M

Elle se trouvera donc dans la disposition qui caracté-


précisément
rise la considération d'un invariable. Ou, si l'on préfère, elle
objet
de sa à cette disposition-là, sans
passera disposition première
« s'apercevoir du changement~ s. Le sentiment d'un glissement

ininterrompu est l'essence de toute '< confusion », de celle qu'on

fait entre des semblables comme de celle qu'on


perceptions
fait entre « l'acte de l'esprit où l'on envisage une succession
par
semblables et l'acte « par où l'on envisage un objet
d'objets
identique a.
Mais il est clair c'est aussi l'essence de l'identité <' parfaite
que
Car cette nous l'avons vu, naît d'une sorte d'amalgame de
idée,
Pour avec
pluralité et d'unité, par l'entremise du temps. penser
a un objet comme nous sommes obligés d'en
précision identique,
« multiplier l'idée, en concevant existe au commencement
qu'il
et à la fin d'un certain intervalle de temps. Seulement nous

devons concevoir aussi que, du commencement à la fin de l'inter-

n'a subi aucune de changement. Mais, où il n'y


valle, l'objet espèce
a pas de il n'y a pas de succession, ni par conséquent,
changement,
de temps concevable 5. Si bien que l'idée d'identité parfaite, impli-
la durée alors exclut la variation, offre, à qui la veut
quant qu'elle
du côté de l'objet, une contradiction dans les fermes. Elle
prendre
ne revêt une apparence de signification qu'à la condition d'être prise
du côté du et une « fiction imaginative L'es-
sujet moyennant
en continuellement en lui « une succession de
prit, effet, éprouve
et ainsi la notion du temps lui « est sans cesse pré-
perceptions

t. Tr., p. 20J.;(;f. p. 233 2S4.


2. Tr., p. 256; cf. p. 204.
3. Tr.. p. 203.
4. Tr., p. 204-203 (note i).
S. Tr., p. 233-254.
J. LAPORTE. LE SCEPT[C[SME DE HL'ME iUi

.ente à quoi une contamination se produit entre l'idée du


grâce
changement dont nous avons conscience et l'idée de cela même que
nous ne Quand nous considérons un
supposons changer point
objet immuable à cinq heures, et regardons à six le même objet,
nous sommes à lui appliquer cette idée (du temps), tout
portés
comme si chaque moment se distinguait par une position différente

ou une altération de l'objet. La


première et la seconde apparition
de l'objet, par rapporta la succession de nos perceptions, semblent

aussi éloignées que si l'objet avait réellement changé~. Mais,


n'a réellement, l'esprit n'a pas eu
puisque l'objet point changé
besoin, pour le percevoir à chaque instant, de former de nouvelles

idées, ni de vérifier en quoi que ce soit son attitude perceptive.


D'une part. donc, l'esprit a conscience de durer tant qu'il passe par
une suite de perceptions diverses: d'autre part. en tant qu'il s'ap-

plique à l'objet, il a conscience de se reposer pouvant suivre

cet objet aux différentes périodes de son existence sans aucune

du en un même état de cons-


interruption regard Voità. jointes
cience, la variation et 1 invariabilité, la pluralité et 1 unité. Et voilà

aussi tout le contenu qu'on peut trouver à la notion d'identité. Nous


avons décrit tout à l'heure la disposition où se trouve l'esprit

lorsqu'il envisage un objet parfaitement identique la vérité est

que cette disposition, projetée sur objet suivant le processus déjà


signalé, c'est 1 identité môme. Impression purement interne de
continuité mentale (tininterruptedness) et de transition insensible.
Transition insensible? Un examen analogue avait, en somme,
ramené la notion de causalité à l'impression interne d'une ~'ans/~o/:
irrésistible. Les deux relations de fait se trouvent donc assimila-
bles de tout point. Pas plus que la causalité, l'identité, parfaite ou

imparfaite, n'est rien qui lie réellement entre elles nos différeutes

perceptions~ rien même qui « leur appartienne réellement


L'une et l'autre signifient, non une '< qualité H des objets, mais

simplement une disposition ou tendance subjective de l'imagina-


tion qui passe en revue ou associe les objets. L'une et l'autre
s'évanouissent à l'analyse comme <' relations philosophiques

t. Tr.. p. OS.
Tr.. p. M; .'f. p. 20).
:i. Tr.. p. 20t et p. 2(M.
t. Tr.. p. 2.'i9 (that really &ftds ou;' M't'<'raf pf;'e<'p<f0tts to~fi/ter).
3. Ibid., p. 26U (identity is not/tfng really tlao lhese d(~'e<'e;t< pt'rcfpttOfts~.
6t'<ong;n;/
10~ KEYUE PHILOSOPHIQUE.

Ili

En la <' criUcal examination » de Hume s'arrête là


apparence,
ni le Treatise ni I'K!7'y ne consacrent de chapitres spéciaux aux

« relàtionsphilosophiques x, ressem6/6tMce, con~ra/'M~,


quatreautres
nombre; il se borne,
(/e~resde~Ma/oporfMns~e ~uan~'Moue!e
l'occasion se à quelques allusions ou remarques
quand présente,
sommaires. En réalité, la discussion des matters o f fact, pour qui
sait l'entendre, renferme virtuellement de quoi dissoudre de même

et les relations d'idées, et, d'une façon encore, n'im-


plus générale
espèce de liaison rationnelle.
porte quelle

i. Parmi ces relations d'idées, il en est une


que Hume donne

souvent comme la relation par excellence, et la condition de toutes

les autres, les relations de fait, à savoir la ressem-


y compris
&/ance c'est là une relation sans laquelle nulle relation philoso-
ne exister, puisqu'il ne saurait y avoir d'objets souf-
phique peut
frant ceux qui offrent quelque degré de res-
comparaison, que
semblance
La ressemblance, selon Hume (et
pareillement la contrariété et

les de « se découvre à première vue H et par


degrés qualité),
« quand entre la res-
« intuition )~ des objets se ressemblent eux,
dès l'abord, ou l'esprit2. » En
semblance, frappe l'œil, plutôt
d'autres termes, elle est, comme les relations d'espace et de temps,

une donnée immédiate de la perception.

Mais eiTectivement, sous ce nom de ressem-


que percevons-nous
blance?
Une commune entre les objets dit ressemblants? Hume
qualité
le supposer quelquefois. Après avoir écrit par exemple (nous
paraît
néces-
venons de voir dans quel sens), que « la ressemblance est

saire à toute relation '), il ajoute « Il ne s'ensuit


philosophique
toujours une connexion ou association
pas qu'elle produise
d'idées. Quand une devient très générale et qu'elle est
qualité

l. Tr.. p. tt.
2. Tr., p. 70.
LE SCEPTfCiSME DE HL'ME 103
J. LAPORTE.

commune a un très nombre d'individus, elle ne porte direc-


grand
tement vers aucun d'eux, etc. » Et, dans un texte qui se
l'esprit
t-t-fère à celui-là, il répète qu'il est impossible de
expressément
fonder une rotation autrement que sur quelque qualité commune~

Mais. par ailleurs, nous trouvons de la ressemblance à des qua-


lités ou idées entre lesquelles, par conséquent, il est impos-
simples,
sible de discerner aucun élément commun Même différentes

idées onrir entre elles de la similitude ou ressem-


simples peuvent
blance et il n'est pas nécessaire que le point de leur ressemblance

soit distinct ou de la circonstance par où elles dînèrent.


séparable
T~/eH et vert sont des idées simples différentes, mais se res-

semblent &/eu et écarlate, quoique leur parfaite simpli-


plus que
cité exclue toute possibilité de séparation et de distinction. H en

est de même les sons. les saveurs, les parfums particuliers.


pour
!)s admettent une infinité de ressemblances. selon l'apparence et
la comparaison générales, sans avoir en commun aucune circon-

--tance identique. Et c'est de quoi nous pouvons être certains, ne

fut-ce justement que par ces termes abstraits d'idée simple. Ils com-

sous eux toutes les idées simples. Celles-ci se ressemblent


prennent
entre ellespar [eur simplicité. Et pourtant. par suite de leur nature

même, qui exclut toute composition, la circonstance par où elles

:-e ressemblent n'est discernable ni des autres 3. »


pas séparable
Ces observations, à première vue contradictoires, de Hume,

posent de façon fort nette un problème qui a beaucoup (peut-être

pas encore assez) préoccupé les psychologues modernes à propos

de la ressemblance et des idées générales Il est incontestable que


souvent nous estimons la ressemblance des choses d'après le

nombre et l'importance des caractères communs autrement nous

serions incapables de classer ces choses en genres et en espèces.


!I n'est pas moins incontestable que, souvent aussi, nous jugeons
semblables des choses simples, ou même complexes, dans les-

quelles nous n'avons pu faire le départ entre ce qui est différent

). 76id.. p. H.Í.
Tr.. p. 2:tt).
Tr., p. 6:t7: rf. Burtnn. ï. p. ))S-)ti'.
t. Citons. )'nt)\' autres, t'intéressant artich; de M. D. Parodi sur la Perception
(ie la resseuibtance (Reu. Philos., mars-avrit t'j:i0). n se trouve, fan di~ne de
remarque, que la sotution à taqueUe est conduit M. Parodi touchant ta ressem-
hhmce. est très t'ont'orme a cette que Hum.' propose touchant l'identité.
104 REVUE PH!LOSOPHtQUE

et ce qui est identique. Y a-t-il donc deux sortes irréductibles


de ressemblances? Alors. comment ces deux ressemblances
mêmes sont-elles semblables, et pourquoi sont-elles toutes les
deux désignées d'un seul nom? Si d'ailleurs la ressemblance est

perçue à la manière d'une qualité SM< generis et comme un absolu,


d'où vient que deux figures, deux odeurs ou deux saveurs, étant
soumises à l'appréciation de diverses personnes saines de corps et

d'esprit, paraîtront à celui-ci très voisines, à celui-là très éloi-

g'nées? A ces questions, et à d'autres analogues, les psychologues


de nos jours, en particulier les bergsoniens, ont coutume de

répondre, on le sait, que le jugement de ressemblance implique


toujours la reconnaissance, claire ou obscure, d'une certaine com-
munauté entre les termes semblables, mais que cette communauté
ne porte pas forcément sur les caractères des objets eux-mêmes:
elle peut ne porter que sur les processus d'adaptation, schémas
moteurs et réactions affectives, qui conditionnent ou qui suivent
dans le sujet la présentation de l'objet.
Une telle réponse est probablement seule susceptible de satis-
faire aux difficultés ressortant des textes qu'on vient de lire. Elle
est certainement très conforme aux vues psychologiques que nous
ont révélées chez Hume les discussions relatives à la causalité et
à l'identité. Hume, si elle lui eùt été proposée, l'eût sans nul doute
accueillie avec joie. Peut-on se risquer à soutenir qu'il l'a positi-
vement anticipée? Oui, semble-t-11: non seulement, en de nom-
breux passages (dont déjà les uns
été mentionnés ontet les autres
le seront à propos de la croyance), il signale les « dispositions de

l'esprit » dont s'accompagnent nos impressions et idées, comme


aussi leurs effets sur les passions et leur retentissement sur
l'ensemble de la vie psychique; mais en outre il marque à maintes

reprises le rapport qu'ont ces actions et réactions avec la ressem-


blance attribuée aux perceptions elles-mêmes. Ainsi, parlant de la

probabilité des chances, et envisageant l'exemple d'un dé à


six faces dont les unes sont pareilles et les autres différentes, il
note comme « évident que lorsque plusieurs faces portent ins-
crites la même tia;ure. elles doivent forcément coïncider pour ce

qui est de leur influence sur l'esprit 'a. Ailleurs. à propos de

t. Tr., p. t29 t[x;y)nust concur in tncir inHuence on thé mind. » Et dans le


même texte. Hume donne cette int)m'ncc connue un imputsc
J.LAPORTE.–LESCKPTtCtSMEDEm'MC i05

l'association par ressemblance, il déclare formellement qu'une


impression peut être associée à une autre (related to another) non

seutement leurs contenus sensoriels (their sensations) se


quand
ressemblent, mais aussi quand leurs impulsions ou directions sont

semblables et correspondantes (n)/;en their !'y?:/)u/sf. or ef~ec</o~s

<es~H//araMdcorre~onc~e/) Et, à propos de l'identité La

ressemblance « cause non seuletnent une association d'idées, mais

encore une association de dispositions, et nous fait concevoir


l'une des idées par un acte ou une opération de l'esprit semblable
à celle nous concevons l'autre~ M y a, préclse-t-1), à
par laquelle
tenir compte, et de la ressemblance des perceptions c'est-
à-dire des objets perçus et de la ressemblance des actes de

1 esprit par où l'on envisage les objets ces ressemblances,


nous sommes sujets à les confondre entre elles Donc. il nous

arrive déjuger certaines impressions ou Idées semblables à cause


de la ressemblance de leurs cadres ou prolongements mentaux.

Ubjectera-t-on qu'il ne sert à rien de transporter ainsi le problème


de l'ordre des objets à celui du sujet, et qu'il reste toujours à
demander en vertu de quoi des tendances ou attributs de l'esprit
nous paraissent semblables ? Mais nous avons montré, dans

l'analyse de la notion d'identité, que les actions de l'esprit


correspondant à des idées qui se ressemblent sont
si peu différentes que nous ne sommes pas capables de les

distinguer~ Ne disons pas qu'elles sont prises l'une pour


1 autre pour la de l'une
conscience,
qui passe sans s'aper- à l'autre
cevoir d'aucun
changement, cites ne font qu'un. Mais. cela étant,
nous devrions, d après ce qui a été dit. juger leurs objets identiques
et non passe/n6/ab/es?– La vérité est qu'il n'y a selon Hume qu'une
différc'nce de degré entre l'identité que nous avons coutume d'attri-
buer aux personnes et aux choses, et la simple ressemblano'.
Les relations (relations naturelles. répétons-le, entre lesquelles
la ressemblance est la principate) produisent l'identité grâce à ta
transition aisée qu'elles occasionnent. Mais comme les relations et
l'aisance de la transition peuvent diminuer par degrés insensibles,

t. Tr.. p. :<st.
2. Tr., p. ~):t.
:t. Tr., p. 2~4-20.1 inote t): rf. Tr.. p. (i).
t. Tr.. p. tit.
106 REVUE PHILOSOPHIQUE

nous n'avons pas d'étalon exact par où trancher une seule discus-
.sion touchant l'instant où elles acquièrent ou perdent leur titre au
nom d'identité'. II est donc facile de concevoir, la confusion

qui nous porte à identifier les objets étant essentiellement une


uniformité de « train de pensée ;), qu'elle dure plus ou moins long-
temps suivant qu'elle se poursuivra jusqu'aux derniers détails
considérés dans les objets, ou qu'à partir d'un certain moment, les

dispositions de l'esprit se mettront à diverger, les objets seront


dits :c/ey!~(jrucs ou semblables.

Soit, dira-t-on, mais, dans les textes cités plus haut, Hume
n'admet-il pas aussi des « perceptions » semblables en elles-mêmes,

Indépendamment des « actes de l'esprit x qui s'y appliquent'?


C'est qu'alors, est-il aisé de répondre, ces perceptions-là sont de
celles qui coïncident par quelque élément ou qualité séparable.
Au total, donc, Hume, comme nombre de psychologues, admet-
trait deux cas de ressemblance celui où l'on peut et celui où l'on
ne peut pas dégager des perceptions semblables un caractère com-
mun. Dans le premier cas, la ressemblance est une identité partielle
des objets. Dans le second cas, une indistinction partielle -en ce
sens qu'elle est plus ou moins prolongée–des actions et réactions
du sujet relatives aux objets. Mais il a été assez montré que l'df/
même absolue, des objets, ne nous représente jamais que l'ombre

portée de nos dispositions subjectives, en tant qu'elles sontconfon-


dues, ou plutôt fondues les unes dans les autres. C'est donc, dans les
deux cas, à ce sentiment obscur de fusion psychique qu'il faudrait
ramener tout ce que renferme de positif la notion de ressemblance,
aussi bien comme relation philosophique que comme relation
naturelle 2.

). T)-p. 263.
2. Cette interprétation permet, si je ne nu' trompe, non seulement d'écarter
des reproches comme ceux de Green, qui accuse Hume de n'avoir pas distingue
entre idées qui se ressemblent et idée de la ressemblance (voir ~ntrod. au Treatise
n° ~t3), mais encore de résoudre l'objection de M. Russell, qui, dans ses Problèmes
de la p/ntosophte (tr. fr. p. t03), fait valoir, contre la prétention de ramener la
généralité d'une idée à un ensemble de ressemblances particulières, que l'idée
même de ressemblance est un universel. En revanche, le ruts que t'ait jouer
Hume à la confusion des attitudes et des tendances ne s'accorde guère avec l'un
des arguments par lesquels il réfute la doctrine courante de l'abstraction, à
savoir qu'aucune impression ne peut etr.c présente à l'esprit sans ûtre parfaite-
ment déterminée et précise (Tr., p. 19). Mais cet argument, emprunté à Berkctt'y,
ne tient pas à l'ensemble de la philosophie de Hume, et Hume le dément tui-menx;
expressément en maints endroits <par exemple I., p. 9.) Nous y reviendrons.
J. LAPORTE. LE SCEPTtCtSME DE HL'ME 107

Après la ressemblance. la con~a/'t'e~, Hume en dit fort

peu de chose. H observe simplement qu' « à première vue » cette


relation pourrait être regardée comme une exception à cette

ri,gle qu'aucune relation ne peut subsister sans quelque degré de


ressemblance », mais qu'il n'en est rien. Pourquoi? Parce que,
répond Hume, « il n'est pas deux idées qui soient en eUes-mêmes

contraires, hors celles d'existence et de fïo~-ex/s~e/ïce, lesquelles,


manifestement, se ressemblent, comme impliquant toutes deux
une idée de l'objet: quoique la seconde exclue l'objet de tous les

temp~ et les lieux où il est supposé n'exister point. Tous les autres

objets, tels que le feu et l'eau, la chaleur et le froid, n'apparaissent


contraires qu'à l'expérience, et par la contrariété de leurs causes
ou effets ~). Que signifient ces deux phrases? Hume semble bien
souvenir de la fameuse formule d'Aristote. que les contraires
>ont les extrêmes d'un même genre. Mais il se souvient surtout,
semble-t-il, d'une observation de Descartes, selon laquelle la
contradiction n'est jamais dans les choses, mais dans nos juge-
ments sur les choses. Cette observation, il se borne à la transposer
dans son langage à lui. Nous savons que, pour Hume, il n'y a

point de choses, du moins de choses dont nous ayons à tenir

compte, en dehors de nos impressions et idées et le jugement


n est proprement qu'une affirmation d'existence ou croyance qui
'ajoute à l'idée, et consiste (comme nous aurons l'occasion de le
voir par la suite) en une certaine manière de sentir ;~e~, tenant
à on influence affective et à son « poids sur
la pensée\ De ce

point de vue. il est clair qu'une réalité n'a point en soi de quoi

empêcher d'être une autre réalité: et que le mot de con/rar/eM,


non plus que celui de contradiction. n point de sens à 1 égard des
/</<<'s la seule opposition dont on puisse parler dans ce domaine,
c'est celle qui se manifeste entre le fait d'être crue ou de n'être

pas crue, c'est-à-dire d'être conçue comme existante ou comme


non-existante. Mais quoi l'Idéedela chaleur n'est-elle pas contraire
à l'idée du froid? Non, pas <' en elle-même seulement nous

croyons que la chaleur a, par exemple sur notre organisme, des

).T)..p. i;i:ct'.p.7U.
-Tt..p.07-()S:('r.L.p.t.;2-t.'i:
:i.'i'r..p.i)(i-U7;n<)te(i).
i./hf.<t).:)tj-')7:(-f.h~6').
108 REVUE PHILOSOPHIQUE

effets nous nions du froid. Dès lors la notion de con~'ar~~ se


que
en deux autres notions d'une part, celle d'une vague
décompose
ressemblance, n'est, nous le savons, qu'un sentiment; d'autre
qui
celle d'une affirmation ou non-affirmation d'existence, c'est-
part,
à-dire d'une n'est encore qu'un sentiment. Nous
croyance, laquelle
sommes fondés, à estimer que, dans cette relation
par conséquent,
comme dans les Hume n'a vu que feeling ou asso-
précédentes,
ciation de /'ee/t'n~s.

8. Estimerons-nous en ait autrement des affres de


qu'il jugé
ou, en termes modernes, de l'intensité? Hume. sur
qualité, plus
ce chapitre, a été si laconique qu'on doit se borner à des conjec-
tures. avoir donné cette relation comme suppo-
Cependant, après
sant deux par exemple deux couleurs de même genre,
objets
mais de nuances différentes « possédant en commun la même

il note sous ce nom de commune, il


qualité que, qualité
n'entend ici ressemblance comme celle qui s'observe
qu'une
entre les idées a les degrés d'une qualité quelconque.
simples
se ressemblent tous, et chez aucun individu, la qualité
pourtant,
n'est distincte du ». C'est donc les diverses nuances
degré' que
d'une couleur sont chacune, en tant qualités, des couleurs
que
radicalement distinctes, qui se ressemblent mais qui sont irréduc-

tibles les unes aux autres, et qui ne sont aucunement formées par
ni par d'une couleur fondamentale. Et
composition, répétition
voilà en la moitié de la thèse célèbre que
déjà germe première
M. devait soutenir de nos jours à propos de l'intensité.
Bergson
Par ailleurs il reste ces quoique sem-
qualités que
originales,
blables, nous les rangeons dans un ordre où il y a du supérieur et

de l'inférieur. Comment de ces supériorités ou infé-


jugeons-nous
riorités entre des termes leur simplicité paraîtrait devoir
que
rendre incommensurables? Hume seulement que nous
répond
n'en que de façon indécise, si ce n'est là où la din'é-
pouvons juger
rence des termes est très grosse. Et il ajoute que nous n'en jugeons
c à première vue », sans espoir, par conséquent,
jamais qu'
d'arriver, en matière, à la précision que nous obtenons à
pareille

1. Tr., p. tH.
2. Tr..p.6:
J. LAPORTE. ).K SCEt'TfCtSME !)E HL'ME 109

propos des proportions de <yHaf!6' D'où il suit, semble-t-il, que


la notion de degré de qualité a chance d'être à ses yeux l'une de
ces notions fallacieuses, comme nous en avons plusieurs fois ren-
contré en dressant l'inventaire de l'entendement. L'anatyse berg-
sonienne, qui résout l'appréciation de l'intensité en la perception
d'une quaiité sui generis, à quoi se mêle la perception confuse ou

acquise de relations spatiales, viendrait ici à point pour prolonger,


ou plutôt pour compléter la critique de Hume. Rien ne permet,
cette fois. d'assurer que Hume l'ait Reconnaissons
pressentie.
~eu)ement que, s'il eût voulu examiner de près cette idée, à laquelle,
<-nfait. il ne semble pasavoiraccordégrandeattention–ta jugeant
sans doute de peu d'intérêt pour la connaissance il eût vraisem-
blablement été conduit. sur la
pente où l'avaient placé ses discus-
sions antérieures, à des conclusions ou moins voisines de
plus
ceHes de M. Bergson.

4. Reste le dernier et le plus solide rempart de la pensée


rationnelle l'idée d'égalité (et d'inégalité). à laquelle se peuvent
rcduire toutes les relations de quantité ou de nombre, et sur

laquelle repose la connaissance mathématique'. l,


Or
qu'est-ce après tout que l'égalité, sinon une identité partielle,
comme la ressemblance, ou, plus exactement, relative une t'den~'M
sous le rapport de la Tout l'effort du mathématicien se
quantité?
termine à découvrir sous la diversité des et « par
apparences
des intermédiaires variés » qu'une chose en est (ou n'en est pas)
une autre 2. Puis donc que l'identité, nous l'avons vu, n'est rien

qui lie réellement les objets, et qui puisse être en eux, il


aperçu
'toit en aller de même de l'égalité. C'est bien ce que proclame
Hume t'é~aHté n'est pas. à strictement une
parler, propriété
des figures ettes-mêmes~ 3 ». Hume ajoute qu'ette seule-
provient
ment de la comparaison qu'en fait l'esprit ». Mais cette « compa-
raison '). est-il besoin de le dire? ne met nulle caté-
en jeu
ni faculté transcendantate. L' M activité de
gorie l'esprit )) qui s'v

t. Tf.. p. 7r-72; rf. t., p. )63.


'J. j.. p. t6:i.
Tr., p. 4);.
4. /<'td.
~0 REVUE PHiLUSOPHtQCE

et qui est. une source de joie pour le mathématicien se


déploie
réduit aux mouvements de l'attention. C'est par une même opéra-
tion nous « considérons les idées et nous les « compa-
que que
rons a comparer deux idées revient à les considérer ensemble.

Dès lors le jugement d'égalité ou d'inégalité qui « provient de la


» ne saurait exprimer autre chose que la conscience
comparaison
des « dispositions ou « attitudes » mentales appliquées aux idées

en Déclarer ces idées égales, c'est reconnaître qu'à les


présence.
examiner d'un certain de vue, notre « train de pensée »
point
et de l'une à l'autre sans que nous éprouvions le
passe repasse
moindre sentiment de heurt ou de déviation. Voilà comment

Hume assimiler la nécessité des jugements mathémathiques


peut
à celle des inférences « De même que la nécessité
expérimentales
fois deux ou
qui fait que deux égalent quatre, que les trois angles
d'un deux droits, ne gît que dans l'acte de l'enten-
triangle égalent
dement où nous considérons et comparons ces idées, pareille-
par
ment la nécessité ou le pouvoir qui unit les causes et les effets git
dans la détermination de l'esprit à passer des uns aux autres

C'est-à-dire la relation d'égalité, non plus que la relation cau-


que
sale, ne à rien d'autre qu'à un état subjectif de l'esprit
répond
Cela contrarie-t-il ce que Hume reconnaît ailleurs, « nous
que
sommes en d'un étalon précis (precise s~a~dard) par où
possession
de et de la proportion des nombres a ? Pas du
uger l'égalité
tout'. Car cet étalon infaillible de nul usage d'ailleurs à l'égard

des dont les « petites parties H sont impos-


figures géométriques,
sibles à compter consiste en ceci que deux nombres peuvent
être « quand ils sont ainsi combinés que l'un ait
réputés égaux
une unité à chaque unité de l'autre" ». Il pré-
toujours répondant

i. )., p. 25.
2. T)' p. ~M et 4SI.
S. Tr.. p. t66.
4.7&M.
5.Je ne puis donc admettre avec M. C. V. Salmon que Hume le courageux
ait manqué de courage en n'osant pas étendre son explication subjectivité de la
reJattOR philosophique aux relations de <t<MttM (voir C. V. Salmon, The centra! pro-
Mem. p. 33T-338).
6. Tr., p. 7i.
7. Quoi qu'en ait dit M. Noi'man S~aith CT/te nafaraHsm of Hume, Mmd. )!))).'),
p. )57-t38).
8. Tr., p. 45.
9. Tr.. p. 7) cf. t. M., p. 288.
J. LAPORTE. LE SCEPTtCtSMF. DE HL'ME j)f f

1" 1 _1 _1'
suppose, par conséquent, l'idée d'unité, et rien de plus. Or d'où
nous vient l'idée d'unité''SuivantLocke, elle se trouverait «jointe
à chaque objet qui frappe nos sens, à chaque idée qui se présente
à notre entendement et à chaque pensée de notre esprit* M. Suivant

Berkeley, les mêmes choses étant unes ou multiples suivant la


manière dont il nous plaît de les envisager, l'unité n'est jamais
fournie par les idées qui, dans son langue, on le sait, sont les

représentations de 1 expérience externe, mais par l'acte de

l'esprit qui considère les idées c'est-à-dire, conformément à la


théorie que William James entre autres développera plus tard,
par l'attention. Hume. lui, distingue d'une part, l'unité d'une
collection, qui est « une dénomination fictive, que l'esprit peut
appliquer à toute quantité d'objets qu'il réunit et d'autre part,
l'unité absolue, dont le nombre est formé <' l'unité qui peut
exister seule, et dont l'existence est nécessaire à celle de tout
nombre, est d'une autre sorte: elle doit être parfaitement indivi-

sible, et ne se laisser résoudre en aucune unité plus petite' A


vrai dire, cette unité-là semblerait répondre assez bien aux points
indivisibles en lesquels Hume résout l'étendue tactile ou visuelle.
N'oublions pas toutefois que pour constituer le nombre par sa

répétition, selon l'observation de Locke. l'unité ne doit pas avoir


seulement pour caractère d'être indivisible mais aussi d'être tou-

jours et partout égale à elle-même. Égale, cela signifie puisque


nous sommes dans le domaine des indivisibles identique. Et,
nous le savons, deux objets ne nous paraissent identiques qu'au-
tant que les dispositions d'esprit qui s'y rapportent se fondent
ensemble dans notre conscience, ou, ce qui revient au même, que
nous pouvons considérer successivement l'un et l'autre <' d'un

regard ininterrompu ». C'est donc, en dernière analyse, à ce

regard ininterrompu qu'il en faut arriver pour rendre compte


entièrement de notre idée d'unité, alors que toute « interruption
du regard donne lieu à 1 idée de multiplicité~ Unité absolue,
comme unité relative. nous sont fournies par l'acte de regarder.
Hume n'a d'autre parti que de se ranger à l'opinion de Berkeley.

). L~cke, Essay, H, XVI. 1.


2. Berketey, Principles, n" i2. t: cf. t2U <'t [22; et Strt's. D" 28S.
Tr.. p. ':iU.
4. Tr.. p. 3).
.'i. Tr.. p. 20t.
~2 REVCE PHtLOSOPHiQUE

Ce que faisant, il est à même de soutenir que l'égalité des nombres


et plus généralement les rapports de quantité, au moins en matière

arithmétique, sont susceptibles d'une appréciation rigoureusement


exacte, tout en reposant sur un fondement subjectif.

S'i) en est ainsi, nous n'avons pas, quoi qu'en pensent la quasi-

unanimité des historiens, à féliciter ou à blâmer Hume de s'être

montré Inconséquent avec lui-même dans ses « aveux » touchant

la valeur des mathématiques. Hume, à en croire Kant, aurait

détaché inconsidérément » la connaissance mathématique du


domaine de la connaissance en générale Il en aurait fait, à en

croire M. Rudolf Metz, un îlot sur lequel, au milieu de l'Empi-


risme et du Psychologisme, s'est réfugié l'a priori logique H. Mais
notre interprétation, ici encore, ne laisse place à aucun soupçon
d'inconséquence, heureuse ou malheureuse, puisqu'elle met le

Psychologisme, ou mieux le Subjectivisme, au cœur des juge-


ments mathématiques. Les propositions de l'arithmétique et de

l'algèbre et pareillement celles de la géométrie, qui ne diffèrent


des autres que par le degré de précision" peuvent bien (on l'a

vu) être qualifiées d'a priori en ce sens qu'elles s'établissent par


l'examen des ze~es, indépendamment des impressions externes, ou,
comme parle Hume, « de toute o6se/'ua~'o/t* », mais non pas au

sens rationaliste et Kantien selon lequel a priori est synonyme de


nécessaire et d'universel. La prétendue nécessité des démonstrations
est de la nécessité des infé-
mathématiques parente prétendue
rences causales elle signifie tout bonnement qu'en fait, une

figure ou un nombre étant donné, nous ne pouvons nous empêcher


de les concevoir qu'il sont tels
donnés, ni d'éprouver, à leur égard,
certaines dispositions, et de prendre certaines attitudes mentales5,

La prétendue universalité des jugements mathématiques est celle


même qui appartient à n'importe quelle idée générale ces juge-
ments, quoique élaborés par un individu particulier, et sur des

t. Kant, Prolégomènes. Avant-propos, n° t.


2. R. Metz, toc. cit., p. 153; cf. Christian Lauer, Der Irralionnalismus. p. t ), <'tc.
3. Ceci contrairement à l'opinion de Raoul Richter et de bien d'autres, qui
veulent à cet égard mettre en opposition le Treatise et l'Inquiry (voir Raoul Richter,
loc. cit., t. Il, p. 264).
L, p. 31.
5. Tr., p. 166 et p. 93 is necessarily determined to conceive them in that
particular manner. »
J. LAPORTE. LE SCEPTICISME DE HUME 113

sont censés valoir pour tous et


représentations particulières,
les formulant on n'a fait mention
pour toujours~ parce qu'en
d'aucune » de temps et de lieu, qu'aux mots
particularité et parce
les formuler des habitudes associatives
employés pour répondent
contenant in power une multitude de représentations semblables

la formule Enfin les jugements mathé-


auxquelles s'appliquerait~.
ne révèlent, aient beaucoup de mathé-
matiques malgré qu'en
maticiens. aucun entendement aucune nature spécia-
pur
lement .< raffinée et de pensée~ les termes
spirituelle
ou nombres tirent leur de l'expérience externe
ligures origine
ou et les ou inégalités traduisent
interne: rapports. égalités
la manière dont nos dispositions et tendances
simplement
d'ordre en fin de fusionnent ou ne fusionnent
affectif, compte
notre conscience. Cette notion de la knowledge ou con-
pas dans
naissance avait servi à Hume, (selon le mot de
rationnelle, qui
de « pierre de touche pour éprouver tous les
Kant, encore),
autres de connaissance, finit, avoir tout brisé, par se
types après
briser elle-même là comme ailleurs il n'y a quV/na~a~'o~.

Tel est le bilan de cette série de discussions. Toutes les « rela-

tions » sont réduites à des relations naturelles


philosophiques
Plus précisément, des sept espèces de relations qui interviennent
dans nos relations de temps et de lieu, causai,
jugements,
identité, ressemblance, contrariété, degrés de qualité, proportions
de la seule chose qui est
quantité, première désigne quelque
comme aux objets; mais ce quelque
perçu et conçu appartenant
chose n'est une relation dite, à savoir un principe
pas proprement
de //a<son: l'espace et le temps divisent les objets beaucoup plutôt
ne les unifient 5. Par contre, les six autres espèces se présen-
qu'ils
teraient bien effectivement comme des principles; mais, à
UM/
les de il est d'y rien apercevoir, si ce
regarder près, impossible

1. 1., p. ;¿;
'J. C<-<'i conformément à la théorie de Hume sur )es mee:- générâtes. Voir Tr.,
et sutv.
p. 2U
:). Tr.. p. 72-7~.
t. Tr., p. 22.1 et 2M.
.i. C'est pourquoi Kant oppose ces formes de la sensibilité aux catéyories de rentffi-
deMf'nt.

TOME cxv. 1933 (N''s t et 2). 8


-H 4 REVUE PHILOSOPHtQUE

n'est des « affections~ » du inclination fallacieuse nous


sujet, qu'une
fait a transporter dans les objets », et qui, ainsi détachées du

sujet, se vident de toute signification On peut parler d'une


« union de certains états de conscience dans l'imagination =, en
tant que ces états de conscience sont « associés », c'est-à-dire

concomitants, ou bien qu'ils se mélangent au point de ne se plus

distinguer les uns des autres~, Mais on ne sait, à la lettre, ce

qu'on veut dire, quand on parle de termes sensations ou


idées qui seraient liés tout en restant distincts t< nous n'avons

pas de notion d'une liaison réelle~ x. Le mot de relation, pris


dans son acception authentique, qui en fait avec
remarque
raison M. Bergson 6 un équivalent d'um'/teet~'o/t ou de synthèse,
est un pur flatus vocis.

Envisagée sous ce jour, la critique de Hume dépasse sans doute


de beaucoup, en ampleur et en profondeur, les bornes qu'on tend
d'ordinaire à lui assigner.
On n'y voit souvent que la ruine des vieilles notions aristoté-
liciennes ou scolastiques d'efficience et de causalité ~<M~/u'
que, bien avant Hume, le Cartésianisme avait déjà mises au ran-
cart. Et l'on répète volontiers que Hume ne s'est point avisé du
véritable sens de la révolution cartésienne. C'est oublier que,
comme il a été cent fois remarqué, Hume, dans son examen de la
relation causale, suit de très près Malebranche, lequel, appa-
j. Adamson a bien vu que l'effort de Hume tend à substituer des qualités de
senttment a des relations de pensée.Mais il faut ajouter que cet eiïort se manifeste dans
tous tes domames. et non pas seulement dans celui de )a connaissance inductive.
11 se manifeste particulièrement à propos des distinctions morales <Voir
ffeaitse, IH. t sect. I et H.) De quoi nous n'avons pas à nous occuper pour le
moment, mais nous y insisterons dans ta 2e partie de.cette étude.
2, Tr., p. i66 et 169. On pourrait être tenté de rapprocher cette conception
de celle de Leibniz voisine quant aux expressions, opposée quant au sens.
seton laquelle la relation n'appartient pas aux choses mêmes, mais n'a qu'une
réatité idéale ou mentale. Mais it est clair que la source de Hume est ici Bcrketev.
3. Tr., p. 92-93; cf. p. t69-t70.
4. Ceux-là seuls s'étonneront d'une telle formute qui, avec M. Rudolf Mftx.
en sont restés à cet atomisme psychotonique qui a si fôn~temps passe pour
caractériser la doctrine de Hume. J'en ai assez dit pour faire entendre combien
Hume est éloigné de la conception qu'on lui impute. Je le montrerai avec dotait
à propos de la croyance et du mot.
S. Réflexions sur lespassions, !Y, ?: f. Tr., p. t03 et 636.
6. Évolution créatrice, p. 16~).
J. LAPORTE. LE SCEPTtCfSME DE HUME <-t&

"1. 1. 1 11,
remment, n'est pas sans tenir compte de Descartes. C'est oublier
aussi que, comme nous l'avons constater', la retation causale
pu
n'est pas la seule à laquelle s'en prenne la critique de Hume la
rotation d'identité, entre et celle sont
d'égalité, n'y point
épargnées. Pour qui veut bien s'en souvenir, il est clair que
pareitie critique, si elle est vaiabte, vaut contre toutes les con-
ceptions connues de la rationalité, dans la mesure du moins ou
l'on entend sous ce mot, conformément à la tradition, une forme
de nécessité irréductible et au fait et à la pure
pur logique.

«) ~'e nous attardons à la conception biranienne renouvetée


pas
de Descartes d'une force dont nous sen-
hyperorganique
tirions directement le pouvoir sur nos organes Biran, outre qu'il
ne répond rien de topique aux de Ma)ebranche et de
arguments
Hume contre ce prétendu sentiment direct, nous donne lui-même
sa <. force hyperorganique comme une cause occulte dont
on ne sait ni <~comment, ni ni inter-
pourquoi, par quels
médiaires eUe obtient son effet, n'est enHn à aucun un
qui degré
moyen d explication
i~-e nous attardons pas non à la théorie de M. Whitehead
plus
voisine à bien des égards de celle de Biran touchant certaine
perception des choses en forme d'efficacité causale à laquelle
nous aurions accès du seul fait de renoncer à l' immédiation
présentationneUe et de nous ptacer dans la durée concrète
M. Whitehead, avec son idée d'une durée où les instants
dérivent les uns des autres, et oit l'instant suivant est obligé
de se conformer au précédent 5, ne voit-il se borne à
pas qu'il
1. Et rnmmt' t'uh-'prvf av~'c raison LeM' Huhin~na da!)s son t'tude .s{H'
!')'n!uti~n phi)o~nphiquf de Kant ~et'. de de ~or<t;f
me<op/t.yst~u<' [!)2t, ;). :!U7).
M~'nt~irc sor la division dt's faits p-.vchoh~'iqup.s. f-tr. in <JE'urres de
,)/. de M;raft (éd. Cousin), t. IU. p. tC.'i-)67~ cf. t. )V. 27H. :i77. (-t! voir
p. p.
.<us-.t Mem.ur !a dcromposition de la pf'nsee. in C!E'uor~ eomp/f'-tfs (éd. Tn.st'rand),
t. H!. p. 2:!7. not~. etc. Cf. IIumt'. ). p. t)7, note ()). -Voir a propos de h'<'h)'<'
de Bn-an les pcnf'trantRS oitsf'rvations (te M. Urunschvica', dans L'&rp~'ff'tcf
~uHf(tf;Mdt- la c<tUM<<(<'physt~ttf. p. til-
:<. Pur t'xempie en ce qui concerne le rt-prochc fait à Hume par M. Whitchcad
(Procès and Afa<t<y, p. )6it) de raisonner, dan., .a critique de la causajite, en
homme qui tient compte des seules sensations visueHes et non des ~ntimenb
internes.
4. Un trouvera un expose de rette théorie de M. Whitehead dans le
remarquiihte
arrête de M. Jean \ahl La de .V.
p/t<<o;p/tff )!pf'i-it<t<;M tr/n<<(f<t<< tRft;. Phil.,
mai-juin t~jt. n" 5).
5. \'on Sym<)o<f'sm. p. 4u.
416 REYCE PHILOSOPHIQUE

sous d'autres noms, et sans le moindre essai d'analyse,


reprendre,
cette notion de connexion nécessaire Hume avait voulu
que

analyser'?

6) Mais il ne serait moins vain à Hume la nou-


guère d'opposer
~eUe norme de rationalité- causa s~g ratio révélée, à ce qu'on

assure, le progrès de la science moderne. Car d'où tire-t-on


par
cette norme? Des principes de conservation et d'équivalence qui,
un Rieh!, un Àvenarius ou un Hermann Cohen~, per-
allèguent
mettent d'enfermer tous les de la nature en des
changements
« ou "? Hume n'aurait nul motif
équations jugements identiques
d'en être gêné. Il accorderait volontiers à M. Meyerson qu'en
succession une investigation exacte
n'importe quelle régulière
voire même
arrive à définir l'expression qui s'est conservée
l'effort scientifique va
toujours à l'identification. Mais,
que
montré l'identification consiste
remarquerait-il, n'ai-je pas que
dans une transition coulante et ininterrompue de la
uniquement
conscience? S'il vous plaît d'appeler cette impression rationalité,

libre à vous! En tout cas, ne parlez point de nécessité. Car, qu'on


dans le sujet ou dans une Il même » existence,
l'envisage l'objet,
à deux instants fait la réflexion « deux n exis-
prise différents, pour
entre ne aucune « liaison réelle
tences, lesquelles s'aperçoit
Qu'une chose soit, à un certain moment, d'une certaine manière,
ce n'est une raison qu'elle soit, au moment d'après,
point pour
d'une manière semblable. La continuation de l'être est pure
ma~er o/ac~.
à croire la nécessité se réintroduise dans notre
Quant que
connaissance des choses l' alliance » (selon le mot de
par
de la physique avec les mathématiques, c'est une illusion
Leibniz)
Hume a formellement et combattue la géométrie
que signalée
<. appelée au secours de la philosophie naturelle a n'apporte
aucune de discerner entre des distincts
possibilité phénomèmes

). Les idées de M. Whitehoad sur le temps et la causalité ont été examinées et


Hume
critiquées notamment par M. R. E. Hobart dans son étude, déjà signalée.
without sec~tcMmf.Mnd. juillet i9M, p. 276 et suiv.).
2. Voir à ce propos les observations de MôfMing in La Relativité pht<osoph[gu<
tr. fr. p. 93 et sutv.; et La Pensée humaine, tr. fr., p. 283-284.
3. Cf. les pages où M. Meyerson croit devoir reprocher à Mume le caractère
incomptet de ses analyses (Du Cheminement de la pensée, a)7-5)8).
J.LAPORTE.–LE SCEPTICISME UEm/MJ: 117

une connexion indissoluble et inviolable* H ne méconnaît

pas, bien sûr, lui l'admirateur de Newton, l'importance croissante

qu'a prise, depuis Galilée et Descartes, et surtout depuis l'inven-


tion du Calcul infinitésimal. l'application des mathématiques à la
science de la nature. Seulement il estime avec Newton que cette

application requiert à sa base un certain nombre de « principes

généraux o élasticité, pesanteur, cohésion des parties, com-


munication du mouvement par impulsion auxquels on peut
espérer de ramener les lois particulières, mais qui ne se laissent.
eux-mêmes ramener à rien, et qui ne se découvrent qu'à l'expé-
rience 2. Si les prémisses d'ou part le raisonnement sont ainsi

uniquement a posteriori, donc pour l'esprit humain radicalement

contingentes, il n'y a aussi, naturellement, que contingence dans


les conclusions qui s'ensuivent 3. Au reste, la « mathématisation
de la physique fût-elle beaucoup plus complète, nous savons

qu'aux yeux de Hume la nécessité mathématique se résout,


comme la nécessité causale, en la constatation de données de t'ait
encore que dans le cas des figures et des nombres il s'agisse de
données idéales et en une (, détermination », c'est-à-dire en
une disposition subjective, sentie par l'esprit qui considère ces
données. En aucun sens. donc. il ne peut être question de nécessité

objective, ou de connexion réelle.

cl Établir contre Hume l'objectivité des relations, et spécialement


de la relation causale, c'a été la préoccupation dominante de Kant.
Il a cru y réussir par une inversion de pensée qui est
l'essence de sa Révolution Copernicienne en taisant de la cau-
salité ou,plus généralement, de la liaison nécessaire, non pas
une étonnée mais une condition 1 expérience. de
On peut douter,

cependant, que cette complète solution du problème de Hume


soit susceptible de donner à Hume satisfaction. A tous les raison-
nements de la Déduction transcendantale et des Analogies de

{expérience Irréprochables ou non dans leur forme. il ne

manquerait pas d'opposer la question préalable Vous pré-

t. t., p. at.1.
H. p. :it et p.
:t. C'c~t bien, à peu près ainsi, ce nie st'mbte, que t'entend M. Latande, dans sa
bette étude sur le fondement de l'induction (voirZ.es T'Avaries de i'f'nductton W de
l'expérimentation, p. '~Gt, cf. p. 2.')6-2.'i7).
;H8 REVUE PHI[.OSOPmQUE

tendez que l'expérience–ou, ce qui pour vous revient.


prouver
au même, l'unité de- la conscience n'est possible que par la

d'une liaison nécessaire –ou, ce qui vous revient


représentation
au même, d'une M~s~fMrçH~ de nos perceptions (ef~rc~
die Foy~eV/tMg' einer ~o~t~e~J~en Ver~nSp/H~ der WcrAfHe/i-

Cette de la liaison ou de l'unité d'élé-


TnH~en~). représentation
ments divers, que par aucune voie l'homme ne
j'avais jugé
à l'atteindre. Mais vous y êtes parvenu, vous, appa-
parvenait
remment, à moins vous ne raisonniez dans le vide? Dites-
que
moi donc quelle voie j'y pourrai, moi aussi, parvenir.
par
Kant a sa il ne faut chercher du côté de
r.éponse prête pas
mais du côté du C'est bien aussi ce qu'avait dit
l'objet, sujet.
Hume. Seulement, dans le sujet, Hume s'était borné à consi-

dérer l'habitude ou le « penchant", d'ou il ne pouvait tirer qu'une


illusion de nécessité, une « nécessité sentie La « nécessité

le rationalisme kantien se fonde sur une


aperçue que réclame
activité dite ou Handlung) « De toutes les
proprement (Actus
la liaison est la seule qui ne puisse nous être
représentations,
fournie par les objets, mais seulement par le sujet lui-même, parce
est un acte de sa spontanéité (ein -Ac~s seiner S~&s~Aa-
qu'elle
Et cet est-il conscient? Sans contredit « J'ai
~o/te/ ac~e,
conscience d'une synthèse nécessaire a priori de mes représen-
tations » « ne pourrait concevoir a priori sa propre
L'esprit
identité dans la diversité de ses représentations, s'il n'avait devant

les l'identité de son acte (MK;nn es n:'c~ die Identitât seiner


yeux
uor /:a~) qui soumet à une unité transcendan-
7/an~/un~ ~H~ef:
taie toute la synthèse de l'appréhension
A la bonne heure! Voilà Kant placé (quoi qu'on ait cru souvent)
exactement sur le terrain de Hume car nommez, si cela vous

« aperception ou, comme Fichte, « intui-


agrée, transcendantale »,
tion intellectuelle )), cette conscience qu'a l'esprit de son activité

dans la terminologie de Hume il n'y a qu'un nom


originaire:

1. Voir La Déduction transcendantale (2*éd.); n" tB ~f;f&)ftdttn~ ist ~orstcHun~


der syntheti'sc/M'n Einheit des Mannigfaltigen.
2. C'est le principe des Analogies de l'expérience.
3. Voir Préface de la Critique de la raison pratique (sub fine).
t. Déduct. <)'a;tsc. (2~ éd.), toc. cit.. n" i3.
5. ~&M., n" 10 cf. n" Sa, etc.
fi. Déduct. t.'anscend. (i" éd.), 2e action, na 3.
J.LAPORTE.–LESCEPTtCtSMEDEm'.ME 1J9

qui serve. celui f/7/?!/)rcss/ Mais sur ce terrain-là, comment

échapper à la critique serrée que Malebranche, et Hume à sa

suite, ont faite de toute prétendue impression ou conscience


d'activité spiritueUe? u L'esprit même, a Malebranche,
expliqué
n'ag-it pas autant qu'il le semble. H est actif en tant seulement

qu est attentif. Et l'attention, à strictement parier, ne fait rien


dans le progrès ou 1 éclaircissement de nos connaissances simple
prière naturelle que l'esprit adresse à la vérité H. simple
attente (comme l'indique l'étymologie). simple désir, direction
de pensée, bref tendance. Que d'ailleurs l'attention ainsi com-

prise ait du rapport à l'unité, qu'elle soit même à l'origine, et de


!'unité absolue dont nous formons les nombres. et de l'unité rela-
tive que nous attribuons aux collections, Berkeley l'a montré, et
l'on sait que Hume adopte ses vues une de choses
multiplicité
forme pour nous un tout unique dès là que nous l'embrassons d'un
seul coup d'œH. Mais il nous est loisible d'étendre ou de rétrécir
le champ de notre attention, de tourner du côté qui nous plaît
notre regard mental, et partant de considérer à notre gré les mêmes
choses comme une multiplicité ou comme un tout unique. Si donc
l'attention unifie, c'est de façon entièrement arbitraire, fictive H
dirait Hume. « subjective dirait Kant elle demeure extérieure
aux objets. et loin d'y introduire aucune liaison nécessaire et

universelle, elle aboutit souvent la critique même de Hume


en est un exempte– à mettre en évidence leur manque de liaison.
Ce n'est point là. certes, « l'acte de l'entendement o ( t~ys~ay!-

</cs/!an<uy:~) que Kant a en vue, cet acte qui produit l' unité

objective n et « nécessaire de et
l'aperception. qui.est principe
de connaissance a priori. Un tel acte, en vérité, ne saurait se
réduire à l'attention, puisqu'il commande et détermine, dans la

synthèse de
l'appréhension '). le jeu de l'attention même. Alors
en quoi consiste-t-il?
Il consiste dans le jugement. C'est par le jugement que nous
unissons des représentations en une conscience M. Et la copule.
est a précisément pour rôle de distinguer l'unité objective des

représentations données de leur unité subjective o, en marquant


<ju elle sont unies dans une conscience en général '). c est-à-dire

). /)fdu<-f. (r<tnsc. (2' cd.). n° 19; cf. P/'oif~ 2* partif, n" 22, 28, etc.
~0 REVUE PHILOSOPHIQUE

et universellement 1. Fort bien; mais, insistera


nécessairement
à son comment le définirez-vous? Pour
Hume, le jugement tour,
à la définition traditionnelle, selon laquelle le
moi, me référant
est l'affirmation d'un rapport entre deux idées, j'avais
jugement
de montrer d'une l'affirmation ou position d'objec-
tâché que, part,
se réduit à un certain sentiment, constitutif de la croyance,
tivité,
d'autre le affirmé (qui n'est d'ail-
ou &<e/ que, part, rapport
en un de tout juge-
teurs pas, réalité, ingrédient indispensable
rentrer dans de mes sept classes de /-e/a-
ment) doit quelqu'une
(réserve faite des rapports
tions philosophiques, que, partant,
et temporels, n'expriment qu'un ordre donné,
spatiaux lesquels
soi à il répond à la conscience
étranger de l'unité) simplement
ou tendance interne, provoquée les représen-
par
d'une disposition
en d'autres termes, à un sentiment encore.
tations en présence,
vous conception du juge-
Il va de soi que n'acceptez pas pareille
donc la vôtre. Eh! ne pas assez for-
ment. Formulez l'ai-je
Kant « Un n'est autre chose qu'une
mulée ? dira jugement
de ramener des connaissances données à l'unité objective
manière
dass ein nichts anderes sei,
de l'aperception (so finde ich,
Erkenntnisse zur o6/ee~ey! Einheit der
<s die Art, gegebene
zu bringen En d'autres termes, juger c'est
Apperception 3).
s'entend. Mais vous nous aviez répondu
unifier, à titre objectif
c'est Nous voilà bien avancés La
tout à l'heure uni fier juger.
revient sans cesse que nous faisons,
même question qu'est-ce

dans cet acte d'unification qu'on appelle jugement? Ou, puis-


il ne se peut
après tout, si l'entendement M/n'/M et lie le divers,
que
ne soit et lié, qu'est-ce que la pensée
que le divers pas unifié
pas
intuitions sensibles, qui nous autorise à dire qu'elles
ajoute aux
n'en forment seule (e/~e ausmachen)?
qu'une
la réplique de Kant n'est douteuse aux intui-
Ici encore, pas
la ses qui sont les
tions sensibles, pensée ajoute concepts purs
Il a en effet, d'acte de l'entendement qui
catégories. n'y point,
ou la liaison tout court. Quand l'entendement
soit l'unification
un de tel ou tel type. Et les
unifie, c'est toujours par jugement
de jugements sont déterminés par les catégories,
différents types

1. Ji)H' n° i9; cf. Proleg., 2° partie, n" t9, 20, 22, etc.
111, sect. VII (particulièrement la note (t) Tr., p. 96-97).
Voir Treatise,
Déduction transcendantale (2'éd.), n° i9.
J. LAPORTE. [.E SCEPTICISME DE Hf.'ME 121

qui peuvent se définir « les fonctions de l'unité dans le jugement


On ramène les intuitions sensibles à l'unité en tant les pense
qu'on
comme étant les unes avec les autres dans le rapport de substance
à accident, par exemple, ou bien de cause à effet. Mais le
pour
coup, Hume va décidément Comment? Nous sommes
triompher.
partis de l'idée de cause, dont nous cherchions le sens. Vous avez
soutenu qu'à l'instar des autres elle n'était concevable
catégories,
qu'en tant que spécification dans le temps de l'idée de liaison
nécessaire séparées de leurs conditions sensibles, les catégories
n'ont plus qu'une signification logique. celle de la unité
simple
des représentations (eine a&er~ur der blossen
logische Bedeutung
Einheit der Fo/<u/M~). Cette unité des ou
représentations
cette liaison nécessaire, vous l'avez à l'unité de la
rapportée
conscience, et celle-ci à l'activité originaire L'activité
du je pense.
du je pense, à son tour, pour nous en découvrir la nature, vous
avez dû l'identifier avec le du Et voici
principe jugement. que
maintenant vous nous déclarez et c'est l'une des thèses maî-
tresses de votre Déduction transcendantale que le jugement
n'est que la mise en œuvre des Ainsi vous nous ren-
catégories!
voyez de la catégorie au je pense, et du je pense à la catégorie!
Vous rendez compte des liaisons par l'acte de lier, et de l'acte de
lier par le fait d'établir des liaisons! Autant dire nous avons
que
tourné dans un cercle, et que vos raisonnements abstrus nous
ont fait jongler avec des synonymes, sans toucher au vital
point
du débat. Pour ce l'éclaircissement des notions
qui regarde
controversées de connexion nécessaire, ou de M~cess~esyn~/i~~ouc.
ou d'un~f's~/i~~ue, il faut reconnaître avec Stirling (quoiqu'en

t. Analytique des concepts, chap. [1° 10, 1:3, etc.


2. Analytique des principes, l cf. des 3"
chap. (S!t<)-ne) Analytique concepts, section.
)U Die Bf(yr!~< touche difser reinen Synthesis Einheil ~eten. und {<'d;K/t tft der
~ors<eMun~ dteser no~Atfendt~cn s.ynth<'<!sche;t Einheit 6es<eh<'n; cf. Dfdu't. transe.
(~c ed.), n" 2:! Die synthetische Einheit der aHe;
~ppgrcc'piion, dt~'ene (B~r~'e)
t'~</t<!«cn.~ f't n" 26. etc.

3. C'est apparemment afin d'éviter ce cercle que LarheHer. dans les pages du
/ndentf;)< de l'induction (p. 44-47), où, pour démontrer la loi de causatite. il part.
comme Kant, de t'un<t<' de la conscience, ramène cette unité à cej)e. non d'un
ac(< ma~s d'une forme. H fonde l'unité de la conscience sur l'unité de la nsturf.
rntendu~' romme une unité intrinséque, et, somme toute, indépendante de i'esprit,
qui consiste dans te m~cantsme des phénomènes. Une telle unité revient au fond a
l'identité (voir p. 46 ce-! deux existences ne sont plus afors que deux moments
distincts d'une seule, qui se continue en se transformant du premier phénomenc
au second -). Mais nous savons ce que pense Hume de l'identité.
"L23 REVUE PB!LOSÛPHK}CE

"n.. 1
'vertu de raisons foncièrement dinérentes des siennes) que la

réponse de Kant à Hume est un complet /Msco*.

~) Après cela, quels autres principes d'intelligibilité pourra-t-on


bien proposer, qui ne se trouvent frappés de nullité par avance?
La finalité? Hume, dans son examen des relations philoso-
n'en fait pas mention. n indique simplement qu'en dépit
phiques,
des distinctions usuelles, « il n'y a qu'une sorte de causes donc

de cause Hnale~. Mais ce mot de cause finale est équivoque.


point
Désigne-t-il
« ajustement
un de moyens à des fins a, un « arran-
» de parties qui servent à l'existence et au développement
gement
d'un tout, bref une une harmonie, un ordre d'adap-
organisation,
tation ? II répond alors à un fait fréquemment observable dans la

nature, et sur lequel Hume s'est plu à insistera Seulement ledit

fait est mystérieux; il semble requérir une explication. Entend-

on au contraire par/Ma//M la notion qui serait censée fournir cette

le « principe originel de l'ordre a? Prise en ce sens,


explication,
la finalité a été soumise par Hume, dans la IVe partie des Dia-

sur la religion naturelle, à une discussion pénétrante


/ooues
qui si on la suit jusqu'au bout, et si on la complète par les dis-
cussions rapportées de l'Inquiry et du Treatise,
précédemment
n'en laisse rien subsister.
immédiat de la IVe partie des Dialogues est la réfu-
L"objet
tation du fameux des causes finales, selon lequel un
argument
univers ordonné un Dieu ordonnateur, comme une maison
prouve
un est « une incontestable preuve
prouve architecte, parce qu'il
de dessein et d'intention~ H. L'argument, objecte 7-f/on, sup-
se forme dans l'esprit divin un plan du monde, consis-
pose qu'il
tant en idées distinctes, différemment arrangées, de la façon qu'un
architecte forme dans sa tête le plan d'une maison qu'il a dessein

d'exécuter~ Cela revient à faire remonter a le monde matériel

nous observons à un monde idéal que le Créateur, en fabri-


que
cant le premier, aurait eu pour modèle. Mais si c'est l'ordre comme

t. Cf. les fameux articles du Mind ~iS84-fS85) &Mt A<Mnot OtMmercd Hume.
On a pu remarquer que la présente étude se place un tout autre point de vue.
2. Tf., p. t70-nt.
3. L p. M-SS; et surtout Dialogues, 2', ~< 12' parties, etc.
t. Voir la 2° et ta 3' partie des Dialogues.
S. 4° partie.
J. LAPORTE. ).E SCEPTICISME DE HUME 123

tel qu'il il s agit d'expliquer, i ordre des idées n'a pas moins besoin
d être expliqué que tordre des choses. Le monde idéal à son tour
doit u reposer sur un autre monde idéai )', dont il soit la et
copie;
ainsi (le suite. C'est, l'histoire du philosophe indien, avec son élé-

phant et sa tortue. L'explication recule à l'infini. Ou plutôt,


puisque, par hypothèse, tous ces mondes semblables ne nous
offrent que des u spécimens différents du même ordre, il n'y a

pas ie plus petit commencement d'explication'. i.


On entend bien que de telles remarques ne s'appliquent pas seu-
lement à la tinaiité divine. Dans l'esprit humain aussi, « les idées,
nous le voyons, s'arrangent de manière à former le plan d'une
montre ou d'une maison M. Or si nous cherchons à savoir en vertu
de quoi elles nous dériver le plan
s'arrangent, pourrons peut-être
achevé d'un projet moins précis, et celui-ci d'une esquisse anté-
rieure il n'en faudra pas moins arriver (et même si nous utilisons
les ressources de ce que l'on appelle de nos jours le subconscient
ou la conscience subiiminaie) à un premier rudiment d'organisa-
tion qui, lui, ne procède d'aucun autre. C'est donc, en définitive,
toute finalité consistant dans l'exécution d'un dessein préconçu,
toute imaiité réfléchie ou intentionnelle, qui s'avère incapable de
se suffire à elle-même, et d'être comprise par eiie-même.
Mais on aurait tort de croire que Hume veut tout bonnement
nous contraindre d'admettre. à la base de cette fmaiité réfléchie,
une finaiité spontanée, ou immanente, celle dont Aristote faisait
le ressort de la ~a/arg, où tout se passe « comme si i'art de la
construction était dans le bois ». Hume, certes, ne nie pas ce genre
de finalité. H y voit même (comme il est d'usage) la caractéris-

tique de l'inspiration ou de l'invention, et généralement parlant de


l'instinct et de la vie 3. Mais cela ne marque pour lui qu'une chose
c'est que, dans' ces divers domaines, l'agencement des parties

t. Dialogues, 4e partie. On trouve te même raisonnement dans les notes de


j~unc~t' de Hume, reproduites dans Burt.o) ([. p. ):<)) Thé same question
'f/ty t/M parts or ideas had that m as dHft<'u[t as
of god pa~'itcuta;' arrangement ?
'f~fY <Ae tt'orM has. » Cette observation, que tes probtèmf's se posent de la même
mamere pour le monde des idées et pour le monde deschnses, est d'a)!tfur~ fré-
quent? ctiez Hume (voir par exemple Tr., p. 2H-2t3; 0. Levy-Bruhi. lac. cf'<
p. xxix). En dépit de la su~gestitMi de M- Hendel, je n'ai rien troavé de sem-
btahte chez Shafteabury.
2. Diaioaufs. 2~ partie.
:t. \'(Hr <);aio</uM, 2*. et ';e partie,; t'f. Treatise, ), 1" partie, sect. VU (S!ti)~!n<;).
124 REVL'E PHH.OSOPHtQUE

semble se produire immédiatement. « par une économie inexpli-


cable », et sans aucune cause connue Veut-on tirer de cette

négation une notion positive? On n'obtient que des métaphores à


la manière d'Aristote, ou bien, à la manière scolastique, des entités

occultes, comme cette M faculté rationnelle » qu'on suppose pro-


duire l'ordre dans l'esprit divin ou dans l'esprithumain. « Dire
que
les différentes idées qui composent l'esprit de Dieu » (et pareil-
lement celui de l'homme) ou bien « que les din'érentes parties
du monde matériel « se disposent en ordre d'elles-mêmes et par
leur propre nature, c'est en réalité parler sans aucune signification
précise M.
Là est en effet la.pierre d'achoppement de tout rationalisme fina-
liste. Les
philosophes qui ont érigé la finalité en principe et

généralement en principe suprême d'intelligibilité, ont bien vu

qu'ils devaient d'abord nous rendre pensable, suivant l'expression


de Hamelin. une organisation qui s'invente elle-même, un plan

qui se dresse lui-même »: Et à cet égard, il est juste d'observer.


avec HameIIn, qu'on
ne ,gagne rien à transporter, comme le veut
Kant. hors du temps cette « détermination des parties par le tout
qui définit le plan ou l'organisation~ Car on évite bien, de la sorte,
l'idée absurde d'un tout /u/u/' influençant l'existence actuelle des

parties; mais on n'évite pas, on rend plus pressante, au contraire,


la question de savoir comment des parties peuvent former un tout.
Autrement dit, le concept, du moment qu'il comporte une compré-
hension, étant le type de l'assemblage où le tout se subordonne
les parties, et par conséquentde l'assemblage téléologique, la grosse

difficulté, en l'espèce, ne concernera plus, pour user d'une autre


formule fameuse, la causalité du concept '), mais la constitution
même du concept.
Or, à la difficulté ainsi posée en termes idéalistes, l'idéalisme
n'a jamais fourni que deux réponses, également illusoires « le

mécanisme métaphysique )' de Leibniz, ou la « dialectique des

post-kantiens.
Leibniz tire toute la finalité observable dans le monde réel.

qu'il s'agisse de l'ensemble ou des détails –.de l'espèce de


sélection naturelle qui s'établit a priori entre les possibles dans

i. Dta<o9Mcs, 4° partie.
2. 7&M.
J. LAPORTE. LE SCEPTtCtSME DE HL'ME 125

i'entendement divin' chaque possible tendant à l'existence à

proportion de la quantité d'être ou de perfection qu'enveloppe


--on essence. il résulte du concours et du combat de ces forces

i notâtes une combinaison qui représente la perfection maximum


et qui se réalise automatiquement /?roc~ /7!Mn<~us /)<?r ~He/H
maxima fit possibilium productio. Mais cette théorie postule
ij sa hase d'abord. comme raison de l'existence des possibles
compris dans la combinaison la meilleure, une tendance » ou

prétention » à être, qui manifestement la possibilité nue


dépasse
ou la simple absence de contradiction, et qui marque entre la per-
fection et l'existence une convenance, une adaptation, dont le vrai
nom est iinafité: ensuite, comme raison de l'inexistence des possi-
bles non compris dans ladite combinaison, un principe de choix

qui dépasse la pure IncompossibiMté » invoquée par Leibniz car


cette incompossibitité qui tient, non pas à la négation impliquée
dans toute définition d'un terme complexe 2, mais aux lois plus ou
moins simples et générâtes, qui déterminent une « suite d'univers a
et qui contribuent à sa perfection ne saurait par elle-même

empêcher une infinité de mondes possibles imparfaits de se pro-


duire en supplément du monde o/?h'mu/?!. puisque la création n'est

sujette a priori à nulle limitation d'espace et de temps; Fexctusion


de ces suppléments ne se fait donc pas de façon automatique, ou,
si )'on préfère. logique; elle requiert une sorte de non fiat qui,
ressortissant ou non à une volonté divine, distincte de l'entende-

ment, marque bien entre l'imperfection et l'existence une corres-

pondance dont le vrai nom est encore nnaiité. Pour autant, donc,

1. Et l'on ait que tes esprits crées. *architecton)ques" à teur manier)',


Ntutent l'entendement divin au catcut » d'où résulte monde. la création du
re p(md chez t'ttommet'* « art combinatoire" qui. p~msse assu- a sa perfection,
rer.'ut la formationsystématiquedetoutes tes idées comptexes.
'J. C'est ce que soutenait Couturat (voir Bulletin de la Société ~'rancatsf de philo-
.so~~te. i'M)2. p. 79-80), oubliant que deux termes contradictoires peuvent parfai-
tement exister l'un et l'autre, voire dans un même sujet, pourvu que ce ne soit
~a" sous le mente rapport et en même temps. Le temps n'est-~ pas pour Leibniz
<. j'ordre des possibilités inconsistantes Mais Leibniz ajoute que ces possibilités
inconsistantes doivent avoir entre e))es « de la conncxton ce qui revient à dire
qu'eHes sont compossibtes à la condition de rentrer dans
une même loi.
:t. Ce rôle des lois générâtes dans ta discrimination des compossihtes et des
incompossibtes ressort de nombreux textes de Leibniz, en parLicutier de la
c..rre-,pondance avec Wotfî. tt n'est donc pas exact que Leibniz, pour rendre
compte de t'ineompossibitité, soit obti~'e (comme on te lui a reproché si souvent~
de recourir à ta constderation de t'espace.
i26 REVUE PHJLOSûrm~UE

qu'avec son « mécanisme » Leibniz ait


métaphysique prétendu
réduire la notion de finalité à une notion plus il a commis
simple,
une double pétition de principe.
Et peut-être est-on en droit d'adresser le même aux
reproche
dialecticiens dont l'effort a visé. non plus à « réduire la finalité.
mais à la « construire ». Depuis a-t-on un
Platon, jamais imaginé
progrès dialectique qui ne fùt pas gouverné par l'attrait d'un état
ou d'un acte de pensée réputé supérieur? Chez Hegel, l'esprit aspire
à surmonter la contradiction chez Hamelin, à s'élever du moins
déterminé au plus déterminé qui ne voit que la finalité, chez tous
deux, est présupposée? Voulût-on, d'ailleurs, d'un autre
désigner
nom le principe qui préside à la construction, il n'en demeurera
pas moins que pour tout dialecticien 1° cette construction est

quelque chose de nouveau par rapport aux matériaux réunit


qu'elle
2° si elle n'est pas juxtaposition fortuite ou arbitraire, elle s'opère
suivant une loi. et une loi qui il faut la eo/M~'uc-
s'impose que
lion soit. Qu'est-ce à dire? Synthèse nécessaire, nécessité synthé-
tique, unité synthétique, liaison réelle une fois de nous
plus
retombons sur cette idée qui est l'âme de toute relation objective,
et dont Hume, tant à propos de la causalité qu'à du /no;
propos
s'est attaché à faire éclater l'inconsistance, l'idée d'une ~u/
cité qui serait unité 2.

Toutes les issues se trouvent donc fermées au rationalisme. Sou-


tient-il, avec Spinoza et Aristote, que le propre de la raison est de
voir les choses comme nécessaires'' Dans aucune de la
région
connaissance, nous n'avons pu découvrir autre chose qu'un faux-
semblant de nécessité. Soutient-il, avec Platon, Descartes, Kant et
la quasi-unanimité des philosophes, c'est lier ou
que comprendre,
unifier? Nous avons dû reconnaître n'est de liaison
qu'il que sub-
jective, d'unification que fictive. Non seulement « il nous est abso-

i. Voir plus haut,


2. C'est cette unité que Lachelier déclare ingénument plus facile à admettre
qu'a comprendre comment, en effet, plusieurs choses dont l'une n'est pas ['autre
et dont l'une succède a l'autre, peuvent-eHes cependant n'en former qu'une
scute? (Fond. de ~'t'ndttctxm, p. M) Lacheliet- croit trouver la solution dans l'idée
de eon<ntta<t'on ou d'identité. Nous avons vu que c'est se satisfaire a bon compta.
J. LAPORTE. LE SCEPTtCtSME DE HUME l~T

iumetit de donner une explication de rien' mais


impossible
l'idée à strictement parler, n'a pas de sens 2.
mémed'ex/)//ca~on~
a priorité, activité s/)!'r~ue/ autant de
Catégories, pensée pure,
mots vides. Vide aussi,, conséquent, le mot rationalité. Le
par
n'a affaire immédiates
sujet qui réfléchit jamais qu'aux perceptions
de sa conscience IndividueHe\ à ses propres images et à ses

tendances, sans ni atierau delà ni même y


propres pouvoir
étahHr aucun ordre dont la valeur dépasse celle d'une" associa-

tion machinale ou fantaisiste.

Que rêver de mieux le sceptique le plus outré?


pourrait

Nous allons voir, de ce subjectivisme absolu auquet


cependant,
nous a acculés une exhaustive des relations, sortir un
analyse
ensemble d'affirmations qui ont été. non sans motif, qualifiées d&

dogmatiques, un dogmatisme du sentiment.

JEAN LAPORTF,.

). /)tft<0f)ue. 4~ part. «u<)y!~f;


2. T., p. 2<i)MC7.
T., p. 'tu.

t~4 sUiL'r~. )
Notes et Documents

L'esthétioue de Marcel Proust

Dans les réflexions de Marcel Proust sur l'art, on peut trouver


trois courants d'idées.
Le premier pourrait s'appeler le courant platonicien et plo-
~'yu'en. Il conçoit l'art comme le moyen de passer du monde des

apparences au monde des réalités elles-mêmes, que les apparences


cachent et révèlent à la fois. L'artiste fait de l'apparence sensible
le symbole d'un monde de lois et d'essences éternelles et invi-
sibles. Celles-ci sont cachées derrière les apparences. L'artiste
mérite son nom dans la mesure où il réussit à capter ces lois, ces
essences et à les faire briller au-dessus de notre monde. C'est en
ce sens que Proust soutient que l'Invention. la fantaisie, l'ima-

gination ne sont pas nécessaires à l'art etqu'il parle de l'art


comme d'une attitude de soumission nécessaire à une réalité

supérieure que l'artiste traduit sans l'inventer, qu'il découvre


sans la créer, dont il se souvient sans la fabriquer.
Le second courant pourrait s'appeler le courant bergsonien.
Pour celui-ci. l'art consiste essentiellement dans 1 acte de voir le
monde avec des yeux vierges et neufs, libérés des conventions et
des schémas de la vie pratique et de l'intelligence utilitaire.

Lintelligence, l'habitude, l'intérêt cachent sous une épaisse


couche pratique les impressions originelles. Pour les retrouver,
l'écrivain doit défaire ces superpositions, détruire le mensonge de
la vision commune des choses, dissocier les'associations cristal-
lisées par l'habitude. La véritable œuvre d'art rompt les habi-
tudes, détruit les automatismes, excite à voir le réel de façon
active. L'artiste non seulement voit le monde d'une manière ori-
ginale. avec des yeux qui sont bien à lui, mais il prête aux autres
ADRIANO TILGHER. L'ESTHËTt~UE DE MARCEL PROUST j29

les yeux avec ils verront le monde. L'art est le seul


lesquels
moyen que l'homme ait encore trouvé pour voir le monde avec
tes yeux d'autrui. L'art est essentieiïement originalité.
C'est pourquoi il n'y a pas d'art véritable sans des impressions
profondes et vécues. Car seules ces sont vraiment
impressions
nôtres, seules elles sont enveloppées par l'obscurité féconde de la
vie. Seul ce que nous tirons par notre effort de l'obscurité pro-
fonde qui est en nous est vraiment nôtre. Ce nous n'avons
que
pas eu à déchiffrer par notre effort personne), ce était
qui déjà
c)air avant nous n'est pas nôtre.
Les idées de l'intelligence pure ont une vérité une
logique,
vérité possible, mais nous ne savons si elles sont
pas vraies,
réelles. Seule
l'impression est un de critérium vérité, seule elle
donne aux songes de l'imagination le poids de la réalité. Seules
ces impressions sont réelles sans être actuelles, idéales sans être
abstraites.
Mais ni le courant /?/a/o~'c/en, ni le courant à
bergsonien
notre avis n'épuisent la véritable de de
originalité l'esthétique
Proust. Ce fut une grave erreur de ceux se sont
qui occupés
avant nous des idées de Proust sur l'art, de ne pas distinguer
suffisamment en elles ce que Proust doit à d'autres maîtres et ce
qui est vraiment à lui, et de traiter ses idées sur l'art comme un
bloc monolithe, sans séparer nettement des courants qui v affluent
ce qui est son apport original de penseur. En consiste
quoi
ceiui-ci? ~ous allons chercher à le voir,

L odeur d'une tasse de thé. )e tintement d'une cuillère


petite
dans la tasse. l'impression d'une dans le sen-
inégalité parquet,
sations présentes, actuelles, vivantes, en d'autres
qui rappellent
parfaitement identiques, vécues dans le passé c'est à de
partir
ces rares et fugitives Impressions de ces taches. de ces
premières,
cellules germinales que de l'avis de Marcel Proust se déve-
ioppe et grandit la majestueuse forêt de dix-huit volumes de La
Recherche du temps perdu et du 7"c~)s retrouvé. Comment se
peut-il que ces infimes sensations, privées à première vue de toute
valeur inteUectueHe, aient pu faire naître une foule si dense
TOME c.\v. d933 (?" 1 et 2). 9
i30 REVUE PHILOSOPHIQUE

d'événements et de personnages? Qu'ont-elles donc, ces sensa-

tions, d'assez caractéristique pour pouvoir expliquer leur éton-

nante fécondité spirituelle? Proust lui-même s'est posé le pro-


blème. La donne contient à la fois le secret de
réponse qu'il y
son art et le secret de sa philosophie de l'art. Comme presque
tous les grands artistes contemporains, Proust a réfléchi sur le

mystère de l'art, et il a une conscience critique extrêmement

aiguë du mouvement de la création artistique.


Une odeur, un son, une pression tactile avons-nous dit

à nouveau des ténèbres de l'oubli une impression iden-


évoquent
dans le passé. Cela ne dit pas tout. Ce qui vrai-
tique éprouvée
ment ressurgit des ténèbres du passé n'est pas la sensation iden-

à la sensation actuelle et présente, dans son existence par-


tique
ticulière et isolée c'est toute la tranche de vie que l'esprit vivait

quand cette sensation a été vécue, c'est toute la vie à quoi cette

sensation était rattachée par une infinité de fils invisibles, qui

ressurgit avec elle et grâce à elle de l'abîme du temps passé.


Plus a été profond l'oubli où cette sensation est descendue,
entraînant avec elle la vie qui s'y associait, plus sa résurrection

est intégrale et complète. L'oubli a isolé et préservé dans sa

cette sensation et la vie qui s'y associait il a été pour elle


pureté
à la fois une mort et un bain de jeunesse.

Quand cette sensation (odeur d'une tasse de thé, perception


d'un son, etc.), a été éprouvée pour la première fois, elle n'a

donné aucune particulière, aucune béatitude à l'esprit qui


joie
D'ailleurs l'esprit n'en aurait aucune joie, aucune
l'éprouvait.
béatitude s'il éprouvait aujourd'hui pour la première fois cette

sensation de son ou d'odeur. C'est le fait de revivre dans la sen-

sation la sensation identique du passé et toute la vie


présente
associe, c'est le fait de vivre le souvenir dans la per-
qui s'y
ception, qui engendre cette félicité, cette profonde béatitude.

Pourquoi? C'est le problème central de l'art et de la philosophie


de l'art de Marcel Proust.

L'esprit est heureux telle est la réponse de Marcel Proust

parce que dans cet acte involontaire, spontané, d'une perception


qui est un souvenir, d'un souvenir qui est une perception, il vit à
la fois dans le présent et dans le passé, c'est-à-dire, en réalité, hors
du passé et du présent, hors du temps, dans l'éternité. La mort est
ADRIANO TILGHER. f.'F.STHÈTIQt'E [)): MARCEL )'R(.)L-ST i3)

vaincue. Son spectre est exorcisé. Un être naît. vit hors du


qui
temps, qui ne se soucie pas de l'avenir, ne se préoccupe de
qui pas
1 actton. Le moment de la le coule et
perception, présent pur qui
passe sans arrêt, est une action, donc une lui-
imperfection: par
même il ne donne de L'observation vo)ontaire du
pas joie. passé
en tant que passé est i'œuvre de l'intelligence qui analyse, frag-
mente. ne donne
dissèque eHe pas non plus de joie. L'attente de
i avemr que la volonté construit avec les du dont
fragments passé,
elle ne garde que ce qui est nécessaire à ses fins, ne donne non
pas
plus de joie. Qu'est-ce donne donc de ta joie? Une vie est
qui qui
vécue à la fois dans le présent et dans le passé, toute
qui. gardant
sa valeurconcrète. tout son toute sa saveur, son ineffable
parfum,
originalité, comme lorsqu'elle se produisait la
pour première fois,
comme lorsqu'elle était présente, est du c'est-à-
cependant passé,
dire ne vit ptus. ne s'écoute n'est de ne tend
plus, plus l'action,
plus à un but. à une fin.
C'est seulement dans cette où le
expérience singulière présent
et te passé contribuent à former une unité. l'homme une
que goûte
et une
plénitude joie absolues, parce que c'est seulement dans cette
expérience que la vie se réalise non comme une action (c'est-à-dire
selon Proust, comme une mais comme une vie
imperfection), qui
n a rien à désirer en dehors d'ette-méme voità elle est
pourquoi
joie absolue. C'est seulement dans l'art l'homme à
que échappe
i incessant, écoulement du temps et un moment à
participe pour
l'éternité. Le vrai paradis est le temps et retrouvé.
perdu
Mais par le fait même qu'on la goûte hors du la sensa-
temps,
tion comme Proust nous la vie afiran
l'appelle l'appellerons
chic et tibérée s'épure de toute et de toute limita-
contingence
tion, elle se réalise comme vie à la fois individuelle et universelle.
\oilà ce que Proust veut faire entendre il insiste sur ce
quand
que la sensation perdue et retrouvée a de générât, d'universel:
c'est ici le point de passage de l'extrême au clas-
impressionnisme
sicisme de Proust. C'est ici que sa se à ce
pensée greffe qu'on
appelle son
platonisme.
En ramenant fart à la Proust n'a eu
sensation-souvenir, jamais
dans l'esprit d'en faire quelque chose de on l'a
purement passif
ou on ne fa pas, et si on l'a il suffit de la laisser faire. Au con-
traire Proust a un sens profond de la nature active et créatrice de
H2 REVUE PHILOSUPHIQUE-

l'exoérienee artistique. Avant tout, quand l'écrivain (l'esthétique


l'expérience
de Proust'est essentiellement une poétique mais ce qu'il dit de la

littérature se sans difficulté aux autres arts), quand


transpose
l'écrivain, perçoit, il perçoit comme un écrivain et non comme
dis-je,
le commun des hommes. Il néglige certaines choses, il en garde
d'autres, il observe dans le particulier le général, etc. En revivant

ensuite les passées, l'écrivain les amalgame, les fond,


perceptions
les généralise. Si le souvenir dit Proust est le temps retrouvé,
l'art est le temps dominé, condensé, universalisé pour l'éternité.

Et ce retour aux profondeurs qui constitue l'art ne s'effectue pas


sans ni sans difficulté.
peine

Voilà, dans ses lignes principales, l'esthétique vraiment prous-


tienne de Proust. Il a un sens très aigu et profond de l'art comme

d'une vie est pleine, concrète, individuelle, mais qui en même


qui
ne vit plus, n'est plus présente, n'est plus de l'action, qui
temps
est, dit-il, passé, souvenir, contemplation, et qui par là, enfermée

comme elle est en elle-même, n'a besoin de rien, qui trouve tout en

elle, est donc plénitude, « autosuffisance H, joieabsolue. C'est


qui
ainsi nous'avons défini l'art dans un récent livre sur rZ?s~
que
et ce n'est pas sans une grande satisfaction que, par la suite,
tique
en étudiant de près l'esthétique de Proust, nous avons retrouvé é

dans l'œuvre du grand écrivain français toutes les thèses essen-

tielles de notre livre. Parmi les artistes de notre temps qui ont

médité sur l'art. aucun peut-être, croyons-nous, n'est arrivé à en

effleurer d'aussi près le mystère que le grand poète du temps perdu


et retrouvé. 1

ADRIANO TtLGHËR.

j. Cf. surtout les pages 1-80 du 2' vol. du Temps retrouvé, Paris, N. R. )-

(Traduit de l'italien par Elena Bonbée et René Maublanc.)


Analyses et comptes rendus

I. Philosophie.

EDMOND HussËRL. .V~df<a<t')/!s cerr~xf'e~~M. S<~cié'té française d<'


P))itosophie, Paris, Armand Cotin. ~9:it. in-8". 236 pages. 'Du même
auteur ~r/na/e u~d <ron~;e~dFf!/6f<f Lo~fA. tfrsuc/te~frA't~d<'r/o~t6'-
'j~f; t'émue. Max Niemeyer. Hatte. [9-29, in-8°. 298 pages.)

Ce livre est issu des conférences M. Husser) fit en t939 à la


que
.)'e/ra/)çatse c/e P/:t~sop/u'e et à <<t/u/ (/'ë<uef<'&' ~frma;);goMde t'Lni-
versité de Paris. Ces méditations sons t'invocatiott de Des-
placées
cartes. d'mt t'exempte est propre à nous faire sortir du « désarroi
philosophique )) de notre époque et a faire rénéchir sur ta nécessité d'un
t recommencement radical » en contiennent
philosophie. pourtant
des le début de graves réserves sur la doctrine du philosophe fran-
çais cette doctrine est enchafnée à ['idéat de la tréo-
scientifique
métrie. qn'eUe ne devrait pas, seton ~). tfusserl. cela
présupposer;
montre déjà que je but de M. Hussert est radicalement différent de
cetui de Descartes il ne s'agit pas d'accroître notre scienceau-moyen
de déductions bien ordonnées, mais d'expliciter ce qui
par analyse
est contenu dans le fait du co~o: le co</t<o ne se rattache, dans la
phénoménologie transcendantale de M. Hussert. à aucun des intérêts
qui) présente chez Descartes. Le but de M. Husser) et les résultats
auxquels it est arrivé sont bien i30: « Nos méditations
exprimés page
ont. dans l'essentie). atteint teur but notamment de montrer la pos-
sibilité concrète de ['idée cartésienne d'une science universelle à partir
d'un fondement absolu. La démonstration de cette con-
possibilité
crète. sa réalisation pratique 'quoique bien entendu, sous forme de
programme infini! n'est autre chose que l'invention d'un de
point
départ nécessaire, qui, en même temps, permet un
d'esquisser sys-
tème de problèmes pouvant être posés sans absurdité. C'est là h- point
que nous avons atteint. < Xon seutement la na'tve. mais
perception
tes sciences positives travaittent avec des « donnés comme
concepts
tout faits a. qui ont bien leur dans ce que !a phénoménotogie
origine
appette [es « fonctions intentionnelle, x ~c'est-à-dire [es fonctions de
connaissance: mais elles se sont exercées'impersonneHement et sans
que [e sujet sache rien d'ettes. La phénoménoioa'ie transcendantate
consiste dans la prise de conscience radicate de ces fonctions, de
!'<~otranscendanta): s'expliciter soi-même ainsi, « c'est être maitre
~3~ REVUE PHJLOSOPHtQUE

de toutes les possibilités constitutives et imaginables innées à l'ego


''t à l'intersubjectivité transcendantale » fc'est-à-dire aux relations
avec les autres ego). Il semble donc bien que le but, sinon la méthode
de la
phénoménologie soit d'établir ce que autrefois l'on appelait
nue théorie des catégories: et c'est uniquement l'originalité de la
méthode que M. Husserl revendique dans un passage tel que celui-ci:
« L des succès de la phénoménologie, *à ses débuts, consiste
dans le fait que sa méthode d'intuition pure avait conduit à des essais
d'une ontotogie nouvelle, essentiellement différente de celle du
xvm" siècle qui opérait d'une manière purement logique » (p. HT).
Mais (et c'est ici que trouvent place ces Afed:<aH(Ms cartésiennes) il pense

que cette ontologie, si elle se borne, comme elle l'a fait jusqu'ici,
au monde ambiant et à l'homme en tant qu'il est en rapport avec
le monde, ne pourra arriver à l'intelligibilité philosophique on trans-
cendantate des essences: « la philosophie une explicitation
exige
qui porte sur les nécessités essentielles dernières et les plus con-
crètes. Ce sont des lois essentielles qui déterminent la manière dont
le monde objectif plonge ses racines dans la subjectivité transcen-
dantale, c'est-à-dire à des lois qui, d'une façon concrète, rendent com-

préhcnsibte le monde en tant que sens constitué » (p. t )6L II apparait

d'après tous ces passages, tels du moins que j'essaye de les com-

prendre, que. si M. Husserl revient à un cogito c'est à celui de Kant


et non à celui de Descartes ill faut ajouter que Descartes est très
souvent interprété, en Allemagne, en un sens qui le rapproche de
Kant).
Nous~ ne pouvons, en ces quelques lignes, qu'indiquer le dessein
de M. Husserl; le cogito et son évidence, la réalité comme un corré-
latif de l'évidence, la transcendance du monde objectif liée à l'expé-
rience de l'aller ego, tels sont les objets principaux de ces cinq « médi-
tations », dont les analyses touffues ne peuvent guère être résumées.
« Les concepts premiers qui portent toute la science ont une origine
naïve. ils résultent des fonctions intentionnelles inconnues, exercées
d'une manière naïve. Ceci vaut non seulement des
grossièrement
sciences spéciales, mais aussi de la
logique traditionnelle, avec toutes ses
normes formelles a (Med. car/ p. 13-1). Les derniers mots de ce passage

indiquent clairement le but du second ouvrage de M. Husserl dont


nous ici. Cette Logique formelle et transcendantale a pour but de
parlons
prouver (contre KanU que la logique formelle implique, elle aussi,
une partie transcendantale, qui en cherche l'origine dans te moi. Le

principe de sa méthode est bien indiqué dans les lignes suivantes


2t6) « Tout ce pour le philosophe, doit (soll) être et être
~p. qui,
ceci ou cela, donc tout ce qui doit -avoir pour lui un sens et une

valeur, il doit (m;:ss) en prendre conscience sous la forme d'une pro-


duction intentionnelle propre, correspondant aux caractères parti-
culier à ces êtres, et lui donnant un sens M; il s'agit d'une manière de
A'\AL'SF.TCOMPTF,~r!F.~))r'; ~~)

.l-t~J.. l.
géoh~ie qui découvrirait suivant une stricte méthode, les .l;f<
sédiments
dont tes couches successives torment le terrain de la conscience.
\ous nous contentons ici de cette courte indication par son ampleur.
comme son obscurité, ce livre ne pourrait être analysé et dis-
par
cuté que très toua'uement.

~'[coLAt HARTMA~K. ~tM. translation l'y STA~rox CotT. Vot. 1

Unr«<jnh<'f<ot<tf;)<t.ol.M:)r~<t~<u<'s.l,ondon,<ieorgeA)len,H)32,
in-8°. :!43 et '~2 pages.

'"est en t!)26 que'\ic. Hartmann, l'auteur'te l'important ouvrage


publia une B'~ttA'. dont les
<;rN<td:t~/f'~tf:<'r~p/!vxtA-~<'rE'f<tts.
deux volumes de anglaise la (il y en aura
traduction trois)
premiers
aujourd'hui, 1/ouvrage est assez important pour qu'on
paraissent
souhaite de le voir aussi traduit en français. L'auteur prend ses thèmes
à l'école comme le fit Max Scheler
d'inspiration phénoménologique,
la morale elle aussi, une intuition des essences: le e subjec-
suppose,
tivisme ;) que l'auteur à la morale de Kant. naissait chez lui
reproche
de t alternative suivante la loi morale vient ou bien de la nature, et
eHe est alors ou bien de la raison, et elle est alors universelle
empirique,
et inconditionnelle: or elle ne vient pas de la nature: donc elle vient
de la raison: selon N. Hartmann. l'alternative juste serait la loi est
ou a priori; mais a priori a deux sens pour Kant. il désigne
;)js<erfort
ce qui vient de la raison, et l'apriorité entraîne le subjectivisme; mais

pour Platon, il désigne une sphère de la réalité qui est aussi objective
bien un sens différent c'est du côté de Platon,
que l'aposteriori. qu'en
sans craindre la tant blâmée par Kant, que se range
Schwarmerey
M. Hartmann. Contre le criticisme kantien, il prétendqueles valeurs

ont une existence par elles-mêmes, existence idéale, formant un règne


a sa structure, ses lois, son ordre propre leur apriorité ne suffit
qui
absolu des valeurs morales
pas à démontrer leur caractère l'apriorité
de nos évaluations morales
n'est que l'évidente nécessité faire précéder
des mesures fixes; mais cette nécessité ne démontre pas que ces
par
mesures ne sont pas des préjugés; démontrer leur existence, ce sera
les circonstances accidentelles où elles sont en général
dégager des
confondues: d'abord une valeur morale, telle que l'énergie ou la fidé-
lité. est la qualité volonté et elle ne doitpasêtre confondue avec
d'une
je bien se trouve en général produire au dehors (par exemple
qu'elle
ies effets bienfaisants de la charité!: cette confusion était celle que
tes moralistes commettaient lorsqu'ils identifiaient la valeur morale
vertus avec le souverain bien: et cela. semble-t-il, irait dans le sens
kantien: mais il faut en outre dégager la valeur, de la relation au sujet
et à son acte: le crédit exemple est une relation définie entre des
par
mais la valeur morale de la confiance n'est ni dans cette
personnes:
relation, ni dans l'idée de cette relation: elle s'y superpose comme

chose et qui a son existence à part. Mais


quelque d'hétérogène
436 REVUE PHILOSOPHIQUE

M. Hartmann ne rend pas, comme Scheler, l'existence de ces valeurs


morales solidaire d'une théologie, ni en de la théorie des
général
'< personnes d'ordre théorie
supérieur ? (nation, état, humanité), qui
dégrade l' « homme en comparaison des entités collectives sont
qui
fondées sur lui et qui s'élèvent à ses un état ou une nation
dépens a;
ne sont bons ou mauvais « qu'à travers dont ils sont une
l'individu,
fonction ».
Le
premier volume prouve ainsi le mode d'existence des valeurs
morales: le second établit la « table des valeurs N il y a là un tableau
complet et vivant de la vie morale, et un essai de hiérarchie dont les
principes, indiqués dans les trois premières sections, amènent à des
résultats très différents de ceux des divisions Mais
classiques.
M. Hartmann ne pense nullement qu'il ait atteint ni qu'on puisse
atteindre des résultats très précis; l'échelle des valeurs ne se découvre
avec évidence que dans des cas très
restreints; c'est les valeurs de
que
base elles-mêmes, celles par lesquelles nous apprécions se présentent
comme antinomiques, sans que te choix soit entre elles uni-
possible
versalité et individualité, pureté et plénitude de vie, fierté et humilité.
autant de valeurs inconciliables et qui paraissent se tenir sur le même
plan. M. Hartmann ne croit pas la synthèse impossible, mais il la croit
très difficile, et c'est ce
qui fait que la vie morale de l'homme, vue
historiquement, fait si peu de progrès. Si nous pouvons terminercette
trop courte analyse par une remarque nous dirons ce
critique, que
résultat assez déconcertant semble venir moins de la réalité des
choses que de la méthode phénoménologique; elle isole, dans une
empyrée, toutes tes valeurs qui se présentent, et ne peut dès lors
découvrir une échelle ne s'établir
qui peut que dans le développement.
intérieur de la vie privée ou publique la difficulté devant taqu<'H<-
elle se trouve, c'est l'éternelle difficulté de la chez les
participation
platoniciens.

N. 0. LossKV. frpedom of H'tH from thé russian


(translated by
N. UuDDiiSGTONL London, Williams and in-8", 150
~orgate, pages.

L'idée de la
liberté, les arguments contre le libre arbitre, le détermi-
nisme, l'indéterminisme, la doctrine du libre arbitre du point de vue de
« l'idéal-réatisme », la « liberté formelle », la « liberté matérielle posi-
tive N, l'esclavage de l'homme, telles sont les traitées dans
questions
ce livre par le philosophe russe dont le volume La Macère, i'Ht~o/i
ht He fi928) est bien connu en France.
Dans ce livre, il part. pour développer sa théorie de la
positive
liberté, d'une métaphysique, l'idéal-réalisme concret, a exposé
qu'il
dans The t~orM as an organic W/to/c, et dont il rappelle ici les principes
cette métaphysique a surtout pour but de mettre en lumière l'exis-
tence dans le monde de causes libres et supraspa-
supratemporelles
tiales et se manifestant dans le temps et dans l'espace. Le réel, c'est la
ANALYSES ET COMPTES RENDUS 137

série des événements le temps dans


et l'ensemble de choses dans l'es-
pace. qui existe grâce à des êtres idéaux, telles que toutes les rotations
mathématiques de forme et de nombre: celles-ci, à leur tour, doivent
avoir pour supports ces êtres idéaux concrets, sont les
qui agents
substantiels. substances on monades consubstantielles entre elles par
la communauté de leurs idéaux substantiel se
principes l'agent
crée ainsi son corps: mais. par les matériels, les sont en
corps agents
hostilité entre eux des biens du excluant autrui de leur
corps
possessioni l'accord des ne pourra être réatisé
esprits qu*e par la créa-
tion de corps spirituels ou dont te forme,
transfigurés, règne pour
.\t. Lossky. la fin dernière.
Dans cette doctrine, la liberté' résulte de la théorie même du réel:
tout ce qui est extérieurà l'f~o, tes autres hommes, te monde extérieur,
mon propre caractère même ne être des occasions
peuvent jamais que
pour faction de la cause tibre: « le caractère n'est en effet la tota-
que
hté des qualités établies de l'individu en une série de
exprimable
notions abstraites ambiteux. brave, etc. Du de vue d'une
cruel, point
conception inorganique du monde comme celle de l'idéat-réatisme
abstrait, la personnalité humaine ne contient de
pas principe plus étevé
que )e caractère empirique: en vérité pourtant le moi humain comme
substance, c'est-à-dire comme entité idéate concrète, est inépuisahte
et ne peut être aucun de notions abstraites H.
exprimé par système
La liberté est donc. pour M. entre la réalité faite et une
Lossky. puis-
sance de réalisation inépuisable il semble te nom de la
que propre
!iberté soit création. En ceta. il se de M. comme
rapproche Bergson:
hn. il admet « que le passé n'est un néant. Mais
pas pur fiergson
n admet pas l'existence du moi comme substance: ce
supratcmporet
principe étant, détruirait pour lui. ta mutabilité vivante de l'exis-
tence..te crois, dit M. vérité, c'est
Lossky. quêta justement l'oppose:
un principe eu liaison avec un
supratemporet procès temporel
assure a l'existence récite ta d'un renouveau continuel
possibilité
d'une part et d'une liaison du d'autre -<.
ininterrompue passé part
L esclavage » de l'homme vient de ce qu'il est un agent phychophy-
s!que. incapable, comme têt. de cette « intuition rationnelte a qui.
saisissant tes rotations internes a la des relations externes.
ptace
donne la plénitude absolue de la vérité.
t'~HLF. RRÉHfER.

KARL JASPERS. Die ~<'t.s<;f/f .St<tM<tO~ (/< Zft<. 2'- éd.. Hertin et
Leipzig, )931. Watter de Uruyter etC"' Goschen. n" !W<
~Sammiung
)')) pages.

.S't<ua<!0ft .<ptrt<uc/<e (/f ~n</t~. avant le traité


parue peu grand
philosophique de Jaspers !P/!t/oM/)/<;< 3 vol. Berlin. d93~. Sprino-er~.
peut lui servir d'introduction, L'auteur de se rendre
y essaye compt'-
de l'état de choses qui dans le monde
règne contemporain, qui est
08 REVUE PHtLUSOf'HiQU

<<ussi le monde de sa duquel elle part et auquel elle est


philosophie,
destinée.
Notre époque est une époque de crise. Aux yeux de Jaspers cette
''fisc est radicale et profonde c'est une crise de toute la culture occi-
dentale. On ne
plus croit
à rien: « plus rien n'est stable, tout est pro-

blématique » (p. 16~; on a le sentiment d'une rupture définitive avec le

historique: tout ce qui était substantiel et important pour les


passé
antérieures est réduit au néant; « à la question, qu'est-ce
générations
est donc encore aujourd'hui, il faut répondre la conscience de
qui
et de est une conscience de la crise radicale a
danger perte, qui
(p. 69).1.
Au x[x'' siècle, à côté d'une croyance optimiste à un grand avenir,

apparaft )e pressentiment d'une catastrophe définitive et


inévitable;
Nietzsche et Kierkegaard en ont pleine conscience, d'autres, un sen-
timent Mais ce n'est que maintenant que ce sentiment se pré.
vague.
cise et devient s'énérat: c'est là le~ caractère
spécifique de notre
a H devient de plus en plus évident, que nous nous trouvons
époque,
un tournant décisif de l'histoire, ne peut être comparé à aucune
qui
des millénaires passés; nons vivons dans une
époque particulière
situation spirituelle grand'ose, riche en possibi-
incomparablement
lités et en dangers » (p. i8).
Le grand danger est la perte d'individualité, la perte de soi-même.
C'est la masse qui règne actuellement on vit en elle, par elle et pour
elle. Un appareil d'organisation formidable en rationalisant, méca-
nisant et standardisant tout, tend à réduire l'individu à une fonction.
Le processus de nivellement et d'tinification universels n'a fait que
commencer, mats on voit déjà que c'est un processus d'aplatisse-
ment et d'appauvrissement On réprime l'individuel <'t on ne
général.
veut conserver ce est commun à tous; mais « ce qui est
que qui
commun à tous, c'esttoujours le superficiel, )e mesquin
aujourd'hui
t't l'indifférent » 67). « 11 semble que le monde doive tomber
ip.
entre les mains de médiocrités » (p. 32Y.
A l'intérieur de l'appareil, dissout dans la masse, l'homme court
h- risque de perdre totalement son soi (Se~b~/tetf). 11 a le sentiment
d'être abandonné (t-'eWassenhet~ de tous et de tout. et il craint ta
ruine de tout ce donnait un intérêt et une valeur à la vie: et il a
qui
peur. « Une peur de vivre (Leb~tsa/x/sO telle, que jamais peut-être
encore n'en a existé, est le compagnon de l'homme moderne »
lugubre
ip. 55). « L'existence en général paraît n'être rien peur a ~p. S6).
que
Tels sont les dangers qui menacent la conscience. Et le remède?
insiste sur l'impossibilité des solutions universelles « on ne
Jaspers
peut se représenter aucun état permanent, qui soit satisfaisant

(p. 4T). En outre,


l'homme ne peut pas prendre de décisions géné-
rales (pour ou contre la guerre, par exemple), mais c'est dans chaque
situation particulière qu'il doit à nouveau prendre parti.
A\ALY--ES ET t.UMPT! m;)L'S ~9
~~$~

Dans )av;e théorique, tout comme dans la vie active, cest avant
tout )'individ!).l'étreproj)re de l'homme,.Scy&ii</tef<! qui doitétre sauve-
gardé, «l.a vérité delà counaissaucerationtteUe est. certes.la même
pour tous. mais la vérité <[ue l'homme est lui-même, et qu'il révèle
danssacroyance.risoleaip.70'.
La religion ayantperdu l'importance qu'elle avait ~estdaus
jadis,
et par la p))i)osophie que t'itomme essaye de survivre à la crise et
d'échapper àlaruinedétiuittve.t~'estunephilosopIneexistencteUe
's<f~/)/~<f);;o;</<t'f[u'itcl)erche. telle que nous la trouvons cl)ez le
vieux Scttetting.che7.ie)xsche et surtout chezKierkegaard'et. évi-
demment. chez Jaspers lui-même). Cette philosophie x est une pensée
qui s'approprie, tout en ta dépassant, toute connaissance de fait,
p'nsée par laquelle l'homme voudrait devenir lui-même').p. l'~i.
t-.Metl'apporte pas de résultats tout faits et définitifs, tnaisfaitappel
a la liberté de l'individu:elle réveille ce qu'elle ne sait pas. elle
éclaire et meut. mais ne fixe pas a (p. 1KT. Impossibilité d'une issue
qu'-tait entrevoir Jaspers n'est donc ni unique ni générale: ce n'est
que te retour à soi-même qui peut nous sauver, et ce retour ne
peut
s'effectuer que dans tes profondeurs de la personnalité de l'individu
Inunain. Dans son livre. en décrivant l'état de choses actuel, en fai-
~iut ressortir les dangers qu'il implique, en indiquant les possi))ilités
et tes issues qui s'y ouvrent. Jaspers ne poursuit au fond qu'un seu)
but:–«rappeler ttiomme à tui-mémeo~p.)9h.
n est tout a fait impossible de donner ici une détaiHée du
analyse
ti\re de M. Jaspers, livre fort curieux et dont )a tecture à
s'impose
quiconque s'intéresse à ta mentatité de rA!temaene m<~derne. car il
est non seutement très moderne mais aussi très aHemand. Son a;rand
succès 30 000 exemplaires en quelques mois confirme sa valeur
documentaire et en augmente encore t'intérét.
A.KojEVXtKOFF.

.). HBH!\GHA['s. L'fbcr<r<f'g Por/.fc~r; f/cr V<)hys!'A' tPhi)osophie und


'esc!uchte.3~[n-8.p.tt).J.C.H.)ohr.Tubiup:eu,H'

La tecoti d'ouverture du cours de J. Kbbinfhaus 'nostock. [e


:it-i-t'):~t' est un plaidoyer v~oureux à ta fois pour t'étude de t'his-
toh'e de ia
philosophie on sait qu'e)!e est. a ['heure qu'it est. forte-
ment nésHe'éeen At)emas'ne et c')~<rc l'étude prn'ement historique des

systèmes du passé. Cette dernière consiste a leur dénier– ques-


par
t'ou ou assomption ~)['éalable toute possibilité de valeur objective
et mène nécessairement à ta méconnaissance d'abord et à !a non-
connaissance ensuite, (.est d'ailleurs suite de !a uée'ation de la
par
possibilité de la métaphysique le sens même des questions méta-
physiques fut perdu pour le.\fx''siècle–.quelapliilosophies'épuise
eneft'ortsdesedénniret de se Justine;'et que les professeurs de
philosophie ne sachant plus quelle est leur fonction et n'ayant plus
10 REVUE PHILOSOPHIQUE

rien à enseigner s'évertuent à s'accrocher à quelque chose la


science ou l'histoire pour mener une vie parasitaire de flatteurs
bénévoles et de courtisans à peine tolérés. P/t~osophM anctMa srientiae
ne réussit pas à s'imposer à la science cette dernière n'en a nul
besoin.
Et pourtant, demande M.E., si ce dogme de l'impossibilité (absence
de sens) de la métaphysique était un préjugé? Il se pourrait que les

questions que se posaient les hommes pendant les deux millénaires

qui ont procédé Kant aient un sens; il se pourrait que la métaphy-

sique, dogmatique et traditionaliste, soit une chose sérieuse, aussi


sérieuse peut-ètre que la Géométrie Euclidienne. Il se pourrait même

que les solutions données aux questions métaphysiques aient une


valeur. Elle ne sont pas si nombreuses, après tout: et le peuple qui a
su faire le tour, ou à peu près. des problèmes de l'espace, aurait

pu pourquoi pas'? tour faire le des problèmes de t'être. C'est

pourquoi aussi la métaphysique a t'ait si peu de progrès depuis les

Grecs, avec Kant (Kant métaphysicien) seulement.


M. E. a grandement raison, du moins en ce qu'il critique. Il est
certain que. l'histoire de la philosophie étant devenue un chapitre de
l'histoire littéraire, laphilosophie elle-même devient « littérature ,).
H est temps de revenir en arrière et de commencer, ou de recom-

mencer, de prendre la philosophie, et par là même, les philosophies,


au sérieux. Ou de ne plus en faire et surtout ne plus l'enseigner.
Notons aussi vers la fin de la leçon une réaction aussi nécessaire

que vigoureuse contre l'idolâtrie de la « jeunesse » (qui, comme


toute chose, avait atteint en Allemagne, dans la jHge~d&cw~unp.
des degrés inconnus ailleurs) et t'affirmation des droits et des
devoirs de l'expérience, du savoir, de l'état « mûr a en générât. 1.
A. KOVRË.

ALBEHT ScuwEtTZER. .-ius ))ietncm Let'ett u;id Den/fe/). t vot. in-8" de


211 p. Meiner, Leipzig, ~93i.

Albert Schweitzer nous retrace le développement de sa pensée et


de son activité, si fécondes en des domaines si différents. Ses études
d'histoire des religions paraissent dominées par l'idée du grand rôle

joué par l'eschatologie dans la formation du christianisme, ft montre


dans l'esprit de Jésus la coexistence d'une croyance « naïvement réa-
liste » en la venue prochaine de Dieu dans le monde, avec la forme
la plus élevée de ta religion de t'amour. Affirmer leur coexistence
n'est d'ailleurs pas assez dire; car la conception messianique est « le
cratère d'où jaillit la flamme de l'amour divin ». De même chez
saint Faut les deux éléments sont unis, et il pense que dès ici-bas, cer-
tains hommes, par ta vertu des forces à la fois mystiques et maté-
rieHes qui émanent de Jésus, vivent dans le royaume messianique de
l'éternet. Schweitzer conservera toujours l'idée qui fait te fond de sa
A~Af.YSK-'KT COMPTES nE'<UL'S 141

théorie eschatolosique du christianisme: le christianisme est à la


fois affirmation et négation du monde. il est affirmation qui a passé

par la négation: il est tension entre ces deux moments.


Ces deux moments, nous tes retrouvons unis chez ce musicien reli-
gieux qu'est Bach. Mais ce que Schwedzer nous revoie surtout quand
il nous parle de Hach. c'est son art d'être au moyen des sons un

poète et surtout fin peintre. Loin d'être [e « musicien pur les


a que
ennemis de Wagner ont si souvent oppose à Wagner, il est proche
de lui, et plus proche encore de Uerlioz.

Déjà ses réflexions sur la faiblesse et ie caractère non authentique


de la religion d'aujourd'hui, et d'autre part sur la façon moderne
de
jouer Hach, et de déformer ses œuvres, les efforts aussi qu'il avait été
amené à faire pour préserver dans toute l'Europe les orgues anciennes
que l'on remplaçait par des orgues modernes, ordinairement bien infé-
rieures. orientaient l'esprit de Schweitzer vers une philosophie de
la culture. Mais il interrompit à ce moment ses travaux d'histoire
religieuse et d'histoire musicale, ses concerts et sa campagne pour les
instruments anciens, afin de commencer ses études de médecine. Il
vent aller soigner les nègres d'Afrique. Il fonde un hôpital à Lamba-
rene. C'est )à que la guerre le surprend, et c'est là qu'il commence à
rédiger cette philosophie de la culture qu'il continuera dans les
camps d'internement de Garaison et de Saint-Hemy. dans des circon-
stances bien défavorables, mais aidé, il est vrai. dans une certaine
mesure par des directeurs dont il n'eut qu'à se louer. Cette phitoso-
phie de ta culture est d'abord une critique de la culture actuelle,
artificielle, sophistiquée. Le grand effort du xvnf siècle, n'a pas été
continue. Les problèmes fondamentaux sont laisses de coté. On se
méfie de la raison. L'intelligence se cantonne dans les recherches
particulières et évite tes vues d'ensemble. Cette critique est suivie par
un effort de construction. La nouvelle culture que rêve Schweitzer
sera fondée sur le respect de la vie. Le rationalisme pensé jusqu'au
bout. doit s'achever en nn mysticisme nous fera sentir le
éthique, qui
mystère de la vie. mystère douloureux, car la vie se en vies
sépare
diverses qui luttent entre elles, mystère joyeux aussi eu tant que ces
vies diverses tendent à se réunir. Telles sont les pensées auxquelles
parvient Schweitxer. au terme de cet effort, de ces de
expériences,
ces épreuves, qu'il nous présente avec ungrand souci de loyauté
envers les autres et envers soi. Cette voix. si calme et réfléchie.
pénétre profondément dans l'esprit du lecteur.
JEAN \AHL.

\tLBUR MARSHALL UpBA~. The.f~~H~/tb~ n'orld. 1 vol. in-8" de


4~9 pages. Cr. Allen and L'nwin. Londres, J929.

L'auteur de ce livre, auquel nous sommes redevables d'un travail


estimable sur la valeur, soumet à une critique très vive et souvent
d42 REVUE PHILOSOPHIQUE

pénétrante quelques-unes
quelques-unes des
des tendances
tendances les
les plus
plus actives
actives de la philo-
philo-
sophie contemporaine oppose et à ce « modernisme a philosophique
la a grande tradition s classique. Le pragmatisme, l'évolutionnisme,
le néo-réalisme, l'intuitionnisme ont fait fausse route en rompant sys-
tématiquement avec le passé. La « métaphysique naturelle de l'esprit
humain e ne saurait être abandonnée sans danger; elle est la condi-
tion de toute intelligibilité et de toute communication entre les

esprits. Sous des formes diverses, elle affirme, au delà du sensible et


du phénoménal, l'existence d'un « univers, intelligible », d'un monde
dans lequel réalité et valeur sont étroitement unies. C'est à la lumière
de l'idée de valeur qu'il convient de repenser les vieux problèmes de
la philosophie. « La philosophie des valeurs n'est pas un moyen
d'échapper à la métaphysique; elle se transforme nécessairement en

métaphysique lorsqu'on comprend comme il faut la nature de la

métaphysique » (~60). 11 faut restaurer les anciens concepts direc-


teurs de la spéculation (principes logiques, espace, temps, causalité,
finalité, progrès), ce qui ne signifie nullement qu'il faille répéter des
formules mortes. Ce qu'il y a d'important dans la tradition philoso-
phique est, par-dessus tout, « le sens d'une direction permanente f (34).
M. Urban s'applique à rechercher cette direction et à exprimer, dans la

langue d'aujourd'hui, les conditions essentielles et la forme de l'intel-

ligibilité. L'auteur a subi très profondément l'influence de Rickert


et celle de Bosanquet. Ce plaidoyer éloquent et vigoureux n'est d'ail-
leurs pas toujours exempt d'ambiguïté.

G. Mo~DEfL. Les e/Y!t:uts~s à la barre; le.fluide vilal e< bioscope


aux prises avec la physique. 1 vol. in-8° de 3SO pages. Berger-Levrault,
Paris, d929.

Existe-t-il un fluide vital? Est-il possible d'en inférer la présence


en étudiant certains phénomènes inexplicables dans toute autre

hypothèse? Un médecin bordelais, le D~ B. croit pouvoir


l'affirmative et a imaginé un le « bioscope B
répondre par appareil,
capable de déceler l'activité de ce fluide. C'est à la critique très serrée.
et fort judicieuse de ces prétendues expériences que M. Mondeil a
consacré son livre. Les expériences faites avec lebioscope prouvent
tout simplement que l'appareil estsensible aux influences thermiques
et électriques; il s'agit de phénomènes physiques, et « il est manifes-
tement téméraire d'assigner à un fluide humain inconnu les fonctions
de moteur dans la giration de l'appareil. M. Mondeil n'est d'ailleurs

pas systématiquement l'ennemi de la métapsychique; il reconnaît par


exemple l'intérêt des études du Dr Osty, mais il se refuse, à bon droit,
nous semble-t-il, à voir dans les déviations du bioscope autre chose
que des phénomènes physiques.
ËM.
E~L DuPRAT.
DUPRAT.
ANALYSES ET COMPTES HE\!)L' 143

II. Histoire de la philosophie.

H. FLATTKN. –Dte P/tttosop/n'g des H't~f~t fof) Cottc/tex. fn-8°. 194 pages.
Gones-Druckcrei,Koblenz.f9~9.

<iuit!aume de Conc))es(i088-Ho4Wute;t son temps un personnage


considératfle. Etève de Bernard de Chartres. maître de Jean deSalis-
t~ry. il fut un des représentants les ptus typiques de la KReuaissance
du xf[''siè~'te)), première ébaucliede ta Benaissance tout court. Son
étoite comme celtes de ses contemporains pâHt par la suite: son
nom fut à peu près ou))tié: ses écrits, attribués a d'autres ([uetui et
pubtiés sous des ~~oms tes plus divers Béda le Vénérable. Honorius
Augustodunensis. CuiHaume de
Hirschau. Hitdebert de Lavardins.
Hu;>m·~
Hugues Wriut
rir· Saint
fort Victur.
\'ictor. Les
Les r~rrtrtits
érudits et
r~t tes
Ir·s liistoriens
tti~torir·ns do
du wx^
xtx"sièc!e
sièulr·
ont eu tort a faire pour restituer à <jiuit)aume de Concttes tes œuvres
sorties de son esprit. Mais. ce taisant, ils en ont un peu te
négligé
contenu ce qui fait qu'à l'exception d'un ouvrage vieitti et princi-
palement biographique– de Charma ~G. de Conches, Paris, 180~1 nous
ne possédons aucune expositton monograpt)ique de sa Le tra-
pensée.
vail consciencieux de M. Ftatten vient, très heureusement, combler
cette tacune. D'autant plus tteureusement qu it décrit avec grand soin
te mitieu chartrain et parisien si curieux fun peu mieux connu
toutefois que ne te croit M. Ftatten, qui semble ne pas connaftre ni 7'/te
re'i<!i.s.Mf)M o/</tf Â7/ cent. de Haskins. ni Aa cosmo/ogfi'f de/}. SWt'<'i!<r;'x de
M. <jdsom. auquet appartenait G. de Couches et que, en ses
exposant
doctrines, it tes confronte et tes compare avec celtes de ses contempo-
rains ou prédécesseurs. Adétard de Hath. Thierry et Bernard de
Chartres. Bernard Sytvcstris. etc.
Comme tous tes chartrains. C. de Conches est un It
platonicien.
est vrai que de Platon it ne connaît pas ~rand'chose te fragment
du 7't<7)M traduit et comment' par Chatcidius. et qu'it a commente a
son tour. ft est aussi Boecien il en a commenté te /)f Con.M/fM<'
f/n/ofrophf'n~ et c'est a Boëce qu'il emprunte sa division de ta ptntoso-
phie en pratique et théorique (Ethique. Economique. Politique
Théologie. Mathématique. Physique), donnant
philosophie de ta la
définition suivante :p/:t~so/)/tM <'iitc<)mprp/«'fix;ot~f'f~t.eort!mt/;fa~
xun~ii'~t<e;;nnrtu<ab)'/cf<t.suôs~<t<:MSor/tNn<ur.
Comme tous tes'chartrains comme tous les platoniciens chrétiens
G. de Conches est persuadé de la concordance intime entre la
raison et la foi. de la possibilité donc de rationaliser le dogme.
Admettre son
incompréhensibitité foncière et ne pas tenter de substi-
tuer l'intelligence ctaireàt'o))scuritédetafoiserait manifester
une paresse réprèhensibte. Position très proche de celte d'Abétard et
à peitie plus K rationaliste a que cette de saint Anselme, ~tais qui
impliquait une confiance par trop grande dans les forces de la raison
-)44 REVUE PHILOSOPHIQUE

et une indépendance par trop grande de la philosophie. Aussi fut-il


vivement attaqué par G. de Saint-Thierry qui l'appelle homo physi-
<-tM et philosophus et lui reproche de physice de Dec pMosopAar:. Se)on
G. de
Saint-Thierry, G. de Conches est aussi hérétique qu'Abétard.
Comparaison dont le sens et la portée n'échappèrent pas à G. de
Conches aussi condamne et révoque-t-il formellement dans son
Dra~nM~M'on (1148) les propositions téméraires qu'il avait enseignées dans
sa jPMosop~M, où il avait un peu trop négligé et l'autorité littérale du
récit biblique et l'incompréhensibilité du dogme chrétien. Cependant,
ajoute G. de Conches, s'il n'est pas permis de contredire les

pères en matière de théologie et de foi, iinr'en n'est pas de même en


ce qui concerne la philosophie E~t enirra majores nob:s, /M;7nncs tamen
faere.
Letravai) de M. Flatten donne une analyse fort bien faite des doctrines
philosophiques deG. de Conches Logique, Théorie de la connaissance
(qui avait vivement intéressé G. de C.), Ontologie, Philosophie de la
nature, Psychologie, Théologie, _Morate. Nous ne pouvons, bien
entendu, le suivre dans son exposé. Notons en passant que G. de C.,
s'il distingue les quatre degrés de la connaissance sensus, optnto ou
tmog't/t(!<:o, ralio et M<e«!~en<M, préoccupé estd'en établir la conti-
nuité nma(/t/!<!<K) est engendrée par le sens, et engendre avec celui-
ci la ratio, laquelle donne naissance à I'f/:M<!gM<M, puissance natu-
relle et non, comme chez H. de Saint-Victor par exemple, puissance
surnaturelle de la vision de Dieu. Notons aussi que G. de Conches

adopte la définition platonicienne de l'âme, voyant en elle une subs-


tance comp)ète douée de plus de la faculté de se mouvoir eUe-méme
et de servir de source de mouvement pour autre chose (Chalc. c. 236).
de préférence à celle d'Aristote (Chalc. ibid.). Notons enfin que G.
de Conches n'admet ni la preuve ontologique de l'existence de Dieu,

pensant que la question an sit doit procéder celle du quid sil, ni la


preuve aristotélicienne par le
premier moteur, et n'accepte que
deux arguments celui qui prouve l'existence de Dieu par la compo-
sition du monde (constitué par la réunion d'éléments indépendants
et même contraires) et l'argument téléologique.
A. KOYRÉ.

PETER BRUNNER. Probleme der Teleologie be: JUa:monMes, Thomas


vonAquin und Spinoza. In-8", p. xn -j- -t40. Carl Winte~ Heidelberg, 19-28.

Saint Thomas d'Aquin et Maïmonide partent tous les deux de la


conception du monde que leur avait fournie Aristote. Et tous les deux
essayent de superposer a la téléologie naturelle de sa structure une
téléologie fondée sur l'action créatrice consciente d'un Dieu personnel.
Une entreprise qui ne va pas toute seule; qui, à vrai direne va pas
du tout. M. Brunner indique (pp. 16 sq. et 32 sq.) que Mal'monide. aussi
bien que saint Thomas, ont pleine conscience d'être en désaccord
ANALYSE:- ET COMPTES RESDL'S i4:j

avec, Aristotc. Mais c'estque. pensent-ils, Aristote. en niant la prov.


dence ainsi que faction ordonnatrice et créatrice de Dieu, contredit
la réalité des choses: et limite contradiction avec ses propres prin-
cipes l'application de l'explication finaliste.
Mais quelle est alors ta fin de cette action elle-même? Maïmonide,
ainsi que !e montre M. Brunner. est doublement embarrasse il nie- ce
qui sera admis par saint Thomas que la création soitpropler ~c~tt~rn
et que l'homme soit~t/!t~o<tus cr~/to~M: de il a tellement désan-
plus,
thropomorphisé Dieu qu'il sent ta difficulté de lui attribuer un mode
d action proprement humain. Saint Thomas est moins embarrassé et
M. Brunner dit que « tes se trouvaient chez Maïmonide
germes qui
se sont chez lui
pleinement développés a ip. 33).
<Juant à Spinoza, il aurait, selon M. Brunner. « méconnu l'action
créatrice d'un Dieu capable d'appeler les choses à une existence tem-
poreïïe De plus. it aurait méconnu l'importance du devenir t34).
(p.
''t c'est là )a raison pour )aque))e son effort d'éliminer la téléoloa'ie
aurait échoué (p. t36).
Pauvre Spinoza: Dire que c'est si simple et qu'i) ne l'a pas compris.

HERRMA:\N ZËLT~ER. Schellings Philosophische /C<<'g und da~ Idenlitâts-


~ys<etti. vn[-t28 pages. Cari Winter, Heidetberg, -t93t.

Une étude d'histoire de la philosophie ou de l'histoire des idées »


'-e doit aujourd'hui de « ne plus chercher à comprendre te travail de
pensée d'un homme en faisant abstraction de son existence historique.
concrète », qui ne se réduit nullement « aux simples démarches de
pensée a. EUe doit « être un effort la vie et la doctrine
pour comprendre
comme procédant d'une seule et même source a et par conséquent.
e)[e devrait être une écrit M. Zettner. Il croit annoncer
biographie,
par )à quelque chose de nouveau et même de terriblement révolu-
ttonnaire– lui permettant, en outre, de ne pas tenir des tra-
compte
vaux a priori périmés. furent consacrés à l'étude de la
qui déjà
pttilosophiedeSchelling.
'tn est assez déçu de trouver après cette annonce assez prétentieuse
une étude il est vrai, assez prétentieuse de l'évolu-
également,
tion philosophique de Schelling, divisée en deux périodes celle qui
culmine dans la philosophie de l'identité et celle de la philosophie
positive. La nouveauté du travail de M. Zeltnerne dépasse pas, à mon
avis. cette de l'emploi d'une « contemporaine o et « exis-
terminologie
tent!elle)).(~'estqne)quccl)ose.<~e n'est pas assez.
A. KoYHÉ.

TOMECXV.–J933(~<lct2). 10
.f4.6 REVUE t'HtLOSOPtHQUE

III. Sociologie.

TnA[.\N I3nAfLEAr<u. Polilica (La Politique). 1 vol. in-S", 334 p. Cernauti

(Roumanie), 1?28.

« La », que le
professeur de l'Université de Cernauti a
Politique
dans sa série d'Éléments de Sociologie, forme la suite et le
publiée
d'une «Introduction à la sociologie » (1923) et d'une « Socio-
complément
)' (1926). S'appuyant sur les classifications qui y sont
logie générale
établies, elle veut nous donner une étude objective (voire explicative)
d'une série de faits sociaux série centrale au sens de l'au-
première
tgui. celle des politiques. L'Etat et l'ensemble des
phénomènes
c conditions dans cette forme sociale naît et se maintient .')
lesquelles
constituent ainsi l'objet du présent ouvrage (première partie).
Cet essai de M. B. s'y réclame spécialement
sociologie politique
des travaux de G. Mosca, de Y. Parcto et de MaxWeber– conçoit le
des faits correspondants comme naissant dans la société.
système
sous facteur du milieu ambiant exerce sur celle-ci.
l'impulsion, qu'un
D'ailleurs, dans la pensée de l'auteur, la société tout entière se forme,

se structure, déclenche ses fonctions (économique, religieuse, artis-

etcj. delà du milieu environnant, différencié


tique, par l'effet pression
en de forces. C'est celle de la pression du milieu intercom-
catégories
munautaire fait naître la forme politique. L'État n'apparaît que
qui
dans des communautés. Sa structure tondamentale, et
l'opposition
toutes ses variations, en sont commandées.
Mais cette et ici M. B. rejoint Mosca diffé-
d'abord, opposition
rencie intérieurement les sociétés en gouvernants et gouvernés, en
« classe », commande tréalisant à l'extérieur l'unité
politique qui
d'action), et a foule », toujours majorité, qui obéit. Sans correspondant
une telle différenciation mène nécessairement à la lutte
biologique,
incessante des deux lutte qui socialement se résout dans
parties,
un de « circulation des élites a (Pareto), entraînant, comme
procès
le des formes de gouvernement. Ce mou-
conséquence, changement
vement ne s'accomplit dans un milieu homogène. Aussi
profond pas
se de l'entrée en jeu des autres systèmes dr
complique-t-il partout
sociaux biologique, d;n'érenc<- de
rapports ~économique, religieux,
etc. dont les relations avec le système politique déterminent,
race,
à l'intérieur de la des groupes d'indi-
chaque communauté, position
vidas et décident des chances ont de pénétrer dans )a c!asse
qu'ils
dominante.
La intercommunautaire est ainsi au principe de la vie poli-
pression
Elle est encore à chaque moment de son dévelop-
tique. présente
Elle la dirige en en orientant les changements sur les varia-
pement.
tions du milieu en les aspirant par l'effet des nécessités
interpolitique,
Elites économique, religieuse, etc. montent
qu'elle impose. guerrière,
AXAf.VSES ET COMPTES RE\Ut/S i47 7

au souverncment d"s Ltats comme les


poussas par déptacements
tntervenus dans la consteHation internationate. C'est un têt
par jeu de
t'orces que M. H. e\ptique. ta formation, vers te f'' siècte
par exempte,
de notre ère, d'une monarchie sur le
puissante dacique. bas Danube.
aux contins et sous ta pression de t'Ëtat romain.
En partant de ces éléments, nous avons
que exposes d'une façon
b:en schématique, fauteur cherche à nous des faits comme
présenter
la souveraineté de fËtat. la démocratie, fiberté dans
.ptus grande !a
circulation desétites'. tes )a etc.
partis politiques. corruption,
La seconde partie du livre est consacrée à l'art Ue
politique. ia
science a fart te passage n'est direct. Un ordre intermédiaire de
pas
connaissances descendues dans te doit venir conciHer
particulier.
t'abstrait de la science avec tes nécessités de l'action concrète. Cette
ancienne idée d'A. Comte, M. nous conduit à ta
reprise par H.. con-
stitution d'une « technologie a. Il est à
politique peine nécessaire
d'observerque cette technologie conduit tout.-
potit:que– puisqu'elle
activité dirigée. dans tordre de ta vie sociale se rattache a ta socio-
)~g)e tout entière et non pas a !a seute science L'unité de
politique.
) ouvrage de M. H. impose une succession dont la raison est
majeure
purement vcrbate.
t.es problèmes de tu de de farmée.
pratiques diplomatie, ta justice,
de forganisation du territoire, etc. les chapitres
occupent qui su;-
vent.t. s'y attarde un peu sur te problème de
ptus tonguement
f éducation. Comme ta circu!ation des élites est pour lui te fait tonda-
mentat .te la physiologie son orientation consciente et
politique,
voulue, tt ta fait passer au premier des problèmes
rang pratiques.
Tout le livre de .\t. B.. riche en test
développements théoriques,
beaucoup moins en observations de séries concrètes de
systématiques
faits. Hssai de d'aitteurs. a-t-it
synthèse, inégat peut-être trop devancé
ies études détaittées de cettes-cL

LL'Gt~'fU SpËnA~TA. /t')))!C~U/ .!f)C;t!/ M de <'df;fn//f


~rjCft; ~ptr~Ut~
/)/t<f)ftt<<? xoct.</ cottimg pf-ocfs ;ipu't~c/ (/e.7f!cf!<(o/j!. 1 \-ot. in-tS
p. Oradea ~Houmanie f:);JO.

('.est un cnsembte d'essais liés et tons


ora'attiquemerd convera'eant
vers te même du contact entre ta sphère de ta « notion
problème de vie
s.tciate et cette d'éducation o. :\tatér:etiement trois à peine
chapitres
'surdix~s'y consacrent d'une façon spéciale. La du
majeure partie
i.vre développe ptutôt la fauteur se forme de la vie
conception que
sociale, conception qui n'est certes aux.inftuences
pas étrangère
de la Kutturphitosophie attemande. La réatité sociate. ~t. S. ta voit
dans ieseut ordre .les contenus c'rcutants.
psychiques qui. Hantdes
consctences éparses et extérieures, en forment une unité nouveHe. )a
société: c'est dire dans tes idées communes va)ent à fintérieur
qui
,fun groupe humain et en institutions. Pour te
s'y expriment profes-
j48 REVUE PH)LOSOPHIQUE

_a.. m .1, ,-1. r~ .t.. n"a, t"


la,t. sociologie .v:"m
seur de l'Académie de Droit de Oradea, est essentielle-
ment l'étude des valeurs transpersonnelles et de la courbe de leur
vie. Les consciences individuelles, comme le groupe lui-mème, n'y
entrent qu'accessoirement à titre de cadre, à travers lequel le mouve-
ment de transmission et le développement des valeurs qui seuls
constituent la vie sociale s'effectuent. Mais ni l'individu, ni le groupe,
ne sont àproprement parler sociaux. Ce dernier est, tout au plus,
comme l'auteurveut l'appeler, une efficience sociale », une formation
d'éléments étrangers à l'ordre social, que le mouvement des valeurs
réunit et élève vers la vie sociale, en en faisant son cadre. Aussi
l'évolution morphologique du groupe est-elle commandée par l'évo-
lution du monde des valeurs.
Mais entre le groupe-cadre, quoique périphérique, quoique extérieur,
et le monde des valeurs il y a échange continuel d'actions et réac-
tions. Deux choses aura-t-on à y distinguer a) l'influence du cadre
sur les valeurs; b) l'influence des valeurs sur le cadre et sa formation.
La première catégorie de faits ressortirait, selon M. S., plutôt à la

psychologie (en tant que étude des modalités que certains tempéra-
ments individuels offrent comme milieu réfractaire ou favorable aux

idées, tendances, etc.). La seconde catégorie constitue le domaine


même de l'éducation. En
élargissant le concept de celle-ci, M. S. en
fait le procès de socialisation de l'individu, sous l'influence et la

pression des valeurs circulantes à l'intérieur du groupe.


Le livre de M. S. est tout entier dans ce système de double identité,
qu'il s'est donné la peine d'établir identité, d'une part, de la vie
sociale et de la circulation des valeurs (par l'exclusion du groupe de
l'ordre des phénomènes sociaux); identité, d'autre part, de la circu-
lation des valeurs à travers le cadre humain et de l'éducation.

AL. L ALEXANDREScu. Ort~M~e c!'M/Ma<te: (Les origines de <a ctUtH-

sation). 1 vol. in-8", 3S6 p. Bucaresti, 1930.

Sous un nom assez ambitieux, mais aujourd'hui quelque peu passé


de l'actualité scientifique, l'auteur nous offre un recueil de résultats

que l'archéologie préhistorique, l'ethnographie, la sociologie, en

généra), ont multipliés depuis une cinquantaine d'années, dans la


recherche des formes premières de la civilisation. C'est un travail

principalement d'exposition, qui nous porte successivement des élé-


ments de la vie matérielle de l'humanité préhistorique (chasse, pêche,
habitation, industries depuis la pierre taillée jusqu'à la métallurgie,
le feu et s,a mythologie, etc., chap. <v et v) aux origines de l'art, de
la religion, de la magie, de la science (chap. v:), aux premières
formes, enfin, de l'association humaine tchap. vu). Dans un ouvrage
comme celui-ci de
vulgarisation si l'on veut où les données

scientifiques sont ce qu'elles sont, l'élément déforme, de distribution

intérieure, de présentation unitaire des faits, passe au premier plan


ANALYSES ET COMPTER RENDUS 149

et juge de l'effort de fauteur. Chez M. A. il est sensiblement vacillant.


(ne double, même tendance semble l'auteur, dans son
triple pousser
exposition, tantôt vers les formes de vie propres aux sociétés primi-
tives. tantôt vers les formes originelles de certaines institutions de
la société européenne, tantôt encore vers le développement des insti-
tutions à travers les âges. Malgré les trois chapitres introductifs sur
révolution, le progrès, la civilisation (synthèse, celle-ci, des concep-
tions de l'esprit humainl, etc.. un de sélection et
principe d'organi-
sation du matériel et en même fait
logique sociologique temps
défaut au livre de AI. A. Ceci tient, d'aitleurs. à un fait ptus généra).
cetui du manque de précision et du de civilisation et, encore
concept
plus, du concept d'origine.
.). lo![C\.

DOMBROWSKY-RA~SAY. ~ioro~e /iUm6f~t<' C</6! Sociélé des .'Ve~MftS-


l'aris. Alcan. 193(J. )22 pages in-)f).

Dans ce petit livre, très l'auteur essaie de


d'inspiration généreuse,
que tes égoïsmes nationaux doivent céder la
ptace à la soli-
darité iuternationate. quête vrai patriotisme, loin d'être un obstacle à
cette solidarité, y conduit. On trouvera, dans son étude, une analyse
intéressante des principes moraux ont à l'élaboration du
qui présidé
fameux Pacte qui a institué la Société des Nations, et dessuggestions
précises sur les amendements qu'it conviendrait à ce
d'apporter
pacte. Par contre, en ce qui concerne tes antagonismes économtques,
on regrettera fauteur s'en soit tenu à des un
que généralités peu
vagues. Ça et là, on voit apparattre une un nua-
métaphysique peu
geuse sur « te principe de la vie cosmique a on n'a pas l'impression
qu'it y ait ta un point d'appui très solide pour le programme d'action
qu'esquisse à grands traits M. Dombrowsky-iRamsay.

L. PmvAT. Le c/tocd~ pa~-to/t~tM. Paris, Atcan, 193t. f;8 pages


Ill-H,.

L'auteur a abordé dans cette courte étude d'innombrables sujets,


et ton ne voit pas toujours clairement le croit su;vre. Lu
plan qu'it
succession même des chapitres est un déconcertante L'âme
peu
nationale, La tribu. La vanité nationale, La vérité nationale, L'homme
et t'Ktat, Sacrifices humains, État contre État. L'œit intérieur, etc. H
"'emble qu'on soit en présence de réflexions, de notes au )e
prises jour
jour sur des sujets fort divers et reliées liens assez
après coup pardes
factices. Mais on trouve dans ce livre un confus un grand nombre
peu
de remarques intéressantes, et fines sur le sentiment
parfois patrio-
tique. la « religion nationaliste » et sur les aspirations contempo-
raines à une unité largement humaine, tl faut renvoyer tes lecteurs
au livre car il défie et il mérite d'être lu.
l'analyse,
A. BAYET.
i30 REVUE PHILOSOPHIQUE

AFBic~K SpiR.–f/'opos st:r la </t!erre, publiés avec quelques commen-


taires par Hélène.CLApARÈDË-SpfR. Paris, Truchy-Leroy (J. Gamber).
!n-t6de35p.

Le remot~K'Js'e des élites, voix de France, de Belgique, d<* Grande-Bre-

tagne. d'Allemagne, d'Autriche, de Tchécoslovaquie, de Pologne et


des États-Unis, réunies et publiées par Hélène Claparède-Spir.
Instruction de H. Lichtenberger. Préface de G. Murray. Paris,
Gamb?r, 1932. In-16, de 193 p.

Les Propos sur la ~f'e/'re sont la première traduction française d'un


N à l'ouvrage d'A. Spir paru en 1879, ~ccA< und L'f)rec/
Appendice
.L'auteur de cette traduction, Mme H. Claparède, veille pieusement
à la mémoire de, l'illustre philosophe, son père; sachons-lui gré de
nous avoir soumis ces pages d'un intérêt à la fois permanent et plus
immédiat que jamais. Ce n'était pas une banalité, en 1879, d'affirmer
la
guerre est préjudiciable même aux vainqueurs, si l'on allègue
que
que les Etats et les nationalités ne sont pas partouthomogènes et que
il y aura toujourades opprimés. La haute conscience du phi-
parsuite,
losophe proteste.: « l'antagonisme entre les nationalités perdra toute son
à l'oppression, ni le
acuité le jour. où n'existera plus la tendance inique
des menara.nts préparatifs de guerre e.
perpétuel danger
Dans le Temo~na~e des eHtes; on trouvera de nombreuses opinions,
souvent trop peu développées..Nous ne relevons que chez deux de ces
w voix » occidentales, l'idée gandhiste que~ seule la non-violence peut
dominer la violence chez une .Anglaise et chez P..Natorp.
P. MASSON'OuttSEL.

IV. Psychologie.

PmRRK <JuEncY. L'hallucination 7. Éludes cliniques. 7/.P/tt~oMphM


mystiques. 3 vol. in-S" dé 600 pages et 38i pages. Paris, Alcan, ~930.

M. P. Quercy vient de consacrer au problème de l'hallucination un


et intéressant travail en .deux volumes; l'un étudie l'aspect
important
l'autre l'aspect philosophique et religieux du problème.
clinique,
Ce sont les cliniciens'qui lui ont donné sa forme moderne. Pour

eux, il ne s'agit plus sans doute de savoir si l'hallucination est la per-


ception. par des moyens exceptionnels et surnaturels, d'un objet trans-
cendant. Le problème est devenu
purement psychologique l'halluci-
nation dans la conceptionclassique est une perception sans objet;
mais convient-il même de lut garder ce nom de perception? Aujour-
d'hui la lutte entre partisans et adversaires de la conception clas-

sique est devenue aiguë. C'est ce conflit que nous présente, sous une
l'orme vivante et précise, chacun des chapitres du premier volume de
M. Quercy.
En général la foi de l'halluciné est absolue. Même quand il n'est
ANALYSES ET COMPTES REXDL'S i&l

plus dupe et qu'il adopte une attitude critique. il tient le phénomène


pour subjectivement identique à une perception réette. !t ne [e con-
fond pas avec une simple image ou représentation. Matériel, cor-
porel. extérieur, localisable. cotoré. précis, il s'impose comme un
donné. Voir. entendre sont les seuls termes le décrivent convena-
qut
blement. Cette conception semblait avoir droit de cité en
acquis psy-
chotogie: l'hallucination était une fausse perception. comme la per-
''eption était une hallucination vraie.
t'ne critique moderne est venue mettre en doute toutes ces affirma-
tions. la psendo-perception t't~altuciné. elle les
atléguée par oppose
~~ndut~s de la perception. Le visionnaire ne voit il croit, il sait,
pas
il parte et parfois même il agit co/nm<- de la vision était
l'objet pré-
sent. )t regarde, écoute, tourne la tête et les mais il n'entend
yeux,
pas réellement de voix et ne voit pas réellement de fantôme. Tout
dans l'hallucination est savoir verbal et attitude.
Tour à tour, M. Ouercy fait valoir les deux thèses; il dramatise
même le conflit en nous faisant entendre les des deux
plaidoiries
adversaires sous ta forme familière et vivante d'un entre
dialogue
<~s!pht/e (partisan des visions) et A'ocp~eme 'défenseur du comporte-
mentL Mais comment conctut-it On le sent
personnettement? disposé
à faire une grande place à la thèse D'aillenrs les hallucinés
négative.
eux-mêmes, pressés de questions, font souvent des concessions- On
voit des esprits peu cultivés abandonner eux-mêmes chose de
quelque
la simplicité massive de leurs affirmations. On les amène à accepter
ou à proposer des distinctions plus fines, à nuancer leur psychologie,
a reconnaitre ta pauvreté, l'incertitude même du contenu de leurs
visions. leur caractère abstrait ils avouent, dans certaines de leurs
rxpressions. de simples métaphores. Mais ces concessions ont des
limites, et M. Quercy reconnaft l'impossibilité de tout expliquer de
cette façon. Après en avoir limité le domaine, il faut bien reconnaître
d'authentiques hattucinations, impossibles à distinguer subjective-
ment des perceptions réelles. Noéphème a conquis une partie des
positions d'Opsiphile certaines cependant demeurent irréductibles.
L'originaUté et le mérite principal de ce livre est d'apporter de
nouveHes pièces au procès, de rapprocher des faits les don-
cliniques
nées du laboratoire. Un témoignage pathologique ne peut être défi-
nitif il est souvent sensible à la suggestion médicale s'exerce
qui
aussi bien dans le sens négatif que dans le sens positif. Enfin t'intros-
pection d'un aliéné a toujours quelque chose d'inquiétant et on vou-
drait l'éclairer par cëtui de l'homme normal sur des faits voisins. De
là les chapitres consacrés à des phénomènes bien étudiés la
par psy-
chologie expérimentale l'illusion du correcteur d'épreuves, la
per-
ception plastique des complexes (formes ambiguës, mouvements
apparents, illusions optico-géométriques). l'image consécutive, l'image
~détiquc.
4~idétiqtte. l'hallucination
l'lia Il~ici tit tion toxique,
toxiqlie, le rêve.
i-èN-e.
152 REVUE PHILOSOPHIQUE

e. -11--t; vr n"E~ ~o.,m",o.,i


seulement unf
Sur toutes ces questions, M. Quercy apporte non
information très moderne et très avertie, mais, ce qui vaut encore
des vérifications personnelles. L'illusion du correcteur est-
mieux,
elle une projection dans le texte de lettres imaginées qui paraissent
vues comme les autres? En y regardant de plus près, on interprète
autrement dans
la plupart des cas. Lire n'est pas voir, du moins c'est
voir de façon et non analytique. Et cependant, du témoignage
globale
de l'auteur lui-même, il reste des cas où lecture erronée et vision
semblent coïncider.
Les formes le dessin d'un cube qu'on peut voir en
équivoques (tel
diverses sont des indépendants du savoir
perspectives) phénomènes
et de la d'ailleurs assez stables pour qu'on puisse les
volonté,
observer à loisir et les reproduire en se plaçant dans des conditions

convenables; ce sont perceptions, mais assujetties à


d'authentiques
des lois assez strictes et ne guère de variantes indivi-
comportant
duelles. Si l'imagination sur elles ses fantaisies, il s'agit df
greffe
savoir si celles-ci du caractère corporel de la perception
participent
ou ne sont que de simples interprétations surajoutées.
Même pour les images consécutives, sur lesquelles
problème
M. a fait beaucoup d'expériences. Elles obéissent à des lois
Ouercy
en un sens opposées à celles des objets. Si l'image s'impose
rigides,
comme donnée sensible réelle, elle suit le mouvement du regard,
avec la distance du plan de fixation; son
grandit géométriquement
sa forme dépendent à la fois de l'impression
orientation, apparente
rétinienne et de l'écran de projection, de sorte qu'elle appa-
primitive
raît souvent comme un méconnaissable; enfin elle est pauvre
parasite
eu détails et astreinte à un effacement rapide. Le seul rôle possible
elle serait celui de point d'accrochage des visions proprement
pour
hallucinatoires. M. Quercy voit se développer dans l'image consécu-

du d'une des arabesques, des tapis d'orient


tive globe opalin lampe
et même des personnages Mais toujours la même question
lilliputiens.
revient ce riche possède-t-il vraiment le caractère
développement
sensible de l'image beaucoup pluspauvredont il semblesortir?
concret,
Jaensch et ses disciples, un phé-
L'image eidétique serait, d'après
nomène intermédiaire entre la perception et la représentation, excep-
tionnel chez mais normal chez l'enfant. Se conformant aux
l'adulte,
méthodes à Marburg et guidé au surplus par un élève de
employées
Jaensch, M. Quercy a essayé de retrouver ce phénomène sur deux

cents en prenant des précautions contre toute suggestion


enfants,
ou négative. Les résultats ont été négatifs on n'a obtenu,
positive
fixation ou examen libre d'un dessin, ni l'image eidétique sus-
après
d'être subjectivement sur un écran, ni même
ceptible projetée
l'image consécutive positive considérée par l'école de Marburg comme
de La théorie de l'hallucination ne
indication l'aptitude eidétique.
donc de ce côté qu'un appui douteux.
reçoit
ANALYSES HT COMPTES RF.XUL'.S ~53

Les sur l'hallucination toxique forment un des cha-


expériences
intéressants du livre. A!. Quercy a fait sur lui-même
pitres 1RS plus
des aveu te peyotl. Kt certes, dans l'une d'elles au moins,
expériences
il a ohtenu toute une riche floraison d'hallucinations visuelles, audi-

tives. etc. Mais quand on a fait ta part des perceptions réelles et des

images consécutives qui forment le noyau des visions merveilleuses,


on doit reconnaître que leur développement ne se sépare pas d'un
état a'énéral de par le poison, état de passivité où
l'esprit engendré
t'en devient incapable d'initiative et de critique, où les limites du moi
et du non-moi s'effacent. où la distinction du monde des choses et du

monde des images tend à s'abolir. A ce moment l'halluciné ne saisit


le sens de l'alternative ou
plus clairement perception simple imagée
il t'st comme ces malades anosognosiques » qui n'ont pas conscience
de leur cécité corticale parce qu'ils ne savent même plus ce que c'est
de voir, ce mot n'étant pour eux qu'un vague synonyme de
que plus
savoir, connaître.
Cette idée se confirme jusqu'à un certain point par l'étude des

troubles franchement pathologiques. On trouvera ici une bonne


histoire du et des démembrements successifs du
problème clinique
des hallucinations hallucinations psychiques, hallucinoses.
groupe
états morbides de la paranoia et de la dépersonnalisation, avec leurs

vains efforts d'expression analogique de sensations intraduisibles.


enfin fèves et états oniriques. Le livre de Af. Quercy apporte
une mise au de nouvelles observations, des discussions
point,
intéressantes il ne clora le débat et dans son dernier cha-
pas
en somme. et Koéphème paraissent rester sur leurs
pitre. Opsiphile
positions.

Tournons-nous maintenant vers la philosophie et demandons-lui

une théorie de l'hallucination.


avoir à traits dans l'introduction de son
Après esquissé grands
deuxième volume l'histoire du problème. M. Quercy étudie
complète
à fond trois Leibnitz, Bergson et situe la
plus philosophes Spinoza,
théorie de l'hallucination dans l'ensemble de leur doctrine. Dans le
de l'étendue et de la pensée, il ne semble pas
parallélisme rigoureux
chez une sans mais
qu'il y ait place, Spinoza, pour perception objet
la des traces lui fournit une sorte d'équivalent approxi-
physiologie
matif de l'objet avec il construit une théorie des images où
lequel
toute la notion des réducteurs de Taine est en germe. L'idéalisme de

Leibnitx fait de la une sorte de rêve qui exprune. che/.


perception
chacune des monades, la vie intérieure de toutes les autres il est

intéressant de suivre chez lui l'effort définir le monde des


pour
rêve au second correspond à un second degré de
images, degré qui
Enfin, chez à qui sa distinction radicale entre
symbolisme. Bergson,
la perception et le souvenir semble interdire l'hypothèse d'une per-
M REVUE PHILOSOPHIQUE

teption sans objet, la matérialisation du souvenir en imaa'e


pur
_permetlerebourâla concept;on classique.
Tout le reste du volume est consacré à une étude de
approfondie
t'Miu&ination chez'une mystique sainte Thérèse. Apres beaucoup
d'autres, M. Quercy 'étudte en clinicien la vie et les expériences
mystiques de la sainte et les .énigmatiques contradictions de cette
-émrncnte personnalité. Et il retrouve, dans l'analyse de ses visions et
iofutions, tantôt « imaginatives », tantôt n intellectuelles », les difn-
cu)tés d'interprétation qui embarrassent les cliniciens modernes.
-comme elles avaient embarrassé les théoriciens de l'extase ait
xv f siècle.

M. ~)ue.rcy nous a donné, sur ce connaît


sujet qu'il admirablement,
une consciencieuse et magistrale étude..Peut-être le problème
que
dont il nous'fait une histoire si attaehan'be bien des
cache, comme
questions de psychologie, une difficulté d'ordre La
méthodologique.
-distinction de
l'image et de la
perception est, dit-il souvent, une
'donnée immédiate de la conscience, n'on susceptible et de
d'analyse
des&ription. Dès lors comment s'entendre sur la présence ou l'absence.
dans l'hallucination, de ce-caractère ineffable fait la '?
qui perception?
Ainsi posé. le problème semble insoluble. L'affirmation et la négation
sont l'une et l'autre privées .de tout -de contrôle si elles
moyen portent
sur la qualité mdescriptiMe d'un .état de conscience. Le
problème
serait moins désespéré si. renonçant à la et le
opposer perception
comportement perceptif, on se bornait à définir la première par le
second, et à diKérencisr leurs variétés. N'est-ce ce
pas précisément
que fait M. Quercy lui-même quand il décrit les variétés .objectives
d'attitude et de langage qu'on rencontre dans les diverses sortes
d'hallucinations? Et tels nous paraissent être la
signification historique
et le résultat positif des progrès la
accomplis par clinique depuis
un siècle dans le démembrement des hallucinations. On peut y voir
moins le progrès d'une théorie négative de en
que l'adoption plus
plus complète d'une méthode objective dans l'étude d'un .phénomène
.qui semblait d'abord ne pouvoir être caractérisé comme donnée
que
-subjective de la conscience individuelle.
P. GunjLAUME..

J. CRÉpiEux-jAMLK. JL C de <a tjfrap&o~'M. 2 vol. in-4" de 337 et


.368 pages. F. Alcan, Paris, 1929.

L'infatigable apôtre de la graphologie qu'est M. Crépieux-Jamin


soumet au public le résultat d'un labeur de quarante ans. Il expose
à nouveau, sous une forme didactique les principes énoncés
simple,
dans L'éci-'ïlure e< le caractère, non sans les avoir mis à
longuement
l'épreuve. Après avoir énoncé l'idée directrice de la classification des
.signes graphiques, il distingue les genres et les d'écriture et
espèces
HEVt'E DES PËRtOt)X.)UFS j;)3

tes décrit minutieusement. Le second volume contient la reproduc-


tion d<; spécimens d'écriture correspondant aux divers étudies
types
dans le corps de ['ouvrage: le nombre et la qualité de ces documents
permettent d'intéressantes vérincations. L'auteur donne 26 à 4)~ i
tp.
de prudents conseils au etsi~nate le danger certaines
a'rapho[o~ue de
expertises en écriture. La graphologie, nous dit-il, d'obtenir
permet
<i exceUents rësuttats « à la condition de restreindre nos ambitions ».
t'.tairvoyance et modestie sont de mise ici comme ailleurs. Les
esquisses graphologiques de M.Crépieux-.famin sont en générât péné-
trantes et suggestives. L'n psychologue, même non graphologue, peut
les parcourir avec plaisir et profit.
KM. DuPRAT.

Revue des Périodiques

L Année psychologique, publiée par H. PtHROX. Trente et unième


année .1930). 2 vol. in-8". de HI2 p. Paris. A)can. t931.

La série des travaux originaux de t'.A/MM psyc/o<o(/K~uf s'ouvre


par un mémoire de M. Dolansky Les aueug/es possèdent-ils le sens des obs-
/~c<gs? A vrai dire, l'existence chez un grand nombre d'aveugles, d'une
p"rcept!on des obstacles avant tout contact n'est plus mise en doute;
t" problème, aujourd'hui très discuté, est de savoir à quette catégorie
de données sensibles il faut la rattacher. Deux thèses ont
opposées
inspiré les recherches l'une rapporte la perception des obstacles à la
sr-nsibitité tactile, l'autre, à la sensibilité auditive. M. Dotanski. s'ap-
puyant sur des expériences faites sur lui-mème et sur les aveugles de
rtnstitutde Laski ~Po~ogne). conclut nettement en faveur de la seconde
thèse. Son appareil permet d'approcher du visage, de face ou de côté,
sans vitesse appréciable et sans bruit, des disques de grandeur varia-
h!es. La perception d'obstacles latéraux est mcitteure que celle d'obsta-
.'tf'sde face. L'n masque adhérent à la pean du visage ne modifie pas
ta perception. La grandeur des disques doit être suffisante pour qu'ils
puissent jouer le rôle d'écrans diminuant ou supprimant certaines
ondes. Tous ces faits sont favorables à la théorie aud;tive;etle s'appuie
et) outre sur les observations perdent, en devenant
d'aveugles qui
'-ourds. le sens des obstacles. It reste
expliquer à la pseudo-sensation

que tous les aveugles localisent dans


la région frontale. C'est une réac-
tion secondaire due, d'après M. Dolansky, à l'anticipation mentale d'un
choc: il est remarquable qu'elle prend dans la conscience la place des
empressions auditives primaires qui en sont l'origine.
186 REVUE PHILOSOPHIQUE

Continuant leurs études sur les seuils MM. Uurup et res-


temporels,
sard cherchent la plus courte exposition pour laquelle l'impression
cesse d'être ponctuelle et devient celle d'une durée. Ce seuil (distinct
de celui de la perception d'une succession de
faits) deux peut être fixé
avec assez deprécision pour le son à 12 centièmes de seconde, il est
du même ordre de grandeur pour l'excitation tactile vibratoire, Pour
une excitation visuelle il est beaucoup plus bas, avec une marge d'in-
certitude et une variabilité individuelle plus considérable, ce qui s'ex-
le fait qu'ici la condition physiologique immédiate de la
plique par
est une réaction photochimique qui occupe une certaine
perception
durée. Le sentiment de la durée n'est donc pas indépendant de la
nature du qui dure et des lois spéciales de son évolution
phénomène
dans le
temps.
G. Bereski résume dans le mémoire suivant ses savantes recherches

sur la 7'~eorx' de l'audition selon les auteurs, l'oreille interne est com-

soit à un de résonateurs, soit à un transformateur. Dans


parée système
le premier cas, elle serait affectée localement en des points différents

selon la hauteur du son dans le second, elle serait dans son ensemble

le d'ondes amorties, stationnaires ou mobiles, dont la forme


siège
varie avec la hauteur du son. Pour essayer de se rendre compte de la

valeur de ses M. Bereskt a été amené à construire des


explications,
modèles et simplifiés de l'oreille interne, per-
mécaniques, agrandis
mettant de suivre et d'enregistrer les phénomènes. Sur un cadre
des membranes de caoutchouc minces sont tendues de manière
rigide,
à délimiter un double couloir qu'on remplit d'un liquide approprié.
On suivre la des oscillations soit dans le liquide
peut propagation
lui-même contient une de poussière de charbon ou
qui suspension
d'aluminium, soit dans la membrane dont les déformations sont

observées au d'un intermittent, réglé de façon à pro-


moyen éclairage
duire des effets c'est ainsi qu'on peut constater la
otroboscopiques,
des oscillations d'un bouta l'autre de la
membrane, avec
progression
un amortissement très la localisation de la déformation maxi-
rapide;
male en une région d'autant plus proche de l'origine que le son est plus
la formation en cette d'un tourbillon dans le liquide, etc.
aigu; région
Naturellement, l'assimilation des résultats observés dans cette oreille
artificielle avec ce se dans l'oreille réelle soulève une dis-
qui passe
cussion d'une technicité délicate. Ajoutons que l'auteur a cherche

des confirmations directes dans l'observation des organes réels ex


un limage de la partie osseuse, une fenêtre qui res-
pratiquant, par
des parties membraneuses; on imagine quelle peut
pecte l'intégrité
être la difficulté d'une telle expérience.
L'étude des enfants exceptionnels a surtout inspiré des recherches
il faut les compléter par des monographies précises.
statistiques:
comme celle MM. 0. et MI. L. Wauthier nous donnent
que Decroly
d'un l'observation de son enfance classe nettement parmi
sujet que
REYfE nr.s 157
FÈRtOniQUES

les surnormaux. Aux documents recueillis avec beaucoup de soin par


viennent s'ajouter de très bonne heure, tes résultats de
l'entourage,
nombreux tests auxquels l'enfant a été soumis. On y trouve, à côté
des épreuves d'âge monta) (Binet\ des tests analytiques
classiques
des diverses fonctions intetlectuelles. II est très remarquable de voir
même avance se retrouve dans les réponses aux questionnaires
quêta
de Piatfet sur la causalité physique et)e fonctionnement des machines
ou dans les dessins de i'enfant qui triomphe de bonne heure des dit'H-
cuttés de la perspective. Il s'agit vraiment d'une supériorité globale
et harmonieuse.
M. Rostokar a étudié l'évolulion de la r<«'Me~<a<tOf! visuelle à partir de

l'impression initiale. Il présente des figures formées de combinaisons

géométriques, d'éléments de couleurs différentes et tes faits reproduits


de mémoire par le dessin. En présentant plusieurs fois la même figure,
on obtient une série d'épreuves qui montrent les étapes de la formation
d'une représentation susceptible d'assurer une reproduction exacte.

L'image se constitue selon trois méthodes principates: méthode cumu-


lative morcelant la figure en éléments dont te tien n'a pas été saisi; déve-
a partir d'un motif directeur ou d'un élément principal.
toppement
du contour
qui se différencie: enfin développement procédant générât
vers l'intérieur. La succession de ces trois méthodes est visible chez
des sujets de plus eu plus âgés. Le courant des progrès décisifs, entre
)() et Hi ans, correspond au passage d'une attitude passive à une atti-
tude active et constructive. Les jeunes enfants atteignent à l'exacti-
tude des couleurs plus tût qu'à cette de la forme et de la structure.

L'interruption prolongée des exercices permet d'étudier la


régres-
sion de la représentation, te retour à des formes moins différenciées
et moins exactes. Les épreuves répétées du dessin augmentent la con-
sistance de la structure. L'ne structure stable tend à assimuter les
nouvettes structures instables, mais la réciproque n'est pas vraie.

Enfin, la reconnaissance d'un modé)e reste possible alors même que


la représentation capable de diriger )e dessin est devenue tout à fait
inexacte.
L'article de M. Watther sur ~uf/guMc/t~p~rM de /<! /fc/!o<<M/teot< <raw!t<,
~dus<rtf< présente une classification du problème technologique.
illustrée d'intéressantes expériences personnelles. H montre comment
les à certains travaux simples fabrication de sacs en papier)
aptitudes
peuvent être décelées au moyen d'une batterie de tests appropriés
ainsi que le prouvent les corrélations significatives entre le classe-
ment donné par les tests et le rendement obtenu a l'atelier: comment,
par l'étude systématique des mouvements professionnels, on a pu y
apporter des corrections telles qu'une ouvrière, entrainée depuis des
années et parvenue, sembte-t-it. à la perfection, a pu augmenter
encore son rendement dans la proportion de 86 à taO sans accélérer
le rythme ni accroitre t'etfort. L'adaption de l'outillage à l'ouvrier est
158 REVPE PHILOSOPHIQUE

tout aussi féconde la simple modification de la forme d'une table


augmente te rendement de 3U p. 100 & 40 p. 100. Enfin, i'introduction de
courtes périodes de repos (dont la distribution et la durée dépendent
de la nature du travail) permet, en éliminant la fatigue, d'obtenir un
bénéfice analogue. M. Walther sait faire à ses lecteurs sa foi
partager
dans la valeur de la technologie.
MAL M. François, D. et L. Kowarski avaient établi sur un test de bar-
rage une formule de la loi d'apprentissage; ils montrent aujourd'hui
qu'elle permet de représenter la marche de dans de
l'apprentissage
nouvelles taches très différentes maniement d'une machine à écrire:
test de poursuite (recueillir dans une éprouvette s'écoule d'un
l'eau qui
réservoir oscillante lancement de flèches sur une cible; pointage de
nombres à rechercher dans un tableau. Comme la nature et la com-
plexité des tâches diffèrent beaucoup, l'unité de la formule à laquelle
ils arrivent n'en est que plus remarquable. Ils étudient la signification
des quantités et paramètres qui entrent dans cette formule et cherchent t
notamment à exprimer au moyen d'une même unité ces résultats hété-
rogènes: cette unité naturelle d'efficience est la différence entre la
capacité limite, autrement dit la marge d'apprentissage.
Les statistiques s'emploient de plus en plus en elles
psychologie
soulèvent des questions méthodologiques auxquelles MM. Piéron et
Fessard consacrent deux notes, l'une, sur la AMfon de validité, l'autre.
sur te .Ut/t:/n;!n) de mètres MecMsati'M po;!t' d'tM test dans un but
l'étalonnage
psychométrique. Cette étude montre le danger d'une application
aveugle de formules dont la signification et la portée varient avec te
problème: elle met aussi en garde contre une estimation des
exagérée
résultats, notamment des précisions qu'ils autorisent. tt est essentiel
de connaître et de calculer les erreurs: chaque dans ce
progrès
domaine est, comme le remarquent les auteurs, gros de conséquences
sociales importantes.
Quiconque assume la difficile mission de
juge dans un examen ou
dans un concours, lira avec intérêt, mais non sans inquiétude, le tra-
vail de M.
Laugier et de M"" sur le Facteur
Weinberg sM~e~t/~Ms~ii
«a/M d'M'ermfn. La statistique montre la des écarts non seu-
grandeur
lement entre plusieurs correcteurs, mais même chez le même correc-
teur notant à deux reprises les mêmes copies: Dans nos concours les
plus élevés, il n'y a pas moitié des candidats reçus qui soient agréés
simultanément par les deux juges. D'autre part, on se demande si la
compétence est un facteur nécessaire du jugement quand on voit que
le classement effectué par une jeune lycéenne très ignorante de ta
question ne diffère pas plus de ceux des juges compétents que ceux-ci
ne d ffèrent entre eux.
L'ne courte note de M. J. Cahy présente un perfectionnement tech-
nique de l'appareil de Binet pour la mesure de/a sf;<~s<!&tH~ et un étalon-
nage de ce test au moyen d'épreuves faites sur 500 sujets.
HVRF.S REÇUS 1591.~

ces travaux l'.t/t/t~e ses exceUentes


originaux psrc/to~tÇMe ajoute
anatyses d~ la production m'itidiatf~fn t9;!<): elles com-
psychologique
prennent cette année 852 pages dt- petft texte et constituent unedocu-
n)e))tat:on de premier ordre et. croyons-nous, en )ana'ne fran-
unique
çaise.

P. GufLLAUME.

LIVRES REÇUS AU BUREAU DE LA REVUE

HABCtïT fi. Un h~t/ip Ctv/trf. Lf)ttd"n. Constabte. )932. Iti-m d


XLtV-2t!t)p.
HLo\Dt!:L !.M.L 1. L<)/!0«<<rt<;tf. Paris. Bioudet Gav. Iti-t<i de Ki4 p.
H.L!j~Ë~t'HLL)!St/tytu/tt/L'~si'tt/i~iunchf'n.I~'inhardt. i93:{.
tn-)6dett0p.
Bo~)':T !A. ~oso/<~ de /<! ~t~fr~d ?/< las co/!<rm'fr~M.! ~fo/opi'~M df<
.fty/.) xvt y prutt~ro m<<(!d ~f; xvu. Harcf'tona. Su))n-a)ia. 1932.
Impr.
'r.in-8d<'29:tp. >.
';ASsiRER(E. D!cP~t<osopy;t'f der .tt~f/at'u; Tuhingf-toiu-. t932.
[n-8d'*xv)ff-49tp.
IJAREL !Th.L /f.rpff-fg~cf ftif~t~fit' et le de Éd. df h)
;v;7/~ l'esprit.
/?<t!enio~(/ta/<ii):<2.In-iHd~)'K'p.
U~LMAs !H. F.c[iiU~ ~tf;cf</c. A[<'an.
–P~t~f~;f/M</i~o~t'y;i<'<<u
t9:<2.tn-8dex;-237p.
~~ŒUND~U.L. P/tf7'sop/tfff:r/~Mf;~f;v. fruMo)). ~[unf))t*n.
Remhardt. In-8 de :~i p.
GEYSER L).. Z)ft~ Gfs' df'r L'rs~c/if. ~tum-hen. IbLd. i93. [n-8dc
i'itp.
'iROtn'n'\H
A~J'fVo)'<'<(/<ffX)'f'<«c!')/if.i,'oc~f/fs.[ontt'vid<'u.
t9:<2.[n-8dt-)7tp.
HASSH H. .')c/K)p<f;fr~ /?f/t~)yt.s/)/t;o&'o/</tt< .unna'< Munct~'n.
)!~inha['dt.t9.'i2.1n-8de49p.
H~RTH )F. ~d<'M off /(' r< t/)c');/f)'f~6/< Hcrsta). cttfxt'anh'n;
[n-t'i df 209 p.
.)AOUE.\ ~.). –L~ /~r;)~7/t f<'oc;<f't/f'<'pt~')/f<)f<)tf't/.<t'i;tjf7)'rf..h!\[sv.
t'd.dn(~'rt'.t))-hid~)9:ip.
KoBLEH .[:.). Ocr tt'?~ (/<s.~f/f.c/x';f t'otti /<;A-x-;i<M)~f'f/t;y)<Jcr. <t
~<r<j~ jt/r )u;t;d À't;/<urpf.f/);t-c 6;c. .Uf;).fc/t<x. \it't) ft L'-ipzi?.
M. t'f't'I~s. [932. tn-8 de t42 p.
f~pcuotM. –L~co;f-t'~t.'f)/t<)~<W)Wt.2''éd..Paris. (''<). <
!a <:t'~isadf. In- ~8 de 277
p.
LH\Y .L.-G.. ,Wrriwo;)if/f.nuvf'tte éd. A)<-an. ~932. In-8 de 287 p.
MARF.SCA ~t.. Il /)t'f)t)~);t« J('(t r<t/f'.)/)~ ;;< M~~)H/)«-
/OSû/ff!
;f~'t. ~)t[a;K). rénova. éd. Dante AH~hieri. t9:!2. )n-)M de xv-3t p.
~60 REVUE PHILOSOPHIQUE

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eratici, Trad. R. Mondoifo, Firenze, Nuova Italia. In-8 de xv-425 p.

/.c ~rant RENÉ LISBONNE.

BRODARD ET TAUPIN, Coulommiers-Paris.


Art et vérité

L'art ne nous donne seulement ses œuvres, li


pas ne nous combie
pas seulement du présent de la beauté: mais encore il nouscnseiene
et cela. peut-être ce
par qu it dit, plus sûrement par ce qu il
voit et ptus sûrement encore de ce
par l'exemple qu'il peut fair~.
De toutes les activités humaines. l'activité esthétique, lorsqu'elle
réussit, lorsqu'elle nous comble en effet, et nous donne ce qu'elle
peut nous donner, est la plus approchante certainement dans la
réalité de tout ce qu'on a pu rêver sous les noms de miracle, de
magie, de création surnaturelle. Rien de
que naturel dans i'art:
mais ses efforts aboutissent à la création d'une tout autre nature
que la Nature: et en ce sens Novalis n'avance rien que de correct.
Doutons-nous que la pensée humaine avoir
puisse quelque accès
à la catégorie du divin? Doutons-nous que l'homme se transcende?
Doutons-nous qu'il y ait une nature purement spirituelle accessible
à des cerveaux charnels'? ne nous
Qu'on dise pas priez: car qui
osera affirmer comme un fait sûr qu'il y ait quoi que ce soit d'ob-
jectif dans les impressions de ces moments? Mais qu'on nous dise
écoutez l'étude en de 10: L. f; n
mi-majeur Chopin (op. 3): vovez
à t'élise Sainte-Marie à Recanati. t'o~c/a~'on de Lorenzo
Lotto: ou bien relisez tout dans Homère,
simplement, l'entrevue
de Priam et d Achiile. Ce sont là des/~eu~es.
Devant la méditation réftexive, l'art est remarquablement solide,
Ou on songe à l'ensemble des monuments, des arcs de triomphe,
des palais, des colonnades: au des
peuple statues, des frises, des
bas-re)iefs, des décors, des aux sonates,
arabesques; auxsympho-
tues. à toutes les mélodies aux aux romans,
poèmes, aux épopées
aux contes; sans oublier ces derniers venus, encore si gauches,
les films ces rêves
cinématographiques, puérils, mais ces rêves
pourtant qu'on fasse attention tout à ta
particulièrement musique.
dont l'architecture s'est et
progressivement presque sans appui
TOME CXV. 1933
MARS-AVRtL.
(Nos g et 4~. q
RFA'ur. PHtLOSOPHtQUH
~q

1 -l 1
et des comme celles
naturel élevé à des richesses complexités,
un l'ouverture du Cré-
pour prendre exemple
que présente
tiennent ensemble des liens
des Dieux; monuments qui par
puscule
à y
spir.tuels. Qu'on admire ce qu'il y a d'étonnant,
uniquement
centaines d'hommes réunis dans une
bien dans le fait de
songer,
avec et compréhension, à la
salle de concert pour assister, plaisir
solennelle d'une telle architecture sonore; qu'enfin,
présentation
on évalue en pensée la
à ce monde de l'art, rapidement
songeant
les plus connus et les
hauteur noétique des principaux sommets,
mettons fixer les idées, l'OEdipe
universellement salués; pour
plus
la cathédrale de Paris, le Retable de
à Colone, le Parthénon,
la aux rochers, t'~uro~ et le
la Divine Comédie, Vierge
Meneau,
les Pèlerins d'Emmaus, la S~~Ao~
Jugement dernier, ~am/~
et la Barque et l'on
avec cAee~-s, l'Iphigénie
raur/s du Da~e;
très sûre, d'une part la parfaite solidité
admettra comme une base
la réflexion sur les choses de ce
du d'appui que prend
point
le fait ce monde est la seule expression
monde; d'autre part, que
créatrices de la
nous ayons des puissances pensivement
pure que
cérébration humaine.
soit Issue exhaustivement de telles
Car, que la Représentation
nul prudent n'osera donner
c'est ce que philosophe
puissances,
une qu'on ne devrait oser
comme sûr. Bien plus, c'est hypothèse
avoir au moins tenté de prouver
présenter, pensons-nous, qu'après
exemple la seule
d'abord (ce qui serait plus favorable) que par
tout entière de telles spéculations con-
est bien sortie
musique
des sciences, auquel on pourrait
structives. Quant au monument
invention et sa construction ne peuvent
aussi, même son
songer
instauratives de l'esprit, d'une façon com-
démontrer ces puissances
du monde de
à la formation et à l'enrichissement régulier
parable
des sciences s'est étayé de toutes parts
l'art. En effet le monument
sur des qui lui ont fourni appui.
dans sa croissance expériences
foisonnement et création auto-
Il ne s'est formé par spontané
pas
tâtonnements et d'essais. Et, bi~n que
nome, mais au moyen de
bien ait eu sa part dans l'in-
l'inventivité, disons mieux, que l'art,
des sciences, cette part est toutefois minime, comparée
stauration

de ht musique par ses bases physiques va peu


t On sait combien rexp)i<-ation
les travaux de Stumpf) l'esthétique de He)mho~
loin. ~'u~e ~g~e atc (et des
dans le domaine de l'harmonie. Nous y revenons plus loin.
d~a'me"~ême
E. SOURIAU. A)!T ET VKHtTÈ ~63

:') celle d'une palpation et toujours locale d'un


empirique réel quel
qu'd soit'. Les sciences sont des monuments dont on doit con-
stater qu'ils sont en grande architecturés sur des
partie structures
elles imposées par leurs choses. H est raisonnable de supposer
que ces structures sont. au moins l'indice d'une
partiellement.
structure de la réalité. C'est donc bien à l'art qu'on peut seule-
ment s'adresser pour voir. en œuvre d'une façon observab!e.
sohde pour la réflexion une action
philosophique, architectonique
spontanée, autonome, de la pensée humaine 2.
D'autre part, l'art n'est pas seulement une activité, socialement
et psychologiquement différenciée. Il n'est pas seulement un
monde dressant cosmiquement autour de l'homme un prodigieux
édifice moitié physique et moitié Il est aussi,
psychique. d'un
certain point de vue, une forme de pensée. Le musi-
spécifique
cien. le peintre, le poète, durant leur travail sont en
créateur,
proie, si l'on ose dire, à tout un ensemble de désirs. de préfé-
rences. d ambitions, de volontés, de sensibilités différentielles,
de scrupules aussi, de normes instinctivement et
entr'aperçues
promptement respectées: dont l'ensemble forme comme les caté-
gories et les principes d'un labeur Car il n'est
noétique. pas
besoin de dire deux fois, mais il faut bien le dire l'artiste
une, que
pense en travaillant: que cette constitue l'essentiel de
pensée son
labeur: que les opérations manuelles d'exécution dépendentétroi-
tement de ce labeur de pensée. lui constitue non
qui seulement
une cause, mais une motivation. Enfin cette atteint
pensée parfois
a des tensions, à des hauteurs autre de
qu'aucune espèce pensée
ne dépasse.
Dans ces conditions. l'idée vient tout naturellement de se
confier à l'art non seulement, à ses
remarquons-le, forces,
à ses élans: mais aussi, mais surtout. à ses méditations, a ses

t.nH-uherement en ce qui touche h' devctoppementdes


mathématique;- qu'on
pourrai croire toutes construchves. H suffit d'attester ici les travaux de M. L.
Urun~chvicg: notamment !es ë~pt'Stfe(f!p/tt'<osop/ttt'nta</t<?HM~ft< Aucun construc-
t~sme total anphque aux mathématiques (celui d'un Vaihinuer par exempte;
et a certains epards des to.x'i.tic.ens! ne résiste à cette démonstration
historique~
2. Il est inutile de dire que ta morale non plus ne peut fournir le modete de )a
rén~ite dans i'efrort instauratif, tant d'une part son monument est incertain
trapue, desordonne; tant d'autre part ette a d'appuis empiriques, sur les mœurs~
sur tes tendances profondes et instinctives, etc. Tout ce qu'on vient de dire de
)a découverte tâtonnante du fait mathématique pourrait se redire de ccHe du fait
mnrnl.
](~ REVUE PH!LOSOPH!QUE

aux de sa à ses scru-


motivations, catégories éprouvées pensée:
à la même dans
pules à ses lois. Se confier régulation artistique,
les de la pensée. Même
les efforts les plus graves, plus sérieux,
où autre méthode s'impose. A la pensée
dans ceux déjà quelque
prescrire, en plus, fay~.
scientifique, philosophique,
en valeur et
Cependant que vaut l'art, noétique philosophique?
se confier à et Les dédains de
Peut-on lui, jusqu'à quel point?
force de sans mais on trouverait bien
Platon n'ont plus loi, doute,
des approuver la condamnation
philosophes aujourd'hui pour
a portée contre les cités se fient au poète, qui donnent
qu'il qui
à la chose dans l'éducation et dans les
trop d'importance artistique,
forte raison craindront-ils de lui donner dans
mœurs. A plus parole
hautaines et dans, la méditation austère.
les graves spéculations,
cet osera-t-il bien élever la voix parmi les sages?
L'artiste, enfant,
Ses ses souhaits, ont-ils voix parmi les préoccupations
intérêts,
du de l'homme de'
profondes, réfléchies, absconses, philosophe,
L'artiste soit: mais bien? La pensée du
science? pense, pense-t-il
avec des couleurs, celle du poète, qui pense
peintre, qui pense
des seront-eltes mises de niveau avec la pensée de
avec rimes,
l'homme avec des nombres, ou des concepts éprouvés
qui pense
et savamment abstraits d'une expérience rigoureuse?
Car de est-il Nul ne doute que l'art ne soit beau,
quoi question?
Mais il s'agit de savoir point il
noble, rafraîchissant. jusqu'à quel
aura autorité sur la pensée. Il s'agit, non de savoir si l'on ajoutera
comme un à la rédaction d'un ouvrage de phi-
l'art, épiphénomène,
de science, mais si on le recevra dans la conception de
losophie ou
en surface
cet ouvrage. Et il ne s'agit pas de cet art qui brillante
mais de
l'écriture (de toutes manières, que c'est peu de chose!);
au cœur de a dirigé sa croissance. H s'agit de
celui qui, l'œuvre,
cette audience donne au monde de l'art; moins par un emprunt
qu'on
à son une de
textuel contenu, que par intussusception progressive
son la familiarité avec lui, et l'information qu'on en
principe par
C'est toute la de l'humanisme; ou plutôt c'en est
reçoit. question
le cœur; s'il est vrai l'âme véritable de tout l'humanisme, ce
que
soient ces humanités esthétiques qui (tout appel à la tradition

mis hors de cause) à Florence aux Uffizi ou à Paris


s'apprennent
au Louvre aussi bien bord d'un lac à regarder le reflet d'une
qu'au
rose sur l'eau verte au soleil couchant. Or, ferons-nous
montagne
E. SOURIAU. A HT ET VERtTÉ i65

oraison sur l'Acropole, ou devant ces statues et ces tableaux, ou

devant ce lac vert et rosé: avant d'écrire une histoire, décomposer


une théorie de concevoir une philosophie? Là est la
physique,
question.
On observera que l'idée d'une logique tirée de l'art, a été

plus souvent présentée, et avec plus de force, de


historiquement,
profondeur et d'instance, par les logiciens que par les esthéticiens.

Et cela n'est pas sans importance.


Les esthéticiens qui nous ont parlé d'une logique de l'art (met-
tons par exemple Larsson et sa Poesiens .Lo<~A-: Paul Claude), dont
un peu le rôle possible delà métaphore; et
l'~r//)oe~'<jrue exagère
récemment H roder Christiansen, die A'UMS~) n'ont pas formulé pour
elle de grandes prétentions. Ils n'en ont fait qu'à peu près une

manière de et ils ont trop cantonné dans


logique, qu'une logique;
l'exercice des beaux-arts sa portée possible. On sait qu'au con-

traire c'est avec les plus grands espoirs que certains logiciens ont

sons'é à la chose de beauté.


II peut être curieux de chercher dans quelles conditions des

théoriciens de la connaissance sévère, rigoureuse, ont pu être

amenés à lancer cet S. 0. S. du côté de l'art. Le courant est inté-

ressant à jalonner de quelques repères.


le remonter on citera, d'abord J.-M. Baldwin~ 1
Pour par exemple,
et l'on observera comme son « pancalisme intervient, pour cou-
ronner une « logique génétique et lui servir de clef de voûte.
Pour remonter plus haut on ira droit à J. Lachelier, le logicien

à qui l'esthéticien doit la phrase « La seule vérité solide et digne

de ce nom, c'est la beauté'' '); le logicien qui suspend à une dia-

lectique de l'art la genèse, même des vérités premières en appa-


rence les plus identiques, telles que celle-ci l'être est existant
On cherchera les antécédents (l'une telle pensée chez les roman-

tiques allemands. Et plutôt qu'à Hegel qui (comme Kant),


n'accorde en somme à l'art qu'un rôle de médiation entre le plan

t. Cf. tout)' la série de Thoughts and T'/un~ de la /une<t0fto! Z.0fjrt/<à la G~nf~fc


~t/v o/' reality.
2. /ondfmfn< de r/nductf'on, éd. t9tu. p. 8:j.
3. Psychologie et .Me<aphys<f;tte, passint.
't. Cf. Victor Basch. in .Reuue de ~etaph.. t. XXXVtH. n° 3. )93), notamment p. 3ti3.
f/~Hntité du Vrai et du Beau rend-eHe. pourHt'gei. te Beau supertiu.étant donné-
quc la phitosophit' sultit à étabhr le Vrai? Non, mais dans la mesure seulement
oit le Beau ajoute, ù t'fdéc, )e pouvoir d'appN<'af;re. H est vrai que c'est beaucoup.
~6C REVUE PHILOSOPHIQUE

de la sensibilité et celui de l'entendement; on songera à ScheHing,


selon lequel le sens esthétique est « le véritable organum de la

philosophie transcendentale, en tant qu'elle repose sur la faculté


de produire' a.
Mais de telles spéculations sont bien plus anciennes que le
romantisme philosophique. Descartes, comme on sait, n'a pas
craint de faire appel à l'occasion aux principes de l'art: par
exemple expressément à l'architecture urbaine~ pour justifier
un point très important; celui de l'unité originaire IndividueHe
nécessaire a la formation d'un savoir vraiment systématique.
L'usage de la clef méthodique dont se sert ici Descartes est

expressément réclamé par certains de ses précurseurs. C'est à


Ramus évidemment qu'il faut songer tout particulièrement; le

premier sans doute à avoir dit expressément c'est à l'art qu'il


faut demander les paradigmes d'un véritable avancement pro-
gressif dans la genèse des connaissances. Ce sont les paradigmes
fournis par les chefs-d'œuvre de l'art qui doivent servir au pro-

grès de la philosophie.
Est-il utile de poursuivre cette revue; d'évoquer Marsite Ficin
et Pétrarque, de remonter au cas obscur et troublant de R. Lulle'?

Non, sans doute. Nous en savons assez pour être sûrs, d'abord et
dès maintenant, que nous sommes là sur un des grands chemins
de la philosophie..

S'agit-il seulement de ce « parallélisme des sciences normatives a


sur lequel M. A. Lalande a si lumineusement attiré l'attention, et

qui permet à l'esthétique, à la logique, à la morale, de s'inspirer


mutuellement les unes des autres, de
s'épauler dans leurs diffi-
cultés ? Oui, sans doute. Mais ici il y a plus; et l'on voit en œuvre,
sur un terrain plus étroit, une liaison, je dirai même une conna-
turalité plus intimes de ces disciplines. On observera en effet aisé-

ment, que le chemin indiqué est jalonné avant tout par les con-

tempteurs de la syllogistique aristotélique. C'est l'insuffisance


d'une méthode de pure identité, ou d'explicitation de l'implicite-

i. Syst. d. iransc. Ideal. Cf. trad. Grimblot, p. 10.


2. Dise. jtl* partie, début; et le commentaire de M. Gilson. Le livre ancien
d'E. Kranb sur l'Esthétique de Descartes ne touche que faiblement au cœur de la
question, qui mériterait d'être sérieusement reprise. L'étude fort intéressante de
M. Lanson sur un point de cette question se place surtout au point de vue de
l'histoire littéraire.
SOURIAU. Aj<) );T vËtUTK 1'~
E.

Il
ment d'une c'est la M~cf~~e d'un o~NHM/?!,
posé: façon géttérate
instatiratives de la pensée, a poussé tant de
pour /M opérations qui
à se jeter, si l'on ose dire, dans les bras de l'art, et à lui
penseurs
nécessaires, saisir réflexivement
demander les paradigmes pour y
dans des conditions ofgranu/n de succès
~s<aura/ cet
éprouvées
C'est donc bien comme solution éventuelle d'un problème réel,
d'une méthode demandée
<'t toujours instant, que l'idée se présente
de cette nature su/ generis éclate dans la
;j t'élude réflexive qui
du monde de l'art. 11 s'agit beaucoup moins
législation dialectique
formulée l'artiste, que d un appel lancé par
d'une prétention par
le philosophe.
H est deux voies la pensée, deux mouvements qu'on peut
pour
considérer elle comme constitutifs.
pour
cherche une en face d'elle, et s'appuie, de
Tantôt elle présence
les forces de l'<or intellectualis, sur ce quelle estime
toutes
constituer cette elle
s'y applique et cherche à
attester, présence;
en ce qu'elle a de plus foncier, de plus bathique; même
la ressentir
ctte ses rêves, les lui faire approuver ou récuser.
y confronte pour
'tantôt elle l'cnsembtu des points de cette présence, qui
jauge
lui sont attestés: elle très inégal à ses aspirations. Cet être,
le juge
se elle le insuffisant; elle
tel qu'il lui parait présenter, proclame
de elle-même, par ses propres moyens, quelque
essaye poser par
de de soit qu'elle tâche à remplacer
chose mieux, plus ample;
ou à le prolonger ou à
totalement cet être: perspectivement;
ou lui confère simplement ce plus qu'il
l'ordonnancer; qu'elle
dans l'être lucide, à l'être obscur.
semble y avoir, par rapport
Et l'un et l'autre de ces deux mouvements est la pensée.
Doutera-t-on l'un et l'autre soient également bons, égale-
que
en de la valeur de la
ment légitimes? Doutera-t-on, particulier,
constructive'? Ceci est une autre question.
pt-nsée
n'avons le choix. nous sommes embarqués, comme
Nous pas
Pascal. Heur ou malheur, sais-je? nous suivons alterna-
dit que
ces deux mouvements. Notre esprit oscille entre ces
tivement
limites où s'évanouirait la pensée soit une
deux pùles, également
obscure, contre la pré-
application intime, participante, bathique,
sans aucune; soit une
sence seulement ressentie, spécification
vers des de lucidité, d'une acuité hallucinatoire,
anaphore pointes
où tout est distinct et séparé.
spécifié,
~68 REVUE PHILOSOPHIQUE

La pensée constructive, n'est une


instaurative, pas illusion, elle
est un fait. Et la est de savoir
question pratique d'abord, si nous
pouvons lui trouver une méthode; et ensuite, sont les
quelles
conditions et les limites de la valeur de cette méthode.
Ce qu'il faut. par à l'idéalisme
exemple, reprocher constructif,
a la façon d'O. Hamelin, ce qui le rend, à notre sens, irrecevable,
c'est qu'il est sans appui; et tout en l'air.

L'étrange entreprise, de construire entièrement l'univers de la


Représentation par une dialectique sans avoir de
rigoureuse,
preuves préalables de la fécondité réelle de cette Car
dialectique!
cette preuve par la jonction finale avec la comme
Représentation
fait, est effectivement faute de
impraticable, pouvoir pousser
rigoureusement assez loin Hamelin l'avoue. Il prend le
l'épreuve.
mouvement thèse, antithèse, comme un « fait primitif M
synthèse,
qui « toujours s'impose avec une force singulière' «. Mais quels
succès éprouvés a-t-elle à son cette méthode?
actif, Qu'on me
montre simplement ce cosmos un menuet de
petit spirituel
Mozart, instauré selon une dialectique de ce genre; mieux
encore qu'on me montre seulement le D/'e/A'/a/t~ ul mi sol, mieux
justifiable par cette dialectique, que par la théorie de
physique
Helmholtz 2; et j'aurai un commencement de satisfaction. En
d'autres termes, on peut à Hamelin ce que lui-même dit
opposer
à propos d'Aristote une c'est-à-dire « une réflexion
logique, sur la
pensée », suppose avant elle, d'abord « l'exercice naturel et irré-
fléchi de la pensée » puis « un nombre de réflexions M
grand isolées
sur les procédés de cette 3. Or, encore une où
pensée fois. trou-
verons-nous à coup sûr cet exercice naturel de la instau-
pensée

). Essai, p. 2.
2. On sait que le physicianisme de Hehnhoitz est dès maintenant fortement
battu en brèche, au moins par un psychologisme; cela commence avec Stumpf.
Cf. Lionel Landry, Sensibilité musicale. Mais ce n'est
pas en faveur de la dialectique
hamelinienne. Le D;'etMan~ est évidemment justiciable d'une esthétique de la
mcdiete (c'est la question de la hauteur du mi) qui transforme une opposition
qualitative en harmonie tripartito. La notion de forme y intervient évidemment.
C'est plutôt Platon que Hegel. Un hametinien dira: do est la thèse, sol l'antithèse;
mi qui intervient et les concilie, est la synthèse. 5tab qu'est-ce qui rassemblera
et posera l'accord en sa quiddité? H apparaît que le fait est plus compliqué et
que la synthèse c'est la subsomption commune d'ut et de sol a la quiddité qua-
htative du Dr<i;hmg; laquelle exige pour apparaître, la fixation du mi média-
teur, à telle ou telle hauteur, selon la forme qui aura pouvoir de réaliser cette
synthèse.
3. Système d'Aristote, p. 90.
E. SOURIAU. ART ET VERH'É )69

rative, si ce n'est dans l'art? Comme le dit Il. Detacroix a L'art


vise à ordonner en un clair l'essaim chantant des données
système
sensorielles. » C'est et non ailleurs,
là, que nous saisirons sur le
vif de
l'apport spontané l'Esprit je dis. celui d'Anaxagore: ou
celui du Troisième selon Joachim de Flore, celui
Règne qui ins-
taurera la Nouve!)e Jérusalem: c'est le même que l'Esprit pur
d'Atfred de Or nous connaîtrons à fond ses exi-
Vigny'. quand
gences et ses démarches, il sera temps de savoir ce qu'il peut taire,
et. preuves en main, de voir il explique le
jusqu'à quel point
Cosmos, ou à lui seul, ou par son alternance avec l'Amour intel-
tectuet je dis celui de Scot ou de Descartes celui
Erigène~
qui fait l'union du sujet et de l'objet.
Ainsi donc, on connaîtra quelle et surface
importance quelle
philosophique a l'Idée de la méthode artistique.
La pensée, même dans ses activités tes plus raisonnables et les
plus utiles, n'a pas toujours la possibilité de sur un
s'appuyer
contact avec le fait, avec un être de soi
indépendant opération.
11 arrive qu'elle doive à des manques, des fron-
suppléer dépasser
tières d'expérience actuellement et tenter de
possible, imaginer
réviser des prolongements perspectifs du A/c et du /mnc. En. de
tels cas, où l'être manque sous ses lui reste-
leviers, quel appui
t-ii? L'n~.
Ce n'est donc pas comme force émouvante, ébranlante, déter-
minante même: bien plus ce n'est comme activité instaura-
pas
tnce. que l'art intervient dans la position méthodologique que
nous voûtons ici soutenir: c'c~ en /n~o</<
~a~ue <yu'o~ay!H/K;
c'est en tant en tant qu'il les lois que
~H'fY /bM/ a/)/ donne, par
spontanément il res/~c~, des de succès dans l'instau-
exemples
/'a~oM: et qu'il définit les conditions de ce succès. Rien de grand,
dt- réei et pourtant de nouveau ne se fait sans art.
On voit assez, sans qu'il soit besoin renue/
d'y insister, quel
.s'f/nM/ copernicien il y a, dans cette attitude, à cer-
par rapport
t:un néo-hégé)ianisme: ou certaine théorie à Vico,
rapportée et

t. Cf. Donson.
Df divis. nat.. [, n. 74 C'est celui qui assure fa '< conn<'xion universetjf*
3. Cf. Passions, H, LXXtX et LXXX L'amour est une émotion de t'âme, qui
i'fncite à se joindre de volonté aux objets qui paroissent lui être convenables.. >
Cette volonté, c'est le consentement par teque! on se considère comme des à
présent jomt a ce qu'on aune
}-;0 REVUE PHILOSOPHIQUE

florissant actuellement dans l'esthétique italienne;


singulièrement
théorie réfère l'art comme à son explication à l'inzagitzation
qui
et à une volonté réussissante de création. Tout au contraire
pure,
il faudrait, l'imagination pure et la volonté
croyons-nous, lorsque
créatrice leur succès à /'6f~, ce~c Raison, celle
réussissent, référer

Sagesse de la pensée constructive.


Prenons un exemple. Considérons Platon, qui est à la source de

toutes les d'une antiaristotélique; et qui


spéculations logique
il faut le dire, a échoué dans sa tentative pour fonder
pourtant,
une méthode. Il apparaît avec évidence que la cause de son échec

est précisément dans le seul fait de n'avoir pas aperçu quej'art, et

l'art lui donner le point d'appui, la plate-forme qui


seul, pouvait
lui Or Aristote réfléchissait sur la dialectique de
manquait. quand
l'identité, quelles sciences trouvait-il devant lui, déjà faites, pour l'
&'v C'est la cause sans doute de la limitation de son
appuyer?
succès. Mais Platon mourait, Praxitèle avait quarante-
quand
trois ans.
de diérèse ressemble beau-
On sait que la méthode platonicienne
dans la à une méthode de composition artistique.
coup pratique
Comme, touche à touche, le fait le tableau, ainsi Platon
peintre
construit le à d'une ébauche qui ne
Sophiste partir première
diffère de celle du à la ligne. Et par
pas, par exemple, pêcheur
addition successive de touches nouvelles, de caractères spécifiques,
il arrive à construire le capteur de jeunes gens procédant par
d'un savoir Quel est le principe d'un tel pro-
l'appât fantastique.
sait Platon n'a le formuler; le nerf '<
grès? On que pu que
La division sur il porte son effort n'est qu'un
manque. laquelle
instrument inerme; elle ne saurait expliquer, déterminer le choix

de tel ou tel caractère, parmi ceux qui sont ainsi présentés comme

ni de ce caractère à ceux qui sont déjà


possibles; l'adjonction
et comme mis en réserve; afin de promouvoir et peu à peu
posés
l'être d'instaurer; type et modèle où vien-
compléter qu'il s'agit
dront se mirer, leur modestie, les clients du peintre. Or si
pour
nous cherchons ce et ce nerf de l'opération, si nous
principe
demandons ce rendrait raison du choix de tel caractère, de
qui
telle touche, et raison de l'étonnant relief que prend peu à peu,

). Dans )e Sophiste, bien entendu. C'est peut-être le plus important dialogue


de Platon, au moins à t'heure actueDe.
E. SOURIAU. AHT ET VKrm'F. d7) i

par leur accumulation judicieuse, l'être à ne faut-il


poser; pas

répondre c'est l'art, et l'art seul ? ~'est-ce l'art, encore


pas vivant,
encore agile, encore royal, avec lequel Platon brossa son tableau,

<jui fait qu'i) subsiste toujours où sont encore conduits


pilori
sans cesse, pour notre édification, tous les modernes sophistes-
tous ceux qui préfèrent chercher le succès auprès des jeunes gens,
au lieu de chercher loyalement à les former, à les instruire?

Mais quoi, il était Aristoctès tils d'Anston, nomme


t~rec, qu'on
Platon. D'abord il méprisait, dans l'art manuel, le labeur illibéral'. 1.

Et puis il était jaloux des Il inventa, leur dénier


poètes. pour

part au savoir de la dialectique instaurative, la théorie


dédaigneuse
de l'inspiration enthousiaste 2. Et dans le 7"?~'c il
lorsque présente

mythiquement le labeur d'instauration tenteront de


cosmique, que

reprendre plus tard, sans mythe, un ou un Hamelin; le


ile~el
moment tragique du platonisme, c'est sans doute celui où le

démiurge fait appel, c~/H/nf à un ~iodë/e tel et


/ou~/a~ ~He/' pose
devant lui les proportions de l'harmonie musicale. Et Platon ne

son~e pas à lui faire cette même à la fois


appliquer dialectique. qui

rendrait compte instaurativemcnt du macrocosmeen son harmonie:


et de ce microcosme harmonieux l'ensemble des
pareillement
sons que rend la tyre
Si Platon avait songé à cela; s'il avait du moins
indiqué le prin-

cipe, même en l'appliquant gauchement et insuffisamment; si, en

). Chose curieuse, que dans le Phédon, auquel un rêve


Socrate, a ordonné de
s adonner aux beaux arts, ne Platon ne veuitte
songe pas que pas le faire
son,er au métier de sa jeunesse, lorsqu'il étudiait la sculpture! On observera
d'autre part que ta plupart des céramistes ~'recs dont les noms nous ont été
.'onserves portent (Hd. Pottter) des noms barbares. Des donc, ou des
métèques,
esclaves.
2. Cf. notamment .t/cnon, 96 D; B<tn<yHe<. 2U9 A et surtout et surtout
2t0; Lois,
OSS A. Les idées de Platon sur l'art restentd'aiOeurstà-dRSSus diverses etobscures;
notamment la tt)eorte de t'eikasia. telle qu'ette YI. S09 E. Elle
f)p'uredans~fp.,
sembte unir la pratique des arts plastiques et l'expérience de t'imap'ination forma-
trice d't)ypott)eses et de mythes (A. Ritter H. Ph. d. tr.
interprétait, ~nc., Tissot.
t. 11, p. i7t et :J7'), eikssia par science des formes .). Kt tout cela est )m
pour
du domaine de l'opinion. Mais sous le même les mathématiques v sont
rapport,
aussi. Cf. /?fp.. VU, S3:i D. Voir aussi, dans le P/t~o/t fSt A) te passade cité note
précédente ou même la philosophie est dite prand art (megistë D'une
mousike).
façon penerate on pourrait traduire, dans Platon, mousike par Beaux-Arts.
Cf. Hivaud. introd. à Timée. tr. colt. Bude. Cf. aussi Rivaud, Platon et la
tnus~que, Rev. h. ph., janv. t929.
i~. JI est bien entendu qu'il y a dans la pensée de Platon, écrivant ceta, une
tentative d'utilisation réflexive de ta dialectique éprouvée dans fart. Mais son
Démiurge devrait mettre en acte directement ce que Platon trouve rénexivement.
~i! 2 REVUE PHILOSOPHIQUE

un mot, il avait mis la chose esthétique du côté de chez Apollon.


l'art créateur, au lieu de la mettre du côté de chez Eros, l'amour

unifiant; nul doute que nous n'eussions, dès l'âge socratique,


l'ébauche aussi de l'Autre Organum de la L'un est celui
pensée.

qu'ébaucha le L'autre serait né sous ces beaux


péripatétisme. pla-
tanes de l'Académie, que coupèrent la suite des néces-
par pour
sités militaires, les légionnaires romains~. 1.

Ceci étant, il paraîtrait, jusqu'ici, conclure la


qu'on puisse phi-

losophie de l'art la méditation réflexive à l'art


s'appliquant

pour y saisir analytiquement de sa ses


l'organum progression

catégories fondamentales, ses principes la de l'art


philosophie
est une des deux branches maîtresses, l'une des ailes si l'on pré-

fère, de la pensée philosophique. L'autre aile, c'est, évidemment,


la philosophie scientifique, la réflexion sur la science. L'une et

l'autre également conduisent à des conclusions


importantes, d'égale

prégnance méthodologique, chacune dans son domaine, c'est-à-dire

pour régler, d'un côté la pensée cherche à sur une


qui s'appuyer

t. PHHf. XH, 1, 9.
2. Nous distinguons la philosophie de <'<tri. c'est-à-dire la vaste méditation
f'Xexive qui prend pour objet toute l'ampleur de I;art de ses activités, de ses fois..
de ses œuvres (ce n'est qu'une branche spéciale de la philosophie, laquelle peut
méditer à son gré sur toutes choses); et l'esthétique, discipline plus étroite et de
nature scientifique, ayant pour objet l'étude positive du fait c'est
esthétique;
nommément la forme, dont le fait intervient sans cesse soit dans l'art, soit dans
l'étude de la nature du point de vue de l'artiste. Et ce fait bien. scienti-
parait
fiquement, spécifique. H va de soi que philosophie de l'art et science esthétique
entretiennent les plus étroits et constants rapports, la grande différence'
matgré
des points de vue comme des méthodes.
Le fait esthétique prend des valeurs et des intérêts extrêmes, éciairé en profondeur
par la philosophie de l'art. La philosophie de l'art des des
acquiert précisions,
sécurités et des puissances remarquables, lorsqu'elle solidement sur-
prend appui
)e fait esthétique pur. Elles n'en ont que plus d'intérêt à bien leurs
distinguer
deux points de vue, leurs deux méthodes. Il va sans dire la philosophie de
que
fart exige aussi un appui solide sur l'histoire de l'art, sur la psychologie (tant
CfUe de l'artiste que celle du spectateur); sur la sociologie, car l'art met en action
une quantité de faits sociaux; enfin sur beaucoup de branches de la
spéciales
technologie; particulièrement en ce qui concerne la musique, l'architecture et
les arts décoratifs et industriels.
L'étude qu'on lit ici se place entièrement au point de vue de la philosophie
de l'art; c'est-à-dire au point de vue en général. L'auteur se
philosophique
permet de renvoyer à des travaux antérieurs, soit particulièrement a son ~Bent~
de l'Esthétique (Alcan, i929) pour l'examen du statut du fait
scientifique esthétique
pur; et à Pensée vivante et fer/echon/o-meMe de
(Hachette, 1925) comme exemple
l'emploi méthodique de l'appui sur le fait dans les problèmes
esthétique pur
généraux de la philosophie. Mais il usera ici du vocabulaire ordinaire de la
philosophie, en évitant l'emploi des termes spéciaux relatifs à l'analyse esthétique.
E. SOURIAU. ART ET VÉR!TÉ ~3

présence de reaiite: de l'autre, celle qui cherche à promouvoir cette


réatiLe.
On peut avoir confiance dans la méthode là où elle
artistique
fonctionne dans son domaine, c'est-à-dire dans les opérations
instaura tives de l'esprit.

II

.4uc//e/ure/a//<'f(.)ars. L'art mérite-t-H entièrement iacon-


fiance de l'esprit? De deux de la rénéchissant
parties philosophie
sut- des domaines si différents, celle nous intéresse offrira-t-elle
qui
les mêmes garanties de solidité, d'Intérêt, la même valeur gnoséo-
iogique, que l'autre? Lorsqu'on a observé, dans les spécutations
les plus hautes, une parenté évidente avec cette n'a
l'art, parenté
pas toujours été présentée comme un éloge. Sous la de
plume
M. E. Le Roy. ce n'est pas une diminutin de présenter
ca~/s. que
comme des vastes poèmes les grands et
systèmes métaphysiques,
<j'une façon les vastes à grands
générale synthèses, qui brossent
traits une We/sc/~Muny'. Mais d'autres ont vu certainement
dans cette nature poétique l'indice d'une fragiHtë.
Lorsqu'on a montré s l'intervention de la sensibilité esthétique
dans les raisonnements et les démarches du mathématicien: )ors-
qu'on a comparé à l'imagination du à sa .L~ :u~
romancier,
/u&u//f/'eM (comme dit Cœthe) l'invention fournit
mythique qui
ses surgeons touffus d'hypothèses à la à la chimie. à
physique,
l'astronomie: tout cela tendait certainement à un peu
l'orgueil scientifique. Procès de tendance, sans doute: et ne
qui
rend que plus nécessaire un examen critique sérieux de la valeur
des poèmes et imaginations Indice défavorabfe
romanesques.
pourtant. La pensée const,ructive. sans méthode, n'est qu'imagi-
nation, mythomanie, déiire léger. L'intervention des catégories de
beauté, d harmonie, de sublimité: ainsi de suite: suftira-t-eHe à en
faire une progression chaste, sévère, efficace?
)i se présente à ce sujet trois grands ordres de difficuités. trois
<)pories dont il est difticite de ne pas tenir Laissant de coté
compte.
t.Uiithev.

2.Hibut,'Hofr.fing.
~.ii.Poincarc. ·
4.Vnih!np'f'r.
~4. REVUE PHILOSOPHIQUE

les naissent du irréfléchi contre l'impor-


objections qui préjugé
tance et le sérieux de l'art voyons les difficultés les plus philo-

sophiques.
Donc on dira d'abord il a instauration véritable, que de ce
n'y
demeure. II a architecture solide, que de pierres qui se
qui n'y

t. Nous sommes obligés aussi de laisser de côté faute de place et pour ne pas
surcharger cette étude, une objection pourtant bien sérieuse, mais qui détourne
un peu du point de vue ici adopte c'est celle qui consiste à présenter l'art,
comme un stade
dépasse du dévetppppment de ta pensée humaine. Opinion d'ori-

gine hégélienne; qu'on retrouve sous la plume de quelques moralistes, et sur-


tout de ceux qui ont subi l'influence de Durkheim, qui n'aimait pas le point de
vue esthétique. On ne la trouve, je crois, nulle part aussi violemment exprimée
que dans Witbois. Deutxr et durée. Sans doute it y a, on l'a remarqué, quelque
similitude sur certains points entre cette mentalité primitive au stade préiogique,
et celle de l'artiste. Mais on remarquera f que cette similitude est tant soit peu
forcée, et que par à côté il y a des artistes qui ne laissent pas de très bien rai-
sonner. Le stade prétog~que coexisterait donc, dans un même esprit, avec le stade
tugique; ce qui est contraire aux plus sérieux principes; 2° que l'art, depuis
l'époque primitive, s'est considérablement modifié, et, ce faisant, qu'il est constitué
véritablement; que, par exempte, il a perdu la plus grande partie de sa signifl-
cation religieuse; qu'il s'est dégage des compromissions initiales avec la magie;
et que,
lorsque nous tisons Pindare, par exemple, le point de vue que nous

adoptons, qui est te point de vue artistisque, opère tri et décantation par rapport
au point de vue d'un Grec moyen à Olympie, vers 440 avant J.-C. C'est un repen-
sement complet de la chose artistique. Ott peut, on doit dire, qu'au stade pré-
togique il n'y a pas à proprement parier, d'art pur, d'art distinct: pas plus quu
de science. C'est par la suite, et au stade logique, que logique de l'art et logique
de la science se différencient en s'établissant et en se spécifiant, par delà teur
souche commune, la magie. Enfin 3° il y a a un certain stade de l'art une certaine
stvhsation équilibrée et cherchant le typique, qui accompagne nettement t'ap-
pantion d'une mentalité au stade logique. 1I y a collaboration. Nous renvoyons
sur ce point à notre livre Pensée vivante et pcr/fcHnn/ormcHe, chap. xv. Nous
ignorions, quand nous avons écrit ce chapitre, que Max Verworn avait déjà pré-
senté des idées analogues en t908 (Verworn, Zur Psychologie der primitivea
h'unst, notamment p. 33). Nous ajoutons la référence, et consolidons d'autant
notre point de vue. 11 y a des stades pré-esthétiques; il y a un stade esthé-
tique où fart du civilisé a des puretés, des exigences, et des spécia)!tés de
méthode, ~nconnuet- au primitif, dont les dessins ne coïncident que jusqu'à un
certain point /or<ut<efner« avec notre goût. Croyez bien que les enthousiastes de
l'art ne~re, en t02~i-t930 à Paris, le goûtaient pour d'autres raisons que les indi-
du Bénin. De même pour le récent succès de l'art péruvien antébisturique.
gènes
De méme, et sans vouloir chagriner personne, comparez l'état d'esprit de l'israé-
)ite amateur d'art qui a dans son salon et regarde avec plaisir une belle Vierge

bourguignonne du xv)* siècle; et celle du bon prêtre de campagne qui. selon


une sincère et d'ailleurs très judicieuse, préfère de beaucoup voir une
piété
statue dorée et peinturée née environ Saint-Sulpice, dans ta même chapelle
où s'est trouvée jadis l'autre statuette. Au reste le développement qu'on va lire
loin porte aussi contre la tendance à envisager l'art comme fait passé
plus
plutôt que présent. Kien dans l'histoire ne permet de justifier une antériorité du
de vue esthétique sur le point de vue scientifique; et en fait, les grands
point
moments artistiques sont aussi des moments intellectuels. Phidias, Socrate; Notre-
Dame de Paris. Abétard;MarsiteFicin,Botticetti; Shakespeare, Bacon; ;Ma)herbe,
Descartcs: Rembrandt. Spinoxa; elc.
E. SOURIAU. ART F.T vÉnn'F. 175

et s'accumulent l'une sur l'autre. !1 y a un monument de la


posent
non un monument de l'art. Celui-ci s'écroule sans cesse. La
science,
science bâtit sur son l'art non. L'art, toujours en quête de
passé,
fiOH!'eau. sans cesse brûle ce qu'il vient d'adorer. n ne progresse
n'accumule n'a de croissance, ni de progrès, ne se
pas. pas, pas
(n'a-t-il donné il y a des siècles des
surpassant jamais pas déjà
modèles à peine de et seulement change, mais
égalables beauté?)
vainement..l/u~ur, non in melius, sed in a/i'uJ.

Soit. Répondons.
sans cesse, veut du nouveau, et
H est bien vrai que l'art, que

c'est là sa vie. On a même cru réduire toute sa portée à


pouvoir
ce seul rùle de contraste et de mise en jeu d'une « sensibilité diffé-

rentielle sans cesse rénovée par cet excitant. Et c'est qu'en effet,

toutes il estcréateur d'êtres neufs, de personnes


par ses puissances,
morales inouïes encore, en même temps que de choses singulières.

Car, n'est-ce on fait oraison sur l'Acropole, ce ne sont


pas, quand
Phidias ni Ictinos mais le Parthénon et les
ni qui répondent,
C'est, à Florence, le Jour et/a A'H~eSo;et/uro/'e,
Propylées.
et rendent non le vieux Buonarotti, tout
qui parlent témoignage,
à fait mort. Or ce s'entend aussi haut maintenant qu'il
témoignage
v a quatre cents ans: et c'est lui force nos jeunes sculpteurs à
qui
chercher autre chose cette formule, ~lurore et la Nuit de
que
à Florence, le Jour et la .Yu~ cubistes
Michel-Ange expliquent
à cette station du métropolitain, à Londres. Ainsi, si les
d'Epstein.
œuvres d'aujourd'hui ne sont pas plus belles que celles d'autrefois,

le monde de l'art accroît sans cesse ses richesses. C'est précisé-


n'est surpassé, ni
ment parce que Michel-Ange pas aujourd'hui
Durer, ni Dante: c'est parce que l'œuvre
surpassé surpassé
n'a d'abolir )'œuvre ancienne, mais seule-
nouvelle pas puissance
si elle le et l'ose, se à côté d'elle:
ment de venir, peut placer
l'art veut sans cesse de neufs efforts. C'est la permanence
que
ancien force les tard-venus à cette alterna-
du chef-d'œuvre qui
dure de nobles ambitions: de
tive, assurément, mais génératrice
%e taire ou de trouver autre chose à dire.

un chef-d'œuvre un autre chef-d'œuvre, mais


Car n'éclipse pas
couvre de son ombre les efforts les tàton-
tout au plus précurseurs,
nantes recherches, désormais ne paraîtront plus qu'ébauche
qui
et préfigure.
REVUE PHILOSOPHIQUE

Le Lac de Lamartine efface le de Thomas, mais


7'e/H/)s pas une
ode de Malherbe. Dante offusque saint saint et
Carpe, Satyre
sainte Perpétue, Wettin et Hincmar, le Voyage de saint Brendan,
la Vision d'Albérie, le Purgatoire de saint Patrice et Snorr et
Raoul de Houdan; il n'obombre ni le VI" livre de ni le
l'Énéide,
XI" de l'Odyssée. Et le mal d'Hamlet laisse sacré le mal d'Oreste
C'est dans l'art, non dans la science; qu'il y a permanence défi-
nitive de l'acquis. La science est sans cesse remise en question, non
l'art. Honegger n'est pas à Stravinsky, ni Stravinsky à Debussy, ni
Debussy à Wagner, comme Einstein à Newton, Newton à Copernic,
Copernic à Ptolémée. Regardez croître la musique. Non seulement
le y~rd/ne des cBMurM sans mais voie de
s'augmente cesse; par
conséquence, cette A'a~re dont nous
artistique. extra-naturelle,
parlions tout à l'heure, cet ensemble des éléments utilisés, des
moyens de les mettre en œuvre, des effets lui faire
qu'on peut
rendre; bref, la structure générale et de l'ensemble
impersonnelle
du plérôme; s'enrichit, et foisonne. Les neuvièmes de
s'augmente
dominante non préparées de Monteverde, ou l'accord du
polytonal
début de Petrouchka sont des de ce dont il n'est
étapes progrès;
peut-être pas impossible d'Intégrer la loi. Loin donc que ces chan-
gements fassent difficulté, il y a au contraire ici une plate-forme
très sûre, pour de très intéressantes recherches en avec
rapport
tout notre problème sur l'avancement de la chose spirituelle.
Seconde aporie. La logique de l'art est-elle bien dans
univoque
tous ses domaines? Cette de la septième de dominante ou
logique
du contraste des couleurs soutenir des
complémentaires, peut-elle
spéculations de haute portée Peut-on bien transférer
noétique?
dans l'architectonique des idées, dans la structure des grands
systèmes ou des théories ce observe dans les
générales, qu'on
formes et les schèmes de du du
composition sculpteur, peintre,
du musicien?

i. On sait qu'il y a dans V. Hugo un bon sur ce thème que la


développement
permanence des chefs-d'œuvre est cause de la nécessite de faire autre (Shakespeare,
)'" part.. chap. ;n) vu l'inutilité de les recommencer. Au reste si l'art n'était créa-
teur, donc novateur, par essence, il suffirait, attester
pour qu'il t'est, de son inuti-
lité dès qu'il ne l'est plus. Comment sculpter après Phidias? dim-t-ou. Mais
comme Praxitèle. Après Praxitèle? Comme Comme
Scopas. Après Scopas?
Lysippe. Et comment après Rodin? Comme Bourdelle. Après Dourdette? Comme
Lipschitz. Et après Lipschitz? Vous m'en demandez tant. ~ous verrons ces
jeunes hommes à t'œuvre. Mais Lipschitz ou Epstein, quoi qu'on en puisse dire,
subsisteront. C'est teur rendre hommage que de chercher à faire autre.
E. SOURIAU. AJ(T ET VERITE t'77

Les dimensions de 1 étude qu'on lit ici ne nous permettraient pas


de traiter en détail cette question, qui mériterait à elle seule toute
une vaste étude. Il faudrait montrer en effet comment l'idéatton
in plus abstraite est spécialement obligée, notamment à
quant
l'ordonnance systématique des rapports de concepts. d'utiliser des
ibrmes de pensée a qu'on subsume aisément au fait esthétique.
et qui s'apparentent de près aux schèmes de co/M/~o.s'o~ de l'art

plastique.
Mais on trouvera ici un appui très sûr, et des preuves sans

réplique, chez les théoriciens de la stylistique appliquée à l'ins-


trumentation symbolique et à la mise en forme claire et distincte,
des systèmes d'idées. Il suffira notamment, pour voir clairement
les rapports de la stylistique plastique, avec
la stylistique abstraite,
charpente d'une ~Ve/~a~cAauuM~, de réfléchir à l'évolution, depuis
Kant, des trois notions de forme, de schème. H
d'architectonique.
suffira de penser premièrement à la précision un peu grossière
qu'a pu prendre l'idée de forme dans la psychologie de l'intel-
ligence, par Meinong jusqu'à la Ge~a~ de Kohier ou deKoftka.
Deuxièmement, on remarquera la façon dont les schèmes de
1 imagination, par l'intermédiaire si intéressant de la notion

d'imagination sympathique (Einfuhlung) ont fini par la précision


concrète des « schèmes de composition », qu'on utilise avec fruit
dans l'analyse des œuvres picturales ou sculpturales; et dont
Lipps en particulier a fait un si précieux inventaire. Troisièmement
enfin, on considérera la manière dont la notion assez trouble

d'architectonique est venue à des précisions de plus en plus inté-


ressantes, toujours en liaison avec l'idée de forme, chez ceux qui
ont examiné les grands systèmes du de vue
philosophiques point
de leur structure: évolution marquée depuis Kant la
par ligne
Trendelenburg, Dilthey, Spranger: sans oublier, un peu à côté de
cette ligne, K. Cassirer'.

1. Sur le caractère concret et ptastique des caractéristiques des


sty)istiques
Formes de pensée ou consumera avec fruit: H. Leisegan~. Den/c/ormen, 1U2S, par-
ucutierement le chapitre vn: ~rct):/uf'mt~eBf!<tt'teMHn(jfHf:dge;'Qd<!enKyer/or<seAn«.
C'est une intéressante contribution à ce que nous appellerions t'esthetique pytha-
~urfque appliquée (par l'intermédiaire de ia psycho-esthétique) à la methndo-
iup'ie generate. Quant à t'ampteur de t'amptexion de ces symbolismes, on obser-
vera que les auteurs de cette e<'o~e (dont on peut rapprocher E. Cassirer. cf.
notamment P/t!<osopht<'dfrsym&o<ti!chen~'o;'men, Il terTei) :da:mY<AMc/te OM/ffn. )92S)
l'appliquent à la caracterisation des plus vastement sociales mentatites
TOME cxv. 1933 (K~ 3 et 4). 12
;!T8 REVUE PHILOSOPIIIQUÊ

Évidemment, d'ailleurs, la réciproque est vraie, on peut, de

l'examen de Fart. tirer des modèles de systèmes et


philosophiques
de dialectique immédiatement applicables.
Rien de tout cela n'est douteux. Le parc de Versailles est un dis-

cours de la méthode aussi bien que la préface de la et


Dioptrique
des.Llléléores. Auguste Comte, dans la dernière partie de son œuvre,

conçoit une science sociale inspirée par la Divine Comédie. Ne

peut-on écrire une philosophie inspirée de J. S. Bach; une venant

de Wagner; une venant de Debussy (que M. Bergson sans doute

a écoutée~?

Mais ici le contempteur de l'art se fâchera peut-être presque.


Car dira-t-il, ceci que cela? C'est être en pleine
pourquoi, plutôt
fantaisie. Ces transpositions, ces correspondances peuvent peut-

être fournir quelques idées: mais arbitraires, fragiles, invé-

rifiables, ï'/tueriM/çues même.

Ici nous arrivons à la troisième difficulté, la plus importante:


et ou il faut donner la parole à la thèse adverse. Ce
longuement
dont il s'agit est grave en effet.

Suivez-vous les conseils de l'art? Vous irez vers le beau, vers

l'harmonieux, vers l'intéressant peut-être, vers le tragique ou le

sublime encore. Mais tout cela vous détournera du vrai. 11 n'y

a rien dans tout cela pour le vrai. Et du fait même qu'il n'y a

et se réclament particulièrement, à ce sujet, de la sociologie française; nommé-


ment de l'oeuvre de M. Lévy-Bruhl (cf. Leisegang, op. cit., p. 2, 3, 6, etc.). Sur les
derniers points, c'est-à-dire en ce qui touche la Typologie des Systèmes, et pour
la comparaison serrée avec l'art, nous citerons, par exempte Ludwig Stein,
/~tHos. StrontHn~e/t der G<Mtf;cr<, 008, p. 84 et suiv. Wie der Mater nur
Grundfarben, der Tragôdiendichter nur wenige wirklich tragische Grund-
wenige
motive, der Komponist. u. s. w.. so tiat dcr Philosoph nur eine begrenzte,
Anzabt logisch môgticher Deuktypen.. u. s. w. Cf.
vergleichsweise winxige
encore Ed. Spranger, 7-e&ens/brmcn, 3° éd., 1922; notamment le remarquable pas-
relevé en dans Leisegang, op. cH Was dem Beobachter der
sage épigraphe
lebenden Natur. dem Mater, dem bildenden Künstler, eine selbsverstandliche
Ausstattung ist der Sinn fur das Organische und fur den organischen Zusam-
menhang, ist beim geisteswissenschsftlichen Forscher heute noch eine seltene
Gabe des Genies, und dei Besinnung darauf darf trotz Burckhardt, Ditthey und
Nietzsche noch immer eine neue Kuast genannt werden. Ich sehe aber Zeitcf)
voraus, in denen Fehter der Beurteilung geistiger Strukturverhâttnisse nicht nur
dem kunstterischen Geschmack, sondern auch der
wissenschafttichen Erfassung
des Lebens unertrâgtich sein werden. On lira
encore avec profit, Kar) Groos,
Untersuchungen Ueber d. Aufbau der Systeme, Zeilschr. f. Grunc!~ttn~ sinf;'
Theorie dar i9t4; MutIer-Freienfets, .Pe<'sô~H<:Mfet< und
t~Manschamtn~s/Ot'mfn.
~'t'~anschauang, i9t9; H. Nobl, .SiH und )~<faM/t<tuun~, 1920 et J. Wach.D~
und 'h'' ~n/!ttss auf Dilthey, 1926 (bibliographie). Mais
Typente/tre T'renf!e!en6m'~
de tous ces auteurs, c'est à Cassirer que nous nous referons le plus volontiers.
E. SOURIAU. AHT );T VÉtitTt; ~'79

rien pour lui, tout e.st contre lui. Les illusions. les prestiges; les
rêves de fart s'y interposeront entre vous et le réel, et vous k
voileront. Tout deviendra suijjectif. C'est le nuage rosé, aux
reHets trompeurs.
Si vous ajoutez l'intérêt esthétique à votre œuvre, vous cor-

rompez sa vérité.
Si vous pensez votre œuvre en vue de l'Intérêt esthétique, vous
la créez entièrement dans le taux.
Si dans le monde même des idées vraies, vous choisissez seule-
ment celles qui ont l'intérêt esthétique, vous ne verrez qu'une
partie des choses.
Dans le menu détail. on a fait remarquer souvent, et à raison.
comme le désir de dire joliment ou curieusement ce qui devrait
être dit précisément: d'éviter le remploi des mêmes mots, ou tes
mots trop lourdement techniques: et ainsi de suite, peut arriver
a fausser ia pensée même. On sait ce que valent tous ces « sourires
de la raison dont abusèrent les penseurs et même les savants
du xvu!' siècle. Une pensée brillante peut-elle être une pensée
sur<?? Un trop évident désir de /?/a;'re est-il compatible avec les ten-
sions psychiques et tes sévérités envers soi-même dont doit s'armer
une pensée forte et digne d'être crue? Volontiers nous dirions de
toutes les hautes spéculations de la raison ce que Boilean disait
des '< mystères terribles H de la foi chrétienne: lesquels. à son

jugement, '< d'ornements ne sont


égayés pas susceptibles
Or ce ne sont là, évidemment, que questions de détail, bien

qu'importantes. D'autre part le point de vue esthétique est ici tout


à fait d'accord avec le point de vue logique. Le goût seul suffirait
a proscrire les disparates du ton, les sourires ou les concetti

déplacés. Comme disait Nicolas à propos Poussin


de l'abus du
détail pittoresque dans les grands sujets II ne faut pas mêler le
mode phrygien avec le mode dorien. Toutefois ces détails sont
des indices considérables quant aux tendances qu'ils révèlent et

quant à l'espèce de persuasion qu'avoue chercher un auteur.


Platon séparait soigneusement le mythe, qui s'adresse à « l'enfant

qui est en nous » (ne sera-ce la part


pas de l'art?~: et la pensée juste
et raisonnée qui s'adresse à l'homme. Au reste, même lorsque l'art

i. J. M. Carré, foH<<'MfMe. Lf sous-titrt' in~ptique-t-i) c)n~'(\ ou diminution?


180 REVUE PHILOSOPHIQUE

n'est pas contraire au vrai, il l'énerverait; H ferait communier les


âmes par une suggestion, et non par un choix de ce qui est digne
en effet de les unir. Entre l'artiste et sa chose, l'art met. un écran.
Même pour le naturaliste (selon l'aveu et la formule de Zola) la
« nature » est vue « à travers un ». Pour le classique
tempérament
elle est vue à travers le style d'une école ou, si son classicisme
est seulement humanisme, à travers le ressouvenir des chefs-
d'oeuvre. Que dire s'il est cubiste, futuriste; et dans une recon-
stitution un peu délirante, substitue une musique de lignes,
d'angles, de teintes plates, à son modèle; en nous affirmant qu'il
le voit ainsi o?
Si bien que des peintres même, mais épris du vrai plus que du
beau ont travaillé (chose étonnante à dire) à évite/' l'intervention
</f l'art, dans leur labeur. Ils ont repéré la ligne, point par point,
avec la chambre claire 1; ils ont étalonné le ton local, plage par
plage, avec des viseurs découpés dans des écrans de papier gris~.
Or de même une sorte de pointillisme mais sans impression-
nisme! dans l'expression de la chose du philosophe, ne serait-il

pas l'idéal d'une connaissance restée vraiment positive? Il faudrait


arriver à seulement noter soigneusement, en chaque point (et telle
n'est-elle pas la méthode expérimentale, en science, ou l'analyse

réuexive, en philosophie?) l'acte commun du sentant et du senti;


le noter tel quel sur le réseau le plus simple, surle temps seul si
l'on peut. sur l'espace et le temps, sinon; et piqueter ainsi tout le

contour, toute la structure de la chose. Toute tentative d'a/'yan-

~eme/ est déjà un gauchissement. Le philosophe candide doit


s'interdire les alliciances de la « H, l'artifice dans
diacosmétique~
la disposition et la présenta tion des faits.

1. Hotbein; c'est pour cela que ses personnages ont le bout <&: ne; gros.
2. Ou pourrait songer aussi d'un autre point de vue à Courbet difant « Je
plante mon cbcvatet n'importe oit dans la campagne, et je peins ce que je trouve
devant moi. Mais l'a-t-il fait jamais vraiment?
3. Qu'on nous passe ce mot; nous appelons diacosmélique (de dta&osmetn,
arranger) cet espèce de travail d'art qui consiste a disposer les objets de la façon
la plus intéressante ou agréable; c'est, si ('on veut. fart de t'étatagiste; celui de
la maîtresse de maison déplaçant les bibelots de son salon; c'est aussi celui du
peintre qui pose le modèle; c'est encore celui du metteur en scène au théâtre ou au
cinématographe. Le fait est d'autant plus important qu'il échappe souvent à
l'olbservation. Le peintre, avant qu'il commence à peindre, a souvent déjà esquissé
diacosmétiquement son tableau, en régtant l'éclairage, les reflets, les acces-
soires, etc.
E. SOURIAU. ART ET VÉRITÉ igt

Car là où l'art est intervenu, surtout la littérature, quelle


garantie d'exactitude reste-il, et quelle valeur documentaire?
Exemple l'observation psychologique, les notations introspec-
tives du romancier. Pourront-elles servir au psychologue? On a
dit oui, et avec d'autorité C'est une mine
beaucoup parfois. riche
et souvent précieuse telle t'œuvre d'un Marcel Proust. Mais
enfin, où commence, où ne commence le de
pas coup pouce,
l'arrangement en rapport avec la composition de
générate I'œuvre
les amusements d'écriture? Même le prodigieux Llysse de Jovce ne
fait-il pas visiblement à l'effet?
appel, parfois,
Exemple plus troublant l'histoire romancée, cet ilote ivre. ne
fera-elle pas rougir un peu la synthèse Dès
historique? qu'on
cesse, encore une fois, de piquer, le fait
point par point, passé, à
travers le document actuel; dès qu'on refait, qu'on reconstruit,
qu'on dynamise, ne s'écarte-t-on pas du vrai?
déjà
Et que dirons-nous encore des vastes constructions systéma-
tiques, où tout le détail est déterminé l'ordonnance
par fondamen-
tale de la composition, selon une forme spontanément épanouie?
Que de fausses fenêtres, que de faits introduits
chimériques, pour
la symétrie, pour l'ordre! du
Pourquoi quatre figures syllogisme
chez les logiciens de [a Renaissance? Parce qu'après sub nr~,
/~a; /)ra?. el sub su~. il fallait bien sub,
ajouter /)/'cë pour ter-
miner la comptine. Pourquoi une de l'action
catégorie ~'c~o<7Mf
dans l'Analytique transcendentale de Kant? Pourquoi une caté-
gorie de la /H~a//on? Toute ta faute n'est-elle à ce
pas schème à
ce monogramme » en croix lui
tréHée, qui suggéra ce nombre,
douze, et lui imposa un ou deux postes creux à remplir?
Tout cela, on le voit, qui se présente avec beaucoup d'apparence
ne tend à rien de moins rendre dans
qu'à irrecevable, toute insti-
tution d'un véritable sa~o/ le constructif tout
principe entier; et
avec lui, toutépanouisscmentautonome. toute harmonieuse crois-
sance vitate, toute efflorescence d'une
régularisée par l'arl, image
de t'ohjet de ce savoir. C'~st à l'inverse de
préférer, Kant, l'unilé
/c<M/q'ue à l'unité en
a/'c/<?c~n~He (pour parler cependant
termes kantiens).
Le schème. dit Kant'. qui n'est formé une
pas d'après idée,

t. Cr;'<. R<f)'s. pure: an'hitfrtuniqut' de la R. (trad. Ban)i. H. :i90).


i

~.g~ 12 REVUE pmLOSOt'mQCE'

une fin de la raison. mais empirique-


c'ëst-à-dir~ d'après capitale

suivant des vues accidentelles on ne savoir


ment, (dont peut

d'avance la ne donne unité /ec/uf; mais celui


quantité) qu'une

résulte d'une idée. celui-là fonde une unité architectonique.


qui
« ce nous nommons science ne peut se former
Et, ajoute-t-il que
mais et son schème doit
techniquement. architectoniquement.

conformément à l'idée, c'est-à-dire a priori, le cadre


renfermer

du tout et sa division en parties, et le distinguer


</Mno~ram/Ha)
suivant certains de tous les autres' ».
sûrement et principes

Si les vient de lire emportaient le morceau,


objections qu'on
conclusion de la serait à subvertir entiè-
cette importante Critique

L'unité devrait en tout labeur de


rement. technique prévaloir,

de et soucieux d'objectivité. Sans


pensée respectueux l'expérience
de la devant la réalité, soit qu'elle
une candeur complète pensée
soit il aurait nul de
veuille l'apercevoir, l'exprimer, n'y espoir

et cette ea~cfeMr devrait s'entendre, d'abord et


vraiment connaître;

avant de l'absence de /'a/~?


tout,
cette instance comme on le
Toute anti-apollinienne repose,

sur l'idée l'art, dans son développement, évolue entière-


voit, que

hors des de la notion de vérité; en sorte qu'il n'y aurait


ment prises
entre les autonomes de la démarche artis-
nucun accord principes

les allures nécessaires d'une recherche sincère, candide


tique et

vérité. La marche de l'art ne se plier à ces allures,


de la pouvant

ne se bien, qu'en tenant compte des sources de Kant; teUes


1. Ceci comprend
sont attestées son vocabulaire. C'est ce qu'on ne fait généralement
qu'elles par
et c'est l'antidote de la propension à interpréter Kant par sfs
pas assez; pourtant
Toute la théorie kantienne du schématisme, si importante pour
successeurs.
est fondée sur des théories de la mémoire; et de l'art pratique de
l'esthétique,
les souvenirs. En l'opposition des scMmattsmcs et des
reconstituer particulier,
est (non seulement l'idée mais les termes) aux tra-
unités tec/tn~aes, empruntée
vaux des mémotechniciens, chez qui elle était, alors, classique. Cf. par exemple
de Schenckel (i6t0); l'Art de la mémoire de d'Assigny (t(i97); la
le GKMphytactum
du P. BufQer (i7t9) et la .Memona tfchntca de Grey (1730). Les
.Wmotre artificielle
schematismes étaient, dans ce vocabulaire, des reconstitutions, soit par exempte
d'un d'un discours, d'un livre; par déve-
d'une théorie, système philosophique,
dans la pensée, à partir d'une figure plastique ptus ou
tftppement progressif
le monogramme de Kant ou complexe fournissant une image
moins simple
de ce Je trouve signalée, avec quelque ironie en 177n par t'abbé
concrète plan.
de t'allemand où se trouve réduit en
Yvon. ta ~.o</tca mernorativa Winkeimann,
tout le système d'Aristote Curieux document à signaler aux théo-
schématismes
riciens des Denkformen. Quant aux moyens « techniques ce sont, par exemple,
artificiels obtenus en réunissant la première syllabe des mots à confier
les vocables
a la mémoire Ronatu Antaseta pour se souvenir des rois de Home. On
exemple
salt c'est de procédés de ce genre que sortent Bartaro, Celarent et BaraHpion.
que
E. SOURIAU. ART ET VÉRfTÉ J83

ou réciproquement, il en résulterait un véritable antagonisme


entre l'artistique et le vrai. Telle est 1 ultime objection, l'objection
la plus fondamentale. Nous avons tenu à lui donner toutesa force;
'<'t dès maintenant nous tenons à dire que nous en concédons une

/)<7/c. Il y a c/es Je'/?:arc/!es de la pensée qui ne sont pas justiciables


<7c /'a; ou l'art doit s'abstenir, et laisser la paroic, entièrement,
]':unour, à l'intention passionnée et respectueuse de la pensée
vers les présences, même vers les présences obscures;
paniques,
celles qui n'ont qu'un visage d'ombre derrière le masque. Mais
enfin. il y a inversement des démarches de l'art: et dans
légitimes
les conditions de cette intervention légitime de l'art. l'art est seul
trouveur de vérité. Pour le bien voir. il faut rassembler ce que
nous avons déjà vu; et l'illuminer en prenant étroitement
plus
contact encore avec les conditions directes, les principes agissants
<le la création artistique toute pure.

H[

De propositions telles que le C7<efa//e<' et /a J/o/ d'Albert

Durer, ou sa J/e/aM/io/f'a: telles que le Co~cf~ de ou


Giorgione,
le /?:e avec uar/a~o~ de la sonate en la n" 12.
majeur, pour

piano. de MoxarL dirons-nous qu'elles sont vraies? Oui et nous en

ayons pour garants Dürer, Giorgione, MoxarL en vertu de l'adage

ariHtotéHque Ho s/.)OH</a/os A'ondn kai ~!e/on. En matière de

Vt'ritt' instaurative. i'artiste géniat est ce s/~ouc/a/os'.

). On n'dtU.-nd nous
pas nous
que expliquions ici sur le séuie. Il est boncepen-
<iant d~'
prt~'iser. que <'e n'est pas ce génie (hypothèse rend
paresseuse) qui
.'omntc de cette vérité, n~ même de la création artistique. Le ~'énie est un ensemhte
très complexe de forces. H est cette intelligence que servent des talents au moins
honorables dans l'ordre d'activité choisie; que gatvanisent toutes les forces d'une
ardente ambition de faire grand, d'accéder à la plus haute classe de production;
et que rend efficace (en outre des conditions extérieures favorables) un tempé-
rament physiologique remarquablement actif et vivace, toujours prêt a se
remettre en etat de
productivité et de tonus. Pourquoi? Parce que l'art est !on°-,
la vie courte, et peu nombreuses tes années où l'on est en état de produire une
grande œuvre. Le génie artistique, c'est toute une âme ardente et saa'ace, orgueil-
leuse et iaboneuse. agUe et robuste mise au travail pour la production d'une
grande œuvre d'art. Ainsi les capsules surrénales les mieux faiseuses de sthéni-
<'ité ne
dispensent pas l'activité ainsi produite de se mettre intégralement, res-
pectueusement et hahilement au service de <'ft;'t. Sur le génie, cf. évidemment
Brentano, Séaittes etc., mais surtout Thorndike (notamment le chap. xxxv; de
l'Educational psychology, t!)t8) Ktages: Cox: Terman et par ex. J. K. Fowter, The
.S~entM. t93U.
184 REVUE PHILOSOPHIQUE

~Vn"c ,v",vnna cille rnc


ces nrl\nnC:1.;l'\n~ ennl
sont vvraies,
Nous pouvons admettre que propositions parce

que l'homme compétent s'est adonné de toutes ses forces à les

faire vraies; parce qu'elles ont été (c'est ce qu'il faut montrer)
conçues et mises au monde respect selon
constant, un dans toutes
les démarches de leur création, pour la différence entre la vérité
et l'erreur dans ces mêmes démarches. Et ce souci d'éviter l'erreur,
de suivre la vérité, est constitutif, quant aux conditions de cette

création. En sorte qu'il est raisonnable de prendre à l'occasion ces

propositions comme des paradigmes éclatants des canons d'une

certaine espèce de vérité.


La A/e/aMc/!0/:a, n'en doutons pas. en dit autant sur l'angoisse

métaphysique que toute l'œuvre de Heidegger, et, de plus. elle la

définit dans une proposition qui porte avec elle la preuve de son

adéquation. Cela sonne comme un gong dans les régions hautes

de De même pour le Chevalier, et pour la thèse morale


l'esprit.
trouve définie il faut l'accepter, ou la rejeter, tout
qui s'y
entière. Mais même si l'on récuse les prémisses, le groupement des

idées (la « fonction propositionnelle », comme dirait B. Russell)

y est d'une vérité criante, incontestable.


Ce sont des propositions, dira-t-on Alors elles ont une copule?
Oui; et, comme pour toutes les
propositions catégoriques leur

est dans l'être, et se confond et se réciproque avec l'idée


copule
même d'être. Seulement, dans les propositions assertoriques ou
cet être est situé immédiatement au-dessous, ou si
apodictiques.
l'on veut e/! deçà; et dans celles-ci, immédiatement au delà,
au-dessus, de la démarche de pensée qui les formule. La modalité

artistique diffère nettement en cela des modalités scientifiques,

d'expérience ou de démonstration'.
Ce qui voile, pour les philosophes et les esthéticiens,
parfois,
« cette lampe de vérité » (comme disait Ruskin)2, qui luit dans

1. Ici le lecteur tant soit peu scolastique (et cette note s'adresse à lui seul) pen-
sera peut-être alors si les propositions artistiques, ne sont ni assertorique~. ni
apodictiques, elles sont pro6Mma<tg[Ms? Non; car t'idée de possible (du moins
c'est ce que nous pensons) n'est ni chaire ni distincte; mais Yéritabtement contra-
dictoire c'est le droit à t'être, sans l'être; c'est ce à quoi rien ne manqua pour
être, et qui pourtant n'est pas. On sent assez que le présent travail est tout entier
dirigé contre une position philosophique telle que celle qui subsume à une caté-
gorie de possibilité les inventions artistiques de l'esprit et qui sépare l'existence
en acte et le droit à l'être, dans l'explication du spectacle du monde.
2. Sept jE.ampf's de Mrc/M~ectttre. Mais c'est chose curieuse, comme Ruskin fait
une application grossière, matérialiste, de cette idée si juste en ette-mf'me de
E. SOURIAU. ART ET VÉRtTË t85 1")

l'art: c'est la difficulté qu'on trouve à déterminer exactement le


rote joué. dans cette recherche, par les diverses valeurs esthéti-

ques de beauté, d'harmonie, de sublimité, et ainsi de suite. On


dit par exemple (et c'est tà-dessus que s'appuyait principalement
la difficulté rencontrée tout à l'heure) l'art cherche avant tout
le beau, l'art crée le beau. Or, la réalité n'est pas toujours belle
on pourrait dire qu'elle ne l'est presque jamais; en tous cas
elle ne l'est pas de la même façon que l'oeuvre d'art. C'est
pour
obtenir le beau que l'art fausse son portrait du réel. H y a indiffé-
rence toujours, incompatibilité parfois, entre le beau, soleil de
l'art et le vrai. Ou bien encore Soit; l'art ne cherche pas néces-
sairement le beau. H peut chercher tantôt le beau, tantôt le
sublime, tantôt le trafique, tantôt le comique, et ainsi de suite.
Vous voyez donc bien qu'il erre. Il y a des fins diverses et capri-
cieuses. Comment conduirait-il vers le vrai. qui n'a qu'un visage,
si) a, lui, tant de masques au choix?

L'erreur, ici, est de considérer tous ces masques ~pour continuer


à les nommer ainsi; et le terme est acceptable); de considérer,

dis-je, tous ces masques comme représentant des fins, lorsqu'ils


ne constituent que des vérifications, des critères même si l'on

veut; des épreuves, diverses selon les cas, attestant réflexivement

l'acquisition effectuée de la vérité artistique: laquelle est toujours


une en son essence.
C est la diversité même de ces valeurs, c'est la nature de leur

différence, c'est l'examen des innovations qu'on a faites et peut


taire encore en ce domaine, qui doit seul nous assurer de ce rôle
réftexif; seulement consécutif par rapport à l'accomplissement rée)
des démarches créatrices.

vérité dans l'art. Il faut. par exemple, dit-H, éviter h'sstucages,ie faux marbre,
les matériaux artificiels et les placages. Comme sice qu'il y a, physiquement,
derrière tes surfaces dans le mur, imporlait à i'arctutccture, en tant qu'elle
diffère de l'art de l'ingénieur qui bâtit! Les Romains, ces bons bâtisseurs, ont
aussi bien que les Byzantins et que les romans enferme un noyau de blocageentre
des parements, t'roscnre tout cela, exiger que la vérité architecturate soit non
seulement spnitueUo mais matériette, c'est exagérer la p~~tée du principe, et le
prolonger ta ou il n'est plus nècessatre. C'est du purisme, du pietisme presque. Il
est vrai pourtant que l'amour profond de t'artiste pour je vrai le portera toujours
à adorer travaiiter en plein, dans des matériaux sincères. ti y comprend mieux,
d'aiHeurs. ce qu'il fait. it n'a plus besoin,quand ittrava]Ne ainsi, de séparer
l'art de bâtir et son '< aUegorie (comme dit ScheUing). Il n'a plus besoin
de distinguer la matière et l'esprit il est bien démiurge.
~6 REVUE PHILOSOPHIQUE

Voyons cela de près. Faisons-la un instant cette


comparailre,
Table des Valeurs artistiques, cette Rose des Vents où figurent
iesrhufnbsdel'ios.

Il ~st difficile, bien de trouver un accord des


entendu, parfait
théoriciens de l'art sur le nombre de ces essences, et sur le choix
des types. On admet assez souvent, comme bien la
représentative,
rose à six pétâtes beau; sublime; tragique; grotesque; comique;
ety'')/ d'où l'on revient au beau. non sans irré-
Quelques auteurs,
flexion, mettent le laid au quatrième poste, ce
parce que poste
est en face de celui du beau. H est aisé de voir la laideur,
que qui
est une négation, une privation du beau, n'a rien à voir ici. Elle
n'est pas une valeur de un de sa
positive l'art, signe présence.
Elle ne saurait être mise les rumbs: elle ne saurait être
parmi
mise, par rapport au beau, dans la situation où se trouve le
comique par rapport au sublime, le joli par rapport au tragique.
Le tragique est l'antitype du joli, est incompatible avec lui. De
même sont incompatibles le sublime et le comique. Cependant )c
joli comme le tragique, le comique comme le sublime, sont des
valeurs positives dans l'art. C'est donc bien le grotesque seul,
valeur positive, qui convient en face du beau; Callot en face de
Raphaël, comme Aristophane en face de Pindare et Anacréon en
face d'Eschyle.
Mais cette rosace estévidemment insuffisante à tout caractériser.
Elle est « classique' o. On caractériserait assez bien le roman-
tisme par l'innovation de donner, comme des valeurs positives.
comme des étoiles polaires de son art, non le mais le
tragique,
dramatique; non le comique, mais l'ironique; non le joli, mais une
certaine fantaisie ailée et faute de le
étrange, mettons, mieux,
fantasque (humoresque, s'il était français, serait le meilleur mot)
non le beau, un peu froid, mais le oublié des
poétique, trop

1. On peut hésiter à prendre cette rosace pour classique à cause de la présence


du grotesque, revendiquée par un théoricien rattaché au romantisme. Mais fHugo
cs~ te plus ctassiquedes romantiques; 2° il est resté isolé en cela; 3° il est exact
(et Hugo même l'a dit) que le grotesque figure dans l'art classique. Iros est dans
l'Odyssée comme Thersite dans l'lliade. Raphaëi a peint des grotesques au Vatican
E. SOURIAU. ART ET VÉRtTÉ 187

poètes classiques, il a encore réhabilité une certaine emphase


(enfer et damnation Je porte malheur à tout ce qui m'entoure.)
que le classique évite soigneusement. Le pathétique enfin le
pathétique beethovenien par exemple achèvera bien de carac-
tériser ce style. On voit premièrement que cette rosace est aussi
t'empiète et structurée que l'autre. deuxièmement évite soi-
qu'elle
gneusement tous les postes de l'e/o.< classique. Or d'autres
que
encore sont à noter! Leca~'ca~Hrct/, également distinct de l'iro-
nique et du grotesque, a sa valeur propre dans tous les arts. Le
mode /)e'ro~Me (ou, si l'on préfère. e/)/~uf. bien que le mot soit trop
spécifié dans la poésie) n'a-t-il pas sa place aussi bien dans l'agen-
cement des couleurs ou des sons que dans celui des mots? L'art
d'aujourd'hui n'a-t-il pas trouvé son frisson nouveau dans une
certaine agressivité dansante d'angles et de couleurs complémen-
taires rapprochées par le bord intense: de grincement de notes
<'t de prédominence de la batterie, à la Darius Milhaud; que je
ne saurais mieux qualifier que de/~rr/~oue? '?
Bref' on aurait sans doute un tableau à peu et
près exhaustif,
solidement structuré, de la rose des vents de l'art, dans la liste et
les positions relatives qu'exprime le tableau, 1.
figure
Or un tel tableau est obtenu, est-il besoin de le dire, d'une façon
tout empirique et rigoureusement par ~Mne/ne~/s. Comment
en serait-il autrement? C'est la preuve même du caractère de
réflexion sur le fait acquis. qui donne lieu à ces entités. Mais cet
empirisme a bien sa valeur. Le tableau est dressé en effet, d'une
part en cherchant soigneusement les antitypes, par l'expérience
de l'incompatibilité artistique noble-cari-
(pathétique-fantasque;
catural emphatique-ironique, d'autre part en recherchant
les insertions possibles, en sériation continue, de valeur
chaque
entre deux valeurs voisines. On peut assurer qu'on rencontre.
dans un tel labeur, le choc et la contrainte du i.
positif
Mais d'autres observations seront fructueuses. C'est d'abord
qu'il est impossible de considérer dans un tel tableau les interca-
laires comme des mixtes. Pour se tenir à moitié route du l'eau et

~ous pourrions etaionner tout ce tabteau par des exemptes tirés de l'art. Mais
il vaudrait mieux que de tels exemptes eussent l'appui d'un consentement <'oi-
ierUf. Un tel étatonnage serait bien intéressant à espérer du f'ocN<)u<<t;r<'d<'t'&st/M-
«'~ue, en préparation à la neuve Association pour t'Ktude des Arts, sous la prési-
dence de M. V. Base)).
188 REVUE PHILOSOPHIQUE

de l'emphatique, il ne suffit pas de les faire déteindre tant soit

l'un sur l'autre. La noblesse dans l'art est la solution positive


peu
d'un tel Il faut réussir à la créer pour occuper en effet
problème.
E. SOURIAU. .T f:T VÉMjTÈ i89

le rhumb 1 où l'on cherche à se placer. Or c'est par des !~c~


<f's dans la composition artistique, qu'on subvient à de telles

occupations de rliumbs nouveaux. L'ethos du mode dorien. selon


!es Grecs (il correspond au pyrrhique de notre tableau) est exacte-
ment opposé au lydien, gracieux. Mais c'est qu'aussi, qui étudiera
la structure des mélodies dans ces modes, verra qu'elle est rigou-
reusement opposée, tétrachorde par tétrachordc, en miroir o.
C'est bien sa structure personnelle, artistique, l'architecture
intime de 1 fEuvre, d ou résultent de tels effets, après coup saisis-
sables. Ils sont d'ailleurs, disons-le franchement, imprévisibles.
C'est lorsque la mélodie est là, lorsqu'elle danse tout à coup
dans l'âme, qu'en la contemplant on la voit tendre ou ironique,
héroique oupathétique. Et si d'aventure nous trouvons qu'elle
ne soit ni belle, ni sublime, ni rien qui soit connu, mais quelque
chose de non ressenti encore, la refuserons-nous parce qu'elle
n'est pas justement belle? Si le poète, entre le poétique et le beau,
a trouvé quelque chose qui ne soit ni l'un ni l'autre, quelque
chose d inéprouvé encore, plus tendre que le beau, plus chaste

qne le poétique, s'en attristera-t-il? Ke se tiendra-t-il pas au


contraire pour favorisé des dieux?
Si l'on nous dit d'ailleurs, que tels tableaux, tels poèmes, ou
tels morceaux de musique, sont spirituels ou fan-
élégiaques,
tasques ou pathétiques, que savons-nous de substantiel, de

topique, de personnel sur eux, sur leurs contours exacts et leur


contenu? Le désir, si intense suit-il, de dire un mot spirituel ne
le fera jamais sortir, si nous ne parvenons à l'inventer'

). Le mot de rhumh. emprunté au tangage maritime, a de bons répondants


esthétiques: Y. ttug'o d'abord (" aucun rhumh n'est refuse au~énie c'est, à
propos
1)rop~)s du même
problème même qui
problème rit)us
qui nous occupe);
i)ecupe); puis M. iNI. Pau)
Paul Vatéry. comme
Val(~i*v, titre
comme titre
d'une recherche méthodique.
2. Qu'est-ce, par exemple, que te comique' Kst comique tout univers, ou tout
fragment d'univers, construit de manière à ne donner aucune place à ce /a<;ieur
<<t</oMS< (Cf. Heidegger) qui est diffus dans l'univers de l'expérience pratique,
vitale. Pourquoi te comique fait-il rire? Parce que l'annutalion brusque de l'angoisse
(toujours préexistante sous une forme fruste, diffuse) provoque le réf!exedu rire.
On observera que te comique ber~sonien, cas trop particulier, est compris ici.
Si l'avare nous fatt rire, c'est dans la mesure où, fantoche, i! n'est ptus terrible;
on sait que Mo!ière n'y réu-sit pas tout à fait. De même Tartuffe ne nous fait
nre, que dans la mesure où il est démasqué, confondu. Mais il y a un comique
!nverse du bers-sonien, où le terrible du mécanique est anéanti par le menu
acctdent, t'indéterminatton brusque. Une machine, un meuble, qui s'anime,
~nmace. ou fait un ~este. c'est le comique par exemple des Dessins animés;
190 REVUE PmLOSOt'HIQPE

Ainsi, ces essences réftexives de l'eues ~ont bien à


postérieures
l'accomplissement de là progression instaurative, qu'elles ne diri-

gent pas. Elles sont selon l'amour, elles procèdent d'un retourne-
ment réflexif et contemplatif vers l'oeuvre
Eros et non pas Apollon. Selon /'arif, d'autres puissances régu-
latrices interviennent dans leur acte.
Non, Lien entendu, que celles-ci, donc, n'aient pas d'importance.
Souvenons-nous qu'elles sont des épreuves, des contrôles a poste-
r/ort: non des régulations directes et des lois de l'acte.
Mais considérons l'artiste à l'œuvre: et c'est là que nous obser-
verons ces lois.
La glaise est sur la sellette. Des premières déterminations don-
nées, une ébauche d'être est née. Maintenant nouveau
chaque
coup du pouce, de l'ébauchoir (et le statuaire ne pas
regarde
l'ébauchoir c'est la statue qu'il regarde) ajoute plus d'être essen-
tiel à cette créature, l'approche davantage, à travers la masse con-
stante de la glaise, de son éclosion complète et de son existence

parfaite. Mais chacun de ces coups de pouce etd'ébauchoir est une


décision grave, résultant d'un jugement. Telle menue, telle
tape
infime pression, spécifiant l'arcature d'un sourcil, la commissure
d'une lèvre, soudain confère à l'oeuvre un étonnant surcroît d'exis-
tence. Mais aussi quels dangers! De même pour le
peintre. Une

pointe de rose ici parmi tout ce vert, pas trop loin de ce bleu
toute l'oeuvre chante, s'exalte, se pose en joie dans la perfection.
La même touche un peu plus large, placée un peu plus bas: tout
est perdu, toH~est strapassé~! Et qu'il s'agisse du peintre, du

strictement antibergsonion. MMS il est évident que pour arriver à construire un


monde dont la une guérisse de Fan~oM~, il faut beaucoup d'inventivité et d'apport
substantie) de ce qui peut remplir cette f&rste-.
t. On sent le rapport avec les essences ttusserHean&s et c'est en raison de
l'importance de la terminologie hussertienne, que nous adoptons ici (contrairement
à nos préférences, et à notre usaxe aitteurs), le terme d'eMencss,. pour designer les
nuances de t'e~(M esthétique. Mais qu'on observe bien, chose très imfpaFtaRte, qu'il
ne s'agit pas ici d'apposé;' à <'ar< telle philosophie générale connue; nMMS.q~u'ii
s'ap'it fout au contraire, de la possibilité de vérif)er ces philosophies; en constat.aQ't
jusqu'à quel point eUes cadrent avec le fait artistique, ou bien échouent devant lui.
Nous verrons un peu plus loin, à propos des essences sensorielles dans l'art, un
aspect important de cette position philosophique.
2. C'est ici un vieux terme de critique d'art, qui n'est pas remplacé il désignait
Foutrepassoment du point de perfection de t'œuvre, faute d'avoir posé où il fallait t
les dernières touches, et déposé à temps les pinceaux. C'est l'excès du travail.
au delà de l'akmè d'existence artistique de t'œuvre; et qui la fait redescendre
vers l'obscur.
E. SOURIAU. ART ET VËRtTÉ i9<

ou rl_- -1.- t
sculpteur du poète. qu'on songe à ces dernières touches ou
retouches, si prégnantes, si périlleuses, si singularisantes pour
l'a~uvre! Comme il faut qu'elles soient à la fois précises etyH(/
<CUSfS.
C'est, donc bien un jugement l'artiste, en de tels actes.
qu'opère
Et quelle raison a ce jugement, dans le moment même oit l'artiste
le porte: dans le moment où il veut. conçoit ou (car c'est
opère
tout un) l'adjonction de sa touche nouvelle: soit la pose en
qu'il
imagination, dans une expérience de pensée: soit en brouillon.
dans une esquisse, sur une ébauche: soit immédiatement et direc-
tement sur 1 œuvre? Quelle raison a ce jugement, ce choix, cette
décision d'adjonction: sinon le surcroît même, le saillissement
d'existence (je dis de puissance d'avoir lieu, d'être manifeste, d'être
réelle, d'une sorte plus éclatante, plus triomphante) qui survient
dans cet acte même, pour l'oeuvre l'art ainsi construit ? Surcroît
que
d'existence que peut vérifieraussitôt d'ailleurs, la sensibilité esthé-
tique réticxive, par son affection selon une quelconque des essences
del'e/Ao.s artistique car, que cette essence soit le beau, le sublime,
le tragique, le pyrrhique, il n'importe. Et cette essence être
peut
formulée, définie, reconnue pour ce qu'elle est; mais elle peut aussi
rester non étalonnée, etdésignée seulement comme
génenqaemeB~
le fait l'artiste (qui n'a pas besoin de préciser criliquemenl l'espèce)
lorsqu'il dit c'est amusant: c'est intéressant: c'est drôle. « C'est
drute »: il dit cela en mettant à la de trombone, avec un
partie
changement de clef enharmonique, le Tu~a /n~u/?! du Jugement
dernier. Et il frissonne.
Ainsi c'est l'art pris à rebours, que ces essences. C'est le cou-
rant anaphorique de l'art, remonté, ou plutôt rencontré, en choc
co~c/en~'g/, dans le sens contraire à celui où opéra l'esprit.
En ce qui concerne l'esprit et l'art, on voit assez l'extraordi-
naire solidité de trame, que peut donner à l'opération successive
d'instauration. l'attention soigneuse du poète ou du peintre, du

sculpteur ou du musicien, au saillissement anaphorique qui résulte


ou ne résulte pas, de chaque intégration de déterminations nou-
velles proposée, s'ajoutant à l'oeuvre: ainsi que des écroulements

qui peuvent résulter, pour ce qui est déjà acquis d'anaphore, d'une

i. Cftte touche de routeur tue te tableau dit le peintre.


192 REVUE PHtLOSOPmQUE

proposition erronée. Anaphore désignons ainsi ce gain de degrés


dans l'intensité d'existence.

Quelles démarches pratiques, quels procédés permettent cette

progression artistique, ce n'est pas le lieu de le voir ici en détail.


Comment par exemple, l'opposition d'abord- l'opposition des com-

plémentaires, en peinture, l'opposition des notes en intervalle de

quinte, en musique; et ainsi de suite; comme ensuite la média-


tion par le troisième terme ajouté qui transforme la contrariété en
harmonie à trois termes, en Dreiklang; puis les redoublements

qui enrichissent par échos les éléments premiers du Dreiklang, et

changent la matière sans changer la structure; et ainsi de suite;


comment fonctionnent tous ces éléments de la logique de l'art;
comment surtout chaque forme, dans cette logique de la superpo-
sition des formes', n'est autre que la la loi du gain d'un degré dans
/'a/te~ore; tout cela, il est inutile deledirelonguement. Notre

propos n'est pas d'exposer en détail cette logique de l'art, mais de

rappeler qu'elle existe


Ce que nous avons dit de l'être présupposé, de l'être bathique
garanti par l'ardeur actuelle de l'amour intellectuel; et qui à la
fois est définissant et défini par rapport à la copule est du juge-
ment: on peut bien le redire (et c'est le grand point qu'il fallait
mettre en évidence) pour la copule informulée~ du jugement

artistique, qui elle aussi à la fois s'appuie sur l'anaphore instaura-

tive, sur l'accession à l'être en suruenance par promotion; et définit

t. Nous prenons forme ici évidemment dans une acception technique esthétique
et philosophique; non dans un sens concret et vulgaire.
2. Il y aurait une curieuse spéculation, obtenue en confrontant dans Lacbetier
l'intervention du Beau, dans le Fondement de l'Induction, qui est analytique: et la
dialectique d'art, dont il se sert dans Psyc/to!o~te et Métaphysique, qui est synthé-
tique à partir du milieu. Or cette dialectique est assez conforme à ce qu'on vient
de lire. Notamment l'étape des échos symboliques, qui enrichissent le monogramme
primitif par des redoublements lointains, et lui donnent valeur cosmique, y est
curieux. Or il est à douter si Lachelier instaure autre chose que la phrase, l'être
est existant. Mais it est frappant qu'il l'instaure effectivement rigoureusement
selon la dialectique de l'art. Quant à savoir ce que la présence de l'art dans
une phrase (c'est alors un poème) tui donne de vertu gnoséotogique, c'est une
autre question celle même que nous examinons'dans ce moment.
3. Ette n'est pas informulable. Il nous serait facile de chercher dans les
mathématiques des symboles inscrivant des postulats* d'existence (c'est-à-dire des
indices de réussite instaurative) pour les entités qu'on vient de définir. Mais cette
recherche de philosophie très technique, ne rentrerait en rien dans les perspectives
de la présente étude. Nous comptons la donner ailleurs, dans un ouvrage bien
plus ample sur l'art, que nous avons en préparation.
E. SOURIAU. ART ET VÉRiTÉ ~9:)

cet être. L essentiel est ceci, de telles ont une


<;ue propositions
ici de vérité. Le tue tout son tableau
peintre qui par quelques
fausses touches, et nous le avance une proposition
propose ainsi,
erronée. Et par l'effet de la laideur, du ridicule, surtout de cette
grisaille d'inexistence (cela n' « a pas lieu a, disait un poète
en écoutant de mauvais l'oeuvre sans
vers.) qui marque vertu,
sans puissance, sans nous sentons bien enet
signifiance, qu'en
elle est erronée. Sans discerner ies raisons de
pourtant cette
erreur.

L'espèce de vérité qui est ici en n'est évidemment


question, pas
cette vérité qui se réfère au La
rapport sujet-objet. conception
sujet-objet est solide, raisonnable. Nous n'en contestons en rien
le bien-fondé dans son domaine. Même dans t'hypothèse idéaliste.
ce n'est pas une notion videet sans valeur celle d'un
que rapport,
quel qu'il soit, et même d'un rapport de ressemblance, entre
la chose du dedans et la chose du dehors: entre les attributs !iés
au /M~ ./<?. et les attributs liés au point supposé correspondant,
dans le néant du dehors.
Mais il y a une autre sorte de vérité, peut-être plus profonde.
sûrement plus directe, plus liée à ce nous
que pouvons imaginer
comme propre à constituer le cœur. l'être même de l'Ètre: une
vértté non médiate et non relative à un autre être ce dont on
que
i'afth'me. Vérité dont le concept est à la fois connu dans la philo-
sophie et toujours obscure. L'idée seule d'art la rend lumineuse:
et l'idée de dialectique de la création la rend satisfai-
artistique
sante. sans appel à aucune idée, ni de modèle ni de
platonicien:
/a/ de toutes choses ensemble et en ce restera
particulier, qui
toujours douteux et un peu trop de la nature du satis-
rêve, pour
faire entièrement le sévère. Si dans un
philosophe par exemple.
des labeurs de /r/ c/e ~rc,je cherche moiz t~a/ ce faisant
je cherche ma vérité même. Et cette vérité, il me paraît pas qu'e!!e
soit référabie à quoi que ce soit d'extérieur à moi. Je ne cherche
pas une vérité relative à moi: une vérité au de moi. Je cherche
sujet
une vérité pour moi. Et c'est encore cette de
espèce vérité qui
nous fait dire d'un beau lion, se met nous
lorsqu'il debout, regarde

). C'e~t rt-Hp même qu'avant ~(Mi la philosophie nommait f'ommuncm~nt <rafts-


<:Mt/fn<a<< cf. art. Vérité dans )'ËKcyc<opfd!edc Oah'mbort. On )'a nomm~' uu~si
t e;<f de c~nSf.

Tu~Hcxv.–1933fK'3et4). 13
j9~. R.F.YL'E )'tttLOSO)')H~L'E

non voilà un beau lion; mais voilà un vrai lion.


et bâille. pas
de tel tableau le du musée
C'est celle qui fait dire que catalogue
Portrait <ftM /nconnH « Voilà un portrait qui
nous dénomme
certainement fut ressemblant. Kous ne savons pas quel person-

a eut tel nom, tel état civil, telle consistance


nage vécu, qui
et ce tableau fut Et cependant nous
sociale, d'après lequel peint.
en face de nous, de toute cette gangue,
voyons surgir dépouillé
absolument lui-même, criant de ressem-
un être nu, pur, intense,
de ressemblance avec lui-même. Il est là dans sa
blance
vérité intrinsèque.
cherche et définit.
C'est celle vérité, d'abord, <yKe [art à la fois
C'est le labeur de l'art le poème, la symphonie,
par que l'oeuvre
cherche et trouve sa vérité propre. Sans la dialectique
l'édifice
de l'art, l'idée même de cette vérité s'évanouit.

est vraie d'une vérité la c/Mse /a~e selon l'art;


Seule intrinsèque
selon la dialectique éprouvée de l'action instaurative.

Ainsi un est sûr même en matière de science, de


déjà point
de austère, l'œuvre quelle qu'elle soit n'aura
philosophie, pensée
d'être, d'éclater aux esprits, d'avoir lieu, qu'à
pleine puissance
condition de satisfaire à l'art.
connaissance méritera vraiment son nom. qui n'ait
Quelle
sa substance, son corps, œuvre et pensée
d'abord pour pour
lucides?

Mais l'art ne recherche seulement cette vérité là. Ne concé-


pas
inféodé à sa vérité intrinsèque, soit incapable
dons pas que l'art,
se à la vérité de nous apprendre
de plier extrinsèque, incapable
à connaître la chose du dehors.
l'art soit lié constitutivement à la recherche de la vérité,
Oue
n'en douterons un seul instant, quand nous aurons
nous pas
constaté que sa structure même, que sonarchitectonique totale,

l'on est la distinction entre les deux espèces


si veut, dominée par
la vérité de dont on vient de
de la vérité; simple premier degré,
et !a vérité sujet-objet ou du deuxième degré.
paner;
nous avons fait pour la preuve, tout à
Comme comparaître,
E. SOURIAU. ART ):T VÉRtTÉ ]9S

I~ ~·_·_
l'heure le cycte des valeurs: faisons à présent, le cvcle
comparaître
taHouedesArts(n~.2)~. 1,
Il v a deux degrés dans l'art. Toute une art ara-
série, musique,
besque. peinture pure (simple jeu musical des couleurs), etc.,
n'a aucune attention à la chose du dehors.

i~x. 2. t. Lignes: 2. Volumes: 3. Goûteurs: 4. Luminosités: .~Mouvements;


'i.Sonsarticuk's: 7, Sons musicaux.

Le peintre pur, avec des le


couleurs, musicien, avec des sons,
dressent, des des aventures de
microcosmes, t'être, des person-

1. 'ous demandons qu'on veuille f)ien nous de


permettre présenter les deux
tableaux qui tt~urent ici à titre d'appui et de documentation, comme résultat d'une
ion~ue étude pos~Uve de l'art, dont il nous est impossibie ici de donner la justifi-
cation détaiHee: mais dont les résumés permettent de sentir ou de
peut-être
récuser )e bien-fondé.L'art est trop\astepf)ur pouvoir être évoqué ici, autrement
qu en schématisations: d'ailleurs, croyons-nous, incontestahtes.
J96 REVUE PHILOSOPHIQUE

a"l;n,.c ;n~livionPlc
individuels. \`Macavnncwn
Kôusavonsvudèsie
nages, des personnages singuliers,
début de cette étude comme ces êtres être grands, instants
peuvent
et forts, dans leur architecture spirituelle; c'est-à-dire purement
selon selon la instaurative. Ils sont si réels, qu'ils
l'Esprit, pensée
ont d'émouvoir, de fasciner, de hanter, de passionner
puissance
diversement, comme des êtres humains et vivants. Et ces êtres-là

sont tout de vérité ou du premier degré. Il y a des


intrinsèque:
arts du degré, où règne seule la vérité du premier degré.
premier
Et ces arts-là travaillent avec des données sensibles diverses.

L'un fait chanter des couleurs, l'autre des sons. Le faiseur d'ara-

module avec les lignes. On a fait remarquer, et nous


besques
l'avons cité comme il y a là une transformation spontanée et
déjà'
tout à fait intelligente en Cosmos, d'un univers de qualia,
parfois
d'entités qualitatives sensorielles. Lignes, volumes, couleurs,

luminosités, articulés, Sons purs; sont les éléments


phonèmes
divers avec lesquels une même puissance démiurgique joue d'une
en diverse, en réalité semblable~. M y a un Art
façon apparence
à travers toutes ces dissemblances apparentes; et
pur, identique
fait l'esthétique comparée. De cet art résulte une
que apparaître
diverse démiurgie un peu magique; un kaléidoscope de
toujours
menuets, de sonates, de symphonies; de tapis à arabesques, de niel-

lures d'orfèvrerie, de profils de vases; de pas de danse, de gestes


et d'attitudes humaines; de portiques, de colonnades et
gracieux
de nervures de voûtes. Là vous voyez, très concrètement, peut-
être un peu puérilement, quelquefois avec une étonnante
parfois
hauteur de se l'Esprit pur; un peu comme le petit
pensée, jouer
vieillard Démogorgon, ce dieu du mythe grec, qui faisait des

mondes se désennuyer. Mais le nôtre peut-être, de monde,


pour
à la rigueur être un d'entre eux.
pourrait
Puis tout un autre cercle de l'art reprend les mêmes essences
et les dispose encore selon des lois d'harmonie et
qualitatives3,

Cf. ptus haut citation de M. H. Delacroix.


2. Nous avons publié naguère ici même une étude visant a faire apparattre
les lois esthétiques de la musique et de t'araboi=que ptastique. On sait que le
probtème des « correspondances n'en art a une assez vaste bibliographie. Mais il
s'agit moins ici de correspondances baudclairiennes, ou rimbaldiennes, en rap-
port avec les syncsthésies, que d'homologies selon des principes dialectiques
communs. Sur l'idée même d'Esthétique comparée, Cf. notamment G. L. Raymotld,
Comparative Aestheties.
3. C'est un fait d'une certaine importance sans doute, que de constater à propos
E. SOURIAU. ART I;T VÈRtTÉ 197

d'intérêts artistiques diverses. Mais cette t'œit de l'homme


fois,
habitue à saisir sur leurs indices colorés ou clairs-
perspectivement
obscurs les habitants et les meubles du monde, recommencer
peut
le même travail et d'une façon plus machinale, plus obligée qu'à
proprement parler illusoire (puisqu'il sait bien est
qu'il trompe)
à d'une toile couverte de à des
propos pigment: propos volumes
d'un bloc de marbre. Ce arrive on
qui là, l'a, évidemment, préparé
par artifice. Le peintre, le en combinant leurs
sculpteur, ~u<ï/a,
ont eu égard, non seulement à une loi de vérité mais
intrinsèque,
à une loi de vérité
extrinsèque.
La façon dont le monde de l'art se sur ces deux
calque espèces
de vérité, devient si évidente dans un de ce
dispositif genre, qu'elle
n'a pas besoin (t'être montrée~. On voit comme sont
longuement

repris, avec une vérité du deuxième le


degré, l'arabesque par
dessin (qui est une l'architecture
arabesque représentative), parla
sculpture et ainsi de suite. On observera aussi et c'est un fait

très important, dont la dans nos conclu-


conséquence reparaîtra
sions générâtes que cette selon des lois
reprise représentatives,
de la musique des couleurs, des lumières ou des ne
contours,

(te t'nrt. que les cs~nccs setMt't'!<;i; dont on se


matériaux, sert comme
et qui
étutïent, sensuahsent et concrétisent le labeur
pur, n;' sont depas l'art
de sa chose.
Elle, le divisent au lieu de t'unir.
Lapturo~des arts, atteste f insuffisance de
l'art, a instaurer totalement la représentation, à partir d'un néant. Il y a, ùté
l'art, un résidu. Du moins en ce qui touche le concret. C'est inaliénable
l'apport
de la pensée seton famour que ce contenu sensuel de l'art ce qui fait qu'une
helle couleur, un beau son musical, ne sont pas seulement justesse spirituette.
m.~s plénitude sensuelle et assou'issement rétiexif.
t. Un constatera aisément l'énorme simplification daas la ctassinca-
apportée
tion <ies arts par ce jeu de cercles concentriques, en comparant par exemple
avec JDessoir, j4es<f:/t p. 2M (on peut aussi consulter Hamann), où figure un
tableau si comptiqué et pourtant incomplet. On observera que notre bien
tableau,
que n'étant pas fondé sur la distinction des arts mobiles et immobiles, chère
notamment à Fechner. etablit pourtant une région de l'immobilité, à droite, et
de la mobilité, à gauche. On observera aussi que le ne
cinématographe (qui
figure pas dans les ctassincations connues; et pas toujours pour cause) vient
curieusement fixer en bas, au milieu même des arts des matériaux d'omhre et de
tumtére (comme ta photographie ou le tavis en camaïeu) et comme l'exi-
apriori
geait l'architectonique du système la limite axiale de ces deux Nous
régions.
ne portons pas le théâtre ici, parce qu'il est simplement une combinaison dosée
d'espèces artistiques littérature,
simples: mimique, parfois musique: sanscompter
architecture et peinture. Le
théâtre (c'est sa caractéristique) peut être une pré-
sentation cosmique générale de tous les arts.
2. Nous rangeons dans la même classe l'architecture et les principaux des arts
nnneurs parce que faire l'architecture d'une maison, d'un vase ou d'une table,
< est un même principe (emploi des formes skeuologiques). Mais la plupart des
arts mmeurs (un peu comme le théâtre) combinent dans leur microcosmes des
<u'is divers.
t{)8 REVUE PHILOSOPHIQUE

dispense pas l'œuvre d'avoir encore une vérité au premier


degré'. 1.
La vérité représentative. ne c~/s/~ensc'pas de la vérité directe ou
de premier degré, ceci est vrai même pour la science, même
pour la philosophie. Il faut que l'œuvre traité de physique,
symphonie, système d'idées philosophiques,–sorte d'abord de son
néant; qu'elle soit /a~e, qu'elle soit construite, qu'elle ait pouvoir
d'éclater aux intelligences; pour n'en être que mieux en état de

supporter une image du monde. Maisplaçons-nous franchement


au point de vue de la vérité qui cherche à. unir le sujet et l'objet.
Faisons-nous bien persuadés de la présence et de la puissance, de
l'autorité de la chose du dehors que ce soit le vaste monde vivant,
ou celui même de la matière, ou celui des autres esprits; que ce
soit celui des êtres singuliers, uniques, personnels, ou celui des
vastes universalités. Même dans ce domaine pouvons-nous tout à
fait nous passer de l'art, pour connaître?
A tort ou à raison, on a pu fonder bien des espoirs sur 1 art,
pour saisir, comme l'ont fait Titien, Velasquez ou La Tour, ce

qu'il y a de plus directement vrai et de plus intime à la fois. de

plus singulier, dans les êtres et dans les choses. II n'y a de science

que du général. L'art ne nous donnera-t-il pasen plus le singulier?


Et sans doute la science aura (dans ce domaine) le pas d'abord;
elle nous dira d'abord toutle général. Maisira-t-ellejusqu'au bout,

épuisera-t-elle le singulier? Ne nous faudra-t-il pas encore l'art,

pour <n~er cette somme jamais épuisable de caractères univer-

sels, combinés dans l'individu? Qui osera assurer que'l'esprit d'ana-

lyse, analysant l'être, ne laissera pas toujours échapper quelque


élément de totalité, ou même d'existence locale, que lasynthèse
qui travaille sur les résultats seuls de l'analyse, ne pourra non

plus restituer? S'il y faut quelque invention et quelque restauration,


n avons-nous pas un légitime espoir dans l'art, cette Raison,
comme nous l'avons dû dire, cette Sagesse?

). Le tort et ta grandeur & la fuis du cubisme on art (pour prendre le terme


dans un sens très générât) c'est d'oublier parfois qu'inversement, ht vérité au
premier degré, a laquelle il est bon en effet de tenir ne dispense pas de la vérité
au second degré, quand on prétend por~'a~arer ou faire du paysage.
Sur la philosophie du cubisme, nous n'avons rien entendu de 'meilleur qu'une
conférence de M. André Lhote, à l'Association pour F~tude des ~is, en décembre t932.
Sur son histoire et ses théories. Cf. G.Janneau, f~ri cubiste, t925).
E. SOURIAU. ART ET VKRH'È 199

1. t'I.~ --1- J> A'


En outre, si efticaces, si exhaustifs que puissent, être les algo-
rithmes scientifiques pour saisir le réel et le représenter d'une
sorte communicable, ne restera-t-il pas toujours quelque « inef-
fable ou plus exactement, pour éviter les mots alliciants et
troubles, quelques informulables que la science devra renoncer à

exprimer? Une expression décès informulables, voilà ce que l'art


cherche en effet, et, par ses ressources, peut atteindre.
)[ y a plus.
Des qu'on admet les existences extérieures, la présence de

l'objet devant la pensée, mais hors de la pensée (au moins de notre

pensée) c'est une difficulté bien ancienne de la philosophie que


celle-ci comment ce qui est hors, pourrait-il être semb]ab!e à ce

qui est dedans, du seul fait que l'un soit dehors, l'autre dedans?
S'il ne peut s'agir, donc, d'identité entre la pensée et son si
objet;
d'autre part une simple équivalence pratique, aveuglée quant à
la réalité extérieure, laissant totalement ombreux le visage de la
chose du dehors, ne peut nous satisfaire et ne peut s'appeler
vraiment connaissance, que faire? S'il s'agit à travers des sym-
boles qui diffèrent peut-être, qui différent sans doute totalement
des choses symbolisées, d'arriver pourtant à quelque chose d'un

peu pareil à une ressemblance, fart seul n'y pourra-t-il pas pour-
voir ?
Beau risque. Risque, assurément. L ne chose est plus sûre.
S'il s'agit d'âmes; si l'objet, c'est l'âme d'un autre; ici l'art ne

pourra-t-il compléter avec sécurité, et d'une façon indispensable


le labeur patient, scientifique, philosophique, qui tend à faire
communier les esprits? H ne s'agit pas seulement de rapprocher
les âmes. L'amour, acte commun, v suffit; mais il est obscur. Il
unit sans faire connaître. !1 ne s agit pas seulement de leur donner
de bons instruments intellectuels, leur permettant de définir des

régions partielles de rencontre et de communion. C'est une trêve


seulement des esprits (précieuse pourtant assurément), une trêve
à clauses restrictives. celle qui ne les unit que par ce qui n'est pas.
en eux. singulier. Pour les faire ressembler. ne fùt-ce qu'un instant.
dans le plus essentiel d'eux-mêmes. ne faudra-t-il pas avoir recours
a l'art. qui leur donnera le moyen de se construire eux-mêmes en
eux-mêmes, selon des lois architectoniques universelles, tout en
se portant au plus haut point d eux-mêmes? A la communion
200 REVUE PHiLOSOPHfQCT!

identifiante et, disons-le, un peu panique, un peu obscure, de

l'amour (même sous les espèces si nobles de l'amour intellectuel)


l'art n'ajoutera-t-il pas une possibilité, pour les esprits, de symbo-
liser les uns avec les autres et sans sacriner leur plus original 1

d'être chacun tout ce qu'il est, dans sa vérité intrinsèque?


pouvoir

Concluons.
Si tout ce qui précède est, ne fût-ce qu'en partie, juste, il est

vrai qu'il y a, dans l'art, étudié avec des méthodes réflexives

solides, rigoureuses, avec un appui constant sur la positivité des

faits esthétiques, psychologiques, historiques, sociaux, un appui


solide pour une branche importante de la philosophie réflexive.
On doit y trouver un véritable et puissant organum celui qui

permet la pensée constructive, dont l'art (en tant qu'il est une

méthode, une dialectique) est l'appui et la Raison. Rien qui soit


à la fois nouveau et durable ne se fait sans lui, rien qui ait pou-
voir de promouvoir le réel sans le subvertir. Le nier c'est nier

qu'il faille à l'homme ajouter quelque chose au monde. Tenter


d'innover sans respecter ses lois, c'est condamner l'action, la

pensée faites ainsi à n'avoir d'autre nature que celle du rêve.


C'est par lui peut-être que ce que nous rêvons deviendra vrai
avec l'aide de la science; ou tout au moins méritera de devenir

vrai, et que la science y travaille.


Une vague odeur d'herbe vient de la campagne sombre, où le

crépuscule qui va venir semblesuspendreconfusémentcomme une

menace, sur le frais fouillis hagard de brun, de rose, de vert. 11


fera soir tout à l'heure. Comme tout cela est panique et vague!
Je peux pourtant m'y confier, et le sentir réel comme une per-
sonne aimée. Mais plus je m'y confie et le presse, plus il me fuit,
et s'obscurcit.
Réveillons notre âme artiste; arrêtons en opposition ce rosé sur
ce vert. cette molle odeur d'herbe sur cette fraîcheur de l'air;
informons tout ceci comme une strophe. Menons-le, et menons-
nous avec lui, vers une aiguë perfection lucide, où cet instant
sonnera lui-même en lui-même, dans sa plus intense puissance
d'avoir lieu. Qu'il se dissipe ensuite, n'importe, il a été.
E. SOURIAU. Anr ET VÈR~È 201

_1 1 1~ _11'1 1- -«
Tout ce qu'H a ~a~né, ainsi soulevé, c'est l'art qui Fa fourni.
Cette sagesse de l'art, qui en cette tâche nous a ~uidé, a subvenu
en chaque étape de cette brève ascension, à la rendre possible.
Ainsi l'instant a oscillé, sans changer d'être, entre les deux potes
de l'existence profonde, panique, obscure: et de l'existence lucide,
éclatante, ait~ue.
Toute la pensée est dans ces deux mouvements: toute la pensée
est ce double mouvement. Qu'elle cesse d'osciller entre ces deux

potes, qu'elle se perde en l'un ou en l'autre, le monde s'évanouit.


Il n'y a p!us rien.
Hr[!:x~'H Surtit.u'.
La de la science 1
jeunesse heHène'
et la formation
des grandes méthodes de la science

La science grecque aura sa maturité et son déclin assez nette-


ment marqués dans le temps. Elle restera et tout entière
toujours
la jeunesse, l'admirable jeunesse de notre science actuelle. Mais
une jeunesse qui. comme celle de la Belle au bois dormant, se sera
endormie de longs siècles pour se réveiller, bien moins brusque-
ment qu'on ne l'a dit, en pleine maturité. La science hellène, si on
l'étudie avant l'époque de Socrate, de Démocrite et de Platon, en
s'arrêtant à l'apogée de la grande civilisation a tout de
classique,
la jeunesse l'enthousiasme, la hardiesse, la curiosité ardente, la
recherche dans tous les sens. Avec de la confusion, du touffu,
sûrement. Mais en elle, finissent
par se dessiner les grandes lignes
selon lesquelles se préciseront, et par malheur se cristalliseront,
toutes ces virtualités, se capitaliseront en devenant de plus en plus

stagnantes toutes ces richesses et toutes ces aspirations.


La « grande a fera d'une étude ultérieure
époque l'objet l'apogée
et la maturité de la science antique, la troisième de la
époque
science. C'est en elle que se caractérisera de façon nette la figure
de la science hellène. Aussi devons-nous en reporter là une plus
complète esquisse. Seulement on entrevoit dès maintenant ici, en
cette « annonciation », quelques traits, les fortement
principaux,
marqués.
En un sens, la jeunesse de la science hellène nous fait mieux

I. Conclusion d'un ouvrage qui va parattre à la Renaissance du Livre dans la


collection l'Évolution de l'Humanité où il fait suite à un ouvrage déjà paru sur
La Science orientale avant les Grecs. Nous ne faisons ici qu'en résumer les idées
directrices, toute l'argumentation qui les soutient étant apportée au cours du
tivre lui-même.
ABEL REY. LA JE)_ESSE DE [.A ~<:tR\CE HELLEXE 203

pressentir que sa maturité ce que sera le savoir moderne. Dans son


exubérance cHe est moins restrictive et moins Elle est
puritaine.
riche <[e toutes les virtua)it,es<)e l'avenir.

Trois directions
grandes y sont déjà marquées. Jusqu'à nous. il
n'y en aura point d'autres. D'abord, chez les Ioniens, une tendance
a 1 observation de la nature. observation attentive à découvrir les
analogies qu'elle nous présente, et par suite les généralisations
auxquelles peut aspirer notre connaissance. C'est l'éveil de la
méthode expérimentale et des sciences de la nature, de la physique
/a~o sensu. de l'étude de la /)/!ys/s). La physique s'évade du mythe.
Elle s'en évade en le transiigurant, nous voulons dire en substi-
tuant à la figure du la figure de ce nous
mythe que appelons
aujourd'hui science. Elle s'en évade par le chemin mème qu'on
~mt encore de l'expérience, de la consultation des en choi-
faits,
stssant des fiuts privilégiés, à la généralisation évidemment bien
trop hâtive, et lointaine: il n'importe puis de la généralisation
à laquelle on s'est éievé par à l'explication
i'hypothèse inductive,
des faits par une marche descendante. Du feu de la
qui jaillit
tuyère du soufflet de forge, Anaximandre reçoit une <' nature » des
astres. Par là il en explique ensuite les particularités obsé-
les plus
dantes.
De ce qui semble le plus chaotique et le plus multiforme, le plus

protéique, on fait, tentetnent une matière d'où des


première,
processus informateurs, tirés eux aussi de certaines observations.
aiguiHées au début par les métamorphoses qu'ont poétisées les

mythes, font surgir, par la volonté de les de les com-


expliquer,
prendre, les grands aspects de la nature. D'empreintes de coquil-
lages nu Xénophane déduira, ou induira (peut-on différencier ici
les deux termes, et se ditférencient-its teHement au fond d'eux-
mêmes?) que la mer s'étendait là où il y a aujourd'hui des falaises,
des vattées et des collines habitées. De i'humide et de l'air nutritifs.
~.i près l'un de l'autre dans ce vocabulaire primitif. on déduit ou
induit des précisions sur la nature. Ainsi s'élabore, après les diver-

gences touffues des hardiesses premières, la physique primitive


iono-pythagoricienne, celle de Diogène d'Apollonie, qui prolonge
204 REVUE PHILOSOPHIQUE

la période du Timée ou des fragments de Philolaos, sont de


qui
la suivante. Car les périodes historiques ne sont pas enveloppées
dans les cadres chronologiques rigides. Il y a des retardataires et
des survivances. Il y a des prémonitions et des anticipations il v a
enfin des Intermédiaires et des compromis. La délimitation des
périodes historiques si vague d'ailleurs, et forcément doit
tenir compte des uns et des autres, discriminer ce qui peut ou doit
à peu près être rattaché à l'une ou à l'autre, en de
dépit quelques
chevauchements chronologiques.
Ce qui a fait évader la science du mythe, ce n'est pas seulement
une recherche toujours plus libre, plus indépendante, des idées
reçues et de la tradition. Il y a là un facteur nécessaire, mais qui,
à lui seul, serait bien trop vague pour être suffisant. Les techniques
ont fourni à ce levier le point d'appui qu'il fallait. Nous avons
parlé, à propos d'Anaximandre, de la tuyère du soufflet de forge.
Peut-être faudrait-il même parler, à propos de Thalès, de l'atten-
tion attirée avec force, chez des peuples de navigateurs, sur la mer,
sur l'eau, quand cette attention est aidée par des observations sur
les terres surgissant le long du cours et à l'embouchure des tor-
rents. S'y ajoutèrent de vieilles traditions des
mythiques, emprunts
à certaines croyances ambiantes parmi les peuples avec il
lesquels
fut en contact. Peut-être sont-ee elles qui l'aiguillèrent.
En tout cas la roue, la grande et précieuse machine de l'époque,
la roue et les cadrans solaires (le polos entre fournissent à
autres)
Anaximandre les modèles de la forme et des mouvements du monde.
Si l'observation générale de la nature surtout les idées sur
apporte
l'étoffé (la matière), l'observation de la technique apporte les idées
sur les-processus par lesquels sera tissée cette étoffe, et's'informera
cette matière au sens tout qualificatif qu'on peut donner alors
à ce mot. Ces processus sont, toujours avec un sens plus large et
plus vague qu'aujourd'hui, des modes de mouvement.
Le mouvement de la roue, le mouvement circulaire, tourbillon-
naire (avec l'aide de certaines observations sur les trombes, les
p/'esj'éyes), voilà le modèle sur lequel se calque de plus en plus le

système du monde (les anneaux pythagoriciens) et par lequel


on imagine aussi certaines discriminations « informantes » qui

dégagent du « primaire les manifestations secondaires, les grands

aspects de la nature. Le mouvement de criblage, le mouvement


ABEL REY. LA JEUNESSE DF, LA SCtEKCE HELLENE 205

deln bas
l.ae en
nn ~maf
haut,
m·eCri.n.·o
précisera ces
r,n~ discriminations
rlier,im.n.Winnc.nfr,r,F~ <' informantes "~F
et. .lo
de
même que nous entrevoyons au bout des spéculations sur le pre-
nne)' l'image de l'LTnivers et les sphères célestes, nous apercevons
au bout des utilisations du second les grandes tendances des élé-
ments. leurs qualités dynamiques Intrinsèques, la pesanteur, la
tendance du haut vers le bas, la légèreté, la tendance du bas vers
le haut et les localisations abstraites des éléments dans la repré-
sentation de la nature.
La notion d'éléments va d'ailleurs préciser, tout de suite après
la fin de notre période, et pour longtemps, les fondements de
cette physique. A prendre cette notion plus large encore, comme
le feront les atomistes. elle précise sinon la hase. du moins un
niveau de toute physique.
La technique du feu a joué aussi un rote primordial pour déter-
miner la tendance vers te haut d'abord la flamme monte. pour
définir ensuite un processus générât d'information et de transfor-
mation (qui se retrouvera dans les embrasements périodiques du
monde), processus bien plus précis dans le Pythagorisme l'unité
informante est le feu qui s'alimente de l'air indéfini du milieu.

processus enfin qui se fond chez Héraclite avec la matière elle-


même dans une conception dynamiste, hvlozoïste où, pour
employer les termes anciens, la cause motrice et formelle d'une

part. la cause matérielle de l'autre, ne font qu'un.


11 n'est pas besoin d'insister sur le rôle du feu dans la technique.
li éclaire et il chauffer il rend la vie humaine plus supportable
que la vie animale. Il amollit et rend malléable à la forge. Il trans-
forme en cendre ou il détruit ce qu'il brûle. Il liquéfie dans la fon-
derie. Il change l'eau en air (vapeur). M sépare et purifie dans la

métallurgie. Il unit dans l'alliage et la soudure, toutes techniques


très anciennes d'application courante, même la dernière, avant le
vi" siècle. Plus anciennement encore, il assouplit et conserve les
aliments. Il les rend, à l'expérience, plus assimilables. Là aussi il
transforme et métamorphose.
Les peintures égyptiennes des v'x)f''dynasties ontugurésur les
murs des tombes la technique alimentaire bière, fermenta-
(pain,
tion). et la technique de la cuisson des poteries. C'est probablement
les plus lointaines origines, et surtout les premières extensions de
la technique du feu. En les inventant on sortde de
l'empirisme
206 REVUE f'HfLOSOPHtQUE

l'instinct. On commence à réfléchir à la fois sur l'action émolliente


de la chaleur et sur son action dlircissante et
dissécante, conserva-
trice (galettes de pain), sur son rôle favorable à la mixture. La fer-
mentation. où l'on remarque un échauuement et un bouillonnement
comparâmes à l'action du feu sur les lui a été
liquides, toujours
apparentée. Le feu-n'est pas seulement favorable aux
mélanges.
aux infusions, aux d'états Il l'est encore
changements par synthèse.
aux séparations et aux distillations, aux dissociations de l'analyse.
Ainsi devient-il forcément le grand
de la vie quo-
agent technique
tidienne et de l'industrie De là, tant était
primitive. qu'il difficile
à provoquer, les précautions rituelles sa conservation, son
pour
entretien. De là son rôle religieux et mythique énorme. Ajoutons
que la flamme, elle aussi, est protéique. Elle change constamment
de forme, tout en changeant les formes. Elle est à la fois matière
et principe d'action. Faut-il s'étonner devienne le
qu'elle grand
agent de l'alchimie et des premières scientifi-
expérimentations
ques, en même temps qu'un des éléments, l'élément des
noble,
choses? N'est-il rien resté de cela dans l'évolution des idées qui
amène aux grandes conceptions du vulcanisme et du
scientifiques
phlogistique, et à d'autres conceptions récentes?
plus
C'est cette mêlée d'idées venues de l'observation, venues des reli-
gions, des mythes et de la venues enfin en
magie, de façon déplus
plus précise des techniques, qui inspire, et aussi les
canalise, pre-
miers pas de la méthode tant surce dont les choses
expérimentale
sont faites, ou plutôt ce qui prend tour à tour telle ou telle forme
qualitative, que sur ce par quoi elles sont faites telles ou telles.
Et, comme il est naturel, tandis du mythe
que, dégagé peu à
peu par l'observation, le protéiforme (l'humide, l'air et
opaque
brumeux, la nuée) fournit ce formes matière indé-
qui prend (la
finie, lalo se/iSM. et en un sens que nous chez Aris-
suivons jusque
tote), les techniques, elles, fournissent les agents informent
qui
cet indéfini primitif. Car c'est dans la technique l'homme se
que
sent agir et faire, qu'it modifie les formes, qu'it change les qualités
des choses.

A la fin de la
période que nous la méthode d'obser-
examinons,
vation qui remplit d'un seul la capacité de et fournit
coup l'esprit
ABEL REY. f.A JEt'XF.SSF. f)E LA SC)f.Cf: HF.LLEXf: 20T

la généralisation. l'universalisation et hâtive, le ou


vague principe
(en très petit nombre) les s'affirme et
principes d'explication,
samenuise. Déjà des observations plus restreintes. se
partieites,
sont sur la voie d'une méthode moins
expérimentatc
incertaine. par des analogies plus serrées et Chex
plus topiques.
Anaxagore et chez Empédocte. nous avons enfin noté l'expérience
précise (pour prouver la corporéité et la pesanteur de l'air), l'inter-
rogation posée à la nature, avec, pour et décider la
provoquer
réponse, une intervention opératoire guidée part'hypothèse. par
t'idée scientifique. Expérience naïvement, à ces
qui paraît, pre-
miers pionniers, cruciale. K'y a-t-il de la naïveté
point toujours
dans une expérience qualifiée de cruciale?
Il faut ajouter que la médecine, et surtout la chirurgie les
(chez
Kgyphens du deuxième mitténaire). ont affiné, particularisé singu-
lièrement l'observation. Peut-être l'influence des écoles "comme
r'ie de Cnide. t'inftuence des médecins et chirurgiens, lorsque,
tout en gardant leur aspiration vers le et le natura-
positivisme
lisme. et en se séparant de la sorcellerie et du elles
charlatanisme,
.aHientavec les physiologues et cherchent à retrouver leurs prin-
cipes pour fonder leurs observations et leurs théories, a-t-elle pro-
gressivement conduit vers une observation et bientôt une expéri-
mentaLion qui. pour être innniment moins ambitieuses et plus sin-
guttéres. n'en seront <]ue ptus fécondes.

Il

A coté de cette méthode s'en formule une autre tout de suite


plus précise, mieux maîtrisée. Elle ne balbutie dans ses har-
plus
diesses disproportionnées, comme dans ses hésitations, ses timi-
dités, ses compromis avec l'ambiance sur tous
spirituelle qui pèse
tes protagonistes et dont personne, si novateur soit, ne
qu'il peut
jamais s'affranchir complètement. Cette autre méthode fait songer
irrésistibiement à la Minerve sortie toute du cerveau du
casquée
dieu. C'est la méthode mathématique sous sa forme géométrique
déjà dessinée, nous l'avons vu, dans ses contours indélébiles.
Qu'elle soit tellement plus avancée que l'autre, il n'y a rien là
qui puisse nous étonner. La méthode expérimentale, en effet, est à
son berceau. Dans la c Science orientale » elle n'existe à peu près
208 REVUE PHILOSOPHIQUE

pas. si ce n'est, à propos du calcul lui-même et, bien entendu, avec

des modalités bien différentes.


Les sciences de la nature ne sont pas encore nées, mises à part

les bonnes observations médico-chirurgicales du Smith. Ce qui les

remplace à notre connaissance documentaire, s'entend c'est

encore le mythe ou des dérivés très proches du mythe. Au contraire,

(a technique du calcul et du système métrique a été poussée très

loin, jusqu'à constituer, il nous paraît sans conteste, la première

étape de la science mathématique, et de la science. Nous avons

atteint le règne du quantitatif saisi sous la qualité vague et fuyante,


la précision corollaire de la mesure et du nombre, par suite de la

simplicité relative de l'objet et de la facilité de la réflexion qui s'y


applique. Le nombre est ici de façon directe et Immédiate au bout

de l'acte d'attention et de l'acte de compréhension (presque syno-

nyme), d'une donnée qualitative la grandeur, la grosseur, ta


multitude en leur sens qualitatif.
Les choses se compliquent étrangement dès qu'on sort de ce qui i
nous semble, à nous, immédiatement ou presque immédiatement

nombrable, ca il a fallu des millénaires peut-être pour que l'éveil

de l'intelligence atteigne ce presque immédiat. Seulement, dè'?

qu'il est à peu près atteint et qu'on s'y borne, on a pu aller vite
et en réalité on est allé'très vite.
Pour le reste, pour les autres aspects, et, disons le mot, pour les

phénomènes naturels, le chemin est infiniment plus long, plus


sinueux, plus pénible. Une première réalisation s'esquisse dans

l'astronomie, mais qui reste encore bien en deçà de la cosmologie,


de la physique céleste.

L'intermédiaire, ici, c'est la marche vers les analogies abstraites


et générales. Le caractère qualitatif subsiste; il subsistera dans
toute la
physique grecque. Avant d'atteindre la relation
presque
quantitative, terme et idéal de la discrimination, de la définition et
de la précision des relations, il faut passer, et très longtemps, par
la notion des qualités abstraites. C'est là l'aspect de toute la science

hellénique de la nature. L'analogie n'y amènera que très péni-


blement une comparaison métrique et quantitative. En somme, la

mathématique a été créée en Orient, affinée et développée chez


les Grecs. La physique, elle, est.une création grecque.
Le développement de-la mathématique grecque est parti de la
ABEL REY. LA JEt'SE DE LA < fK~CE HELLEXE 209

technique calculatrice et métrique de l'Orient. Et nous retrouvons


à nouveau, déjà amplifié par le riche matériel oriental, le rôle que
la technique joue dans l'orientation de la Par
pensée scientifique.
t'amélioration de cette technique, amélioration si grande qu'elle
aboutit à une seconde étape de la science, bien tranchée par
rapport à la première, se crée la méthode telle
mathématique,
qu'elle s'est perpétuée jusqu'à nos jours.
Rappelons sommairement ses grands traits par rapport à la
méthode de la mathématique antérieure. Cette dernière a bien

déjà passé de la technique à une science du calcul et de la mesure.


à ce qu'on comprend dans nos écoles du sous le nom
premier degré
d'arithmétique, inclus le système métrique. Mais elle a gardé de
la technique du calcul sa restriction essentielle au calculable. Or.
dans les relations quantitatives, celles qui sont calculables ne
sont qu'un mince domaine. On l'a dès les millénaires de
dépassé
la science orientale, mais on l'a dans les et non dans
dépassé fins
les moyens. Ce qui signifie qu'on ne s'aperçoit de l'abîme entre
pas
le calculable et l'incalculable. On ne considère celui-ci comme
que
une difficulté à laquelle on outre. Autrement dit.
peut passer
1 approximation est mise sur le même le résultat exact.
rang que
Aucun document ne nous permet de dire ait vu là deux
qu'on
domaines et une différence d'essence dont il la
importe que
méthode se débarrasse, en l'interprétant, la transcender.
pour
Cette indistinction de l'à-peu-près et de l'exact est tout à fait
t'ontbrme à un stade
scientifique où les procédés d'essais, en
donnant à ce mot un sens assez des résul-
large pour y comprendre
tats déjà précis, constituent le fond inventif de la méthode bref
où la complète satisfaction recherche comme
~ecA~~He qu'on déjà
nécessaire, est a&so/H/Hf?~ su/~sa/e. 11 ne s'agit pas encore de
satisfaction nécessaire et a&so/He de La preuve dont
l'intelligence.
on a un souci il faut
grand que le procédé réussisse n'est pas
autant la bien
pour démonstration, qu'elle y mène. Or n'est-ce pas
cette seule satisfaction technique que les procédés orientaux nous
ont paru atteindre sans qu'aucun ne nous ait la
jamais paru
dépasser vers une pure satisfaction intellectuelle? Le procédé de
fausse position, le sens de la proportion, est un remar-
qui
quable aboutissant logique de la mais ne paraît
technique, qui
pas encore constitué dans l'appréhension universelle
théorique
TOME cxv. 1933 (N°~ 3 et 4).
3t0 REVUE PHILOSOPHIQUE

-1, 1 Il o. -.1 1..


de sa puissance, voilà les grands procédés de cette arithmétique
du nombre entier. Par lui, elle atteint le nombre fractionnaire

dans le manuel opératoire. Trop souvent d'ailleurs le procédé de

fausse se lie à l'essai déj à codiËé, mais à l'essai, devenu


position
« canon par la commodité des réussites et le sens de l'analogie.
C'est tout cela que l'arithmo-géométrie des Grecs qui, à la fin,

s'achève déjà en pleine géométrie, a non seulement laissé derrière

soi. mais a vraiment transcendé. Avant, l'approximation suffisait,


là où l'exact n'était pas réalisable. Poussée assez loin, elle n'était

plus distinguée toujours à notre connaissance de l'exactitude

absolue, idéale ou idéelle, ici c'est tout un. L'esprit n'avait ni la

notion de l'exact ni celle de 1 approxima-tif.


Comment le saut s'est-il opéré' Il a dû être préparé de longue
main. Nous n'avons recueilli que de si rares documents, et si frag-
mentaires En gros nous avons hasardé une hypothèse de travail

et gratuite, puisqu'il n'y a pas de témoignages sûrs, mais seule-

ment un ton général et vague qui nous a semblé ressortir de

l'ensemble de la documentation.
au degré où elle était poussée, suffisait à la
L'approximation,
technique. C'est donc en dehors de
technique la qu'il y a lieu
de chercher. Or, si deux grandes fées se sont penchées
peut-être
sur le berceau des sciences de la nature la mythique et la

technique, n'apparaît-il pas' qu'elles se sont aussi penchées sur

celui de la
mathématique?
Le nombre a joué un grand rôle dans certains mythes. Il a joué
un rôle énorme dans la magie de l'Orierit. Ici nous avons des
certains. En Égypte nous le devinons, encore que
témoignages
notre documentation soit étrangement positive. Le départ avait

dû, assez largement, se faire avant le Moyen-Empire, comme


dans les sciences des temps modernes s'est fait le départ entre

les vues de l'esprit et les données de fait. Le caractère de l'intelli-

gence égyptienne ne pouvait-il pas, là, porter non point à aban-


donner la mystique, qui a toujours eu chez eux un rôle souverain,

mais à faire ce
départ, et à abandonner à la technique ce qui est

susceptible de rester purement technique? II est loin, par contre.

que nous en puissions dire autant de l'Asie. Le nombre, les rela-


tions entre les nombres, les calculs (en astrologie, ou pour elle)
ont été des procédés puissants de la magie. Or le caractère utili-
ABEL REY. ).A JF:r\ESSE DE LA SC)[:Cf: H):).).E\F. 2H
1
tan-e de ta magie, bien en ait un comme
qu'elle toute chose en ce
monde, même les désintéressées,
plus y tend à
disparaître, jusqu'à
parfois n'y plus transparaître. La mystique du nombre devient
peu à peu purement spéculative, donc et désintéressée.
théorique
A la limite, elle satisfait non des
plus besoins pratiques, mais des
besoins du sentiment bref de ce
pur, l'esprit, qui est la significa-
tion du désintéressement. Chez les plus mystiques et les plus
spé-
culatifs des mages, « la la » n'a
magie pour magie peut-être pas
été de vains mots, chez le grand « l'art
pas plus que artiste pour
t'art et chez le grand savant et le philosophe « la science
pour la
science
Si cette dernière cette de
formule, mystique la science, peuvent
assez bien caractériser le du v"
Pythagorisme
siècle, n'ont-elles
pas été héritées
de la mystique des nombres? Nous savons qu'elle ne
fut jamais séparée du encore
Pythagorisme, qu'elle ait pu s'exa-
gérer chez les derniers La science chez
pythagoriciens. eux. c'est-
à-dire la mathématique, fut toujours, rappelons-le, une purifi-
cation, une voie de salut. Elle le restera chez Platon.
La spéculation désintéressée, le hasard d'une découverte (le
rapport de la diagonale au coté du carré et le théorème de Pvtha-
gore) ont pu justement mettre, non sans heurts et rebroussements.
sur le chemin et d'une abstraite
figuration qui transcendait le
calcul numérique, et, par là. d'un entre
départ l'exact et l'approxi-
matif. l'absolu de la science (en sa conception
hellénique) et le
rotatif de la technique.

Répétons-le il s'agit là d'une vue de l'esprit. Nous serions


déso)é qu'on l'interprétât autrement. En tout cas ce ne sera pas de
notre fait.
Cette vue de l'esprit nous aider à comprendre
peut un paradoxe
historique Hérodote nous dit les Grecs
que empruntèrent aux
Egyptiens la géométrie, aux Phéniciens (à l'Orient asiatique et
sémitique) leur arithmétique opinion incontestée dans l'antiquité.
Or les documents encore une fois nous connaissons leur
pauvreté qui, si elle diminuait, laisser
pourrait place libre à une
tout autre conclusion nous montrent chez les Asiatiques plus
de richesse chez les
géométrique que Egyptiens. C'est peut-être
que la mystique des nombres, a tant
qui agi sur les premiers
mathématiciens grecs, tous ou moins
plus pythagorisants. la
9~g REVUE PHILOSOPHIQUE

des venait d'Asie, et c'est ce qui frappa


théorie nombres, plutôt
l'attention. La au contraire, le système
technique géométrique,
l'art le nombre à la mesure des
métrique, positif, d'appliquer
des venait C'était la '< Hn »
aires et capacités, plutôt d'Égypte.
de la du calcul. Sa « fin » chaldéenne la
<<'f!e technique
au contraire vers le nombre lui-même.
rejetait
Pour Hérodote avant Platon, l'Égypte passait pour techni-
déjà,
et pratique. Ce caractère n'avait pu frapper qu'en comparaison
que
d'un esprit différent (et plus mystique).

1!!

La troisième grande méthode scientifique n'est pas une méthode


est la combinaison des deux autres (en
originale, parce qu'elle
donnant au mot son sens Mais à cause de cela d'ailleurs,
plein).
méthode de la science, de notre science de la
c'est la royale
nature la méthode inductivo-mathématique ».

la méthode a joué manifestement, au


En réalité, expérimentale
excitatrice et enveloppe, dans la création de la
moins comme
La méthode mathématique, nous enten-
méthode mathématique.
à la a joué, et
dons la méthode qui a mené mathématique pure,
et de plus en plus, dans la méthode expérimentale,
joue toujours
dès devient vraiment scientifique. L'appel de l'abstrait.,
qu'elle
de s'est fait entendre aussi nettement, aussi
c'est-à-dire l'idée,
dans l'une dans l'autre. Et l'acheminement
impérieusement, que
vers la relation (qui n'est qu'un autre nom de l'abstrait) par l'ana-
de l'observation et de la réflexion (l'une ne peut non plus
logie
être de se manifeste dès les premières spécu-
séparée l'autre),
lations des « physiologues
il n'y a peut-être entre l'induction et la
En soi, pas opposition
mais fonctions e.t indissociables. La
déduction, complémentaires
revient à une déduction qui, dans sa
première problématique,
une analogie de l'observation
prémisse, généralise par hypothèse
la retrouve la confirme. L'autre prend
et, en conclusion, et, par là,
en conclusion à à une
pour accordée cette majeure et, l'applique
démonstrativement
autre proposition qui, par là se trouve reliée
l'une et l'autre sont énoncées dans toute
à la prémisse. Lorsque
et leur n'est rien moins que la visée
leur précision amplitude (qui
ABEL REY. LA .)KL''ŒSSH DE LA ~C[H\CE ))ELLE\E 213

de l'universel). elles tendent à instaurer dans la démarche la


forme mathématique. Au fond, il n'y a qu'une manière rationnelle
de raisonner par déduction, si l'on veut bien donnera ce mot son
sens plein l'agencement, l'articulation des propositions, comme
les pièces d'une machine. Et toute formulation valable d'une
induction est déductive. Ce que notre science a jamais retrouvé
dans la nature, c'est, de près ou de loin, parfois de si loin qu'on
ne le voit plus du tout, ce qu'il y a au fond, dans cette nature, de

mathématique.
Or cette mathématique de la nature, visée par la science,
science pour laquelle la méthode expérimentale n'est que l'exci-
tatrice et la dirigeante et ne fournit que la matière, qui
d'ailleurs est essentielle, les Pythagoriciens t'ont vue, et ont
commencé à la réaliser de façon entièrement valahle, en un tout

petit domaine, la proportion harmonique des hauteurs pour les


.~ons du tétracorde. Ils l'ont étendu à l'astronomie pour les dis-
tances des astres. et ils ont géométrisé le <' cosmos ') grâce à leur

conception des anneaux puis des sphères conception déjà


sentie par Anaximandre dans son rapport progressif des
distances astrales 9. 18, 27. Toute ta physique de la secte ache-
mine à cette science. Les choses sont /!o/H6res. n'est-ce pas la for-
mu[e parlante des vagues généralités que nous venons d'intro-
duire? Bientôt on va géométt'iser les éléments du cosmos autour
de Platon et préparer la réduction des qualités à des assemblages
de points nombrables avec l'atomisme.
Là encore, mystique et technique se tiennent. Les choses so~

nombres, il n'y a pas eu formule plus mystique dans le Pythago-


risme ni aiiïeurs. Mais il n'y a pas eu aussi de formule à quoi
aient abouti plus de recherches techniques. S'il est présumable
que la technique du tétracorde a rejoint lamystique du nombre,
nous prétendons ici n'alléguer qu'une constatation historique. Et

que le développement de la mathématique pythagoricienne ait


voulu être une physique, donne à cette constatation toute son

ampleur et sa très probable et profonde signification. En tout

cas. l'affirmation pythagoricienne a été d'une fécondité sans

exemple. Nous retrouvons bien avec elle la méthode générale de


nos sciences physico-chimiques. C'est au génie grec, et dans la

période que nous examinons, que nous en sommes redevables. U


2t4. i, REVUE PHILOSOPHIQUE

a les avoir formulées, l'union des deux tendances de


vu, après
notre etïort pour connaître comment on pouvait et devait le faire

aboutir. La jeunesse de la science est prometteuse de tout ce que

la vie de cette science a prétendu réaliser jusqu'aujourd'hui. En

créant la le g-énie n'a pas cessé de mathématiser. Voilà


physique,
établit une continuité que nous ne croyons pas artificielle,
qui
entre l'éveil de la science en Orient, la forme qu'elle y revêt, et

son approfondissement, son extension immenses dans l'Hetlade,


où elle figure nouvelle, la figure qu'elle a conservée depuis.
prend

IV

L'ne méthode générale (si nous considérons, et il le


quatrième
faut, la combinaison des deux premières comme une méthode

dite Indépendante des deux autres) a encore pris


proprement
naissance, en tant dans la nous exa-
que méiltode, période que
minons. elle, il faudra tirer l'échelle, car jusqu'ici nous
Après
le champ de la connaissance. Tant
n'eu voyons pas d'autre dans
du Vf et de la première moitié du v° siècle
et si bien que la Grèce
a précisé et mis au point, par leur pratique, toutes nos méthodes
Cette méthode conserve un rôle éminent dans la dia-
générales.
aussi bien celle des que des orateurs, des
lectique, philosophes
des moralistes, des politiques. Elle a eu jusqu'à la Renais-
juristes,
sance une telle fortune dans tous les domaines, qu'elle a souvent

aux les trois autres. Car elle est


masqué regards superficiels
essentiellement formelle. Elle est l'art d'exposer et de persuader,
dont on a cherché à faire l'art de convaincre. Mais elle a sous-

entendu mille ans à peu près toutes les de la réalité.


conceptions
Cette méthode, c'est la méthode de déduction logique 1.

). Nous distinguons la méthode mathématique ou méthode hypothético-


déduetive des méthodes déduetivo-Iogiques, d'abord en ce qu'elle ne croit nuttc-
ment procéder à partir d'évidences. Elle ne ferme pas ta connaissance en un
clos. Elle se donne des postulats de fait des conventions, a-t-on dit.
système
Certes, mais, et Poincaré l'a dit aussi, des conventions abstraites à partir de faits.
Au vrai, ces conventions sont les résultats d'une réjlexion attentive sur des faits
(concrets ou abstraits), et c'est peut-être le véritable contenu de l'induction. La
méthode déduit à partir de là. Mais, à chaque pas de la déduction, il y a faits
nouveaux soumis à la réflexion, au mentis pt:rœ et aMcnice non ciu&tum concepium
de Descartcs. On déduit, non en tirant de propositions ce qui y serait impliqué,
mais en agençant, en construisant en un système les propositions que détermine
la réflexion. Elle ne tire pas le plus du moins, en dévidant une bobine. Elle
ABEL REY. t.A JËU.'<KSsn f)F. LA SCtE~CE HELLEXE 2}j

Sur son berceau nous retrouvons encore nos deux fées la mys-
tique et la
technique.
La mystique du mot est encore plus ancienne et plus générale
que celle du nombre. La médecine incantatoire repose sur elle.
On pourrait sans doute voir dans cette mystique le pressentiment
de la théorie du Logos et du Verbe.
La technique du mot a suivi la mystique qui fixait l'attention
'.ur lui. La grammaire est de recherche ancienne, en Hindoustan
<~ussi bien qu'en Grèce. On ne saurait assez insister sur la floraison

philosophique de la dialectique dans le demi-siècle qui va suivre.


De même que l'atomisme sortira en majeure partie de la méthode
des mathématiciens, la doctrine du concept avec Socrate. Platon
et Aristote germera sur la méthode de déduction logique. Mais dès
a présent elle est fondée de façon magistrale parl'Ëléatisme Par-
niénide. Zénon, Méiissos.
Qu'il y ait d'ailleurs entre la formulation de la méthode mathé-

matique et la formulation de la méthode logique des liens étroits,


nous parait certain. On le voit bien en étudiant Parménide. La
visée de l'exactitude et de la rigueur dans la mathématique dut

pousser l'esprit philosophique dans la même voie. Les solutions

mathématiques étaient absolues en ce qu'elles ne permettaient ni

ambigu ité ni équivoque, en ce qu'elles respectaient consciemment,


volontairement, l'accord de la pensée avec elle-même depuis les
données jusqu'aux conclusions. Seule répondait à la question la
combinaison de nombres ou de lignes qui rendait impossible dans
le problème posé et, pour dire le mot, contradictoire, toute autre
construction ou assemblage.

Transporter cette nécessité et cette universal'té logique du


mathématisme au discours, déterminer les mots et, à travers eux
les concepts, les attributs, les qualités compatibles, non contra-
dictoires entre elles, poser le pensable en face de l'impensable,
comme ce qui a été justement calculé en face du calcul fautif (qui
Cbt strictement de l'impensable), tout cela ne
transparaît-il pas
dans « la voie de la vérité de 1 Eléate '< La pensée et ce dont est
la pensée sont identiques », dit sa réaliste formule. La t echniqu

étend pas a pas un Mince où loyer des faits. Ht par faits nous entendons tout ce
qui contraint plus ou moins notre connaissance, aussi bien les faits mathema-
nnues que les autres.
2} 6 REVUE PHILOSOPHIQUE

de la méthode devra attendre Aristote. Mais la propé-


parfaite
deutique en est instaurée à Elée.

'N'oublions au point de vue technique, que nous arrivons à la


pas,
période où les démocraties grecques s'administrent par le discours,

où les historiens analysent ces discours, ces articulations de


<- motifs », qui ont entraîné la persuasion, et que la Sophistique

au dans la génération qui vient, commence et fleurit


premier rang
déjà à la fin de notre période. Toute cette technique réagit sur la

recherche scientifique. Elle va en former un des éléments primor-


diaux, voire bientôt l'élément primordial. Elle retrouve dans

l'ambiance les vieilles traditions mystiques sur la puis-


spirituelle
sance du mot, de certains mots, qu'il faut connaître et prononcer,

sur la puissance des formules (assemblages de mots, tout comme

les calculs sont des assemblages de nombres) dont il faut connaître

le secret Nous pensons toucher là un point sensible


agencement.
de Nous voyons autour de l'Éléatisme une mystique
l'esprit grec.
du discours, du aussi calcul), une mystique du
logos (qui signifie
rationnel, tout comme autour-du Pythagorisme une mystique du

nombre, et autour de l'Ionisme une mystique de la nature. Ces

trois aux techniques qui les positivent et les


mystiques jointes
ne nous ouvrent-elles pas une porte par où apparaît en
laïcisent,
l'exaltation de la pensée scientifique dans ce qu'on a
perspective
le miracle dans ce que nous appellerons la jeunesse
appelé grec,
de la Science et tout uniment de la Science ?
grecque,

ÂBEL REY.

1. Cette conclusion d'ordre général n'est qu'une pierre d'attente. Dans ('ouvrage
suivra celui termineront ces pages, nous essaierons de préciser, en
qui que
revenant sur Ics conclusions de la Science orientale, les acquisitions méthodo-
et intellectuelles de toute cette période. La plupart jouent encore
logiques
comme facteurs dans notre actuelle pensée scientifique. Toutes
prédominants
ont contribué à former cette pensée telle qu'elle se développe en deux grandes
directions méthode de transformation et méthode d'implication ou de participa-
xvn* siècle. Si la science moderne de la matière a abandonné
tion, jusqu'au
i'unc de ces directions, celle-ci est d'ailleurs restée vivante dans la philosophie et

~ians ce qu'on a appelé, au xvm* et au xix" siècle, iës sciences morates ou les
sciences de l'esprit.
L'homme et le langagel

La doctrine de l'homme a pour tâche de tb'urnir la


ontologique
synthèse dernière des extrêmement variés, par lesquels on
moyens

arrive à une science de l'homme, tel que nous le font connaître

les sciences, humaine et la connaissance


aujourd'hui l'expérience

Par des voies ne puis examiner ici, elle parvient


poétique. que je

1. '-ht sait il quelles difficulté:- se heurte le traducteur français torsqu'it s'agit de


rendre exactement le langage extrêmement précis et complexe que tes admirables
de la allemande ont permis au philosophe de perfectionner
possibilités langue
sans cf-St-. est indéniabie que la recherche philosophique, en France, a beau-
a --otinrir des résistances la langue française à la création de néo-
coup qu'offre
togismes. Le bruit fait autour de thèses récentes a clairement prouve que « l'il-
tustrahon de la langue française a a ses limites. Pourtant il est grand temps de
reconnaître que notre tangue est un obstacle sérieux a ta création métaphysique.
.it est vrai. comme tend à le prouver l'auteur de la présente étude, que le lan-
est créateur d'univers et que tout univers nouveau exige impérieusement un
gage
nouveau, il fautque les puristes de la tangue française rcconnatssent cette
tantrage
et accordent droit de cité à des mots neufs et nécessaires. Le choix de
exigence
ces'mots est évidemment affaire de Mais it ne faut pas crier trop tôt au
goût.
barbarisme.
Dann le présent travail, nous avons eu à traduire une série de mots que ta
ne peut rendre des à ou des circon-
!angue française jusqu'ici que par peu prés
!ucutions. la série des mots bâtis sur te substantif \ett ».
Telle, par exemple,
C'est un immense que de pouvoir, en gardant la même écrire
racine,
avantage
L'nnvett Mitwett », wetthaft Wetthaftigkeit Wettotfenheit », etc.
Le traducteur a essayé de garder autant que possible une racine commune et,
sur une tradition ancienne, a choisi te mot « univers Matheureu-
s'appuyant
semt'nt. cette série est brisée cette mérne tradition, qui nous impose, pour
par
traduite « L'm\ve!t le terme de « milieu Mais. pour tout le reste de la série,
le traducteur a cru devoir co-univers » pour Mitweit », « uni-
proposer
versif \vetthaft », universivité Wetthuftigkeit ». Quant a
pour pour
et bien terme comme uni-
Wettotfenheit », afin d'éviter un barbarisme, qu'un
versabitité eut été peut-être il a somhté préférable de dire, d'une
acceptabte,
façon mous rapide, « disponibilité à l'égard de l'univers », ce qui exprime mieux,
le caractère courant du mot allemand WeHotfenheit ».
d'ailleurs,
Par « co-univers » ou Mitweit l'auteur entend l'univers constitué par la

rotation d'être à être, en tant cette relation s'exprime par l'invocation d'un
que
<. lu ou Du participant au même univers objectif.
universif entend une essence a
Par weUhatt ou », l'auteur appartenant
un univers objectivé et identillé par le tangage, c'est-à-dire un univers qui ne se
ft.vete et ne se constitue en tant tel que que le langage le manifeste
que parce
en le transposant dans un autre mode d'existence.
(A'o<f du traducteur.)
-218 REVUE PHILOSOPHIQUE,

à saisir le caractère de l'existence non


spécifique humaine, pas dans
une qualité ou dans une faculté quelconque, mais dans un mode

spécial d'existence, c'est-à-dire de devenir. L'existence humaine lui

apparaît comme un devenir selon lequel l'homme se modifie en se


créant, et cette modification créatrice se trouve être en même temps
un processus saisi par l'expérience interne, au cours l'homme
duquel
se rapproche ou s'éloigne de son essence. A ce mode d'existence
de l'homme participe nécessairement tout ce doit être
qui regardé
comme une fonction humaine fondamentale. Il s'agit donc con-
par
séquent de dégager ces fonctions fondamentales en tant se
qu'elles
manifestent dans la manière d'être spécifiquement à l'homme.
propre
Inversement, on peut parvenir à pénétrer dans la manière d être de
l'homme lui-même en examinant sur le plan existentiel l'une quel-
conque de ces fonctions fondamentales.

L'objet du présent essai est justement de montrer ou d'esquisser


comment une telle recherche est possible à propos du langage.
« Langage )) ne signifie donc comme les
pas pour nous, pour phi-
lologues, une certaine unité de sens que l'on pourrait il
analyser,
ne signifie pas non plus un fait ou
physiologique psychologique;
il est un événement constant dans lequel notre vie soit
baigne, que
nous parlions, que nous comprenions ou que nous échangions des
mots. Le langage, c'est npur nous « la parole a, mais une parole
aussi être intérieure et qui ne se borne
qui puisse pas à l'énoncia-
tion réelle de mots. On parle aussi quand on écrit, on parle dans
la pensée « muette comme c'est le cas par exemple aussi dans le
« langage des sourds-muets. Tout ce qui le
regarde phénomène
d'énojiciation au moyen de la langue et du larynx, tout ce qui,
dans le phénomène de l'articulation, concerne les conditions phy-
siques et morales de l'origine du langage, tout cela a été remis
entièrement en question depuis les recherches du savant russe
Marr. D'après les conclusions de Marr, le langage le plus ancien
est essentiellement le
langage par geste. Essayer de faire dériver
le langage comme fonction spirituelle, de l'organisation particulière
d'instruments quelconques du langage, est donc parfaitement
dénué de sens, puisque, par suite d'une exagération de l'expli-
cation causale, on méconnaît la différence essentielle qui
existe entre un pur phénomène vital, comme la respiration par
exemple, et une fonction existentielle où l'homme tout entier inter-
LANDSBERG. L'HOMME ET LE LANGAGE 2i9

vient. Car il ne s'agit ici que de conditions qui favorisent le déve-

loppement de la fonction spirituelle dans un genre donné.


L'homme surfit dans une espèce animale, mais H est lui-même
un fait métaphysique qui résiste à toute dérivation historique:
c est Adam qui s'éveille, c'est ce fait dont cherchent à rendre

compte, sous forme quelconque, toutes les doctrines et tous les

mythes qui traitent de l'homme. Mais au moment même où 1 homme


.t commencé à devenir homme, il possédait en principe le pouvoir
du Verbe. Guillaume de Humboldt trouvé là-dessus des formules
définitives '< J'ai la ferme conviction que le lan~a~edoitêtre con-
sidéré comme un pouvoir immédiatement donné aux hommes. Il
ne sert de rien de lui laisser des millénaires et des millénaires pour
se découvrir. Pour que l'homme comprenne vraiment le moindre
mot. et le saisisse non pas comme un simple choc sensoriel, mais
comme un son articulé porteur d'un concept, il faut déjà que le

langage tout entier, avec toutes ses liaisons, soit présent en lui. s

De fait. c'est là une supposition à laquelle nous ne pouvons guère


échapper, s'il est vrai que nous nous trouvions en face d'une diffé-
rence essentielle, laquelle distinguerait le langage de toutes les
fonctions non humaines par lesquelles s'opèrent l'expression
et la signification. L'idée dévolution
implique qu'on ramène
toute différence à une identité par voie de rationalisation. Là ou

manque cette « identité foncière », on ne saurait cette


appliquer
idée sans fausser la réalité. Les limites de l'idée d'évolution

apparaissent partout où nous nous trouvons en face de différences

authentiques dans les modes d'existence. Et ceci est d'une impor-


tance toute particulière en ce qui concerne le problème du langage.
~<ulle part mieux que dans ce problème apparaît plus nettement
la relation complexe qui existe entre ce qui fait la spécificité de

1 espèce animale et ce qu'il y a d entièrement. nouveau dans le


devenir de l'essence homme nous avons là une nouvelle essence

qui échappe à toute dérivation, et une essence qui, pourtant, se


trouve à la fois enserrée dans des conditions qui la poussent en
avant et qui la retiennent, et qui trouve en elle-même de quoi
transformer et recréer ces conditions.
La tâche centrale est donc bien de mettre en évidence la diffé-
rence ontologique fondamentale qui sépare le langage de tous
les autres ordres vitaux de manifestation. En cela, nous pouvons
220 REVUE PHILOSOPHIQUE

suivre sur des points décisifs la voie indiquée par Herder dans son

génial essai sur L'Origine du langage. C'est la voie qu'ont


suivie après lui Humboldt et finalement Scheler dans son ouvrage
Zur /d'M des Me/:scAe/
Le phénomène de manifestation se retrouve à travers le monde
tout entier des êtres vivants. Dans un sens très large on peut dire

que tout être vivant, que tout ce qui a une nous


physionomie, peut
parler; c'est-à-dire tout être en qui, de par une relation fonda-

mentale, quelque chose d'intérieur et de caché peut s'exprimer et


devenir par là accessible à un autre être vivant. Plus un être est
secret dans son mode d'existence, plus il tend à communiquer.
semble-t-il, en cherchant à s'exprimer; c'est ainsi qu'ont toujours
fait les hommes repliés sur eux-mêmes, les poètes et les philo-
sophes qui, pour se « dire », ont dû créer de nouveaux modes d'ex-

pression humaine. Tout ce qui dans le monde est caché semble


vouloir s'ouvrir pour s'adjoindre à l'univers c'est ainsi que les

grands isolés ont toujours été forcés de devenir de grands créa-


teurs en matière de langage. Lorsque l'animal- et même. en un
certain sens, la plante déjà se manifeste sur le plan vital, le
mode de cette manifestation peut être caractérisé de la façon sui-
vante « Quelque chose s'exprime en quelqu'autre chose. » Ce
mode d'expression est infiniment varié il va du chant des oiseaux
aux hurlements du loup, du « Gdèle )) regard du chien jusqu'au
« cruel du La loi de la domine
~) regard serpent. physionomie
tous les êtres vivants sans exception, c'est-à-dire qu'il y a entre
l'intérieur et l'extérieur un lien de compréhension. Cette loi de
l'unité psycho-physique ne fait que se poursuivre dans les modes

passagers de manifestation, par exemple dans les différentes


modulations. employées par les animaux et qui sont des fonctions

expressives au sens plus étroit du mot. La psychologie del'hys-


térie nous a appris avec quelle facilité les fonctions de manifesta-
tion au sens habituel du mot et les modifications de l'habitus

physique sont interchangeables. Un bras paralysé peut avoir le


même contenu expressif qu'un rougissement de honte. Tout ce

qui vit est en mouvement continuel; il n'y a donc ici, dans le


domaine des fonctions d'expression, aucune différence essentielle.
En principe, toutes ces fonctions peuvent s'expliquer par le rap-
port biologique que l'être vivant entretient avec son milieu, un
P. LANDSBERG. L'HOMME ET LE LANGAGE 22i

milieu il s'adapte et adapte à lui par un mouvement


auquel qu'il
continuellement actif, un milieu avec lequel il forme, muni de

son d'instincts et de son organisme sensoriel (Uexkull), j,


organisme
et aussi de son de manifestation, un tout absolument
pouvoir

complet et d'une structure rigoureuse.


Kn vertu de notre à tout ce qui vit, en vertu de
participation
notre animante nous sommes en et dans
capables, principe,
certaines limites nous sommes en fait, de comprendre la
capables
manifestation d'un animal. et cela d'autant plus facilement que
nous sommes de en question ou encore
plus proches l'espèce
d'un individu de cette Mais cela ne veut pas dire plus
espèce.
dans l'ordre et anatomique; « plus proche
proche physiologique
~'entend ici dans la mesure où, d'une part, un milieu animal

~lonné a une structure déterminée par nous et connue de


adopte
et d'autre notre milieu biologique en entrete-
nous. part pénètre
nant avec lui des d'hostilité ou d'amitié. Bien entendu,
rapports
nous mieux notre chien que par exemple un
comprenons propre

gorille, qui pourtant nous est beaucoup plus proche anatomique-


ment. s'exprime telle espèce animale peut
L'alphabet par lequel
nous être aussi d'une culture humaine
étranger que l'alphabet
Pas ces hommes disparus, l'animal ne nous
disparue. plus que
aide à déchiffrer cet et nous courons le risque de nous
alphabet,
en essayant de le déchiffrer nous-mêmes.
tromper grossièrement
Mais. en aucun animal ne nous est étranger. La diffi-
~r/nc/~e,
culté toute nous ici provient de ce que
spéciale que éprouvons
nous devons voir en l'homme un être dans ses moyens vitaux
qui,
et suite dans sa capacité decomprendre des
d expression par
vitaux, d'une régression /'e/a/~e. La raison de
signes témoigne
cette nous devons sans doute la rechercher justement
régression,
dans le du langage humain. Les admirables
développement
recherches à du cheval « Hans
entreprises par Pfungst propos
nous ont montré l'animal est incomparablement plus déve-
que
l'homme, s'agit de comprendre les tout petits
loppé que lorsqu'il
mais cela dans le cas seulement où ces signes
signes inconscients,
l'animal un intéressant son milieu biolo-
présentent pour rapport
C'était le cas de « Hans pour qui le fait de
gique. précisément
recevoir le morceau de sucre était lié aux plus petits signes incon-

scients de son maître et à leur compréhension. 11 se révèle là


que
SB2 MEYL'r: PHfLOSOPHtQUE

ce cheval était entièrement de un


incapable eo/n/j/'cM~re tangage
ou une chose dans le sens étroit du mais était de beau-
mot, qu'il
coup très supérieur à l'homme de
lorsqu'il s'agissait comprendre
et de réagir exactement en de manifestations d'ordre
présence
vital intéressant son milieu. C'est à de conclusions
pareilles qu'on
arrive aussi, lorsqu'on vit avec des animaux.
quotidiennement
C'est à peu près ce qui se
aussi chez certaines tribus
passe
indiennes, qui savent déceler des traces infimes, nous
lesquelles
échapperaient entièrement. C'est également ce caractère immédiat
de la compréhension se retrouve chez les vieux
expressive qui
marins, qui ont, sur le plan vital, une connaissance absolue des
plus petits signes atmosphériques, et aussi chez les chasseurs
expérimentés, qui ont le sens de tout ce intéresse la chasse.
qui
Mais que peut bien ici cette des
signifier compréhension signes
expressifs? Dans le cas du cheval d'Elberfeld, l'opération par
laquelle le plus petit signe est saisi et compris, est identique au
choc d'attente qui s'exprime dans ce Ce involon-
signe. langage
taire, dans toute l'impropriété du terme, se transmet expressive-
ment au second individu, selon un mode en vertu
propagatoire,
d'une véritable contagion sensitive. Dans le cas du cheval d'Elber-
feld, le dressage, et à vrai dire un inconsciemment
dressage
opéré par l'homme, ne portait naturellement sur cette faculté
pas
elle-même, mais seulement sur la manière toute dont
spéciale
l'animal réagissait, dont il le
par exemple piétinait sol, puisque,
en pareil cas, toute réaction exacte était d'un mor-
récompensée
ceau de sucre. On peut dire les faits sont innombrables,
que qui
témoignent de l'incroyable finesse et de l'immédiateté avec les-
quelles l'animal saisit et les différentes humeurs de
comprend
l'homme. On sait avec une sensitive
quelle rapidité contagion
s'étend à tout un troupeau de ou
singes, d'antilopes d'éléphants.
Bien entendu, il ne s'agit ici nullement d'une, réfléchie
opération
et logique. L'animal ne tire de conclusions. et aussi
pas L'animal,
l'homme primitif, est
d'être atteint
susceptible immédiatement,
par voie de contagion, et de participer ainsi à toute ambiance
qui se manifeste un peu fortement dans son milieu. L'animal, et
aussi l'homme dans une certaine est si
mesure, intimement lié
à son milieu et à son co-univers, il est si intimement mêlé à eux,
que toute manifestation provenant d'eux et relevant de l'intérêt
P. LANDSBERG. L'HOMME ET LE LANGAGE 223

bioiogique. se transmet d'une façon </H/?;cf//f</eMe/ compréhen-


sible. C'est ce qui a lieu aussi dans le phénomène de contagion
des masses. que nous connaissons tous et qui se fonde en dernier
lieu su!'cette compréhension expressive d'ordre purement vital. 11
se peut que tous ces phénomènes manifestent l'unité secrète de
la vie. en opposition à cette individuation qui caractérise, à pro-

prement parler, le mode d'existence de la personnalité humaine.


Là, il n a pas d'abîme réel à franchir. La compréhension a lieu

par une démarche purement vitale qui s'opère de concert dans


une contagion plus ou moins intensive, et elle est toujours

accompagnée pour le moins d'une tendance à imiter la manifes-


tation comprise ». Le résultat, ici, est donc très clair. Tout

pouvoir expressif d'ordre vital, toute compréhension d'ordre vital


sont si peu un langage qu'ils paraissent subir une régression
dans la mesure où un être se trouve en demeure de
posséder un

langage et la compréhension de ce langage, et que, en se déli-


vrant de l'armature que forme le milieu de l'espèce et aussi en se

délivrant du mode purement vital de la compréhension, l'homme


s'ouvre en principe un territoire incomparablement plus étendu

que ne peut le faire un animal quelconque. Car l'homme seul est


en mesure de s'intéresser à la physionomie du monde, non seule-
ment dans la mesure où ce monde présente pour lui un Intérêt

biologique Immédiat, mais encore dans la mesure où ce monde

peut se traduire dans le sens de l'universalité. Biologiquement,


1 homme est l'être susceptible de s'intéresser pour tout ce qui ne

le concerne pas immédiatement. paradoxe, Le que c'est jus- c'est


tement nrâceà à cette faculté de dépasser les bornes de sa tixité. de

compenser la faiblesse de son énergie active, en sachant s'adapter


biologiquement, par une modification immédiate de ses organes,
aux modifications du milieu, que l'homme a trouvé son salut

depuis des milliers de siècles. Ce qui fait sa force, c'est cette puis-
sance de changer et de se déplacer. Dans le règne animal, il

représente le nomade par excellence. Tout ce qui apparaissait


absolument impraticable et qui, de fait, était biologiquement
impraticable si l'on remonte au motif initial, tout cela s'est révélé
à travers la technique qui l'a rendu maître du monde, comme
étant le praticable et le pratique par excellence, tout de même

que chez les Crées la théorie pure, édinée au mépris hautain de


toute pratique, et considérée tout d'abord par la majorité comme
S24 REVCE PHtLOSOPHtQUE

le passe-temps de quelques désœuvrés, a fourni les fon-


principes
damentaux sur lesquels repose le travail moderne.
Dans cet élan d'amour les étroites bornes de son
pour dépasser
milieu animal et atteindre les contins du monde. l'homme n'a
jamais cessé d'amasser un large butin lui de
qui permet s'adapter
sans cesse et de dresser en face du monde animal les immenses
découvertes de la technique et de la, rationnelles.
législation
Ainsi, cet être étonnant et apparemment absurde l'homme.
qu'est
cet être « capable de s'intéresser à tout '), est devenu, dans la
lutte pour la vie, un des lutteurs des terribles et des plus
plus
puissants et cela, non pas malgré cette absurdité, mais à
grâce
elle, et il s'élève, toujours vainqueur, les innombrables
parmi
espèces qui ont habité et qui habitent encore notre vieux globe.
Revenu dans son propre voisinage, cet être des confins a
l'étrange pouvoir de faire face aux nécessités lui ce
que impose
voisinage. D'une façon générale, l'être vivant s'adapte au milieu
en se modifiant et inversement le milieu à l'être vivant
s'adapte
en se laissant modifier, et ce sont là deux absolu-
phénomènes
ment inséparables, car il ici d'une activité
s'agit biologique,
essentielle à tout individu animal. Malgré tout on dire que
peut
chez l'homme c'est la deuxième de ces tendances l'a déci-
qui
dément emporté, à la suite des immenses efforts accomplis par
l'homme pour briser l'étroitesse du milieu. Ainsi, l'homme est à
la fois aux confins de l'univers et maître de la terre. Que d'espèces
n'a-t-il pas anéanties ou radicalement modifiées dans leur habitus
en leur imposant son dressage II remue ciel et terre, sans arrêt.
Ciron perdu dans l'immensité au regard des dieux et des étoiles,
il apparaît sur la terre comme l'être le de et
plus puissant tous,
cela grâce à cette faculté universelle à son de
qui permet esprit
témoigner d'un « intérêt désintéressé ».
Aussi le langage et la compréhension le sont-ils
par langage
pour l'homme incomparablement plus des-
qu'un simple moyen
tiné à compenser une régression relative de ses puissances vitales
de manifestation et de compréhension. Cette elle-
régression
même, d'ailleurs, ne saurait jamais être illimitée, pas plus que
l'homme terrestre ne peut cesser de ainsi en lui
loger, pour dire,
un être animal, pas plus qu'il ne en et
peut, général, dépouiller
libérer entièrement ces puissances d'amour en
qui, principe, par-
P. LANDSBERG. L'HOMME ET LE LANGAGE 22~

ticipent à l'universel. de tout l'ensemble ou viennent s'articuler


ses puissances instinctives. La théorie des limites de cette possi-
bilité. [Imites de la régression d'une et du
part déploiement
d autre part, des
disparition puissances instinctives d'une part et,
d autre part. accroissement d'une liberté de se
capable perdre à
l'infini, et d'ailleurs liée en même très
temps fréquemment et jus-
tement aux puissances créatrices du langage cette théorie,
se)on moi, touche au centre de tous les phénomènes que l'on peut
ranger sous ic titre général bien connu de décadence.
Nous ne pouvons déjà douter
presque plus maintenant que le
langage caractérise l'essence même de mais nous
l'homme, ne
savons pas encore du tout ce le et
qu'est langage comment
l'homme existe dans et le langage. Pour
par aborder de plus près
cette question centrale, il nous faut non
partir pas du mot isolé
ni même de la mais bien du discours
phrase, concret tel que celui
que je tiens en ce moment, et
par exemple, qui s'adresse à la
compréhension de l'auditeur. Pour éviter toute confusion, nous
poserons comme sous-entendu le discours, ainsi
que que toute
chose vivante, renferme lui aussi simultanément une expression
d'ordre purement vital. Dans la dont
façon je vous parie ici, mon
état intérieur en tant suis un être
que je vivant, s'exprime invo-
lontairement. ne serait-ce voix.
déjà que par''ma laquelle fait
partie de mon habitus biophysique, et se modifie avec cet habitus.
Mars vous voyez aussitôt cet
par exemple même combien tout
cela est peu essentiel au phénomène proprement dit du langage
et de sa compréhension. La fonction essentielle de mon discours
n'est manifestement pas mes états
d'exprimer propres intérieurs,
mais pour une toute
employer expression provisoire et glo-
ba)e un contenu au monde
appartenant ici, par exemple,
j'essaye de reproduire ce que «
j'entends par langage M en
employant la matière vitale du afin
langage articulé, de vous
rendre aussi visibles les mêmes
que possibles contenus qui sont
présents au regard de mon Or, l'essence du
esprit. discours me
parait être la suivante la révélation universive d'une essence
qui jusque-là était cachée et ne participait qu'au milieu. Même
dans le cas où, à l'aide du voudrais
discours, je influencer votre
volonté, comme cela aurait lieu dans un
par exemple discours
politique, il n'en,<.B..ctan.
resterait moins
nnjms vrai
vrat
pas
~aa qu'il
qu
n faudrait
taudratt distinguer
custina~j
TOME cxv. 1933 (N~ 3 et
4).
REVUE PHILOSOPHIQUE
ggg

du discours en tant que tel et sa


très nettement entre l'essence
de mon discours un discours et le distin-
tendance. Ce qui ferait
d'une succession de cris ou d'appels
guerait par exemple pure
moins le fait par là je
de sens, n'en serait pas que
dépourvus
universifs. Par révélation il faut évidemment
révèle des contenus
une intention de révélation, qui très souvent
entendre ici plutôt
vide. Cette de s'évanouir dans
s'évanouir dans le possibilité
peut
elle-même la tendance inhérente à
le vide, on peut l'expliquer par
un contenu. un dis-
tout discours de viser à révéler Comprendre
l'état intérieur de la per-
cours, ce n'est donc pas comprendre
en se laissant gagner par une sorte
sonne qui tient le discours,
n'est non les raisons
de contagion vitale, ce pas plus comprendre
elle c'est s'ouvrir avant tout à la
la font parler comme parle,
qui
universif veut nous révéler le dis-
révélation de ce contenu que
cas reconnaître le vide d'un tel dis-
cours c'est aussi, le échéant,
ce en suivant les intentions du
cours, c'est-à-dire qu'en cas,
ce discours de
discours, on découvre que la prétention qu'avait
Ainsi
dévoiler une essence ne s'est pas réalisée. donc-, comprendre
tout et en principe en suivre l'Intention
un discours, c'est avant
à une essence universive. Et si je parle,
laquelle il vise
par
sentiments et états intérieurs, il
exemple, de mes propres
par
chose expression vitale
s'accomplit là tout autre qu'une simple
Le « Oh » arraché la douleur est si peu
de cet état intérieur. par

un mot de discours, n'appartient à aucune langue. En parlant


qu'il
une selon le sens de
de chose j'accomplis opération qui,
quelque
et le souvent avec une secrète intentionnalité,
cette chose plus
état intérieur et mon sentiment en un
modifie également mon
En un cri de dou-
au monde objectif. poussant
objet appartenant
avec moi-même en tant qu'être vivant, c'est
leur, je ne fais qu'un
Mais si je dis « J'ai mal à un
la douleur elle-même qui parle.
ou bien « Je me sens tout heureux aujourd'hui », mon
doigt
discours et dans le dis-
être propre se trouve transformé par le
une essence je saisis et que
cours en une essence universive, que
comme saisie ou même simplement dans l'opération
je révèle
une essence ne diffère plus fondamenta-
même de la saisir, qui
lement de toute autre essence universive que par saperméabilité
interne. C'est par là que
primaire à l'expérience justement
la du et
l'essence du discours implique négation subjectivisme
P. LANDSBERG. L'HOMME ET LE LANGAGE 227

du phénoménalisme proprement dits, puisqu'il est inclus dans la


signification de toute essence universive qu'en « elle est
puissance
aussi pour d'autres ». Car être universif, c'est être en même temps.
et toujours co-universif. L'expression pure et simple, par contre,
n'a a absolument rien à voir avec l'opération dite de
proprement
saisir. Tout au contraire, la douleur qui s'exprime reste le plus
souvent une douleur qui échappe à ma saisie. C'est la douleur
elle-même qui s'exprime. Le discours, par contre, ce soit
que par
voie causale ou par voie de concomitance, se trouve lié d'une
manière Inséparable au fait que quelque chose est saisi comme ~e/,
quelque chose donc en qui se constitue une essence universive,
diuerant par là tout aussi bien de l'essence pure et simple du.
que
fait pur et simple de l'efficacité du milieu. Les cris de des
rage
Berserks ne sont pas plus un discours que ne l'est le rugissement
du lion. Une forme toute particulière c'est le chant
d'expression,
humain, dans lequel peut s'accomplir une pénétration réciproque
et extrêmement étroite de la manifestation d'ordre purement
vital et du discours véritable. C'est là qu'on voir
peut apparaître
le mieux l'animal et l'homme réconciliés dans l'homme même et
formant une unité complète qui exige à son tour d'un auditeur
capable, la même unité de fonctions Le charme
réceptives.
incomparable qui réside dans le chant tient Justement à la réus-
site de cette synthèse.
Nous avons donc à établir les différences suivantes
1" Les buts extrêmement variés du discours doivent être dis-

tingués de l'essence même du discours.


'2° La variété des formes syntactiques doit être de
distinguée
l'unité fondamentale de la fonction du langage. Même un contenu
de forme interrogative ou impérative peut être découvert en tant
que tel par le discours, en se constituant en même lui
temps que
et parfois même avec lui.
3° Il faut aussi distinguer l'essence du langage des innombrables
conditions qui en déterminent la réalisation et sont de l'ordre
qui
d'io-bas, comme par exemple l'énonciation, le geste l'écri-
parlant,
ture, etc.
4° Il faut distinguer encore la fonction ne
expressive, laquelle
peut jamais disparaître entièrement, de la fonction essentielle, qui
est la fonction révélatrice. Cette fonction s'avère non
expressive
g~g REVUE PHILOSOPHIQUE

essentielle du fait toujours plus au deuxième plan,


qu'elle passe
sans entièrement, au fur et à mesure que le
pourtant disparaître
va du chant presque entiè-
discours s'épure épuration qui lyrique
rement dénué de ou encore, des différentes expressions du
mots,
sentiment limitées presqueà leur
purement valeur
expressive,
dans de la colère, jusqu'au lan-
comme par exemple l'explosion
d'une où le discours se borne à rendre
gage leçon scientifique,
l'idée dans toute sa pureté et sa nudité.

5° H faut enfin distinguer entre la compréhension expressive qui

voie de et la véritable du
s'opère par contagion compréhension
dit. Le mode de compréhension ne
discours proprement premier
mérite ce nom conduit à s'orienter et à se conduire
que parce qu'il
dans le mais il est fondé sur la contagion et
exactement milieu,
des en principe, il
sur l'imitation sentiments, par conséquent
est à tout ce saisir un objet. Votre
étranger qui s'appelle
ne saisit votre c'est votre chagrin qui se saisit
chien pas chagrin,
de et il « sympathise ') réellement avec lui, et
irrésistiblement lui,
sa conduite; n'êtes-vous en effet pour cet être vivant
adapte pas
un des facteurs décisifs du milieu qui le forme?

Par contre, comprendre un discours, c'est toujours accompagner

l'intention spirituelle qui l'habite. Un mot isolé, qui par lui-même


ne forme aucun discours, ne pas être « compris » véritable-
peut
ainsi les recherches de Ammann, on ne
ment qu'en témoignent
ou ne Celui connaît les
peut que le connaître pas le connaître. qui
mots d'une doit en outre remplir encore certaines autres
langue
d'ordre et il doit avant tout être déjà
conditions plus technique,
être doué d'une existence pour se servir de
un //ngrM!'s~~He
On ne saurait nier non plus que le même
cette langue.
discours est en langues, dussent les difficultés
possible plusieurs
réelles de la traduction croître à l'infini avec les particularités
dans l'une ou l'autre Mais
des contenus qui sont pensés langue.
dise « Jean est un homme ou bien Johannes homo
que je
est », ces mots à l'esprit capable de les comprendre
permettent
d'atteindre le même contenu et ce contenu, il le révèle, exactement

de la même façon. Cela veut dire premièrement, qu'en ce cas

avons affaire au même discours, bien que pas un seul mot ne


nous
le deuxièmement, que nous trouvons là une confir-
soit même;
mation de ce fait l'essence du discours est bien de révéler des
que
P. LANDSBERG. L'HOMME ET LE t.AXGAGE 229

contenus universifs. et la relative à ces


que compréhension
contenus des conditions analogues. Dans l'écriture et
suppose
dans l'humanité a découvert, des méthodes qui, du
l'imprimerie,
reste. libèrent très [armement le discours ()e ['expression, sans

le fondamental inclus dans


que pourtant phénomène spirituel
ie discours soit modiHé en quelque façon que ce soit. Cette disso-

ciation même aller très loin. Que l'on pense par exemple à
peut
une circulaire administrative imprimée.
H maintenant de ramener ces conditions provisoires du
s'agit
fondamental du discours à l'existence réelle de l'homme.
phénomène
Sinon, nous donner que le langage n'est
pourrions l'impression
nous de recherche quelconque qui nous serait
pour qu'un objet
tombé sous la main et que nous aurions ramassé d'une façon pure-
ment arbitraire. Nous pourrions ici indiquer une sixième distinc-

tion à établir entre le langage et le signe, mais nous ne pouvons

développer ce point que plus tard au cours de ces recherches.


La confrontation du pouvoir expressif de l'univers en générai
et du fondamental et spécifiquement humain du lan-
phénomène
gage nous permet de découvrir encore de nouvelles conditions

auxquelles obéit le discours proprement dit. Si la fonction essen-

tielle du langage est de révéler des contenus en faisant d'eux des

essences universives, le langage a deux fonctions particulières

qui sont liées par un lien nécessaire et indispensable la désigna-

tion et la détermination, Dans la désignation. l'être universif est

constitué comme tel: dans la détermination, il se révèle. « Con-

tenu ne doit pas être entendu ici au sens de chose Il peut

aussi une forme appartenant à la catégorie de l'interro-


prendre
gatifouà à celle de l'Impératif. La désignation de l'universif peut
en effet se
produire d'une façon absolument indéfinie, comme par
exemple dans le jugement existentiel « II y a de l'oxygène. Plus

fréquemment, ta désignation formelle enferme déjà en elle-même

une détermination, pour la raison bien simple que le discours

isolé s'insère déjà dans un monde qui a été lui-même articulé et


désarticulé par le discours et qu'ainsi il tend à révéler largement
un univers, déjà provisoirement révélé. Le discours a pour objet
l'être de quelque chose, saisie comme telle et dans cette opéra-
tion on peut considérer comme équivalents le '< de quelque chose H

de la désignation d'une part, et d'autre part le saisie comme telle


330 REVUE PHILOSOPHIQUE

_1- 1- 1
de la révélation. Ainsi, le discours avoir pour objet soit la
peut
destination d'un être
universif, par exemple un chat déterminé
dans l'espace « Il y a ici un chat » soit de révéler comment
telle matière est faite « Cette matière est brune. » Dans tous les

cas, le contenu du discours est désigné comme universif et, par


delà la destination qui est déjà contenue dans la manière selon

laquelle il est désigné, il est de nouveau révélé, en tant que l'on


dit qu'il est, ou bien là où il se trouve, ou bien qu'il est mis en

question ou encore qu'il est fait de telle ou telle façon, etc. Sinon,
il n'y a pas de discours. Le mot « chat en lui-
» par exemple, pris
même, ne devient un discours que s'il est accompagné et complété

par un signe expressif tenant lieu de langage. L'élément fonda-


mental de ce discours, l'élément qui appartient à la langue, qui
est lui-même déjà discours, c'est la phrase prise en ce sens origi-
naire, et non le mot isolé. C'est dans la phrase que sont déjà con-
tenus, parfaitement et intimement liés, les deux aspects de la fonc-
tion du discours, en tant que le discours, d'une part, nous pré-
sente quelque chose qu'il choisit et que, d'autre part, il nous
révèle cette chose en la déterminant. Le sens intentionnel enfermé
dans la première opération en tant que fonction servant pour ainsi
<dire de support à la révélation, est de constituer un universif qui,
par delà son existence pour l'individu ou pour une espèce donnée,

prétend constituer un être objectif. Par exemple, la comestibllit.é


de la pomme appartenant au milieu du singe ou de l'homme ne

peut prétendre à être cette comestibilité en tant que telle;


cette prétention ne peut apparaître sous forme de contenu généra)
que lorsque la « comestibilité de la pomme pour le singe », est

désignée ou désignable. On ne peut pas dire que la pomme « est H

comestible, car ce n'est pas là une de ses qualités spécifiques,


mais elle « est » comestible au sens universif dans un contenu
comme « La est comestible le singe », lequel con-
pomme pour
tenu le singe ne pourra jamais saisir, car ce qu'il rencontre, c'est
bien plutôt et c'est seulement la comestibilité sous la forme d'un

fait qui s'offre à lui dans son milieu biologique, et intimement


mêlé à sa propre appétence; par suite il peut bien, dans son

milieu, trouver une pomme, mais jamais un contenu universif.


Comme on demandait pourquoi les singes ne parlent pas, un

naturaliste, après qu'on eut longuement parlé d'anatomie des


P. LANDSBERG. L'HOMME ET LE LANGAGE 23~

maxillaires. C'est n'ont rien à se dire. »


répondit sagement qu'ils
C'est la naturellement une réponse tout à fait pertinente. Seul un

être a un univers ou qui, plus exactement, crée un univers


qui
dans la mesure où il accomplit son propre devenir, peut avoir

chose à dire à un autre être, pour qui ce même univers


quelque
existe, au moins en puissance. Toute compréhension d'ordre spi-
rituel en vertu d'une collaboration commune qui va de la
s'opère
désignation à la destination et qui se meut dans un troisième lieu.

a savoir te sens du discours en tant que relation créatrice avec un

contenu universif. Le langage n'est donc finalement que quelque


chose d'entièrement et d'essentiellement nouveau qu'il s'agit d'in-

tégrer dans la hiérarchie générale des modes de la manifestation

de soi. II devient pour l'homme le moyen de se manifester aussi

lui-même, il le libère en quelque mesure de l'embarras qu'éprouve


tout homme du fait que son être propre est caché. Dès lors,
l'homme peut aussi parler de lui-même.
La conception et la manifestation de soi-même, telles que le réa-

lise le langage, doivent être rigoureusement distinguées du con-

tenu expressif de l'énonciation de fait. La possibilité de se recon-


stituer soi-même par la parole en se révélant comme universif,
n'est rien de moins et rien de plus qu'une forme par excellence du

discours, ou bien une direction par excellence que peut emprunter


la fonction du discours. L'homme, du fait qu'il est le plus caclié et

le intérieur des êtres, avait besoin de se manifester de cette


plus
façon à lui et par cette seule raison déjà, sans parler d'au-
propre
tres raisons plus connues, on ne saurait se le représenter dans

toute son existence historique entièrement privé de langage.


Le développement du langage est un des aspects de l'humanisa-

tion elle-même. Plus les hommes ont réussi à dépasser les cadres

étroits et uniformes de la communauté du clan primitif, plus les

individus se sont développés en tant que tels et se sont distancés

qualitativement, plus l'humanité se trouvait réduite à poursuivre


la formation créatrice du langage. C'était le seul moyen qui lui
d'essayer de compenser ce qu'elle perdait en moyens immé-
permit
(le compréhension purement vitale; devant les progrès crois-

sants de l'individualisation. il lui fallait un mode nouveau lui per-


mettant d'exister et agir en commun, en se basant sur un mode

nouveau de compréhension réciproque. Considéré selon son origine


232 REVUE PHILOSOPHIQUE

et selon sa nécessité, le langage ne saurait donc aucuneme


aucunement se
laisser dériver de la nature grégaire de l'homme. De même que son

origine est inséparable de la trouée créatrice qui s'est effectuée


avec l'apparition du principe spécifiquement humain, de même il

s'est développé par une sorte de nécessité interne en partageant


les vicissitudes que l'humanité, au sens propre du mot, a éprouvées
dans son développement. En particulier, il a fallu que le devenir
humain parvînt à un niveau relativement élevé et que les hommes
se sentissent assez étrangers, qualitativement, les uns aux autres,

pour qu'ils trouvent dans le langage le moyen adéquat et néces-

saire, capable de révéler leur propre vie intérieure. Qu'aurait pu


dire de soi l'homme primitif à son compagnon de clan, que ce

compagnon ne puisse déjà connaître immédiatement de par la vie


en commun? Et comment aurait-il pu, lui à
qui manque déjà la

catégorie « individu », amener cet autre à réfléchir sur sa propre


individualité unique et isolée et à rendre, sous forme universive,
les contenus impliqués dans cette individualité?
La manifestation de soi n'est ni la fonction unique ni la fonction

originelle du discours, et c'est pourquoi on ne peut


partir d'elle.
et d'elle seule, pour déterminer l'essence du discours. On sait que
la grammaire de toutes les langues montré très bien que le discours

qui a trait au monde extérieur précède génétiquement l'intériori-


sation du discours. C'est pourquoi on a pris de mieux en mieux

conscience, et surtout depuis Bergson, des immenses difficultés

qui résultent du désaccord de nos catégories du langage appliquées


à la réalité authentique de notre monde intérieur. « Si l'âme parle,
ce n'est déjà plus l'âme qui parle », constatait déjà Schiller avec
tristesse. Et Goethe disait sous une autre forme « Dès que l'on

parle, on commence déjà à se tromper. » Tous les philosophes qui


essaient de se libérer de l'ontologie immanente<du langage, comme
l'a tenté tout dernièrement encore Heidegger, sont condamnés par 1-
là même à entamer une lutte tragique contre la tendance fonda-
mentale du angage. Tous les
théologiens dignes de ce nom ont
connu le danger réel essentiellement lié à tout discours de Dieu.
Car par delà le contenu génétique se maintient la tendance fonda-
mentale du langage à transformer en univers tout ce qu'il touche.
C'est pourquoi, appliqué à la vie intérieure de l'homme, il est à la

fois le libérateur qui forme et le faussaire qui déform e. La réalité


P. LANDSBERG. L'HOMME [:T LE LAXGACE 23~

Il ,4.5. ~I :1 .1.. 1'u ~I_


de notre vie intérieure ne dépend pas du t'ait que nous parlons
d'elle. Le plus souvent, en parlant d'elle, on ne fait qu'affaiblir
cette réalité intérieure en l'objectivant. La vie intérieure des
hommes et des époques pour qui les passions sont un thème quo-
tidien de conversation, n'est pas nécessairement sincère et pas-
sionnée. L'homme primitif exprime son monde Intérieur d'une
façon très vivante: il a à sa disposition un trésor incroyablement
riche de restes et de sons expressifs, et en cela il est incontesta-
blement, supérieur à l'homme civilisé. Tous les ethnologues ont
relevé. comme un des traits saillants des peuples primitifs, cette
vivacité gesticulatoire presque alarmante. Le monde intérieur, ici,
tout comme chez l'animal, ne se manifeste que sous la forme pure-
ment expressive. En tant qu'homme, le est naturellement
primitif
en possession d'un langage, mais il ne
parle pas de son monde
intérieur, et pas même de l'intériorité de son co-univers, il ne parle
que des choses qui l'entourent et de l'accomplissement des tâches
devant lesquelles ces choses le placent. Parmi ces tâches, il faut

comprendre aussi toutes les cérémonies de réception, d'incantation


ou de sorcellerie et autres actes sociaux semblables.
H appartient à l'essence du discours d'être un discours ad
/!ow/ne/7!. Ce caractère intentionnel est inséparable de la transsub-

jectivité de l'être universif. Ainsi le monologue n'est donc par là


qu un cas particulier, dans lequel je me crée moi-même comme
faisant partie de mon propre co-univers. Le discours inclut un but
d'ordre co-universif et il suppose quelqu'un dont on puisse attendre

qu'il serait capable de comprendre ce discours. Car le co-univers


est justement l'univers formé par les êtres sont
qui susceptibles
d expérimenter un univers, et le même univers que moi; ces êtres
sont donc ceux auxquels je puis parler et à leur tour, sont, de
qui,
par leur essence même. capables de me parler.
L'intériorisation de la fonction du langage, sans laquelle on ne
saurait saisir l'histoire de la pensée humaine, doit être interprétée
comme un événement ultérieur. La sociabilité est « anthropologi-

quement antérieure » à la solitude, que l'homme considère


primitif
comme absolument intolérable, pire que la mort même l'exclu-
sion du clan est pour lui la plus terrible des peines.
Celui qui parle réellement à un arbre et non pas à lui-même en

présence de cet arbre, admet par là nécessairement que cet arbre


334 k REVUE PHILOSOPHIQUE

le comprendre. C'est exactement ce qui se produit dans le dis-


peut
cours adressé sous forme de à la divinité. Par contre la
prière
nullement liée à l'attente d'une com-
simple expressio n de soi n'est
préhension possible de l'intention quihabitecetteexpressionmême.
Tout être vivant lui-même d'une façon continuelle et
's'exprime
involontaire. Le capable de comprendre, dans le sens
personnage
se trouve seul en question ici, surgit en
proprement figuré qui
sorte d'une façon toute accidentelle. Il n'en est un peu
quelque
autrement dans le cas où le sentiment qui s'exprime comme
que
dans le cri de l'animal au moment du rut se rap-
par exemple
à un être vivant en commun avec lui. Mais alors nous avons
porte
affaire à un sentiment en rapport avec le milieu, et non pas à une

en rapport avec le co-univers.


expression
Ce dernier est d'une extrême si l'on songe à
point importance,
une a jeté dans le problème du discours une con-
complication qui
fusion celle dont nous sommes redevables à cette
qui rappelle
vérité de La Palisse que le discours énoncé est toujours expressif.
Je fais ici allusion à ce fait que le son expressif ou le geste

tout comme le mot et le discours lui-même, peuvent


expressif,
devenir le « signe de quelque chose ». Les sons expressifs par
l'animal chef de file révèle ses craintes et ses inquiétudes
lesquels
se transmettent à tout le
par voie de contagion.
troupeau On les

voit s'enfuir éperdument. Faisons un pas de plus il est possible


certains cris d'angoisse se mélange l'expression d'une sorte
qu'en
de souci d'ordre affectif s'étendant à tout le troupeau.
purement
Nous n'avons à donner ici une analyse exacte de ces phéno-
pas
mènes. Tout ce nous pouvons dire, c'est que les phénomènes
que
sont infiniment complexes que ne le fait pres-
d'expression plus
sentir leur notation conceptuelle. Certains sons expressifs
simple
deviennent certains d'animaux les signes révéla-
pour troupeaux
teurs d une hostile ou dangereuse de la partdu milieu,
disposition
c'est-à-dire des qui révèlent bien plus une modification
signes
du milieu dans le sens précis d'un danger quelconque,
importante
dite de tel danger comme la pré-
que la présence proprement défini,
sence d'un fauve, d'un homme ou d'un loup. Et comme, (dans-tôu t

sentiment vital, tel que la crainte vitale, l'inclination vitale, etc., il

chose et que de les individus


y a déjà quelque d'intentionnel, plus
de nombreuses espèces animales sont appelés d'avance à partager
P. LANDSBERG. L'HOMME ET LE LANGAGE 235

n.1~H 'Y'I.;l;D."
leur milieu aveco" LI'011i..£},C'
d'autres ;rI;ll'1C'
individus, ~~+
il est ~W,hlo
donc possible déjà
1.
que le
son expressif d'ordre purement vital devienne le signe de

chose et même la valeur d'un « pour


quelque prenne signe
d'autres individus ». Ce pouvoir signifiant, s'il n'est pas aussi

général que le pouvoir d'expression, n'en est pas moins aussi peu
spécifiquement humain que ne l'est, d'après les recherches de

Kœhter. l'intelligence technique. Les animaux ne sont pas capa-


bles de choisir arbitrairement leurs signes, de convenir ensemble
des signes et de libérer leur pouvoir signifiant du matériel

expressif imposé par leurs sens. Ainsi l'usage de la fonction signi-


fiante -tout comme celui de l'intelligence en général se limite
ici aux situations les plus chargées d'affectivité vitale de la vie
animale. 11 est frappant de voir comment l'animal prend pour
signes, chez l'homme, certains comportements typiques et qui se

reproduisent souvent. 11 suffit ici de penser à la joie du chien

lorsque son maître prend son chapeau et sa canne ou à sa tristesse

lorsqu'il voit des valises. Tout ce qu'il y a de sùr, c'est que, si le

langage comme doit le supposer tout nominatisme strict était


seulement un assemblage de signes, on ne pourrait presque pas
établir ici de différences essentielles entre l'homme et les autres
êtres vivants qui vivent en société. La théorie intellectualiste des

signes passe à côté de ce qui fait la spiritualité spécifiquement


humaine, tout comme la théorie romantique de l'expression.
D'après elle, on ne pourrait trouver ici entre l'homme et l'animal

qu'une différence de développement sans doute très grande, mais

appréciable quantitativement et cette différence résiderait néces-


sairement dans cette apparition singulière et unique du caractère
arbitraire donné au pouvoir signifiant, et dans cette libération sin-

gulière et unique à l'égard de l'alphabet biogénique de l'expression.


En partant de là, on peut d'ailleurs tenter d'élaborer encore des
distinctions entre les signes habituels et les signes convenus. Et
alors nous voyons que tout au contraire cette apparition des

signes arbitraires, qui est un fait réet et d'une grande importance,


en même temps qu'elle ouvre la possibilité de créer de purs signes
de convention, ne peut exister que grâce au langage, qu'elle pré-
suppose. Si nous posons le langage, parlé et écrit, comme anté-
rieurement donné, il est évident que par là même l'homme trou-
vait à sa disposition des systèmes de signes infiniment plus par-
236 KËVUË PHILOSOPHIQUE

faits que ceux que pouvaient lui fournir la révélation purement


vitale, le hasard ou l'habitude. Supposé ce pouvoir signifiant, on

est nécessairement conduit à accorder que chez l'homme les élé-

ments du langage devaient être utilisés comme signes, et cela en

immense quantité. Le pouvoir signifiant, tout comme celui de

l'intelligence en général, n'est pas une fonction spécifiquement


humaine, mais bien une fonction que l'humanisation a éminem-

ment favorisée.
Mais s'il est assuré maintenant qu'un mot quelconque puisse
la valeur d'un gigne, il est aussi peu sûr que possible que
prendre
le discours soit par essence un simple signe ou un assemblage de

Outre que le discours, du point de vue de son essence


signes.
même ou du point de vue de sa genèse, est antérieur au mot isolé,

et le « logos » initial est discours et non pas vocable, il ne


que
viendra non plus à personne l'idée de considérer comme un dis-

cours le blanc, signe de la reddition, ou l'anneau de


drapeau
et insigne de la papauté. Et ceci vaut également
pêcheur, signe
dans un sens large, si l'on fait entrer l'écriture dans le dis-
plus
cours. Un signe est nécessairement antérieur à tout assemblage
de signes, dans lequel il est inséré. Un tel assemblage exige des

toutes faites. Tout au contraire, le langage forme toujours


parties
un tout vivant, que l'on ne peut dissocier qu'après coup. Un sys-
tème de signes peut se composer de cadavres linguistiques, de

vocables isolés. Il ne peut devenir un langage. L'Espéranto n'est

une langue, mais un système de signes plus ou moins com-


pas
modes, composé de morceaux et de cadavres linguistiques. Le

lui, n'est pas composé de vocables; ce sont les vocables


langage,
qui sont issus de la langue par voie d'analyse. Le langage, quand
bien même il peut être considéré tout d'abord comme le fonde-

ment du choix que l'homme opère'arbitrairement entre les signes,


n'est en aucune façon un instrument
particulièrement perfectionné
de son pouvoir signifiant. La perfection d'un signe, c'est son « inté-

gration univoque dans le sens de Schlick. Seul un pédant


un homme intérieurement sourd au langage, pourrait
accompli,
voir dans cette perfection du
signe le point de perfection du lan-

alors nous, cette perfection se réalise sans con-


gage, que, pour
tredit dans la puissance extrêmement vivante du discours poé-
On sait que les sciences exactes doivent justement leur
tique.
P. LANDSBERG. L'HOMME ET LE f.AXGACE 237

tait ont réussi à se libérer d'une façon continue


prourèsau qu'eues
et en partie entièrement radicale des liens du langage. et à trouver

des systèmes de A un certain


signes toujours plus purs.
le génie de la langue résiste au besoin du pouvoir signi-
niveau,
fiant. de même tout ce est vivant, et aussi l'esprit de
que qui
vie résiste à l'intrusion arbitraire de l'entendement utilitariste.

Il n'y a rien dans le monde, depuis le vol des oiseaux


presque
une de lune, qui ne puisse devenir le signe de
jusqu'à éclipse
chose et un signe pourquelqu un. il n'y a rien,
Et depuis
quelque
un tracé à la craie sur un mur une poignée de
jusqu'à
main. qui ne puisse servir de signe pour des contenus parfaitement
Mais on ne saurait dire qu'avec cela ce contenu
quelconques.
se trouve déterminé dans sa spécificité, laquelle
quelconque
décide seulement du degré avec lequel ce contenu se trouve plus
ou moinspropre à servir de signe.
11 apparaît donc bien évident dans tout ceci que la « révélation

de quelque chose est ce qui fait l'essence même du discours,

essence fondamentalement différente de celle du signe. Lorsque


dis « Cette fleur est rouge j'ai ainsi ta prétention de révéler
je
le rouge, en tant que tel, appartient à la fleur. Si par contre
que
avec cette même Cette fleur
je conviens quelqu'un que phrase
est rouH'e servira de signe pour dire qu'il devra sortir de la

chambre au moment où la il est bien évident que le


je prononce,
entre le signe et la chose signifiée est dans ce cas d'une
rapport
radicalement autre le rapport qui existe entre le dis-
espèce que
cours et le contenu énoncé dans ce discours. Tous les signes pro-
viennent soit d'une habitude associative, soit d'une convention.

Cette convention est le plus souvent facilitée par le tangage, mais

en elle est absolument arbitraire. La liaison qui unit le


principe
signe à la chose signifiée est, comme telle, essentiellement une

liaison ». Si le choix d'une désignation a lieu


pure copulative
d'une façon non arbitraire, c'est-à-dire en partant d'un autre

de vue celui de la rationalité et de l'utilité des signes,


point que
c'est se fait sentir des besoins qui sont d'un autre ordre
qu'il
celui du Pour qui considère qu'une langue est un
que signe.
de ce n'est pas seulement l'Espéranto qui, à vrai
système signes,
dire, serait une langue, mais il devrait nécessairement admettre

la d'un langage idéal purement rationnel et qui serait


possibilité
238 REVUE PHILOSOPHIQUE

de désigner d'une façon aussi univoque que possible, et


capable
avec le petit nombre possible de signes écrits ou parlés, une
plus
variété aussi grande que possible d'objets, et cela d'une façon
aussi brève et aussi simple que possible. En tout cas, ce langage
idéal n'aurait absolument rien à faire avec l'une quelconque de

nos vivantes, actuelles. Et ce serait folie de la part de


langues
l'humanité que de se servir encore d'un discours autre que la brève
succession de sons parfaitement simples dont on aurait exacte-

ment convenu le sens. Le langage des poètes serait donc un ata-

visme et une pure folie, il témoignerait d'une dégénérescence


toute Cette conséquence est évidemment absurde. 11 faut
gratuite.
chercher la raison de pareilles théories dans le phénomène spiri-
tuel de la destruction du langage, phénomène que ces théories

tout en le commentant. L'homme court donc le


accompagnent
au fur et à mesure que progresse la civilisation, de laisser
danger,
la fonction du se déshumaniser peu à peu et de se poser
langage
lui-même comme un animal fabricateur de signes. Les bonds

accomplis par le langage qui, s'élevant de la pauvreté des langues


à la langue d'un Dante ou d'un Gœthe, a peu à peu
primitives
refoulé les simples manifestations expressives, doivent être con-

sidérés comme un attestant l'humanisation croissante


phénomène
de l'homme. Par contre, si jamais ce qui est l'essence même du

devait céder place à un système de signes conçu en vue


langage
de la pure utilité, et qui pourrait même se passer de vocables, il

faudrait voir dans cette substitution un phénomène attestant la

déshumanisation de l'homme. C'est à ce point de vue qu'il faut se

si l'on veut porter jugement un décisif sur l'effroyable


placer,
situation du monde civilisé, qui est d'autant plus muet que sont

les systèmes de signes qu'il a inventés.


plus parfaits
Ici surgit une difficulté que l'on ne peut écarter sans aborder

toute une série de nouveaux qui voit


problèmes.
dans le
Pour

discours un pur assemblage de signes, il n'est pas difficile d'inter-

la multiplicité et la diversité des langues. C'est qu'en effet


préter
lui, les conventions étaient tout simplement différentes. Ce
pour
fait la multiplicité des langues
d'expérience que représente
humaines, au fait des mots absolument différents
joint que
en des différentes, « » la même chose,
peuvent, langues signifier
est selon moi le fait d'expérience fondamental sur lequel s'appuie
P. LANDSBERG. L'HOMME ET LE LANGAGE 239

le nominalisme.H~rnp F.tc'fstJH
Et c'est là aussi
aussi nn'i)fnut faut
qu'il chercher
chercher son
son arsument
argument
le fort. Et ta faiblesse de la position nominaliste se
plus pourtant
trahit dans le fait cette théorie est contrainte de tenir
déjà que
les différences des langues pour purement accidentelles, et cela

au sens du mot, et que par suite elle doit reconnaître et


plein
favoriser la construction d'une langue idéale unique de l'espèce
c'est-à-dire, en fait, un système parfait de signes. Si, par
précitée,
contre. en adoptant un point de vue voisin du nôtre, on admettait

d'autre le mot isolé est intérieurement et nécessaire-


part que
ment lié avec on s'engagerait dans une série
l'objet qu'il désigne,
d'inconséquences qui ne laisseraient plus la moindre possibilité
la
pluralité des langues. La source de ces inconsé-
d'expliquer
il faudrait la chercher dans une acceptation inconsciente
quences,
de la théorie nominaliste; car là aussi, au lieu de partir du dis-

cours. on du mot isolé, du vocable, et là aussi on parti-


partirait
rait du phénomène de l'énonciation et non pas de la fonction

fondamentale qui est à la base de cette énonciation.


spirituelle
L'homme naïf. n'a pas l'expérience de la multiplicité des
qui
est aux du nominaliste. C'est peut-être une
langues, antipodes
mais une plaisanterie pleine de sens, que de rappeler
plaisanterie,
ici cette enfantine « Maman, comment sais-tu que Sirius
question
Sirius? » Ce qui ajoute au comique de cette question
s'appelle
c'est qu'ici il s'agit évidemment en réalité d'un pur signe artificiel,
et non d'un mot vivant. Très significative aussi est cette
pas
déclaration d'un Italien Nous appelons un
jeune paysan
cavallo cavallo. et c'est aussi un cavallo. Ces idiots d'Allemands

un cavallo ein Pferd. Ainsi chez l'homme primitif le


appellent
mot tient à la chose comme une vertu tout à fait essentielle. Il

en est de même aussi pour les personnes il y a des noms qui


leur conviennent ') et d'autres ne leur « conviennent pas »,
qui
et cela dans un sens strict qui ne nous apparaît que d'une façon
très vague et toute instinctive. On ne donne pas des noms, on les

Le mot magique, que l'on retrouve dans toute l'humanité


explore.
ainsi l'a montré Lévy-Bruh), sur une parti-
primitive, repose, que
du nom à l'homme ou de l'homme au nom. Une pareille
cipation
conception devrait donc admettre au moins une langue-mère pri-
mitive et interpréter la pluralité existante des langues comme le

résultat d'une dissociation de cette langue-mère. Si la première


24') REVUE PHILOSOPHIQUE

théorie du langage représente le point de vue libéral, selon lequel


les progrès de la civilisation et la rationalisation croissante de
l'univers tendent continuellement et doivent tendre à la perfec-
tion, cette deuxième théorie représente un point de vue roman-

tique et réactionnaire, pour lequel tout le développement par-


couru est essentiellement une décadence. Aussi rien d'étonnant à
ce que cette doctrine d'une langue-mère ait trouvé son théori-
cien le plus opiniâtre en Joseph de Maistre, le profond théoricien
de la réaction.
Si nous laissons de côté la doctrine de la révélation, laquelle
fait remonter la diversité des langues à la confusion de la tour de

Babel, nous sommes forcés et contraints de ranger leproblème


d'une langue unique primitive parmi les problèmes sans solution
décisive. Ne serait-ce qu'en raison même de l'âge de l'humanité,
il est bien certain que la science linguistique comparée ne par-
viendra jamais à nous donner la clef de cette question. Nous
inclinons pourtant à croire que les quelques rares analogies lin-

guistiques qui apparaissent entre toutes les langues ne peuvent


pas se fonder en dernière instance sur une origine commune de
nature historique, mais bien plutôt qu'elles ont leur source dans
l'essence même de la fonction humaine du langage en tant que
tel, c'est-à-dire finalement dans l'essence de l'homme en tant que
tel. Historiquement, il semble bien que de nombreux faits parlent
en faveur de la théorie polyphylétique du devenir humain. L'unité
de la race humaine est dans l'ensemble une unité qui croît avec
son histoire. Chez les peuples tout primitifs il semble bien que
les différences de clan aient atteint une importance maximale, au

point même que tout individu étranger au clan n'était même pas
considéré comme un homme et cela
parce qu'il ne faisait pas
partie du co-univers et que souvent il était poursuivi comme
un animal. Donc, sans avoir la prétention de décider en une
matière qui échappe à toute solution décisive, nous sommes enclins
à admettre non pas une langue-mère primitive qui serait en

quelque sorte le réceptacle de vocables communs, mais bien

plutôt une forme fondamentale du discours, qui se réalise diver-


sement dans toutes les langues. II ne peut pas y avoir de gram-
maire sans qu'il y ait désignation et détermination. Par contre, le

sujet et le prédicat sont des phénomènes grammaticaux tout à fait


P. LANDSBERG. L'HOMME ET LE LAXUAC.E 2~[

particuliers qui représentent pour nous les formes les plus connues
selon lesquelles apparaissent ces fondamentaux du
phénomènes
langage. En effet, dans le sujet se trouve incluse une cer-
déjà
taine fixité de l'être, tandis que le « prédicat .< ne fait qu'ajouter
par )a suite un événement a avec ce (tes de
qui sujet rapports
tonporaHté, de spatialité ou de causalité. Il se produit donc ici
Il développement des fondamentaux, et cela
spécifique rapports
sur le plan d'une ontologie inconsciente, donne le au
qui pas
statique et favorise cette identification rationnelle vers quoi tend,
d'après Meyerson, la science européenne. Au surplus, il n'est pas
nécessaire que les deux éléments fondamentaux du discours soient
énoncés l'un et )'autre. Si je montre du un morceau de
doigt
charbon et que je dise « Charbon ",j'ai ainsi une
exprimé phrase
complète que l'on peut comprendre en tant que telle et qui même

peut être comprise aussi de quiconque ne possède pas la langue


française, car il suffit qu'il sache ce qu'est le langage et qu'il
suive mon intention. entendue comme l'intention d'un être qui
parle, Ce n'est pas le matériel des mots, c'est la forme spirituelle
qu) fait
une langue. Il /au~ donc entre
J/s~~uer soigneusement
la question de l'origine des mots isolés et la de
çues~o/: l'origine
</K langage.
Le fait que nous nous servons d'une écriture ne
qui reproduit
pas directement les objets, et qui rend seulement au des
moyen
caractères les mots de la langue ne doit
énoncée, pas nous faire
oublier qu'avec l'écriture nous nous trouvons en face d'une maté-
rialisation tout immédiate de la fonction du langage. L'écriture non

ptus n'est pas primairement un pur système de comme on


signes
tend de plus en plus à le faire. La sténographie n'est pas plus une
écriture que l'Espéranto n'est une langue. Même une écriture
figurative est tout autre chose qu'une simple série de mises
figures
bout à bout. La fonction figurative, elle non n'est la
plus, pas
fonction scriptive proprement dite. Cette dernière fonction doit
être plutôt considérée, en tant que révélation universive, comme
absolument identique avec la fonction du langage telle qu'elle se
manifeste dans l'énonciation du discours. Le cordon fais à
que je
mon mouchoir peut bien me servir de signe mnémotechnique, mais
ce n est pas une écriture, bien qu'il y ait des écritures à cordelettes.
Un portrait de Lenbach n'est pas davantage une écriture, bien
TOME c\v.–1933 (N~3 3 et 4). d6
242 2 REVUE PHILOSOPHfQUH

ce ce
qu'il y ait des écritures figuratives. D'ailleurs, qui importe ici,
n'est du matériel employé dans chaque cas particulier
pas l'origine
révéler un contenu. L'élément proprement linguistique de
pour
('écriture une situation intermédiaire bien déterminée
occupe
entre l'élément reproductif et l'élément signe, et il est essentielle-

ment ditYérent de l'un comme de l'autre. Il se produit ici ce qui se

pour l'élément proprement linguistique du mot prononcé,


produit
lui aussi une position intermédiaire entre la fonction
lequel occupe
et la fonction Et c'est cette position inter-
expressive signifiante.
médiaire de ne pas manquer. Cela n'est possible pour
qu'il s'agit
l'écriture et le discours énoncé, que si l'on a toujours pré-
pour
sente à l'esprit cette tâche de toute première importance qui
consiste à bien les tâche dont la méthode doit
séparer problèmes,
être fixée les philosophes qui s'occupent d'anthropologie du
par
Cette des consiste ici à soigneuse-
langage. séparation problèmes
ment entre la de l'origine des caractères et
distinguer question
des sons, et la toute autre, celle-là, de l'origine et de
question
l'essence de la fonction humaine du langage, laquelle est en mesure

de créer et d'utiliser des lettres ou des mots d'origines entièrement

différentes. Si l'on de la genèse extrêmement différente des


part
mots isolés, il est absolument de saisir ce qui fait
impossible
l'essence du humain. C'est faute d'avoir opéré une distinc-
langage
tion claire et rigoureuse entre ces deux groupes de problèmes que
le des philosophes du langage, Herder lui-
plus grand peut-être
même, a dû renoncer à atteindre la vérité dernière concernant

l'essence du langage. Sa théorie du langage est bien plutôt une

théorie de la des racines des mots qu'une théorie de la


genèse
du langage lui-même. Mais introduire cette distinction,
genèse
c'est en faire apparaître le bien-fondé. Il est bien évident que
déjà
la des ne nous empêche pas de les considérer
pluralité langues
toutes comme des langues et de chercher des équiva-
justement
lences de traduction d'une langue dans l'autre, et cela parce que
la forme intentionnelle fondamentale est commune aux unes etaux

autres. Il n'y a pas de qui, en principe, ne se puissent tra-


langues
duire dans une autre langue, quelque grande que soit la part qu'il
convient de faire aux difficultés d'ordre pratique. Comprendre une

et la traduire dans une autre langue, déchiffrer une écri-


langue
ture et la transcrire dans une autre écriture, ce sont là des opéra-
P. LANDSBERG. L'HUME F.T !.E f,A\GAGE 243

tiens essentiettement diti'érentes de celles qui consistent à inter-

préter ou à imiter par exemple une révélation d'ordre animal. Le

problème de i origine des mots, pris chacun en particulier, est un

problème extraordinairement complexe. H me paraît très vraisem-


blable que certaines racines de mots, ainsi que le croyait Herder,
soient ttes reproductions onomatopoétiques de teur objet. Mais cela
n exctut pas cette autre hypothèse très vraisemblable qued autres
racines aient été empruntées à l'alphabet expressif de l'espèce bio-

ionique représentée par l'homme ou, p[us exactement, par l'ancêtre


de t ))omme. Mais ni l'une ni l'autre de ces hypothèses ne parvient
à taire de ces racines des mots véritables. Les motsdontnousnous
servons d'habitude ne sont plus des racines. La forme intention-
nelle du langage en tant que telle se différencie toujours davan-

tage. sans changer d'essence, au fur et à mesure que l'univers se


constitue à travers une communauté dutangage. Le résultat
un résultat qui. bien entendu, est susceptible encore de modifica-
tions continuelles est d'un côté l'univers d'une communauté de

tangage, et de l'autre côté la forme intérieure d'une langue, forme

qu'it s'ag'it de saisir grammaticalement. Depuis Humboldt, nous


avons appris que
comparer des langues, c'est comparer. des uni-
Tout dernièrement encore, Weissgerberafaitdes recherches
très pénétrantes sur ce caractère du langage créateur d'univers.
L'immense majorité de tous les mots me paraît se situer entre le
mot-racine et un type de mots que j'appellerais le mot-signe ou
le mot-évo)ué, c'est-à-dire un mot qui est b)en encore formé
d'une façon linguistique, mais cela dans t'intention déjà de le
rendre apte à se scinder de nouveau du tissu de la langue et à
servir de signe. Entre ces deux mots, le mot-racine et le mot-signe,
nous avons le mot iingual c'est-à-dire le mot qui non seule-
ment appartient à la langue, mais qui tient d'ette son origine. Tous
ces mots pour ainsi dire normaux doivent leur origine au processus
de différenciation de la langue elle-même, au fur et à mesure

qu'elle constitue son univers. En d'autres termes, ce ne sont pas les


mots qui créent te langage, mais c'est le développement dutangage
qui crée tous les mots qui ne sont pas précisément des mots-racine
ou des mots-signe.
Cette différenciation, on peut la saisir abstraitement dans la

grammaire, et elle va de pair avec un univers toujours plus riche-


344 REVUE PHILOSOPHIQUE

ment construit. D'ailleurs il me semble que les différences sen-

sibles d'un à l'autre se manifestent dans la sphère du


langage déjà
mot-racine. Le son ne diffère-t-il selon le milieu où
expressifs pas
il naît, et ce milieu n'est-il différent pour chaque clan? Or, il
pas
est fort invraisemblable, comme scientifique, que l'huma-
hypothèse
nité d'une souche unique ou même d'un couple unique.
provienne
Dans nos langues d'aujourd'hui nous ne connaissons presque plus de
mots-racine c'est tout au si nous pouvons considérer comme
plus
tel un mot comme « maman ». Il est plus vraisemblable que la
fonction du issue de l'essence même de l'homme et pro-
langage,
avec lui sans la dériver, s'est
gressant qu'on puisse empiriquement
servie comme matériaux des sons expressifs émis par ces
premiers
chez la forme humaine a fait irruption
espèces pré-humaines qui
en les transformant. L'univers. se constitue bien en s'appliquant et

en à un milieu existant. Mais le mot histori-


s'impliquant déjà
donné est de son côté, déterminé selon
quement déjà, toujours
une il réalise le potentiel de ditTérencia-
catégorie grammaticale,
tion contenu dans le mot-racine. C'est que l'histoire et l'uni-
parce
vers des sont différents que, en dépit de l'unité d'essence
peuples
de la fonction du nous nous trouvons en présence
langage,
de et de vocables différents. Les différences de voca-
grammaire
bulaires sont donc tout aussi aisées à expliquer en se plaçant à

de vue se au de vue de la théorie


notre point qu'en plaçant point
des Et même les différences de nous paraissent
signes. grammaire
recevoir dans notre théorie une beaucoup plus serrée
explication
dans l'autre théorie. Un des autres
et beaucoup plus profonde que
de cette théorie, c'est qu'elle seule permet d'apprécier
avantages
à leur juste tout en en reconnaissant la possibilité de prin-
valeur,
de la traduction traduire d'une langue dans
cipe, les difficultés
une c'est traduire les contenus universifs de cette langue
autre,
d'un univers dans un autre; c'est là un fait qui apparaît surtout

des de l'Extrême-Orient en
lorsqu'on traduit par exemple langues
tandis ces mêmes langues euro-
une langue européenne, que
ont formé entre elles des analogies extrêmement fortes
péennes déjà
se révèle la lente formation d'un univers commun
par lesquelles
ces Quant à savoir ce qu'est une
aux peuples qui parlent langues.
et comment des langues peuvent s'influencer réciproque-
langue
ment et se mélanger, ce sont là des très complexes. En
problèmes
P. LANDSBERG. L'HOMME ET LE LA~GA 245

tout cas. onn ne peut les aborder qu'en partant de la liaison

langue-univers. Unité de langue signifie unité d'univers, com-


munauté d'univers ayant sa structure dans les catégories.
Contact de langues signifie contact d'univers, et leur mélange
signifie un mélange d'univers. Le nominalisme qui apparaît
dans la théorie du langage est logiquement lié à l'internatio-
nalisme, qui veut supprimer toutes les différences au profit d'une
unité rationnelle parfaite. Inversement, le réalisme extrême qui
tient le mot pour une entité appartenant réellement à l'objet même,
représente une conception plus ou moins nationaliste. A vrai dire,
cette dernière conception n'est possible qu'aussi longtemps que l'on

se refuse à voir dans les créatures d'un autre clan des hommes et

par là même des êtres doués de langage. Notre conception est


reliée à cette autre conception fondamentale que c'est justement
dans les différences essentielles des nations qu'il faut lire la mis-
sion qui leur incombe chacune d'elles doit coopérer à sa manière à
fa ire de l'humanité un tout qualitatif qui aille toujours s'enrichissant.

Chaque langue doit, et doit nécessairement, accomplir son essence

propre et servir ainsi à enrichir l'univers total de l'humanité.


En touchant ici au centre de ce qui a été pour Herder et Gcethe
l'idée de l'humanité, nous rencontrons en même temps une autre
idée qui peut servir de fil conducteur à tous les
pédagogues huma-
nistes. Chaque individu particulier doit enrichir son univers par
la connaissance des langues. L'idéal de la formation humaniste
est essentieHement lié à la pluralité des langues cette pluralité
en est un des éléments fondamentaux et elle est tout autre chose

que la simple possibilité de se servir de quelques mots étrangers


dans la vie quotidienne elle implique aussi non seulement la
connaissance de la grammaire de ces différentes langues mais
encore la connaissance de ces langues à leur plus haut degré
de vie profonde, c'est-à-dire dans leur littérature même. On

n'apprend pas les langues mortes pour des raisons pratiques, mais
bien pour connaître et vérifier l'univers grec et l'univers romain,
dont provient l'univers européen. La philologie part des langues
pour reconstruire cet univers antique. C'est en effet en partant de
ce principe que le langage est constituteur d'univers, qu'il est

possible (le fonder une philologie vraiment vivante. Ce qui


importe pour une formation humaniste, c'est la connaissance de
246 REVUE PHILOSOPHIQUE

la structure des Dès l'instant où un peuple européen


langues.
cette formation, il se condamnerait à un appauvris-
rejetterait
sement et se dans un chaos de barbarie.
spirituel plongerait
Le de la langue allemande à l'é-
magnifique épanouissement
de Herder et de Goethe et la décadence qui suivit vont
poque
de avec et la décadence de la philologie
pair l'épanouissement
ancienne.
Le moment décisif enfant « sait parler ce
qui prouve qu'un
n'est des mots comme un perroquet, mais
pas lorsqu'il bégaye
bien la première fois un acte. authenti-
lorsqu'il accomplit pour
comme, par exemple, le fait de prononcer
quement linguistique
le mot « maman ') en sa mère. Le cri expressif de l'enfant
désignant
à la naissance, n'est la au choc inconscient de sa
qui que réponse

première expérience vitale, n'est pas plus un langage que ne l'est

le sifflement du merle ou encore le bégayement d'un idiot, qui


des mots lui vides de sens. Ce « langage » de per-
répète pour
des idiots est évidemment un « mirage H du phénomène
roquet
de à peu près comme le jet d'eau ou le mercure sont des
langage,
formes du phénomène fondamental représenté par le mou-
pipées
vement Si le fait de savoir parler ne relevait pas d'une
spontané.
fonction et n'était qu'une simple aptitude à pouvoir
spirituelle
des sons, ne vois pas pourquoi l'on m'empêcherait de
prononcer je
dire mon « sait parler »! Le langage est
que gramophone
une fonction humaine, une fonction spirituelle
spécifiquement
ne se laisse dériver ni dans un sens historique ni dans un
qui
sens biologique.
du mot-racine pour l'emploi d'une langue, et prin-
L'importance
l'emploi poétique, tient à ses origines qui font
cipalement pour
de lui une élémentaire et vivante. La poésie par ono-
expression
ne me semble pas être séparable, en principe, de la
matopées
de la L'expression pure et simple d'un
sphère pure expressivité.
choc affectif par un objet appartenant au milieu, et
produit
d'autre la forme onomatopoétique qui rend cet objet, sont
part
deux glissent pour ainsi dire l'un sur l'autre sans
phénomènes qui
solution de continuité, tout comme l'être et son milieu forment à

eux deux une unité complète, au point qu'il est très difficile de

les nettement l'un de l'autre. Ce qui caractérise en


distinguer
effet le milieu en tant tel, c'est qu'il se fond intimement avec
que
P. LANDSBERG. L'HOMME ET LE LANGAGE 24T i

le. instincts de l'individu animal. Mais ce sont les mots-racine


seuls. et non pas la langue, qui proviennent de cette sphère bio-

ionique et c'est une confusion romanticiste que de croire que la


fonction essentielle du poète soit de faire passer en nous ses sen-
timents par voie de contagion. Sa fonction, c'est bien plutôt de
nous conduire. à l'aide d'une langue nouvelle. dans des univers
nouveaux et vers des valeurs nouvelles. Le stvte sentimental et

pompier du romanticisme. en escomptant d ailleurs uniquement


sur cette contagion des sentiments, repose sur d'éternelles répé-
titions de mots embués de sentiment et très
proches des mots-
racine comme « Sonne-Wonne o, « Herz-Schmerz '). Par là
nous sommes ramenés à l'enfance de l'humanité et aux senti-
ments les plus courants de l'espèce biologique. Mais il est bien
évident que la mission du poète n'est pas de nous préparer à ces
déHces. parfois si aimables d'ailleurs, de la sentimentalité. Le
mot nouveau crée un univers nouveau, et c'est cet univers que le

poète nous révèle pour la première fois. C'est grâce à cette puis-
sance créatrice, qui ne s'exerce pas seulement, bien entendu,
dans la découverte de mots isolés, mais qui enrichit, le discours
lui-même de formes nouvelles, que l'on peut dire que le poète est
un des facteurs lesplus importants du devenir humain. Ce qu est
une langue? Ce n'est pas le singe ni même l'enfant qui nous

t'apprendront: pas plus que l'homme d'affaires ou le physicien.


Ils peuvent tout au plus nous indiquer positivement ou négati-
vement ce qu'est une langue, mais si l'on veut savoir d'une façon

authentique et hautement expressive ce qu'est la langue, c'est au

poète qu'il faut s'adresser. C'est chez lui que la puissance créa-
trice du discours apparaît comme une marche qui va toujours se

poursuivant sous des formes nouvelles, comme le moyen origine)


de révéler sous forme d'univers une réalité qui jusque-là n'était

pas du tout réalisée en tant qu'univers, et cela principalement


chez l'homme lui-même. C'est pourquoi la philosophie anthropo-
logique ne cesse de marcher sur les traces des poètes, qui sont
les explorateurs de nouvelles formes du langage et de l'âme,
formes qui sont nouvelles non seulement pour celui à qui s'adresse
le langage poétique, mais encore pour celui-là même qui. afin

t. Comme il est à peu près impossible de trouver en français des mots aussi
proches du mot racine, il a paru preférabte de garder les exemples allemands.
248 REVUE PHILOSOPHIQUE

d'être en mesure de découvrir en lui c& nouveau contenu, a dû


trouver un mot nouveau.

Lorsqu'unlangage originel, lequel ne nous est plus guère connu


que sous la forme poétique, surgit tout à coup dans un entretien,
ce qui est très rare. il révèle un univers absolument nouveau. Au
contraire, le signe, de par son essence même, ne rien révéler
peut
de nouveau. Son lieu géométrique, c'est le milieu ou tout au plus
un contenu universif déjà révélé son d'attache c'est un uni-
point
vers révélé bien défini. La fonction considérée dans
signifiante,
son développement chez l'homme, se trouve fondée sur la fonction
du langage, de même que la fonction du langage, en tant qu'elle
a besoin de mots..est fondée sur la fonction Il convient
expressive.
don~ de maintenir, ici également, et l'ordre selon ces diffé-
lequel
rentes fonctions sont fondées, et les différences essentielles qui les
séparent. Une « convention par est un fait de langage,
exemple,
dans lequel un signe est attaché d'une façon en tout arbi-
principe
traire à un contenu d'univers déjà révélé ou en train de se révéter
dans ce fait de langage même. Mais, en l'affectant d'un la
signe,
convention ne révèle en aucune façon ce contenu d'univers. Elle
le rend tout au plus saisissable en vue de telle ou telle fin. Tout
ce que l'on doit à la fonction c'est d'avoir à
signifiante, permis
l'homme de soumettre à la loi d'identité et parla à sa domination

pratique l'univers
qui se découvre par le langage.
H me semble que nous avons maintenant complètement expliqué
pourquoi le langage ne peut pas être un pur système de signes,
bien que des mots évolués aient été inventés pour servir de signes,
et que l'humanité, utilise de plus en plus le langage comme sys-
tème de signes. Que l'humanité présente manque du pouvoir créa-
teur nécessaire pour former de nouveaux univers, et qu'ainsi elle
se meuve dans un univers déjà révélé, appauvri, un univers qu'elle
n'a pas encore su s'approprier spirituellement, c'est ce que nous
avons déjà vu. Le nominalisme serait la théorie de cette situation
il a pour auteurs des gens qui n'ont pas la moindre idée de ce

qu'est vraiment le pouvoir créateur du langage et qui n'en ont pas


plus une idée que les hommes primitifs ne pouvaient se douter que
le substantif n'est pas une vertu magique attachée à l'objet. D'ail-
leurs. le nom, et spécialement le nom propre appliqué aux hommes,
aux animaux, aux démons, nous paraît être la raison du premier
P. LANDSBERG. L'HOMME KT LU ).A.\GAGE 249'

phénomène qui isole les vocables du discours, et cet isolement

pourrait fort bien provenir des besoins de la technique magique,


et particulièrement de !a répétition stéréotypée de formules incan-

tatoires. Ainsi, le premier vocable serait le nom propre. Pour

répondre à ces questions Intéressant la du


philosophie tangage,
de même des con-
que pour analyser questions linguistiques plus
crètes. nous serons en tout cas à peu près sûrs de ne nous
pas
tromper si. renonçant à des matériaux même du
partir langage,
nous prenons notre dans le
toujours point d'appui logos.
\ous voici donc parvenus à notre vaut
première question que
cette analyse générale de l'essence de l'homme? Question d'ail-
leurs inséparable de cette autre: Que signifie l'humanisation de
pour
l'homme la présence et le du Kn à
présent tannage? apprenant
parler. l'homme atteint le monde vivant historique ode son entou-

rage. (.~ette idée de monde vivant au sens déHmite un tout


historique
formé par le milieu universif, un tout remonte à la créa-
qui déjà
tion d'un univers, tout au moins selon sa forme décisive, mais qui,
d une façon analogue. à une forme de vie et
appartient historique
humai ne et s'offre à ['individu sous la forme d'un donné, tout comme
le milieu appartient à une d'êtres vivants toute la
espèce pendant
succession de leurs générations. De nouvelles générations surgis-
sent qui doivent réussir de haute lutte à modifier en leur
toujours
propre sens la langue et l'univers. Si elles n'y arrivent il faut
pas.
a tors qu'elles créent en une certaine mesure un univers de tangage
qui soit nouveau et qui réponde à leurs besoins originaux. En de-
venant soi-même, selon un processus ce devenir en
qui pose l'op-
posant nécessairement, au monde des vivants têt que le transmet
t'histoire. ['homme fait surgir un univers en même
personne!'et
temps que lui et dans la même mesure, apparaît le phénomène du

tangage personne), inaliénable. Plus un homme est homme, plus


il acquiert. à t'intérienr même du de la communauté à
langage
laquelle il appartient. une langue qui lui est toute particulière.
Le langage est l'organe de la de l'homme a l'égard
disponibilité
de son propre univers et de son co-univers. Toute éducation, toute
connaissance a lieu. et a lieu seulement. en maintenant cette dis-

ponibilité dans les deux directions, et cela n'est possible que par
le langage. Si le langage appartient à la manière d'être essentielle
de l'homme, c'est que la à de l'univers du
disponibilité l'égard
230 REVUE PHtLOSOPHIQUE

monde intérieur et du co-univers appartient aussi à cette manière


d'être essentielle. Cette disponibilité s'accomplit dans et par le
discours. C'est par le langage que la disponibilité à l'univers, une
fois acquise, s'incorpore à une tradition. Mais c'est aussi dans le

langage que résident avant tout d'innombrables nou-


possibilités
velles. Sans la langue, il serait impossible de concevoir ni un
ensemble bien lié de l'histoire humaine ni surtout l'action efficace
et imprévisible de grandes personnalités humaines, dont la dispo-
nibilité à l'univers et au co-univers s'accomplit selon des modes
nouveaux. Toute philosophie le
anthropologique qui dédaigne
problème central du langage nous semble condamnée à la stéritité.
Le langage est une chose bien plus essentielle à l'homme que ne

peuvent paraître spécifiquement humains l'instrument ou la

pensée abstraite, où seuls se révèlent le matériel du discours ou ce

qui rend le discours possible. Il n'est donc pas inexact d'appeler


l'homme « l'être doué de langage si l'on reconnaît en même temps
que l'on n'énonce par là qu'une des formes de son essence, mais
une forme absolument nécessaire. Seule la passion, seul l'amour
désintéressé, l'amour sur lequel se fonde la disponibilité à l'égard
de l'univers et du co-univers, peuvent, selon moi, caractériser

plus intimement l'essence de l'homme. Mais définir l'homme comme


un être doué de
langage mène la
beaucoup plus profond que
définition de « l'homo faber » et le détermine exactement
plus que
la formule de « l'homo ». Même tout bas,
sapiens lorsqu'il pense
l'homme se sert du langage, parce qu'il cherche aussi, en pensant,
à fonder l'univers qui est en train de se révéler en lui. Lorsqu'il
pense vraiment, l'homme ne pense pas à l'intérieur du langage,
mais il avance avec le langage vers le langage, parce qu'il possède
son univers à lui dans la mnémé instituée par le langage, de même

que l'animal possède son milieu dans la mnèmè instinctive. Dans le

tangage, l'homme se manifeste comme étant l'être capable de


briser les cadres étroits de son milieu aux
pour parvenir larges
confins de l'univers, témoignant par là d'une incomparable liberté.
Le niveau d'humanité trouve son la plus certaine
expression
dans le langage, car c'est par le langage qu'apparaît de quelle
façon s'offre l'univers auquel appartient cette humanité. Bien
entendu, il faut tenir compte en ce cas de très différentes
qualités
de la langue, et la qualité fondamentale n'est du tout la
pas
P. LANDSBERG. L'HOMME ET LE LANGAGE 251

richesse ou le brillant, mais l'originalité et. la frappe authentique.


C'est le degré d'authenticité de la langue qui indique le degré du
devenir huma in en l'homme.
Le discours est la création d'une totatité en tant que telle et
cette création a lieu ex nihilo en ce sens que le tout est plus que
la somme des parties dans lesquelles il s'incorpore. Ainsi nous
trouvons dans l'homme doué de langage un créateur, un créateur
dont la puissance sans doute est bornée, et qui n'est qu'un sym-
bole du parfait créateur. Mais dans ce symbole se manifeste pour-
tant la présence réelle du <' Creator spiritus '), inscrite en langues
de feu.
P.\UL LAXnSBERG.

(Traduit de l'allemand par Henri Jourdan.)


Dans le taureau de Phalaris
(Savoir et liberté)

IX

H est admis que la philosophie idéaliste allemande est sortie tout

entière de Luther. H est difHcHe de dire d'où vient cette opinion.


Les historiens de la se sont peut-être laissés séduire
philosophie
tous les de l'Idéa-
par un raisonnement très simple représentants
lisme allemand Kant, Fichte, Schelling, Hegel, étaient des luthé-

riens, « ergo a l'idéalisme allemand est sorti de Luther. Mais il suffit

de se rappeler Hegel dit du péché


ce que origine], ou le « tu dois et

tu peux » de Kant ou le célèbre article de Schelling


par conséquent
De l'essence de la /f6e/ humaine (rien que la phrase citée plus haut)

ou l'idéalisme éthique de Fichte, pour se rendre compte que


Luther est resté en dehors de la
pensée philosophique allemande.

Tu dois, tu peux », dit Kant. Or toute la doctrine


par conséquent
de Luther est fondée sur l'affirmation inverse « Tu dois, tu veux

même et tu ne peux pas. » La loi n'est pas donnée à


cependant
l'homme pour le diriger, mais uniquement pour lui faire prendre
conscience de sa faiblesse, de son impuissance /e.p accuser, per-

~erye/ac~ et condemnat. Après la chute l'homme a perdu la liberté

de sa volonté et la liberté de sa pensée il ne peut aller où il veut

aller et il prend des mirages et des illusions pour des vérités. Du

vivant de Luther sa doctrine paraissait inacceptable, absurde,


aussi bien au savant qu'était Érasme qu'aux théologiens catho-

nourris des Écritures. D'après Luther, Dieu se trouvait par


liques
delà le bien et le mal, par delà la vérité et l'erreur. Comment la

et même la théologie pouvaient-elles accepter cela, la


philosophie
philosophie surtout? Au fond, Kant, Fichte, Schelling pensaient
comme Hegel Socrate a répété le geste d'Adam et les fruits de

1. Voir Revue philosophique, janvier 1933, p. t8.


L. CHESTOV. [)A\S LE TAL'REAU DE PHALARIS 253

l'arbre de la science sont devenus le principe de la philosophie

pour tous les temps.


Seul fait exception Nietzsche, lui seul vit en Socrate un homme

déchu :« Socrate semblait être un médecin, un sauveur. Est-il

nécessaire de montrer encore )'erreur qui se trouvait dans sa

croyance en la « raison » à tout prix? C'est une duperie de soi de

ta part des philosophes et des moralistes que de s'imaginer sortir de

la décadence en lui faisant la guerre. Y échapper est hors de leur

pouvoir ce qu'ils choisissent comme remède. comme moyen de

salut. n'est qu'une autre


expression de la décadence. Ils ne font

qu'en changer l'expression, ils ne la suppriment point. Etre/b~ce


de lutter contre les instincts, c'est là la formule de la décadence

tant la vie est ascendante, bonheur et instinct sont identiques. »


que
Et encore <' Le moralisme des grecs depuis Platon
philosophes
est déterminé pathologiquement, de même que leur haute appré-
ciation de la Raison = vertu = bonheur, cela veut
dialectique.
seulement dire il faut imiter Socrate et établir contre les appé-
tits obscurs une lumière ~M/OMr en permanence, un jour qui serait
la lumière de la raison (Le problème de Socrate, g§ H et 10; le

Cr~uscH/e des /6/o~s).


Nietzsche, en général, traite fort cavalièrement Luther; il

l'appelle maintes fois un


paysan grossier et brutal; mais dans les

que l'on a retrouvés après sa mort, nous lisons La


papiers
langue de Luther et la forme poétique de la Bible comme fonde-
ment de la nouvelle allemande, c'est mon invention. » Et
poésie
en effet. Nietzsche est le premier des philosophes allemands qui
se soit tourné vers Luther et la Bible. Le sous-titre de l'ouvrage
cité la sur Socrate est déjà suffisamment révéla-
dont j'ai phrase
teur à cet égard « Wie man mit den Hammer pbilosophiert (Com-
ment on avec un marteau). Nous nous souvenons du
philosophe
rôle que joue « malleus Dei chez Luther et chez les prophètes.
Mais dans ses réflexions sur Socrate, Nietzsche ne fait en somme

que répéter ce que disait Luther de l'homme déchu. L'homme


déchu est entièrement au pouvoir d'une force étrangère et ne peut
rien faire son salut. Et tel est précisément le Socrate de
plus pour
Nietzsche plus il lutte, plus il tend désespérément ses forces, plus
sûrement il marche vers sa perte. !1 a perdu sa liberté, il ne

choisit bien soit persuadé du contraire; il est poussé, il


pas, qu'il
354 REVUE PHILOSOPHIQUE

oe.t onfno:n.. vf ;1 nn onnf mAmo .,no .1 nnF n.l,n;f, C~,n..nfn nol


est entraîné, et il ne sent même pas qu'il est enchaîné. Socrate est
allé vers la raison, vers le bien, comme le, premier homme a
tendu la main vers le fruit de l'arbre de la connaissance mais là
où ils croyaient atteindre la résurrection, la vie, ils n'ont trouvé

que pourriture et que mort. Tel est le sens des terribles paroles
de Luther « enim hominem suis diffidere et
Oportet operibus
vetut paraliticum, remissis manibus et pedibus gratiam operum
artificem implorari. o Tel est aussi le sens de sa doctrine de la
« loi H et de son « de servo arbitrio ». L' « expérience a de Luther
de même que l'expérience de Nietzsche correspondent si peu à ce

que les hommes trouvent d'habitude dans l'expérience, qu'elles


leur paraissent fantastiques; elles ont été apportées, semble-t-il,
d'un autre monde, complètement étranger au nôtre. Luther et
Nietzsche n'ont pas été les seuls cependant à connaître de telles

expériences. Chez Kierkegaard, dans son Pfeil im Fleisch, nous


trouvons un
témoignage analogue « Il plus vite que faut courir

jamais, mais tu sens que tu ne peux arracher tes pieds du sol; tu


es prêt à sacrifier tout au monde pour acheter ne fût-ce qu'un
instant, et tu dois te convaincre qu'il n'est pas à vendre, et qu'il
n'est tenu compte d'aucun II faut », d'aucun désir, o Tout cela
est à tel point en dehors du champ de notre vision, que cela nous

paraît sortir des limites de tous les- intérêts humains, possibles et


réels. Si après la chute notre volonté est tellement anaiblie que
nous ne pouvons plus rien faire pour notre salut, Nietzsche ne
se dissimule pas qu'il est un homme déchu comme Socrate et

que nous sommes forcés d'aller les bras ballants à notre perte,
sans essayer même de lutter, de quels intérêts peut-il être encore

question'? Tous les intérêts se sont évanouis, il ne nous reste plus


qu'à regarder droit devant nous, le cœur glacé. Il ne nous
reste plus qu'à renoncer pour toujours à « ridere, lugere et detes-
tari ') pour apprendre à trouver ~YtT-rov Ky~ov dans « intelli-

gere
Luther pouvait encore « gratiam operum artificem o.
implorari
Mais pour Nietzsche, à en juger d'après ce qu'il raconte dans ses
livres. les prières, de même que celui à qui Nietzsche adressait
ses prières, avaient cessé d'exister. Comment prier quand il n'y a

personne pour nous entendre! Comment implorer Dieu quand le


« savoir nous a apporté cette « vérité et nécessaire »
générale
L. CHESTOV. DA.\S LE TAL'REAC DE PHALARIS 2KH

mn Iliam
Dieu n~Q.c.L.),
n'existe rT:1 -In.[~~ -_u- 1__1,
que pas ou, comme disait Nietzsche, que les hommes
ont tue Dieu!
Mais chose étrange, chez Nietzsche de même chez Luther
que
l'instant de la chute la plus fut suivi d'une iiïumination
profonde
toute -MouveHe. Lorsque Nietzsche sentit, la « sagesse o de
que
Socrate n'était que de sa « chute et
l'expression que l'homme.
tel un oiseau ensorcelé par un ne va où il veut mais
serpent, pas
est entraîne contre sa volonté une force
par incompréhensible
dans l'abîme de l'anéantissement et soudain
physique spirituel,
surgit devant lui l'idée de l'éternel retour, idée complètement
étrangère à sa pensée aussi bien qu'à la nôtre ce fut comme s'il
avait été brusquement transporté, à sur cette cime
pareil Moïse,
où « facie ad faciem cum ». Il découvrit là
Dec ioquitur que
face à face avec le mystère premier « tex et ratio nihil habent
negotii et se mit alors à parler de la volonté de de la
puissance,
mora)e des maîtres et de tout ce avait trouvé « par delà le
qu'il
bien et le mal ;). Je dirai encore une fois Nietzsche sentait
que
que lui aussi, tout comme Socrate, était un homme déchu. Les
lois de la raison et de la morale s'étaient incrustées
profondément
en lui, elles faisaient en sorte avec son être
corps quelque spiri-
tuet: les arracher sans tuer son âme lui semblait aussi impossible
que d'extraire squelette d'un lehomme sans avoir au préalable
tué cet homme. A ses yeux, de même ces lois
qu'aux nôtres,
exprimaient notre nature la plus profonde delà le bien et le
par
mal, par delà la vérité il n'y a que le vide, le néant où tout dispa-
rait. Et c'est là, cependant. qu'on peut, faut chercher cette
qu'il
toute-puissance. cette force qui sauvera l'homme de la mort'
So)a fide n de Luther le conduisait vers Celui dont il disait
Est enim Deus omnipotens ex nihilo omnia creans, » Mais alors
le « Witte zur Macht » de Nietzsche sous une
n'exprirne-t-il pas
autre forme la « sola nde » de Luther? Luther sur
s'appuyait
['autorité de i'Ecriture, sur les prophètes et les Tandis
apôtres.
que l'élan de Nietzsche vers les hauteurs de Sinaï naquit au
moment où la Bible avait perdu toute autorité à ses Au
yeux.
contraire, tout ce qui gardait encore pour lui une certaine auto-
rité. lui disait impérieusement que la « Votonté de »
puissance
était la pire des folies et qu'il n'y avait pas d'autre salut, d'autre
refuge pour l'homme pensant que tes « beatitudines ')
apportées par
286 REVUE PHILOSOPHIQUE

Socrate et par Spinoza. Cela, Nietzsche nous l'a assez dit dans
les livres qu'il écrivit Immédiatement "après sa crise. Et cepen-
dant, une force mystérieuse le repoussait de l'arbre de la science.

Comment l'appeler, cette force? Trouverons-nous lui un nom

parmi les mots qui conservent pour nous une certaine


significa-
tion ? Remettons à plus tard la réponse à cette question; ma)s
écoutons ce que Nietzsche lui-même dit de cette force « Envoyez-

moi la folie, habitants des cieux! La folie, pour que je parvienne


enfin à croire en moi! Envoyez-moi le délire et les convulsions,
une clarté soudaine et des ténèbres soudaines, précipitez-moi dans
un froid de glace et dans une chaleur plus ardente que celle qu'a
jamais éprouvée aucun homme, épouvantez-moi par des bruits

mystérieux et des fantômes, forcez-moi à hurler, à gémir, à

ramper comme une bête, pourvu que je parvienne à croire en


moi. Le doute me dévore. J ai tué la loi, la loi me fait peur comme
un cadavre fait peur à un vivant; si je ne suis pas plus que la loi,
je suis le plus misérable des hommes. Le nouvel esprit qui est né
en moi, d'où vient-il s'il ne vient pas de vous? Prouvez-moi que
je suis vôtre la folie seule peut me le prouver. »
Ces lignes sont extraites de ~Mrore (§ 14), ce livre qui appartient
ainsi qu'il est admis d'ordinaire à la période K positiviste

de Nietzsche. Et cependant nous y retrouvons, exprimé avec plus


de force peut-être encore, ce que Luther avait déjà dit au sujet de
la loi. Comme je l'ai déjà indiqué, Luther pouvait malgré tout

s'appuyer sur l'autorité de l'Écriture. Il avoue franchement


« nec ego ausim ita legem appelare, sed putarem, esse summam

blasphemian in Deum, nisi Paulus prius hoc fecisset ». Nietzsche,

lui, ne pouvait en appeler à personne, il se trouvait abandonné à


lui-même et à sa « folie ». Lorsqu'il entend ou lit les discours de

Luther, l'homme moderne instruit par Hegel qui lui a inculqué la

sagesse du serpent biblique, se tranquillise en se disant que ce ne


sont que les visions d'un moine qui s'est débarrassé de son froc
mais non de ses préjugés et de ses craintes ridicules. Pourtant
Nietzsche n'a jamais été moine, lui, et il était au courant de
toutes les conquêtes de la science. Et
puis, il ne faut pas oublier

que tout ce que Luther dit de la « loi » était dirigé spécialement


contre les moines qui sentaient leurs cheveux se dresser sur leur
tête lorsqu'ils lisaient ses écrits. Leur vie était en effet fondée sur
L. CHESTOV. DANS LE TAUREAU DE PHALARIS 257

la conviction'Lton que « facienti auod


quod in se est Deus non ffpnRtyat
denegat
gratiam ') (Luther dit même « infallibiliter dat gratiam tandis
");
que la pensée de Luther est née de sa conviction profonde que
plus il lutte pour se sauver, sûrement l'homme déchu
plus (tout
comme Socrate chez Nietzsche) va vers sa et celui-là
perte, que
seul qui « remissis manibus et pedibus » s'abandonne à la volonté
de Dieu, qui est par delà toutes les lois dictées la morale et
par
la raison, peut communier avec la vérité H n'y a certes
suprême.
aucun doute à cet égard; du point de vue humain, sa dureté,
par
par sa cruauté la doctrine de Luther tout ce
dépasse qu'a pu
jamais imaginer l'esprit le plus implacable envers lui-même. Et le
Dieu de la Bible, s'il est tel en effet le
que représente Luther,
mérite non notre amour mais notre haine éternelle (ainsi d'ailleurs
que le répète maintes fois Luther Autre
lui-même). objection
encore, du point de vue moderne, plus décisive les moines affir-
maient que « facienti in se est Deus non
quod denegat gratiam »;
Luther proclamait « hominem suis
que oportet ergo operibus
diffidere et gratiam implorari ». Mais les moines et Luther par-
laient de ce qui n'existe pas il n'existe dans /'un/fers ni Dieu ni
grâce, et l'être réel se déroule tout entier sur les idées
un plan que
de Luther n'effleurent même La tâche de l'homme consiste
pas.
donc à se rendre des conditions de son existence et de s'v
compte
adapter de telle sorte que ses besoins et ses désirs soient satisfaits
dans la mesure du possible. 11 y a bien entendu de
beaucoup
choses terribles et affreuses dans la vie, mais la nous
sagesse
enseigne à ne pas exiger Socrate avait raison
l'impossible.
lorsqu'il voilait le taureau de Phalaris en affirmant rien de
que
mal ne pouvait arriver au aussi avait
juste. Spinoza raison, qui
élevait au-dessus de son « asinus le autel
turpissimus splendide
de l'éthique avec cette « Béatitude est virtus. »
Inscription ipsa
Mais pour tout dire, les plus et les de
véridiques plus perspicaces
tous furent Aristote et Hegel certain
~Y~nv xyxOov suppose ;un
minimum de biens et celui-là seul atteindre la
temporels, peut
béatitude de la contemplation l'habileté décision
qui possède etlla
nécessaires pour se tenir de ces de l'être où les
éloigné régions
taureaux de Phalaris et les asini hantent
turpissiml l'imagi-
nation humaine.
Tout cela
cependant Luther le savait, ainsi Nietzsche: mais
que
TOME cxv. d933 (N"s 3 et 4). i7
2S8 REVUE PHILOSOPHIQUE

c'est contre cette « presumptionem contre cette


précisément
« pertinacem et obstipam bestiam quae somniat se sapere, se

et sanctum esse », qu'étaient dirigés leurs foudres c'est


justum
dans cette foi de l'homme en son « savoir en sa « morale

la « chute » de l'homme. « La liberté de pensée de


qu'ils voyaient
nos savants, déclare Nietzsche, n'est à mes yeux qu'une plaisan-

terie, il leur manque dans ces choses-là ma passion, ma souf-

france » (Antéchrist, § 8). Or c'est une variation sur le thème de

Luther, « bellua qua non occisa homo non potest vivere », c'est
une son à lui, Nietzsche, contre ce que nous
objection, objection
d'ordinaire le libre examen, contre ce que Spinoza
appelons
« philosophia vera ') et ce que Socrate avait proclamé
appelait
comme vérité et nécessaire. Mais peut-on opposer à la
générale
vérité et nécessaire la souffrance, même démesurée,
générale
la si ardente et puissante qu'elle soit? Et où irons-nous
passion,
chercher la réponse à cette question? Est-ce l'expérience qui
nous la fournira? Mais nous avons déjà vu que l'expérience ne

nous donne ni « philosophiam veram », ni des vérités générales


et nécessaires. que la « conviction '). Or
L'expérience n'apporte
la conviction confiance à Nietzsche. Dans toute
n'inspire pas
écrit-il, arrive un moment où paraît en scène la
philosophie,
conviction; « adventavit asinus pulcher et fortissimus », pour
le langage d'un ancien ». De nouveau « asinus »
parler mystère
et il semble bien c'est le même « asinus » que nous avons
que
rencontré chez et dont était sortie autrefois l' ironie »
Spinoza
de Socrate. Mais son pouvoir est si grand que les esprits les
plus
audacieux se soumettent à lui. Nous nous souvenons de la phrase

de Kant « La raison avidement aux vérités générales et


aspire
nécessaires » nous nous souvenons des réflexions d'Aristote sur

le même thème. donc a inspiré aux hommes cette <' convic-


Qui
tion » grâce à se transforme en « savoir .<?
laquelle l'expérience
Et comment se fait-il que cette conviction règne despotiquement
sur notre monde? Quelle soit la réponse à ces questions, une
que
chose est hors de doute impossible de lutter contre la dite

conviction au d'arguments et d'objections. Elle est en


moyen
dehors de toutes les objections, elle les
précède; elle remplace
les arguments. On ne peut lui opposer que la « passion a, la haine,
le désir furieux de s'en débarrasser à tout prix. De là « malleus
L. CHESTOV. DANS LE TAUREAU DE PHALARIS 259

Dei .) ()e Luther, de là Wie man mit den Hammer phitosophiert


de ~'tetxsche. Impossible autrement de l'enchantement
dissiper
qm s'est emparé des humains Dieu sait et comment.
quand

Tout comme Nietzsche. Luther découvrit avec horreur là


que
où Socrate et Spinoza avaient trouvé la la seule con-
suprême,
solation possible, s'ouvrait i'abime de la mort éternelle. Luther
écrit « Deus est creator exnihilo faciens omnia. Ad
omnipotens
hoc autem suum naturale et proprium non sinit eum
opus perve-
nire nocentissima pestis illa, non vult esse
opinio justitiae, quae
peccatrix, immunda, misera et damnata, sed justa et sancta esse.
!deo oportet Deum adhibere iiialleuni istum, legem scilicet, quae
frangat, contundat, conterat et prorsus ad nihilum hanc
redigat
belluam cum sua vana etc. »
fiducia.sapientia. justitia, potentia,
Et comme s'il répondait à travers les siècles à l'appel de Luther,
Nietzsche s'écrie avec une passion démente « In Mens-
presque
chen ist Geschopf und vereint in Menschen ist
Schopfer Stoff,
Bruchstûck, Ueberfluss, Lehm, Kott, Unsinn. Chaos; aber In Mens-
chen ist auch Schopfer, Bildner, Zuschauer
Hammer, Gotlich-
keit und siebenter Versteht Ihr diesen
Tag Gegensatz? Und das
euer Mittteid den in Menschen was
Geschopf gUt dem, gefoi-mt.
~ebrochen. ~cschmiedet. gebrannt. g'eg)uht, gelaütert \verden
muss, dem. was leiden muss und leiden soll. ') (Par
notwendig
delà le bien et le ~a/, Ces ne sont en
§ 225.) lignes somme que la
répétition des paroles de Luther les termes. le ton. la pensée
même sont identiques. Mais Luther les avaient entendues des pro-
phètes. Tout ce que disent les est animé d'un seul désir.
prophètes
est imprégné d'une seule « Deus est creator
pensée omnipotens .)
'chez Nietzsche « WIHe zur Macht "). Et c'est vers lui, vers ce
Creator omnipotens qu'Us s'élancent tous deux. Luther et
Nietzsche, en brisant sans regret tous les obstacles. Luther dit
t'rangere. contundere, prorsus ad nihil redigere Nietzsche ne lui
cède en rien sous ce rapport lui aussi il déchire. il brise, il brûle
il réduit à néant précisément ce à quoi les hommes tiennent par-
dessus tout. ce qu'ils estiment et aiment plus que tout, ce qu'ils
adorent. Sur les autels dressés par Socrate et Spinoza. Luther et
260 REVUE PHILOSOPHIQUE

Nietzsche cette « bellua nocentissima qua non occisa


distinguent
homo non vivere. ».
potest
Mais comment s'est-il fait Luther et Nietzsche eussent
que
un monstre là où le plus des hommes, le juste, le saint
aperçu sage
une divinité et priait? Comment le « summum bonum » de
voyait
son « savoir était lui la source de sa sainteté,
Socrate, qui pour
a-t-il se transformer aux yeux de Luther en « opinio justitlse »,
pu
en en mort? Nous ne devons pas chercher à
en péché, pourriture,
nous mentir les foudres de Luther et de Nietzsche sont dirigées

contre le dieu de Socrate et de Spinoza. Luther maudit à chaque

instant le bien de Socrate et la vérité de Socrate. Spinoza, lui,

était convaincu nous nous en souvenons que celui qui outra-

de prier et tous les autels


gerait la raison n'aurait plus le droit que
lui seraient interdits. On dira « Deus omnipotens ex nihilo
que
faciens omnia » existait encore Luther, tandis que Nietzsche
pour
Dieu. C'est et c'est ici nous touchons au plus
a renié exact, que
difficile des problèmes.
J'ai dit le « Creator » de Luther s'était méta-
que omnipotens
chez Nietzsche en ce « Wille zur Macht » qu'il opposa
morphosé
au « bien o de Socrate. de Socrate était la doctrine des
L'éthique
du salut de l'homme mais l'homme déchu c'est
voies déchu;
l'Écriture nous le déclare, et Nietzsche nous le suggère éga-
qui
lement- est un homme condamné à un supplice dont
condamné,
la plus de« res » il
l'horreur dépasse cruelle imagination: cogitans
transformé en « asinus et meurt de faim
se trouve turpissimus
~ntre deux bottes de foin, c'est-à-dire que sa volonté
paralysée est

de sa initiative il est de bouger aucun


et que propre incapable
de ses il ne peut faire le moindre mouvement. Peut-être
membres,
se souvient-il moment qu'il existe ou qu'il existait quelque
par
une « Macht » capable de briser le charme; mais il ne peut
part
se tourner vers elle il « aspire avidement a au savoir, aux
pas
vérités et nécessaires. Cependant, le « savoir sur lequel
générales
il compte ou plutôt sur lequel il est forcé de compter, ne lui est

d'aucune aide non seulement il ne dissipe les charmes, mais


pas
il les crée. Socrate était un homme déchu, Spinoza était un

homme mais Nietzsche lui aussi, comme nous tous, des-


déchu;
cend d'Adam. en à la hauteur de 6000 pieds, il
Quand, Engadine,
eut cette illumination soudaine plus tard l'idée de
qu'il appela
L. CHESTOV. DA~S LE TAUREAU DE PHALARIS 261

F éternel retour il soumit sa « révétation (ainsi que chacun


de nous l'aurait fait à sa place) à l'approbation de la raison. Il
voulut ta vérifier, établir sa vérité, la transformer en savoir. Et
c'est à cette même instance qu'il soumit sa n transmutation de
toutes les valeurs son Witte zur Macht son par delà le
bien et le mal o et sa '< morale des maîtres même. Et bien entendu,
la raison s'étant prononcée, la vérification achevée. Nietzsche
rentra les mains vides il ne lui restait plus que la vertu ~)socrato-

spinozienne. Car Moïse lui-même ne pouvait parler face à face


avec le Créateur que tant qu'il se tenait sur les hauteurs du Sina't:
aussitôt qu'i) descendit dans la vallée, la vérité qui s'était révélée
à lui se
métamorphosa en loi. <' t) est difficile de voir le créateur et
le maître du monde, mais il est impossible de le montrer à tous »,
dit Platon. C'est pour cela sans doute que Nietzsche ne nous a

presque rien dit de cette idée de l' « éternel retour » que selon ses

propres déclarations il était appelé à révéler au monde; et ce qu'il


en a dit montre qu'il ne lui fut pas donné de l'apporter telle quelle
aux hommes ce qu'il leur offrit est chose en diffère
quelque qui
complètement, qui lui est même opposé. Une fois seulement, pour
autant que je puis en juger, dans Par .delà le bien et le mal il
réussit à exprimer cette idée d'une façon suffisamment adéquate
.J'ai fait cela, me dit ma mémoire. H est impossible que j'aie
fait cela. dit mon orgueil, et il demeure inexorable. Et c'est ma
mémoire finalement qui cède (§ 68).
C'est dans ces quelques mots, presque dénués de sens selon les
mesures humaines, qu'il nous faut chercher l'explication des luttes
intérieures qui nourrirent la pensée de Nietzsche. La mémoire,
c'est-à-dire ta représentation exacte du réel dans la pensée, déclare
à t'homme Tu as fait cela, cela fut. n « Non, je n'ai pu faire
cela. cela ne fut pas », répond ce que Nietzsche appelle son

orgueil », terme qui n'est pas tout à fait exact Nietzsche s'exprime
d'une façon plus heureuse dans Zarathoustra (après l'entretien
avec le nain sur t'éterne) retour), quand ce « quelque chose en
lui qui refuse d'accepter le réel, il l'appelle « mein Crauen. mein
Eckel. mein Erbannen, alt mein Gutes und Schlimmes schrie mit
einem Schrei aus mir. » Et la mémoire cède ce fut
qui n'a jamais
été. Dans Zarathoustra Nietzsche reprend ce thème « racheter
le passé et transformer tout cela fut en « je voulais cela
que
262 REVUE PHILOSOPHIQUE

fût ainsi ». Et il y revient encore une fois dans la troisième partie


du chapitre Des anciennes et des nouvelles Tables. Tout ce qui
s'est accumulé dans l'âme de l'homme au cours de longues
années de souffrances et d'épreuves et qui au jugement de notre
raison qui s'est emparée de la décision suprême, ne peut même
élever la voix lorsqu'il s'agit de la vérité et de l'erreur, soudain
se permet de proclamer ses droits. Et les réalise même ce qui
fut, dit Nietzsche, n'a jamais été. Il est impossible probablement
d' expliquer comment ces droits se réalisent; car ils se réa-
lisent précisément parce que et pour autant que l'homme apprend
ou plutôt se décide à se passer de toutes lesexplications, à les

négliger, à les mépriser. Voilà pourquoi il fallut une illumination

soudaine, mystérieuse pour que en Nietzsche cette idée de


surgît
l'éternel retour. L'homme refuse obéissance à la raison qui jus-

qu'ici dictait ses lois à la nature même. Ceque Descartes appelait


H veritates aeternae », et Leibniz « vérités de raison », ce qui
Socrate et se révèle aux « oculis mentis », perd
d'après Spinoza
tout pouvoir sur l'homme. « Cum autem agnoscimus, fieri non

ut ex nihilo aliquid fit, tune propositio haec ex nihilo nihil


posse,
fit consideratur ut veritas quedam aeterna. Cujus generis sunt,
idem simul esse et non esse, quod factum est infectum
impossibile
esse nequit, is qui cogitat non potest non existere. dum cogitat.
Et allia innumera. Ainsi Descartes. On ne peut discuter
parle
avec ces innombrables vérités éternelles. Le dégoût, l'horreur, la

haine, le mépris, quelle que soit leur force, sont impuissants


à les renverser. Ces vérités sont éternelles, elles sont avant
avant l'homme, avant Dieu. Mais lorsque Nietzsche se
l'être,
trouva à six mille pieds de hauteur et bien plus haut
transporté
encore au-dessus de toutes les
pensées humaines, il sentit brus-

les vérités éternelles avaient perdu leur pouvoir et


quement que
ne dictaient leurs lois ni au monde ni à lui. Je le répète, il ne
plus
trouva les mots qu'il fallait pour désigner ce qui lui était
pas
apparu et se mit à parler de l' « éternel retour ». Or c'était quel-
chose d'infiniment plus important que l'éternel retour.
que
Nietzsche découvrit qu'en dépit de la loi « quod factum est infec-

tum esse », non pas la mémoire qui reproduit exactement


nequit
le passé mais une certaine volonté (le mot « orgueil encore une

fois, ne convient ici) avait de sa propre autorité rendu le


pas
L. CHESTOV. DA~.S LE TAL'REAL' DE PHA[.AR[S ~63

passé inexistant: et il découvrit, que c'était cette volonté lui


qui
apportait la vérité. Lui qui attaquait si violemment la Bible, il
ose parler de « rédemption Rachat du passé, de sous
l'esclavage
la loi et des lois grâce auxquelles uniquement ce demeure
passé
inébrantabte. Ces lois que la raison extrait d'elle-même c'est

précisément cette « bettua H, cette « bestia non occisa, homo


qua
non potest vivre Sous l'éternel retour de Nietzsche se cache,
sembte-t-il. une force d'une puissance infinie et qui est prête à
écraser le monstre répugnant qui règne sur la vie humaine, sur
l'être tout entier « Creator ex nihilo faciens omnia
omnipotens
de Luther. Ce Créateur est non seulement
tout-puissant par delà
le bien et le mal mais aussi par delà la vérité et l'erreur. Devant
sa face (facie in faciem) le mal aussi bien que l'erreur cessent
d'exister, se transforment en néant non seulement dans le présent
mais aussi dans le passé ils ne sont plus et n'ont jamais été, en

dépit de tous les témoignages de la mémoire humaine. Contraire-


ment à Hegel qui faisant Je bilan de tout ce qu'il avait appris de
ses prédécesseurs (<' Socrate a apporté le principe de la philoso-
phie pour tous les temps futurs ") espérait trouver dans la logique,
c'est-à-dire dans le système des vérités immuables, éternelles,
Dieu tel qu'i) était avant la création du monde et de t'esprit fini,
Nietzsche, lui, n'aspirait qu'à échapper à la domination de ces
vérités. « Une grande lutte nous attend, écrit-il au sujet de t'éter-
nel retour il faut pour cela une nouvette arme, le marteau

provoquer une décision plus terrible (« eine furchterliehe Ents-

cheidung herausbeschworen La Volonlé de .Pu/ssance, § 1054).


Et encore <' Le philosophe sur le trône ne cesse de se souvenir

que toutes tes choses sont périssables aiïn de ne pas les considérer
comme trop importantes et de vivre paisiblement au milieu d'elles,
mais à moi. au contraire, elles me paraissent trop importantes
pour pouvoir être périssables je cherche l'éternité pour tout
(id. 1063). M est hors de doute que Nietzsche s'est raccroché à
l'idée de l'éternel retour parce que à l'opposé non de Marc-Aurèle
mais du maître de Marc-Aurèle. du maître de tous ceux qui philo-
sophent, Socrate il cherchait à obtenir l'éternité ces
pour
choses qui. selon notre
conception de la vérité, sont condamnées
à l'anéantissement. Mais cela veut-il dire qu'il voulait l'éternité
<' tout »? Lui-même vient de nous dire que son « orgueil .) a
pour
264 REVUE PHILOSOPHIQUE

condamné à mort certaines choses auxquelles l'éternité était

cependant solidement garantie en dehors de toute intervention de


sa part; Nietzsche obtient même dans cette voie des résultats

quasi miraculeux ce qui fut, ce passé qui jouit de la protection


de la vérité de raison « factum est infec-
toute-puissante quod
tum esse
nequit » se transforme selon le vouloir de Nietzsche

en ce qui n'a jamais été. Pourquoi donc


exige-t-il brusquement
l'éternité « tout »? Veut-il satisfaire la raison qui aspire
pour
avidement aux vérités générales et nécessaires? Mais cela signi-
fierait que lorsque la mémoire dit à l'homme tu as fait cela,
aucune discussion, aucune protestation n'est plus possible: car

la mémoire exactement ce passé auquel l'éternité est


reproduit
garantie dans la vérité. Autrement dit, il faut renoncer à « Wille
zur Macht » et adopter l'attitude de l'homme ordinaire qui accepte
tout ce que lui apporte le destin, ou même celle du sage qui non
seulement tout, mais voit dans cette « aequo
accepte disposition
animo utramque faciem fortunse ferre », une vertu et considère
cette vertu comme son bien suprême. Impossible d'ébranler cette
se nomme « ce fut », et la « rédemption devient un
pierre qui
mot vide de sens.
Nietzsche lui aussi s'est laissé prendre au piège de la logique
de Socrate, de la logique de l'homme déchu. « Pertinax et obstina

bellua » n'a pas été tuée; elle'afait semblant d'être morte seule-
ment. Le marteau de Nietzsche n'a pas brisé les prétentions de la

raison qui s'est retranchée derrière les jugements généraux et

nécessaires. 11 nous faut revenir à Luther dont le marteau


frappait
plus fort et plus juste que celui de Nietzsche. Oublions que Luther
était un théologien, oublions qu'il répétait les prophètes et les

apôtres! Nous ne sommes liés par aucune autorité. L'autorité en

effet fait encore partie des prétentions de la raison qui aspire


avidement aux jugements généraux et nécessaires. Là où il y a

vérité, il n'y a, il ne peut y avoir contrainte, il y a liberté. Écou-

tons Luther, écoutons les prophètes et les apôtres comme s'ils


étaient tels que les voyaient leurs contemporains des hommes

simples, méprisés ou même persécutés. Or quand ces hommes

parlent de rédemption, il ne leur vient même pas à l'esprit que


quelqu'un ou quelque chose puisse les mettre devant ce dilemme
ou bien accepter tout ce qui a été ou bien faire que tout ce qui a
L. CHESTOV. DANS LE TAL'REAU t)K PHALARIS 265

été n'ait, pas été. Parmi les choses qui ont été il y en a que l'on

peut conserver et d'autres que l'on peut anéantir. Dieu est des-
cendu sur terre. Il s'estfait homme, il a souffert non pour réaliser

l'une de ces vérités générales et nécessaires que la raison extrait


d'elle-même. Il est venu pour sauver les hommes. Luther écrit

Deus miserit unigenitum filium suum in mundum, ac conjecterit


in eum omnia omnium peccata, dicens Tu sis Petrus ille negator,
Paulus ille persecutor, blasphemus et violentus, David ille adulter.

peccator ille qui comedit pomum in paradiso, latro ille in cruce, in


summa tu sis persona, quae fecerit omnium hominum peccata.
La forme est différente, en rapport avec l'époque de Luther et son

milieu: mais la pensée profonde de ces lignes est identique à celle

qui apparut à Nietzsche sous l'aspect de l'idée de l'éternel retour


il faut se délivrer du passé, il faut transformer .ce qui fut en
ce qui n jamais été. Pierre, Paul, le roi David, le larron sur
la croix. Adam qui a goûté à la pomme, ils sont tous des
hommes déchus, comme Socrate, Wagner et Nietzsche. Ils ne

peuvent se sauver par leurs propres forces: plus ils luttent plus ils
s'enlisent. Mais Luther n'est pas enchaîné par les « vérités éter-
nelles » de la raison; il voit en elles, au contraire, ce monstre,
bellua. qua non occisa homo non potest vivere ». Si ces vérités
sont appelées à triompher, il n'y a pas de salut pour l'homme.
Autrement dit. en langage philosophique en absolutisant la vérité
nous relativisons l'être.
Et Luther se décide à abandonner la vérité au pouvoir du
« Creator omnipotens. ex nihilo faciens omnia ». Si la vérité est
entre les mains du Créateur, le Créateur peut l'abroger, en tout
ou en partie. Il peut faire en sorte que le reniement de Pierre, les

persécutions et les blasphèmes de Paul. l'adultère de David n'aient

jamais existé, mais que certaines choses parmi celles qui ont été.
se conservent dans les siècles des siècles. Dieu en effet n'est pas
cette vérité raisonnable qui étant elle-même privée de volonté peut
cependant paralyser la volonté humaine. Et Dieu n'a peur de rien,
car tout est en son pouvoir. Il ne craint même pas de transférer
sur son lils tous les péchés du monde ou plus exactement, de faire
de lui
le plus grand des pécheurs. Omnes prophetae, écrit Luther,
viderunt hoc in spiritu, quod.Christus tuturus esset omnium
maximus latro, fur, sacrilegus, homicidus, adulter, etc., que
266 REVUE PHILOSOPHIQUE

.II.t'O ,1.~ F,t .T


nullus major unquam in mundo fuerit. » 'Le Christ, le fils
consubstantiel du Père, Dieu lui-même donc est le plus grand
pécheur qui fût jamais sur terre. Mais cela
signifie que Dieu est
la source et le créateur du mal on ne peut en effet soupçonner
Luther de docétisme. Les prophètes « l'ont vu et l'ont proclamé,
de même qu'ils ont vu et raconté que Dieu avait « endurci >,
c'est-à-dire rendu méchant le cœur de Pharaon. De telles
visions », de telles affirmations, bien qu'elles viennent des pro-
phètes, apparaissent à la raison humaine liée par les vérités géné-
rales et nécessaires blasphématoires, sacrilèges elles outragent
Dieu, lui semble-t-il, et méritent les pires des supplices dans les

géhennes de ce monde et de l'autre. Dieu responsable du mal,


Dieu créateur du mal! « Absit! criaient les pères de l'Église et les

simples moines. Le mal existe sur terre, mais ce n'est pas Dieu

qui en est l'auteur, c'est l'homme impossible de justifier autre-


ment et de sauver le Dieu de bonté. Et en effet, si les vérités
éternelles sont avant Dieu et au-dessus de Dieu, si « quod factum
est, infectum esse nequit », nous n'avons pas le choix il faut

opposer à Dieu, créateur du bien, l'homme créateur du mal.


L'homme devient lui aussi creator omnipotens, ex nihilo omnia
faciens ». Et alors la rédemption, la délivrance du passé, du cau-
chemar de la mort et des horreurs de la vie est impossible. Il ne reste

qu'une solution reconnaître que les vérités générales et néces-


saires et la raison qui nous apporte ces vérités, constituent préci-
sément cette « bellua, non occisa homo non vivere
qua potest
Luther sentitque l'homme ne recouvrerait sa liberté que lorsque
la raison et le savoir que nous donne la raison, auraient perdu
leur pouvoir. Et Nietzsche, comme nous l'avons vu, le sentait
aussi. H se refusait à accepter le témoignage des faits et essayait
de briser les évidences avec le marteau de sa volonté. Mais quand
Zarathoustra descendit de ses hauteurs vers les hommes. il se vit

obliger de composer avec son terrible ennemi. Nous lisons dans


Ecce /:o~!o, le dernier ouvrage de Nietzsche « Ma formule de.la

grandeur de l'homme est « amor fati ne rien changer, ni

devant, ni derrière, dans les siècles des siècles. Non seulement

supporter la nécessité, et encore moins la dissimuler tout idéa-


lisme est mensonge en face de. la nécessité mais l'aimer. '<

(« Pourquoi je suis si sage a, § 10.) Mais tel était précisément


L. CHESTOV. DANS LE TAUREAC DE PHALARIS 26~

l'enseignement du décadent, de 1 homme déchu, de Socrate! Tels


étaient les fruits de l'arbre de la science, qui selon Hegel devaient
être le principe de la philosophie pour tous les temps. C'était ce

que proclamait Spinoza qui s'était assimilé la sagesse de Socrate


et voyait la béatitude dans la vertu. Au lieu d'engager contre la
nécessité le combat suprême, Nietzsche.velutparaly ficus, manibus

et pedibus omissis ». s'abandonne à son adversaire, et lui livre son


âme; il promet non seulement de lui obéir et de le vénérer, mais
de l'aimer. Et cette promesse, il ne la fait pas seulement en son

propre nom tous doivent se soumettre à la nécessité, la vénérer


et l'aimer; sinon ils seront excommuniés. Excommuniés de quoi?
Amor fati est la formule de la grandeur, dit Nietzsche, et celui

qui re-fuse d accepter tout ce que le fatum lui impose, celui-là


sera privé de la louange, de l'encouragement, de l'approbation que
contient en elle l'idée de « grandeur L'antique eritis sicut
dei a surgi de nouveau on ne sait d'où et a ensorcelé Nietzsche

qui sous nos yeux avait fait de si héroïques efforts pour passer par
delà le bien et le mal, c'est-à-dire par delà toutes les louanges,
les encouragements et les approbations. Comment cela a-t-il pu se

produire? Faut-il croire à l'intervention du serpent biblique qui


avait déjà séduit Adam? En effet, traduit dans la langue de
Luther, amor fati » signiHe que Nietzsche voit cette « bestiam

qua non occisa homo non potest vivere » non dans les liens qui
enchaînent la volonté humaine, mais dans la volonté humaine
elle-même, dans ses élans vers la puissance. Aussi, tend-il toutes
ses forces non pour détruire ou réduire au moins son ennemi,
mais pour tuer en lui-même tout désir de lutte, pour apprendre à
voir sa tâche essentielle dans la soumission sans murmure,

joyeuse même et amoureuse à tout ce qui lui viendra du dehors,


on ne sait d'ou ni comment. Et c'est ce même Nietzsche qui nous
a tant parlé de la morale des maîtres et a raillé avec tant de

mépris la morale des esclaves, qui refusait de se courber devant


aucune autorité quelle qu'elle soit! Mais quand il regarda en face
la nécessité, ses forces le trahirent: et il lui dressa un autel dont
aurait pu être jaloux le plus exigeant des habitants de l'Olympe.
Ainsi se trouva confirmé tout ce qu'avait dit Luther dans De servo
~r&f~r/o et dans De volis /no~ac/;oru/n. ainsi que ce que Nietzsche
lui-même avait entrevu dans le destin de Socrate mais qu'il ne
268 REVUE PHILOSOPHIQUE

à découvrir dans son destin l'homme déchu ne


parvint pas propre
rien faire son salut, son choix n'est plus libre et tout ce
peut pour
le rapproche de la mort; plus il « fait plus il
qu'il entreprend
s'affaiblit et sa chute est profonde. Et puis il y a encore ceci
plus
non moins l'homme déchu et nous savons
qui est important que
Nietzsche s'en rendait bien compte lorsqu'il considérait Socrate

met toute sa confiance dans le savoir; or c'est précisément le

savoir sa volonté et le conduit inexorablement à sa


qui paralyse
perte.
Cette nécessité dont nous parle Nietzsche, d'où vient-elle en

ou nous l'a Si l'on eût posé cette


effet, qui qu'est-ce qui apportée?
à Nietzsche il aurait répondu l' « expé-
question probablement
rience ». Mais nous avons vu que l'on ne peut découvrir la
déjà
nécessité dans Le savoir extrait l'idée de nécessité
l'expérience.
d'une source tout autre que l'expérience. Et d'autre part, sans

l'idée de nécessité le savoir s'écroulerait aussitôt. Mais là où il y

il ne de il y a
a nécessité, il n'y a pas, peut y avoir liberté; quand
savoir il n'y a pas liberté. Il semble que Nietzsche était tout
donc,
de jeter un défi au savoir et d'aller chercher la vérité autre
près
Et non seulement de Socrate l'avait
part. parce que l'exemple
mis en contre les conséquences d'une confiance exagérée
garde
dans le savoir. Nietzsche connut certains instants qui montrent

de tout son être à se débarrasser du savoir et à péné-


qu'il aspirait
trer dans ces domaines où l'enchantement du savoir ne pèse plus
sur l'homme, ne l'enchaîne plus. II nous en fait part dans ce même

Ecce homo. le lecteur excusera cette citation un peu


J'espère que
longue, vu l'importance pour nous de la question.
« Quelqu'un a-t-il au xix" siècle une idée exacte de ce que les

des époques plus puissantes que la nôtre appelaient inspi-


poètes
ration ? Je vais de le décrire. Celui sur qui les préjugés
essayer
auraient conservé le moindre serait presque incapable de
pouvoir,
se débarrasser de cette devient l'expression, la mani-
pensée qu'il
festation de forces un médium. Le terme de révélation
supérieures,
ici comme le plus adéquat à la réalité, en ce sens que
apparaît
l'homme soudain voit et entend avec une certitude et une clarté

extraordinaire quelque chose qui le bouleverse, le renverse en

sorte dans son être le plus intime. II ne tend pas l'oreille,


quelque
il n'interroge pas il accepte sans chercher à savoir qui lui apporte
L. CHESTOV. [)A\S LE TAUREAU DE PHALARIS 269

ce don. La pensée vous transperce comme un éclair, avec une


nécessité qui n'admet aucune hésitation je n'ai jamais connu de
choix. Tout se fait sans l'intervention de la volonté mais comme
au sein d'une tempête du sentiment de la liberté, absolu, puissant,
divin. »

Comme cette nécessité dont nous parle ici Nietzsche ressemble

peu à la nécessité qui avait déjà conduit les anciens à la con-

ception du destin indifférent à tout! Et


question se pose la
à
nous quand Nietzsche était-il au pouvoir des « préjugés lors-

qu'il glorifiait « amor fati » dans la conviction que le destin était


invincible. ou bien lorsqu'il affirmait que « tout se fait en lui sans
l'intervention de la volonté », et cependant comme au sein d'une

tempête du sentiment de la liberté, absolu, puissant, divin »?


Il termine ainsi « Telle est mon de Je
expérience l'inspiration.
ne doute pas qu'il faudrait remonter de mille ans en arrière pour
trouver quelqu'un qui ait le droit de me dire telle est aussi mon

expérience (Ecce homo, commentaire à Zarathoustra, § 3). Je


crois que ces paroles fournissent une réponse à la question que
nous venons de poser par moments les « préjugés » des hommes

qui vivaient il
y a des milliers d'années étaient beaucoup plus
proches de Nietzsche que la « vérité M de ses contemporains. Et
néanmoins, il présenta pour finir ses illuminations au tribunal non
des préjugés dont se nourrissait l'antique liberté qui n'avait peur
de rien, mais à celui du savoir qui a engendré l'indifférence, la

passivité et la morne soumission de la pensée moderne. L'idée de


1' éternel retour )) voulut être fondée » sur quelque chose; et
au même « fatum s'adressa obtenir
c'est toujours qu'elle pour
son droit à 1 existence.'Car elle ne peut se maintenir par sa propre
volonté, elle n'a pas de volonté, et elle ne peut non plus se main-
tenir grâce à la volonté d'un être vivant l'être vivant n'a aucun

pouvoir. Tout dépend du fatum consentira-t-il ou non à concéder


à cette idée une place quelconque dans la structure de l'être? Car
les décisions du fatum sont immuables et sans appel, qu'il s'agisse
de l'existence de l'Individu, de l'humanité entière ou même de

l'univers et la vertu aussi bien du simple mortel que du sage con-


siste non seulement à accepter les décisions du fatum, mais à les
révérer, à les aimer même.
Inutile de décrire ici en détails comment Nietzsche essaya d'ob-
270 REVUE PHILOSOPHIQUE

t ~1 1- 1"1 l' t '-Il- »_


tenir du fatum le droit à l'existence pour son idée de l'éterneF
retour. Nietzsche affirme le fatum céda à ses prières; mais il
que
est peu probable que lui-même ait admis sérieusement que l'on
« démontrer ') l'Idée de l'éternel retour et lui donner une
pouvait
base solide, et que les considérations sur lesquelles il la « fondait'<
fussent capables de convaincre qui que ce soit. Et cependant, il

ne manqua pas de raisonner honnêtement et scrupuleusement sur


ce sujet; non pas à la façon de ses ancêtres lointains avec lesquels.
il dialoguait dans Zara~o~s~'d!, mais ainsi que doit raisonner un

homme instruit, c'est-à-dire en partant de l'idée de la soumission

à la Nécessité et non de l'idée du pouvoir. Du point de vue de la


« démonstration », l'idée de l'éternel retour, même sous la forme
modeste que lui donna Nietzsche pour la présenter au juge

suprême, le cède de beaucoup à la plupart des idées modernes dont

Nietzsche s'était moqué d'une façon si mordante. L'idée de l'éternel


retour ou plus exactement ce qui s'est révélé à Nietzsche sous

cette forme, ne pourra se maintenir que lorsque le trône où siège


la Nécessité sera détruit. Et c'est précisément sur ce trône que
Nietzsche aurait dû lever son marteau. Les souffrances, l'horreur,
le la haine, le les joies et les espoirs qu'il fut
désespoir, dégoût,
donné à Nietzsche de connaître, tout cela il aurait dû le jeter à la

tête du monstre l'écraser. Il semble que Nietzsche lui-


pour
même considérait que telle était précisément sa tâche et qu'il
faisait des efforts véritablement surhumains pour la réaliser. I!

avait chargé ses épaules d'un poids énorme et il était prêt à

bien encore; dans une de ses lettres il ditqu'it


accepter davantage
voudrait les souffrances que jamais ait connues un
éprouver pires
être humain, car ce n'est qu'à cette condition qu'il pourra croire
a vu en'ectivement la vérité. Et son désir fut comble sauf
qu'il
Kierkegaard aucun des penseurs du xix° siècle ne connut
peut-être,
les lesquelles passa Nietzsche. Mais il se
épreuves effroyables par
trouva que cela n'était pas encore suffisant il n'eut pas l'audace
de se dresser contre la Nécessité et de la défier. Quand il fut devant

la Nécessité et la regarda dans les yeux, ses forces le trahirent et


il demeura comme Socrate, comme Spinoza. « Das
paralysé,
verlezt mich nich, amor fati ist meine innerste Natur
Nothwendige
déclare-t-il dans Ecce Ao/HO, comme s'il avait oublié tout ce qu'il
avait dit tant de fois au sujet de la morale des maîtres et des
L. CHESTOV. DANS LE TAUREAU DE PHALARtS 271 1

esclaves, de la volonté de puissance, de la liberté qui se trouve

par delà le bien et le mal n. Au lieu de lutter contre le monstre, il


devient sonattié, son esclave, et il dirige son marteau, son « mal-
leus », non certes contre ceux qui refusent obéissance à la Néces-
sité (tous se soumettent à la Nécessité, lessages aussi bien que les

sots mais contre ceux qui se refusent à considérer la soumission


à la Nécessité comme M summum bonum et « beatitudo
Nietzsche met son orgueil dans « amor fati et il fonde tous ses

espoirs sur <' eritis sicut dei, scientes bonum et malum o. Sa

philosophie, de même que celle de Socrate et de Spinoza, se


transforme en édification l'homme doit apquo animo utramque
faciem fortunae ferre n, il ne peut rien arriver de mal à l'homme

vertueux, car il faut parvenir à trouver la béatitude jusque


dans le taureau de Phalaris. La « cruauté '< de Nietzsche qui
faisait peur à tant de gens, remonte bien plus haut que Nietzsche:
elle s'était déjà introduite dans l'âme du premier homme qui
s'est laissé tenter par les fruits de l'arbre de la science: elle avait
été proclamée par le plus sage d'entre les hommes qui avait décou-
vert tes vérités générâtes et nécessaires. Le péché originel pèse
sur l'humanité déchue, et tous les efforts qu'elle fait pour s'en
délivrer se brisent, telles des vagues sur un rocher, contre la
muraille invisible des préjugés que nous vénérons comme des
vérités éternettes. Et Nietzsche ne put éviter notre sort à tous
l'idée de la Nécessité parvint à le séduire aussi il l'adora et

appeta tous les hommes à se prosterner devant l'autel ou trône


bellua. qua non occisa homo non potest vivere

X!

Plus clairement encore que dans le « cas Nietzsche le lien


étroit qui existe entre le savoir et la liberté ou plutôt la de
perte
la liberté, apparaît dans le destin de Kierkegaard.
Nietzsche s'intitulait l'Antéchrist et luttait sciemment contre
Socrate. Kierkegaard se considérait comme chrétien, voyait dans
la Bible la révélation et affirmait qu'il n'avait rien à apprendre de
Socrate. Socrate étant un païen. Mais en fait, il ne réussit jamais
à échapper au pouvoir des idées socratiques. Je dirai même que
272 REVUE PHILOSOPHIQUE

il luttait contre Socrate, il s'embarrassait dans ses filets.


plus plus
Si étrange que cela paraisse, quelque chose écartait de Luther ce

luthérien, ce candidat en théologie de son propre aveu Kierkegaard


n'a presque rien lu de Luther « Ich habe niemals etwas von

Luther gelesen », note-t-il dans son Journal. Et ce n'est certaine-


ment pas un hasard l'homme moderne ne peut pas ne pas cher-
cher « lux », et il craint tout « tenebrae fidei ».
legis par-dessus
Il faut le dire franchement, au risque de provoquer l'indignation
de nombre d'admirateurs de Kierkegaard le christianisme de

nous offert Socrate dans


Kierkegaard apporte ce que nous avait déjà
sa première et dans sa seconde incarnation l'homme vertueux

goûtera la dans le taureau de Phalaris. Dans un


béatitude jusque
discours intitulé « Einmal leiden, ewig leben », Kierkegaard com-

les hommes à des criminels auxquels on ne peut arracher


pare
l'aveu de leurs crimes par la douceur et les bonnes paroles et

faut donc soumettre à la torture; et il déclare (, L'espérance


qu'il
dans le sens éternel est conditionnée par une tension intérieure
monstrueusement douloureuse, et l'homme naturel ne s'y résoudra
de son plein gré ». Aussi « la consolation chrétienne con-
jamais
duit, selon les mesures humaines, à un désespoir plus épouvan-
table que les pires souffrances terrestres, que les pires malheurs

temporaires. Et c'est ici seulement que commence l'édification,


l'édification chrétienne ».
Celui qui a lu Kierkegaard, devra reconnaître que tous ses écrits,
toutes ses pensées reflètent le même esprit que les lignes que je
viens de citer. Les titres de ses ouvrages Furcht und Zittern,

Begriff der Angst, Krankheit zu/n Tode, Pfahl im Fleisch

témoignent déjà des souffrances et des angoisses dont fut comblée


sa vie. Il inscrit dans son Journal « Quand je mourrai, Furchi
und Zittern suffira seul à rendre mon nom immortel. On lira
ce livre, on le traduira en langues étrangères. Les hommes seront
terrifiés du pathétique lugubre dont il est pénétré. » Un an aupa-
ravant il avait déjà noté « Il me semble que j'ai écrit des choses

capables d'attendrir les pierres larmes. » Et encore


jusqu'aux
u Si les hommes pouvaient se représenter combien j'ai souffert,
combien je souffre toujours, et à quelles atroces souffrances se
trouve liée mon existence! » A côté de cela nous trouvons encore
ce témoignage « J'ai terminé en onze mois jE'~M~</er-o<~ey/ Si ne
L. CHESTOV. DA~iS LE TAtJREAL- DE PHALARIS 2~3

hr.o "1" r. 1'


fût-ce qu'un homme au monde savait ce qui a provoqué l'appari-
tion de ce livre! Mon Dieu! un travail aussi immense! Tout le
monde s'imagine que j'ai été
poussé à écrire ce livre par quelque
sentiment profond, or en réalité il se rapporte entièrement à ma
vie privée, et mon but. Si l'on était mon on
apprenait quel but,
me déclarerait fou. »
De tels aveux et le Journal en est nous Hvrent en
rempli
quelque sorte la clef non seulement de Kierkegaard lui-même
mais aussi des problèmes extrêmement
philosophiques complexes
auxquels se trouvent liée son œuvre, en son
unique genre par
l'orientation de la pensée. H est hors de doute ce
que que vécut
Kierkegaard et ce qu'il nous raconte dans ses livres, est si horrible,
que les pierres elles-mêmes devraient sur lui. Mais
s'apitoyer
il est non moins certain d'autre part, que si les hommes avaient
su à cause de quoi, à avait soulevé
quel sujet Kierkegaard une
telle tempête, ils auraient bien ri de lui ou l'auraient enfermé
dans une maison de fous. Avec en de nombreux
ceia, dépit
passages du Journal qui permettent de deviner ce faisait
qui
souffrir Kierkegaard, lui-même demeure persuadé que jamais
personne ne saura la cause de ces tourments et où s'était fichée
ta Pfaht im Fleisch » dont il avec tant d'insistance. De
parle
plus, il interdit solennellement à qui ce soit de chercher à
que
connaître le fait concret qui a brisé sa vie. et nous prévient que
de son côté il a pris toutes les mesures nécessaires pour égarer
et embrouiller les curieux voudraient de son
qui s'emparer secret.
!I y est parvenu en les uns considèrent les
partie que volontés
d'un défunt doivent être les autres reculent
respectées, devant
)a complexité de ce nœud où a sciemment
gordien Kierkegaard
entremêlé la vérité et .le H semble donc l'on ne
mensonge. que
parviendra jamais à déterminer exactement ce est arrivé à
qui
Kierkegaard, même si l'on considère que la volonté avait
qu'il
exprimée au temps où il vivait dans notre monde ne lie plus per-
sonne maintenant qu'il a ce monde d'un
quitté depuis près siècte.
On peut admettre en effet ce qui fait le tourment de Kierke-
que
gaard dans l'autre monde c'est la pensée n'a eu
qu'il pas le
courage, étant en vie, de proclamer son secret à la face de
tous, et que s'il se trouvait donc un homme
pour percer son
secret et le révéler, il délivrerait t'âme du défunt et rendrait en
TOME CXV. !933 f\<)= 3 pt <o
TOMEnxv.–i933(;3et4). ~g
g74 REVUE PHILOSOPHIQUE

immense 'service à tous ceux qui cherchent et


même temps un

pensent.
ni le premier ni le dernier les hommes
Kierkegaard n'est parmi
avec lui un secret aurait mieux valut laisser
qui ait emporté qu'il
sur la terre et pour la terre. Je nommerai Nietzsche par exemple.
sans cesse des « masques sous lesquels les
Nietzsche nous parle
leur « innere » (profanation inté-
humains dissimulent Besudelung
tout comme il craint d'appeler de son vrai
rieure). Et Kierkegaard,
le tourmente. Socrate avait lui aussi son « secret »,
nom ce qui
et même des saints comme
demeuré inviolé; Spinoza aussi; grands
de Clairvaux dont la vita » troublait tellement
Bernard perdita
On bien des idées sans effleurer
Luther. peut, entendu, parler
la vie des hommes dans l'âme ces idées ont germé.
même desquels
Partant de la maxime de Spinoza, « verum est index sui et falsi a, on

admettre pour vérifier les conceptions philosophiques que


peut que
nous des qui leur sont
l'on nous propose, disposons principes
immanents. Mais c'est là l'une des pires
« petitio principii que se
la raison qui aspire avidement auxjugements géné-
forgeât jamais
S'il est donné aux hommes de réaliser la cri-
raux et nécessaires.
de la raison non au de la raison et des principes qui
tique moyen
immanents à la raison, il faut être avant tout à renoncer
sont prêt
Il faut donc avoir le courage de se dire
au principe de Spinoza.
de Kierkegaard, de Socrate, de Spinoza ou de Nietszche
que le secret
les hommes et se cacher comme un voleur,
ne doit pas craindre
de
que ce secret tant raillé et calomnié qu'il a fini par avoir honte

la première les vérités. Kierke-


lui-même, doit occuper place parmi
aux philosophes de ne pas vivre dans les catégories
gaard reprochait
Ne serait-il exact de leur
dans lesquelles ils pensaient. pas plus
de n'avoir l'audace de dans les catégories
reprocher pas penser
ils vivent? lui-même veut croire qu'il
dans lesquelles Kierkegaard
vit dans les catégories dans il pense, et c'est en cela qu'il
lesquelles
». « Die Erkiurung, die ich in meinem Innersten
voit son mérite
die mehr die meine Entsetzung noch
verberge, konkrete, eigentlich
die schreibe ich doch nicht nieder .) (L'explica-
genauer enthâlt,
dissimule au fond de mon âme, l'explication concrète
tion que je
encore exactement mon je ne la
qui décrirait plus angoisse,
Mais en de ses efforts nous égarer, il
donnerai jamais). dépit pour
de doute ce « concret ') c'est sa rupture avec Régine
est hors que
L. CHESTOV. nAXS LE TAUREAU DE PHALARIS 275

OIsen, sa fiancée. Il ne bien entendu


pouvait dissimuler cette
rupture: mais il cacha qu'il avait avec la jeune fille non
rompu pas
volontairement, de plein mais
gré, parce qu'il y fut obligé, obligé
non intérieurement, considération
par quelque « supérieure », mais
extérieurement, par suite d'une circonstance banale, otfensante à
ses propres yeux, honteuse même et répugnante. VoDà ce qu'il
voûtait cacher. Et il fit tout ce les
qu'il put pour que gens s'ima-
ginassent qu'il avait rompu avec Régine Olsen
volontairement,
que c'était de sa part à lui, un sacrifice
Kierkegaard, librement
consenti à Dieu. H y a plus encore non seulement il parvint à le
faire croire aux autres: il réussit à s'en
presque persuader lui-
même. Or c'était faux c'était une <.
suggestion M: pas même une
autosuggestion sernble-t-H. Kierkegaard n'avait sacrifié
pas
Régine; Régine lui avait été enlevée de force: et ce n'était pas
Dieu qui la lui avait mais ces
entevée, puissances obscures qui
avaient autrefois enlevé à Orphée. Non
Eurydice seulement on lui
ravit Régine tout lui fut ravi, tout ce Dieu
que donne à l'homme.
Ce qu'i) y a donc de de
plus terrible, peut-être, plus bouleversant
dans le cas de même
Kierkegaard (de que dans la destinée de
Nietzsche), c'est
qu'il n'avait rien à sacrifier pour offrir un
sacrifice il faut avoir or Kierkegaard
quelque chose, (tout comme
Nietzsche) ne possédait rien. Ii était un poète, il était un penseur;
il lui semblait même était
qu'il extraordinairement doué sous ce
rapport: mais il n'avait pas besoin de ces talents. Si au moins il
eut été capable comme d'attendrir
Orphée les pierres! Mais nous
savons que les hommes
lorsqu'il parlait riaient et les pierres se
taisaient, comme elles se taisent toujours. Orphée lui-même, du
reste, disposait-il de ce pouvoir? Y eut-il sur
jamais terre un
homme à qui il fut donné de vaincre l'inertie et le silence de cet
immense univers dont nous ne sommes tous que des chaînons,
selon ta doctrine des Autrement
sages? dit, y eut-il jamais un
homme assez audacieux dans
pour penser les catégories dans
lesquelles il vit. et descendre en des « lois
dépit éternelles dans
le Hadès interdit aux mortels?
Quoi qu'il en soit, nous
Kierkegaard apparaît maintenant comme
Orpheus redivivus « en quelque sorte; celle qu'il aimait lui fut
ravie, et comme il ne le pouvoir
possédait plus de son
prototype
qui se faisait entendre des et des
pierres animaux, il dut se
37g REVUE PHILOSOPHIQUE

tourner vers les hommes, Or les hommes sont pires que les pierres;
de le silence, tandis que les
les pierres se contentent garder
rire. Aussi le cas échéant dire la vérité
hommes savent peut-on
mais aux hommes il est de la cacher.
aux pierres; préférable
hommes l'enfer doit transgresser les
Impossible de dire aux que
infernal Soren Kierkegaard et
lois éternelles de son être pour
tenir compte d'une circonstance
Régine Olsen (autrement dit,
Et d'ailleurs, on
particulière et, par conséquent, insignifiante).
hommes de l'enfer, surtout aux hommes
ne peut parler aux
ce mot n'existe eux. Ils savent
cultivés de notre époque pas pour
immuables déterminent la structure
qu'il existe des principes qui
n'admettent aucune et ne
de l'être, que ces principes exception
entre les dieux et le
font aucune différence Orphée inspiré par
Inutile aussi de aux hommes des
dernier des mendiants. parler
il apprit l'enfer ne lui
« souffrances de Kierkegaard quand que
Olsen. En il est inutile de parler des
rendrait pas Régine général,
si épouvantables qu'elles soient, peuvent-elles
souffrances
et connexio rerum » et cet « ordo et connexio
ébranler « ordo
notre se fonde sur lui? Le
idearum c'est-à-dire pensée, qui
» est aussi
« non ridere, non lugere nequedetestari, sed intelligere
les lois de toute discussion est vaine ici,
impitoyable que l'enfer,

il faut obéir. Et Nietzsche lui-même, qui avait tué la loi », finit

« amor fati ». Que faire Kierkegaard? 11 lui


lui aussi par pouvait
l'idée ses tourments passeront sans
est Impossible d'accepter que
rien à l'économie générale de
laisser de traces et ne changeront
ne d'autre de cela, c'est
l'univers; mais on peut part parler
cacher et faire comme si de rien n'était.
« honteux », il faut le
honteux "? Kierkegaard ne peut-il
Pourquoi est-ce Pourquoi
des chants On dira
de qui ce faisait l'objet d'Orphée?
parler
ou en tout cas my-
est un personnage imaginaire,
qu'Orphée
non plus lutter
thique Orphée en chair et en os n'aurait pas osé
et se serait contenté de « justifier sa soumission
contre l'enfer,
élevées, en évoquant son « sacrifice ».
par des considérations
la honte, ne le sait. Dans le Banquet
D'où est venue personne
Alcibiade dit que la honte lui a été apprise par Socrate. D'après

est la conséquence du péché; quand Adam eut


la Bible, la honte
de l'arbre de la science, il eut honte de sa nudité
mangé le fruit
Dans les deux cas
qui auparavant
ne lui paraissait pas honteuse.
L. CHESTOV. DAXS LE TAUREAU DE PHALARIS a??

la honte se trouve liée à la connaissance et en Et il ne


dépend.
s'agit pas de la connaissance comme xy~~o~ TM'<
!x!.cOf)(!'E(uv,
mais
de la connaissance des vérités générales et nécessaires. La con-
naissance oblige l'homme à accepter » le réel, c'est-à-dire <' res

quae in nostra potestate non sunt »; et c'est elle lui


également qui
suggère qu'il y a parfois dans cette acceptation quelque chose de
honteux. Quand Kierkegaard de" sacrifice volontaire » alors
parle
qu'il n'a rien à sacrifier, car on l'a dépouitté de tout, il ne

soupçonne même pas que selon l'exemple d'Adam il dissimule sa


nudité sous une feuille de vigne. I) lui semble, au contraire, qu il

accomplit une action sublime, qu'il '< sauve son âme et travaille
au salut des autres. Mais c'est alors se
précisément que produit
cette chose contre laquelle nous mettaient en garde Luther et
Nietzsche. en affirmant, le premier oportet enim hominem suis

operibus diffidere et le second tout ce que l'homme déchu

entreprend pour se sauver ne fait que précipiter sa chute. Kierke-

gaard décide qu'il faut vivre dans les catégories dans lesquelles
on pense, et il tend la main vers l'arbre de la science du bien et
du mal dont les fruits, comme nous l'a expliqué Hegel, deviennent
les principes de la philosophie pour tous les temps. Kierkegaard
détestait et méprisait Hegel. Peu de mois avant sa mort il inscrit
dans son Journal « Hegel! Qu'il me soit de dire à la
permis
manière des Grecs comme les dieux ont dû rire! Pauvre pro-
fesseur qui a saisi la nécessité de tout ce qui existe et a. transformé
l'univers en un hochet! Oh, dieux! » Mais renoncer à l'idée que
notre vie doit être déterminée par notre pensée, avec
rompre
Socrate. Kierkegaard ne le put jamais. Même dans ses moments de

plus haute tension, ainsi que nous allons le voir. il ne se


pouvait
résoudre à échanger « lux rationis » contre tenebrae fidei »,
pour parler le langage de Luther, et se tournait vers Socrate.
Il écrit dans .P/a/ ;/n 7'7e;'sc/: und \venn man zu Tode
geangstigt \vird, da steht zulezt die Zeit stille. Laufen zu wollen

schnelleratsje, und da nicht einen Fuss rücken xu konnen; den

Augenblick kaufen zu wollen mit Aufopferung alles andern, und


da xu Icrnen. dass er nicht feil ist, weil es nicht liegt an Jemands
Wolien oder Laufen, sondern um Gottes Erbarmen ». (. et quand
la terreur mortelle s'empare de l'homme, le temps s'arrête.
Vouloir courir plus vite que jamais, et n'être pas en état de
278 REVUE PHILOSOPHIQUE

un être à sacrifier tout le reste pour acheter


bouger membre, prêt
un instant et sentir alors n'est à vendre parce qu'il ne
qu'il pas
ni de la volonté de l'homme ni de son acceptation, mais
dépend
uniquement de la miséricorde de Dieu). II semble que celui qui a
de telles doit à jamais toute
passé par expériences, perdre
confiance dans ses « œuvres ). Quelles œuvres peut accomplir
l'homme le temps s'est arrêté, qui, tel l' < asinus turpis-
pour qui
simus ') de Spinoza par une force hostile, est incapable
hypnotisé
de faire le moindre mouvement? Mais c'est dans ces
précisément
moments se souvenait de Socrate il ne
que Kierkegaard toujours
rien arriver de mal à l'homme l'homme juste sera
peut juste,
bienheureux dans le taureau de Phalaris. Si sa volonté
jusque
s'il est condamné à mourir de faim entre deux
est paralysée,
de foin, il lui reste tout de même une « œuvre » à accomplir
bottes
il peut encore « utramque faciem fortunae aequo animo ferre »,

il peut encore le « fatum », il peut exiger en son propre


glorifier
au nom de tous les hommes à trouver la
nom et que parviennent
dans les horreurs de la vie. Ce n'est pas seu-
béatitude suprême
ment la en effet mais le christianisme tout entier qui
philosophie
se réduit à « Erbauung », à l'édification.

XII

livres sont révélateurs à cet égard


Deux particulièrement
und Zittern die Wiederholung) et Be~r~der Angst.
Furcht (avec
est consacré à Abraham et à son sacrifice, c'est-à-dire
Le premier
de la foi; le second parle du péché originel. Je rap-
au problème
encore une fois Kierkegaard est né et s'est développé
pelle que
un milieu strictement luthérien. Bien qu'il n'eût pas lu les
dans
de il devait admettre la « sola fide a de Luther;
ouvrages Luther,
avec il de plus en plus de Luther et de sa
mais l'âge s'éloigna
« fide » se raccrocher au « libre arbitre », se
rap-
sola pour
ainsi de cette de la foi (« fides formata
prochant conception
Luther attaquait si violemment dans le catholi-
caritate ») que
en i8M, il écrivait Begriff der Angst, il
cisme. Cependant, quand
concevait la foi tout autrement qu'en 1843, quand il écrivait
déjà
und Zittern entre ces deux ouvrages se produisit un de
Furcht
L. CHESTOV. DAXS ).L TAUREAU DE PHALARIS 2;9

ces événements qui aux yeux des gens n'ont aucune importance,
mais qui détermina la destinée de Kierkegaard Régina Olsen, son
ancienne fiancée, se fiança avec Schlegel. Pour tout le monde ce

~étaient que des fiançailles comme les autres, et elles ne pou-


vaient fournir matière à de profondes méditations. Pour Kierke-

gaard cela signifiait que Socrate était le plus sage d'entre les
hommes et qu'Abraham, le père de la foi, ne devait et ne pouvait
être accepté que pour autant que sa foi confirmait et exprimait la
de Socrate. Comme tout le monde sait, Dieu détourna le
sagesse
bras d'Abraham au moment où celui-ci levait le couteau sur son

fils, et Isaac resta en vie. A ce sujet Kierkegaard dit dans .Furc/

und Zillern Allons plus loin. Admettons qu'Isaac ait été

égorgé. Abraham croyait. H avait foi non en la béatitude future,


dans l'autre monde, mais qu'il serait heureux ici, dans ce monde.
Dieu peut lui rendre cet Isaac qu'il a tué. Abraham avait foi en la

puissance de l' « Absurde 1». Tout calcul humain n'existait plus


lui » Une page plus loin Kierkegaard
pour depuis longtemps.
« L'élan de la foi doit toujours avoir lieu en vertu de
ajoute
l' « Absurde mais il faut se souvenir que le fini ne se perd pas
ainsi mais s'acquiert en sa totalité. » Et après, pour nous rendre
claire sa conception de la foi, Kirkegaard nous raconte
plus
l'histoire « imaginaire d'un pauvre jeune homme amoureux
d'une princesse. Il est évident pour tous que le jeune homme
n'obtiendra pas
princesse; la
mais le « chevalier de la foi », qui
connait aussi bien que « tous » combien puissant est le pouvoir

de la « quotidienneté accomplit un « élan de foi », et le miracle

se produit « Je crois, dit-il, qu'elle sera mienne, j'ai foi en vertu


de l'Absurde, parce que tout est possible à Dieu. » Cependant

Kierkegaard nous avoue en même temps à plusieurs reprises


M Moi-même je ne crois pas; le courage me manque pour cela. »

Au lieu de dire « le courage me manque », peut-être Kierkegaard


aurait-il dû répéter ce qu'il avait écrit dans Pfahl im .FVe/scA
« Laufen zu wollen schnellerals je, undda nicht einen Fuss rücken
ru konnen » et se rappeler le « serve arbitrio » de Luther. ()u'es/-

1. Quoi qu'en pensent certains commentateurs, ce terme, l' Absurde si


caractéristique pour lui, Kierkegaard ne t'a pas emprunté aux pbilosophes
allemands, mais à Tertullien qu'il admirait beaucoup et à qui il attribuait, comme
presque tout le monde au x[x" siècle, le célèbre credo quia absurdum
280 REVUE PHILOSOPHIQUE

ce qui /'e~ec/!e de croire? La foi est ce dont il a le plus besoin


au monde. La foi signifie que Dieu donner à Abraham un
peut
nouveau fils, qu'il peut ressusciter Isaac, unir le pauvre jeune
homme à la forcer l'enfer à transgresser ses lois
princesse, et. à
rendre Régine Olsen à Kierkegaard. II est clair que ce n'est pas
de « courage H qu'il ici. Au s'il faut du
s'agit contraire, courage,
c'est plutôt pour renoncer à la foi. Et en général, qui connaît la
vie de Kierkegaard, ne pourra lui refuser le
courage; de même

qu'il ne peut le refuser à Socrate ou à Spinoza. C'est cela


pour
que la route de la foi pour Kierkegaard passe inévitablement par
la « infinie » « La infinie est cette
résignation résignation
chemise dont parle le conte populaire le fil en est tissé dans
les larmes, la chemise est cousue dans.les larmes; et le mystère
de la vie consiste en ce que tout homme doit lui-même se préparer
une telle chemise. » Et dans « cette infinie soumission est le
calme et la
paix. » Il n'est pas difficile de découvrir sous cette
infinie soumission le taureau de Phalaris de Socrate, « beati-
tudines » de Spinoza ou « amor fati » de Nietzsche. Kierkegaard
a traversé tout cela, mais tandis que la sagesse de Socrate s'y
arrête, le considère comme la fin dernière et bénit cette fin en tant

que but suprême de l'homme, Kierkegaard ne pouvait s'arrêter


ici lorsqu'il écrivait Furcht und Zittern. Ou pour mieux dire il

pouvait encore ne pas s'y arrêter. Il appelait à lui toutes les hor-
reurs de l'existence (et du reste, comme nous le savons, elles
n'attendaient pas son appel pour accourir vers lui) non pas pour
apparaître comme un modèle de vertu et étonner les gens par sa
résistance et son héroïsme. Il fondait d'autres espoirs sur ses
tourments Dieu peut rendre à Abraham son fils Kierke-
égorgé
gaard espérait que les souffrances briseraient enfin en lui cette
confiance au donné, à l'expérience, que la raison inspire aux
hommes et en vertu de laquelle ils « acceptent H le réel comme
inévitable. Kierkegaard amassait et concentrait en quelque sorte
toutes ses forces, toutes ses facultés de désespoir le commence-
ment de la philosophie n'est pas l'étonnement comme l'enseignaient
les Grecs, mais le
désespoir, dit-il pour obtenir le droit de
« pleurer et de maudire M et d'opposer ses larmes et ses malédic-
tions aux exigences inimitées de la raison qui a enchaîné la volonté
humaine au moyen des vérités générales et nécessaires. « Le che-
oa

J
L. CHESTOV. DANS LE TAUREAU HH PHALARIS 281

valier de la résignation doit devenir le chevalier de la foi ').

Kierkegaard écrit « La raison a raison dans notre vallée de


larmes où elle règne en maître, c'est impossible (que pour Dieu
tout soit possible). En cela le chevalier de la foi se sent aussi
ferme que le chevalier de la résignation. La seule chose qui puisse
le sauver, c'est l'Absurde et il l'acquiert par la foi. Il voit l'impos-
sibilité, et au même instant il a foi en l'Absurde Voici encore
un autre aveu le moment dont il est question est si important
qu'il nous faut concentrer sur lui toute notre attention. « Si
je
renonce à tout, ce n'est pas encore la foi, ce n'est que la résignation.
Ce mouvement je le fais par mes propres efforts moi-même dans
ma conscience éternelle et dans mon bienheureux accord avec
mon amour pour l'Etre éternel. Afa/s la foi n'exige aucun renonce-
ment Au contraire, grâce à la foi j'acquiers tout celui qui a de la
foi comme un grain de moutarde, celui-là pourra transporter des
» Et non seulement des à
montagnes. transporter montagnes
celui qui a la foi. il est promis infiniment plus o'jSsv xSuvxT-~t u~,
il n'y aura rien d'impossible pour vous. Autrement dit, la raison
avec ses vérités générales et nécessaires, cette raison qui règne en
autocrate sur notre monde, perdra pour toujours son pouvoir
E-xe'.vx -~u x?t ~7)<reùD: ces paroles de Plotin expriment la même

pensée. Plotin lui aussi commença par l'apothéose de la


résigna-
tion on tue vos fils. on déshonore vos filles, on détruit votre

patrie il faut tout « accepter », déclare-t-il. Mais pour finir il en

appelle à l'impossible par delà ~u x;xt voTi~e); habite en effet

l'impossible. Quand Kierkegaard oppose au chevalier de la résigna-


tion. c'est-à-dire à Socrate, le chevalier de la foi, c'est-à-dire Abra-

ham, il exprime au fond la même pensée que Plotin qu'il ne con-


naissait probablement que fort peu; mais il emploie le terme de
foi étranger à Plotin.
Mon intention. dit Kierkegaard à la fin de son introduction à
7"Mr< und Z/~er/ est d'extraire sous forme de problèmes tout
ce qu'il y a de dialectique dans l'histoire d'Abraham pour
montrer le monstrueux paradoxe qu'est la foi; un paradoxe qui
transforme un assassinat en une action sainte, agréable à Dieu.
un paradoxe qui rend Isaac à Abraham, un paradoxe dont aucune

1. C'est moi qui souHp'n*


282 REVUE PHtLOSOPHtQUE

ne peut venir à bout, car la foi commence précisément là


pensée
où la pensée finit. » C'est l'idée fondamentale de Kierkegaard qu'il
ne cesse de répéter au long de tous ses ouvrages. Six ans après

Furcht und Zittern il écrit dans Krankheit zum 7'o~e M Croire

c'est la raison trouver Dieu. Cette formule qui


perdre pour
le « s'abêtir de Pascal a donné lieu à tant de
rappelle qui
au delà dès limites des
commentaires, transporte Kierkegaard
semble-t-il; si la pensée s'arrête,, si
problèmes philosophiques,
la raison est cela ne pas que la philosophie
abolie, signifie-t-il
se termine elle aussi et est abolie? Mais c'est précisément pour
cela de Plotin en effet, bien qu'il n'eût
que j'ai rappelé les paroles
Abraham et Isaac et ne s'en fût même jamais
jamais évoqué
souvenu atteint cette limite au delà de laquelle se
peut-être, ayant
trouvait le taureau de Phalaris et où l'homme devait « accepter

tout est réel selon le témoignage de la raison,


passivement ce qui
Plotin fit ce que conseille de faire un saut dans
Kierkegaard
l'inconnu où la et le de la raison prennent fin.
compétence pouvoir
La finissait-elle alors aussi Plotin; ou bien ne
philosophie pour
faisait-elle au contraire commencer, parce que c'est alors
que
de la raison avait été tentée, cette
seulement que la critique pure
aucune Je
critique sans laquelle il ne peut y avoir philosophie?
dis « tentée car elle ne fut réalisée qu'une fois depuis que
l'humanité Dieu dit à Adam « Le jour où tu
existe, quand
du fruit de l'arbre de la science du bien et du mal, tu
mangeras
mourras. » Et en la de la raison pure est un mons-
eECet, critique
trueux les bases mêmes de la pensée ou oE~ott
paradoxe qui sape
ou Suvo~Evov n'a besoin d'être
~Spuf!E<t); M~TTEp <xuT:ov (CMMv (il pas
ne se soutenir lui-même?) Cette idée qui est
soutenu, peut-il
à Plotin en relation avec le taureau de Phalaris, est
apparue
à Kierkegaard en relation avec le récit biblique du sacri-
apparue
fice d'Abraham. Si l'homme est effectivement res cogitans » et

cette réalité où
non asinus turpissimus H, il n'acceptera jamais
la raison et où la « beatitudo » humaine consiste à mettre
règne
sous la des vérités générales et néces-
joyeusement protection
saires Isaac son l'homme jeté par un tyran dans
égorgé par père,
le taureau de Phalaris.

1. Voir le dernier chapitre d<- mon livre, Potestas c<autum.


L. CHESTOV. DANS t.t: TAL'HHAU DE PHALARIS 283

Abraham leva son couteau sur son fils, Abraham est donc un
horrible criminel; d'après la Bible cependant, Abraham est un

juste, Abraham est le père de la foi. Que reste-t-il de l'édification

socrato-spinozienne et des beatitudines ') qu'elle a promises,


aux yeux de l'homme qui s'est décide à tuer son fils? La paix de
l'âme est-elle possible pour lui' Un tel homme est condamné à

jamais: tant ~ue la raison règne sur l'univers, il est aussi impos-
sible de le sauver que de faire que ce qui a été ne fût pas. Kierke-

gaard le voit aussi clairement que Descartes voyait quod factum


est infectum esse nequit Kierkegaard voit donc qu'il faut choisir
entre Abraham et Socrate. entre celui que l'Écriture déclara juste
et celui qu'un dieu païen proclama le plus sage des hommes. Et

Kierkegaard, conscient de la lourde responsabilité dont il se

chargeait, prit le parti d'Abraham et se mit à parler de « Suspen-


sion des Ethischen avec une audace qui nous rappelle celle de
Luther et des prophètes. II note dans son Journal « Celui qui
résoudra cette énigme (Suspension des Ethischen), celui-là

expliquera ma vie. « Par delà le bien et le mal a de Nietzsche

(qui ne diffère de la Suspension des Ethischen ') que par la forme)


-était aussi pour Nietzsche non la solution d'un problème théo-

rique. ainsi qu'il l'avoue lui-même à plusieurs reprises, mais une

issue.de l'impasse où l'avaient poussé les vérités générales et néces-


saires.
Pour faire voir clairement ce que voulait dire Kierkegaard quand
il parlait de « Suspension des Ethischen je citerai encore un de
ses aveux presque involontaires quand il s'agit des rapports entre

amoureux, les aveux de Kierkegaard sont toujours involontaires.


!I raconte l'histoire d'un jeune homme et d'une jeune fille et la
conclut ainsi « L'éthique ne peut pas leur venir en aide. Car ils
ont un secret qu'ils cachent de lui, un secret qu'ils prennent sur
eux. dont ils acceptent la responsabilité. Quel est ce secret?
Oue Kierkegaard nous l'explique lui-même « comme
L'éthique
tel est le général. Aussitôt que l'homme particulier s'est opposé
~u général, il a péché, et il ne peut se réconcilier avec le général
qu'en reconnaissant ce péché. Si telle est la chose suprême quell'on
puisse dire de l'homme et de sa vie, alors l'éthique a la même

signification que la béatitude éternelle et constitue à chaque


instant le Ts)~; de l'homme. Il est facile de reconnaître dans ces
284 REVUE PHILOSOPHIQUE

paroles la pensée la plus profonde et la plus chère de Socrate et

de Spinoza. L'éthique, le principe moral, était pour eux la valeur

non seulement suprême mais essentielle. Vous pouvez disposer


de tous les biens terrestres, mais si l' « éthique vous manque,
vous n'avez rien. Et au contraire, si tout vous est enlevé et
que
vous n'avez conservé 1'« », vous avez « l'unique
que éthique
chose nécessaire », vous avez « tout ». L' « éthique est une

valeur « sui '), se distingue « toto coelo » de toutes


generis qui
les autres valeurs. Les biens dont dispose l' « éthique diffèrent

autant des biens recherche et que trouve l'homme qui ne


que
de la sagesse, que la constellation du Chien du
participe pas
chien qui aboie. C'est intentionnellement, bien entendu, que

l'image de Spinoza, et c'est avec intention aussi que je


j'emploie
commun le nom.
ne cite pas la fin de la phrase ils n'ont de que
Car leurs noms même différent d'un côté une constellation, de

l'autre, un chien, animal non seulement « aboyant », mais méprisé.


H eût été logique de la part de Spinoza de dire non « animal
plus
latrans » mais « animal turpissimum ». II est hors de doute que
la source de l'éthique socrato-spinozienne était un profond boule-

versement métaphysique, s'il est permis de s'exprimer ainsi. Dans

les termes de Kierkegaard, ta <' béatitude a apportée par l'éthique

socratique est pire, si on l'évalue selon les mesures humaines, que


les pires calamités.
a senti tout aussi profondément que Nietzsche le
Kierkegaard
de Socrate, qui est le problème fondamental non seule-
problème
ment de mais de la philosophie tout entière. Et de
l'éthique
même que Nietzsche, il a tendu toutes ses forces pour vaincre

l'enchantement de Socrate. C'est uniquement dans ce but qu'il


s'est tourné vers la Bible; c'est uniquement pour se délivrer de

des « beatitudines » préparées par le plus sage d'entre


l'emprise
les hommes, qu'il se souvint d'Abraham. Mais à l'inverse de

Nietzsche, il ne lui vint à l'idée de considérer comme un


jamais
homme « déchu Socrate, qui, selon Hegel, transforma tes

fruits de l'arbre de la science en principes de la philosophie pour


tous les temps à venir. Socrate pour Kierkegaard est un païen,
mais le des hommes qui vécurent sur terre jusqu'au
plus parfait
où la vérité de la Bible fut révélée au monde. Au moment
jour
même où par delà le bien et le mal il se trouve en face
emporté
L. CHESTOV. DANS LE TAUREAU DE PHALARIS 28a

-d Abraham, ose proclamer sa « Suspension des Ethischen '< et


voit que l'homme est forcé de cacher de I' éthique son dernier
secret, même à ce moment il continue à se raccrocher convulsi-
vement à Socrate. M compare Socrate aux mystiques chrétiens et
déclare avec assurance « Le système commence par le Néant et
c'est au Néant qu'aboutit toujours la mystique. Le dernier est le
Néant divin, auquel se réduit l'ignorance de Socrate, son igno-
rance, par laquelle non seulement il commentait mais finissait

toujours, et à laquelle il revenait constamment. Ainsi que je


l'ai indiqué, l'ignorance de Socrate n'est pas l'ignorance; Socrate
sait qu'il ne sait pas et aspire avidement à ce savoir qui lui

apparaît comme le seul moyen dont dispose l'homme pour éviter


les fatales conséquences de la chute. Nietzsche, lui, avait senti

que oportet hominem operibus suis diffidere » et que la mort


attend l'homme précisément là où il croit apercevoir la voie du salut.
Mais Kierkegaard ne songe même pas que Socrate est l'homme
déchu par excellence et que le savoir n'est pas un remède
contre la « chute », le besoin, la soif de savoir étant précisément
l'expression, le témoignage de la chute. C'est pourquoi dans

Z~r/ der ~4/!grs/ Kierkegaard attribue au premier homme avant


le péché cette même « Un\vissenheit um Nichts » qu'il avait
trouvée chez Socrate et qui, ayant atteint le degré extrême de

tension, se réalise dans l'acte de désobéissance au commandement


divin. Autrement dit, Socrate pour Kierkegaard est l'homme tel

qu il fut avant de goûter au fruit de l'arbre de la science. C'est

pourquoi, dans Furcht und Zillern, il n'ose se tourner vers


Abraham qu'après avoir obtenu la bienveillance des vérités géné-
rales et nécessaires. Tout au début de son livre, comme pour
s'excuser devant l' « éthique des offenses qu'il se prépare à lui

porter, il déclare Dans le monde de l'esprit règne un ordre


divin éternel; là la pluie ne tombe pas également sur les justes
et les pécheurs. là le soleil n'éclaire pas indifféremment les bons
et les méchants: là il n'y a qu'une loi celui qui ne travaille pas
ne mange pas. Quel est ce < monde de l'esprit a? Comment

Kierkegaard le connaît-il? Ce n'est pas dans la Bible, certes, qu'il


s'est renseigné: car dans la Bible il est dit que le soleil se lève

également sur les bons et sur les méchants. Mais cela Kierkegaard
ne peut le supporter dans le monde de l'esprit il doit y avoir
286 REVUE PHILOSOPHIQUE

un autre « ordre n, une autre « loi »; dans le monde de l'esprit


le soleil ne se lève que sur les justes et celui-là seul mange qui
travaille. Pourquoi la loi doit-elle être autre? Nous ne trouverons
de réponse à cette question ni dans Furcht und Zittern, ni dans

Begriff der Angst. Mais Pfahl im Fleisch contient un aveu qui


éclaire aussi bien la « des Ethischen » de Kierkegaard
Suspension
que son attitude vis-à-vis du sacrifice d'Abraham « Dans le
monde de l'esprit, dit-il, le bonheur et le hasard ne font pas de
l'un un roi, d'un autre un mendiant, ne rendent pas l'un plus
beau que !a reine de l'Orient, et l'autre-plus misérable que Lazare.
Celui-là seul est exclu du monde de l'esprit qui s'en exclut lui-

même dans le monde de l'esprit tous sont »


appelés*.
Au dernier moment Kierkegaard se retourne vers l' « éthique ')
ce n'est qu'auprès de lui qu'il espère trouver protection. Et en

effet, ici, dans notre monde, le soleil se lève indifféremment sur


les justes et sur les méchants. Pis encore il arrive parfois aux

justes de ne pas voir le moindre rayon de soleil. Le soleil est parmi


« res quae in nostra potestate non sunt a. Ni en notre pouvoir, ni
même au pouvoir de Dieu. Peut-on s'attacher à ce qu'apporte eL

emportent le caprice et le hasard, peut-on l'aimer? En vertu de

l'Absurde, nous disait Kierkegaard, il croyait que Dieu rendrait


Isaac à Abraham, que la princesse serait au pauvre jeune homme.
Et tant qu'il cachait à l' éthique sa foi et son Absurde, il pou-
vait maintenir cette foi. Mais dès qu'il résolut de révéler son
secret » pour obtenir la bienveillance de l' « éthique le secret

perdit sa puissance magique, et du monde où le soleil illumine les

j ustes elles méchants, Kierkegaard rentra dans le monde de Socrate,


dans le monde des vérités nécessaires, où il n'y a pas de pécheurs,
il est vrai, où il n'y a que des justes, mais où le soleil ne s'est

jamais levé et ne se lèvera jamais.

). Partant du monde du bien créé par Socrate, je disais dans Po<es<as


C/aumm Ce monde ne connaît pas de frontières et de limites; il offre un refuge
à des milliards d'hommes et tes comble d'une nourriture spirituelle qui les satis-
fait tous. Tous ceux qui veulent y entrer, sont accueillis comme des hôtes chers
et désirables. Là ont lieu des métamorphoses miraculeuses, là le faihie
devient puissant, l'artisan philosophe, le pauvre- riche, celui qui est laid,
admirablement beau. Quand j'écrivais ces lignes sur Socrate, je ne connaissais.
rien de Kierkegaard.
L. CHESTOV. UAXS LE TAUREAU DE PHALARIS 287 i

Xttt

Kirkegaard se sentait irrésistiblement attiré vers Abraham,


mais il ne <' comprenait. dans Abraham que ce qui lui rappelait
Socrate: il s'efforçait (le toutes les façons de faire passer Abraham
dans une « nouvelle') catégorie, mais cela ne lui réussissait point.
Le plus extraordinaire, c'est que tout comme Nietzsche, Kierke-

gaard parvient jusqu'à la limite au delà de laquelle l'enchante-


ment de Socrate n'agit plus sur l'homme et où nous attend cette
iiberté après taquette nous aspirons; mais il lui est impossible de

dépasser la limite, de suivre Abraham.


Abraham est avant tout pour Kierkegaard un homme expulsé
hors du généra) et privé donc de la protection des vérités géné-
rales et nécessaires. Kirkegaard ose dire <' La foi est ce paradoxe
que l'individu est supérieur au généra! ». I) le répète même à une
de distance mais les deux fois il fait une réserve « Mais celui-
page
là seul en tant qu'homme particulier est supérieur au général, qui
s est soumis au préalable au général, et est devenu un homme

particulier par ce généra). Cette réserve est extrêmement carac-

téristique pour la pensée de Kierkegaard. Lui qui attaque si violem-


ment Hegel et se moque de Hegel, ne cesse cependant de recher-
cher partout le mouvement dialectique, le développement naturel.

A peine vient-il de glorifier l'Absurde et de proclamer que celui qui


veut posséder la foi doit renoncer à la raison et à la pensée, qu'il
se trouve qu'on ne peut y renoncer, qu'il faut observer un certain
ordre et une progression rigoureuse, et cela au moment même ou
la raison a établi tous les ( ordres et toutes les « rigueurs '),
qui
n'a plus pouvoir sur nous. « Dieu est 1 ami de l'ordre écrit-il,
sans se douter que cela équivaut à dire Dieu est t esclave de
l'ordre. Chez Plotin, dans ces brefs instants où il parvient au

prix d'une tension extrême de toutes les facultés de l'âme à se


délivrer de la raison qui t'écrase, surgit toujours cet E; (sou-
dain), annonciateur de la liberté désirée mais lointaine. Kierkegaard
craint le soudain ') et n'a pas confiance dans la liberté, même

quand elle vient de Dieu. Comparant Abraham au héros tragique,


il est prêt à envier ce dernier. « Le héros tragique renonce à soi

pour permettre au général de s exprimer: le chevalier de la foi


288 REVUE PHILOSOPHIQUE

renonce au général pour devenir un homme particulier. Celui

qui se ligure qu'il est très commode d'être un homme particulier,


peut être certain qu'il n'est pas un chevalier de la foi. Le cheva-

lier de la foi, lui, sait au contraire que c'est une chose merveil-

leuse au général. il sait combien il est agréable


que d'appartenir
d'être un homme qui a sa patrie dans le général, qui trouve dans
le général un doux abri où on l'accueille à bras ouverts quand
l'envie lui prend d'y rentrer. Mais il sait qu'au-dessus du général
s'élève un chemin solitaire, étroit et abrupt; il sait quelle chose

terrible est de naître solitaire et de suivre ensuite sa route tou-

jours seul, sans rencontrer jamais âme qui vive. Il sait bien com-

ment le traitent les hommes. Pour parler le langage des humains,


c'est un fou, et personne ne peut le comprendre. Un fou, l'expres-
sion est faible. Et si l'on se refuse même à le considérer
trop
comme fou, plus il s'élèvera haut, plus on le
prendra pour un

Le chevalier de la foi sait comme il est bon de se livrer


hypocrite.
au général. Cela exige du courage mais porte avec soi la paix, car

cela se fait le général. » (« Es ist herrlich dem Allgemeinen


pour
anzugehoren! »)
Nous reconnaissons cette pensée :'Socrate et Spinoza ne se

sont contentés de la ils l'ont réalisée dans leur vie.


pas proclamer;
Mais nous nous rappelons encore autre chose les vérités géné-
rales et nécessaires exigent de l'homme qu'il accepte aequo
animo » tout ce que lui enverra le destin, y compris le taureau de

Phalaris; elles soit prêt à se transformer de « res cogi-


exigent qu'il
tans H en « asinus turpissimus ». Aristote ne s'en doutait pas, mais

Socrate et Spinoza le savaient parfaitement. Quand il parle du tra-

gique, Kierkegaard s'en tient au point de vue d'Aristote on peut


envier le héros tragique les vérités générales et nécessaires pren-
nent son parti. Et Kierkegaard se réfère même à la conception aris-

totélicienne du tragique. Il cite aussi avec une indulgence peu

compatible, semble-t-il, avec son caractère, ce correctif d'Aristote


à l'éthique de Socrate dont nous avons parlé il faut à
déj&
l'homme vertueux un certain minimum de btgns temporels. L'in-

de bien entendu il fait tous ses


dulgence Kierkegaard s'explique
efforts introduire Abraham dans une antre « catégorie » que
pour
celle destinait à Socrate; aussi de l' éthique »
qu'il lorsque s'agit
ou du « héros tragique », il tend à se séparer le plus nettement pos-
L. CHESTOV. DAXS LE TAUREAU DE PHALARIS 289

m. 1 Il
sible de Socrate, et pour y parvenir aisément il substitue
plus
AristoteàSocrate.
Abraham. comme je l'ai déjà dit, est avant tout pour Kierkegaard
un homme expulsé hors du et donc de la protection
générât privé
des vérités générâtes et nécessaires. « Le chevalier de la foi est
complètement abandonné à lui-même, et c'est en cela que consiste
l'horreur de sa situation. » Ses décisions il les lui-même, et
prend
toujours à ses propres risques et H ne conseil
périls. peut prendre
de personne, il ne peut même trouver dans « Le
d'appui l'Église.
héros de l'Église exprime par ses actes le générât; il n'y a per-
sonne dans t'Ëgtise qui ne le comprenne. Le héros de la foi est privé
de cela. S'it se trouvait un peureux, un lâche vouloir devenir
pour
un héros de la foi aux frais d'autrui, il n'aboutirait à rien. Car seul
l'homme particulier, en tant que tel, peut devenir chevalier de la
foi. C'est en cela que consiste sa grandeur bien
que je comprends,
que je ne puisse l'atteindre: mais c'est en cela également que con-
siste l'horreur de sa situation que je encore mieux. »
comprends
Ces aveux contiennent une vérité extrêmement importante.
Nous nous souvenons que Nietzsche nous disait la même chose
mais en d'autres termes quand il se vit de « sortir du
obligé
générât ou, selon son expression, de tuer la loi il faillit.
devenir fou de terreur. Mais il y a dans le cas de Kierkegaard une
particularité à première vue négtigeabte et qui produit cependant,
l'effet d'une dissonance et se révèle significative. Kierkegaard
parle non seulement de l'horreur mais aussi de la grandeur de la
situation du chevalier de la foi. Ce terme même. <' chevalier de la
foi sonne assez étrangement on dirait la foi la
que implore
bénédiction de ce même généra! qu'elle avait fui. Le « chevale-

resque en effet, n'est-il pas une des catégories d'apparat pour


ainsi dire de l' « éthique »'? Mais ce tribut à l' « éthique est
payé
encore plus manifeste dans la « grandeur » du chevalier de la foi
et dans la tendance de à situer le chevalier de la foi
Kierkegaard
un degré au-dessus du héros tragique dans la hiérarchie des
valeurs humaines. Kierkegaard ne peut se résoudre à rompre défini-
tivement avec les habitudes de la pensée que les hommes s'étaient
assimilées après Socrate qui avait fourni le principe de la philoso-
phie pour tous les temps. Si Kierkegaard avait voulu et pu dire toute
la vérité il aurait dû avant tout extirper de son âme toutes les
TOME cxv. 1933 (N°s 3 et j~. d9
290 REVUE PHILOSOPHIQUE

idées de grandeur et de « chevalerie que lui suggérait sa mémoire.

A celui qui s'est voué à la foi, il ne reste que l' « horreur M, et il lui
faut renoncer à jamais à toutes » que distribuait
les « consolations

le général en élevant les uns à la dignité de « chevalier », en accor-


dant aux autres ta « grandeur ». Aristote parler de la
pouvait
de la beauté du tragique il le voyait sur la scène
grandeur'et
en son âme, ces termes n'ont
mais pour l'homme qui vit la tragédie
aucun sens. La tragédie c'est l'absence de toute issue; or il
plus
rien de grand; ce n'est que laideur et misère.
n'y a là rien de beau,
Les vérités et nécessaires non seulement ne soutiennent
générales
l'homme tombé dans une situation sans issue, mais elles font
pas
au contraire, l'écraser définitivement. L'homme voit
tout, pour
toutes les issues coupées juste au moment où les vérités générales
de le soutenir et de le consoler
et nécessaires qui lui promettaient
dans toutes les circonstances, découvrent brusquement leur vrai

et de l'homme que de « res cogi-


visage exigent impérativement
tans il se transforme en « asinus turpissimus
ne le savoir, lui qui avait été attiré
Kierkegaard pouvait-il pas
l'Absurde, parce que cet Absurde lui promettait précisément
par
de le délivrer des vérités générales et nécessaires Dieu peut
donner à Abraham un autre Isaac, Dieu peut ressusciter Isaac,

rien n'est à Dieu?. Mais commeje l'ai indiqué, ni dans


impossible
ses livres, ni dans son Journal, Kierkegaard n'a jamais osé dire que
son c'était Olsen, et que c'était à cause de Régine
Isaac, Régine
Olsen avait eu l'audace de proclamer « Suspension des
qu'il
Ethischen ». C'était son « secret », qu'il cachait de l' éthique »,
cachait de l'Absurde, qu'il ne voulait pas s'avouer à lui-même.
qu'il
Car à peine l'aurait-il appelé de son vrai nom, que les vérités
et nécessaires eussent privé Kierkegaard non seulement
générales
du titre de chevalier de la foi mais encore de celui de « héros

». Le pire pour Kierkegaard, c'est qu'il avait conscience


tragique
était arrivé « naturellement sans
que tout ce qui lui était arrivé,
Dieu ou le diable ou même le,Fatum païen y fussent inter-
que
venus de façon. Cela qui à tout était prêt
quelque Kierkegaard
ne l'accepter; mais il ne pouvait non plus
supporter, pouvait
détruire ce cauchemar. C'est cela qu'il lui fallait que sa
pour
avec fût un sacrifice volontaire, la répétition en
rupture Régine
quelque sorte du sacrifice d'Abraham, qui ne fut agréé par Dieu
L. CHESTOV. DANS LE TAUREAU DE PHALARIS 291

que parce que lui aussi était un sacrifice volontaire. Mais d'où
Kierkegaard sait-il que Dieu agrée les sacrifices volontaires plus que
les autres? Nous ne pouvons poser une telle à Socrate. Son
question
ignorance » lui fournissait une réponse déterminée; mais Kierke-
gaard n'avait-il pas répété maintes fois Socrate était un païen
que
et qu'il n'avait rien à apprendre de Socrate? Or il se trouve le
que
chrétien lui aussi ne peut se'passer de Socrate, de même ne
qu'il
peut se passer des vérités et nécessaires.
générales
En même temps que Furcht und Zittern écrivait
Kierkegaard
W/M~r/io/u~ où il s'agit non plus d'Abraham, mais de Job. Job
n'a pas tué volontairement ses fils, comme on le il n'a
sait, pas
dispersé volontairement ses richesses. Tous ses malheurs ont
fondu sur lui sans
brusquement, qu'il s'y attendît. Il n'a même
pas le droit de prétendre à la haute de héros
dignité tragique.
C'est tout simplement un vieillard misérable, à charge à lui-même
et aux autres, comme il y a en a A notre de
beaucoup. époque
guerres et de bouleversements sociaux on rencontre des Job
presque à tous les coins de rues. Hier c'était un roi, aujourd'hui
ce n'est qu'un mendiant couché sur un tas de fumier il gratte
ses plaies avec un tesson. Et le Job de la
cependant, Bible, qui
n'était ni un chevalier, ni un héros à attirer
tragique, parvient
l'attention de Kierkegaard et « mérite ') que-le lui con-
philosophe
sacre, comme à Abraham, tout un livre, On
W/e~erAo/u~. peut
dire de ce livre ce que lui-même disait de Furcht und
Kierkegaard
Zittern « Si les hommes sentaient le sombre pathétique qui
t'anime, ils seraient saisis d'horreur. » est écrit lui
W7ede/o~~
aussi dans la « terreur et le frémissement un homme
par sur
qui est tombé le terrible marteau et se demande
qui avec épou-
vante d'où lui vient ce est-ce « malleus Dei s ou bien
coup sim-
plement la force « naturelle » des vérités générales et nécessaires?
D'après la Bible, c'est Dieu qui tenta Job comme il tenta Abraham.
Mais nous ne pouvons pas le « savoir » « Quelle est la science
qui puisse être construite de telle sorte trouve
qu'il s'y place pour
la tentation, laquelle n'existe dans l'infinie de la
pas perspective
pensée; car elle n'existe que l'individu. Une telle
pour science
n'existe pas. une telle science ne exister. » Mais à
peut quel
propos Kierkegaard évoque-t-il le souvenir de Job et pose-t-il
toutes ces terribles questions? Le héros de tout
W/e~ey-Ao/H/ï~,
292 REVUE PHILOSOPHIQUE

comme a été obligé de rompre avec sa fiancée. « Oh,


Kierekgaard,
inoubliable bienfaiteur, dit-il, oh, martyr Job! Puis-je me joindre
à toi, puis-je être avec toi? Ne me repousse pas! Je n'ai pas
tes richesses, je n'ai pas eu sept fils et trois filles, mais
possédé
celui-là aussi peut tout perdre qui n'avait pas. grand'chose; et

celui-là aussi peut perdre fils et fille qui a perdu celle qu'il
aimait. Et celui-là peut se trouver couvert de plaies qui a perdu
son honneur et sa fierté et en même temps la force et le sens de

sa vie. » Qu'est-ce que Kierkegaard attend de Job? dans quel but

veut-il « se joindre à lui »? Au lieu de chercher aide auprès du


« Professor publicus ordinarius célèbre dans le monde entier,
mon ami (c'est-à-dire Kierkegaard) court vers un penseur privé,
vers Job ». Le célèbre professeur, c'est Hegel évidemment. Cepen-
bien avant avait déjà vu la « nécessité de
dant, Spinoza Hegel
toute chose », et Hegel sous ce rapport n'a fait que répéter Spi-
donc Kierkegaard nes'arrête-t-IImême pas à l'idée
noza pourquoi
les dieux olympiques eussent ri aux éclats en écoutant Spi-
que
noza ? Socrate lui aussi enseignait la vérité générale et nécessaire,

mais le Dieu de Delphes ne s'est pas moqué de lui, il l'a proclamé


au contraire le plus des hommes. Qu'aurait répondu Job à
sage
Socrate et à Spinoza s'ils étaient venus lui offrir leur sagesse et

leurs consolations? Kierkegaard ne s'estjamaisposé cette question,


ni à l'époque où il écrivait Furcht und Zittern et Begriffder Angst,
ni dans les dernières années de sa vie, quand il attaquait si

violemment et les pasteurs mariés. Dans son


l'Église protestante
.Ë'f~tue~er-oe~erKierkegaardse permet d'opposer Job à Hegel dont

riaient les dieux. Mais les dieux respectaient Socrate,


gaiement
et Spinoza était la seconde incarnation de Socrate. Jamais Kierke-

ne surmonter l'angoisse qu'il ressentait devant la


gaard put
voir que d'après Kierkegaard l'homme
sagesse grecque. Nousallons
est sorti l'âme d'angoisse des mains du Créateur, que
pleine
est en un certain sens le trait fondamental ou même la
l'angoisse
faculté essentielle de l'homme. Mais quand il écrivait Furcht und

Zittern et WYe~eyAo/ungr Kierkegaard se refusait encore à de telles

Il allait vers Abraham et vers Job parce qu'il voyait en


pensées.
eux des êtres avaient eu la force et l'audace de surmonter
qui
toutes les terreurs et de s'élever au-dessus de l' « édification de

Socrate et du dieu avait béni Socrate. Abraham


delphique qui
L. CHESTOV. DANS LE TAUREAU DE PHALARIS 293

1. o. 1
ne connaissait pas la peur Dieu était avec lui, Dieu à rien
qui
n'est impossible. Et en Job l' « expérience o n'avait
quotidienne
pas encore complètement détruit le souvenir du temps où la
raison ne régnait pas en maître sur la terre. Ou plus exactement:
les malheurs qui s'écroulèrent sur Job réveillèrent en lui ce sou-
venir. Kierkegaard écrit <. de Job ne tient à ce
L'importance pas
qu'it a dit Dieu me l'avait donné, Dieu me l'a béni soit
repris,
le nom du Seigneur. Cette il ne l'a dite début; il ne
phrase qu'au
t'a plus répétée ensuite. L'importance de Job consiste en ce qu'il
surmonte les discussions qui ont lieu dans la région limitrophe
de la foi; cette formidable révolte des et irré-
passions sauvages
sistibles se déroule en lui. Autrement dit l'expérience quoti-
dienne ou les données immédiates de la conscience constituent

pour les hommes la instance en matière de vérité


suprême quoi
que nous apporte l' « expérience », quoi nous montrent les
que
données », nous l'acceptons et le considérons comme vrai. Dans
le monde où règne la raison, c'est folie de lutter contre le
que
donné. L'homme il peut maudire les
peut pleurer, vérités que lui
découvre l'expérience. mais il sait qu'il n'est au de per-
pouvoir
sonne de les surmonter; il faut les La va
accepter. philosophie
même plus loin encore non seulement il faut les il faut
accepter,
les bénir. Nietzsche même nous dit la « nécessité ne l'offense
que
pas ». Et Job. un juste, commence par refouler tout au fond de
lui-même tous les « lugere et detestari n Dieu l'avait donné,
Dieu l'a repris, béni soit son nom. Mais à mesure se multi-
que
plient et grandissent ses malheurs, s'élève la tension des « lugere
et detestari » refoulés; et cette tension finit faire éclater la
par
dure écorce des évidences sa liberté. « La significa-
qui paralyse
tion de Job consiste précisément en ce qu'il ne décharge le
pas
pathétique (Leidenschaft) de la liberté par de fausses consola-
tions ». La bienveillance et la sagesse la bouche des
parlent par
amis de Job; et cependant, non seulement ils ne parviennent
pas
à l'apaiser, mais ils ne font l'irriter Si Socrate ou
que davantage.
Spinoza étaient venus consoler Job ils n'auraient pu lui dire autre
chose que ce que lui dirent et Bildad. Ce sont
Eliphaz, Tsophar
des hommes, et comme tous les hommes ils sont au du
pouvoir
donné ». Et non seulement ils sont au du mais
pouvoir donné,
ils sont condamnés à penser tout ce qui existe dans
que l'univers,
394 REVUE PHILOSOPHIQUE

vivant et mort, puissant et misérable, bas et élevé, partage leur

destin, est esclave de ces vérités. Les amis de Job le considérèrent


en silence pendant sept jours. Mais on ne peut sans fin regarder
et se taire. Il faut parler. Et dès que leurs lèvres s'entr'ouvrirent,
comme s'ils obéissaient au précepte de Spinoza ils se mirent à dire
ce qu'ils ne pouvaient pas nepas dire. Peut-être se rendaient-ils

compte que l'homme qui parle ainsi n'est déjà plus pro « res cogi-
tante, sed asino turpissimo habendus », mais ils côntinuaient de

parler, épouvantés eux-mêmes de ce qu'ils disaient. Que peut-il

y avoir de plus honteux, de plus outrageant que la nécessité de

penser et de dire non pas ce que nous avons besoin de dire, mais
ce que nous sommes forcés de dire « ex legibus nostrse naturœ! »

Si au temps de sa prospérité et de son bonheur Job lui-même se


fût trouvé devant un être « tombé du giron du général et eût

essayé de le consoler, il est certain qu'il ne lui aurait dit que


ce que devaient lui dire plus tard ses amis. Ne commença-t-il pas
lui aussi par « Dieu me l'avait donné, Dieu me l'a repris, que béni
soit son nom n? Et il semblait que la piété lui dictait ces paroles.
Or, il se trouva que ce n'était pas la piété, mais l'impiét.é qui
parlait par sa bouche, l'impiété la plus profonde même, ces
« et obedientia H qui ont saturé la chair et le sang de
pietas
l'homme depuis qu'il a goûté des fruits de l'arbre de la science.

M semble Kierkegaard le sentait c'était cela le secret » qu'il


que
cachait si soigneusement de l' « éthique », c'était là, uniquement
!à qu était la signification de sa « Suspension des Ethischen ».

Mais il ne put faire plus que d'écarter temporairement l' « éthique ».

Non seulement il ne relie l' « éthique » à la chute de


jamais
mais l' lui toujours comme un
l'homme, éthique apparaît
moment dialectique nécessaire du développement de l'homme

dans la direction du religieux. Et comme s'il pensait en hégé-

lien orthodoxe -un moment l'on peut « suspendre ma is non


que
définitivement abroger.
Peu de avant sa mort (en 1884) il écrit dans son journal
temps
u Quand le Christ s'écria Mon Dieu Mon Dieu pourquoi m'as-tu

abandonné? » Ce fut terrible le Christ; et c'est ainsi que


pour
d'ordinaire on le présente. Mais il me semble que ce fut encore

terrible pour Dieu d'entendre ce cri. Èlre tellement immuable,


plus
c'est affreux! Mais non, le plus terrible, ce n'est pas cela, c'est
L. CHESTOV. DANS LE TAUREAU DE PHALARIS 295

être immuable et être en même temps amour. Souffrance infinie,


profonde, inexprimable: Et moi aussi, homme misérable, j'ai
beaucoup souffert de cela ne pouvoir changer quoi que ce soit,
et aimer en même temps. Je 1 ai éprouvé, et cela m'aide à me

représenter ne fût-ce qu'un tout petit peu, de loin, les souffrances


de l'amour divin. »
Je pense qu'après tout ce qui a été déjà dit, ces lignes n'ont pas
besoin de commentaire. La vérité générale et nécessaire a soumis
non seulement Kierkegaard mais Dieu lui-même. Tout n'est pas
possible à Dieu: nombre de choses lui sont impossibles, et ce qui
lui est impossible, c'est le principal, le le
plus important, plus
indispensable. La situation de Dieu est pire encore que celle de

Kierkegaard ou celle de Nietzsche en s'est introduit « le


qui plus
terrible, le plus noir, le plus affreux ». Et c'est riche d'une telle
« expérience que s'est du récit du
Kierkegaard approché biblique
péché originel. On peut le dire d'avance pour l'homme de même

que pour Dieu il n'y a qu'une solution, qu'une possibilité de salut


les fruits de l'arbre de la science qui depuis Socrate sont devenus
le principe de la philosophie pour tous les temps et se sont trans-
formés presque sous nos yeux en « beatitudines de Spinoza.
L' « Éthique »
outragé recevra satisfaction complète, l'homme lui
découvrira tous ses secrets. Hegel que Kierkegaard avait offensé
encore plus que l'éthique, oubliera aussi peut-être toutes les

paroles cruelles que lui avait adressées le violent auteur de


Z~M'eJe/oder. Et alors ce sera au tour de Hegel de rire des dieux

olympiques.

XIV

Dieu se voit obligé de se tourner vers la science et de chercher


aide auprès de Socrate. Tous les « lugere et destestari .) de Dieu
lui-même se brisent contre son « immutabilité », tout comme les

lugere et detestari » de Kierkegaard se brisent contre les immua-


bles lois de l'être, de cet être où le plongea sa naissance. Et il ne
reste à Dieu que utramque faciem fortunae aequo animo ferre
et par « tertium genus » parvenir à la conviction
cognitionis que
béatitude non est prœmium virtutis, sed virtus Selon
ipsa
Socrate l'homme juste sera bienheureux jusque dans le taureau
296 REVUE PHILOSOPHIQUE

de Phalaris; d'après Kierkegaard, le « christianisme a ne nous


révèle pas de vérité nouvelle mais nous apporte une édification

qui de même que l'édification apportée par Socrate, est pire au

jugement humain que toutes les calamités. Luther disait de Dieu

qu'il était « Deus omnipotens ex nihilo omnia creans ». Pour

Kierkegaard, la volonté de Dieu est paralysée par son immuta-


bilité comme la volonté de l'homme, par la nécessité; et même

davantage encore. Devant son Fils bien-aimé qui agonise sur la


croix Dieu éprouve l'horreur de son impuissance comme Kierke-

gaard devant Régine Olsen qu'il martyrise il sent qu'il faut


courir, faire quelque chose, mais il a conscience en même temps
qu'il est au pouvoir des « catégories de sa pensée » et ne peut
bouger aucun de ses membres. Luther, on le sait, parlait aussi
du « servo arbitrio » mais son De servo arbitrio ne concernait

que l'homme. Pour Kierkegaard, de même que pour Socrate et


« de servo arbitrio » se rapporte également à Dieu. Il y
Spinoza.
eut un moment cependant où Kierkegaard résolut de chercher le
salut dans l'Absurde. En vertu de l'Absurde, nous disait-il, Dieu
se décider à la « Suspension des Ethischen ». Il peut rendre
peut
Isaac à Abraham, etc. Il peut donc surmonter son immutabilité.

Mais alors même qu'il proclamait la toute-puissance de Dieu, il

ne à se débarrasser de cette pensée que « dans le


parvenait pas
monde de l'esprit il y a, il doit y avoir un certain ordre, différent

de celui que nous constatons ici, sur terre, et cependant un ordre

strict, sévère, éternel là le soleil ne se lève pas au-dessus des


bons et des méchants, là ne mange que celui qui travaille, etc.
Aussi la foi d'Abraham, quoi que dît Kierkegaard, n'était nulle-

ment une suspension de l' « éthique ». Au contraire, en fin de

compte il se trouve que la foi d'Abraham. obéit aux exigences de

l' éthique En dépit de ce qu'il nous affirmait, Kierkegaard ne

percevait donc pas en Abraham la libre assurance de l'homme au


côté de qui se tient un Dieu tout-puissant Abraham était à ses

yeux un « chevalier de la résignation (pour employer son propre


langage); de même que Dieu qui avait abandonné son Fils n'était
aussi qu'un chevalier de la résignation. La foi d'Abraham pour

Kirkegaard n'est pas un don de Dieu, c'est le mérite d'Abraham.


L'homme doit croire, répète sans cesse Kierkegaard, et celui qui
ce devoir, « travaille et acquiert par son travail le
accomplit
L. CHESTOV. DANS LE TAUREAU DE PHALARIS 297

droit aux biens les justes dans


préparés le royaume de l'esprit,
pour
où le soleil ne se lève que sur les « justes ». Et la vertu, de même
que la foi, consiste à vivre dans les catégories dans lesquelles
nous pensons. Dieu doit être immuable, et il sacrifie son Fils;
Abraham doit obéir à Dieu. et il lève son couteau sur Isaac. La
vie de l'esprit commence à partir de la limite tu dois », dont Dieu
dépend tout comme l'homme.
Mais où Kierkegaarda-t-il pris cette vérité? La Bible ne représente
nullement Dieu comme immuable, et dans la Bible le de la
père
foi, Abraham n'obéit pas toujours à Dieu. enflammé de
Quand
colère contre les hommes Dieu décide de les faire le
périr par
déluge, le juste N06 n'entre pas en discussion avec Lui en effet et
s'enferme dans son arche, heureux de sauver sa vie et celle de ses
proches; mais Abraham, lui. discute avec Dieu au sujetde Sodome
et de Gomorrhe, et Dieu oublie est immuable et cède à son
qu'H
esclave H est évidentque la foi .) biblique n'a rien de commun
avec l'obéissance, et que « tu dois n se trouve situé dans une région
où les rayons de la foi ne parviennent lui-même
pas. Kierkegaard
écrit dans Krankheit zum Tode à propos des mystérieuses paroles
de saint Paul tout ce qui ne vient de la foi est
pas péché
« Que le contraire du n'est la vertu mais la voilà
péché pas foi, qui
constitue l'une des définitions les plus décisives du christianisme. »
Et il le répète plusieurs fois au cours du livre. Dans der
Begriff
~4/!< il écrit « Le contraire de la liberté c'est la faute. » Mais
s'il en est ainsi, si au péché et à la faute la foi et la
s'opposent
liberté, alors les réflexions de au de l'ordre et
Kierkegaard sujet
des lois qui règnent dans le monde de ne montrent-elles
l'esprit,
pas que l'homme n'a ni foi, ni liberté et ne connaît la
qu'il que
faute et la vertu Impuissante? a
N'apparaît-il pas que Kierkegaard
puisé son édification chrétienne non dans l'Absurde qu'il glorifiait,
non dans la Bible considérait comme la révélation de la vérité,
qu'il
mais dans ce « savoir que nous a apporté le plus sage d'entre les
hommes ayant goûté aux fruits de l'arbre de la science? Parlant du
premier homme Kierkegaard déclare avec assurance dans .Be~
t/er~l~s~ « L'innocence est Dans l'état d'innocence
l'ignorance.
l'homme est déterminé non en esprit mais en âme. en union directe
avec sa nature. L'esprit est encore en l'homme. Cette con-
assoupi
se trouve d'accord avec la Bible
ception qui dénie à l'homme dans
398 REVUE PHILOSOPHIQUE

l'état d'innocence la connaissance de la différence entre le bien et

le mal. » En effet, la Bible dit que dans l'état d'innocence l'homme

ne connaissait la différence entre le bien et le mal. Mais ce


pas
n'était une faiblesse, un manque, c'était au contraire une
pas
force, un immense L'homme tel qu'il sortit des mains
avantage.
du Créateur ne connaissait pas non plus la honte, et cela aussi

constituait un avantage. La connaissance du bien et du mal


grand
ainsi la honte ne lui vinrent qu'après qu'il eut goûté des fruits
que
de l'arbre interdit. C'est incompréhensible pour nous, de même

que nous ne comprenons pas comment ces fruits lui apportèrent


la mort. Et nous appuyant sur l'infaillibilité de notre raison, nous

voulons à toutes forces que l'esprit soit assoupi dans l'homme qui
ne connaît la différence entre le bien et le mal. Mais la Bible
pas
ne dit cela. La Bible dit au contraire que tous les malheurs de
pas
l'homme du savoir. Tel est aussi le sens des paroles
proviennent
de saint Paul citées tout ce qui ne vient pas de
par Kierkegaard
la foi est Par son essence même le savoir, d'après la Bible,
péché.
exclut la foi etestlepéchéxo:-c'~o/7)vou le péché originel. A l'inverse

de ce qu'affirme Kierkegaard, il faut dire que précisément ce sont

les fruits de l'arbre de la science qui ont endormi l'esprit humain.

Voilà Dieu avait interdit à Adam d'en manger. Les paroles


pourquoi
Dieu adressa à Adam « Quant à l'arbre de la connaissance
que
du bien et du mal, tu n'en mangeras point; car au jour où tu en

tu mourras », ces paroles sont en désaccord complet


mangeras,
avec notre du savoir et celle du bien et du mal. Mais
conception
leur sens est parfaitement clair et n'admet aucune interprétation.
Je le encore une fois, elles constituent la seule véritable
répète
de la raison qui ait jamais été formulée ici-bas. Dieu
critique pure
a dit clairement à l'homme ne fallait avoir confiance dans
qu'il pas
les fruits de l'arbre de la science, car ils portaient en eux les plus
terribles dangers. Mais Adam, tout comme Hegel plus tard, opposa
<. la méfiance à la méfiance ». Et quand le serpent l'assura que ces
fruits étaient bons à manger, qu'y ayant goûté les hommes devien-

draient aux dieux, Adam et Ève cédèrent à la tentation.


pareils
Voilà ce nous dit la Bible; et c'est ainsi que comprenait le
que
récit saint Paul, c'est ainsi que le comprenait Luther.
biblique
Saint Paul dit Abraham alla vers la Terre promise, il
que quand
sans savoir où il allait. Cela signifie que seul atteint la Terre
partit
L. CHESTOV. DANS LE TAUREAU DE PHALARIS 299

_i_ -1. _1_ 1.°-- 1 1 · 1-1


promise celui qui peut ne plus tenir compte du savoir, qui est libre
du savoir et de ses vérités, la Terre promise sera là où il arrivera.
Le serpent dit à l'homme « Vous serez comme Dieu connais-
sant le bien et le mal. » Mais Dieu ne connaît pas le bien et le
mal. Dieu ne « connaît ') rien. Dieu « crée » tout. Et Adam avant
sa chute participait à la toute-puissance divine; ce n'est qu'après
la chute qu'il tomba sous le pouvoir du savoir, et au moment
même il perdit le plus précieux des dons de Dieu, la liberté. Car
la liberté ne consiste pas dans la possibilité de choisir entre le
bien et le mal ainsi que nous sommes forcé de le penser mainte-
nant. La liberté consiste dans la force et le pouvoir de ne pas
admettre le mal dans le monde. Dieu, l'être libre, ne choisit pas
entre le bien et le mal. Et l'homme qu'Il avait créé ne choisissait

pas non plus, car il n'y avait pas entre quoi choisir le mal
n'existait pas dans le paradis. Et ce n'est que lorsque l'homme
obéissant à la suggestion d'une force hostile et incompréhensible
pour nous. tendit la main vers l'arbre, c'est alors seulement que
son esprit s'assoupit et qu'il devint cet être faible, soumis à des

principes étrangers, que nous voyons maintenant. Tel est le sens


de ta « chute n d'après la Bible. Cela nous apparaît à tel point
fantastique que ceux-là même qui considéraient la Bible comme
un livre inspiré, s'efforçaient par tous les moyens d'y joindre des
commentaires qui en modifiaient le sens. Kierkegaard sous ce

rapport ne fait pas exception comme nous l'avons vu. Selon lui,
comme suite au péché l'homme ayant appris à distinguer le bien
du mal, s'est réveillé de son assoupissement. Mais alors où serait
le péché.' ~e faudrait-il pas admettre en ce cas que ce n'était le
pas
serpent mais Dieu qui avait trompé l'homme, ainsi que le pensait

Hegel? Kierkegaard ne peut se résoudre à le reconnaître ouverte-


ment. mais c'est à cette conclusion précisément qu'aboutissent en
fait ses commentaires. Il déclare Je le dirai franchement, je
ne puis me faire aucune idée précise du Avant tout, le
serpent.
serpent nous place devant cette difficulté que la tentation vient
du dehors, Sans aucun doute. d'après la Bible la tentation est
venue du dehors. Et il est également hors de doute qu'il v a là

quelque chose de monstrueux pour notre raison, et plus encore

pour notre morale. Mais Kierkegaard lui-même n'invoquait-il pas


l'Absurde, ne nous parlait-il pas d'un ton inspiré de la « Suspen-
300 REVUE PHILOSOPHIQUE

sion des Ethischen? » Pourquoi donc en face de l'énigme la plus


troublante que nous pose la Bible, se tourne-t-il de nouveau vers
la raison et vers la morale? D'où lui vient cette « tentation "? De
dehors ou du dedans? Et ne s'agit-il pas de quelque chose de

plus, d'infiniment plus terrible qu'une tentation? Kierkegaard ne

peut se faire aucune idée précise du serpent; et cependant lui-


même nous a dit l'angoisse atroce qu'éprouve l'homme qui sent

qu'il lui faut courir aussi vite que possible mais qu'une force

mystérieuse le paralyse et l'empêche de faire le moindre mouve-


ment. Et non seulement Kierkegaard, Dieu se trouve également au

pouvoir de cette force qui a paralysé sa volonté. Quelle est donc


cette force? Le serpent biblique n'est-il pas le symbole, l'image
seulement de quelque chose qui a déterminé le destin de Kierke-

gaard, qui détermine le destin de tous les hommes? Oublier le

serpent sous le prétexte qu'il est impossible de le faire entrer


dans notre « pensée », cela à renoncer à cette
n'équivaut-il pas
vérité que nous révèle le récit biblique de la chute, en lui substi-
tuant des théories extraites de notre propre « expérience ')?
Kierkegaard ne se pose pas pareille question. Il veut absolument

« comprendre », « expliquer » la chute; et cependant il ne cesse


de répéter qu'elle est inexplicable, qu'elle n'admet pas d'expli-
cation. Aussi s'efforce-t-il par tous les moyens de découvrir

quelque manque, quelque défaut dans l'état même d'innocence.


Cet état, dit-il, inclut « la paix et le calme » et il y a en
pourtant
lui quelque chose d'autre encore; ce n'est pas l'inquiétude, ce
n'est pas la lutte, il n'existe rien pour quoi l'on puisse lutter.

Qu'est-ce donc? Le Néant. Quelle est l'action que produit ce


Néant? II produit l'angoisse. Le profond mystère de l'innocence
c'est qu'elle est en même temps l'angoisse. La psychologie ne
s'est jamais occupée du concept d'angoisse; aussi je dois attirer
l'attention sur ce qu'il faut distinguer nettement l'angoisse de la

peur et d'autres états semblables. Ces états se rapportent à

quelque chose de défini, tandis que l'angoisse est la réalité de la


liberté en tant que possibilité avant toute autre possibilité '). Et
de nouveau nous nous demandons où Kierkegaard a-t-il pris cela?
qui lui a révélé le secret de l'innocence? La Bible n'en dit pas un
mot. D'après la Bible la honte et l'angoisse sont venues après la
chute et proviennent non de l'innocence mais du savoir. De sorte
L. CHESTOV. DANS LE TAUREAU DE PHALARIS 301

que t'angoisse n'est pas la « réalité de la liberté mais la manifes-


tation de la perte de la liberté. H y a dans la
plus même; Bible
l'angoisse née après la chute se trouve liée étroitement à la
menace d'innombrables calamités tu ton à la
manderas pain
sueur de ton front, tu enfanteras dans les douleurs les maladies,
les privations, la mort. toutes les souffrances ont
qui accablé le
malheureux Job, le non moins malheureux et Abraham
Kierkegaard
tui-même. au moins potentiellement, car Abraham était destiné à
perdre ce qu'il avait de cher au monde.
plus
Mais Kierkegaard sentait s'il admettait était
que que
l'angoisse
née après la chute et était non de
que l'angoisse l'expression la
réalité de la liberté mais de la perte de la il lui faudrait
liberté,
consentir à cette chose dont l'idée môme lui paraissait insup-
portable II lui faudrait dire à haute voix son « secret et. sans
se soucier du'jugement de t'« son nom
éthique », t'appeler par ou
du moins avouer en termes généraux avait avec
qu'il rompu
Régine Olsen non en vertu de l' <. immutabilité de sa nature
mais en vertu de ta nécessite t'avait enchaîné. Il ne
qui pou-
vait se résoudre à cela. Si avait eu un fils qui lui eût
Kierkegaard
été aussi cher qu'Isaac à Abraham, il aurait eu le courage de
l'offrir en sacrifice. Mais se couvrir de honte aux veux de
l' éthique .). non, il n'y aurait même si
pas consenti, Dieu l'eût
exigé. Je pense que l'on peut dire de même de Nietzsche il
acceptait toutes les souffrances auxquelles il était condamné.
mais mis à la torture il continuait de la nécessité ne
répéter que
t'offensait pas. qu'il l'aimait même. Tout comme chez Kierkegaard,
la catégorie ontologique de la nécessité « se chez
transfigure
lui en la catégorie de l' « immutabilité
éthique », à laquelle Dieu
pas plus que l'homme nepeut échapper.
C'est en cela que consiste l'action des fruits de l'arbre de la
science; c'est là le sens de la « chute de l'homme ». Dans ce qui
n'est qu'un fantôme vide, un Néant, l'homme soudain la
aperçoit
nécessité toute-puissante. C'est tout ce que l'homme
pourquoi
déchu entreprend pour se sauver, te de l'abîme. Il veut
rapproche
fuir la nécessité et il la transforme en immutabilité à laquelle il lui
est impossible certes il ne lutter contre la
d'échapper: peut néces-
sité. mais il peut la haïr, la maudire, tandis l'immutabilité il
que
doit l'adorer, car elle le mène au de l' « esprit
royaume », elle lui
302 REVUE PHILOSOPHIQUE

donne « oculi mentis », et grâce au « tertium »


genus cognitionis
elle fait naître en lui « amor erga rem seternam etinfinitam, amor

Dei intellectualis ». Pour commencer Kierkegaard aperçut dans l'in-


nocence et l'angoisse devant le Néant. Afin de com-
l'ignorance
prendre et d'expliquer cette angoisse il évoqua la peur que susci-
tent chez les enfants les contes de fées terrifiants. Puis de cette

et de cette peur il
passa subrepticement aux terreurs
angoisse
de la vie réelle dont fut comblée son existence. Nous nous rappe-
lons ce nous a dit des horreurs qu'il a subies. Il
que Kierkegaard
semble qu'il aurait dû concentrer toutes ses forces pour extirpe) de

la vie le principe horreurs. Or, au ce


qui y introduisait ces contraire,
il veut le j ustifier, le légaliser, lui conférer l'éternité. Cette
principe
angoisse devant le Néant dont sont sortis tous les maux de l'être,

il la découvre dans l'homme en état d'innocence. Il n'est guère


besoin d'une pour apercevoir dans ce Néant
grande perspicacité
non le néant ordinaire et impuissant, incapable de faire obstacle

aux moindres intérêts humains, mais la toute-puissante nécessité

devant laquelle s'est inclinée de tout temps la pensée humaine.

Mais si c'est ainsi, si le Néant cette force immense, bien


possède
que négative, destructive, qu'est-ce qui pousse donc Kierkegaard à

dire ne le rôle du serpent dans le récit de la


qu'il comprend pas
chute? Car le serpent était ce terrible Néant, cette
justement
bellua qua non occisa homo non potest vivere pour parler
comme Luther. ne pas le savoir? N'était-ce
Kierkegaard pouvait-il
pas l'angoisse du Néant qui s'était dressée entre lui et Régine Olsen,
entre Dieu et son Fils? C'est ici seulement qu'apparaitle sens pro-
fond des paroles de l'apôtre tout ce qui ne vient pas de la foi est

Le savoir ne libérait pas Kierkegaard mais le liait, de même


péché.
nous lie tous. Le Néant n'est pas rien, il est quelque chose,
qu'il
et il n'est donné à personne de le tuer, de le priver de sa force
anéantissante. Et puisqu'il en est ainsi, l'ignorance du premier

homme ne durer; ses devaient s' « ouvrir » à


pouvait toujours yeux
un certain moment, il devait « ». Et ce moment, en dépit
apprendre
de ce qu'affirme la Bible, ne fut pas une chute,mais la naissance de

en l'homme, la naissance de l'esprit en Dieu lui-même. La


l'esprit
révélation de la Bible nous conduit au même résultat
que la sagesse
nulle force ne peut délivrer les hommes du pouvoir de
païenne
la Nécessité, du Néant et des souffrances et des maux qu'ils nous
L. CHESTOV. DA\S LE TAUREAU DE PHALARIS 303

apportent. Tout cela il faut l'accepter, il faut vivre avec tout cela,
la religion et la philosophie ainsi que l'ordinaire bon sens sont
complètement d'accord là-dessus. La seule chose que peuvent nous
offrir la religion et la philosophie, c'est l'édification au
qui juge-
ment humain se trouve être
pire que les plus affreuses calamités.
Mais nous n'avons pas le choix. Le choix a déjà été fait pour l'homme
et pour Dieu. Et l'homme et Dieu « ex solis suae naturae
agissent
legibus et a nemine coacti sunt La loi de la nature humaine est
la Nécessité. La loi de la nature de Dieu est l'immutabilité, autre-
ment dit la nécessité transformée en catégorie éthique. Kierkegaard
n'avait-il pas aperçu dans ses avec Olsen cette
rapports Régine
même nécessité qui avait condamné Dieu à demeurer le spectateur

impuissant des souffrances de son Fils bien-aimé sur la croix?

XV

Kierkegaard disait que devant Abraham levant son couteau sur


Isaac nous ressentons <- horror retigiosus <. Ce n'est tout à fait
pas
ainsi. Nous ressentons « horror » et cette forme extrême de
« horror qui est de « retigiosus », lorsque nous
digne l'épithète
voyons le monstre qui a nom Nécessité, autrement dit le Néant,

s'approcher de l'homme et que cet homme, comme sous l'action


d'un charme surnaturel, non seulement ne faire le moindre
peut
mouvement, non seulement ne se permet pas d'exprimer son déses-
et sa protestation par un cri aigu, ainsi
poir que cela se passe dans
les cauchemars, mais au contraire tend toutes les facultés de son
âme pour justifier et « comprendre c'est-à-dire transformer en
une vérité éternelle ce qui ne lui est donné dans l'expérience que
comme un fait. Kierkegaard ne cesse de
répéter que la possibilité
de la liberté ne consiste pas dans le pouvoir de choisir entre le bien
et le mal. Cette interprétation est aussi peu conforme à l'Écriture

qu'à la pensée. La possibilité consiste en ce que l'homme ». JU


peut
dit que le péché originel s'accomplit dans et
l'impuissance que
l'angoisse est l'évanouissement de la liberté ». Mais surmonter
son impuissance, sortir de son évanouissement, vaincre l'angoisse,
réaliser ce « à l'homme la liberté, est infi-
pouvoir que promet
niment plus difficile que de choisir entre le bien et le mal. Kierke-
30.t REVUE PHILOSOPHIQUE

commença par affirmer que Dieu peut rendre Isaac à


gaard
et à Job ses enfants et ses richesses, qu'Il peut unir le
Abraham,
adolescent et là princesse; mais pour finir il enleva à Dieu
pauvre
son fils bien-aimé, c'est-à-dire qu'il réduisit la liberté de Dieu à la

de choisir entre le bien et le mal le donné immédiat


possibilité
doit être tous, par les hommes et par Dieu. Cette
accepté par
« vérité n'existait pas pour le premier homme est devenue,
» qui
du où Adam aux fruits de l'arbre de la science, le prin-
jour goûta
de la pensée pour tous les temps. Et ce n'est qu'en acceptant
cipe
cette vérité que l'homme peut entrer dans le « royaume de l'esprit

Ainsi donc le « royaume de l'esprit ') de Kierkegaard signifie les

données immédiates de la conscience sont invincibles, impossible


le salut de l'homme est dans « eritis sicut dei,
d'y échapper,
scientes bonum et malum ».

Vers la fin de sa vie Kierkegaard entrait en fureur lorsqu'il


entendait un consoler une mère qui avait perdu son enfant
pasteur
en lui rappelant comment Dieu avait tenté Abraham ou Job. Le

christianisme non la consolation mais une édification qui


apporte
de même celle de Socrate est tous les maux. Ainsi
que pire que
s'en certains aveux « indirects »,
qu'on peut apercevoir d'après
et l'horreur dé la vie dans
Kierkegaard essaya de réveiller l'angoisse
l'âme de Olsen. Il ne réussit pas, il est vrai, à I' élever
Régine
lui. En de sa perspicacité, il ne se rendait même pas
jusqu'à dépit
semble-t-il, de la portée de l'expérience qu'il tentait sur ce
compte,
être cette lui fut épargnée. Quand il racontait que
jeune épreuve
celle aimait avait dix sept ans et que lui en avait sept cents,
qu'il
il se figurait qu'au prix d'une exagération apparemment innocente,
il se justifiait devant l' « éthique ». Mais ce n'était pas une exa-

c'était un mensonge, et un mensonge nullement innocent.


gération
H n'avait cents ans, il avait soixante-dix ans un vieillard
pas sept
de soixante-dix ans s'était fiancé à une jeune fille de dix-sept ans,

et ayant vu ne retrouveraitpas sa jeunesse, que Dieu lui-même


qu'il
ne la lui rendre, il se précipita au désespoir vers l'arbre de
pouvait
la connaissance du bien et du mal et voulut obliger Régine Olsen

à le suivre. Sous nos yeux la nécessité se transforme en immutabi-

lité. Sous le charme du Néant qui se dresse entre son Fils


originel,
et comme il s'était dressé entre Kierkegaard et Régine, Dieu
Lui,
lui-même sa et devient aussi faible que
perd toute-puissance
L. CHESTOV. DANS LE TAUREAU DE PHALARtS 305

l'homme qu'il a créé. Cela signifie quand le savoir tua notre


liberté, le péché s'empara de notre âme. Non seulement nous
n'osons pas retourner à l'état d'ignorance mais cette ignorance
nous apparaît comme le sommeil de l'esprit. Kierkegaard invoque
en vain l'absurde il l'invoque mais est incapable de le réaliser. Il
nous parle constamment de la philosophie existentielle; il raille la
et les spéculateurs avec leurs vérités « objectives o,
spéculation
mais tout comme Socrate et Spinoza il aspire à vivre lui-même et
à obliger autrui à vivre dans les catégories dans lesquelles ils pen-
sent. il se réfère sans cesse à l'Écriture, mais au fond de son âme
il est convaincu, il « sait » que
« Deus non volebat Israelitas suœ
essentise absoluta attributa docere. ideoque non rationibus. sed
turbarum strepitu, tonitru et fulminibus eosdem adorsus est ».
Tous d'ailleurs nous sommes persuadés que seules « rationes »
nous mènent à la vérité: quant aux tonnerres célestes, ce n'est

que du bruit. L' eritis sicut dei H nous a séduits et I' « enchan-
tement et
assoupissement surnaturel dont parlait Pascal s'est

emparé de nous. Et plus nous nous efforçons de soumettre notre


vie à notre pensée, plus pesant devient notre sommeil. Le je sais

que je ne sais rien "de Socrate, le « tertium genus cognitionis » de

Spinoza, la raison de Kant qui aspire avidement aux jugements


genéraux et nécessaires tout cela ne peut faire sortir l'homme
de sa somnolence, ne peut lui rendre la liberté a perdue, laqu'il
liberté de l'ignorance, la liberté de ne pas savoir. Nous «
accep-
tons » que l'on déshonore nos filles, que l'on tue nos tils, que l'on
détruise notre patrie, que u Deum nullum scopum vel finem
habere qu'il appartient à la métaphysique (que cela ne touche

nullement) de décider si Dieu existe, si notre âme est immortelle,


si notre volonté est libre: et nous à qui cela importe plus que tout
au monde, nous sommes forcés d'écraser en nous tous les a lugere
et detestari », et de nous soumettre d'avance « aequo animo » aux

décisions de la métaphysique, quelles qu'elles soient, de considérer


même cette soumission comme une vertu et de voir dans cette
vertu la béatitude suprême.
La philosophie qui commence par les vérités nécessaires, ne

peut aboutir qu'à une édification sublime. Et la religion qui pour


obtenir la bienveillance de
la philosophie voit dans l'ignorance du

premier homme l'assoupissement de l'esprit, ne peut, elle aussi,


TOME cxv. t933 (N~ 3 et 4). 20
306 REVUE PHILOSOPHIQUE

conclure une édification non moins sublime. Socrate et


que par
du taureau de Phalaris; Kierkegaard, de la béa-
Spinoza parlaient
tourments humains. Et il
titude qui est plus terrible que les pires
d'autre issue en effet. Tant que nous subirons la domi-
n~a a pas
nation du savoir de Socrate, tant que nous ne trouverons pas la
liberté de l'ignorance, nous demeurerons prisonniers de cet enchan-

tement « res » transforme l'homme en « asinus


qui de cogitans
turpissimus ». Mais l'homme peut-il par ses propres moyens
s'évader de ce cercle magique où l'a poussé la Nécessité? L'horreur

de la chute, l'horreur du péché originel, nous ont dit Nietzsche et

Luther, tient à ce que l'homme déchu cherche son


précisément
salut là où l'attend sa perte. La nécessité n'offense pas l'homme

déchu. Il l'aime, il la vénère et cette vénération est le témoignage


à ses de sa de sa vertu, ainsi que nous l'a
yeux propre grandeur,
avoué Nietzsche avait décelé la « décadence M de Socrate. Et
qui
conformément à la pensée du plus sage des hommes, Spinoza
chante la gloire de la Nécessité. La faculté « aequo animo ferre »

tout ce qu'envoie le destin ne pas non


l'offense plus, elle le réjouit

même. M apporte aux humains, comme le plus précieux « docet »,


le commandement « non ridere, non lugere, neque detestari,
sed », et l'Indifférence vis-à-vis des « res quœ in nostra
intelligere
non sunt » (le déshonneur des filles, le meurtre des
potestate
etc.). lui, livre Dieu même au pouvoir de la Néces-
fils, Kierkegaard,
il confère le nom plus noble d'immutabilité pour
sité, à laquelle
racheter les offenses avait commises à l'égard de l' « éthique ».
qu'il
L' « éthique », c'est-à-dire les fruits de l'arbre de la science du bien

et du mal, dont Aristote essayait de se débarrasser au moyen de

son minimum de bienstemporels, l' « éthique » a tout détruit et a

amené l'homme à l'abîme du Néant.

C'est ainsi seulement l'on la « cruauté a


que peut comprendre
ouvertement Kierkegaard et Nietzsche et qui se dis-
qu'enseignaient
simulait dans la doctrine de Socrate et de Spinoza sous leurs
déjà
« beatitudines ». Cette « cruauté H révèle le vrai sens, le sens

caché des paroles « eritis sicut dei '). A travers le calme apparent
de Socrate et de on saisit cette même angoisse des « lugere
Spinoza
enflammées
et detestari refoulés que l'on entend dans les paroles

de Kierkegaard et de Nietzsche il n'est pas donné à l'homme déchu

de ses forces sa liberté perdue. Le savoir et la


reconquérir par
L: CHESTOV. DANS LE TAUREAU DE PHALARIS 307

vertu ont paralysé notre volonté et ont notre dans


plongé esprit
un assoupissement tel que nous notre dans
voyons perfection
l'impuissance et la soumission. Mais s'il ne nous est pas donné de

rompre le cercle par nos propres forces » pour atteindre le vrai


être, ce qui nous arrive » en dehors de notre volonté, à l'encontre

presque de notre volonté, nous transportera peut-être au delà des


limites de ce royaume enchanté où nous sommes condamnés à
traîner notre existence. En de la vertu et du il
plus savoir, y a
encore dans la vie de l'homme ces horreurs », dont nous ont
tant parlé Kierkegaard et Nietzsche et dont sont les
imprégnés
docet » de Socrate et de Spinoza, leur édification. Quoi qu'ils
fassent, le savoir qui nous suggère que la Nécessité est invincible,
et la sagesse qui nous assure que l'homme vertueux la
goûtera
béatitude dansée taureau de Phalaris, ne parviendront à
jamais
éteindre en nous lugere et detestari Et ce sont ces lugere
et detestari », ces u horreurs de la vie aident à forger le ter-
qui
rible malleus Dei .< des prophètes et de Luther. Mais ce marteau
n'est pas dirigé contre l'homme vivant, comme le croyaient
Nietzsche et Kierkegaard qui suivaient le chemin tracé par Socrate
et Spinoza. Quia homo superbit, se sapere. et sanctum
sejustum
esse, ideo opus est, ut lege humiliatur, ut sic bestia ista, opinio
justitiœ, occidatur, qua non occisa homo non potest vivere.
Soit en langage moderne, l'homme doit se réveiller de son
sommeil séculaire et se décider à penser dans les dans
catégories
lesquelles il vit. Le savoir a transformé le réel en nécessaire et
nous a appris à accepter tout ce que le destin nous Et
apportait.
c'est là précisément l'évanouissement, la paralysie,
l'impuissance,
la mort même semble-t-il de la
parfois, liberté; pour parler
comme Spinoza, l'homme de « res » devient
cogitans « aginus
turpissimus ». Un homme vivant, un homme libre peut-il
accepter le déshonneur de ses filles, le meurtre de ses la
fils,
destruction de sa patrie? Non seulement les les
hommes, pierres
mêmes eussent pleuré, nous dit si elles avaient
Kierkegaard,
connu les souffrances dont fut remplie sa vie; mais les hommes
l'écoutaient et riaient. Si le mot a
péché », aujourd'hui oublié,
encore un sens quelconque, le péché le le
plus terrible, péché
mortel, impardonnable, consiste dans cette « et
acceptation »,
plus encore dans cette édification, dans cet c aequo animo ')
308 REVUE PHtLOSOPHIQUE

que nous offre « philosophia vera M et sur lesquels elle s'appuie.


C'est ici qu'il faut chercher « bellua qua non occisa homo non

potest vivere ». Hypnotisés par « eritis ~sicut dei scientes bonum


et malum », devenu depuis Socrate le principe de la pensée pour
tous les temps, Kierkegaard et Nietzsche eux-mêmes ont fait
tous leurs efforts pour convaincre l'homme qu'il lui fallait

renoncer aux « res quse in nostre non sunt » et que


potestate
« beatitudo non est proemium virtutis, sed ipsa virtus Les
« arguments », quels qu'ils soient, sont incapables d'ébranler la

conviction humaine de latoute-puissance de la nécessité. Mais


sous les coups du « malleus Dei », les « lugere et detestari

méprisés se transforment en une nouvelle force qui dissipe notre

assoupissement et nous donne l'audace d'entrer en lutte contre le

monstre. Les « horreurs sur lesquelles la Nécessité fondait son

pouvoir, se tournent alors contre elle. Et dans cette lutte suprême,


mortelle, l'homme parviendra peut-être finalement à se délivrer

du savoir, à reconquérir la vraie liberté, la liberté de l'ignorance,


qu'avait perdue le premier homme.
L. CHESTOV.
Paris, le 6 mai t9M.
Analyses et Comptes rendus

NrcoLAi DE CusA. Opera et auctoritate AcADEMt~E


omnia, jussu
HTTERARUM HEiDELBERGKNSts ad codicum fidem edita, v. n, Apo~m
doc~e ~noran<KM, in-4", p. 49. Félix d932.
Leipzig, Meiner,

La personne et l'œuvre de Nicolas de Cues ont ces dernières


été,
années, l'objet d'un intérêt grandissant. Une série de travaux impor-
tants leur fut consacrée en en en France
Italie, Angleterre, (citons
le beau livre de M. et la traduction récente de la
Vansteenberghe
~oc/e ignorance par M. et bien entendu en Allemagne.
Moulinier)
tt est vrai que fait d'ailleurs assez commun dans l'histoire de la
philosophie les interprétations données à son œuvre diffèrent du
tout au tout. Ainsi, tandis les uns voient en N. de Cues « le
que
dernier des grands chrétiens du
philosophes moyen âge », d'autres
en font un « Copernicien avant Copernic », un précurseur de
Bruno, un néo-platonicien etc.
panthéiste, etc.,
Il semble bien que Nicolas de Cues ait été toutes ces choses à la fois.
Représentant l'esprit du moyen âge mourant (selon la belle expres-
sion de M. Stadelmann) il a été, ainsi avec de le
que, beaucoup raison,
disent ses éditeurs (v. le prospectus), en même et l'auteur de la
temps
dernière synthèse originale de la médiévale et l'annonciateur
sagesse
des thèmes et des formes de
de la Renaissance. Et quoique
pensée
l'on s'étonner
puisse que les auteurs du prospectus affirment l'influence
de N. de Cues sur et Leibniz sans
Descartes, Spinoza mentionner
Bruno (serait-ce une omission il n'en reste
voulue?), pas moins vrai
que son influence directe et indirecte fut Plus
grande. grande qu'on
ne se l'imagine habitueUement.
Mitées– partiellement en 1490 et à Milan en
Strasbourg 1M2,
puis entièrement (sauf le De ftona;:Hd retrouvé et publié M.
par Uebinger}
par Lefèvre d'Étaples à Paris (en à Bâle en -t568,
f5t4),) réimprimées
les œuvres de Nicolas de Cues faite la
exception pour Docte ignorance
publiée par M. Rotta en d9t3 n'ont jamais été réimprimées depuis
la Renaissance. Or les éditions de Paris et de Bâle sont non seulement
extrêmement rares (la Sorbonne ette-même n'en mais
possède pas),
cnf-nre donnent un texte très souvent II
profondément corrompu.
faut donc féliciter l'Académie de d'avoir la pu-
Heidelberg entrepris
blication des œuvres du cardinal. Ceci d'autant
grand plus que~cette
édition ne se borne pas à nous donner un texte sûr. revu sur AÏS. mais-
310 REVUE PHILOSOPHIQUE

chose extrêmement pour l'étude des sources de sa pensée


importante
nous donne encore l'identification de tous les textes cités par N. de Cues

même de ne les citant il fait sim-


(et ceux auxquels, pas expressément,
allusion), ainsi qu'une liste de « témoignages », c'est-à-dire
plement
de passages dans Nicolas de Cues est à son tour cité par
lesquels
les de la Renaissance. On s'imagine facilement les difficultés
penseurs
d'une telle et l'on ne peut qu'admirer la patience infatigable
entreprise
sans défaut de M. Klibansky.
et~l'érudition
Le premier fascicule de la nouvelle édition contient l'Apologie de la

Docte ignorance. On sait que la Docte ignorance f~t, à son apparition (1440),
fort diversement accueillie. Si, d'une part, un Bernard de Waging
et les Bénédictins du lac de Tegern y virent une expression profonde
et lumineuse de la divine, d'autres Johannes Wenck,
sagesse
l'avaient violemment attaquée. Non sans raison, à vrai
notamment,
dire. La Docte l'orthodoxie religieuse de son auteur-
ignorance malgré
Non même de
est avant tout une œuvre antiscolastique. pas que l'idée
docte soit chose d'inouï donc n'avait pas cité
la ignorance quelque qui
le fameux de S. que Deus melius scitur
et répété adage Augustin
-ni que l'idée de la coïncidence en Dieu de tous les pré-
nesciendo?
dicats soit une idée révolutionnaire qui donc ne savait pas
possibles
dans l'unité divine tout attribut est identique à son essence?
que
mais Nicolas de Cues, en fait, faisait de ces axiomes un usage profon-
dément nouveau. Il développait une nouvelle conception de la connais-

sance fondée sur de l'approximation;


la notion en entrevoyant il tentait,

l'idée de la limite, de saisir par une sorte de symbolisme mathématique


certes très fruste encore, les attributs opposés au moment même,
ainsi de leur mersion dans l'unité, et inversement, de leur
pour dire,
de cette il détruisait l'ordonnance hiérarchique du
émanation unité;
médiéval. 11 jetait bord tout l'appareil de la logique
monde par-dessus
Il renouvelait les erreurs de la tradition néoplatoni-
scolastique.
cienne.
C'est ce avec d'autres choses encore lui dit
que beaucoup
Wenck dans un ouvrage intitulé De ignola litteratura (édité
Johannnes
en 1910 M. reprochait à Nicolas de Cues
par Vansteenberghe);.Wenck
la raison au des ténèbres « mystiques » et, en le
de mépriser profit
de nier sa doctrine de l'unité « compliquée » et « expli-
faisant, par
» toute entre
distinction Dieu et le monde.
quée
Choses évidemment, auxquelles N. de Cues a cru devoir
graves,
Non pas qu'il chose à craindre pour lui-même
répondre. ait eu quelque
une hérésie non politique n'était pas très dangereuse (pour son auteur)

au xve siècle. De plus, le philosophe était, entre temps, devenu car-

dinal. Mais le succès de sa doctrine lui tenait au cœur et, pour la

défendre, il sous forme de dialogue entre deux de ses dis-


composa,
une défense non moins virulente que l'attaque de Wenck.
ciples
Wenck. lit-on ensubstance, est un ignorant qui n'a pas reconnu
y
une doctrine celle de S. Augustin et de Denys l'Aréopagite,
classique,
ANALYSES ET COMPTES RENDUS 3H

1_- L_ _t_ Lu .J- 11- 1'- a.

celle de tous les bons esprits. Et N. de Cues d'invoquer l'autorité de


Socrate et de Platon, d'Hermès Trismégiste et de Pythagore à côté
de celle de Bihle.
Les notes de M.
Klibansky permettent de voir combien N. de Cues
est pénétré de la tradition néoplatonicienne. Proclus, Jean Scot Eriu-
gène, maître Eckard inspirent sa pensée. Wenck, on le voit, n'était pas
dénué de flair.
La présentation typographique de l'ouvrage est au-dessus de tout

éloge.
A.KoYRÉ.

ERrc JoHN HoLMYARD. A/aA'ers o/'chemts~ry. vol. in-i6, de x + 3d4 p.


ill. Oxford, at the Clarendon Press.

Ce petit livre admirablement illustré et qui se lit aussi facilement


qu'un roman d'aventures n'est destiné ni au chimiste ni à l'historien
des sciences, mais au lecteur cultivé à qui aucune forme de l'activité
humaine ne doit rester foncièrement étrangère. L'auteur aura, dit-il,
pleinement réalisé son but, s'il a fait comprendre à celui n'est
qui
pas spécialiste quelle grande et fascinante science est la chimie,
comment elle a évolué lentement et progressivement jusqu'au moment
où elle a pu se baser sur des principes véritablement stables et
solides. Il raconte son histoire donc
depuis l'antiquité égyptienne,
assyrienne, babylonienne et grecque jusqu'au triomphe de la doctrine
de Lavoisier et de ses successeurs. Dalton, Berzélius. Avogrado: l'ou-
vrage se termine par quelques pages consacrées à la chimie moderne
ou mieux contemporaine, au développement de la chimie organique,
à la classification des éléments de Mendelejeff, aux isotopes et à la
structure de l'atome.
M. Motmyard qui est un arabisant, et qui connaît admirablement
les sciences arabes, est fort intéressant et instructif quand il nous

parle de Iabir ou de Bazi. Mais il n'est pas


pouvait etêtre necon-
stamment renseigné de première main; par exemple ses opinions sur
le xvm" siècle et les doctrines de Stahl, semblent banales, peu appro-
fondies. et par là même contestables. D'autre part l'absence totale de

bibliographies ou de références est extrêmement regrettable. A quoi


bon savoir si l'on ne sait comment l'on sait? Le lecteur de M. Hoimyard

qui aura pris goût au passé de la chimie ne sera pas guidé par
M. Hoimyard pour poursuivre ses investigations, ni vérifier la véra-
cité de ce qu'il verra dogmatiquement imprimé. Nous espérons que
M. llolmyard qui a tant étudié et tant lu nous dévoilera dans ses
futurs travaux ou dans les prochaines éditions de cet ouvrage (qui
est beaucoup plus et mieux qu'un essai de vulgarisation) quelles sont
les sources de sa grande érudition qu'il s'est appliqué avec coquet-
terie à cacher à nos regards.
IIÉLÈNE
HÉLÈNE L~IETZGER.
METZGER.
3)2 REVUE PHILOSOPHIQUE

La théorie du de Af. Edmond Goblot par ISIDORA DAMBSKA


jugement
Lwowie, Uzial II, tom VI, zeszyt 3),
(~rchnottmToMar~ystM'a/Vetu/cowe~oM'e
gr.in-8,'Mp.Léopol,.1930.

Ce bien divisé et méthodique, suppose une connaissance


travail,
des le jugement et une lecture attentive
précise problèmes posés par
et articles de M. Goblot. Cependant, si nous
des divers ouvrages
reconnaissons volontiers l'intérêt de certaines remarques (celles qui
concernent les jugements virtuels sont particulièrement pénétrantes),
de suivre l'auteur dans la plupart de
il ne nous paraît pas possible
ses conclusions, même celles-ci reposent sur une interpré-
lorsque
de la pensée de M. Goblot. Cette est d'ailleurs
tation exacte pensée
involontairement et le nombre des
bien des fois travestie, plus
grand
l'auteur se trouve, de ce fait, sans En ce
critiques qu'y adresse objet.
notamment les et les contradictions relevées
qui concerne équivoques
ou bien elles sont absolument fictives, ou bien
par Mlle Dambska,
résultent d'un de textes un peu arbitraire' (le
elles rapprochement
de Logique et le Vocabulaire ont été écrits dans un
Traité philosophique
si différent ne les mettre sur le même plan).
esprit qu'on peut guère
dans la pratique de
Ce n'est enfin, pensons-nous, que par inexpérience
l'auteur se croire autorisé à retrancher (p. 38)
notre langue que peut
de cette de M. Goblot K seuls les
les deux derniers mots phrase
être universels ou ».
hypothétiques peuvent particuliers
jugements
combien cette transformation du texte est grosse
On peut imaginer
de et ce n'est malheureusement pas le seul exemple
conséquences
citer. Cette étude n'en soulève moins des
que nous pourrions pas
méritent de retenir l'attention.
questions qui
PtERRE BRUNET.

Dte des Pradt/M<s und dax Problem der


HEINRICH RICKERT. Logik
236 1930. Zur Lehre von der De/tM~on.
Ontologie. p. Heidelberg,
Tübingen, 1929.

de Rickert est le peu mélan-


Cette étude témoignage quelque
vieux maître de faire encore entendre sa voix
colique d'un essayant
dont l'inquiétude, dont le besoin
aux jeunes générations allemandes,
dit une con-
de nouveauté à tout prix, se traduit, l'auteur, par grande
comme des modes, par un retour
sommation de doctrines, éphémères
à la faveur extrême accordée aux phi-
à Nietzsche, Kierkegaard, par
à l'anthropologie, à l'intuitionisme, aux mul-
losophies de l'existence,
aux phénoménologies, « aussi nombreuses qu'il y a
tiples ontologies,
s Le mot « » ou « logique éveille
de phénoménologues critique
le néo-kantisme est bien loin, bien abandonné; on
une vive méfiance,
la philosophie se borne à une théorie de la connais-
ne tolèreplus que
lui-même comme un moment dans le
sance le savoir n'apparaît que
de l'Ètre, comme un moyen l'Être pour se
développement que prend
ANALYSES ET COMPTES RENDUS 313

revoter à soi-même. Rickert essaye de sauvegarder les droits de la


pensée critique, etl'obligation, pour toute ontologie éventuelle, de
consentir à un examen préalable du concept de t'Être. La thèse de
Rickert est que le problème ontologique et le problème logique ne
peuvent être dissociés, et qu'une logique de l'ontologie est la tâche
qui s'impose tout d'abord, si on ne veut pas bâtir dans les nuées.
Hickert démontre qu'il n'y a pas de rapport nécessaire entre la
structure grammaticale et la structure logique du jugement, et
s oriente vers une théorie métagrammaticale qui doit découvrir les
prédicats fondamentaux commandant nos diverses affirmations. Indé-
pendamment prédicatdu qui ne concerne que la forme de la pensée
en général, il y a une pturatité de prédicats fondamentaux, sont
qui
autant de catégories déterminant des genres d'être irréductibles, soit
qu'il s'agisse de l'être réalité sensible, ou de l'être valeur, ou de l'être
réalité idéale. Tout jugement portant sur l'Être ne peut avoir de
signification véritable que par l'un ou l'autre de ces prédicats. La
copule elle-même, dans le jugement, n'est que l'amorce de l'un de
ces prédicats auquel elle laisse le champ libre, tandis que, d'autre
part, à chacun de ces
prédicats constitutifs d'autant de d'être,
genres
s'ajoutent des prédicats secondaires grâce auxquels se précise et
s'enrichit la connaissance de l'objet. Or, nulle ontologie ne peut se
de spécitier le prédicat originel sur loquet elle s'appuie;
nulle métaphysique n'est autorisée à annuter, sans critique, la diver-
Stté des prédicats qui se partagent la détermination de l'Etre, comme
connu. Mais c'est à cela même que répugne plus lel'ontologie.
Rickert ne se pose pas en adversaire systématique de la métaphysique.
It demande seulement que la métaphysique, si elle ne veut pas faire
usage du concept le plus vide et le plus pauvre de l'Être en
général,
se soumette à la logique du prédicat. Portant après cela la discussion
sur le terrain de la logique de Hegel et de la dialectique d'Heidegger,
il cherche à éprouver la valeur de sa thèse en examinant l'idée du
néant et du non-être, qu'utilisent solidairement la mystique et la dia-
lectique, à la faveur d'une confusion systématiquement exploitée des
différents prédicats de la connaissance et des d'être irré-
genres
ductibles.

On lit encore utilement t'étude sur la dénnition Rickert


par laquelle
inaugura ses
travaux, en 1888, et dont il donne aujourd'hui la troi-
sienif édition, tl y montre fort bien comment les t'ormutes tradition-
nettes concernant la définition viennent d'Aristote. chez elles
qui
étaient solidaires d'une
métaphysique dont les modernes tos~iciens ne
parviennent pas toujours à se tibércr. Ce n'était pas un mince
mérite, à l'époque où Rickert écrivait cette étude, de rompre avec
la théorie du concept et de l'essence, d'appuyer le concept sur le
3-J4q, REVUE PHILOSOPHIQUE

de considérer le concept comme un nœud de jugements,


jugement,
comme un de jugements au détachés en apparence, de
système repos,
l'action de penser.

ROBERT REtNtNGER. Das


Psycho-physische Problem. d vol. in-8" de
à Leipzig. Braumüller, i930. Me<6tp/n's[/i- der W[f/i'Heh/fet<.
392p.Wien
1 vol. in-8" de 407 p., 1931. Braumüller.

Ces deux est la deuxième édition d'un livre


ouvrages (le premier
en 1915) de connaître dans son ensemble la philo-
paru permettent
du de l'Université de Vienne. L'influence de la
sophie professeur
d'jlusserl et de la ne s'y fait presque pas
pensée phénoménologie
sentir. Bien on discerner l'influence de la pensée
plutôt, y pourrait
C'est une philosophie de l'immédiat que développe
bergsonienne.
M. Reininger, il est non sous l'aspect de la durée, mais
saisi, vrai, pas
d'un d'actualité, l'auteur E/reWeb/Ms, qui est la
présent que appelle
racine commune du et du physique, de l'être et de la
psychique
du et de réalité originaire qui échappe à une
valeur, sujet l'objet
détermination rationnelle et qui n'est accessible qu'à une
intégrale
intuition à un sentiment intensif du réel. En ce sens,
inexprimable,
l'immédiat de M. Reininger est « coincidentia oppositorum », et il ne
de ce point de vue, qu'une métaphysique toute néga-
peut y avoir,
tive en écartant les symboles de la pensée réfléchie, nous pouvons
dire ce que n'est cet absolu senti, nous ne pouvons le fixer par
pas
une réflexion conceptuelle.
A partir de ce noyau indifférencié de l'être et de la pensée, l'auteur

à décrire le mouvement et la transformation par quoi


s'applique
le discernement du et du physique, qui sont deux
s'opère psychique
éléments virtuellement dans le réel élémentaire et
toujours présents
des réalités Ce qui est physique, c'est ce qui devient
jamais séparées.
ce qui est à la racine du psychique, c'est le fond
représentation;
émotif de chaque donnée de conscience. Le caractère secondaire et

dérivé de la et de la pensée par rapport à l'immédiat,


représentation
domine toute la philosophie de M. Reininger. Les étapes qui nous

de l'immédiat aux différents degrés de ratio-


éloignent correspondent
nalisation du réel.
Dès lors, le problème de la connaissance et de la valeur se présen-
tait à l'auteur sous un difficile la connais-
aspect particulièrement
sance semble devoir la réalité. Posant, dans
manquer complètement
le le problème de l'affinité du donné et des formes de
style kantien,
en vient à la thèse qui est au centre de son
l'intellection, Reininger
et est une sorte d'effort déduire l'intelligence de la
œuvre, qui pour
réalité découvrir dans les données immédiates du moi
primitive, pour
le germe des ayant conquis leur
originel, catégories supérieures qui,
cela du dehors, sur une
indépendance, paraissent après braquées,
informe, alors tout au contraire, les formes d'intel-
multiplicité que,
ANALYSES ET COMPTES RENDUS 315

1 1 1
lection sont enveloppées dans te donné intensif. Le logique est une
transformation du psychique. Mais les formes de l'intellection ne

parviennent à construire rationnellement ni l'existence ni la spécifi-


cation de l'existence. On perd en intensité ce que l'on gagne en savoir.
L'idée de l'être a pour fondement le sentiment que la conscience
primaire a de soi, dans l'expérience de l'immédiat.
Tels sont les thèmes essentiels de ces deux ouvrages suggestifs,
très probes de pensée, qui contiennent quelques discussions excel-
lentes, notamment sur les rapports du jugement d'expérience et du
jugement de perception chez Kant.

R. RuYER. Esquisse d'une philosophie de la structure. 1 vol. in-8" de


:~0 p. Paris, Félix Alcan, t930.
Un monisme de la forme, entendue comme structure ou ensemble
de positions dans l'espace-temps: monisme qui se défend énergique-
ment d'être un matérialisme, d'expliquer le supérieur par l'inférieur,
de méconnaître la spécificité des formes, voire même l'évolution
créatice de formes nouvelles, de plus en plus complexes, relativement
harmonieuses soit en elles-mêmes, soit entre elles: monisme est
qui
encore plus éloigné de l'idéalisme, dans toutes les acceptions du mot,
et spécialement, ce semble, de l'idéalisme critique et de toute interven-
tion d'un sujet pensant autonome dans le développement du savoir:
« criticisme mécaniste », en ce sens que la connaissance elle-même,
dans l'homme qui est un fragment de l'univers, est un mécanisme, une
forme, résultant de la mise en relation des « formes à liaisons objec-
tives » et des « formes à liaisons cérébrales » tel est le programme
de la thèse développée ouvrage dans
plein cetd'intérêt et de talent,
avec une parfaite lucidité, avec une volonté de rigueur réfractaire à
tout compromis, accusant parfois, dirait-on, la rudesse ou le para-
doxe des formules pour épargner à l'auteur toute possibilité de repli
et au lecteur toute tentation d'atténuer la portée ou le radicalisme
des propositions énoncées.
Encore qu'il le
présente comme une hypothèse d'essai, destinée à
éprouver une idée en la poussant j jusqu'à ses dernières conséquences,
c'est bien un système que nous avons ici, et qui croit M. Ruyer,
indique,
la direction où s'engageront de plus en les du
plus philosophies
x. siècle. Le plan de l'ouvrage est aussi net la pensée. Les struc-
que
tures, les formes à liaisons objectives, l'un.ivers des la
formes, que
connaissance, par le cerveau, permet de reconstruire, M. Ruyer les
décrit tout d'abord comme si elles n'étaient pas des images, c'est-à-dire
d'autres formes, dont l'ensemble constitue la conscience. M. Ruyer
avoue l'arbitraire de la méthode. Mais n'est-ce qu'un artifice? Parce
qu'il se prive, en toute connaissance de cause, des se
avantages que
ménage, par exemple, la philosophie bergsonienne, quand elle admet,
au principe, des images qui participent à la fois de la conscience et
de la matérialité, M. Ruyer devait, comme tout réaliste absolu, pour
316 REVUE PHILOSOPHIQUE

prouver sa thèse, en renverser tout d'abord les résultats, et, pour


faire apparaître la connaissance comme une forme naissant, à son
rang, de l'interaction de deux sortes de formes, il ne pouvait éviter
d'adopter comme instrument de preuve le réalisme que sa démons-
tration devait justifier. Au centre de son ouvrage, il faut donc chercher
une théorie de l'image (sensation et souvenir) que nous craignons de

simplifier en disant qu'elle est tout entière fondée sur l'idée d'une
ressemblance partielle de structure entre la donnée mentale et la
forme objective. Sans doute, il y a tous les degrés concevables de

ressemblance, et le clavier des correspondances est très étendu c'est


tantôt une imitation, tantôt une projection, tantôt, par la création
des algorithmes, une ressemblance plus lointaine et plus subtile.
Mais toujours il faut que, par certains ses éléments, de l'image repro-
duise une structure objective. La connaissance demeure fondée sur le

rapport de formes données, et il n'y a pas, à vrai dire, à se poser le

problème de l'accord de la pensée et de la réalité, parce que le savoir


lui-même est un moment de la réalité, un événement, ou une struc-
ture-événement, qui prend place dans l'univers créateur de formes.
Mais que devient, demanderions-nous, le principe sur lequel repose
le monisme de M. Ruyer, et selon lequel la nature n'a qu'une façon
de créer, qui est de
rapprocher des éléments pour en faire une forme
nouvelle fd23~? Quand on en vient au cerveau, à la conscience, ce
monisme manifeste une bifurcation singulière les formes ne se com-

posent plus les unes avec les autres; elles se reproduisent les unes
les autres, et le cerveau, structure parmi
structures, des exerce une
fonction priviligiée qui ne se laisse pas ramener à un plus haut degré
de complexité dans la hiérarchie des formes ou dans leur superposi-
tion. Quand la conscience ne serait que « l'ensemble des images men-
tales qui mettent notre:organisme en relation avec le monde exté-
rieur », encore faudrait-il avouer que c'est là une forme qui ne s'ajoute
pas simplement aux autres, et que la connaissance est tout de même

quelque chose de plus qu'un accident dans l'histoire des structures

qui est le tout de l'être.


Nous devons nous borner à signaler les conclusions si curieuses de
M. Ruyer. Retrouvant, de son point de vue, certaines idées de Cournot
ou de M. Bergson, il fait de la science, fonction du cerveau, une
forme qui ne peut avoir aucune action sur les formes mythiques expri-
mant les tendances de l'organisme. « Les croyances religieuses sont
des organes indispensables de l'homme sans lesquelles il s'abîmerait
dans le vertige et le néant (353); « il faut à l'homme une « foi » pour
qu'il mérite d'être accueilli dans la ronde des êtres réels » (384). Mais
« ces représentations « religieuses », inévitables, indispensables,
n'ont absolument aucune valeur de connaissance. Elles n'ont pas de
sens. (354) &. Le mécanisme bien compris désavoue complètement les
ambitions de la science ou même de la raison, à conduire l'huma-
nité » (362).
ANALYSES ET COMPTES RENDUS 317

Jamais scientisme plus radical n'a fourni de telles armes à un irra-


tionalisme absolu en matière de valeurs, de ou de moralité.
religion
JEA\ NABERT.

IlowARD 0. EATON. The ~us<ft6!f'/t:/osop~v of t'aies, 1 vol. in-8"de


vm-380 pages, University of Oklahoma Press, 1930.

L'auteur de cette étude pense avec raison de la


qu'avant juger
philosophie autrichienne des valeurs il serait bon de l'étudier pour
elle-même et de la comprendre. Or, les travaux de l'école se rat-
qui
tache à Franz Brentano n'ont pas retenu suffisamment l'attention; c'est
à les faire connaître aussi exactement que possible que s'applique
M. Eaton. On trouvera dans son travail un exposé des idées de Bren-
tano, Ehrenfels et Meinong; il a pour centre la théorie de lavaleur,
mais comme cette doctrine repose sur une du désir, de
psychologie
la motivation, etc. H. Eaton consacre la de son livre
première partie
à t'analyse de la de Brentano et de ses continuateurs. Il
psychologie
cherche ensuite à montrer que les de vues entre
divergences Meinong
et Ehrenfets s'expliquent par leurs préoccupations personnelles
Meinong s'intéresse surtout à la théorie de la connaissance et à l'ana-
lyse abstraite, tandis qu'Ehrenfels est surtout psychologue; la doctrine
du premier convient surtout aux valeurs celle du second
intrinsèques;
aux valeurs )203L Les derniers sont consacrés
extrinsèques chapitres
à l'étude des valeurs morales dans l'école autrichienne. Ces recherches
ont à coup sûr mis en lumière le de l'évaluation ou si l'on
paradoxe
veut. de la motivation sans possession et satisfaction (valeur intrin-
sèque!. t'effort et la recherche seraient de signification.
dépourvus
mais il ne saurait y avoir de satisfaction donnée et le
simplement
bien n'exerce son attrait que parce faut le créer ou le conquérir.
qu'il
La solution du
problème de questions de fait et d'analyses
dépend
que la Her~Aeort'e de demain ne devra L'étude de
pas négliger.
M. Eaton est claire, consciencieuse et, autant nous en
que pouvons
juger, fidèle.

WfLUAM PEPPERELL MoNTAGUE. Belief Unbound a Prome~eM reli-


gion for the .Modem World. 1 vol. in-8° de 98 Yale
pages, University
Press. ~ew-Haven, t930.

Trois conférences de la fondation Terry. La première examine les


objections modernes contre la conception traditionnelle de la reli-
gion la seconde défend une morale dépourvue de sanction: la troi-
sième esquisse une théorie de la religion. De l'autonomie de la
morale, on a parfois conclu à l'inutilité de la religion. Mais si la reli-
gion n'est plus la « base précaire et illégitime s de la morale, n'est-il
pas possible qu'elle en soit le complément? Ne croire à
peut-on
quelque « Puissance à nous travaille au bien »?
supérieure qui
Comme Milt. M. Montague pense que Dieu n'est et
pas tout-puissant
3i8 REVUE PHILOSOPHIQUE

infini. II faut substituer à Zeus de Prométhée « symbole grec


l'esprit
de ce que les chrétiens appellent le Saint-Esprit ». Ce Dieu est une
conscience qui, par un effort héroïque, pénètre peu à peu le chaos

mécanique et l'organise. Il ne nous détourne pas de la vie et du

monde; il nous donne la force de vivre et l'espérance divine qu'aucune


déception ne peut anéantir.
Nous ne voyons rien de bien original et de bien convaincant dans
cette apologie de l'action et cette sorte d'optimisme de l'efficience.

Quelques-unes des plus redoutables questions que l'esprit humain

puisse se poser sont résolues allégrement en quelques lignes déci-


sives. Ce enthousiaste et éloquent en faveur de la vie
plaidoyer parfois
intense n'éveillera guère d'échos, en dehors de certains
croyons-nous,
milieux américains pour lesquels il semble avoir été écrit.

ARTHUR A. LovEJOY. –T/M revolt agetM~dtM~sm, an inquiry concerning


the existence of ideas. 1 vol. in-8" de 325 pages, George Allcn and
Unwin. Londres, 1930.

La véritable méthode de la philosophie, selon M. Arthur Lovejoy,


est « celle d'un dialogue platonicien dans lequel les thèses, les
en donne, les objections et les réponses des divers
preuves qu'on
interlocuteurs convergent toutes sur une question donnée; l'argu-
mentation forme peu à peu et s'achemine, par sa dialectique
prend
vers une conclusion ». Les discussions philosophiques sont
propre,
la plupart du temps vaines et infructueuses parce qu'on s'attache de
et d'autre à établir
à justifier et des propositions fondamentales
part
différentes, au lieu d'adopter la méthode hypothétique et de se
demander si tels et tels postulats sont compatibles entre eux, s'accor-
dent avec les faits admis, et quelles conséquences ils entraînent
on les développe jusqu'au bout. Si cette méthode de discus-
quand
sion était généralisée, on verrait s'atténuer certaines oppositions, et
l'on sur certains points déterminés, l'accord est
s'apercevrait que,
ou même nécessaire. La question à débattre est celle de la
possible
du réalisme avec le dualisme. Si l'on accepte le réa-
compatibilité
lisme, faut-il renoncer au dualisme épistémologique et métaphysique
il a été si fréquemment lié dans l'histoire de la réflexion phi-
auquel
continuer à avec
losophique' ? En d'autres termes, faut-il admettre,
Descartes et les objets et nous s'interposent des
Locke, qu'entre
a idées » (sensations ou perceptions) représentatives de ces objets,
mais non à eux? Faut-il de plus concevoir un monde
identiques
mental, différent en nature du monde physique, mais ayant les

mêmes titres à l'existence? On sait que, depuis un quart de siècle,

le dualisme sous ses deux a été combattu, très au vivement


aspects
nom du réalisme, en et en Amérique. James et Moore,
Angleterre
dans des articles célèbres, donnèrent le signal de la révolte. Plus le

réalisme il considérait comme inadmissible la


s'affirmait, plus
ANALYSES ET COMPTES RE\t)US 319

« bifurcation de la
nature »; il devait chercher à montrer le con-
que
tenu de la connaissance est à
rigoureusement identique l'objet
connu, que la perception n'est pas une sorte de double mental de
l'objet. mais l'objet lui-même ou l'une de ses Ce fut la
qualités. pre-
mière phase de la révolte: elle correspond en au de
gros programme
MM. Perry. Holt. Montagne, etc. et l'on trouve la même attitude
chez MM. Alexander et Laird. Une seconde devait suivre: il
phase
s'agissait toujours de réfuter le dualisme, mais la tactique était toute
différente. Le relativisme objectif de Uewey, etc.
Murphy, Whitehead,
ne niait plus la relativité de la perception, mais il y trouvait la preuve
de son objectivité. Retournant la dialectique de l'hégélianisme. renon-
çant à l'extériorité des relations, utilisant à sa manière les nouvelles
théories des physiciens, il cherchait à montrer si
est perçu ce
quique
dépend de l'organisme qui perçoit, de sa constitution, de sa posi-
tion. etc. l'objectivité et la nature du devaient
physique percept
néanmoins être maintenues. Si les qualités sensibles n'existent que
par le concours de l'organisme et de son environnement, elles n'en
sont pas moins dans les objets: la couleur résultant d'une interaction
entre certains processus et les organes de la vision fait néanmoins
partie du monde physique au même titre qu'une interaction purement
physique entre deux facteurs spatio-temporels. Une est
perspective
un fait physique et toute est une
perception perspective.
L'ingéniosté des adversaires du dualisme s'est exercée de diverses
façons dans le sens que nous Un un
indiquons. Murphy, Whitehead,
un Russell ont consacré leurs efforts à défendre et à déve-
longtemps
lopper un monisme ou leur
épistémologique ontologique qui parais-
sait nécessaire au salut et à l'intégrité du réalisme. L'histoire ne prou-
vait-elle pas que le dualisme cartésien aboutit fatalement à un
idéalisme et à un subjectivisme dont on ne voulait plus?
M. Lovejoy ne pense pas que cette condamnation soit sans appel;
réaliste comme ceux qu'il combat, il veut établir en lieu
premier que
la distinction entre l'idée et la chose, le da/um saisi la conscience
par
et lectx/nosc~um objectif si l'on veut tenir de faits
s'impose compte
incontestables et inintelligibles dans toute autre hypothèse connais-
sance actuelle d'un fait passé, vitesse de la lumière, variations des
perceptions en fonction des variations de nos diversité des
organes,
perceptions d'un même objet pour plusieurs erreurs des
sujets,
sens, etc. La connaissance a une « référence transcendante »; elle
est essentiellement médiate: elle fait connaître sans se
l'objet jamais
confondre avec lui. Le dualisme ne peut être réfuté aucune des
par
deux formes de monisme nous venons de mentionner; il arrive
que
même que la philosophie de White head ou celle de Russell ne soit
pas autre chose qu'un retour au dualisme, avec une terminologie
nouvelle et impressionnante. 11 faut, ou renoncer au réalisme, ou
accepter le dualisme. M. Lovejoy et avec une
analyse critique péné-
tration remarquable les deux phases de la révolte moniste. C'est sur-
320 REVUE PHILOSOPHIQUE

tout la seconde retient son attention un chapitre entier est con-


qui
sacré à Whitehead et
à lafallacy of simple location, deux à Russell, dont
les idées sur la perception et son objet ont varié de l'Analysis of Mind
à l'~na~ysts of AfaMer et à l'OuMMe of
Philosophy.
Ce qui nous très remarquable chez M. Lovejoy, c'est son
paraît
souci exacte et minutieuse. Il découvre les équivoques,
d'analyse
les formules avec soin dans une thèse
pourchasse ambiguës, distingue
générale les divers sens qu'elle comporte et lesconséquences qu'elle
Il signale par exemple les dangers que fait naître l'emploi de
exige.
termes courants tels relatif. « Une des choses
que objectif, subjectif,
le ardemment souhaiter on discute non seule-
qu'il faut plus quand
ment la doctrine philosophique que nous sommes en train d'examiner,
mais aussi la théorie de larelativité, est l'abandon de ce
physique
terme il faudrait substituer dans chaque cas
ambigu (relatif), auquel
l'une ou l'autre de ces « causé s ou « conditionné par »,
expressions
« respectivement àe ou « apparaissant du point de vue de ». L'emploi
d'un seul et même terme le fait qu'il s'agit de différentes
masque
de relativité dans différentes de la théorie ou dans
espèces parties
différentes de » (141).
celle-ci D'une lecture parfois un
interprétations
le livre de M. Lovejoy mérite d'être signalé à l'attention
peu difficile,
de tous ceux le développement du néo-réalisme. Des doc-
qu'intéresse
trines et subtiles avec de clarté;
complexes y sont exposées beaucoup
les de l'auteur sont vigoureuses et pénétrantes.
remarques critiques
Nous n'avons retracer les lignes et indiquer l'orien-
pu que grandes
tation d'un travail mérite d'être lu de très près et qui
générale qui
nous a beaucoup instruit. EMILE DUPRAT.

LIVRES REÇUS AU BUREAU DE LA REVUE

ABELOos (M.) La régénération et les problèmes de la morpitogénèse.


'aris, Gauthier-Villars, 1932. In-8" de x!-2S3 p.
ALFARIC CoucHouD (P.-L.), BAYET (A.) -Le problème de Jésus e<
(P.),
's origines du Christianisme. Paris, OEuvres représentatives, 1932. In-16
e d89 p.
ARCARt <M.-P.-M).–06Kga<or:eM morale e obl. giuridica. Roma, A. R. E.,
932. In-8° de 180 p.
BARBOZA (E.). de filosofia actualista. Lima, « La opinion
Ensayos
acional », 1931. In-16 de 261 p.
BARTHEL (E.). Etn/a/trung in die Polargeometrie. Leipzig, Noske,
932. In-8" de 179 p.
BOREA (G.). Logikè. Athènes, 1932. tn-8" de 280 p.

Le <ye)*an< RENÉ LtsaooNE.

BRODARD ET TAUPtN, Coulommiers-Paris.


Cruauté, violence et colère

Finement analysée par divers auteurs'. la cruauté ne s'est


cependant pas encore dépouillée de tout mystère. Passive, elle
est la satisfaction qu'on trouve au spectacle de souffrances étran-
gères~. Active, elle inflige des supplices physiques ou moraux afin
de s'en repaître. Or la sensibilité n'est pas aux
perméable épreuves
d'autrui; la compassion n'en saisit qu'un reflet et doit les recon-
stituer sur des indices interprétés avec plus ou moins si
de justesse;
loin qu'aille la sympathie, ce n'est une et même
pas communion,
quand il nous arrive de souffrir le patient, c'est autrement
plus que
que lui dans notre affection pour lui, non dans sa chair et dans
son âme. Au surplus, le fait d'être bien aise de la peine d'un être
exclut toute identification véritable avec lui. La cruauté est un
phénomène indirect.
Est-ce du moins un plaisir proprement On devrait
corporel?
alors savoir à quelles fonctions ce
physiologiques répond plaisir.
Mais il n'apaise manifestement pas la faim, la soif, le besoin de res-
pirer ou de dormir, et on ne voit comment il y parviendrait.
pas
On n'a cru devoir le rattacher qu'aux fonctions sexuelles, et ce
point demande par conséquent à être considéré de plus près.
Se reportant aux orgies qui finissent dans le crime ou aux vio-
lences qui finissent dans l'orgie, de même certaines anomalies
qu'à
érotiques au sadisme et au masochisme on a dit lien
qu'un
étroit unit la volupté à la douleur, au sang, à la mort. Conviction
à laquelle on sent contribuer l'idée toute
que, reproduction
comportant une somme équivalente de destructions. l'instinct

1. Consutter Il. Guyon, La Cruauté, Paris, A[can, i927 et surtout S. R. Steinmetz


dont les Et/tfto<og!'scAe Studien .rur ersten Bf~tOfe~tiny der Strafe débutent par une
excellente monographie sur le sujet (Leyde et Leipzig, Harassowitz, 1894).
2. Louis XI, dit-on, riait et trépignait de joie quand ses chiens tuaient des rats
htchés dans sa chambre: nos défaites, humiliations ou blessures ont facilement
des témoins narquois, et la vue des pires infortunes peut procurer un âpre
contentement.
TOME C\V. MA!-JUI\. 1933 (N~ 5 et 6). 21
322 REVUE PHILOSOPHIQUE

est foncièrement « » et mêle inévitablement la


sexuel bipolaire
On en vient ainsi à soutenir si la torture est
haine à l'amour. que,
chez les bourreaux ou les assistants une
susceptible de provoquer
exaltation si anormaux ne parvien-
certaine génésique, quelques
nent à l'orgasme et à la satisfaction sexuelle que par des sévices

ou en se faisant maltraiter par eux


sur leurs
partenaires (sadisme)
puissent être
(masochisme), ces déviations, pour complexes qu'en
et le mécanisme, sont les effets d'une loi universelle, l'im-
la genèse
fournirait aussi la
plication de la ruine par le renouvellement, qui
la cruauté à notre insu ou inconsciemment, nous ne cau-
clef de
la souffrance assouvir l'ins-
serions ou ne rechercherions que pour
tinct sexuel.
le prestige de la théorie est d'ordre non moins spé-
Visiblement,
et l'on nous excusera si, avant même d'exa-
culatif que scientifique,
les faits à nous signalons l'insuffisance
miner invoqués l'appui,
des Que l'émission d'un
et l'obscurité prémisses philosophiques.
une de substance, la mise au monde n'aille
germe soit perte que
sans lésions de l'organisme générateur, que la perpétuation
guère
de l'espèce fasse fréquemment bon marché des individus qui l'as-

surent et toute vie en menace d'autres, c'est incontestable.


que
Mais on déforme cette vérité en la grossissant d'analogies impar-

faites lui attribuer la rigueur absolue d'une exigence logique.


pour
en résulte est forcée et arbitraire il serait t
La généralisation qui
facile de trouver bien des exceptions à. la règle biologique que

venons dans les guerres, les orgies sont plus


nous d'énoncer;
rares ne semble supposer, le temps et l'occasion manquant
qu'on
des viols s'y produisent, c'est moins par
habituellement; quand
massacres et en vertu d'un occulte besoin de compensa-
suite des
les du et des excès sanguinaires,
tion que malgré joies pillage
finissant en dépit des obstacles. Au
l'instinct sexuel par agir
de nier se grise de
demeurant, point
n'est que le vainqueur
besoin
et que cette ivresse retentir sur toutes ses fonc-
sa puissance peut
la sexualité. Mais, dans ce qu'il a d'orga-
tions, y compris jusque
est alors extrinsèque et ne caractérise inti-
nique, l'enchaînement
ni la volupté ni la cruauté. Nous provoquons par goût
mement
tout à fait indépendantes de l'impulsion sexuelle
mille souffrances
sur elle que par accident. Contrairement à
ou qui ne retentissent
Sade n'a jamais soutenu autre chose. Il
ce qu'on pourrait penser,
A. SPAIER. VIOLENCE ET COLÈRE
CRUAUTÉ, 323

rio A"AYV>.n.J- rr~ 1~ ..J_1_u ·


affirme nettement que la douleur est et c'est
intransmissible,
précisément pourquoi le spectacle peut en être plein d'agrément.
En effet. la vue de la douleur est un stimulant et comme
général,
d'autre part le débauché devient inaccessible à la pitié quand,
rejetant systématiquement toutes les exigences de la et
religion
de la morale, il conçoit un sans bornes et se croit
orgueil tout
permis, il recourt sans à tous les de
scrupule moyens contrainte
pour exercer son pouvoir sur autrui et sentir dans cette satisfac-
tion s'intensifier tous ses plaisirs. Si cette opinion tono-uement
développée à travers les raisonnements libertins et les lassantes
imaginations pornographiques du trop célèbre marquis–n'épuise
pas le sujet, elle mérite du moins aux
qu'on l'oppose présomptions
courantes'.
Venons-en aux observations. Les anomalies de la vie sexuelle
ont été étudiées pour la fois dans un
première esprit scientifique
par Krafft-Ebing, dont la Psychopathia sexualis en 1869.
parut
En 1923, le professeur Mol! de Berlin en a refondu et mis à jour
les 16e et lie éditions. Le livre contient encore la documentation
d'ensemble la plus abondante, bien les
que renseignements uti-
lisés n'y soient pas tous valeur2. Voici
d'égale l'essentiel de ce
qui concerne notre sujet.
On ne possède guère de décisives d'une
preuves connexion
directe entre la volupté et le plaisir de tuer. « Tout ce que la
science actuelle )' connaît là-dessus de tant soit peu certain et
précis se réduit à cas de l'assassin Verzeni
l'unique 3. On n&
saurait prétendre que toute cruauté est à la recherche du plaisir
sexuel. Le sadisme ainsi entendu est une « relativement
perversion
rare (233-4). Il faut de même se de concevoir
garder le maso-
chisme « d'après la littérature où c'est
érotique, presque exclusi-
vement le mobile sexuel qui Le lien
prédomine n (240). physiolo-

i. Cf. Sade. pa~trn; Guillaume Apollinaire, LYE~re du .Var~uM de Sade, Paris


1909 E. Duehren, Le ~arguts de Sade et son temps, tr.
W'eber-Riga, Berlin et Paris,
i90t. etc.
2. Une traduction française en a été publiée en i93i. On trouvera de sobres
mises au point ainsi qu'une bibliographie considérable dans la Sexualpsychopa-
tologie de A. Kronfeid, Leipzig et Vienne, 1923.
3. Dès que cet étrangteur touchait le cou de ses victimes, il éprouvait une
forte excitation sexuelle, et leur vie dépendait de la venue rapide ou lente d'une
complète satisfaction (ia3-55). Mais c'est un cas équivoque à cause de l'attouche-
ment.
g~ REVUE PHILOSOPHIQUE

la et la souffrance (tant subie qu'infligée) est


gique entre volupté
à fait lâche Les sadiques ou masochistes
« tout H (148). pratiques
à la volupté, bienplus, servent souvent
n'aboutissent pas toujours
donnant ainsi lieu, chez l'homme, à
à la remplacer, la perversion
chez la femme, à une fri-
une impuissance d'origine psychique,
de même nature 208, 236). Les événements ne suffisent
gidité (153,
ces anomalies. Ils contribuer à leur cristal-
pas à créer peuvent
mais la cause est un phénomène de dégéné-
lisation, principale
invincible à se rappeler, à reproduire en
rescence, une disposition
et à jouer les circonstances qui s'étaient une première
imagination
de à tomber dans un « onanisme
fois teintées volupté, bref,
En d'autres termes, Krafft-Ebing et Mol!
psychique (148).
les sexuelles sont avant tout d'ordre
remarquent que perversions
c'est-à-dire constituent des carac-
psychopathies
psychologique,
d'obtenir du les preuves les plus
térisées par le besoin partenaire
de se rendre sans conditions, soit de
qu'il est obligé
flagrantes
d'une des telle soumission. Ce besoin
donner soi-même preuves
satisfaction devient la condition
l'emporte au point que lui donner
souvent le substitut du plaisir sexuel. L'hypothèse
ou, plus encore,
d'une innée signifie sans doute, non seulement que les
disposition
croient à la réalité des phénomènes de dégénérescence,
auteurs
Moll ne s'est rendu aux explications psycha-
mais encore que pas
nous examinerons bas. En résumé, le livre ne
nalytiques que plus
le moins du monde la cruauté en général dérive
soutient pas que
et montre au contraire nettement combien les
de l'instinct sexuel,
défavorables à une thèse. Les recherches
faits sont pareille
etc. confirment ce point, et la
d'Eulenburg, de Havelock-Ellis,
= douleur, )~ = plaisir sexuel)
notion d'algolagnie (o~
est rejetée non seulement par
proposée par Schrenk-Notzing
mais encore par l'école de Freud.
Krafft-Ebing,
a été en effet les Ceux-ci
La question reprise par psychanalystes.
de mieux dans le secret des perversions
s'efforcent pénétrer
découvrir la On trouvera une bonne
sexuelles et d'en genèse.
de la méthode et des résultats qu'elle peut donner dans
illustration
Masoc/~s~us de Wilheim Stekel'. Il est trop vague
.Sa~'smus und

de dire les deux affections sont des « psychopathies », car elles


que

)925. C'est le tome VIII de l'énorme traité SMrun~m des


t. Berlin et Vienne,
Tr'e6-Hr~ ~eMe&ens.
A. SPAIER. CRUAUTÉ, VIOLENCE ET COLÈRE 325

ne s'étendent pas à tout le psychisme; l'inte)Iigence y est indemne;


il essentiellement de troubles du sentiment. Le terme
s'agit
neuroses » qu'on leur applique souvent est encore plus impropre,
et il convient mieux de les appeler parapathies. Or toute la vie

mentale et spécialement la vie affective est un conflit de tendances.

Et comme l'instinct est foncièrement égoïste 1, c'est-à-dire dépourvu


de tendresse, disposé à faire des concessions, mais porté, au
peu
contraire, à haïr toute cause de la « polyphonie du psy-
gêne,
chisme a une tonalité sadique (7). Toute haine
originellement
volonté de [et toute volonté étant érotique en
signifiant puissance
sa racine~, la cruauté comporte nécessairement du plaisir sexuel

D'autre on méconnaîtrait la vraie nature du sadisme


(21-27). part
et du masochisme si on en laissait échapper le caractère infantile

(40-41). Le s'attarde, comme un enfant, à vouloir venir à


sadique
bout de toutes les résistances, alors que, s'il avait atteint la maturité

il aurait à tenir compte des réalités de la


psychosexuelle, appris
vie et à se plier aux nécessités. L'adaptation au réel ne s'est pas faite,
la fonction du réel )' est restée déficiente. Au lieu d'obéir aux

exigences normales, le sadique se réfugie dans le rêve, et le rêve

a justement pour fonction de pourvoir à nos plaisirs" le sadique


rêve tout éveillé que sa victime lui est absolument livrée. Les joies
du viol sont en raison directe de la résistance brisée; et le nécro-

phile va au cadavre parce qu'il est sans défense (47). Quant au

masochisme dont les démonstrations d'obéissance sont d'une

manifeste puérilité ce n'est qu'une victoire (précaire) sur le

sadisme originel (48). C'est par réaction contre sa primitive

I. C'est beaucoup simplifier. La supposition est contredite non seulement par


l'existence des instincts sociaux et les espèces solitaires sont l'exception qui ne
vont pas ans dispositions à l'indulgence, à l'affection, au dévouement, mais encore
par tes nombreux sacrifices que, dans tant d'espèces, l'instinct de reproduction
même exi~'e impérieusement de l'individu.
2. Cette affirmation que l'auteur ne cherche pas à justifier autrement semble
~ndmuer qu'it reste fidèle à la première conception de la libido (pourtant abandonnée
nnn seulement par Jung et la plupart des autres disciples, mais par Freud même)
selon laquelle toute tendance est une branche de la sexualité et conserve une
coloration sexuelle.
3. Cette dernière affirmation est trop systématique. Sans doute, te rêve essaie
souvent de compenser nos déceptions, et c'est une faculté d'évasion; mais en
partie seulement, car bien des rêves collaborent au contraire à l'action de la
veille, en préparent ta continuation, d'autres nous persécutent obstinément de
souvenirs déprimants que nous savons pourtant exorciser de jour; et, surtout,
le rêve ne fournit que des pseudo-satisfactions les vraies joies ne s'obtiennent
que de la réatité.
326 REVUE PHILOSOPHIQUE

.1.4: .C.4: 1.. _1.7.. ~J 1_ _~1- J)_1_ /ec


méchanceté érotique que le malade prend le rôle d'esclave (48)
le masochisme n'est qu'un sadisme renversé, tourné contre soi

(117, 123, 172-3). Ainsi se révèle l'étroite corrélation des deux


anomalies à tort considérées jusqu'à présent comme distinctes.

Déjà Krafft-Ebing avait observé qu'elles sont fréquemment asso-


ciées chez un même individu. Stekel trouve que l'interprétatjon
des rêves, des évocations libres .et des efforts de mémoire dirigés
par le psychanalyste découvre que les deux comportements
opposés coexistent chez tous les sujets et n'expriment qu'une seule
et même parapathie (passim).
Mais, pour bien comprendre à quel point celle-ci est infantile, il
faut encore se rendre compte qu'elle conserve le narcissisme ori-

ginel de l'enfant, son exclusif amour de soile psychopathe est

incapable d'amour véritable et son sado-masochisme comprend


immanquablement des intermèdes d'onanisme 2. On reconnaît aussi
les habituels égarements incestueux de l'enfance dans le choix
très souvent caractéristique du partenaire la fréquente préfé-
rence pour les personnes âgées (117) symbolise l'ancien amour pour
le père ou la mère 3; et comme cet amour s'attache parfois à l'as-
cendant du même sexe que l'enfant, le sado-masochiste reste sou-
vent secrètement homosexuel et s'adresse à des partenaires d'aspect
peu féminin ou masculine La parapathie constitue donc tout un

complexe infantile. Elle n'est pas innée mais acquise, la seule pré-
disposition congénitale étant une intensité particulière de la vie
instinctive (84). La genèse du
complexe dépend essentiellement de
iraumatismes psychiques remontant à l'enfance (drames de famille
ou scènes de contenu érotique), dont le souvenir souvent

refoulé, mais toujours agissant-retient le développement psycho-

1. On s'étonne que les psychanalystes ne renoncent pas à ce préjugé des signes


d'affection et de sociabilité apparaissent déjà chez le nourrisson.
2. U y a là bien des paralogismes l'incapacité d'aimer n'est pas nécessairement
une preuve d'infantilisme; l'onanisme n'est généralement qu'un pis aller et
ne constitue donc pas une preuve de "narcissisme"; ceux-là mêmes qui, pour
diverses raisons en restent les prisonniers peuvent témoigner d'affections pro-
fondes et de beaucoup d'abnégation.
3. Ce choix ne vient-il pas plus simplement de ce que, comme le déclarent
plusieurs sujets de Stekel même, sadiques et masochistes trouvent auprès des
personnes que leur âge rend moins désirables des partenaires plus complaisants
et d'ailleurs souvent plus experts?
t. Comme si le choix de personnes dont les caractères sexuels secondaires sont
peu apparents ne pouvait tenir à quantité d'autres raisons (hasard des rencontres,
dispositions favorables, etc.). D'ailleurs un tel choix n'est nullement la règle.
A. SPAIER. CRUAUTÉ, YtOLENCE ET COLÈRE 327 7

sexuel à l'étape correspondante. De là vient que le sadomasochiste


vit dans un monde imaginaire. La scène spécifique qui l'obsède
et qu'il veut toujours recommencer devient une véritable fiction

dramatique, dont il est à la fois l'auteur et le principal acteur.


Cette fiction a pour but de le tenir éloigné du monde actuel et de
le ramener au passé, même quand il semble aspirer à l'avenir (32!.
Le sado-masochisme trahit encore un effort de compensation.
Il n'est pas rare qu'un sadique soit débile ou contrefait, et ses vio-
lences tendent alors à lutter contre un douloureux sentiment d'infé-
riorité qui s'est mué en rancune universelle (48, Puis, le
283-311).
sado-masochisme est tout imprégné d'esprit éthico-religieux. Les

professions de foi libertines qui se multiplient tout au long des


écrits de Sade montrent clairement combien il est poursuivi par
la représentation du devoir (52). Si le masochiste aspire tellement
à être humilié, c'est qu'il veut se punir de ses péchés sexuels.
Voilà pourquoi fait inexpliqué jusqu'à présent le sado-maso-
chisme se complique généralement de frigidité ou d'impuissance

psychiques. Le malade est en proie à un désir d'expiation et à un


ascétisme qu'il ignore ou cherche en vain à refouler. Ne parve-
nant pas à réprimer entièrement ses penchants, le sadique ne
s'accorde que le plaisir secondaire de la victoire sur son parte-
naire et se contente souvent d'un semblant de victoire pour
mieux se refuser le plaisir sexuel interdit; et le masochiste s'en
tient à la joie puérile de la soumission qui rachète le désir cou-

pable (21-27, 52, 173).


Voilà le schéma du saisissant tableau dressé par Stekel. L'extrême

complexité des perversions sexuelles y est remarquablement mise


en relief, et bien des particularités s'y éclairent d'une certaine
lumière, qui étaient demeurées obscures dans les descriptions
antérieures. Ne revenons pas sur les réserves que nos notes ont

exprimées en passant. Nous n'avons pas à donner un jugement


d'ensemble sur
l'ouvrage et les études analogues, mais à nous
demander si l'on y trouve la preuve que la cruauté s'explique par
le désir sexuel. Or nous venons de voir que, dans les cas les plus
favorables. les pratiques sado-masochistes sont tout au plus un

adjuvant au plaisir sexuel et que leur effet habituel est de lui faire
obstacle. Malgré la conviction de Stekel que tout le psychisme se
déroule sur un arrière-plan sadique, la méthode psychanalytique
328 REVUE PHILOSOPHIQUE

même et les principes qui la guident amènent cet auteur à ne pré-

senter le sadisme et le masochisme que comme des cancers d'ori-

gine traumatique qui empoisonnent la vie sexuelle, la détournent


de ses fins et étouffent les fonctions normales 1. Loin de se faire

de la douleur un auxiliaire docile, la sexualité est au contraire

affaiblie par un rêve de domination et de haine ou par un excessif


besoin de s'avilir.
Il n'est même pas sûr que l'intimité du commerce sexuel favo-
rise particulièrement ces dispositions. La soif de suprématie ou la

servilité n'apparaissent pas moins, à tous les degrés, dans les

autres relations sociales dans la famille, à l'école, dans toute

hiérarchie, entre camarades ou amis. Et elle n'y exerce pas de

moins ravages. Que l'érotisme même se ressente de pen-


grands
chants aussi répandus, rien d'étonnant à cela. Or l'érotisme n'est

en somme qu'une tendance à accorder trop de place aux préoccu-


sexuelles. Il ne se rencontre pas seulement chez les psy
pations
chopathes avérés ou les caractères incapables de résister à l'attrait

du mais chez tous ceux qui mettent l'amour au-dessus


plaisir,
de tout (fût-ce le plus sublime des amours), et ils. sont légion. A

diverses époques, des raz de marée érotiques ont envahi l'art, la

littérature et toute la moralité régnante. Pour réelle que soit la

valeur instructive des anomalies dont nous venons de parler, on

évitera de la surestimer. L'amour est toujours beaucoup plus

qu'une somme de rapprochements sexuels c'est l'association à


l'activité sexuelle d'un grand nombre de sentiments et de règles de

conduite amitié, probité, pudeur, noblesse dévouement, abnéga-


tion ou, dans les amours médiocres, impudence, impudeur, cupidité,
ruse égoïste et ainsi de suite. Pas plus qu'onne trouve incompréhen-
sible l'érotisme chevaleresque, il ne faut s'étonner qu'à la faveur

de certaines prédispositions ou d'exemples malheureux, la cruauté,

la bassesse ou, ce qui est plus fréquent encore, un mélange de

cruauté et de bassesse s'introduise parfois dans l'érotisme. Le


mécanisme psychologique est le même. Et pas plus que le désir

sexuel n'est normalement l'origine de l'amitié, de la probité, de

t. On peut présumer que ce qui pousse invinciblement les sadiques et les maso-
chistes à l'onanisme est précisément le fait que leurs pratiques spéciales remplacent
mal le plaisir sexuel. L'onanisme inséparable de ces perversions est, semble-t-il,
une des meilleures preuves que, malgré son pouvoir stimulant, la douleur n'est
pas lascive en soi ni particuUèrement propice à la volupté.
A. SPAIER. CRUAUTÉ, VIOLENCE ET COLÈRE 32&

l'élévation des sentiments ou, au contraire, de l'impudence, de


la cupidité, de l'envie, il n'est le ressort exclusif de la cruauté. II
était indispensable d'explorer les parapathies sexuelles, mais elles
ne fournissent pas la solution de notre problème.

On ne peut comprendre la cruauté avant d'avoir réfléchi à la


nature du plaisir en général. Or c'est une vieille vérité que le

plaisir. même physique, ne se réduit pas à des impressions sen-


sibles. Soient les plaisirs de la bouche. Qu'ils comportent des per-
ceptions olfactives ou gustatives agréables, c'est certain, car si
l'on absorbe des mets insipides on se nourrit sans plaisir. Mais
les plaisirs alimentaires ne se ramènent pas simplement à des per-
ceptions de la langue, du palais, de l'odorat, de l'estomac, de l'in-
testin et au retentissement de la digestion sur la cénesthésie. La

qualité de l'impression sensible a beau être un indispensable élé-


ment hédonique. ce n'est pas la condition suffisante du plaisir.
Quel qu'en soit le genre et qu'il intéresse directement une fonc-
tion organique ou non nous n'y atteignons qu'au moment où en
nous quelque tendance (innée ou acquise) en vient à ses fins. Si le
but se dérobe il y a frustration pénible, vexation déprimante ou
irritante. Autour de la privation, si elle se prolonge, on voit se
concentrer toute l'activité psychophysiologique; c'est sur ce thème

que roulent bientôt tous nos projets, c'est à lui que se reporte l'en-
semble de la vie affective; une sorte d'empoisonnement gagne
progressivement le psychisme; si la tendance ne parvient pas à
obtenir satisfaction, elle engendre des parapathies et le supplice

peut aboutir au suicide. Ce n'est pas parce que des perceptions


sont agréables que nous ressentons du plaisir, c'est parce que notre

corps ou notre esprit aspirent à quelque chose que des impressions


agréables peuvent naître de notre assouvissement.
Nous voici en mesure de faire un pas en avant. Puisque la ten-
dance est à l'origine du plaisir, la question « d'où vient la satisfac-
tion que
peut nous procurer la souffrance? » se transforme en celle

qui suit « De tendances la cruauté est-elle l'assouvisse-


quelles
ment ? » Ces tendances, nous le verrons, sont assez nombreuses.
Toutefois il n'est pas artificiel de les résumer toutes en un besoin
33.0 REVUE PHILOSOPHIQUE

d'épanouissement. Nous pouvons donc, dès à présent, formuler


ainsi notre « La cruauté, soit la forme, est
réponse quelle qu'en
un moyen d'assurer notre épanouissement. »

Précisons davantage. C'est un lieu commun de rapporter un

grand nombre de nos actions à l'instinct de conservation. Mora-

listes, psychologues et biologistes ont prétendu à l'envi expliquer


ainsi nos démarches individuelles, les pactes sociaux et jusqu'à la

sélection des espèces. Mais, tant en biologie qu'en morale, la stricte


conservation n'est qu'une fin mutilée. Dans ce qu'on appelle la
lutte pour la vie il serait difficile de trouver un être se bornant à
maintenir le statu quo. L'ambition commune est moins conserva-

trice; elle est à la vérité très envahissante on cherche à s'épanouir.


Personne ne se contente naturellement de la portion congrue; à
ne suivre que son penchant, chacun tend constamment à enprendre
à son aise. L'instinct d'épanouissement comprend d'ailleurs néces-
sairement la conservation qui en est la première condition. Mais

par le terme d'épanouissement on exprime mieux l'avidité profonde,


inextinguible, de l'animal et de l'homme.
Non pas que ce que nous venons de nommer instinct d'épa-
nouissement soit une fonction psychophysiologique indépendante.
menant son existence propre. à côté d'autres instincts. Ce n'est

qu'un trait commun de tous les instincts, et qui ne peut en être


isolé que par abstraction. Mais ce trait est tellement constant et

significatif que l'abstraction s'impose et éclaire aussitôt toute


notre conduite. II reste seulement entendu que cette cupidité géné-
rale ne peut se manifester qu'à travers nos instincts spécifiques.
Par l'instinct alimentaire, pour commencer. L'alimentation n'as-
sure pas uniquement l'entretien, mais encore la croissance et la
constitution de réserves énergétiques. C'est un besoin de pléthore.
d'abondance, qui dépasse les fins immédiates ou la dépense pro-
chaine et la voracité congénitale persiste jusque dans la vieillesse
qui pas plus que le premier âge et la jeunesse ne s'en tient
au nécessaire. du moins normalement, en l'absence de tout
malaise ou de toute considération relative à la santé. Au reste, ces
derniers mobiles expriment aussi le désir de vivre plus longtemps
ou avec le moins de gêne possible, donc de s'épanouir davantage.
Même les règles morales de modération n'ont habituellement pas
d'autre but « Nous estimons la tempérance comme un grand bien,
A. SPAIER. CRUAUTÉ. VIOLENCE ET COLÈRE 331

cent Épicure à Ménécée, non dans l'intention de de


vivre toujours
peu, mais afin que. si nous n'avons point l'abondance, nous sachions
nous contenter de ce peu. L'habitude d'une nourriture simple.
est le régime qui réalise en nous la santé, qui rend l'homme agile
aux occupations nécessaires de la vie, qui nous le mieux à
dispose
goûter, par intervalles, les plaisirs d'une table somptueuse. » On

peut être déçu par le terre à terre de ces recommandations; elles


n'en expriment pas moins très fidèlement l'indéracinable convoitise
qui n'attend que par nécessité et provisoirement, dans de
l'espoir
se dédommager plus tard. Même une morale directement orientée
vers l'ascétisme n'est pas un renoncement absolu. puisqu'elle pré-
tend assurer l'épanouissement des facultés spirituelles et gagner,
en fin de compte, infiniment plus qu'elle ne consent à perdre.
Pour ne pas accumuler inutilement les preuves, n'envisageons
plus que l'épanouissement individuel et collectif dans la sécurité.
L's~c~ de prudence (composé de nombreuses propensions à la
méfiance et à la prévoyance) dicte aux bêtes et même
sauvages
apprivoisées ou domestiques leur réserve à l'égard de toute chose
inaccoutumée il leur inspire mille craintes et précautions actives,
mille ruses dans la défense et jusqu'à la constitution de réserves
de bouche. Bruits, odeurs, ombres soudaines ou changements
d'éclairage, secousses et, en général, toute cause de surprise Immo-
bilisent d'abord l'animal, l'incitent à se dissimuler avec beaucoup
d'adresse, à se dérober furtivement et, au besoin, à prendre ouver-
tement la fuite, tout en s'efforçant de dépister l'ennemi. La nourri-
ture est flairée avec circonspection, abandonnée si elle n'a pas
l'arome familier. Mais avoir la vie sauve n'est pas tout. Voyez
l'animal sous le couvert, à l'abri dès qu'il n'a rien à craindre ou
ne guette rien, il se détend, se repose, joue, goûte la douceur de
l'heure quiète, met à profit les jours de trêve et s'épanouit aussitôt

jusqu'à entrer en rivalité avec ses compagnons pour la meilleure

place. le meilleur morceau ou, simplement, par besoin de l'emporter


sur eux.
Cette dernière remarque nous conduit à la sociabililé. Elle offre
à l'instinct d'épanouissement des chances singulièrement accrues.

Naturellement, il faut payer les avantages. On ne profite pas


d'autrui sans avoir à lui faire des concessions et, d'abord, à le sup-
porter. Certaines bêtes solitaires en sont incapables. Pour ces
332 REVUE PHILOSOPHIQUE

un autre être ne semble que comme un ennemi


espèces, compter
hors de là il ne mérite de
ou comme une proie; pas qu'on s'occupe
lui ni, à plus forte raison, qu'on le recherche. C'est que toute pré-
sence vivante de multiples un minimum de con-
impose gênes,
tôt ou tard, de la fatigue. D'ailleurs nous ne
trainte, partant,
saurions tout tout tout livrer de nous. Quel soula-
partager, dire,
moments, de se retrouver, de se recueillir ou de
gement, par
s'abandonner à la rêverie, de ne suivre que ses propres
pouvoir
mouvements nous sommes il nous faut un
Quand épuisés
de solitude nous refaire, et l'asthénique, comme l'a
peu pour
si bien montré Pierre Janet, à l'isolement jusqu'à dormir-
aspire
ou à simuler le sommeil durant des mois et des années. Mais,

en de compensations immédiates et que de bénéfices


revanche, que
à longue échéance dans la vie en commun! Le faible y trouve pro-
tection et affection; le fort, les enivrantes de la domination
joies
à exercer et des attachements qu'il inspire. A l'ordi-
qu'il parvient
la compagnie est directement tonique~. Toutes nos aptitudes
naire,
elles ne à leur
y sont stimulées; parviennent plein déploiement que
si elles sont soutenues, exaltées par la collaboration, l'émulation,

les la sans notre démons-


récompenses, gloire. Ainsi, poursuivre
nous conclure Faust est un symbole d'une
tration, pouvons que
vérité universelle, « cet homme que rien ne peut satisfaire, qui

demande au ciel ses belles à la terre ses plus hautes


plus étoiles,
cette de l'éternel désir le jour où il dira à la
joies, figure qui périra
minute « arrête-toi~ ».

Ces réflexions nous mettent à même de reconnaître


préparatoires
la cruauté un moyen tout au moins, une occasion de
dans ou,
ce Nietzsche, M. Seillère et d'autres
satisfaire que Schopenhauer,
notre « volonté de puissance" qui n'est elle-même qu'une
appellent
forme parmi d'autres de notre constant besoin d'épanouisse-

1. L'enfant, le nourrisson même sent fort bien ce stimulant; il y réagit


joyeusement et, bientôt, ['appelle. Sans doute, la venue d'un étranger peut effa-
roucher les petits, car, dès le premier âge, l'instinct de prudence se fait jour
de l'enfance est un
par a-coups. Mais le prétendu narcissisme mythe.
2. H. Bidou, Visage de Faust. Le Temps du 27 avril 1932.
3. II n'est pas un auteur ayant traité la question qui n'ait aperçu le rapport
entre la cruauté et la volonté de puissance. Cf. Schopenhauer, Parer&a et
(1861) et 7s t/terf
Paralipomena (II, i878, 624); Bain, On the Study of Character
such a thing as Pure Afaieuotence (Mind, VIII, 1883) a. rapprocher de T/tc Gratifi-
caffondertMtt/romt/K' 1njlietion ofpain (Mind, I, t876); Lombroso. /[.'ont0 detinqucnte,.
Steinmetz, op. cit., Guyon, op. cit., etc.
A. SPAIER. CRL'ACTÉ. \'[OLE\CE ET COLERE 333

ment. L'un n'est à l'aise l'abri, dans la pénombre favorable à


qu'à
sa médiocrité ou à sa vive sensibilité, à sa timidité, à son
trop
besoin de l'autre n'a de cesse qu'il ne soit au premier
sympathie;
et ne tolère auprès de soi que des comparses ou des subal-
plan
ternes. C'est pourquoi les natures tyranniques savent si
justement
rarement s'entourer de bons conseillers, les gens de cet ordre étant,

de jugement indépendant. Un troisième tient moinsaux honneurs

du son exercice eiïectif, et, pour n'en rien perdre,


pouvoir qu'à
conserve l'incognito, comme Holstein au Minis-
soigneusement
tère allemand des Affaires étrangères, sous le règne de

Guillaume II. Mais tous, ce soit dans la paresse ou dans l'action,


que
dans la gloire ou dans l'anonymat, dans le vice ou dans la vertu,

tiennent essentiellement au libre jeu de leurs dispositions maî-

tresses.
Mais celles-ci suscitent fatalement la concurrence parce qu'elles
sont très l'objet de leur convoitise ne se ren-
répandues, que
contre nulle part en quantité inépuisable, enfin à cause de leur

nature Or la compétition menace chacun dans son


accapareuse.
attente, fait succéder l'angoisse à l'espoir, et les échecs sont un

d'abattement, d'humiliation, d'envie et d'irritation. A


mélange
ces émotions se ravivent, et, tant qu'un rival
chaque reprise,
malheureux se croit assez de ressources pour n'avoir pas à déses-
infériorité ne lui Irrémédiable–sur-
pérer, tant que son parait pas
forces etdésire
tout s'il n'est battu que de peu il tend toutes ses

avec passion évincer ceux qui l'ont emporté sur lui, leur ravir leur

à son tour, les mortifier, les diminuer, les supprimer, comme


joie
il s'était senti amoindri, mis au rebut, atteint dans sa vie. Ainsi la

rivalité conduit à la haine jalouse. Et s'il en est ainsi presque fata-

lement dans les


compétitions loyales à moins que, et c'est diffi-

cile, une suffisante noblesse de sentiments n'arrache l'aiguillon de

la blessure, sache se résigner avec dignité, consente à estimer

l'adversaire que sera-ce s'il y a eu intrigue, fraude, mauvais

Ou simplement si l'homme est soupçonneux, amer,


procédés?
maladivement enclin aux revendications et d'un orgueil déme-

suré ?
Eh bien, la cruauté est presque toujours l'en'et d'une haine jalouse
ou momentanée ou durable, méprisante ou
(légitime injustifiée.
humiliée. haine du bien-être, du bonheur, du mérite,
peu importe),
334 REVUE PHILOSOPHIQUE

des succès, haine attachée à un individu ou haine généralisée.


Voilà pourquoi il ne faudrait pas croire que le besoin d'expansion
-dont la volonté de puissance n'est qu'une variété, répétons-le–
mène sans plus à la cruauté'. Il est des gens qui n'imposent leur

domination que par leur valeur et n'en font qu'un excellent, qu'un
bienfaisant usage. Pour en venir à la cruauté, il faut ou que l'on

se, sente menacé dans son pouvoir, ce qui est précisément l'occa-

sion d'une-VK~eaieftambée de haine, ou bien qu'on soit constam-

ment haineux, et'la Raîne~nous venons de nous en rendre compte,


est le signe d'une faiblesse au mQta.s passagère, puisqu'elle naît

d'une défaite, d'une privation, d'une infgnsHté; bref, la cruauté

trahit toujours quelque médiocrité, un manque sec?e),d'assurance,.


une inquiétude, une crainte, des doutes cachés, un de&ut au

moins partiel de générosité. De là vient l'opinion souvent exprimée

que la cruauté est le moyen le moins dispendieux de vaincre et

décèle une nature pauvre, dépourvue d'invention, de confianceen

sor, de courage et de volonté. La cruauté ne serait que lâcheté,


insuffisance et ne s'attaquerait qu'aux faibles ou aux isolés. Recon-

naissons que ce n'est pas entièrement faux. Il suffit qu'on paraisse


sans défense pour être en butte à mille mauvais procédés, et il

serait inutile de rappeler la malveillance des petits milieux, la

sournoise méchanceté dont s'entoure volontiers l'insignifiance.


Mais la vérité est moins simple. La cruauté peut faire preuve
d'à propos, de sagacité, de raffinements ingénieux, d'esprit com-

batif, parfois d'un étonnant mépris du danger. Ne sous-estimons


de telles armes. Les caractères cruels ne sont pas néces-
pas trop
sairement dépourvus de grandes ressources et peuvent déployer
une énergie peu commune, une activité inlassable et très réelle-

1. On serait tenté d'objecter ici certains effets bien connus du désir de plaire
et de la coquetterie froide, deux variétés apparentées du besoin d'accaparer, de
se faire une position, d'assurer son pouvoir (par l'amabilité ou l'attrait sexuel),
quand ce ne sont pas purement des formes de vanité. L'une et l'autre sont
décevantes pour qui en est t'objet, et il n'est pas rare qu'on leur reproche d'être
cruelles. Mais est-ce juste ? L'homme désireux de plaire, le séducteur, la coquette,
pour égoïstes qu'ils puissent être, ne pensent guère au mal qu'ils font, et tant
qu'ils n'en éprouvent pas de plaisir, ils ne méritent pas l'accusation. Ce n'est
qu'à partir du moment où ils se réjouissent d'allécher sans satisfaire qu'ils font
preuve de cruauté. Et quand cette délectation apparait on peut supposer qu'elle
cherche à compenser des déboires qui ont suscité un ressentiment généralisé ou,
tout au moins, une pointe de ressentiment. En soi, la volonté de puissance n'est
pas nécessairement maligne. La malice vient de surerolt.
A. SPAIER. CRUAUTÉ, VIOLENCE ET COLERE 335

ment constructive. Beaucoup d'entre eux sont d'Incontestables


savants, des artistes dont la réussite ne s'explique pas seulement

parla crainte qu'ils inspirent, des administrateurs sachant prévoir


et organiser. Ou bien encore, ce sont des lutteurs nés, de vrais
chefs et de fins politiques. En voici un exemple 1.
« X. bientôt le Parti les très
s'aperçut que lui-même, malgré
nombreuses créatures à tout faire qu'il y comptait, le reniait, du
moins par la voix de son Comité Central. Le 2 décembre, celui-ci
se réunit augrand complet. Six cents délégués se pressaient sous
la vaste voûte en ogives du Théâtre National de M.X. dut subir
sans broncher vingt discours, vingt condamnations impitoyables.
Quand l'heure vint de répondre et qu'il monta lentement, d'un

pas malgré tout assuré, le port de tête arrogant, à la tribune, un

grand souffle passa sur la salle. Chose qui ne s'était jamais vue

depuis K., une formidable tempête de bruits, de sifflets et de cla-


meurs éclata et se répercuta dehors, dans les jardins, dans les
rues avoisinantes, encombrées de soldats et de policiers. Et,
dominant avec peine le tumulte, la voix métallique de T., reprise
par ceux de son groupe, monta vers les cintres, scandant Démis-
sion Démission! Déjà on se battait. Z. qui, un moment,
tenta de s'interposer fut saisi à la un
gorge par Kirghiss particu-
lièrement exalté, et renversé à terre. Cet incident amena une cer-
taine détente dont profita X. que pas une minute son habi-
flegme
tuel n'avait abandonné.
« Je renonce à mon discours, invitant ainsi les tur-
dit-il, plus
bulents à lui accorder le répit qu'il souhaitait, je renonce à mon
discours, mais vous regretterez certainement de ne pas connaître
les intentions du Polilburo, qui, détenant maintenant la preuve
d'une conspiration ourdie contre la République des Soviets, prend
sur lui la responsabilité de sauver la Russie, elle, en
malgré frap-
pant de la façon la plus impitoyable ceux qui ont sa
comploté
perte, »
Cette délicate allusion aux in pace de la Tchéka et à la Sibérie
tomba sur les délégués comme un coup de sur la
poing nuque.

1. Bien entendu, nous ne garantissons pas l'exactitude du récit et supprimons


d'ailleurs les noms propres pour des raisons que l'on comprendra facilement. Mais
même s'il s'agissait d'inventions, elles mériteraient d'être vraies, tant elles
illustrent bien le fait que l'homme cruel n'est pas fatalement tache, incapable
d'effort et dépourvu de fermeté.
336 REVUE PHILOSOPHIQUE

Ils ne savaient pas si l'artificieux orateur se servait d'un moyen


se faire entendre ou s'il disait vrai. A l'agitation
désespéré pour
succéda un silence de Cependant un membre du parti, A.,
glace.
commandant dans l'armée celui-là même qui, le 25 octo-
rouge,
bre 1917, à la tête de ses prétoriens, avait envahi le Palais d'Hiver,
la balance oscillait, tenta de rompre le charme.
comprenant que
« Va-t'en, cria-t-il, les masses du parti ne veulent plus souffrir ta

dictature. Va-t'en avant leur conscience ne les pousse à


que
des actes leur indignation. »
exprimer par
« Quelques ponctuèrent cette sortie éner-
applaudissements
X. leva la main. On se tut à nouveau dans l'attente de la
gique.
A. ne la prévoir aussi brutale. Et pourtant sur
riposte. pouvait

quel ton doucereux furent prononcées ces paroles, qui semblaient


entre des lèvres fermées « A. sait très bien qu'il partira
glisser
avant moi et sa est marquée en Sibérie où l'enverra
que place
sans doute la des Soviets, à laquelle, d'ores et déjà, il
justice
comme du crime de haute trahison. du
appartient coupable
moins si j'en crois là demande en autorisation de poursuivre que
m'a fait ce matin Dz. »
parvenir
« Ne se contenir, un homme bondit de son siège, T.
pouvant plus
C'est une lança-t-iL Le dévoûment d'A. est connu de tous.
infamie,
Jamais le Soviet militaire n'accordera une telle autorisation.

« Cette fois, ce fut au tour de X. d'interrompre, cependant que


houleuse, mais de moins en moins décidée,
l'Assemblée, toujours
assistait à cette d'armes « D'où T. tient-il son
étrange passe
assurance? Sans doute du fait qu'il était hier encore président du

Soviet militaire central? »

« A ce mot hier fit balle, les délégués sentirent un souffle


qui
de les Mais X., à qui l'attrait brûlant du jeu
panique gagner.
rendre tout son mordant, continua, tout en descendant
paraissait
de la tribune et en s'arrêtant à chaque marche, comme pour
mieux de la et de l'affolement qu'il allait provo-
jouir stupeur
« Mais les uns conspirent, les autres veil-
quer oui, pendant que
lent. des renseignements dignes de foi, nous savons que
D'après
T. s'est bien malgré lui, j'en suis sûr laissé entraîner par

certains rêvent de coups d'État, pareils à ces généraux qui


qui
voient dans le le couronnement d'une carrière.
bonapartisme
Aussi le Politburo a-t-il d'urgence aujourd'hui les deux seules
pris
A. SPAIER. CRUAUTÉ, VIOLENCE ET COLÈRE 337

mesures capables de faire réfléchir notre camarade celle de des-


tituer T. de la présidence du Soviet militaire central et celle de

désigner, pour le remplacer, un bolchevik aussi irréprochable


qu'aimé de tous, le vainqueur de W., notre ami M. F.' ».
Même parmi les purs scélérats qui font le mal pour le mal, afin
de se venger de ce monde qui leur résiste et les condamne à se

ronger d'insatisfaction, il est des esprits étrangement déliés,


adroits, tenaces, implacables. Les annales du crime eh offrent
divers types, notamment celui des empoisonneuses incorrigibles.
On trouve parmi elles de grandes ambitieuses déçues, à l'orgueil

traversé, ou bien des femmes de condition modeste, sans beauté,


sans charme; sans action, sans espoir, de plaire ou de parvenir, et

qui. enviant tout et tous, s'en prennent à qui leur tombe sous la
main. Elles font autant de victimes qu'elles peuvent, agissant
avec une ruse effroyable et dépensent pour leurs proies des
trésors d'apparent dévoûment, tant pour mieux se
repaître de
leur agonie que pour détourner les soupçons. Le docteur Logre
leur a consacré un pénétrant feuilleton dans Le Temps. On rappro-
chera de ces cas celui des tueuses d'enfants qui semblent vouloir

prendre une atroce vengeance de leur célibat ou de leur stérilité

{quand il ne s'agit pas d'une psychose devant laquelle échouent

jusqu'à présent toutes les tentatives d'explication, car Jeanne


\eber avait commencé par tuer ses propres enfants avant

d'étrangler ceux des autres ~). Ces monstres savent parfois


tromper les meilleurs médecins légistes, ne pas laisser de traces
de leur action; les accusations de la voix publique, l'Intervention
de la justice ne les arrêtent pas: sitôt relâchés, ils recommencent
avec une persévérance démoniaque. Arguer simplement de pau-
vreté d'esprit et de lâcheté serait manifestement insuffisant. Ce
serait aussi oublier que le plaisir tiré des souffrances ou de la
mort d'autrui est quasi universel. Si bien né qu'on soit mora-
lement, si volontiers qu'on admire la valeur, n'est-on pas un peu
agacé par les bons exemples, ne cherche-t-on pas le défaut de la
cuirasse mème chez ses amis, n'ironise-t-on jamais? Bien peu
de relations humaines restent de toute rivalité. De là
exemptes
le succès des caricatures, des satires et la fréquence des petites

t. Grégoire Bessedovski et Maurice Laporte, Staline, Paris, Atexis Redier, 1932.


2. Elle mourut à l'asile d'aiiéncs.
e 22
TOMECxv.–i933(x~Set6)..
<

338 REVUE PHILOSOPHIQUE

cruautés plus ou moins acérées. N'en ignorent la tentation que


les natures tout à fait heureuses, qui, trouvant en elles-mêmes
assez de
promesses de joie, n'éprouvent pas l'envie et ne recher-

chent pas des preuves extérieures de leur supériorité. Les autres,


même quand ce sont de très braves gens, trouvent quelque goût,
ne serait-ce que de temps en temps, aux souffrances qu'ils pro-

voquent plus ou moins volontairement. Sans y réSéchir, et encore

des sentiments délicats de sympathie ou de solidarité puis-


que
sent refouler la jouissance, on trouve une
pointe d'agrément
aux douleurs d'autrui. Et la cruauté commune s'oriente moins

inconsciemment contre toute marque d'originalité, contre toute

personnalité qui menace de. sortir du rang.


Mentionnons aussi en quelques mots des variétés très répan-
dues de petite cruauté; la moquerie, l'ironie, surtout si elle est

constante, en est une. Il y a aussi le refus, la plus facile des

manifestations du pouvoir, celle qui est à la portée des plus fai-

bles, des moins doués. Le négativisme est l'ordinaire revanche

des sans élan. Il s'inspire de la


paresse, de l'inertie, de la
gens
froideur, de l'avarice de soi, de l'avarice tout court, de la pusil-
lanimité, du quant-à-soi, et il sait fort bien qu'il tourmente et

blesse. Refus d'aimer, refus d'approuver, refus d'accorder un

attendu, refus d'obéir, refus de bien accueillir une avance


plaisir
dénis de justice obstinés entre camarades, entre
gracieuse,
membres d'une même famille, entre maîtres et élèves, maintien

d'un fonctionnaire à un poste inférieur à ses mérites, on n'en

finirait d'énumérer toutes les cruautés quotidiennes. Chacun


pas
trouvera dans son expérience des exemples qui allongeraient la

liste. Bien entendu, on ne tiendrait pas compte de la fausse

cruauté, du mal fait par pure ignorance ou incompréhension. Ne

oublier, cependant, que, de même que toute bête semble con-


pas
naître d'instinct le pouvoir de ses armes, l'homme a généralement

des blessures qu'il inflige. Ce qu'il ignore plus


quelque soupçon
souvent est la profondeur de l'atteinte, et il est surtout surpris de

constater qu'il peut s'enferrer en poussant sa pointe, se diminuer

en voulant humilier, se faire des ennemis et s'attirer quantité


d'ennuis. Les indiscutables et qu'on regrette sin-
pseudo-cruautés
cèrement au lieu de s'en divertir, ne serait-ce qu'un peu, sont

malheureusement Au contraire, les raffinements de


l'exception.
A. SPAIER. CRUAUTÉ, VIOLENCE ET COLÈRE 339'

cruauté rempliraient des volumes. Ils s'expliquent essentiellement

par la volonté d'anéantir jusqu'au moindre semblant de résis-


tance et de prolonger ou de renouveler le triomphe.
Élargissons maintenant ces considérations. Car nous ne combat-
tons pas seulement tout ce qui excite en nous un sentiment de
rivalité. Nous luttons aussi pour un grand nombre de valeurs

impersonnelles, pour la justice, pour les bonnes mœurs, pour les


traditions sacrées, pour le salut public, pour le salut des âmes.

Or, quand nous défendons ces biens, quand nous demandons le


châtiment de ceux qui les mettent en péril, nous restons encore
très cruels. Les pires supplices ont été inventés et codifiés pour
moraliser. Si légitime qu'elle soit, l'indignation aussi est une
haine. Toute justice enferme des éléments passionnels. C'est une
réaction contre un danger et elle s'accompagne en outre des émo-
tions qui sont inséparables de l'affirmation même des valeurs
menacées. Elle ne va donc pas sans quelque frémissement de
l'àme. Et, si modérée soit-elle, toute répression est une violence,
puisqu'elle engage un combat. Elle doit refréner'ou abattre des
forces redoutables, contenir des intérêts farouches, par suite briser,
endolorir les volontés coupables jusqu'à tant que les mauvais
desseins en soient extirpés. Le conflit est tragique, et c'est

pourquoi notre justice est nécessairement vindicative. Réduite aux

proportions de la légalité, inspirée de motifs aussi désintéressés

que possible, cette cruauté est inévitable et inattaquable. H faut


seulement prendre soin que ne s'y mêle la cruauté gratuite de
l'instinct d'épanouissement collectif, afin que la loi ne dépasse pas
la mesure. Cette mesure ne saurait d'ailleurs être établie une fois

pour toutes, mais change avec l'état des mœurs. a


Notre justice
renoncé à rendre la mort plus terrible par l'adjonction de la tor-

ture, et le public est soigneusement tenu à l'écart des exécutions.


C'est ainsi encore que la résistance du sentiment à
populaire
l'application de certaines sanctions qui lui paraissent désormais

disproportionnées à la faute, a récemment conduit à


l'élargis-
sement des attributions du jury, admis à fixer le degré de la peine.
340 REVUE PHILOSOPHIQUE

11 nous reste à examiner les relations de la cruauté avec la violence


et la colère. Car celles-ci conduisent facilement à des cruautés.
Leur nature nous permettra de mieux comprendre ce rapport.
Quand donc et comment se produisent la colère et les violences? 2
A le chercher on retombe vite sur les tendances. Tout instinct
est un principe d'action. Nous entreprenons d'innombrables
démarches pour assurer notre existence matérielle ou pour assurer
à nos enfants les soins et l'éducation nécessaires. Qui dit instinct
dit impulsion. Le mot même nous dispense d'insister sur le carac-
tère dynamique de l'instinct. Il en est de même de l'habitude. On

reproduit presque fatalement les actions coutumières.

Or, pour agir, toute tendance puise dans nos réserves. Mais à

chacune d'elles est départie une ration d'énergie psychophysiolo-


gique, qu'il ne lui est pas facile de dépasser. Au bout d'un certain

temps d'exercice normal survient une fatigue qui montre la diffi-


culté de poursuivre dans le même sens. Cette fatigue ne signifie
pas que toute notre énergie est épuisée. Quand on est las de

marcher, on est encore capable de faire beaucoup de choses, de


réfléchir à une question ardue, par exemple. La fatigue ordinaire
est donc surtout un mécanisme d'arrêt d'une fonction déterminée.

Quand la tête me tourne d'avoir lu ou écrit, je sors pour quelques


heures de promenade. La fatigue ordinaire est seulement un aver-
tissement de ne pas pousser plus loin dans la même direction,

justement afin de ménager la provision destinée aux autres fonc-

-lions. Si l'on continue, un second seuil de fatigue'vient tôt ou

lard signifier un nouvel arrêt. C'est alors surtout, comme on sait,

qu'il serait dangereux de passer outre. Pour employer une compa-

raison, chaque tendance est alimentée par un robinet de débit

moyen, branché sur un compartiment assez bien isolé de notre

réservoir d'énergie. Robinet qui s'ouvre presque automatiquement


quand le compartiment est plein. La pression des disponibilités
engage à la dépense. C'est ainsi que, successivement, dans un ordre
facilement reconnaissable, nous éprouvons le besoin de nous livrer

.à nos divers instincts ou à nos occupations coutumières. A chaque

tendance son heure, selon un rythme déterminé par l'entraînement.


Mais une tendance (innée ou acquise) est
qu'arrive-t-il quand
A. SPAIER. VIOLENCE
CRUAUTÉ, ET COLÈRE 341

1 1.. 1
arrêtée dans son cours habituel, contrariée un
par obstacle sou-
dain ? La pression intérieure s'accroît. d'autre il
Et, part, se pro-
duit un phénomène qui n'est sans avec les
pas analogie coups de
bélier que la brusque fermeture d'un robinet provoque dans les
conduites d'eau. Ces à-coups sont très Ce sont
désagréables. des
vexations. Elles ne consistent d'ailleurs seulement dans le
pas
heurt déterminé par l'arrêt, et il ne faudrait pas trop prendre à la
lettre notre image Ce qui, dans de tels
hydrodynamique. à-coups,
nous atteint le plus est en réalité la privation
péniblement qui en
résulte. Car toute tendance est essentiellement finalité. L'empêche-
ment nous éloigne de but, et voilà ce devient
qui vite f'S!~or-
table. En somme, une tendance refrénée est comme une artère
ligotée. Derrière elle il y a devant elle se
congestion, forme un
champ d'inanition. Ces phénomènes réunis constituent l'émotion
banale que nous appelons irritation.
Évitons d'ailleurs l'illusion matérialiste qui pourrait résulter de
nos comparaisons Pour mieux saisir
physiques. de quoi il s'agit en
réalité, représentons-nous un orateur viennent
que interrompre
des contradicteurs obstinés. Il s'est à son
préparé discours, il était
sous pression, il est le voici lancé dans un
parti, excellent déve-
loppement. Une exclamation le prive du succès
ironique escompté.
Le voici obligé de revenir en arrière. Une objection l'arrête encore.
Il faut qu'il détourne sa du fixé
pensée plan pours'engager sur un
terrain peut-être plein d'embûches. Et cela au moment
juste où il
espérait obtenir l'adhésion. 11 est troublé et déçu. L'assistance, au
contraire, s'amuse, et il en est humilié. Ses
diaboliques adver-
saires ne l'en persécutent mieux. Il se contient
que encore, mais à
chaque intervention il s'échauffe A moins
davantage. d'être un
vieux tacticien ou un homme d'une volonté
exceptionnelle il finira
bien par éclater. Alors il peut arriver deux choses ou bien il
perdra la maîtrise de soi et sortira vaincu de l'affaire, ou bien
trouvant dans son irritation de nouvelles un plus
forces, vigoureux
élan, il attaquera à son avec
tour, répliquera succès, rentrera en.
possession de ses moyens et, dans sa véhémence, trouvera des
accents qui conquerront l'auditoire.
Eh bien, c'est là l'office normal de la colère. Certes, elle peut
manquer son but. Mais quelle est la fonction biologique ou psy-
chologique qui n'en soit pas là? On déraisonne bien à force de
g.~ REVUE PHILOSOPHIQUE

des on mainte action à vouloir en régler


chercher raisons, gâche
les détails. Et pourtant la raison n'en est pas moins
d'avance tous
à découvrir la vérité notre conduite. On
destinée tant qu'à diriger
se gardera donc de conclure des inconvénients de la colère qu'elle

tout à fait et Certes, si l'on peut cana-


est inopérante dangereuse.
les forces conserver son contrôle, il
liser toutes qu'elle mobilise,
vaut mieux. Mais on aurait tort de vouloir étouffer en
n'en que
circonstances ses accès de colère. On se priverait d'un
toutes
utile. Le flot que déchaîne cet orage psycho-
auxiliaire d'énergie
destiné à balayer les obstacles. C'est ainsi que,
physiologique-est
de la une tendance, contrariée fait nor-
par l'intermédiaire colère,
malement à la violence pour parvenir à ses fins.
appel
une tendance contrariée, c'est un frein mis à notre expansion.
Or,
de la colère à la haine et à la cruauté il
On voit qu'il n'y a pas loin
soient ressentis comme une diminution du
suffit que les obstacles
nous en rendre quelqu'un. Peu
moi, et que puissions responsable
ou à raison le sentiment
importe d'ailleurs que ce soit à tort qui
sera de la haine. Et il conduira à des cruautés. La
en résultera
colère contre une bête ou un homme est une haine momentanée

le début d'une haine durable, et l'on sait si bien à quels excès


ou
conduire la dit « mauvaise conseillère ». Les
elle peut qu'on
« froides » proviennent de colères « rentrées » qui ont
cruautés
leur revanche. elles viennent de ce
qu'on s'est
attendu Toujours
individu ou un De la diminution
senti diminué par un par groupe.
de l'irritation à la colère et à la cruauté, par la vio-
à l'irritation,
brutale ou sournoise, la est directe. Non pas qu'il
lence pente
au cette étroite relation. La plupart
faille prendre trop tragique
irritations sans laisser de trace profonde, un accès de
des s'apaisent
colère est comme une de sûreté il prévient sou-
franche soupape
-vent de décisions; il vaut mieux que des rancunes
plus graves
fin. Mais craignons les irritations prolongées. Ne cherchons
.sans
à comprimer, à rabaisser le prochain. On n'ima-
pas trop à brider,
le mal faire l'étroitesse d'un milieu qui finit par
gine pas que peut
ceux Une nature rabougrie, est faci-
rendre petits qu'il persécute.
lement une méchante nature. Laissons les gens s'épanouir dans

un de bienveillance. Ne soyons pas trop durs à leur besoin


peu
afin de ne renforcer leur penchant à la cruauté.
-d'expansion pas
A. Sp.UER.
La Science, la Technique et la Société

La considération du de vue social est à influencer,


point appelée
d'une façon le cours de la
toujours plus décisive, pensée spécu-
lative. Les conceptions en procèdent ne
originales qui contribuent
pas seulement à rajeunir, parfois à remanier dans
singulièrement
leurs énoncés, les grands de la
problèmes philosophie classique,
mais elles se révèlent encore en
plus suggestives présence des
difficultés multiples, enchevêtrées, souvent même
trop déconcer-
tantes pour nos habitudes de à
pensée, qui jaillissent chaque
instant du jeu concret des événements contemporains.
C'est sous le bénéfice de cette double devenue
vérité, d'évidence,
qu'il m'a paru intéressant de sous un
reprendre, angle un peu plus
ouvert, l'examen d'une question à laquelle j'ai consacré déjà ici
même un certain nombre d'études et l'on
que pourrait définir la
recherche des relations existent entre la Théorie
complexes qui et
l'Application, ou encore des positions de la Science
respectives et
de la Technique.
Ce problème ne au
paraît pas, premier aspect, devoir déborder
le terrain purement logique. J'espère pouvoir montrer aisément
qu'à la lumière de l'observation les
sociale, conclusions que j'avais
esquissées dans une vue un
sommaire, acquièrent relief sensible-
ment plus net et avec
s'imposent beaucoup plus d'urgence à la
réflexion critique. Ces conclusions, il convient tout d'abord de les
rappeler en quelques lignes.
La première, dont la certitude ne saurait être mise en cause, est
que, quel que soit le degré de complexité
qui caractérise les opéra-
tions de la Technique moderne et si considérable
que puisse appa-
raître encore la part subsiste dans les procédés
d'empirisme qui
des industries les moins il faut
évoluées, reconnaître très résolu-
ment que le principe directeur des méthodes de cette Technique
est de nature essentiellement On ne
scientifique. pourrait s'expli-
quer d'ailleurs, sans cela, ni l'essor l'a fait
prodigieux qui surgir,
344 REVUE PHILOSOPHIQUE

enchantement, des routinières du passé


comme par pratiques
ni la richesse des virtualités chacune de ses réali-
immédiat, que
sations nouvelles laisse entrevoir, par delà l'objet limité de l'appli-

cation concrète.
En second lieu, la fonction du technicien ne doit pas être

circonscrite au champ de l'application proprement dite, c'est-à-dire

de l'utilisation et simple des principes et des lois découverts


pure
la science Il existe, en effet, entre cette dernière et
par pure.
une intermédiaire, qui constitue en réalité
l'application, étape étape
un domaine aux frontières illimitées, et qui est la science appliquée.
La recherche de la science est impossible d'ailleurs
appliquée, qu'il
de exactement, dans les faits, de celle de la science pure,
séparer
la collaboration et le concours aussi bien de l'homme de
appelle
au sens de du technicien scienti-
science, propre, que l'ingénîeur,.

fique.
Or, la science est science, proprement et exclusi-
appliquée
vement au même titre et au même degré que la science
science,
ne constitue que le temps premier du rythme binaire,
pure, laquelle
caractéristique de l'activité scientifique.
de la science appliquée est la construction progressive
L'objet
rationnel sous-tendant
d'un univers abstrait, qui constitue le réseau

toute réalisation de l'industrie humaine, mais dont l'édification

est une fin se suffisant et par là même aussi


à elle-même
théorique
de la recherche Cette activité
désintéressée que celle pure. synthé-
et constructrice, non pas en déduction, mais à partir
tique qui opère
des données des sciences constitue le
dégagées par l'analyse pures,
second du rythme amorcé par celles-ci. La science, après
temps
avoir recherché les éléments en partant du tout concret, se propose

la construction d'un tout abstrait, les éléments dégagés ou


d'après
seulement mais en termes de pure jationalité. Cette
hypothétiques,
construction tend à devenir la reconstruction du réel le résidu

qui la sépare de ce dernier constitue précisément l'irrationnel, que


l'inachèvement de la synthèse à chaque instant découvre et précise,

le livrer à l'activité analytique à nouveau déclenchée. Et ainsi


pour
de suite expliquer, construire.
C'est en vertu de ces considérations qu'il m'a paru logique
la notion usuelle de recherche scientifique, en précisant
d'élargir
est action autant sa fonction mais
que celle-ci que pensée, double,
L. BASSO. LA LA TECHNIQUE ET LA SOCIÉTÉ 345
SCfENCE,

univoque, consistant à transposer dans le domaine du rationnel

le processus biologique fondamental qui assure la persistance et


l'évolution des êtres organisés.

Or, il existe un ordre d'étude objective, dont la Philosophie ne

parait pas avoir discerné encore l'intérêt de principe, et pour


l'exacte détermination duquel il importerait d'être très
précisément
fixé sur la délimitation des activités respectives de la science et de
la Technique. Cet ordre d'étude est celui qui envisage les conditions
sociales de l'évolution scientifique, la discrimination des faits, la
recherche des relations qui caractérisent le mouvement de l'activité
des sciences, considérée en tant que branche déterminée de l'activité

générale des sociétés.


Un aspect des plus suggestifs nous en était apparu déjà, à propos

des origines industrielles de la science et de la signification des

premières techniques.
M ne peut suffire, en effet, d'analyser la structure logique des

raisonnements et des méthodes de travail. L'activité scientifique


ne s'accomplit pas, en fait, sur un plan d'intellectualité pure; la
fonction qui lui incombe ne saurait être enfermée dans un domaine
de spéculation purement abstraite, par là même soustrait aux

circonstances de fait et aux vicissitudes de l'évolution collective.


Le progrès scientifique, nous ne le savons que trop, ne se
déroule pas avec la sereine majesté d'un fleuve aux rives indéfini-
ment droites. M implique les démarches, les conduites réciproques,
rarement concordantes et le plus souvent hostiles entre elles,
d'hommes et de groupes d'hommes, ce qui nous ramène à des
considérations de mentalité, de culture, de formation collective,
c'est-à-dire au jeu combiné de tendances plus ou moins complexes,
organisées, consolidées ou transformées par le lent travail des

âges. Les conquêtes de la science ne s'opèrent pas exclusivement

sur des obstacles matériels, mais surtout en définitive sur la résis-


tance et l'hostilité des conceptions et des doctrines.
Le terme d'ignorance est-il assez significatif pour couvrir tout cela?
On peut estimer, certes, que le rôle assumé aujourd'hui par la
science dans l'organisation et le contrôle des activités sociales, a
346 REVUE PHILOSOPHIQUE

progressé
du tout au tout. Il n'en est pas moins certain que ce rôle

est encore immensément loin de représenter celui que semblerait


devoir assigner, non pas l'enthousiasme ou l'ardeur quelque peu
mystique de ceux que l'on a appelés les « scientistes », mais l'usage

impartial et pondéré de la simple réflexion critique.


Sans doute, le rayonnement de l'esprit scientifique, la diffusion
du goût des sciences apparaissent-Ils tout d'abord fonction du pro-
grès intrinsèque de la recherche. Mais ce progrès n'est-il pas lui-
même originairement conditionné par des facteurs d'ordre essen-
tiellement social éducation, recrutement, conditions matérielles
et morales faites aux chercheurs? Nous trouvons ici.un problème
d'équilibre extrêmement complexe, dans lequel les éléments psy-
chologiques, et en particulier ceux de Perdre an'ectif, ne jouent
pas le rôle le moins décisif et, malheureusement aussi, le moins
malaisé à définir.
La vérité scientifique peut bien recéler en elle-même la force de
conviction qui l'imposerait finalement au respect des hommes. En

fait, cette vérité, une fois établie, demande encore à être sociale-
ment acceptée. Cette acceptation requiert, de la part de qui veut
bien se donner la mission de l'obtenir, non pas seulement l'effort

didactique destiné à réduire ce que l'on appelle, au sens propre,


l'ignorance, mais encore une continuité active d'efforts et de

démarches, qui constituent une politique tout autant qu'un apos-


tolat, et dont la fonction est précisément de s'attaquer à ces résis-

tances, d'ordre moral et psychologique, qui n'ont par elles-mêmes


rien de commun avec l'état passif et indifférent par lequel se mani-
feste le seul fait d'ignorer.
Nos sociétés de civilisation ancienne sont assouplies à la disci-

pline d'une formation traditionnelle, qui n'est pas faite, c'est le


moins qu'on puisse dire, pour faciliter la pénétration de l'idée

scientifique. Le fait caractéristique est que la résistance y provient


infiniment moins de l'état d'esprit de la masse ignorante et passive

que de celui des classes dirigeantes et cultivées.


La science n'est pas plus une philosophie qu'elle n'est une

dogmatique. Elle se caractérise moins par la nature de son objet


que par une attitude mentale suigeneris, laquelle ne fait en somme

que systématiser certaines tendances propres à la structure de

notre intelligence.
L. BASSO. LA SCtE\CE. LA TECHNIQUE ET LA SOCIÉTÉ 347

On ne saurait donc prétendre renfermer l'activité scientifique


dans le cercle, si large fût-il, des préoccupations d'un groupe
éminent, mais détaché radicalement des contingences communes
et planant, en quelque sorte, au-dessus des intérêts vitaux de

l'espèce.
Cette activité s'exerce à des étages en utilisant des
multiples,
collaborations de qualité variable, dont les plus humbles en appa-
rence ne sont pas les moins efficientes dans le succès global
Dirigée par une élite, l'activité scientifique doit plonger ses
racines dans la profondeur de la masse sociale. Elle ne peut pros-
pérer sans le concours spontané des éléments actifs de celle-ci,
non plus que sans la sympathie, ou si l'on préfère, sans un certain
entraînement affectif de la masse réceptive tout entière.
D'où l'importance du problème général de l'éducation scienti-
fique. Mais l'éducation ne comprend pas que l'instruction propre-
ment dite, qui n'atteint la masse que dans individualités
quelques
exceptionnelles; c'est ici que se révèle la fonction à tendance uni-
verselle de la vulgarisation qui, seule, possède le de sti-
pouvoir
muler les curiosités paresseuses et d'entraîner les bonnes volontés

impuissantes à s'orienter sans la sollicitation d'un attrait suscep-


tible de les émouvoir.
Comment exercer efficacement cette politique éducative? Ce ne
sera évidemment ni par la :contrainte ni la C'est
par polémique.
précisément le grand malheur de nos vieilles civilisations, nour-
ries de
rhétorique et dédaigneuses des réalités concrètes, les
que
entreprises de ce genre, de quelque tendance qu'elles s'inspirent
et quel que soit le mérite intrinsèque de leurs artisans, soient à

peu près fatalement vouées à verser dans le sectarisme social ou

religieux. Ce n'est pas là l'une des moindres causes du retard


déconcertant dont notre société dans de
témoigne l'intelligence
l'esprit scientifique.
Force est bien de reconnaître ici le rôle capital qu'est à
appelée
jouer, du point de vue de l'action vulgarisatrice, l'application
scientifique, en particulier celle qui concerne les arts de l'indus-
trie. C'est grâce à la diffusion des réalisations de la Technique,
en raison de l'Intérêt puissant, pur de toute idéologie métaphy-
sique, que ces réalisations inspirent au public tant soit peu
réfléchi et studieux, que le goût scientifique a pu se propager
348 REVUE PHILOSOPHIQUE

dans une fraction relativement étendue de la masse et même


déjà
des tendances antagonistes de certains éléments de
triompher
l'élite.
U n'est donc surprenant que la Technique se présente
pas
comme l'un des facteurs de base du problème de la pénétration
sociale de l'idée scientifique. Le peu d'attention que l'on consacre

en à celui-ci n'est que l'une des conséquences capitales.


général
et de la confusion dans les
qui résultent de l'obscurité qui règnent

esprits, sur la connaissance des positions respectives de la Science

et de la Technique.

Aussi bien serait-il injuste d'imputer cette obscurité à un parti


ou même à une défaillance de la pensée critique. Les diffi-
pris
cultés de cet ordre sont de celles qui commencent à peine de se

manifester à l'analyse. Les malentendus ne font qu'accuser le

caractère extrêmement récent de certaines lignes d'événements,


dont l'intelligence vient se heurter à des habitudes de pensée pour
ainsi dire fondamentales, consacrées par des siècles de réflexion

philosophique.
C'est à ce que je me bornerai à rappeler encore l'une des
propos
considérations essentielles de mes études antérieures et qui se

résume à constater la scission profonde qui s'est établie entre la

science et l'industrie, à dater de la période, d'avènement et de

durée indéterminables, où la réflexion logique est parvenue à

consciemment ses normes et ses fins de l'activité com-


dégager
plexe et quelque peu incohérente des techniques primitives.
En prenant conscience des virtualités indéfinies que lui ouvrait

la sur le plan de la spéculation abstraite, de l'exer-


transposition
cice raisonné des comportements mentaux engendrés et déve-

dans la pratique du travail social, l'esprit humain s'est


loppés
trouvé là même ravi à une hauteur insoupçonnée et, pour un
par
illimité, retranché de l'activité immédiate-
temps apparemment
ment réalisatrice, dont toutes ses démarches allaient cependant
continuer à manifester l'empreinte originaire.
Divorce définitif dans l'apparence, en réalité séparation provi-

soire, prolongée seulement durant des siècles d'évolution insen-

sible et dont le dénouement brusqué remonte à une période si


L. BASSO. LA LA ET LA SOCIÉTÉ 349
SCIENCE, TECHNIQUE

1 1-~ 1 1 1
récente qu'il est malaisé d'en démêler dès à les circons-
présent
tances précises.
La pensée scientifique du souci utili-
explicative, émancipée
taire, a pu se sentir suffisamment forte dans son indépendance
pour admettre qu'elle constituait toute la science. Cette croyance
est à la base des relations qui se sont établies, au cours des âges,
entre les hommes de science et la société des autres hommes. Ces
relations, elle les conditionne encore. La signification philoso-
phique du retour à la synthèse réalisatrice dans t'abstrait le
par
développement des sciences appliquées, retour dont est issue la
Technique moderne, échappe à la plupart des analystes et des
savants eux-mêmes.
La science
appliquée postule, pour l'édification de ses syn-
thèses, une science pure à un d'avancement tel
parvenue deg'ré
qu'il est concevable que ce dernier progrès doive exclu-
accaparer
sivement l'attention spéculative, au d'une suite d'événe-
préjudice
ments dont le sens évolutif encore de d'obscurité.
s'enveloppe trop
Or, il est malheureusement facile de constater à quel
trop degré
la persistance du point de vue traditionnel contribue à entretenir,
pour ne pas dire à aggraver. la méconnaissance de la
générale
signification del'etïort scientifique.
La Science pure tend à s'éloigner de la
toujours davantage
compréhension du profane. Elle en arrive à revêtir, à de
l'égard
celui-ci. les apparences d'un jeu supérieur, d'une spéculation
détachée des buts sociaux à l'activité humaine normale,
assignés
ou encore d'une à tendances
philosophie purement égoïstes, apte
principalement à fournir aux esprits cultivés des arguments de
choix pour alimenter les discussions doctrinales.
Alors que la science paraît ainsi se dérober à la masse sous
l'ésotérisme des symboles, la Technique, recueille
par contre-coup,
tout le prestige qui va spontanément à l'action réalisatrice. D'où
la notion populaire d'une serait la science
technique qui utile,
pour tout dire la seule vraie science.

Ingénieur et savant deviennent ainsi les artisans de deux acti-


vités sans fin commune, que l'on est bien de considérer
près parfois
comme antagonistes, et qui se partagent les utilitaires
préférences
ou sentimentales du grand public.
350 REVUE PHLLOSOPHfQUE

tout le un lieu commun que la misère du


C'est, pour monde,
savant. Très sincèrement et très spontanément, la masse déplore
la situation matérielle faite à l'homme de science. Mais il ne fau-

drait se méprendre sur le sens réel de cette attitude.


pas
Le sentiment est d'abord tout platonique. Nul ne
qu'elle exprime
à s'alarmer outre moins encore à envisager un
songe mesure,
remède éventuel. On ne doit voir là, d'ailleurs, ni insouciance ni

mauvais mais bien l'état qui découle de la notion


vouloir, d'esprit
confuse et erronée l'on se fait communément du caractère de
que
la recherche scientifique.
La misère du savant est une profonde, certes, mais une
injustice
la réflexion ramène à un point de vue familier
injustice que profane
de la sagesse du bon sens. C'est le de vue du sic uos
gros point
non vobis. Ce atteint un nombre indéfini de
genre d'injustice
victimes et n'a rien de à la destinée de
spécifiquement propre
l'homme de étant donné rentre dans le bilan normal
science, qu'il
de la fatalité.
le savant, celui du moins seul à ce titre à
C'est que qui s'impose
l'estime du c'est avant tout le découvreur, l'inventeur.
vulgaire,
il est normal ce dernier se trouve du fruit de son
Or, que dépouillé
effort et de son soit à l'avantage de profiteurs habiles, soit
génie,
même très sans artifice ni spoliation, de par le jeu
naturellement,
fatal des circonstances de la vie.

Cette attire d'autant spontanément la sympathie


injustice plus
de la foule l'on ne conçoit le moyen de la conjurer, du
que guère
moins dans son N'est-il de l'essence de l'effort indi-
principe. pas
viduel de tourner au profit d'autrui, tout au moins de la collecti-

les deux d'ailleurs l'individu à la même


vité, hypothèses logeant

enseigne?
C'est d'ailleurs sous un tout dînèrent qu'apparaît la misère e
angle
des laboratoires. Si la science n'est dotée du matériel qui lui
pas
c'est administrative, ainsi qu'il arrive, encore ici,
convient, question
en mainte autre circonstance. Il est de règle que les grandes œuvres

soient au des nécessités de la politique. L'abus est


négligées profit
malheureusement normal et c'est avec une bienveillance nuancée
L. BASSO. LA SC!E\CE. LA ET
TECHNIQUE LA SOCIÉTÉ 35i

de scepticisme 1 on donnera son obole en quelque


que journée
Pasteur. Mais la misère du savant, être tout
pour aussi fatale,
procède d'un mécanisme tout autre et rien n'est plus éloigné de la
conception profane que celle du savant-fonctionnaireà traitement de
famine. Car s'il
est injuste que l'inventeur ne profite pas des utilités
qu'il procure à la société, on ne conçoit d'autre
guère, part, que
l'invention puisse constituer une profession rétribuée.
En mainte circonstance, il arrive
d'ailleurs, que l'injustice
s'atténue, que le mérite ou la chance même à en
parviennent
triompher. Des savants ont été, de leur la
vivant, récompensés par
gloire, parfois par la fortune. Cela suffit à rétablir le principe moral.
Et puis, et c'est ici que la confusion une
acquiert importance
vraiment sociale, la masse conçoit mal la distinction entre le
savant pur et l'ingénieur, l'homme de la science utile, n'est lui-
qui
même à son regard inventeur.
qu'un
L'Ingénieur n'est pas un pauvre: la société, lui fait
semble-t-il,
une part honorable. De telle sorte la misère du
que savant n'est,
en réalité, que celle de de
abus
beaucoup savants, certes déplo-
rable, mais justiciable d'une loi commune à laquelle ressortit sans
rémission toute destinée humaine.
Certes, l'opinion de la masse, n'est d'ailleurs à
laquelle pas
proprement parler une opinion, ne possède ni la consistance ni
la continuité qui la rendraient à déterminer, du seul
apte fait de ses
propres réactions, ce que j'appellerai les sociales de la
positions
science.
Ce n'en serait pas moins, une erreur de
pour autant, grave que
la tenir pour les aspirations, ou moins
négligeable; plus vagues,
qui tendent à s'organiser autour des représentations qui la soutien-
nent, sont susceptibles d'engendrer des courants de sentiments et
d )dées, qui peuvent contrebalancer ou
compenser dans un sens
différent, parfois inattendu, les sollicitations subies ou éprouvées
de la part des milieux éclairés, dont l'influence conditionne, elle,
beaucoup plus directement les possibilités matérielles et morales
que la société ménage à l'effort scientifique.
C'est, en effet, l'opinion de l'élite qui les directives de
inspire
l'action sociale, en législation, en du moins il
politique, lorsque
s'agit d'un ordre de questions à l'emprise
qui échappent démago-
gique.
REVUE. PHILOSUPHIQUE
gg~

sembler l'homme de science doive


A première vue, il peut que
influence et son action, dans la forma-
lui-même intervenir, par son
II fait incontestablement partie de cette
tion de l'opinion de l'élite.

comme en font les « scientifiques », qui sans appar-


élite, partie
des adhèrent à la cause
tenir à la carrière sciences, spontanément
de leur soit surtout de par
de celles-ci, soit du fait éducation,

l'entraînement de leur mentalité propre.


et ne représentent, chez nous, qu'une
Mais, savants scientifiques
C'est la vérité, cette élite est
fraction minime de l'élite. qu'à
un dont chacune se distingue
constituée en fait par agrégat d'élites,
ou moins accentuées de tendances et de
des différences plus
par
fraction d'élite est, en ce qui concerne
façons de penser. Chaque
nettement Les diverses
certaines de ces tendances, séparatiste.
à se souder les unes aux autres, en renonçant
tractions n'arrivent
ou moins libéralement à leurs aspirations singulières, qu'en
plus
tout à fait puissants ou urgents, qui
présence d'intérêts généraux
des courantes de la vie sociale.
dépassent le cercle contingences
la fraction « scientifique est bien contrainte
Comme les autres,
de faire bande à part, avec cette circonstance spéciale que la sépa-
à l'ensemble des
ration est beaucoup plus rigoureuse par rapport
les élites non scientifiques, dont les aspirations, pour
autres élites,
soient dans leur essence, acquièrent cependant
divergentes qu'elles
cohésion et de tolérance mutuelle, en
entre elles un principe de
de mentalité considérablement plus différencié
d'un type
présence
irréductiblement étranger aux dispositions
et par là même plus
communes de leur esprit social.
dans son ensemble, à l'égard de
C'est pourquoi l'élite, professe
idées moins celles de
la science et des savants, des simplistes que
sont ni ni plus réfléchies.
la masse, mais qui n'en plus judicieuses
l'élite voit la science avec beaucoup moins de sympathie.
Surtout,
elle se montre en assez dédai-
A l'inverse de la masse, général
la « science utile un
gneuse de et de », pour porter
l'application
nullement à la théorie, ou plus exacte-
mtérêt, qui n'est affecté,
et surtout idéologique de
ment, à l'interprétation philosophique
celle-ci, telle la lui ses vulgarisateurs attitrés, qui
que présentent
le ordinairement ceux qui s'adressent
ne sont d'ailleurs pas plus
au grand nombre.
des d'une éducation qui
Telle est l'une conséquences majeures
L. BASSO. LA SCŒ~E. LA ET LA
TECHNtQL'E SOCIÉTÉ 353

a fait une part


~ttunfnartrf~moe~t'o~Atnn~~t~
démesurée à la rhétorique et au classicisme litté-
raire, élément éducatif pourtant excellent en soi et, dans une
bonne mesure, à la
indispensable formation d'une élite, éduca-
tion qui rend par ailleurs nos classes dirigeantes trop étrangères
aux réalités de l'existence contemporaine et, en outre, à peu près
inaptes à saisir les de spiritualité
principes et de grandeur morale
qui jaittissent naturellement de l'étude des sciences et de l'assimi-
lation de leur méthode.
Pour l'élite, le savant
devient, d'inventeur, doctrinaire; ce carac-
tère constituant à la fois la tare qu'on lui reproche et l'attrait qui
le rend concrètement intéressant.
En présence de ces opinions diverses, l'homme de science, ne
cherchant à s'Imposer à la masse
pas plus qui l'ignore, qu'à l'élite
qui le méconnaît, s'est une situation
acquis morale très élevée et
une indépendance intellectuelle dont ne jouit, à beaucoup
près,
aucune autre fonction sociale supérieure.
La gênematérieHe le tourmente personnellement peu; elle ne
t'inquiète que dans la seule mesure où ses proches et sa famille
s'y trouvent associés. cette
Or, circonstance même a favorisé la
constitution d'une classe de caractère très particulier, une caste à
qui l'on peut d'autant librement
plus et en toute objectivité, attri-
buer cette d'une
dénomination, qu'il s'agit caste pauvre. Une caste
de cette espèce, celle des savants n'est pas la seule. est sus-
ceptibte d'acquérir une importance immédiate
sociale, ou éven-
tuelle, dont l'opinion est fort loin
moyenne de concevoir une
notion exacte.

Remarquons que le véritable savant est fort enclin à vul-


peu
gariser son œuvre, bien moins encore à la « mondaniser Lors-
qu'il lui arrive de céder à un penchant de cette nature, il agit
plutôt dans un esprit humanitaire que proprement scientifique et
il s'adresse à la masse
plutôt qu'à l'élite. La vulgarisation à Inten-
tion littéraire ou
philosophique tourne en général très vite le dos
à l'esprit d'objectivité.

La situation du technicien dans l'opinion des classes cultivées


est beaucoup plus malaisée à saisir. Sa position matérielle n'appa-
raît plus en disproportion avec le caractère de sa tâche et cette cir-
TO\)E CXV. 1933 (N"~ 5 et 6). 23
REVUE PHILOSOPHIQUE
gg~

à elle à le rapprocher des groupes


constance suffirait, seule,
intimement dans la
sociaux de fonction différente, à le fondre plus
ne saurait ici de caste, mais
communauté bourgeoise. On parler
d'un un peu plus différencié.
tout au plus esprit corporatif
au assez mal délimités
Les cadres de la fonction sont, surplus,
allant de
la admet une hiérarchie d'emplois complexes,
technique
d'exécution à peu maté-
la direction supérieure à des services près
lui-même, l'un des galvaudés
plus
rielle. Le titre d'ingénieur est,
seul laisser de la
soient et ne sur son énoncé, préjuger
qui peut,
le fût-ce d'ailleurs à juste
situation véritable de celui qui porte,

titre.
convenablement rétribué, dispose d'instruments
Le technicien,
lui sont marchandés dans les
de travail qui ne pas
adéquats,
au dans ses bureaux ou
industries bien conduites. Tout plus,
est-il soumis à un contrôle quelque peu
laboratoires modernes,
à l'intérêt bien entendu de qui
méfiant, préjudiciable parfois
de travail et sa diligence ou
l'exerce. Mais est homme
l'ingénieur
mis en cause. La con-
son zèle ne sont qu'exceptionnellement
demeure de qualité haute et jalousement
science professionnelle
entretenue.
tenu en des honneurs et
Le savant, de la foule, marge
ignoré
les classes ne se plaint
des bénéfices de lucre par dirigeantes,
de son attitude s'inspire du sentiment
pas. La dignité
pourtant
de la de sa tâche; l'estime qu'il
ressenti grandeur
profondément l'attei-
des qui ne
universellement, en dépit mesquineries
inspire
à lui assurer le
contribue par ailleurs largement
gnent guère,
d'une mission hautement
réconfort qui naît de l'accomplissement
et intensément aimée.
il n'est de médiocrité matérielle.
Pour l'ingénieur, plus question
fort une
Son attitude est
n'en pas moins éloignée d'exprimer

à celle de l'homme de science. Manifestement,


sérénité comparable
laissant apparaître la
une inquiétude domine ses préoccupations,
d'une offense morale irri-
notion confuse d'une injustice subie,

tante.
rassemblent à inter-
Au cours des réunions corporatives, qui
les groupements et associations
valles plus ou moins périodiques,
des très révélatrices sont parfois pronon-
de techniciens, paroles
la prise de conscience d'un état de
expriment nettement
cées, qui
L. BASSO. LA SCIEKCE, LA TECHNIQUE ET LA SOCIÉTÉ 355

choses nouveau, résumant les conséquences d'une évolution déci-


sive qui assigne à l'homme de technique un rôle éminent dans la
conduite des sociétés civilisées. C'est ce rôle que l'on voudrait
s'efforcer de préciser: chacun ressent exactement l'étendue et la

gravité des responsabilités qui lui incombent et le sentiment de


celles-ci appelle naturellement le désir légitime d'une dignité et
d'une estime qui soient en rapport avec elles.

Or, ce qui ressort principalement des doléances ainsi expri-


mées, si le mot n'est pas toutefois excessif pour traduire des aspi-
rations de cette nature, c'est avant tout un souci d'autorité mieux

répartie, le désir de réduire une sujétion considérée comme illo-

gique et vexatoire pour qui la subit.


C'est pourquoi l'examen d'un tel état d'esprit m'a paru inté-
resser au plus haut point l'étude du problème général que je
considère ici. Les réflexions que je crois pouvoir exprimer sur ce

sujet ne devront donc être rapportées qu'au seul point de vue


d'un essai de mise au point d'une question tout objective de rap-
ports sociaux: elles ne devront pas être interprétées dans le sens
d'un exposé plus ou moins sympathique des revendications d'un

groupe intéressé au premier chef aux aspects concrets de la


situation.

C'est d'une façon fort heureuse, en des termes aussi mesurés

que précis, que M. Lucien Romier faisait ressortir, au cours d'une


conférence faite le C mai 1930 à la Société des Ingénieurs civils
de France, le contraste qui existe entre les pays neufs, où l'ingé-
nieur reçoit le soutien instinctif de l'opinion publique et ceux,
comme le nôtre en particulier, où le technicien scientifique ne

possède ni le rang ni la dignité qui devraient lui revenir.


L'observation courante permet de se rendre aisément compte
que les vues de M. Romier ne sauraient être suspectées ni d'exa-

gération ni même d'un esprit de corps à tendance trop parti-


culariste.
On mettra, bien entendu, hors de cause les situations excep-
tionnelles que créent soit les carrières d'Ëtat, soit les quelques
établissements privés dont l'organisation présente les caractères
d'un véritable fonctionnarisme. Il convient de tenir pareillement
g~ REVUE PHILOSOPHIQUE

s'attacher, non
compte de la considération privilégiée peut qui
fonction en elle-même, mais à la personnalité
pas à la technique
et aussi bien à la possession d'un certain
de celui qui la remplit
d'ancien élève d'une certaine école, toutes cir-
titre, à la qualité
introductrices d'un facteur spécial, qui relève plutôt
constances
la notion de caste ou tout au moins de classe sociale.
de
réserves étant il est certain que trop souvent, dans
Ces faites,
en le savoir de n'est pas estimé à
l'industrie général, l'ingénieur
et que ses ne sont utilisées avec un
sa juste valeur capacités pas
discernement suffisant.
le du à l'égard de la
Il y a d'abord préjugé classique praticien
avoir été sérieusement battu en brèche, ne
théorie, qui, pour
à renaître de ses au incident. Il
tend pas moins cendres, premier
encore d'organisation,
y a encore cette indigence trop générale
confusion des dont le régiment
ce chaos et cette compétences,
nous a si longtemps une charge fort plaisante,
paru présenter
moins n'en n'est ailleurs que la
pour qui du pâtit pas, qui par
d'un état collectif assez dans tout
conséquence d'esprit répandu
social et encore lourdement sur notre vie natio-
l'ordre qui pèse
nale tout entière.
le technicien est à se voir traiter en
Trop fréquemment, exposé
à gages, dont la collaboration se jauge au même
simple serviteur
celle d'un commis ou d'un employé à la
étalon que voyageur
vente.
d'autre en vertu d'un système bureaucratique
Placé, part
et dans la haute direction ne se
plein de contradictions lequel
et nécessairement désireuse d'assumer osten-
montre pas toujours
de sa dans une
siblement les responsabilités charge, placé
assez fausse entre cette direction et l'ouvrier, il en est
situation
réduit à travailler dans des conditions morales et sociales, je
le celles-ci, qui n'ont rien de
ne retiens, pour moment, que
celles devraient en logique à l'uti-
commun avec qui correspondre
lisation rationnelle de la intellectuelle et scientifique
préparation

qu'il a reçue.
Il en arrivera à se mettre en contradiction avec
même, parfois,
les essentiels de cette dernière, sans devoir
les enseignements plus
être accusé autant, en toute de laisser aller ni d'indo-
pour équité,
si puissante en arrive à se manifester l'influence du milieu
lence,
L. BASSO. LA SCIENCE, LA TECHNIQUE ET LA SOCIÉTÉ 357

qui l'entoure, milieu dont il commence à subir l'emprise dès le


stade de sa formation pratique, au cours de l'apprentissage qui
suit l'école.
Il est compréhensible que le sentiment, toujours particulière-
ment vif, d'une infériorité, tout au moins d'une subordination

injustifiée, apparaisse ainsi au premier plan dans cette prise de


conscience professionnelle qui se manifeste si nettement déjà
dans les faits. Ce sentiment, ressenti dans la vie de
profondément
l'usine, se trouve nécessairement encore confirmé au contact des
événements extérieurs et des relations sociales de la vie journa-
lière. Enfin, rabaissé dans le domaine de son activité propre,
comment le technicien n'éprouverait-il pas le senti-
pareillement
ment de l'être dans tous ceux où la vient entrer en
technique
contact avec d'autres activités directrices?
C'est bien, effectivement, ce dernier point de vue l'on trouve
que
le plus immédiatement dans les réflexions et les consi-
développé
dérations émanées des techniciens eux-mêmes. Une à
expression
la fois sobre et élevée en a été donnée M. l'Ingénieur Général
par
du Cénie Maritime François, lors d'un a réuni à
Congrès qui
Paris. en juillet 1931. les membres de deux sociétés
grandes
savantes, groupant l'élite des ingénieurs navals de France et
cl'Angleterre. M. François a émis à cette occasion idées
quelques
d'ordre général et
philosophique sur le rôle de dans
l'ingénieur
les sociétés modernes. Ce rôle, l'orateur le considérait comme
double organiser dans l'ensemble et dans le détail.
perfectionner
L'ingénieur, considérait-il en substance, dans l'élaboration qui
lui incombe, se rencontre avec d'autres d'action le finan-
agents
cier, le juriste, le commerçant. Ces derniers soutiennent la pro-
duction, mais ne la créent point. II est arrivé. à certaines époques
et dans certains pays, que leur action fut très nettement prépon-
dérante. A l'heure actuelle. concluait M. François, la concurrence
mondiale devient spécifiquement technique et l'organisation
d'ensemble pourra de moins en moins aller sans un sens très net,
et même une connaissance éclairée du domaine technique.
Les considérations qui précèdent, accueillies d'ailleurs avec un
intérêt et une faveur marqués par un auditoire réunissait les
qui
compétences techniques, économiques et organisatrices les plus
estimées, peuvent être retenues comme expression des sentiments
388 REVUE PHILOSOPHIQUE

et des idées qui ont pris cours et s'affirment sans cesse parmi
l'élite de la profession technique. La prise de conscience que je
considère s'y précise par une notion très lucide des droits qui
doivent servir de contre-partie et de stimulant moral à l'accepta-
tion des
responsabilités sociales. Le technicien ne réclame aucune

prééminence, mais la reconnaissance de sa profession au même


niveau d'autorité et de dignité que les autres fonctions réalisa-
trices des sociétés modernes.
Il est seulement compréhensible que le sens de ces aspirations
s'obscurcisse et perde de sa netteté, lorsqu'on s'efforce de pénétrer la

pensée du plus grand nombre des hommes de technique, moins


élevés dans la hiérarchie et qui subissent plus profondément et plus
immédiatement l'influence de leur milieu d'action. Cette subordi-
nation plus étroite, à laquelle j'ai fait allusion, à des organisations
d'une logique précaire, contribue malheureusement parfois à
fausser entièrement l'appréciation des réalités.
Comment d'ailleurs la masse des techniciens, quel que soit
l'intérêt qu'elle porte aux arguments développés par les maîtres
de la
profession, ne serait-elle pas portée à abandonner à ceux-ci
l'examen de questions aussi complexes, éloignée qu'elle se trouve
de la sphère où s'affrontent les ambitions rivales des hautes acti-
vités directrices et assujettie si fréquemment à une besogne
obscure, dont l'accoutumance arrive à développer un scepticisme
désabusé, peu favorable à la réflexion critique?
Toute aspiration confuse et inadéquatement exprimée engendre
le malaise. Le malaise est ici indéniable.

L'Ingénieur, est trop réaliste, par tempérament, pour se nourrir

d'idéologie et croire à la vertu des


philosophiques. revendications
Ce qu'il éprouve ne lui paraît pas d'ailleurs susceptible de s'exprimer
dans les formules qu'ont popularisées la lutte de classes ou la pra-

tique (tes conflits économiques.


C'est pourquoi le malaise dont souffre la profession technique
demeure à l'état latent, n'engendrant que le découragement ou la

routine, faute de pouvoir se traduire en propositions significatives


et claires, faute surtout de laisser apparaître la suggestion d'un
sentiment essentiel, profond, qui serait seul susceptible de révéler
au technicien le sens précis et universel de sa fonction et, par là-

même, d'en asseoir au regard de tous la dignité, que sa propre


L. BASSO. LA SC!E\CE. LA TECHXfQUE ET LA SOCtËTÉ 3a9

attitude contribue trop communément. elle-même à laisser mécon-

naître.
Ce sentiment hautement moralisateur, à la fois soutien et syn-
thèse de la dignité et de l'honneur professionnels. comment le faire

surgi dans la conscience claire de tous les hommes de technique?


11 est bien, sans doute, de chercher à délimiter la part qui revient
à l'ingénieur dans sa collaboration à l'oeuvre de production. Mais
cette fonction est complexe; organiser des tâches, conduire des

hommes, en même temps que creuser des problèmes et élaborer


les synthèses théoriques qui sont le substrat de toute réalisation.
C'est sous le premier aspect, celui qui semble concentrer les

qualités caractéristiques normales de l'homme d'action, que le

public éclairé estporté à considérer principalement le technicien

scientifique. Celui-ci n'en agit pas autrement à l'égard de lui-même


et cette attitude explique l'importance qu'acquiert à ses yeux la

position qui lui échoit par rapport aux activités concurrentes, rela-
tivement aux autres catégories d'hommes d'action.
Mais un tel souci n'est guère favorable à l'éclosion d'aspirations
suffisamment cohérentes et susceptibles de caractériser un idéal
commun à tous les membres de la profession, un idéal qui échappe
par sa nature à la compétition des intérêts purement matériels, ou

simplement au désir humain de dominer, pour la seule satisfaction


de l'amour-propre ou d'un esprit de corps étroitement entendu.
Au surplus, le problème que pose tout concours de compétences
ne se résout pas en formules abstraites. La priorité n'est le plus
souvent attribuée ou acceptée qu'en raison de considérations stric-
tement propres aux individus.
Le sentiment qui doit servir de base à la prise de conscience
'l'une mission qui
compte parmi les plus essentielles de la vie de
nos sociétés civilisées, doit et en quelque sorte par définition,
échapper à la sollicitation des intérêts trop contingents et, surtout,
il faut que ce sentiment soit de nature à être dans sa plé-
éprouvé
nitude par le corps professionnel tout entier, depuis ceux de ses
membres qui disposent de l'autorité la plus étendue la
jusqu'à
foule de ceux qui remplissent les tâches les plus secondaires.
360 REVUE PHILOSOPHIQUE

L'instabilité, l'incertitude qui règnent dans les aspirations du


technicien me
paraissent résulter de cette constatation, par elle-
même évidente dans le fait l'ingénieur oublie trop communément

qu'il est un technicien scientifique, qu'il est homme de science ou


du moins qu'il devrait être tel par sa fonction, avant même que
d'être organisateur ou homme d'action, au sens que l'on attache
communément à ces termes.
La technique moderne se sépare de l'empirisme, qui a régné sur
l'industrie pendant de long siècles, précisément en ce qu'elle est

scientifique. Son avènement a marqué une date singulière, aussi


bien sous le rapport du développement général des sciences que
du point de vue du progrès industriel lui-même.
C'est avec juste raison que M. Henri Le Chatelier a reproché à

l'ingénieur de chez nous de ne pas croire suffisamment à la science.


Il n'est pas bien surprenant que, dans ces conditions, notre
technicien soit peu enclin à s'appesantir sur le caractère scientifique
de sa tâche.

Toutefois, il serait moins équitable de mettre cette attitude au

compte d'un scepticisme systématique, paresseux et retardataire.

L'ingénieur, plus étroitement associé que le savant au mouvement


concret de la vie sociale, subit nécessairement avec plus d'intensité
l'influence de l'opinion courante, et les circonstances de milieu qui
accompagnent l'exercice de sa fonction pèsent fatalement sur la
notion qu'il est progressivement conduit à se faire de la significa-
tion de celle-ci.

Jusqu'à une époque encore récente, son début dans la. vie profes-
sionnelle avait pour conséquence à peu près nécessaire d'amorcer
une solution de. continuité déconcertante entre la mentalité pre-
mière qui résultait de sa formation d'école et celle que son stage
à l'atelier ou au bureau de dessin allait tendre à lui faire acquérir.
On répétait à l'envi tout autour de sa jeune inexpérience des
maximes traditionnelles, d'autant plus susceptibles d'influencer sa

réflexion, déjà déroutée par un changement de milieu aussi radical,


qu'elles n'émanaient pas seulement des contremaîtres ou des subal-
ternes à formation manuelle, mais trop souvent des chefs eux-mêmes
et des collègues déjà rompus aux habitudes de la carrière.
L. B ASSO. LA SCIENCE, LA ET LA SOCIÉTÉ
TECHN!QL'E 361

Tout cela pouvait se résumer en un leit-motiv, dont les variations


n'altéraient pas la constance têtue du thème « La théorie ne sert
pas à grand'chose. Il vous faut à présent la Le
acquérir pratique.
mieux, pour y parvenir plus tût, c'est encore d'oublier ce que l'on
s'est donné tant de mal à vous apprendre.
Cette Pratique toute-puissante, telle la concevait la bonne
que
moyenne du personnel des industries, n'était la survivance
que
exaspérée de l'empirisme pré-scientifique. Ce retard à vouloir com-
un état
prendre a engendré d'esprit qui pèse lourdement encore sur
le développement de notre technique; il a contribué une bonne
pour
part à entretenir la d'une cloison étanche entre la
conception
technique et la science, conception si fatale à la compréhension
du progrès scientifique lui-môme.
On ne saurait donc faire endosser au technicien la responsabilité
d'un état de choses dont il est, en le premier à souffrir.
somme,
Mais, cette réserve étant faite, ce n'en est pas moins à lui seul qu'il
appartient désormais de s'en bien rendre compte et ou
d'agir,
mieux de réagir, en conséquence.
Cette Théorie, avec laquelle la routine a été contrainte d'entrer en

composition, du j our où l'exemple de pays de civilisation plus jeune


a fini par lui révéler toute la puissance virtuelle de réalisation
c'est le jaillissement spontané de la synthèse des sciences, la péné-
tration irrésistible de l'inspiration dans le domaine de
scientifique
l'action. C'est en prenant toujours plus conscience
profondément
de cette vérité, par elle-même si claire. si évidente, que l'ingénieur
doit parvenir à triompher de ses doutes, en développant le principe
éminent d'unité morale qui individualise sa et dont le
profession
respect peut, seul. en élever la dignité à la hauteur de ses aspira-
tions légitimes.
Seule, la conscience très nette de servir la fonction scientifique
peut conjurer la dispersion de tendances que favorise l'hétérogé-
néité des tâches concrètes.

L'ingénieur ne peut prétendre, sans doute, à constituer un groupe


social comparable entièrement à celui des hommes de science. II
e&t toutefois des causes d'affaiblissement de l'esprit professionnel,
qui ne découlent pas strictement de la nature des choses. Ainsi,
celle qui résulte de l'intrusion de l'esprit de classe, si caractéris-

tique de notre mentalité nationale.


362 REVUE PHILOSOPHIQUE

Chaque école de techniciens tend à constituer chez nous un groupe


fermé et particulariste, une sorte de franc-maçonnerie préoccupée
tout. d'abord d'établir une hiérarchie de considération sociale et

d'autorité effective, afin de s'assurer dans cette hiérarchie une

éminente. tout en s'efforçant de réduire celle que d'autres


position
ont pu acquérir.
On conçoit le sentiment de dignité de la profession ait gran-
que
dement à souffrir de la rivalité des clans d'école, exclusive de la

formation d'un esprit de solidarité franche, qui serait la sauve-

garde morale d'une profession estimée et aimée pour elle-même,


une conscience claire du caractère véritable de la mis-
grandie par
sion qui lui est dévolue.

Mais cela, ce serait être parvenu déjà à saisir l'un


comprendre
des essentiels du grand problème des rapports sociaux qui
aspects
procèdent du progrès de la recherche et dela culture scientifiques.
Ce serait donc, sans doute, anticiper sur la période de transition

dont nous vivons les circonstances nécessaires, que nos habitudes

de nous rendent si à déchiffrer, parmi tant de


pensée peu aptes
difficultés et de malentendus qui nous déroutent.

Aussi bien n'ai-je retenu si longuement l'examen des aspirations


des hommes de technique montrer, sous un jour que l'on
que pour
habituellement, à quel point la compréhension de
n'envisage guère
scientifique demeure encore étrangère aux préoccupations
l'esprit
non seulement des intelligences les plus cultivées, mais de celles-là

même dont la mission consiste essentiellement à le mettre en œuvre.

M ne faut d'ailleurs pas craindre de considérer la situation

en toute objectivité et de reconnaître que l'estime même,


très sincère, dont de nombreux éléments sociaux témoignent
envers la science, est en fondée sur des illusions ou des
partie
malentendus constamment entretenus par l'opinion courante. La

science l'on aime, et pareillement celle que d'autres redou-


que
tent, n'est en somme que l'idée que chacun peut se faire d'une

science dont l'accès lui est en réalité interdit.

C'est de ou du choc de ces idées confuses ou anta-


l'amalgame
que naît le principe des différentes conduites sociales, qui
gonistes
forment le fond du problème.
L. BASSO. LA SCtE~CE. LA ET LA SOCIÉTÉ 363
TECHXtQL'E

Or, remarquons-le, ici comme en bien d'autres circonstances, les


opinions, les sentiments qui conditionnent le directement la
plus
réalité concrète, ne sont nécessairement ceux
pas qui sembleraient
tout d'abord exprimer la façon d'entendre et de comprendre la plus
unanime, celles qui seraient les plus d'une men-
caractéristiques
talité nationa!e, par exemple, envisagée dans son ensemble et son
unité.
L'homme le plus éloigné de la science n'est certes le
pas plus
ignorant. La masse sociale est surtout et ne
réceptive songe guère
à discuter la valeur de la science. Il est à propos de sur
constater,
ce point, que la masse fait peut-être preuve, dans son incompré-
hension. de plus de discernement, en ne l'idée de
séparant pas
technique de celle de science. Les concepts de science, d'applica-
tion. d'invention se confondent, sans doute, mais du moins la con-
ception populaire a-t-elle en cela le mérite de réunir et de solida-
riser les activités spécifiques diverses dont le concours assure l'unité
et la continuité du progrès scientifique.
Dans sa conférence précitée, M. Romier avec la
constatait,
même pénétration, que « l'âme est en train de recon-
populaire
stituer, par son libre choix, son aristocratie et ses chefs. Le prestige
d'un grand ingénieur, d'un d'un
ajoutait-il, grand constructeur,
grand inventeur est peut-être dans le
supérieur, aujourd'hui,
peuple. auprès de l'ouvrier, de l'artisan, à ce qu'il est dans la
bourgeoisie ».
Ce prestige populaire est réel et M. Romier ne nullement
paraît
en exagérer la généralité ni la rare. Peut-être conviendrait-
qualité
il seulement d'en nettement la exacte.
préciser plus signification
Je ne crois pas que l'estime qui va à l'ingénieur ne
spontanément
soit qu'une variété, diuerenciée. de celle la
superficiellement que
foule réserve d'une façon générale au créateur, à l'organisateur,
au chef d'entreprise, au meneur d'hommes.
Pour le peuple, est avant tout celui sait.
l'ingénieur qui qui a
appris, qui réalise sur des plans et des calculs, ce qu'il sait.
d'après
En propres termes. c'est un homme de un savant. Cette
science,
nuance particulière est le propre de l'estime l'ouvrier
que professe
envers le technicien or, c'est là n'en faut
scientifique; plus qu'il
pour éclairer l'un des aspects les plus essentiels de la question.
364 REVUE PHILOSOPHIQUE

<' Peut-être, considérait enfin M. Romier, dans dix ans, dans

ans, quand un avocat parlera, le peuple sourira, mais quand


vingt
un ingénieur le obéira dans tous les domaines. »
surgira, peuple
Une telle conclusion est riche de sens du point de vue que je
considère, car elle est l'expression, encore très mesurée, d'un état

d'esprit très caractéristique de la profession. C'est pourquoi,


d'ailleurs, il faudrait se garder d'en dénaturer le sens.

Cela d'autant plus qu'elle suffirait à établir, si objectivement

que l'on s'efforce de la prendre, une vérité fort consolante c'est

se sent bien lui-même et par-dessus tout homme de


que l'ingénieur
science, dès qu'une circonstance fortuite vient aviver l'opposition
de mentalité qui règne normalement entre la sienne et celles qui
naissent de l'exercice des autres catégories d'activités sociales,
dont la profession d'avocat lui paraît être le prototype.
Le technicien scientifique, moins cultivé en science générale et

moins que le savant proprement dit, assurément


d'esprit spéculatif
moins vient tout comme ce dernier, mais avec moins
philosophe,
de clairvoyance et de sérénité, se heurter aux attitudes et aux
d'une autre culture, qui se fonde sur de
comportements inspirés
tout autres ce que ni l'un Or, ni l'autre ne parvient à
principes.
bien comprendre,– cette autre culture ne représente pas la vaine
survivance d'un passé révolu, moins encore un entraînement
à tendances rétrogrades; cette autre culture est l'expres-
mystique
sion normale d'un état d'esprit très vivace, caractéristique de l'élite

d'une race, riche de qualités et de virtualités, produit d'une éduca-

tion séculaire à la base de laquelle il serait singulièrement dange-


reux de saper aveuglément.
Il n'est pas surprenant qu'au sentiment du technicien, comme à

celui raisonné pourtant de l'homme de science, les pires résis-


plus
tances paraissent émaner non
pas des plus ignares, mais de ceux-là,

au contraire, qui sont les plus avancés dans la possession de cette

culture à tendances antagonistes, ou qui expriment du moins, en

raison de leur position et de leur influence, avec le plus de netteté

et de vigueur l'idéal et les aspirations qui en sont spécifiques. D'où

ce heurt de mentalité si particulièrement accusé entre le technicien,


LA SCfE~CE, LA TECHNIQUE ET LA SOCtÈTÉ 365
L. BASSO~

en sorte l'action scientifique et l'homme


qui extériorise quelque
des classes libérales détient, le plus normalement, l'autorité
qui
sociale et les A plus spiritualisé de la
pouvoirs publics. l'étage
science la même se manifeste, sans doute, mais
pure, opposition
des attitudes aussi démons-
elle ne se livre pas a l'observation par
on pourrait dire d'ailleurs aussi frustes.
tratives, parfois
La culture scientifique vient directement interférer, chez nous,

avec la culture traditionnelle, à base de littérature et


classique
d'humanités. Le défaut de notre éducation est de n'avoir
capital
su les de cette interférence et d'en faire
pas prévoir conséquences
ainsi dire à jet continu, un principe de conflit. Ce
surgir, pour
conflit n'est nullement dans la nature des choses.

Il n'est de savant ni digne de ce titre qui ait


pas d'ingénieur
le temps consacré par lui aux études classiques.
jamais regretté
Celles-ci n'ont apporté le moindre obstacle à l'éclosion
jamais
du ou du scientifiques et, bien au contraire, les
goût génie
de leur absence ou moins complète, chez
conséquences plus
de techniciens notamment, n'ont été que trop souvent
beaucoup
même en ce concerne le strict exercice de la
déplorées, qui

profession.
Dans l'état de nos institutions, la formation de l'homme de

science et du technicien tend toujours plus rigoureusement à en

faire des Dès les débuts, l'enseignement des sciences


spécialistes.
en cycle la continuité qui règne entre
s'organise fermé, rompant
les différents autres ordres d'étude. Qui s'y adonne avec plus de

tend à rompre avec la poursuite de ceux-ci. Le candidat


penchant
aux écoles techniques entre dans les cours de préparation spéciale,
au moment où la des humanités commence à
précis signification
se dans les consciences et où il suffirait d'un dernier
préciser
travail d'incubation, favorisé des leçons adéquates, pour en
par
définitivement la philosophie et la vertu éducative. Paral-
dégager
lèlement, le « littéraire » achève son cycle avec une connaissance

toute des sciences et une méconnaissance à peu près


livresque
radicale de l'esprit scientifique.
Donc, de et d'autre et, ce qui est pire, créa-
particularisme part
tion d'un stérile, le heurt de deux formations à la
antagonisme par
vérité aussi incomplètes l'une que l'autre.

Du de vue de des tâches sociales, qui dit


point l'organisation
366 REVUE PtUI.OSOPRiQUE

spéciajiste dit subordonné, tout au moins agent strictement


renfermé dans le cadre d'une fonction à limites bien déterminées.
Or, si la spécialisation, quelle tend à devenir
qu'elle soit, une
nécessité impérieuse dans des
l'accomplissement tâches scien-
tifiques et techniques, toujours délimitées et qui
plus précisément
exigent des connaissances la
toujours plus approfondies, conduite
des affaires et même des
publiques grandes affaires privées,
exige en revanche des vues des idées
coordonnées, générales, une
certaine universalité de ne fût-ce
compétence, que pour dominer
les diSicuItés qui naissent de la multiplication et de l'enchevê-
trement des activités mises en jeu.
Force est bien de constater le savant,
que le plus ordinairement,
et l'ingénieur presque éminënts
toujours, pour que soient leurs
découvertes ou leurs services, demeurent des esprits singulière-
ment fermés à bien des et à bien des réalités
conceptions d'utilité
vitale et que leur en vérité
présence, accidentelle, aux hautes
fonctions de la politique ou des affaires générales, n'est guère
révélatrice en fait d'une intelligence particulièrement remarquable
de celles-ci et moins encore d'une à
aptitude y adapter les
méthodes précises, les innovations originales, qui seraient carac-
téristiques de l'esprit qui préside à leurs travaux, habituels.
L'avocat, quoi qu'on en puisse dire, est d'aborder les
susceptible
affaires sociales avec une autre de vues et de
ampleur ressources
intellectuelles: pour peu qu'il veuille s'en donner la il
peine,
acquiert assez rapidement une connaissance des
pratique réalités
psychologiques et morales, qui vient les effets de la
compenser
formation trop de l'enseignement
idéologique universitaire. Prati-
quement, ceci est une constatation, il se révèle le seul
simple
agent d'activité sociale qui soit à peu bon à tout, très
près capable
en tout cas d'assumer une variété étendue de fonctions, qui n'ont
par elles-mêmes rien à faire avec le Palais.
L'avocat, envisagé comme type d'une
caractéristique formation,
est en réalité, de par sa mentalité, plus représentatif d'une culture
que d'une profession. C'est chez
par excellence, nous, l'homme
des classes libérales.
On s'explique l'avocat en
que soit, quelque sorte, la « bête
noire » du technicien et de l'homme de
qu'auprès science lui-
même, il jouisse d'un crédit et d'une estime assez limités, pour ne
L. BASSO. LA LA TECHNIQUE ET LA SOCIÉTÉ 367 i
SCIENCE,

dire Et ce conflit, de malentendus et de vues


pas davantage. gros
de part et d'autre, me paraît tout à fait instructif
superficielles
aux positions de la science vis-à-vis des élites sociales.
quant

Il convient, bien entendu, d'exercer un contrôle suffisamment.

serré sur les incidents que peut livrer l'observation


multiples
courante, en de faire la part de l'élément purement
particulier
tend souvent à envenimer les conflits, en déna-
affectif, qui trop
turant d'ailleurs leur caractère spécifique. Cette réserve étant

faite, il est facile de se rendre compte que le principe d'opposition


de la des cultures domine du tout au tout
qui procède divergence
celui la seule rivalité de fonction ou d'autorité
que peut engendrer
sociale.
et libéral de deux conceptions inconci-
Scientifique partent
liables de la rationnelle et de son efficacité pratique. Le
précision
rôle même leur est dévolu, à l'un et à l'autre, dans la vie
qui
tend à accentuer irrémédiablement cette divergence initiale.
active,
Une établie et selon les
plaidoirie juridiquement charpentée
de la psychologie courante, apparaît volontiers au
suggestions
technicien comme relevant du et du verbiage. Pour peu
sophisme

que l'expression verbale,le geste oratoire


la s'y accusent
diction,
avec il n'y veut voir que les moyens de la
quelque excès, plus
comédie et le succès est pour lui de mauvais aloi.
remporté
Il se dégagerait sans doute de cette impression première, s'il

était à participer effectivement à la vie des affaires,


appelé plus
c'est-à-dire autrement qu'en spécialiste.
Car, où le scientifique, et l'ingénieur en particulier, commettent

une lourde faute de c'est se considèrent, eux


jugement, lorsqu'ils
seuls, comme des hommes d'action au sens propre.
homme connaît aussi bien le prix du temps
L'avocat, d'affaires,
et ce n'est l'effort inutile.
qu'apparemment qu'il prodigue parfois
!1 ne si abondamment que force lui est bien de
parle que parce
avec de la clientèle. L'ingénieur qui a vécu tant
compter l'ineptie
soit au contact des conseils d'administration a connu des
peu
nécessités de même ordre.

Or, c'est en tant qu'homme d'action, que l'avocat


précisément
368 REVUE PHILOSOPHIQUE

crm1fa aerav
assez mSrl;n.o.o.,+ 7~s rl'~u.11- L -i~
goûte médiocrement l'appoint d'une collaboration technique
ou scientifique.
Les conclusions objectives, et réfléchies
scrupuleusement pesées
du rapport d'expert, lui à l'excès et par
apparaissent prudentes
elles-mêmes inaptes à convaincre un le plus ordinairement
juge,
fermé et même hostile au du raisonnement
principe scientifique.
L'expert n'est que le spécialiste, à qui l'on demande de répondre
par oui ou par non sur et
quelques questions déterminées, qui
demeure par définition même à et
étranger l'aspect juridique
social du litige en cause.
Ce rôle de dans le débat le
l'expert judiciaire, technicien
continue pareillement à le à l'égard des autres de
remplir agents
l'activité sociale. Oubliant ou méconnaissant le caractère essentiel
de sa fonction, qui étroitement à l'homme de
l'apparente science,
ne voulant retenir que sa participation aux activités directrices et
organisatrices, il est amené à s'égarer en d'illusions et
beaucoup
de conceptions fausses sur la répartition des compétences et la
conduite des affaires, aussi bien
publiques que privées.
Faute d'une prise de conscience mieux éclairée de la nature
scientifique de sa mission, cherche en vain à inter-
l'ingénieur
préter le sens d'aspirations confuses, sont
qui par elles-mêmes
très légitimes et il risque, s'il veut des désirs à l'action.
passer
d'aggraver un conflit de mentalités dont nos sociétés ressentent
déjà si intensément les effets.
Ce que le technicien ne
scientifique comprend pas assez,
comment l'élite le comprendrait-elle '?
non-scientifique davantage?
On ainsi mieux
peut s'expliquer que l'ingénieur, rétribué maté-
riellement, en tant des utilités et immédiates.
qu'agent pressantes
ne jouisse pas auprès des classes cultivées de la d'estime
qualité
qui va au savant, en dépit de toutes les oppositions de tendance
créées par l'éducation et entretenues la tradition
par de classe.

La considération des sociales des vient


positions agents donc
compléter fort opportunément le de vue s'arrête à déli-
point qui
miter sur un plan purement abstrait la frontière idéale des champs
d'activité. Elle seule peut livrer la exacte d'une
physionomie
L. BASSO. LA SCtEKCE. LA ET LA SOCIÉTÉ
TECHXfQUE 369

.r_ 1
époque, en réformant soit les préjugés vulgaires, soit les vues
théoriques d'une logique trop dédaigneuse du fait et
pur simple.
Dans nos sociétés de vieille civilisation, la Science n'occupe pas,
en somme, la place qui devrait revenir en raison à s.on et
progrès
à ses virtualités multiples.
En tant que pensée, recherche de la connaissance, c'est-à-dire
sous l'aspect que la philosophie prend exclusivement en considé-
ration. la science, ignorée de la masse, n'intervient très
que
accessoirement dans les préoccupations des élites et
dirigeantes
son influence sur la conduite politique et même des
économique
sociétés est pratiquement négligeable.
En tant qu'action, sous l'aspect réalisateur et constructeur
qui ne s'est pas encore imposé à la réftexion critique et dont celle-
ci ne perçoit que l'aboutissement c'est-à-dire la
extra-scientifique,
mise en œuvre à des fins utilitaires des résultats de la recherche
théorique, en tant qu'action, la science n'est en réalité acceptée
que dans une fonction strictement délimitée à un certain cadre
d'applications purement techniques. Toujours, la science demeure
serve la société ne veut attendre d'elle des utilités bien défi-
que
nies des fleurs pour sa des commodités matérielles
rhétorique,
et surtout des canons et des moyens de combat.
Et ceci peut conduire à entrevoir à quel point l'intervention du
facteur social est susceptible la base de tous les
d'élargir pro-
blèmes philosophiques qui sont à l'origine du développement
scientifique et, en particulier, celui-là même de sa moralité.
Les grands débats doctrinaux qui se sont élevés sur ce terrain
classique s'éclaireraient assurément d'une lumière du
féconde,
seul fait de l'intégration raisonnée du de vue de l'action
point
scientifique, faute de la considération l'activité de la
duquel
science demeure encore, au sentiment de tant d'esprits cultivés,
suprêmement égoïste et dédaigneuse des fins humaines.
L'ceuvre scientifique, étant définition collective et désinté-
par
ressé, ne peut échapper purement et aux
simplement apprécia-
tions de la morale.

Pourquoi n'admettrait-on pas que, seule, la est amo-


Technique
rale ? Et ce caractère même ne pourrait-il précisément servir, mieux
qu'aucun critère logique, à la différencier de la Science appliquée,
au cœur de laquelle elle si profondément ses racines?
plonge
TOME CXV. i933 (t<" 5 et 6). 24
370 REVUE PHILOSOPHIQUE

C'est au technicien et non pas à l'homme de science que l'on

demande de concevoir l'engin de massacre, le produit subtil qui


détruira toute une population paisible. Ces fins-là ne sont pas des

fins scientifiques, ce sont les fins qui sont les conséquences logi-
d'un entraînement mystique séculaire, les fins en harmonie
ques
avec une histoire qui ne retient volontiers que les dates des

batailles, une poésie qui ne vibre sincèrement qu'au choc des

boucliers et qui ne s'épanouit qu'aux accents sombres et tragi-


ques de la haine déifiée, le seul dieu dont l'humanité se satisfasse

encore.
Le technicien les ressources de la
emploierait pareillement
science à des buts de préservation ou d'urbanisme sa technique

est susceptible de servir aux fins les plus contradictoires et ce

n'est assurément pas en elle que peut résider le moindre facteur

de moralité. Tout autre apparaît, à la vérité, la discipline scienti-

fique.
La recherche des principes, des lois, ou encore, si l'on préfère,
de l'explication, exclut-elle nécessairement l'intervention de-ce que
nous appelons communément le facteur moral? Cette exclusion,
certains se à proclamer à la façon d'un dogme, ne
que plaisent
tient-elle pas elle-même à l'étroitesse de nos conceptions tradition-

nelles sur la morale aussi bien que sur la science? La moralité ne

réside-t-elle pas dans l'attitude même qu'impose le souci de la

méthode, surtout dans l'effort vers l'objectivité, qui n'est pas


autre chose, pour qui sait se garer des phrases et des mots, que
l'exaltation d'une tendance à l'accord universel, à la mise en
commun du de l'espèce, à la recherche du seul point
patrimoine
de vue dont les rivalités et les passions ne risquent pas d'entacher

la sérénité si durement conquise?


Or, si l'on accepte l'idée que la science ne limite nullement sa

fonction à l'analyse des recherches pures, mais qu'elle achève et

épanouit son œuvre dans le champ des grandes synthèses qui


visent à la reconstruction abstraite de l'univers réel où se déroule
la destinée de l'espèce, comment ne pas reconnaître la nature émi-

nemment morale des disciplines ainsi mises en cause?


L'oeuvre technique apparaîtra d'autant plus immorale qu'elle

s'éloignera davantage de la synthèse idéale de la Science appli-


quée. La technique de guerre développe certaines ressources des
L. BASSO. LA SCŒXCE. LA TECHXtQUE ET LA SOCIÉTÉ 3'H

sciences physiques, chimiques, mécaniques, en écartant défi-


par
nition même celles des disciplines scientifiques qui sont suscep-
tibles d'être appliquées aux fins de de de
prospérité, santé,
mieux-être, d'humanité, au sens le plus noble d'un mot si gal-
yaudé.
C'est pourquoi la médecine, l'hygiène, l'urbanisme lui-même

peuvent ou pourront prétendre, du moins pour une large partie


de leurs travaux, à la qualification de sciences, tandis qu'il n'exis-
tera jamais que des arts militaires.
La moralité de la Science appliquée naît du concours, ne fût-il
qu'éventuel et même virtuel, de toutes les ressources rendues dis-

ponibles par la recherche pure dans toutes ses branches. Le carac-


tère scientifique, et par conséquent moral, disparaît dès le
que
choix exercé parmi ces ressources devient tel la
que synthèse
entreprise peut impliquer une contradiction avec les applications
d'une autre science quelconque. La Technique à ses
peut pousser
extrêmes positions l'immoralité foncière de certaines synthèses
partielles.

Au problème logique de la de
pénétration l'esprit scientifique
dans les méthodes d'étude, les habitudes de raisonnement et d'une
façon très générale dans les conduites d'ordre intellectuel. se
superpose en somme le problème vaste et
plus plus proprement
social de l'extension de l'action scientifique dans l'évolution
générale des civilisations.
A ce point où la pensée, la recherche de la connaissance se
transpose graduellement en réalisation, en synthèse systématisée,
In fonction technique occupe une place l'obser-
privilégiée pour
vateur philosophique, en lui révélant, nettement tout
plus que
autre processus d'activité collective, d'une les
part conséquences
certaines du progrès scientifique et, de l'autre, la nature et la
grandeur des résistances que ce progrès suscite et avec lesquelles
force est bien les de lutte
d'organiser moyens appropriés.
La science n'est pas une entité élaborerait ses abstrac-
pure qui
tions sur un plan d'idéalité sereine; elle consiste en la mise en
œuvre d'une méthode, dont le ressort réside essentiellement dans
l'adoption volontaire et systématique d'une certaine attitude
372 REVUE PHILOSOPHIQUE

d'activité. Or, cette attitude suffit à mettre l'homme de science en


conflit avec la plupart des éléments qui constituent concrètement
le milieu social.
La Société a bien compris la puissance réalisatrice de la science
et elle s'efforce d'en tirer tous les usages possibles, les meilleurs.
moins que les pires. A l'égard de la science elle-même, elle
demeure en défiance, car, sans bien en saisir la signification
exacte, elle répugne invinciblement à ses volontés d'objectivité
systématique et de conduite rationnelle.
La résistance sociale à l'idée scientifique a pu apparaître pen-
dant longtemps comme la manifestation de tendances d'essence

religieuse et exclusivement cela. Cela tient à la


prépondérance
qu'accusaient la
pensée religieuse et les préoccupations d'ordre
confessionnel dans l'ensemble des activités sociales. Ce que nous

appelons aujourd'hui nationalisme a fait jadis partie intégrante de


l'acte de foi.
C'est en réalité une longue tradition de formation intellectuelle
et sentimentale que la science vient atteindre et irriter dans ses

représentations et ses aspirations


plus caractéristiques. Cetteles
tradition prend racine au cœur même du paganisme et la religion
chrétienne s'est plutôt laissée porter par elle qu'elle n'a entrepris
de modifier bien profondément ses tendances. On reprochera bien

autrement, un jour prochain, à la Science son internationalisme

qu'on ne l'a jamais accusée d'athéisme intégral.


En attendant, il est loisible de lui demander des armes et des

moyens de désharmonie, ou mieux encore des apparences de


théories susceptibles de renforcer les éléments sentimentaux de
haine et de discorde. Là réside le principe de mensonge qui gâche
irrémédiablement le progrès scientifique dans les cœurs et les
consciences.

Tôt ou tard, la science sociale prendra contact avec les données


de ce problème angoissant; ce serait déjà un singulier mérite

pour elle que de parvenir à en poser les bases en termes objectifs,


car jamaispeut-être l'application de la méthode scientifique à des
difficultés de cet ordre n'a soulevé de complications comparables.

Louis B~sso.
Correspondance de Descartes

Nouveau classement

La Correspondance de Descartes ne rester en l'état où


peut pas
elle est dans les cinq premiers volumes de la grande édition Adam-
Tannery (1897-1913~.
L'heureuse trouvaille. en 1824, de 121 lettres échan-
autographes,
gées entre IIuygens et le philosophe. exige d'abord tout un rema-
niement chacune doit être replacée à sa date dans l'ensemble. Un
certain nombre sans doute avaient été de Descartes et
publiées (16
17 de
Huygens), mais sur des ou de
copies imparfaites simples
minutes, et avec des dates à peu demandaient
près exactes, qui
toutefois confirmation: et 88 étalent tout à fait dont
inédites, 58
du philosophe (plus 4 encore à d'autres correspondants). ').
D'autre part, au cours même de l'édition, nombre de lettres
avaient été retrouvées, trop tard à
pour qu'elles pussent figurer
leur place dans les cinq volumes. Elles ont donc
premiers fait
l'objet d'additions assez étendues au tome X, 151-171 et 539-
pages
C80. au tome XI, pages 667-706 et et dans le
i-vni, Supplément,
pages 1-48 et 97-98, qui sert en même d'index toute
temps pour
l'édition.
Maismêmeles cinq premiers votumesont de semblables
additions,
pour des lettres qui devaient dans chacun et ne sont
figurer d'eux,
parvenues qu'au fur et à mesure à la connaissance des éditeurs
ainsi au tome V, pages 501-559: au tome IV, pages 643-701; au
tome IIJ, pages 699-717; au tome IL 645-650 et
pages déjà au
tome pages 569-582.
Enfin les errata, en assez nombre trentaine
grand (une par
volume), ont été rassemblés à la fin du tome 655-660.
V, pages
Un lecteur, à qui l'édition est familière, retrouve sans
s'y trop
de peine. Mais cela ne laisse d'être assez embarrassant à qui
pas
3T4 ik REVUE PHILOSOPHIQUE

ne consulte que de temps à autre les douze à treize volumes.

malgré les tables des matières et autres secours.


Pour faciliter une publication meilleure de cette correspondance,
on donne ici la liste complète, bien en ordre, année par année,
chacune à sa date, de toutes les lettres connues jusqu'à présent
celles des cinq premiers volumes (avec les additions), et des tomes
X etXI. et du Supplément, et de la correspondance Descartes-Huy-
gens. Pour simplifier, les noms de Descartes et de son prin-
cipal correspondant, Mersenne, ne sont indiqués que par les ini-
tiales D. et M.; les noms des autres correspondants le sont en
toutes lettres. Comme renvois à l'édition, deux chiffres ro/H<

pour le tome, arabe pour la page. Pour la correspondance de Des-


cartes et Huygens, on renvoie au volume publié sous ce titre par
Léon Roth, Oxford 1926, avec l'indication R. et le numéro de la

page'.
1619.

Si janvier, Bréda, D. à Beeckman (X, 1S1).


26 mars. (X,1S4).
20 avril, (X.161).
33 (X.d62).
29 Amsterdam, (X, 164).
6 mai, Middelbourg, Beeckman à D. (X, 167).

t. Une lecture attentive du fac-similé d'un autographe de Huygens donne


lieu aux remarques suivantes
t" Huygens écrit toujours s (et non pas f). S'il y a doute
pour )'s en commen-
cement d'un mot, il suffit de le comparer à t'y, qui dépasse toujours, au-dessus
et au-dessous, l'alignement des autres lettres, tandis que t's de Huygens ne le
dépasse jamais. Il ne doit donc pas le dépasser non plus a l'impression, et il
convient d'imprimer de m&me st, ss, si, et non pas ft, fi comme fait
Descartes.
2" Les deux lettres i et j sont distinctes chez Huygens, tandis que Descartes
écrit toujours t. même pourj ex., ie, pour je.
3° Descartes écrit pour la lettre initiale u ex. oft. Huygens écrit un.
4" Inversement. Descartes écrit u pour u dans le corps des mots ex., deuotion,
i'auoue Huygens fait de même il n'emploie v que comme lettre initiale voir.
S" A ta fin des mots, Huygens écrit x, et non pas s comme fait Descartes
<:<tts, hareus.
6" Descartes simptiHie les lettres doubles, tt, nn, Huygens, non.
Sauf sur ce dernier point, l'écriture de Descartes est donc plus archaïque que
.cette de Huygens, comme si Huygens avait appris à écrire notre langue avec un
jnattre de français plus moderne. (On remarque aussi cette particularité de
.t'écrituro hollandaise ou flamande ij pour y).
Par contre, dans les lettres de Descartes, il ne faut
pas imprimer t< pour ils.
La dernière lettre est bien un s et non pas z, comme on le constate en lisant,
par exemple, la deuxième personne du pluriel des verbes uoye; xc.
C. ADAM. CORRESPONDANCE DE DESCARTES 3ï5

1622.

3 avril, Rennes, D. à son frère aîné (l, 1).


22 .D. à son père <1.2).

1623.

21 mars. D. à son frère aîné (1,3).

1625.

24 juin, Poitiers, D. à son père (1,4)-

1626.

16 Paris, D. à son frère aîné (1,5).


juillet,

1628.

? D. à X. pour Balzac (I, 5).


30 mars, Paris, Balzac à D. (1,369).

1629.

18 D. à Ferrier (1,13).
juin,
18 juillet, de Hollande, D. au P. Gibieuf (I, 16):
septembre, D.àX (1,18).
8 octobre, D.àM. (1.22).
Amsterdam, D. à Ferrier (1,32).
2ti .Paris, Ferrier à D. (!,38).
13 novembre. Amsterdam. D.àFerrier (1,53).
fl3 ] D.àM. (I, 69).
M D.àM. (t,'76).
18 décembre. D.àM. 1, 82).

1630.

janvier, Amsterdam, D.àM. ~I,10a).


25 février. D. à M. tl.lia).
mars], D.àM. ~24).
!i8 –], J, D.àM. (i, 128).
t.'i avril. Amsterdam, D. à M. (I.I3S).
mai], D.àM. (1,147).
[6
27 –1. ), D.à[M.] (1,151),
fsept. ou oct.], Amsterdam, D. à [Beeckman] (I, la4).
17 octobre. D. à fBeeckman] (I, lj6).
!4 novembre], D.àM. (!,170).
!25 ]. D.àM. (I,l'i"7).
f2 décembre], D.àPerrier ~1,183).
~2 ]. D.à[Condren] (1,188).
f2 ], D.àM. (1,189).
23 D.àM. ~t,192).
3~6 6 REVUE PHILOSOPHIQUE

1631.

[laavrit], D. à Balzac (1,196).


25 Paris, Balzac à D. (1,199).
[5 mai], D. à Balzac (1,202).
2 juin, D. à [Reneri] (1,208).
été, Villebressieu à D. (I, 209).
été, Amsterdam, D. à Villebressieu (I, 242).
[octobre], D.àM. (1, 249).
[oct.ounov.] D.àM.. (1,226).

1632.

[janvier], D. à [Golius] (I, 232).


2 février, Amsterdam, D. à Golius (!, 236).
[5 avril], D. à M. (1,242).
[3 mai, D. à M. (I, 244).
[10 ]. D. à M. (t, 249).
23 Amsterdam, D. à Wilhem (I, 233).
[juin], Deventer, D.àM. (I,2S4).
[été], D.àM. (1,287).
[nov. ou déc.], D. à M. (I, 260).

1633
7 février, Deventer, D. à Wilhem (I, 264).
25 juillet, D.àM. (1,266).
[fin novembre], D. à M. (I, 270).
12 décembre, Amsterdam, D. à Wilhem (I, 273).
[fin 1633], D. à Stanpioen 275 et 573).

1634.

[février], D.àM. (1,280).


[avril], < D.àM. (1,284).
18 mai, Amsterdam, D.àM. (1,292).
2 juillet, D. à Reneri (I, 300).
14 août, Amsterdam, D. à M.. (I. 303).
22 D. à [Beeckman] (1,307, et X, 881).
[sept.ouoct.]. D.àMorin (1,313).

1635.
16 avril, Utrecht, D. à Golius (I, 3t4)..
6 mai, La Haye, Huygens à D. (R., 1).
19 Utrecht, D. à Golius (I, 317).
[juin ou juillet], D. à X. (1,321).
28 octobre, Pandcren, Huygens à D. (!, 325, et R., 2).
l" novembre, Utrecht, D. à Huygens (I, 328, et R., 5).
5 décembre, Arnhen, Huygens à D. (1, 332, et R., 7).).
8 Utrecht, D, à Huygens (R., 9).
H D. à Huygens (I, 334, et R., 11).).
C. ADAM. CORRESPO\DA\CE t)E DESCARTES 3T7 7

1636.

mars [Leyde], D.àM. i.1.338).


28 D. à Huygens (R., i5).
:!) La Haye, Huygens à D.(R.,t7).
31 Leyde. D. à Huygens (I. 342, et R., 19).
Il juin. D. à Huygens (R., 19).
t;< La Haye, Huygens à D. (1,343, et R.,2d).
U juillet, Huygens à D.tR., 23).
13 Lcyde. D. à Huygens ( R., 24).
23 octobre, Sprang, Huygens à I).(R., 26).
3o .Leyde. D. à Huygens (R., 27;.

1637.
t" janvier. Leyde, D. à Huygens, (R., 29).
:i La Haye. Huygens à D. (!, 345, et R.,
3(J).i.
15 février. M.àD. (R., 261).
255 La Haye. Huygens à D. (R., 32).
27 Leyde, D. à Huygens (R., 33).
[2-? .] D. à M. ~t, 347).
1* mars, La Haye, Huygens à D. (R., 35).
3 Leyde, D. à Huygens (R., 36).
D.ôM.' (1. 363).
D.àM. (1, 365).
D.àX. (1,332).
D.àX. (!,368).
22 Leyde. D. à Huygens (R., 38).
24 La Haye, Huygens à D. (R., 39).
29 Leyde, D. a Huygens (R., 4d).
20 avril, Leyde, D. à Huygens (R., 44).
20 mai. Atcmaer, D. à Huygens ~[, 371, et R.,
45).
2 juin. La Haye, Huygens à D (R., 48).
(entre 8 et i2). D. à Huygens (R., 49).
Leyde, D. à Wilhem (!, 386).
D.àM. (L374).
D. à M. (1,389).
12 Leyde, D. à Huygens (L384,etR.,5t).
14 Leyde, D. à Colvius (I, 379).
14 Leyde, D. à Balzac (I, 380).
[14 Leyde], D. au P. Noël (I,382).
27 La Haye, Huygens à D. (R., 53).
5 juillet, Alcmaer. D. à Huygens (R., 54).
30 août. D. à X. (I, 393, et Co-
hen, 486).
378 REVUE PHILOSOPHIQUE

'1637 (suite).
13 sept. Louvain, Fromond à D. (1,402).
18 Louvain, Plemp à D. (1,399).
18 devant Bréda, Huygens à D. et
(I. 393, R.,
SS).
3 octobre, D. à Plemp (!, 409).
3 D. à Fromond, (I, 412).
5 D.àHuygens (I, 431, et R..
58).
[5 ], D. à M. (I, 448).
[S ], D. à M. (I, 480 et 354).
[S ], D. au [P. Noël] (1,4S4).
[ ], D. au [P. Fournet ou Four-
nier] (1, 456).
[octobre 2], D.àDogen (1, 458).
23 novembre, La Haye, Huygens à D. (I, 461, et R., 60).
Toulouse, Fermat à M. (I, 463).
4 décembre, D. à Huygens (I, 506, et R., 62).
20 D. à Plemp (1,475).
[fin déc.], D. à M. (I, 477).

1638.

[janvier], D. à M. (I, 481).


[ ], D. à M. (1, 486).
[ ], Louvain, Plemp à D. (I, 496).
[25 janvier], D. à M. (I, 499).
[ ], D. à Huygens (I, 505 et R., 64).
2 février, La Haye, Huygens à D. (I, 508 et R., 65).
[ ], [La Haye, Reneri pour D..(1, 511). Pollot à
8 > D. à Huygens (I, 819, et R., 69).
13 D. à Pollot (1.517).
18 D. à Plemp (I. S21).
22.2 Paris, Morin à D. (I, 536).
22 D. [au P. Vatier], (1,558).
fl" mars], D. contre Roberval et Pascal (II, 1).
r ]. D. à Mydorge, (II, 15).
[ ], D.àM. i~l. (11,24).
9 mars, D. à Huygens (H, 47, et R., 71).
[mars], Plemp à D. (11,52).
[ ], Ciermans à D. (II. 35).
23 mars, D. à Plemp (II; 62).
D. à Ciermans* (II, 69).
31 D.àM. (11,81).
[avril], Roberval contre D, (II, 103).
[avril ou mai], D. à Reneri pour Pollot(II, 34).
C. ADAM. CORRESPONDANCE DE DESCARTES 379

1638 (sut~).

28 avril. M. al). (H, 116).


3 mai, D.àM. (11,122).
17 mai, D.àM. (11,134)..
!17on24mai]. D.àM. (H, 154).
D. à Hardy (11.169).
[juin],
f29juin], D.àM. (11.174).
f –1, D.à Huygens (R.,75).
D.àMorin (11,196).
ri3juiHet],
13 juillet, D.àMorin (11,221).
D.àM. (!i,222).
]. D.àM. (11,246).
j
2~ D.àM. (11,253).
], D. à Fermat (tl, 280).
f30– ], prèsdeBerg-op-Zoom,HuygensàD.(H,282,ptR.78.)
[1"– M.àD. (H.286).
[2 août. Paris. MorinàD. ~11,288).
18 RegiusàD. (11, 305). j.
19 D. à Huygens (II, 348, et R., 82).
f20–'), D.'àRcneri t.11.306),
~3 U.àM. (H, 30-?).).
D.àPIemp (11,343).
D.àM. ftt,352).
12septembrc.
j ]. D.àMorin (11.362).
]. D. à Ferrier ~1,373).
], D.àX. (I!,377).
lloctobrel, D.àM. ~1,379).
1 ), D. à Fermat (11,406).
], Paris, MorinàD. ~11,408).
13 novembre. Blois, DebeanneàM. t\526).
t5 D.àM. (11,419).
!nov.-dec.]. D.àX. (11,451).
D.àHnygens (II, 455, et R., 86;
~décembre],
D.àM. jll.4t)2).

1639.

!9 janvier], D.àFrenicte (11,471).


D.àM. (11,479).
29 Santporte, D. à Huygens (R., 87).
9 février. D.àM. )II,493).
2~ D.àDeheaune ill.510).

[ ], D.àM. (If, 523).


9 mars. Utrecht. Regius à D. (II. 526).
19 Regins et .'Emilins à D. (H, :i28).
3 avril DebeauneàM. ~V.539).
380 REVUE PHfLOSOPHI~UE

1639(sHt<e).
30 avril D. M. (II, 829,et V.829).
[ L D. à [Debeaune] (II, 541 et V, 530).
6 mai, Santporte, D. à Huygens,
R., 89).
'S La Haye, à D.
Huygens (II, 846. etR., 90).
Utrecht, Regius à D. (II, 548).
28 Fort de Nassau, à D.
Huygens (II, 549, et R., 92).
6 juin, Santporte, D. à Huygens (II, 881, et R., 93).
[''S ], D. à [Desargues]
(II, 883).
~9 D. à M.
(II, 557).
14 juillet, Utrecht, RegiusàD.. (H, 868).
27 août, D. M.,
(11,869).
[septembre], j, D. à Schooten (11, 874).
mi-sept., Utrecht, Regius à D. (H. 882).
octobre, D. Huygens (I!, 583, etR..98).
t6 octobre, D. à Mersenne (II, 587).
[octobre] D. à
[Huygens?] (II, 600).
[oct-nov.], Utrecht, Regius à D. (H. 616).
[13nov.] D. M.
(11,617).
17 D. à
Santporte, Huygens (R.. 99).
19 Van Surck à Huygens (R., 264).
Huygens à Saumaise (R., et
310-333)
Cohen, 512).
Saumaise à D. (X. 887~.
26 Santporte, D. à Huygens (R.. 104).
26 D. à Van Surck (R., 366).
30 Van Surck à Huygens
Leyde (R., 268).
nov.-dec.. 4 pièces en flamand, (R.,
274-277-280-283).
3 dée.
déc. à D.
Regius
Ilegius (H, 642).
12 D. à
Leyde, Huygens (R., 107).
t3 La Haye, à D.
Huygens (R.,112).
i7 D. à
Santporte, Huygens (R., 114).
[20 .], D. à Van Surck (R.. 278).
21 Van Surck à Huygens
Leyde, (R., 272).
28 La Haye, à D.
Huygens (II, 638, etR.,118).
< 639, sur Comenius D. à M.
(Supplément, 97).
1 639. D.àX. (11,348).

1640.

3 janvier, Santporte, D. à Huygens, (R..120).


8 La Haye, à D.
Huygens (R.,127).
[ J, Utrecht, Regiuset~EmiliusàD. (111 i)
29 D.àM.
(111,4).
L J' D.àMeyssonnier (111. 18).
C. ADAM. CORRESPO~D.~CE DE DESCARTES 381

1640~uf<e).

f''février. D.àWaesscnacr <1M,21). J.


8 D.àHogeiande ~Sup.).
8 mars. La Haye. HnvgensàD. d-128).
H D.àM. )[H.33).
)2 Santporte. D. à Huygens (R.,t39).
ft~avrit], D.àM. ~Ht.45).
3 D. à Golius fin, 56. et
V. 542).
~9– I.aHayc. HuygensàU. tR..i3:2).
SaumaiseàRivet fr!333).
:< mai, L'trccht. RegmsùD. L). iIII.60~.

Leyde, D.àPoUof ii!f.6t).


[24 ], D. à Regius !lII. 63).
M Utrecht, Regius à D. (111, 71).
-tOjtnn. Thèses d'Utrecht (Snp.6).
Ht Leyde, U.àM. (in.'?2et
'70i).

[)3 ]. D.à\Yitheni (111,90).


24 Leyde. D.àWithem jIII.92'.
[25 ]. D.à\vnhem ~6'?8).
22 juillet, D.àM. (IH.94).
[ J, D.àP.Hayneuvc ~11.9'?). i.
24 prèsdeGrave,HnygensàD. ~R..d33).
29 Leyde, D.àM.pourteP.BourdinfHI,'[05).
30 D.àM. iIII,di9).
j. D. AL <HL138).
[
31 Leyde. D.àHuygens ~H.iOtct
R..t34).
6 août. Leyde, D.à.\L t{!t,~42).
t4 nhynberck. HuygcnsàD., (HI.t50et
IL. 138).
1-; Leyde, D. à \ithem. ~fL 154).
2T D. à Hnygens, ~H, 157 et
R.i41).
30 D.àM.IH,)60).
f –]. J, D.àM.. (111,168).
15 septembre, D.àM., (IH,175).
30 Leydf. D.àM., (IH.i83).
5 octobre. D. à Wilhem, (HL 198).

7 octobre, L'trecht. RegiusàD,, ~[1,202).


8 Huygens à D., (R.,144).
28 Leyde. D.àM., ~IL205).
28 Leyde. D. à M. ~11, 221).
28 Leyde, D. à son père, (IIL 228).
v

382 REVUE PHILOSOPHIQUE

1_1_\
1640 (suite).
29 à D.,
octobre, Huygens (R., 145).
[11 novembre], D. à [Huygens?], (III, 229).
11 D. à M., et
Leyde, (111, 230, R., 146).
[~ ], D. à P. [Gibieuf], (III, 236).
D.àM., (111,338).
12 Leyde, D. à Huygens, et
(III, 241, R., 1.17).
r < D. à Colvius, et
(III, 247, X, 578).
[18 ], D. à M., (III, 243).
3 déc., D. à M.. (111, 248).
3 D. à son frère aîné, (III, 252).
[ .], D. à M.. 253).
(III,
21 D. à Bannius, (R., 293).
[M .], D. à M., (111, 262).
[31 .], D. à M., (III, 271).
[1640], D. à X., (V, 843).
1641.

mi-janvier, D. à Pollot, (111, 278).


13 janvier, La Haye, à D., 148).
Huygens (R.,
16 Leyde, D. à Huygens, (R., 149).
[21 ], D. à M., (IH, 381).).
[21 ], D. à M. pour Hobbes, (III, 287).
[28 J, D. à M., (IH, 292).
7 février. Paris, Hobbes à M. pour D., 300).-).
(111.
18 D. à M. pour Hobbes, (III, 313).
4 mars, Leyde, D.àM., (111.318).
18 Leyde, D, à M., (III, 334).
30 Paris Hobbes à M. pour D., (111.341).
31 Endegeest, D. à M., jIH. 349).
[21 avril], D. à M. pour Hobbes, (111, 333).
[M ], D. à M., (HI, 388).
Endegeest D. à Huygens, (R., 131).
l"mai, Utrecht, Regius à D., (III, 365).
[–L D. à Regius, (111, 369).
!L J, D. à Regius, (111. 370).
19 Paris, X. à M. D.. (III. 375).
pour
[27 L D. à [M.], (IV, 172).
[16 juin], D. à M., (III,382et707).
~3 D. à M., 383).
(Ht,
[juillet], D.àM., (111,391). ).
i7 Offelen, à D., et R..
Huygens (III, 412,
iS3).
[22 ?], D. à M., (Hf, 414).
f ], Paris, X. à D., (HI. 397). (ou
après IIi, 391)
C. ADAM. CORRESPONDANCE DE DESCARTES 383

1641 (sm<e).

22 juillet], D.à[rabbédeLaunay], (111,419).


29 Endegeest D. à Huygens, (R., 155).
[août], D.àX., fil!, 421).
[septembre], D.àM., (111,435).
[novembre], D. à Regius, (.III, 440).
[ J, D. à Regius, (111,443).
i7 D.àM., (111.447).

[décembre?], D. à Regius, (111, 454),


[ ?], D.àRegms, (111,456),
[ ?], D. à Regius, (111,457).

[mi-décembre], D. à Regius, (111,459),

[22 décembre], D.àM., (111,464),


22 D.àM., (111,499),
28 D. à son frère aîné. (Ml, 471).

1642

19 janvier, D. au P. Gibieuf, (III, 472).


19 D.àM., (111,480).
[ ], D.àRegms, (Ht,485).
24 RegiusàD., (111,487).
[ ]. D. à Regius, (111, 491).
22 Endegeest, D. à Huygens, (R., 159).
25~j La Haye, Huygens à D., (R., 161).
31 Endegeest, D. à Huygens, (III, 520, et R., 164]
2 février. Utrecht, Regius à D., (111,525),
17 Utrecht, Regius à D., (III, 527). j.
[finde~février], D.àRegius, (111,528).
5 mars, L'trecht, Regius à D., (111,534).
[ ], D. à Regius, (111, 535).
[–], ], D.àMerscnnc, (111,542).
[–], J, D.à[PoHot] (III, 549).
25 Endegeest, D. à [Dogen] (111, 553).
31 L'trecht. RegiusàD. (111,557).
[avril]. D.àRegius (111,558).
4 L'trecht. RegmsàD. (111,561).
2t) Endegeest, D. à Huygens (R., 167).
26 D. à
Huygens (R., 168).
27 La Haye, Huygens à D. (R., 170).
4 mai, Endegeest. D. à
Huygens (R., 172).
26 La Haye, Huygens à D. (III, 563, et R., 173).
[juin], D.àRegms (111,565).
[été], RegiusàD. (111,570).
1' septembre, Endegeest, D. à Huygens (R., 175).
fi ëodberg, Huygens à D. (R., 176).
384 REVUE PHILOSOPHIQUE

1642 (~t:).

[7 septembre], D. au P. Bourdin (111, 575).


6 octobre, Endegeest, D. à Pollot (111,377).
.D.àHuygens (R.,177).
7 La D.
Haye, Huygens (R..d79).
10 Endegeest, D. à Huygens 678. et
(III, R., 180).
[13 L D.àM. (III. 881).
[1642], D.àM. (III, 585).
20 octobre, Endegeest.D.àM. (III, 587).
17 novembre, D.à'M. (III, 591).
[– ], D. au P. [Vatier] (111,.694).
7 décembre, Endegeest. D. à M. (III, 597).

1643.
[janvier], D. à Desmarets (Ht. 60S).
D.àM. (111.607). l.
5 Endegeest. D. à Huygens 18:J).
(R.,
7 La Haye, à D.
Huygens (R., 185).
Endegeest. D. à Huygens (R.. 187, et
Y.:j47).
février. D.àM. (111, M)).).
D. à l'Abbé Picot (111. 6~.). i.
'18 D. à Huygens
Endegeest, (III, 617, et
R.,189).
23 D.àM. (111,631). ).
23 mars. D.àM. 637).
(H!.
23 avril, D. à Colvius (HL 646).
M avril, D.àM.
Endegeest. (111,648).
D.àM. (111,683).
16 mai. Elisabeth à D. (III, 660).
[21 ], D. à Elisabeth (111. 663).
32 Egmond sur le Hoeff, D. à Huygens (R., 198).
2~ du Hoeff. D. à Huygens 669. et
(III,
R.,199).
30 Amsterdam. D. à M: fin, 672).
6 juin. Voorn. à D. et
Huygens (III, 676,
R.,202).
9 Dordrecht, Colvius à D. (111,680).
10 Bewerwick à D. (III, 682).
19 D. à Vorstius (III, 686).
~0 Elisabeth à D. (III, 683).
26 du Hoeff, D. à Huygens (R., 208).
S8 D. à Elisabeth (III, 690).
1~ juillet, Elisabeth à D. (IV, 1).i.
S Egmond du Hoeff, D. à Bewerwick (IV, 3).
C. ADAM. CORRESPOXDAXCE DE DESCARTES 385

1643 i.!M~).
5 juillet, Egmond du Hoeff. D. à Colvius 6).
(IV,
6 D. au d'Utrecht
Vroedschap
(IV,8et64j,R.,298).
«) Amsterdam. D. à Huygens et
(IV, 13,
R.,209).
'0 D.à[\ViIhem] (IV, 16).
18 Egmond of de Hoeff. D.àG.Brandt (IV. 17 et

649).
septembre, du Hoeff D. à Colvius la).
(s~p..
2"
D. à
Huygens (R..210).
i octobre. La Haye, à D.
Huygens (R., 214).
17 du Hoeff eu Egmond, D.à[Graswincket](IV,18).
D. à Pollot (IV, 23).
-17
i D. à Huygens (R.,216).
2' D. à Pollot (IV. 23).
23 D. à Pollot 28).
(IV,
27 Leyde, D. à [Van Surck] (IV, 31).
2 novembre, du Hoeff. D. à Huygens (R., 21&).
2 La Haye, à D.
Huygens (R., 219).
7 .du Hoeff, D. à Wilhem (IV. 32).
7 D. à l'Abbé Picot 36).
(IV,
[novembre], D. à Élisabeth (IV, 37).
1, D. à Pollot (IV. 43).
10 BrassetàD. (IV, 653).
1:' du Hoeff, D. à Huygens (R.,221).
17-d Du Hoeff, U.àPottot (IV, 50).
21 Élisabeth à D. (IV, 44).
[ 1, D. à Élisabeth (IV, 45).
M La Haye. Huygens à D. (R..226).
3" Du Hoeff, D. à Pollot (IV.53).
H décembre, D. à M., (IV, a6).
[1643?], D.àBuitendijck (IV, 62).
[1643?], D.auP.[?] (IV, 63).
[1643 ou1644?]. M. àD. (IV, 68).
[1643??], D.àX. X. (V.345).

1644.

1" janvier. DuHoeff.D.àPolIot (IV. 70).


8 Du Iloeff, D. à Pollot (IV, 75).
13 DuHoeff.D.àPcHot (IV. 80).
15 D. aM.deIaThuiMeriedV.84).
22 Du Hoeft. D. à Pollot, (IV. 82).
15 février. La Haye, Huygens à D. (R.,228).
19 Regius à D. (IV, 96).

TOMECXY.–1933(N~Set6).. 25
386 REVUE PHILOSOPHIQUE

1644 (suite).

26 lévrier, Du Hoeff, D. à Huygens (R., 230).


26 Du Hoeff, D. à Wilhem (IV, 97).
8 mars, La Haye, Buysere à D. (IV, 99).
14 La Haye, Huygens à D. (IV, 102 et 658, et R., 232).
1~ avril, D. à l'Abbé Picot (IV, 103).
8 Du Hoeff, D. à Pollot (IV, 106).
2 mai, (Leyde) ou La Haye, D. à l'Abbé Picot (IV, 108).
[2 –], ], La Haye?, D. au P. [Mesland], (IV, 110).
[2–?],. D. au P. [Grandamyl (IV, 121).
27 D. à Tobie d'André, (IV, 123).
4 juin, Regius à D. (IV, 123).
8 juillet, D. à Élisabeth (V, 64).
9 Paris. D. à Wilhem (IV, 126).
29 D. à l'Abbé Picot (IV, 129).
l" août, Élisabeth à D. (IV, 131).
18 D. à l'Abbé Picot (IV, 134).
[- ], D. à Élisabeth (IV, 138).
11 sept., Chavagne, D. à l'Abbé Picot (IV, 138).
[octobre], Paris, D. au P. Bourdin (IV, 143].
], Paris, D. au P. Charlet (IV, 139).
[
D. au P. Dinet (IV, 142).
[ ], Paris,
8 novembre, Calais, D. à l'Abbé Picot (IV, 147).
13 ,Dort, D. à Huygens (R., 233).
18 Utrecht, Regius à D. (IV, 148).
], [Egmond], D. à Bruno (IV, 661).
[
21 décembre, Egmond. D. à Huygens (R., 234).
1844? D. à X. (V,, S49).

1645

8 janvier, Egmond, D. à Du Puy (IV, 181).


16 La Haye, Huygens à D. (R., 338).
7 février, D. à Tobie d'André (IV, 188).
], D. au P. Charlet
[9 (IV, 186).
], D. au P. Dinet (IV, 188).
[
], D. au P. Bourdin
[ (IV, 160).
], D. au P. Mesland
[ (IV, 161).
], D. au P. Mesland (IV, 172),
[
9 D. à l'Abbé Picot (IV, 178).
177 Egmond, D. à Huygens (R., 236).
177 D. à l'Université de Groningue (IV, 177).
17 D. à l'Abbé Picot (IV, 180).
177 D. à Clerselier (IV, 183).
[avril], D. au Marquis de Newcastle (IV, 188).
10 D. à Clerselier (IV, 192).
G. ADAM. CORRESPONDANCE DE DESCARTES 387

1645 (suite).

3 mai, D. à Tobie d'André (IV, 195).

–1, J, D. à Élisabeth (IV, 200).


[18
18 D. à Pollot (IV, '204).
Egmond,
24 Élisabeth à D. (IV, 207).
26 D. à Tobie d'André (IV, 214).
D. au P.
[Mesland] (IV, 218).
[mai],
[mai ou D. à Élisabeth (IV, 218).
juin],
D. à l'Abbé Picot (IV, 222).
["juin,
[-], J, D. à X. (IV, 222).
D. à X. ~IV,227).
[-], J,
22 Élisabeth à D. (IV, 233).
23 Regius à D. (IV, 235).
D. à Élisabeth (IV, 236).
[juin],
D. à Regins (IV, 239). ').
[juillet].
6 Regius à D. (IV, 241).
7 Oost, Eckeloo, Huygens à D. (IV,242et
R.,238).
16 D. à Tobie d'André (IV, 245).
juillet,
D. à Regius (IV, 248).
juillet,
21 D. à Élisabeth (IV, 251).
Egmond,
23 Regius à D. (IV, 254).

], D. à Regius (IV, 256).


[
4 D. à Wilhem (IV, 258).
août, Egmond,
D. à 'IV, 260, et R., 240).
4 Huygens
4 D. à Élisabeth (IV, 263).
16 Élisabeth à D. (IV, 268).
18 D. à Élisabeth (IV, 271).
Egmond,
Élisabeth à D. (IV, 278).
[ ],
1" D. à Élisabeth (IV, 280).
septembre, Egmond,
13 Élisabeth à D. (IV, 287).
~5 Egmond, D. à Élisabeth (IV, 290).

IS D. à Wilhem (IV, 297).

29 D. à Wilhem (IV, 298).


30 .[Riswyck],D. à Élisabeth (IV, 301).

6 octobre, Egmond, D. à Élisabeth (IV, 304).

15 D.àX. (IV, 318).

=)8 La Élisabeth à D. (IV, 320).


Haye.
D. à Newcastle (IV, 325).
[ ],
3 novembre. D. à Élisabeth (IV, 330).
Egmond,
La Haye), Élisabeth à D. (IV, 335).
[30
M décembre, D. à Clerselier (IV, 338).

27 Élisabeth à D. (IV, 339).


D. à l'Abbé Picot (IV, 341).
29
D. à X (IV, 342).
j'Hnl645], Egmond,
388 REVUE PHILOSOPHIQUE

1645(stM<e).

[1648 ou 1646] D. au P. 344 et 669).


[Mesland] (IV,
[– –]. J, D.à[MJ (!V, 348 et 669).

1646

[janvier], D. à Élisabeth (IV. 381).


i2 D. à Clerselier (IV. 357).
[ ], D. à Huygens (V, 262, X, 613,
et R., 242).
5 février, La Haye Huygens à D. 248).
(R.,
f L D.àX. (IV. 358).
23 D. à Clerselier (IV, 362).
2 mars, Egmond, D. à M. 362).
(IV,
[2 mars], D.àM. (1\366).
2 Egmond, D. à Clerselier (IV. 371).
[ L D.àX. (IV, 374).
6 Egmond, D. 376).
à Chanut (IV,
11 D. à Huygens 246).
(R.,
22 D..à M. (inédit, M
copie S.).
30 Egmond, D. à Cavendish (IV. 379).
d7 avril, Egmond-binnen, D. à un avocat 389).
(IV,
M D.àM. (IV. 391).
20 Egmond, D. à M. (IV, 396).
23 Elisabeth à D. (IV. 403).
[mai], D. à Élisabeth (IV, 406).
4 D. à l'Abbé Picot (IV, 412).
[ J, D. à Élisabeth (IV, 413).
15 Egmond, D. à Cavendish (IV, 418).
[1: J, Paris, Roberval à Cavendish pour D.
(IV. 420).
18 juin, Egmond, D. à Cavendish (IV, 429).
D. à Wilhem (IV. 438).
[– J, D. à Chanut (IV, 440 et 670).
[juin ou juillet], D. à Clerselier (IV. 442).
[juillet, Paris. [CIerselierjàD. (IV, 482).
[août], D. au P. Charlet (111. 269).
[ ], Élisabeth à D. (IV, 447 et 673).
28 Stockholm, Chanut à D.(X, 601.etV.473.)
[29 J, D.à[Clerselier]pourLe Comte
(IV, 474).
[septembre], D. à Élisabeth (IV. 488).
[ J, D. à la Princesse Sophie (IV,
498).
'7 7 Egmond, D.àM. (IV, 496).
[ ], Roberval contre D.(!V. 802).
C. ADAM. CORRESPONDA\CE DE DESCARTES 389

1646i~u:<e).

.'i octobre. I). à M. tIV. 308).


Egmond,
[ 1. D.àX. (IV, 515.R.,247,note).
1U Berlin, Elisabeth à D. (IV. 3)9].
H~2 Egmond, D.àM. (IV, 325).
~oct.ounov.]. j. D. à Elisabeth (IV, 528).
[ 1. D. à la Princesse Sophie (IV,
533).
1"novembre. D. à Chanut (IV, 534).
2 D.àM.pourHoberval(IV,543).
2 novembre. Egmond, D. à M. (I\ S5t).
[ ], D. à [Cavendish] (IV, 558).
D. à l'Abbé Picot (IV. 563).
D. à Clersdier (IV. 563).
23 Egmond. D.àM. (IV. 564).
[ ], D.àNewcastIe (IV, 568).
29 [Berlin], Élisabeth à D. (IV, 577).
30 Egmond, D.àHuygens (R.,247,cf.293).
1" décembre. Stockholm, Channt à D. (IV, 581, et X,
609). 1.
14 D.àM. (IV. 583).
14 D. au P. [t\'oël] (IV, 584).
[ ], D.auP.[CharIetJ, (IV, 587).
[ ]. D. à Élisabeth (IV, 588).
[ ], D. à la Princesse Sophie (IV, 593).
[1646]. D. à X. [BosweII] (IV, 684).
L ]. D. à X. tIV. 694).

1647.

:t janvier, Egmond. D.àVanForecst (X.613).


7 La Haye, Huygens à D. (R., 249).
[25 ]. D.àM. (IV. 593).
29 Xantes. Joachim D. à M. (V. 552).
I" février, D. à Chanut (IV. 600).
4 Egmond, D.àHuygens (R.,250).
[21 ], Elisabeth'àD. (IV, 617). i.
1" mars. D. à l'Abbé Picot (IV, 620).
[15–1. ]. D.àM. t!V,621).
mars, La Haye, D. à Élisabeth (IV, 624).
11 avril, Berlin. Élisabeth à D. (IV. 628).
19 Egmond. D. à Heorebeord iIV. 631).
26 D.àM. (I\636).
26 D. à l'Abbé Picot (IV, 640).
4 mai, Egmond. D. aux Curateurs de l'Univ. de ¡.
Leyde(V.t).
10 D. à Elisabeth (V.13).
390 REVUE PHILOSOPHIQUE

1647 (suite).

11 Stockholm, Channt à D. (X, 617, et Y, 19).


mai,
Egmond, D. aux Curateurs (V, 32).
12 D. à Servien (V, 24).
12 D. à Huygens (R., 281).
18 mai, La Haye; Brasset à D. (V, 27).
30 Leyde, les Curateurs à D. (V, 29).
20 Wevelichoven à D. (V, 31),
24 Egmond, D. à Wilhem (V, 32).
27 D. aux curateurs (V, 38).
[27 ], D. à Wevelichoven (V, 40).
[27 ], D. à
[Wilhem] (V, 41).
[27 ], Crossen, Élisabeth à D. (V, 46).
6 juin, La Haye, D. à Chanut (V, 50).
[6 ], [La Haye], D. à Élisabeth (V, 59).
8 Rotterdam, D. à l'Abbé Picot (V, 63).
septembre, D. à M. (V, 74).
21 Stockholm, Chanut à D. (V, 79).
9 novembre, Chanut à D. (V, 80).
14 Huygens à D. (R., 284).
20 Egmond. D. à la Reine Christine (V, 81).
20 D. à Chanut (V, 86).
[20 D. à Élisabeth (V, 89).
4 décembre, [La Haye], Brasset à D. (V, 92).
!i 7 Élisabeth à D. (V, 96).
8 Egmond, D. à Huygens (R., 256).
13 D. à M. ~V, 98).
[17 ], D. à Brasset (V, 107).
27 D. à Huygens (R., 258).
[ ], D. à [Hogelande?] (V, 109).

1648

[31 janvier], D. à Élisabeth (V, 111).


31 Egmond, D. à M. (V, 114).
7 février, D. a M. (V, 118).
7 La Haye, Brasset à D, (V,1S1).
7 Egmond, D. à Pollot (V, 123).
21 D. au Vroedschap d'Utrecht (V, 125).
21 D. à Chanut (V, 129).
28 D. à l'Abbé Picot (V, 132).

[mars ou avril], D. à [Silhon?] (V, 133).


4 avril, D. à l'abbé Picot (V, 139).
4. D. à M. (V, 141).
16 avril, Egmond, D. et Burman (V, 144).
30 La Haye, Brasset à D. (V, 179).
C. ADAM. CORRESPONDANCE DE DESCARTES 391

1648fsm<e).

mai, Paris. D. à Chanut ~V, 182).


[Arnaud] à D. (V, 184).
[3 juin],
4 Paris, D. pour Arnaud (V, 192).
a D. à Debeaune <.Sup., 20).
:)0 Crossen, Élisabeth à D. (V. 194).
ou juillet], D. à Élisabeth (V, 197).
[juin
[ ], D. à M. (V. 202).
Crossen, Élisabeth à D. 209).
juillet],
r Arnaud à D. (V, 211~.
],
27 La Haye, Brasset à D. (V, 216).
29 Paris, D. pour Arnaud (,Y. 219).
23 août. Crossen, Élisabeth à D. (Y. 224).
1'~ septembre, Boulogne, D. à l'Abbé Picot (V, 227).
6 Amsterdam, D. à l'Abbé Picot (V, 229).
octobre, D. à Élisabeth (V, 231).
13 novembre. D. à l'Abbé Picot (V, 68).
7 décembre, D. à l'Abbé Picot (V. 234).
11 Cambridge, MorusàD. (V,235).
12 Stockholm, Christine à D. (V, 251).
12 Chanut à D. (V, 252).
18 D. à [Auzout?] (V, 254 et 534).
ou D. à X. (V, 8).
[1648 1649],
[1648], D. à [Poltot?] (V, 556).

1649.

:i février, Egmond, D. à Morus (V, 26').


21 D. à l'Abbé Picot (V, 279).
[22 ], D. à Élisabeth (V, 280).
26 Egmond, D. à Chanut (V, 289).
[– ], D. à Christine (V, 293).
27 Stockholm, Chanut à D. (V, 295).
2 mars, Brasset à D. (Y, 296).
5 Cambridge, Morus à D. (V, 298).
(; Stockholm, Chanut à D. (V, 317).
10 Leyde, Schooten à D. (V. 318).
27 Stockholm, Chanut à D. fV, 322).
[31 mars. [Egmond], D. à Chanut (V, 323).
D. à Chanut (V, 326).
[31 ], D. à Élisabeth (V, 330).
f31 –], D. à Brasset (Y, 331).
2 avril, 1, D. à l'Abbé Picot (V.335)
9 Egmond, D. à Schooten (Y, 336.etSup.22).
15 1 D. à Morus (V, 340).
[23 1, D. à Brasset (V, 349).
392 REVUE PHILOSOPHIQUE

1649 (suite).
[23 avril], J, D.à Chanut (V,351).
[23 ], D. à Clerselier (V, 332).
23 D. à l'Abbé Picot (V, 357).
7 et 14 mai, Egmond, D. à l'Abbé Picot (V, 358).
[juin], D. à Élisabeth (V, 359).
[ J, D. à Freinshemius (V, 361).
M juin, D. à Carcavi (V, 36S).
9 juillet. Paris, Carcavi à D. (V, 369).
23 1 Cambridge, Morus à D. (V, 376).
17 août, La Haye, D. à Carcavi (V, 391).
[–], D. à Morus (V,401).
30 août, Egmond, D. à l'Abbé Picot (V, 403).
30 D. à l'Abbé Picot (V, 406).
30 D. à Hogelande (V, 409).
24 septembre, Paris Carcavi à D. (V, 412).
9 octobre, Stockholm, D. à Élisabeth (V, 429).
9 D. à l'Abbé Picot (V, 432).
[17 ], D. à Brasset (V, 433).
21 Cambridge, Morus à D. (V, 434).
4 novembre, La Haye, Brasset à D. (V, 444).
6 Stockholm, D. à Clerselier (V, 447).
27 La Haye, Brasset à D. (V, 449).
4 décembre, Élisabeth à D. (V, 451).
4 Stockholm, D. à l'Abbé Picot (V, 4S3).
18 D.àBrégy (V,45S).
ao D. à l'Abbé Picot (V, 461).
[1649 ou 16501, D. à [De La Mare] (V, 462).
[1649 ou 16SO], D. à X. (V, 464).

1650.
15 janvier, Stockholm, D. à Brégy (V, 466).
15 D. à l'Abbé Picot (V, 469).
10 février, D. à ses frères (V; 470).

Voici un exemple des précisions que peut fournir la correspon-


dance de Huygens-Descartes pour le reclassement de quelques
lettres du
philosophe.
Considérons les six premiers mois de l'année 1637, pendant les-

quels il attendit, non sans impatience, le privilège pour la publi-


cation du Discours de la M~ode et des Essais. Ce privilège
ne fut octroyé que le 4 mai, et il arriva en Hollande, non pas vers
C. ADAM. CORRESPONDANCE DE DESCARTES 393

le 16 comme on l'avait (t. I, p. 363), mais un peu


mai, conjecturé
tard le reçut d'abord, l'envoya à Descartes le
plus Huygens, qui
(R., p. 49, 1. 10). Celui-ci le remercia quelques jours après,
2 juin
t. 0-6), en même écrivait à « M. de \Vilhem »
(R., p. aO, temps qu'il
une lettre la mention qu'il en fait à Huygens permet de dater,
que
comme elle en identifie le destinataire (R.. p. 50, t. 11-12. et t. t,

On peut croire même temps il remercia Mersenne qui


p. 387). qu'en
s était entremis avec zèle pour l'octroi du privilège, et en avait été

assez mal Descartes s'excuse d'une lettre un peu vive


récompensé
lui avait du retard « Je vous en demande
qu'il écrite, impatient
». dit-il, et il surtout une phrase, qu'il rappelle
pardon regrette
s en excuser Je n'ose écrire ce » (t. I, p.
pour que j'en pense
1. 5). On datera donc cette
374-5. et p. 375, 1. 12-3 et cf. p. 364,
lettre de remerciement à Mersenne du même jour qu'il remerciait,

soit peu après le 2 juin. et on y joindra même une autre


Huygens,
lettre à Mersenne (t. est une à des objections;
p. 389), qui réponse
avait dû celles-ci avec sa lettre du 2 juin il
Huygens envoyer
en ell'et de /on~Hes lettres du Père Mersenne », qu'il envoie
parle
en même temps.
Revenons à la lettre de reproche à Mersenne, dont Descartes

s'excuse, une fois le reçu. Elle était motivée par une lettre
privilège
de Mersenne, nous n'avions pas; Léon Roth l'a retrouvée
que
dans la correspondance de Huygens, et l'a publiée (R., p. 261).
Descartes l'avait à celui-ci pour le mettre au courant de
renvoyée
l'acroche qui arrêtait l'octroi du privilège p. 36, 1. 3). Cette
(R.,
lettre de Mersenne est du 13 février 1637. Huygens, qui écrivit à

Descartes le 2o février, ne l'avait pas encore reçue à cette date.

Mais il dut la recevoir et l'envoya au philosophe le


peu après,
1" mars. sans connaissance du contenu, ce pourquoi celui-
prendre
ci la lui a 33, 1. 3-a). A-t-il répondu aussitôt à
renvoyée (R., p.
Mersenne? A-t-il attendu 22 mars, où nous avons une
jusqu'au
lettre de lui à un paquet à envoyer en
Huygens accompagnant
France? 11 semble la lettre de est antérieure Des-
que reproche
cartes 1 aura écrite dans le moment d'irritation, en même
premier
à son ami, l'en faire juge, la lettre de
temps qu'il renvoyait pour
Mersenne lui-même. Quoi qu'il en soit, cette réponse (t. I, p. 363),
devait tard, serait, non pas du 27 avril, mais de
qu'il regretter plus
mars. peut-être du 22. peut-être avant ce jour-là.
394' REVUE PHILOSOPHIQUE

Ce n'est pas tout. Descartes, dans sa lettre de remerciement.


parle de la lettre de reproche comme de « la dernière » qu'il ait
écrite à Mersenne (t. I, p. 374, 1. 1-2). Donc, dans cet intervalle de
deux mois et demi environ, entre cette lettre de mars et celle de

juin, il interrompit sa correspondance avec Paris, attendant tou-


jours le privilège qui ne venait pas. Il en résulte lettres.
que quatre
que l'on pouvait croire du mois d'avril, sont du mois de mars, et
'ont dû être expédiées avec la lettre de (le 22 mars ou un
reproche
peu avant). C'est d'abord la lettre LXXIII bis (t. I, p. 36S), adressée
a Mersenne en même temps que la lettre de reproche; tandis
mais,
que celle-ci était pour lui seul, l'autre pouvait être montrée à de
-tierces personnes. Et ce sont aussi les lettres LXXI et LXXIVft. 1.
p. 333 et 368), adressées à des amis de Mersenne, à celui-ci,
qui
malgré la défense de Descartes, avait fait lire l'envoi du 5 janvier
(Discours de la AM/ïo~e, etc.) et ils avaient fait quelques objec-
tions, auxquelles le philosophe répond. Était-ce l'abbé Delaunay?
Était-ce Jean Silhon? On ne sait. Mais les réponses de Descartes leur
furent sans doute transmises avait servi
par Mersenne, qui déjà
d'Intermédiaire pour les objections. Ainsi quatre lettres auraient
fait partie « gros du paquet », dont Descartes le 22 mars
parle
(R., p. 38, .1. 4) nos lettres LXXIII. LXXIII bis, LXXI et LXX1V.
-(t. I, p. 374, 365, 3S2 et 368).
Ce n'est pas tout encore. Mersenne, avant sa lettre du 1S février,
en avait écrit une autre, sans doute à la de l'envoi du
réception
8 janvier. Désappointé de n'y pas trouver toute la de
physique
Descartes, depuis silongtemps promise, il la réclame et il adjure
le philosophe de la donner enfin au public, comme on le voit dans
la lettre de Huygens à Descartes en transmettant cette réclama-
tion, le 23 février
p. 32-33), et aussi dans la réponse
(R., immédiate
de Descartes à Huygens le 27 (R., p. 33-34), laquelle accompagnait
sans doute une réponse à Mersenne du même jour, où l'on retrouve
la même .dérobade du philosophe (t. I, p. 347) cette lettre LXX
serait donc aussi, non pas de mars, mais du 27 février 1637.
Ainsi, grâce à la publication de Léon Roth, lettres de
sept
Descartes peuvent être datées, sinon fixement, du moins avec une
approximation très grande; de plus, une lettre de fort
Mersenne,
intéressante, a été retrouvée; enfin le destinataire d'une lettre
-de Descartes, qui demeurait incertain, Wilhemse trouve identifié.
DE DESCARTES 395
C. ADAM. CORRESPOXDAXCE

Voici encore une des plus heureuses. indiquée par


conjecture
b. Dans une lettre à Huygens, du
Léon Roth, p. 83. note
Descartes d'un « paquet », que lui rapporte
19 août 1638, parle
avait adressé à celui-ci « voilà plus de
Reneri, paquet qu'il
à un mais qu'on avait
trois mois », pour être transmis tiers,
« à cause avait trouvé le desti-
renvoyé de l'armée qu'on n'y point
« M. de Pollot au service des
nataire ». Ce dernier est », capitaine
alors en Et il avait été fait prison-
États, et qui était campagne.
fort de le 14 juin. Ce contenait
nier. à la prise du Callo, paquet
été
les réponses du philosophe à des objections qui lui avaient

où se trouvait Pollot. H
envoyées « de La Haye », auparavant
s'adresser directement à Descartes,
n'avait pas osé, semble-t-il,
sans ce dont il s'excuse en lui écrivant
qui avait laissé réponse,
le 12 février une lettre de l'année précédente (t. I, p. 518,
1638,
recours cette comme intermédiaire, à un
I. 2-3). Pollot a donc fois,
Et celui-ci de la main à la main, le
ami commun, Reneri. remet,
au cette fois, écrit à
12 février, les objections philosophe, qui,
comme sa négligence. Il la
Pollot le jour même, pour réparer
en son répondre avec
répara mieux encore, prenant temps pour
aux celles-ci, dans notre édition,
force éclaircissements objections
les envoyées « il
n'ont que cinq pages (t. I, p. 512-517); réponses,
donc au mois de mai, sinon fin d'avril.
de trois mois
y a plus »,
19 ont du double, presque le triple,
dit Descartes le août, plus
Et Descartes les adresse au
jusqu'à treize pages (t. M, p. 34-47).
Reneri, eu connaissance des
même intermédiaire. qui, ayant
avait bien le droit de connaître aussi les réponses.
objections,
au nombre de visent le
que ces objections, quinze,
Ajoutons
Méthode la Dioptrique (deux), et
Discours de la (sept objections),
les Météores une dernière sur l'orthographe, qui
(cinq), plus
un étranger notre qu'un Français de
dénote plutôt parlant langue,
naissance. (Or Pollot était un Piémontais, réfugié en Hollande.)
En Pollot ne pas l'avoir eue
Rien sur la Géométrie. effet, paraît
encore entre les mains: il la demande, toujours par l'intermédiaire
Descartes. dans sa lettre du 12 février, promet de lui
de Reneri, et
réserver un des six qu'il conserve pour des géomètres
exemplaires
3S6 REVUE PHILOSOPHIQUE

capables de l'entendre. Pollot, s'intéressait aux


d'ailleurs, écrits.
mathématiques du philosophe il avait de lui
prié Huygens
communiquer les « trois feuillets de
Mécaniques s rédigés pour
celui-ci, et il lui avait les réponses aux de Fro-
envoyé objections
mondus, dont il s'était une copie, sur les Météores,
procuré comme
il le dans ses propres
rappelle objections sur le même sujet. Une
dernière remarque à la fin de sa lettre à Pollot
Reneri, espère.
cette fois, se rendre Descartes I. 9-11)
favorable (t. I, p. 517,
n'est-ce pas une discrète du silence
plainte gardé l'an dernier
par le philosophe à son Pour toutes ces la
égard? raisons, con-
jecture de Léon Roth se trouve amplement justifiée l'en-tête
S. P. à pour Descartes » de la lettre du
CIV, tome
p. SU, doit se lire le « Sieur Pollot à Reneri Descartes
pour »,
et elle est de février 1638 antérieure au la réponse,
12); lettre
CXIII, t. II, p. 34, est adressée à Reneri et elle est
pour Pollot,
d'avril ou mai, plus de trois mois avant le 19 août 1638.

Une lettre, imprimée au t. IV, sans nom de


p. 678, destinataire,
contient quelques instructions une à
pour fabriquer épinette
l'usage d'une enfant qui allait commencer des études de musique.
Descartes, auteur d'un petit Traité de Musique, se connaissait aussi
en instruments. Dans une lettre à Huygens, on lit « J'ay vu
la nouvelle épinette de M. Bannius avec le systeme parfait qui le
contente extrêmement, et sois elle me
quoy que je presque sourd,
semble avoir quelque chose de le commun, a (R.,
plus que p. 111,
1. 101-104.) On donc
pouvait conjecturer que la lettre en question
s'adressait aussi à Huygens. Mais elle ne se trouve dans la
pas
série publiée par Léon Roth. Force est donc de chercher ailleurs.
Descartes écrit à un ami de il est heureux de
Hollande, auquel
rendre service, tant il montre à lui car
d'empressement répondre
(et ce détail va nous aider à préciser la date et le nom du destina-
taire) il avait reçu de celui-ci une lettre un lundi et bien
matin,
qu'il lui eût déjà écrit la veille, e~MancAe. il n'attend pas pour
répondre, le courrier suivant, mais sinon le jour
répond aussitôt,
même. On pense au beau-frère de « M. de Wilhen ».
Huygens,
Y a-t-il une lettre de Descartes, écrite à celui-ci un dimanche? Oui.
C. ADAM. CORRESPONDANCE DE DESCARTES 397

le dimanche 24 juin 1640 (t. II1, p. 92). Wilhem avait deux filles

encore toutes jeunes, l'une du 21 décembre 1633, l'autre de

l'année suivante 1634 (on ne sait pas la date exacte) ou du commen-

cement de 1633. Elles avaient donc. vers le milieu de 1640. l'une

six ans et demi environ, l'autre un peu plus de cinq ans sans

doute. A cet âge, six ans et demi et même cinq ans, une fillette

commencer des exercices sur l'épinette. Mais l'une de


pouvait déjà
ces deux enfants, mettons l'aînée, était fort malade en ce mois de
1640. Et Descartes précisément la soignait, de concert avec
juin
un médecin de Leyde, son bon ami, Hogelande. Songeait-on
à faire commencera à cette enfant ses études musicales
cependant
en l'état où elle était? Mais on pouvait fort bien y songer par
avance, le jour où elle serait guérie, et même lui faire envi-
pour
sager cette perspective, qui ne pouvait manquer de lui plaire, pour
hâter sa guérison. Descartes serait entré à cet égard dans les vues

du étant donné l'intérêt que lui-même portait à la santé de


père,
<. Mademoiselle sa fille et le désir bien naturel de satisfaire,
sans la faire attendre, à une demande de la petite malade, ou tout

au moins de lui montrer qu'on s'occupait de lui donner satisfac-

tion. La lettre sans nom de destinataire et sans date serait ainsi

adressée à Wilhem. et datée d'un ou deux jours après le dimanche


24 juin 1640. où Descartes avait déjà écrit à son ami.

En dépouillant le volumineux recueil des Le~'es latines de


SAMUEL SoRBtURE, avec les réponses également latines de ses

correspondants (bibliothèque Nationale, MS. lat., 10.352), deux

lettres, entre autres, ont retenu l'attention l'une de Sorbière à un


certain Mathias Ougen (La Haye, 5 janvier 1645, f" 76), et la

réponse de celui-ci (Amsterdam, 13 janvier 1645, f' 71, seconde

partie du MS.). Qui était ce Dogen?


Lui-même le dit dans sa réponse Germanus ego SH/n, je suis
Allemand. Et il le dit pour protester de la candeur et de la fidélité
des amitiés en son pays candore e~ fide soleo probare a~'c~as.
De plus il est gentilhomme, issu d'un très bon lieu, ab optimis
or/u/idus. Il est d'une famille où l'on ne farde point ses senti-

ments, et il n'a pas dégénéré le plus léger soupçon de flatterie ne


398 REVUE PHILOSOPHIQUE

.nn-o.n-. rr1'1~¿ o nn"v n"; nîd~F 7.J..l.s:


consent, qu'à ceux qui dégénèrent. levissima adulationis sus-

'jorctc'so/Qs~~c~MS decet.
D'autre part, la lettre, de Sorbière nous apprend que Dogen est
un homme de guerre l'art de Pallas, Palladis artem
tjL pratique
tractas. Et c'est aussi un géomètre fera d'une habileté
preuve
consommée en géométrie, summam GecmMff~e Enfin
peritiam.
c'est un écrivain militaire Sorbière, qui ne recule devant les
pas
louanges outrés, le compare à Vitruve et à Archimède dans l'anti-

quité, et parmi les modernes le met au-dessus de


Maurotycus,
Erardus, Villseus. Et il s'offre à traduire en français un ouvrage
latin que Dogen va justement publier
« MATTHLE DOGEN Marchii Architectura
Dramburgensis (sic)
militaris moderna. Variys historijs tam veteribus novis
quam
conSrmata, et praecipuis totius Europae monumentis ad exemplum
adductis exornata. (Amstelodami, apud Ludovicum Elzevirium.
Anno 1647, in fs, 29 figures de fortifications et 41 plans de villes,
en tout 70 grandes planches hors texte.) »
Une traduction française parut l'année suivante; mais elle n'est

pas de Sorbière, Dogen s'étant adressé à un autre traducteur


« L'Architecture militaire Moderne ou confirmée
jF'oy~ea~'on
par diverses histoires tant anciennes que nouvelles et enrichie des

principales forteresses qui sont en Europe. Par MATTH!A.s DoGEN,.


natif de Drambourg en la Marche. Mise en français Hélie
par
Poirier, Parisien. (Amsterdam, chez Louis Elzevier, 1648.) Puis
une traduction allemande, la même année.
Or nous avons une lettre du 2S mars 1642, imprimée au tome III,
page 553, d'après une copie manuscrite du fonds Leibniz de la

Bibliothèque de Hanovre, et qui porte cette mention, de la main


de Leibniz « Lettre de M. Descartes à M. Dozem gentilhomme
allemand, » Ce Dozem ne serait-il Mathias était
pas Dô~en, qui
aussi gentilhomme allemand, et de plus géomètre (la lettre de
Descartes traite d'une de
précisément question géométrie) ? Sans
doute l'o adouci de ne se retrouve
Dogen pas dans Doze/n mais il
ne se trouve pas non plus dans les lettres de Sorbière, où on lit

Dogen et
pourtant c'est bien de Dogen qu'il s'agit. Sans doute
encore Dôgen et Dozem diffèrent par la consonne médiane. d'un
côté et z de l'autre; mais les deux lettres z et g peuvent aisément
se confondre, et sait même si Leibniz n'a
qui pas écrit un g, qu'on
ADAM. CORRESPONDANCE DE DESCARTES 39~
C.

étant difficile à lire. il est


aura pris pour un z, son écriture Reste,

vrai. la lettre /?: au lieu de n; mais là encore les deux


finale,
e
lettres ne diffèrent que par un trait de plus ou de moins, peuvent
aisément être confondues. Et le Dozem de Leibniz, le Dogen de

Sorbière et le véritable (tel que l'imprime Louis Eizevier)


Dogen
ne seraient qu'un seul et même personnage.
Ce n'est tout. Une autre lettre de Descartes, tome 1,
pas
sans nom de destinataire, traite aussi d'une question de
page 439,
est la même que dans la lettre à Dozem
géométrie, qui précisément
ou « résoudre
en nombre les équations de six dimen-
plutôt Dogen
sions » (p. 460, 1. 4-3). Et le destinataire inconnu n'est pas seule-

un géomètre; c'est aussi un écrivain militaire « vos consi-


ment
touchant la bataille lui dit Descartes. Et il écrit en
dérations »,
latin, ce notre admire chez un homme de guerre
que philosophe
trouvé votre latin si beau, si net, que je n'en aurois.
J'av style
attendu de tel d'un homme de votre profession (1. 22-23).
jamais
Autant de traits conviennent à Dogen, tel que nous le révèle
qui
la de Sorbière. Cette autre lettre lui serait donc
correspondance
adressée. Peut-être même doit-elle être rapprochée de celle
aussi
du 23 mars ou peut-être encore de la publication de Z.c/n-
1642,
tecture mililaire en 1645. Mais, si notre conjecture est vraie,

nous deux de ses lettres, un nouveau corres-


connaissons, pour
de notre Mathias du Bran-
pondant philosophe, Dogen, originaire
et établi comme lui en Hollande.
debourg ~~M~RQ~~

Voici enfin l'une imprimée et les-


quatre pièces
importantes,
trois autres inédites. importe de signaler ici.
qu'il
1° On savait, surtout une lettre de Descartes (à Brégy,
par
son séjour à Stockholm
18 décembre 1649, t. V, p. 457), que pendant
le philosophe, à la demande de la reine Christine, avait composé
les vers d'un célébrer à la fois l'anniversaire de la
ballet, pour
de la reine et « La Naissance de la Paix », celle-ci venant
naissance
d'être conclue au Traité de ce dernier titre est même
Westphalie
celui du ballet. Le de Descartes, Adrien Baillet, men-
biographe
tionne seulement « il en reste », sans qu'il en
quelques fragmens
donne rien d'ailleurs. Or le texte (344 vers) a été retrouvé
complet
~00 REVUE PHILOSOPHIQUE

depuis peu en Suède par un jeune étudiant et


d'Upsal, publié par
les soins d'Albert Thibaudet dans la Revue de Genéue n° 2,
août 1920, p. 163-184. C'est là qu'on le trouvera désormais.
2° Calcul de A/ons. Des Ca/~es. Il est t. X,
imprimé, p. 659-680,
de notre édition, sur une manuscrite de la
copie Bibliothèque
de Hanovre. Mais cette est la fin
copie Incomplète manque cinq
ou six exemples étaient annoncés, et on n'en trouve que quatre
encore le quatrième reste-t-il inachevé. Or une autre com-
copie,
plète celle-là, a été retrouvée à Londres (British Muséum, Harleian.
M S. 6.796), un érudit Hollandais, Cornelis de Waard il fit
par
aussitôt part de
cette trouvaille (lettre du 21 novembre 1917) à
l'éditeur de Descartes, lui était redevable des
qui déjà premières
lettres du philosophe à Beeckman. Le manuscrit de Londres porte
ce titre « Recueil du Calcul sert à la Notes d'un
qui géométrie.
gentilhomme de Hollande. » Le British Muséum n'envoyant pas
ses manuscrits à l'étranger, on n'a en obtenir commu-
pu jusqu'ici
nication, même à la Bibliothèque de l'Institut de France.
3° Dans une lettre à Mersenne, du 14 août 1634 (t. I, p. 303-304),
Descartes rapporte que « le sieur Beeckman » était venu le voir
un samedi, et lui avait un livre mais il l'avait
prêté de Galilée;
remporté à Dort en s'en allant « ce matin, Descartes
ajoute (un
lundi), en sorte que je ne l'ay eu entre les mains que 30 heures;
je n'ay pas laissé de le feuilleter tout entier ». Or l'année suivante
1635 une traduction latine de ce livre italien (les sur les
Dialogues
Afo!ss!/n/ Sisiemi, devenus Systems chez les
Cos/M~um) parut
Elzevier. Descartes s'en procura un exemplaire, qu'il put étudier
à loisir. Cet exemplaire, annoté de sa main, est aussi conservé à
Londres, Bibliothèque de l' « Institution of Electrical Engineers ».
Cornelis de Waard, à qui nous devons encore cette heureuse trou-
vaille, en fit part aussitôt à Gustave Cohen, qui l'a signalée, p. 482
de son livre Écrivains français en Hollande. Pour la même raison
que précédemment, l'exemplaire, avec les notes de Descartes, ne

peut être consulté que sur place; on n'a pas pu en avoir ailleurs
communication.
4° Nous avions plusieurs lettres de Descartes à Florimond
Debeaune, « le Géomètre de Blois a. Mais surtout les Notes de
celui-ci sur la Géométrie du philosophe, ont été à la
imprimées
suite de cette Géométrie, dans les éditions latines de 1649 et 1659.
C. ADAM. CORRESPONDANCE DE DESCARTES 401

(Voir t. M. p. 579.) Elles sont aussi en latin, et c'est seulement une

traduction FLORfMONDt nR BEAUXE in Geometriam Renati Descartes.

A'o/a? breves. Or le texte français, qui est l'original, a encore été

retrouvé à Londres « British Musœum, Harleian. MS., 6796,


23 qui nous a annoncé cette
art. toujours par Cornelis deWaard;
nouvelle trouvaille dans la même lettre du 21 novembre 1917.

Il conviendrait de ces A'o~e brèves. d'autant plus que


publier
Paul Tannery. heureux de donner, en addition au t. V p. 313-542

de la de Descartes, sept lettres françaises de


Correspondance
Debeaune à Mersenne, déclarait que jusqu'à présent aucune ligne
en français de ce n'avait été publiée. Voità donc qui
aréomètre
vaut. avec les deux pièces 2 et 3 ci-dessus, une étude sur place de

ces trois documents conservés à Londres.

CH. ADAM.

TOME cxv. 1933 (N~ 5 et 0. 26


La bio-psychologie de R. Avenarius

et le problème de « l'homme total »

II y a quelque chose de tragique dans le fait que


pour un motif de terminologie, l'oeuvre puissante
d'Avenarius n'obtient pas l'accueil qu'elle mérite
auprès du public.
H. HoFFDtffG. Les Philosophes contemporains, p. ita.

Au sortir des guerres napoléoniennes, A. Comte dénonçait


u l'anarchie mentale a de son la tourmente de 1914-
époque. Après
1918, Paul Valéry a écrit ses retentissantes lettres sur la Crise
de l'Esprit, sur le désordre mental qui régnait en Europe. Les
trois cents manières d'expliquer le monde, les mille et une
nuances du christianisme, les deux douzaines tout
de positivismes,
le spectre de la lumière intellectuelle a étalé ses couleurs incompa-
tibles » écrivait-il en 1919 Les choses ne avoir
paraissent pas
changé depuis. L'abondance, la diversité, l'opposition des doctrines

philosophiques, psychologiques, morales persistent. Dans des

ouvrages tout récents, le P~ Heinemann le constate en Allemagne


et M. Bréhier en France. A vrai dire, nous n'avons pas, pour
déplorer cette « anarchie », les mêmes raisons le fondateur du
que
positivisme, ce « catholique moins le christianisme ». Au contraire,
une certaine diversité des œuvres de l'esprit est pour nous un signe
de santé, de vigueur dans la vie spirituelle. A une condition, cepen-
dant c'est que cette diversité ne menace et ne désagrège point
les bases mêmes de notre civilisation la liberté d'examen philo-
sophique et de recherche scientifique, c'est-à-dire cela même qui
rend cette diversité possible. A part cela la multiplicité des cou-
rants de la ne doit certes ceux
pensée pas empêcher qui estiment
possible le progrès en philosophie de combattre ceux de ces cou-
rants qui leur semblent appartenir au passé.

1. N. R. i" août 1919.


DRABOVITCH. LA B)0-PSYCHOLOGIE DE R. AVENAIUL-S 403

H y a une d'années, Boutroux écrivait dans son rap-


vingtaine
au International de Philosophie à Bologne que le
port Congrès
des sciences a créé une certaine tournure
rapide développement
à laquelle nous les conceptions qui se
d'esprit par rapport jugeons
Vers le même temps Windelband déclarait dans son
présentent.
Histoire de la philosophie nous vivons sous le signe de Bacon.
que
Qui oserait le aujourd'hui? Malgré les remarquables
prétendre
des sciences exactes au cours des dernières années, et par-
progrès
fois précisément à cause de ces progrès hâtivement exploités (la
<' indéterministe a), un état d'esprit tout autre prédomine
physique
chez un grand nombre de nos Il s'exprime très
contemporains.
bien par ces trois mots de M. Paul Morand dans sa préface à

L'/le magique de Seebroock « tout est possible ». Trait carac-

téristique de la mentalité primitive et enfantine. Dans d'autres

pays régnent des dogmatismes primaires, rigoureux et simplistes.

La crise intellectuelle continue donc; et personne ne saurait pré-


voir sa fin. Mais dans chaque situation, même la plus désespérée,
il y a toujours des éléments qui, s'ils étaient soutenus, développés
et renforcés, assurer le salut. Nous les voyons dans le
pourra~~
fait bien connu du rapprochement des différentes sciences el disci-

de la sociologie et de la psychologie; de
plines rapprochement
cette dernière et de la physiologie; de la biologie et de la chimie

physique; enfin, des sciences en général et de certains courants

philosophiques. C'est dans le but de contribuer à ce rapprochement

que nous avons entrepris ce travail. Pour l'instant, il ne s'agit

pas de nos propres conceptions. Il s'agit d'un penseur, à notre

sens, oublié. Comme l'a très bien dit le regretté Pau-


injustement
lhan, l'humanité est plus portée vers les nouvelles conquêtes que
vers l'organisation des anciennes ». C'est donc d'une ancienne con-

quête méconnue que nous allons parler.


Notre tâche serait celle d'un archéologue ou plutôt d'un paléon-
On sait que les paléontologistes triomphent quand il
tologiste.
leur arrive de trouver un fossile qui réunit les caractères de plu-

sieurs lignées d'êtres postérieurs à lui, car on peut le considérer


comme leur ancêtre commun. Des choses analogues arrivent dans
l'histoire de l'esprit. Un penseur est radicalement oublié. Des dizaines
d'années passent. Les peu nombreux érudits qui par métier connais-
sent quelque chose de lui le considèrent comme un fossile dépourvu
404 REVUE PHILOSOPHIQUE

d'intérêt. Puis un moment arrive où on le déterre et y trouve des


traits actuels. I) nous semble qu'en déterrant(non pas en découvrant)
R. Avenarius, le fondateur de « », nous sommes
l'empiriocriticisme
dans ce cas. Qui le connaît, qui se souvient de lui, surtout en France?
Voilà trente-cinq à quarante ans, il y eut ici, sur ses ouvrages,
quelques comptes rendus très courts, un article très injuste et ce
fut tout. Ensuite, oubli total. La traduction du petit livre de Car-

stanjen, très incomplet, et des Philosophes modernes de HœSding,


où se trouve un excellent chapitre consacré à Avenarius ne l'ont

pas dissipé. Et même ceux à qui son nom n'estpas inconnu ont le plus
souvent des idées très values et incomplètes sur sa doctrine. R.
Avenarius? diront-ils, mais c'est « l'économiede la pensée a. Certes,
seulement E. Mach l'avait exposée beaucoup mieux. Et c'est vrai.
D'autres diront Avenarius? c'est « l'introjection '), explication un

peu simpliste et assez surannée de l'animisme et de l'idéalisme

philosophique. Et c'est encore vrai bien qu'avec une certaine


réserve2. -Enfin quelques-uns se trouveront qui auront
peut-être
poussé leur érudition jusqu'à prendre connaissance de l'œuvre capi-
tale du philosophe. La Critique de l'expérience pure. Ceux-là se
bornent, d'habitude, à répéter ce que disaient les milieux philoso-
phiques officiels allemands lors de la parution de ce livre que
c'était une réédition du parallélisme psycho-physique vulgaire,
fortement teinté de matérialisme. Et ce serait radicalement faux.
Nous nous proposons ici d'attirer l'attention sur cette œuvre et
de montrer sa valeur. Elle contient, selon nous, en germes, d'ail-
leurs assez développés, plusieurs des courants les plus importants
de la psychologie de notre temps en ainsi
permettant d'ériger peu
à peu cette théorie de « l'homme total que M. Mauss avait demandé
aux psychologues de fournir à la sociologie, lors de la mémorable
séance de janvier 1924 de la Société de Psychologie.

1. H ft~ut dire pourtant que même HôCMing n'a pas su apprécier sa veritabte
originatite.
2. Les livres d'Avenarius où sa théorie de l'introjection est exposée Der
menschliche Weltbegriff et Bemerkungen zuin G~cnstctnd der Psychologie contiennent,
en effet, des choses excellentes et qui gardent tout leur intérêt.
DRABOVITCH. LA mO-PSYCHOLOGlE DE R. AVE\AR[US 405

D'habitude, on place l'empiriocriticisme au confluent de trois


courants 1° Spinoza, Herbart, Drobisch: 2° le alle-
positivisme
mand sous ses deux formes la connaissance description pure
(,Kirchoff, Mach) et la critique « psychologiste » du Kantisme
(Fries, Steinthal, Goring, Laas) 3~ les idées mécanistes des physio-
logistes et des psychiatres allemands de la seconde moitié du
xix' siècle. Ludwig, Golz, Preyer, E. Meinert,
Hering, Griesinger
et Wundt.
On a peut-être exagéré la première de ces d'autre
influences, et,
part, on n'a pas marqué celle, très de Lamarck et
Importante,
de Gœthe; mais enfin, cette « définition de
préalable l'empiriocri-
ticisme est assez exacte et, pour le moment, suffisante.
C'est ici qu'il faut dire quelques mots sur l' « ésotérisme ~>
d Avenarius et sur la cause de son A la suite de E.
éclipse. Mach,
proche parent d'Avenarius au point de vue philosophique, il est
admis que cette cause réside dans sa terminologie.
Il serait exagéré, écrivait Mach, d'exiger d'un homme possédant
déjà 3 ou 4 langues de différentes nations, en apprît encore
qu'il
une celle d'une seule personne. » Cette nous
explication
semble tout à fait insuffisante. Il suffit de rappeler l'exemple
classique de Hegel obligeant des générations entières à étudier
le hégélien et éclipsant pendant un de siècle Scho-
quart
penhauer, penseur styliste et artiste, pour écarter l'explication
proposée 1. D'ailleurs. le vocabulaire d'Avenarius rappelle plutôt
ceux créés par certains biologistes et Nous savons
ps.-chologues.
que ces vocabulaires n'ont pas pris. Et pourtant ils n'ont nullement
empoché la diffusion des idées de Weissmann, de Sehmon, de
Watson, de Bechterou', de von MonakoO'. etc. il
Non, y a autre
chose dans le cas d'Avenarius. C'est tout son
simplement origina-
lité.
Et d'abord sous quelle rubrique placer son œuvre? Est-ce de
la philosophie, est-ce de la science? Ni l'une, ni l'autre. Les philo-
sophes. trompés par le titre Critique de l'expérience s'atten-
pure.

t. Les ténèbres impénétrables du style barbare de He~et-, écrivait Taine qui


a i-ub) très fortement son influence.
406 REVUE PHILOSOPHIQUE

l' 1 1 15.
à trouver l'une de ces « gnoséologies », l'un de ces
daient y
de métaphysique et de psychologie plus ou
mélanges logique
moins ou rationaliste, qui pullulent en Allemagne. Et
empiriste
ils trouvaient de la physiologie, de la biologie, de l'ethnologie,
y
de la et
comparative, tout, sauf ce jeu de
psychologie génétique
sauf la « méthode réflexive ». Petzold, qui fut
concepts habituel,
considéré, la mort d'Avenarius, comme chef de son École,
après
écrivait avec raison dans sa préface à la deuxième édition de la

ce livre s'adresse exclusivement aux biologistes et


Critique, que
aux psychologues.
Mais, d'autre lorsqu'il arrivait à ces derniers de feuilleter
part,
cet ils s'y heurtaient tout de suite à d'innombrables
ouvrage,
« thèses », formules et paragraphes et emportaient l'impression
de Cette position intermédiaire, la
logomachie scolastique.
forme et le contenu bio-psychologique suffisait
philosophique
assurer à notre philosophe une impopularité solide
déjà pour
dans les deux Cela rappelle un peu le cas de Le Dantec
camps.
en France. Lui aussi était trop biologiste pour les philosophes et

pour les naturalistes. D'aucuns seraient


beaucoup trop philosophe
tentés Avenarius un Le Dantec allemand,
peut-être d'appeler
surtout à cause de la ressemblance entre « l'assimilation fonction-

nelle » de l'auteur français et la


bio-mécanique du penseur zuri-

chois. Mais les différences l'emportent. Le Dantec était avan-

l'admirable clarté de la langue française, il écrivait,


tagé par
d'une alerte, sur toutes sortes de sujets, dans un grand
plume
nombre de volumes sans s'embarrasser de faire des hypothèses
hardies et discutables. Avenarius concentre ses conceptions dans

deux ou trois il crée son vocabulaire technique; il est


ouvrages,
extrêmement dans ses
suggestions, même trop, de
circonspect
l'avis de ses adversaires eux-mêmes. Et il s'y montre en même

très fin et profond, à qui sait le découvrir.


temps psychologue
son dont nous verrons tout à l'heure en quoi
Ajoutons originalité,
elle consistait. Nous constaterons qu'en 1888, année de la paru-
tion du volume de la Critique, Avenarius devançait con-
premier
sidérablement même de la psychologie d'alors.
l'avant-garde
DRABOVITCH. LA BIO-PSYCHOLOGΠDE R. AVENARIUS 407

Dès son premier travail, sa thèse (1868) sur Les deux premières
phases du panthéisme de Spinoza, Avenarius fit un essai d'inter-

préter le développement d'un système comme un


philosophique
processus psychologique re'yu/tey. Huit ans après, il tenta de
représenter la pensée philosophique comme ayant pour le
objet
tout et régie par le principe de la moindre dépense des forces.
C'était la phase de l'économie de la ». Il la
pensée dépassa
quelques années plus tard, non sans lutte, après avoir remarqué
tout ce que contient de finalisme et arbitraire ce
métaphysique
principe conçu comme une espèce de force régulatrice, planant
au-dessus de la vie organique et psychique.
H aboutit enfin au point de vue de la « de
critique l'expérience
pure », à l'intersection de ces deux lignes le (malisme et le méca-
nisme en biologie. u La dit-il dans sa essaie de
Critique, préface,
comprendre tout le comportement théorique de l'homme et son

rapport avec le comportement pratique, et aussi ce dernier comme

conséquence d'une seule /)re~n!<'sse ') (Voraussetzung). Ces termes


modernes « comportement théorique et ') restèrent
pratique
inaperçus. La conséquence immédiate de ce but était la nécessité
de ne considérer le phénomène de « L'expérience » que comme un
cas particulier qui exige la détermination de son concept général.
Mais. continue-t-il, plus mon travail s'avançait, plus vif devenait
mon intérêt pour l'unité intérieure de toute l'activité humaine. En
même temps et nécessairement faiblissait l'intérêt envers les pro-
blèmes de l'École et envers les concepts consacrés sa tradi-
par
tion. Certes. je n'éviterai pas le reproche de terrible-
m'occuper
ment peu de sujets graves cultivés avec tant d'amour d'autres
par
auteurs. En effet, primitives sont les questions dont la Critique
s'occupe, tellement primitives, qu'un véritable criti-
philosophe
ciste les traitera avec dédain. Mais ce sont précisément ces pro-
blèmes qui mériteraient une priorité au moins chronologique »

(préface, p. vi).
Et Avenarius aborde immédiatement sa tâche par l'exposé de
deux axiomes empiriocriticistes » sur le contenu et les formes
de la connaissance. Il fait en somme ce que M. Lalande appelle
408 REVUE PHILOSOPHIQUE

commencer in médias l'es », en posant quelques principes


communs qui rendent possibles toute discussion, toute apprécia-
tion, toute Le « axiome est celui bien connu
critique. premier
de E. Mach.
« Au début, tout individu humain se trouve environné d'un

milieu avec des parties multiples et avec d'autres indi-


physique,
vidus faisant différentes sortes d'énonciations (Aussagen) lesquelles
sont en dépendance du milieu tous les contenus des conceptions

critiques et non critiques, ne sont que des a/~ra-


philosophiques,
tions de ce Cela signifie que quels que soient les résultats
postulat.
auxquels seraient arrivés les Platon, les Spinoza, les Kant, ils ne

les ont atteints qu'en diminuant ou en augmentant ce postulat,


ont admis, au début, eux aussi. »
qu'ils
Le deuxième axiome n'est pas moins connu. C'est celui de

foncière de la connaissance scientifique et de la


l'homogénéité
ordinaire. « Cela signifie que quelles que soient
pensée empirique
les méthodes créées par des mathématiciens, par exemple, elles

toujours être réduites, en fin de compte, aux fonctions


peuvent
intellectuelles simples et générales » (p. vu).
Celui le premier « axiome » ou thèse, conviendra
qui adopte
sera comme point de départ, à la « conscience ou
qu'il préférable,
à la « pensée », qui sont les produits d'un long développement
Partir de la « conscience » ou de « pensée
la » signi-
historique.
fierait commencer la fin. Et tout de suite nous arrivons au pre-
par
mier névralgique a du système, névralgique, d'ailleurs, non
<' point
l'auteur certains de ses lecteurs, en nombre
pas tant pour que pour
considérable il y a quarante-cinq ans. « Si vous avez admis la pre-

mière thèse, alors vous conviendrez peut-être aussi qu'il serait

erroné, avoir à peine marqué l'action d'excitants extérieurs


après
sur notre nerveux, de sauter immédiatement à la pensée,
système
à la conscience, aux représentations de l'individu, au lieu de suivre
les produits par ces excitanls dans
préalablement changements
nerveux central, de les suivre dans leurs diverses corréla-
l'organe
tions mais seulement après rechercher les phéno-
pour, après
mènes dépendants de ces changements a (p. ix).
On a vu là soit de la théorie de la <' conscience-
l'expression
», soit du parallélisme psycho-physique adopté
épiphénomène
comme théorie explicative, soit. tout simplement, du matérialisme.
LA BKJ-PSYCHOLOGtE DE R. AVE~ARUJS 40&
DRABOVITCH.

Or. Avenarius déclare avec une netteté qui ne laisse aucun doute,

et à maintes lui. cette dépendance est pure-


reprises. que, pour

mentiogique".
II v a plus. Dans son livre, Der menschliche We/~6egrri'(1891),
Avenarius a donné une critique du parallélisme psycho-physique
comme théorie explicative, qui ne nous paraît pas moins forte que
celle de M. dans son célèbre article. En tous cas. pour
Bergson,
tout lecteur de bonne foi. il devient évident, après la lecture de

il est au-dessus de tout


cet ouvrage, que, sous ce rapport, soupçon.
aux accusations de dont la théorie de la
Quant matérialisme,
n'est atténuée, il faut
conscience-épiphénomène expression
qu'une
les bases mêmes de sa conception, son but essentiel pour
ignorer
les soutenir. La matérialiste est, pour Ave-
pouvoir métaphysique
narius. une altération du de vue naturel au même titre
point
l'idéalisme absolu ou le dualisme vulgaire. Dans une
que que
avec ce dernier rapporta dans le livre
conversation Hoffding, que
a déclaré u Je ne connais ni le ni le
cité. Avenarius physique,
mais un ~y~'u/M 117). L'ensemble de son
psychique quid < (p.
montre ce lertium se rapproche de la substance
œuvre que quid
de B. Russell et, des « néo-
neutre au sens W.James, en général,
Pour Avenarius, la « dépendance
réalistes anglo-saxons.
du vis-à-vis du était, comme
logique psychique physiologique
tant de partisans modernes de la « psychologie objective »,
pour
un bon arriver à des conclusions
moyen méthodologique pour
donc Nous tenions à déclarer
objectivement vérifiables, objectives.
ceci dès à présent, nos lecteurs ne soient pas
tout pour que

empêchés de bien saisir les idées d'Avenarius par ce malentendu

tenace.
Avenarius a présenté une théorie de la vie du cer-
physiologique
nous soit à ce de rappeler la phrase,
veau. Qu'il permis, propos,
tant de fois citée, de F. A. Lange sur l'absence d'une hypothèse géné-

rale concernant la vie cérébrale comme cause


principale de l'état

de la psychologie. Il l'a écrite il y a plus de cinquante ans.


arriéré
en M. Bourdon déclara dans son livre L'Intelligence
Or, 1926,
Sur un nos connaissances relatives aux phénomènes intel-
point
lectuels restent encore très rudimentaires, c'est quant aux condi-

de ces car la question de ces


tions cérébrales phénomènes
n'est en que de façon
conditions posée jusqu'à présent, général,
410 REVUE PHILOSOPHIQUE

assez vague a (p. 364.). De &oji s8t6, ie D. Essertier, dans


j-.Bgr~té
Ja~n-B&Ee de snBBXCBUsnt Vivre Psychologie et Sociologie (1927),
Sonnait de « l'envahissement » de la
psychologie par la sociologie
durkheimienne cette explication que la première, à cette époque,
se faisait « 'humble et petite », se confinait dans les phénomènes
les plus élémentaires, « abdiquait M en réalité, crainte
par
d'encourir le reproche de n'être que « philosophie M et de se voir
exclue de l'orgueilleux concile des sciences exactes. Enfin. le phy-
siologiste J. P. Pavlov, avec toute l'autorité qui s'attache à son
opinion. déclare que la lenteur des de la physiologie du
progrès
cerveau avait pour cause « l'absence chez les de la
physiologistes
théorie de l'activité normale de l'écorce cérébrale~ ». C'est cette
lacune qu'Avenarius essayait de combler dès 1888.
Celui qui reconnaît la deuxième thèse (sur les formes de la
connaissance) conviendra, pense notre auteur, qu'il faut com-
mencer l'examen non parles et évoluées
formes les plus complexes
de la connaissance, mais par celles qu'on observe dans la vie ordi-
naire, par la connaissance « naïve », « naturelle a donné
» qui
naissance aux formes supérieures. En d'autres termes « ce n'est
pas la théorie de la connaissance et matérielle doit
spéciale qui
être notre premier but, mais la théorie de la connaissance générale
et formelle ». Nous verrons que ce ainsi (en
qu'il appelle payant,
par là, le tribut à la terminojogie kantienne) est la
simplement
psychologie de la connaissance.
En répétant Descartes, il proclame la nécessité de renoncer à
l'analyse des « livres », aux « retours » à tel ou tel et
philosophe
de se plonger dans le grand livre du monde, d'affronter les choses
et non les opinions sur les choses, de considérer les conceptions
et les théories comme des choses. « Il faut se tenir au milieu du
marché mais comme observateurs. Notre attitude vis-à-vis des
philosophes, de leurs coteries, de leurs discussions est la même
que celle vis-à-vis des transactions commerciales ou des batailles
parlementaires. »

Quant au but, le voici « Dès le commencement, le but suivant


se dessinait devant moi avec l'essai de tracer les contours princi-
paux de la théorie générale de la connaissance humaine, tâcher de

t. The Reply of a physiologist to psychologists. Psychological Review, march 1932.


DRABOVITCH. LA BtO-PSYCHOLOGIE TiE B-. ATEKARiUS 411

l 1 1 1 _1~
préparer le terrain pour -ta théorie de la science, en paTtienlier
la et. en rapport avec elle, pour la pédagogie,
pour psychologie
la l'esthétique, la philosophie du droit, l'éco-
logique l'ethique.
nomie etc. Toutes ces sciences je les avais en vue en
politique.
ce travail. Bifn entendu, dans la Critique elle-même on
préparant
ne peut trouver ni la théorie de la science, ni la logique, ni la psy-
etc. Mon seul espoir était d'encourager tous ceux qui
chologie.
travaillent au
développement de ces sciences, les encourager
en leur fournissant un fondement général, pour ceux. du moins,
à
appuyer les biens suprêmes de l'humanité la
qui aspirent
morale, le droit, la science, l'État, sur la base solide, que, en fin

de seule l'analyse scientifique peut fournir » (p. xiv).


compte.
Dans l'accomplissement de cette tâche, la nécessité d'introduire

un certain nombre de « termes se fit sentir. « Ce


techniques
~l'était », dit-il. Mais il fallait éviter de
pas du tout chose agréable
verser le vin nouveau dans de vieilles outres. D'autre part, on

d'encourir le reproche d'être inintelligible. Bref, quoi qu'on


risque
fasse, on n'échappera pas aux récriminations. l'avenir seul

dire si cela était utile.


pourra
L'avenir s'empressa de montrer, comme il l'avait fait déjà à

maintes ce n'était du tout utile. Mais cela n'aa


reprises, que pas
découragé ni ne découragera probablement d'autres
pas
et savants à inventer d'autres langues personnelles 2.
philosophes
Quel est encore l'avantage de ce point de vue formel sur les

modifications de l'organe nerveux central? Cela pourrait consti-

tuer l'unique terrain neutre sur lequel on discuterait impartiale-


ment les sous leurs su&/ec~/s, sont si
questions qui. aspects
d'exciter nos passions. Et l'auteur termine ainsi, avec
susceptibles
une certaine mélancolie résignée, sa préface Autre j'étais en

le bâton le voyage au lointain pays de la connais-


prenant pour
sance, autre je suis devenuaumomentoùjeledépose.L'enfantine
assurance que c'est précisément à moi qu'il sera donné de décou-

vrir la vérité a disparu depuis longtemps. Chemin faisant seule-

ment, connu toutes les difficultés, tous les dangers de la route.


j'ai

t. C'est nous qui soulignons.


2. Il est curieux de noter que, tout récemment, l'un des meilleurs psychologues
de notre temps, M. \Vood\vorth. a recommandé la création de termes nouveaux
en psychologie.
4)2 REVUE PHILOSOPHIQUE

Mon but? c'est simplement que je sois en mesure d'atteindre la


clarté avec moi-même <

Peu de temps avant sa mort (1896), Avenarius a donné lui-même


le résumé de ses livres2. Celui de la Critique commence par cette

phrase « limite la tâche de la


L'empiriocriticisme philosophie
scientifique à la définition descriptive (« deskriptive Bestimmung ')}
des notions générales de l'expérience d'après la forme et le
contenu », définition à laquelle il arrive au moyen d'une étude

psychologique (bio-psychologique et socio-psychologique) compa-


rative et génétique des cas les plus différents où des individus,
enfants, primitifs, délirants, hommes du peuple, savants, mys-
tiques, philosophes déclarent avoir eu « expérience ».
Il peut sembler que le plus simple serait que nous développions
ce résumé extrêmement serré. Nous n'en ferons rien. D'abord

parce que cela demanderait trop de place, vu la nécessité d'accom-

pagner l'exposé d'exemples concrets. Surtout, ce n'est pas indis-

pensable une bonne partie de la Critique ressemble beaucoup aux

conceptions de E. Mach, bien connues. « L'expérience » est


pure
un idéal identique à la « description pure » (sauf une réserve dont
nous parlerons plus bas). L'humanité s'en approche par un
immense processus biologique et historique d'exclusion de « l'équa-
tion personnelle n, pourvu que l'on prenne ce terme en un sens
très large, y englobant toutes les influences qui troublent le cours
de la pensée en conséquence de la vie affective et sociale 3. Le
lecteur moderne a rencontré tout cela chez Nietzsche, Simmel,
Baldwin, etc. Nous nous bornerons donc à exposer trois ou quatre
échantillons de la Critique, qui la caractérisent au mieux.

D'abord, le milieu et l'individu. Avenarius aurait pu facilement

employer parmi ses formules celle, inventée plus tard, par Le

1. Quelques lignes auparavant, Avenarius avoue qu'au début il a choisi ce titre


La critique de l'expérience pure, dans l'intention de faire son travail de façon
~ystdmattqHement opposée à Kant. Mais, ajoute-t-il, « à cela aussi j'ai renoncé par
la suite".
Voir Sonderheft 1 der ZfHschr:~ für positivistiche PAHtMop/tM. 1913, Tetzlaff,
Berlin.
3. Les choses, en effet, ne changent pas parce que, dans la langue d'Avenarius,
I' équation personnelle » en ce sens s'appelle f idiosyndem et t'idf'ai la
« constante parfaite'.
DRABOVITCH. LA HtU-PSYCHULUGΠDH R. AVEXARtL'S 4d3 *.3

Dantec Ax B, pour désigner les interactions constantes, conti-


nuelles entre l'organisme et son milieu. La capacité de l'orga-
nisme (le se maintenir entre certaines limites. malgré les pertu/
&a//o~s du milieu, appartient, elle aussi, au contenu du premier
« axiome Et puisque, chez les organismes supérieurs, ce maintien

se réalise par l'intermédiaire du système nerveux central, Ave-

narius n'a en vue que les fonctions de ce dernier. Jusqu'ici,


rien de banal. Mais voici où il diffère de tous, ou de presque
que
tous les physiologistes ou biologistes de son temps. Pendant que
ces derniers parlent du système nerveux comme du moyen de

la conservation de l'organisme, Avenarius considère cette con-

servation comme conséquence de l'auto-conservation, de l'auto-


du nerveux Et c'est là un autre « nid de
régulation système
malentendus entre lui et ses critiques. A l'heure actuelle, ce

point de vue paraîtra, nous semble-t-il,


beaucoup moins étrange.
?\ous nous en occuperons à la fin de notre travail. Pour le moment,
suivons de près ici notre auteur. H s'abstient de toute hypothèse
sur la structure et les localisations du cerveau, de même que sur

la nature physico-chimique de l'influx nerveux.


Par cette abstention, dit-il dans la préface, je me rendais

compte de quel ornement je privais mon exposé. Mais je me

rappelais l'avertissement de Lotze (sur la caducité des hypo-


thèses trop concrètes et détaillées). Donc, il ne se permet que
quelques pas discrets à partir de son point de départ, quelques

suppositions autorisées soit par l'observation directedu comporte-


ment des organismes, soit par les données de la
physiologie
reconnues par tout le monde. Sa hardiesse ne se manifeste, comme
nous le verrons, que dans l'expérimentation /e/~a/c avec ces

données élémentaires. central du


système nerveux, celui
L'organe
qui réunit toutes les excitations. les élabore et répartit ensuite

les impulsions (ce que Sherrington appelle la fonction intégrative).


Avenarius la désigne par ce terme « le système C ». Il ne le déli-

mite pas. Mais, en conformité avec l'histologie et la physiologie,


il le considère comme formé d'un grand nombre de '< systèmes
partiels composés à leur tour d'éléments morphologiques
('. cellules ou neurones "t. Au point de vue tant de la forme que

). ~r;< volume f. S i30.


-H4 REVUE PHILOSOPHIQUÉ

des
r~ae fnnn+inna
fonctions,
nac~
e<+h,i~,eo
ces
systèmes
,+;c,l~
partiels
r.+
sont conçus comme rl;Cf'bnn.,
différen-
ciés par les différents genres « d'exercices » (c'est le principe
d'excitation fonctionnelle). De même, selon leur rôle dans la vie
de l'organisme, ils peuvent être disposés en hiérarchie. Leurs
structures sont en partie héritées, en partie innées, en partie
acquises. Si on se représente deux ou plusieurs de ces systèmes
partiels liés fonctionnellement, appeleronce nouveau
peut grou-
pement « coordinateur » (§ 75). Le milieu et.
système physique
social provoque la dépense énergétique et, en même temps, fournit
à l'organisme les qui lui servent
substances à élaborer ses réserves

d'énergie. A chaque instant, il y a dans le système nerveux un


balancement entre la dépense et le revenu. Ici, Avenarius se

rapproche de la théorie de E. Hering sur le fonctionnement ner-


veux comme résultant de l'équilibre instable entre les processus-
contraires à l'assimilation et de la désassimilation, processus qui
se contrebalancent à chaque instant dans chaque groupement
fonctionnel de neurones. Mais, par prudence, Avenarius évite
môme ces termes et préfère parler du « travail et de la nutri-
tion ». Il est clair que tous deux sont également nécessaires-

pour la conservation du système C et, par conséquent, pour


l'organisme.
Abordons les notions fondamentales de la doctrine d'Avenarius.
En désignant par R les excitations extérieureset par F (R) le tra-

vail par S la nourriture et par F (S) la nutrition, il pose ce prin-

cipe bio-mécanique fondamental quand, dans un système partiel

i) F(R)=-F(S)

ou bien quand dans tout le système C

2) S/(R)=–SF(S)'

ce système partiel ou tout le système C se trouve en équilibre

parfait, état, certes, jamais réalisé dans la vie. Donc, dès qu'un

agent extérieur détermine l'oscillation de l'un de ces deux facteurs


(ou des deux à la fois mais d'une manière inégale), leur somme
devient plus grande que 0. Leur différence, Avenarius l'appelle
différence vitale. Si on admet que le système C a la capacité

t. § )52-t57.
DRABOVITCH. LA BtO-PSYCHOLOOE DE R. AVE\'ARtUS 415 r>

d'autorégulation et d'autoconservation entre certaines limites, ce


trouble d'équilibre provoque en lui une série plus ou moins

longue de changements jusqu'à ce qu'un de ces changements


réalise le retour à l'équilibre ancien ou modifié. Cette série de

changements, Avenarius l'appelle la série vitale. Et puisqu'il consi-

dère, au point de vue méthodologique, le psychique en fonction,


en dépendance du physiologique, il s'agit, pour le moment, de la
série vitale indépendante. Cette série est donc toujours composée
de trois parties la perte d'équilibre, les essais de le rétablir, le
rétablissement~. Les séries vitales peuvent coexister, s'entre-

croiser, s'inhiber, se renforcer, s'enchaîner. Celle qui s'étend aux

systèmes coordinateurs principaux ou à ceux dont l'oscillation


selon le moment est plus grande, prend le caractère de la « domi-
nante C'est la tendance dominante de la psychologie positive
française.
La plus grande partie du premier volume de la Critique est
consacrée à l'analyse des différents cas possibles de variations des
trois parties de la série vitale. Avouons que l'exposé est aride et un

peu pédantesque; parfois, après avoir peiné sur une des périodes
longues et lourdes, hérissée de termes techniques nouveaux, on

s'aperçoit qu'il s'agit de phénomènes ou de notions bien simples.


Il est question, par exemple, des variations des K Ko-momen-
ten ou des « trans-exertitions » positives ou négatives, ou de
l'élaboration des « multiponibles et on voit, à la fin, que tout
cela signifie soit l'éloignement, soit l'approche des modes exercés,
habituels de la liquidation des « différences vitales ». Les notions
lamarckiennes de l'usage et du non-usage et de l'habitude jouent
un rôle très
important chez Avenarius, mais elles sont trop sou-
vent masquées. Il ne serait pas juste de dire, comme Hoffding
(l'un des critiques les plus bienveillants), que son premier volume
est difficile parce qu'il manque d'exemples concrets. Plus de
11 pages, à la fin du volume, en fournissent. Seulement, ces

exemples sont tous dans les « notes en petits carac-


)' composées
tères. Involontairement, le lecteur leur attribue une importance
moindre. Or c'est la c/e/' de toute la doctrine (de même dans le
second volume). Il s'en rend compte; voici en effet comment il

t. )78-j8t. Lestermes*sériesobjectives"et -subjectives* peut-être, auraient


et)' préférables.
4.i6 6 REVUE PHILOSOPHIQUE

s'exprime au début de sa note très importante pour le para-

graphe 327
« Nos thèses sur les séries vitales exigent du lecteur quelque
chose lui paraître étrange, à sav oir penser tous les
qui peut
changements dans la conduite de l'homme au moyen desquels il
se maintient dans le milieu, d'abord sans aucune prémisse de la
« conscience ». Qu'on ne me demande pas la preuve que certains

changements se passent réellement sans conscience. Cette preuve


est impossible, comme la preuve contraire. Mais cela n'est même

pas nécessaire, car il ne peut s'agir que de cette question Com-


ment pouvons-nous concevoir ces changements? L'abstention de

postulats psychologiques n'est donc qu'un moyen méthodolo-

gique, employable tout à fait indépendamment de la question


systématique faut-il ou non admettre la conscience?. De même

que nous avons appris à penser « la merveilleuse structure » des


et des animaux (la respiration, la digestion, la crois-
végétaux
sance, etc.) sans faire intervenir l'esprit, de même nous devons

acquérir l'habitude de concevoir les changements téléologiques


dans le système C, sans nous référer immédiatement au »
psychique.
Étant donné que pour la majorité des lecteurs il sera difficile de
les actes rationnels, la mimique, la parole exclusivement
penser
en fonction des modifications dusystème C, Avenarius a recours

à un moyen il expose les expériences classiques de


pédagogique
Pflüger et de Golz sur les réflexes chez les animaux décérébrés;
seulement, il en souligne un aspect particulier. D'habitude, la

décérébration sert à montrer la diminution psychique dans la

conduite des animaux. Avenarius met en lumière ce dont ces

animaux sont capables ~a/g'r~ la décérébration. En voyant les

actes intelligents des animaux sans conscience (puisqu'il est admis

que cerveau = conscience) les lecteurs seront moins rétifs, croit-il,


à admettre les discours, la mimique et les gestes humains sans

conscience ».
De ces expériences connues de tout le monde, nous ne citerons

seule, fixer les idées la célèbre expérience de Golz


qu'une pour
une grenouille décérébrée, posée sur une planche et dont les

pattes de derrière sont largement écartées par des épingles placées


de telle sorte que les articulations des genoux les entourent et que
les cuisses forment avec le corps un angle droit. On excite avec de
DRABOVITCH. LA mO-r'SYCHOLOGtE DE R. AVE\ARH'S 4f? î

l'acide les plantes des pieds de l'animal. La grenouille fait toutes


sortes d'essais pour frotter les plantes l'une contre l'autre, selon
son habitude. Mais, ses jambes étant trop écartées et les deux

épingles empêchant leur rapprochement, elle n'y parvient pas.


Après de nombreux essais, elle s'arrête quelques instants « dans
une sorte de recueillement Et tout d'un coup elle exécute un
mouvement entièrement différent elle replie violemment ses
cuisses sur son corps, ses jambes sur ses cuisses, puis elle étend

brusquement ses pattes qui passent entre les deux épingles. Le but
est atteint elle peut frotter l'une contre l'autre les plantes de ses

pieds Donc, un système nerveux inférieur est capable de clore


une série vitale considérable, ouverte par des excitations dou-
loureuses. Et il le fait en passant des modes d'action habituels
aux modes de plus en plus nouveaux. L'un d'eux amène le succès.
Dix ou douze ans plus tard, Jennings appellera cela la méthode
des essais et des erreurs.
Cette méthode des essais, ce passage à des réactions de plus en

plus nouvelles et compliquées, Avenarius la signale dans la solu-


tion de toutes espèces de problèmes, depuis l'irradiation des réflexes
chez les grenouilles décérébrées yus~u'a la réflexion philosophique.
Il saisit fort bien tout ce qu'il y a de '< choquant », de « matéria-
liste dans sa hardie généralisation pour les milieux philoso-
phiques officiels: il tâche, avec une fine ironie, de les amadouer
A ceux des métaphysiciens qui trouveront condamnable l'Idée

que le passage des réactions d'une grenouille décérébrée à leurs


formes de plus en plus nouvelles et compliquées, doit se baser sur
le même principe que le fonctionnement cérébral d'un penseur de
d'un Kant désireux de « sauver la liberté
génie, par exemple
ou d'un théologien célèbre, soucieux de « sauver H l'existence de
Dieu, ou au moins la foi en Dieu, alors que tous deux pour
atteindre leurs buts accèdent à des pensées de plus en plus compli-
et inhabituelles à ces « philosophes de sentiment
quées je
répondrai Si c'est la Raison suprême qui créa les animaux et les

hommes, alors, certainement, dans le processus de la création,

1. Dans cet ordre d'idées sont particulièrement instructives les expériences


reventes sur des chiens, des chats et des singes décérebres de Dussère de Barenne,
de Carplus et Kreid). de Rothmann et surtout du D' Zéliony (La Hci.'uf- de
.Medfctnf.
reue-cuae, t929).
uacvl.

-n)\)RCXv.–1933(N~&et6). 2"
418 REVUE PHILOSOPHIQUE

elle employait les moyens les plus simples et les plus ingénieux.
Or, quoi de plus simple et ingénieux que ce principe? (note i.83,
vol. H.) Un renard attaché essaie d'atteindre un morceau de
viande hors de sa portée. Il étend d'abord Je plus loin possible ses

pattes de devant. Mais en vain. Alors, brusquement, il se retourne

et, gagnant ainsi toute la longueur de son corps, fait l'opération


avec ses pattes de derrière et réussit. Un enfant tâche d'atteindre

l'objet qui l'intéresse, et qui est placé trop haut. N'y parvenant
pas avec une canne, il pousse enfin une chaise contre le mur. y
grimpe et saisit l'objet. Un penseur spéculatif essaie d'abord
d'avancer ceci Dieu est ce principe inconditionné qui doit se
trouver à la base de tout le conditionné. Voyant la fragilité de
cette proposition, il la retourne et dit l'inconditionné qui se
trouve à la base de toutes choses conditionnées, je l'appelle Dieu.
Le mathématicien, ne réussissant pas à aboutir avec des idées et
des grandeurs auxquelles correspondent des intuitions sensibles,

passe à des fictions, à des définitions libres et résout son problème.


Ainsi de suite. Partout se manifeste le même processus bio-méca-

nique simple et fondamental. Mais il peut se manifester sous

plusieurs formes. Les différences vitales sont éliminées par des


tantôt « ektosystématiques » (mouvements, sécrétions,
moyens
l'effet tantôt « », qui ne
produisant extérieur), endosystématiques
se développent qu'à l'intérieur du système C, tantôt, enfin, et le

plus souvent, par les deux à la fois en différentes proportions.


Ensuite, les séries vitales deviennent, avec le temps, de plus en

plus « resserrées ». Avenarius formule que ainsi


plus tard on ce

appellera la sélection physiologique, qui est à la base de l'appren-


Les « séries » ne conservent que ce qui est nécessaire
tissage.
atteindre « l'état final n, la solution.
pour
A payt le « resserrement o des séries vitales, il formule une autre
à savoir <' Le système C passe à tel ou tel de modi-
règle, genre
fications endosystématiques, si aucun genre de modifications ekto-

systématiques (de la partie moyenne de la série vitale) n'arrive à


clore la série; à tel ou tel genre de modifications plus lentes si les
modifications rapides se sont montrées inefficaces; à tel ou tel

genre de changements organiques, si les changements fonctionnels


n'ont pas abouti » f§ 267). Le système C élabore aussi ce qu'il

appelle les « formes défensives », c'est-à-dire la capacité de résister,


DRABOVITCH. LA BIO-PSYCHOLOGIE DE R. AVE~ARtL'S 4i9

entre certaines limites, à des influences menaçantes du milieu.


Disons tout de suite, pour que cela devienne intelligible, qu'il
s'agit de formes habituelles d'explication, de formes qui rassurent
ou calment (rites, croyances, religions). Mentionnons enfin, au

paragraphe 310. ceci Les états terminaux des séries vitales peuvent
survenir non seulement à la suite des conditions habituelles. mais
aussi à la suite de toutes celles qui ont avec les conditions habi-
tuelles assez d'éléments communs. C'est assez vague, mais on

y peut admettre, nous semble-t-il, une sorte de pressentiment du

principe du rénexe conditionné


Voici tout l'essentiel, à notre avis, sur les séries vitales « indé-

pendantes ». D'ailleurs, nous avons été obligé plusieurs fois d'em-

piéter sur le contenu du deuxième volume, sur les séries « dépen-

dantes » ou psychiques, pour rendre notre exposé accessible aux


non-initiés.

L'un des derniers chapitres du volume 1 est consacré à une

question de première importance ce qu'aujourd'hui nous appel-


lerions la psycho-sociologie objective Malheureusement, l'au-
teur ne la pas développée comme elle le mérite. Nous n'y trou-
vons que des considérations très générales qui, d'ailleurs, n'en
sont pas moins judicieuses.
Plusieurs systèmes C qui se trouvent entre eux dans des rap-
ports continuels tels
qu'ils provoquent ou éliminent les uns chez
les autres les « différences vitales », peuvent former un système C
d'un ordre supérieur. Avenarius propose d'appeler de tels sys-
tèmes congrégaux ». Un système congrégal (une société) ne peut
durer ni, surtout, progresser qu'à la condition de l'élimination
des différences vitales ') chez ses membres. Ou, du
réciproque
moins. cette élimination doit être plus importante, quantitative-
ment et qualitativement, que la chose contraire c'est-à-dire l'im-

position ou le maintien de ces din'érences. Avenarius cite quel-


ques exemples de l'élimination des din'érences vitales en vue de.
rétablir l'équiiibre dans la vie de la famille ou de l'État. Par la

parole. les gestes, la mimique, les membres d'une société qui

l. SecUon Vt,§328-:i5L
420 0 REVUE PHILOSOPHIQUE

dure « s'anastomosent » pour ainsi dire les uns avec les autres afin
de former un tout.

Marquons les différences entre ces théories et certaines idées


voisines. On pense aussitôt à ces quelques de P. Janet
lignes
<' On ne se rend pas suffisamment combien un homme
compte
peut modifier la tension d'un autre homme et
psychologique
comme il détermine souvent par son action sur son prochain des
abaissements (ou des relèvements) de tension 1. »
Mais P. Janet n'envisage ces choses que du point de vue de la

psychologie « intermentale ». Avenarius, a en vue les sociétés,


lui,
les institutions; il se place au point de vue Seule-
sociologique.
ment, il ne tombepas dans les errements des théories « organi-
cistes ». La notion de système est plus celle
large que d'orga-
nisme la société peut être un système sans être un organisme.
D'autre part, il ne voit pas dans la société une entité inanaly-
sable, une « réalité sui generis ». séparée un abîme infranchis-
par
sable du misérable et élémentaire « individuel ». Non, les mêmes
lois « », comme dirait A. Comte, et
encyclopédiques régissent
l'individuel et le social. Tous deux sont en action réciproque, dif-
féremment dosée selon le degré de complexité du psychique. La

conception d'Avenarius 'se rapproche de celle de Mac Dougall


pour qui aussi la société est « an organized system ofinteracting
énergies, every part of which acts only trough and under the
influence of thewhole2 ». Seulement, cet auteur tente trop, à notre

avis, de rattacher sa théprie à celle « de la forme un raide


peu
et exclusive. La théorie d'Avenarius est plus souple et plus
ouverte. En tout cas, elle présente les cadres larges et bien tracés

pour une étroite collaboration des sociologues et des psycholo-


gues.

Nous allons entrer maintenant dans un domaine beaucoup


moins aride, plein de couleurs et de mouvements et où tous les
nous sont familiers, celui des « séries vitales ».
objets dépendantes
Un morceau de charbon s'est introduit dans l'œii de
petit

1. M~dtcoitons psychologiques, vol. Il. Les fatigues sociales.


2. Murchison, Afistory of psychology M <!t!<o<)togf<!pyty,1930, p. 211.I.
DRABOVITCH. LA H!0-PSYCHO!.OG)E DE R. AVE~ARiUS 42i

~t r < /t ï~t).~t~<)~ n~t~xt~


M. A. C'est désagréable et douloureux. Il cherche à s'en débar-
rasser et, enfin. réussit. M. B. doit sortir, mais il pleut. II veut

prendre son parapluie, mais ne le trouve pas à sa place habituelle.


Recherches. L'objet est trouvé. Au cours d'une conversation,
M. C. ne peut pas se rappeler le nom d'une localité. Il réfléchit,
essaie de susciter les associations en rapport avec ce nom. sent
son approche. Finalement, le nom surgit. M. D. voit par la fenêtre,
au crépuscule, quelque chose de blanc sur la maison d'en face.
Ou'est-ce? Il le prend d'abord pour un rideau, ensuite pour une
teinture blanche, pour un papier collé et, finalement, après examen

plus attentif, constate que c'est un reflet de lumière. Un enfant de


deux ans descend dans le jardin, l'un des premiers jours du prin-

temps. Le vent est frais. Il s'arrête devant un arbrisseau et regarde


attentivement ses feuilles qui tremblent. Et il dit. après réflexion
II a un peu froid! » Un autre, de deux ans et demi. observe les

feuilles sèches chassées par le vent. Gomme elles courent


vite! C'est parce qu'elles ont peur du vent. »
Les membres de la tribu indienne Minatarris, voyant M. Catlin
absorbé dans la lecture de son journal, se perdaient en conjec-
tures sur les mobiles de sa conduite. Enfin, ils trouvèrent le

journal est un objet


qui guérit les yeux malades! Le blanc est en

train de se soigner les yeux. Les membres d'une tribu africaine,


en voyant les blancs puiser dans leurs livres toutes sortes de

choses, appliquaient leurs oreilles contre les livres pour essayer


d'entendre leurs voix. ~'entendant rien. ils disaient :'< Homme blanc,
talisman as-tu faire ces choses? » La curiosité de
quel pour parler
certains d'entre eux fut satisfaite quand les blancs leur apprirent
la lecture. Les hvlozoïstes ioniens expliquaient le monde à partir

de certaines observations empiriques sur le rôle de l'eau, de l'air

et du feu.
Telles sont les séries relativement simples. « Mais
dépendantes
toute notre vie. toute notre activité s'écoule ainsi en séries de plus
en plus complexes, ramifiées, formant des systèmes. Un besoin

technique ou artistique, religieux ou métaphysique en forme la

première phase; une machine, une œuvre artistique, un système

philosophique constituent l'ensemble des modifications de la phase

médiane; enfin le sentiment élevé de satisfaction parla conscience,

par exemple, du « bien réalisé clôt la série en en représentant


422 REVUE PHILOSOPHIQUE

l'état final .) (vol. II, § 807-808). Comment rattacher tous ces

phénomènes familiers mais apparemment irréguliers à d'autres

plus éloignés de notre monde intérieur, mais qui se laissent étu-


dier objectivement'! <' La méthode que nous suivrons consiste à
déterminer les conditions objectives qui nous permettent d'établir
les oscillations et les différences vitales. Ces conditions, nous
tâcherons de lès mettre en rapport avec les communications cor-

respondantes des individus que nous emprunterons soit à la vie

quotidienne, soit à l'histoire et la culture (§ 452).


Mais. pour ce faire, il faut d'abord mettre la classification des
faits psychologiques en conformité avec la formule être X milieu

(AxB). C'est Avenarius les divise en « éléments M et


pourquoi
« caractères ». Les premiers diffèrent un peu, semble-t-il, des
« éléments )' de Mach. Dans une petite note (3) au paragraphe 458
Avenarius spécifie « Les éléments, c'est ce quelque chose de

simple (couleurs, sons, etc. et leurs évocations) que les individus


trouvent tel et non pas ce que présentent comme tel les diffé-
rentes théories psychologiques et gnoséologiques. »

Quant aux « caractères », ce sont les réactions à ces éléments.


Avenarius obtient cette grande classe d'une part en élargissant
considérablement la notion du sentiment, d'autre part en y englo-
bant « la volonté », sans. d'ailleurs, diminuer le rôle des phéno-
mènes désignés par ce mot vénérable. Ici nous entrons en plein
dans la forêt terminologique de notre auteur. Nous serons obligé
de citer des termes bizarres sans songer, bien entendu, à les tra-
duire en français. Car fût-ce possible, ce serait inutile.
M y a trois groupes fondamentaux de caractères. Le premier est
celui des caractères affectifs. Il se décompose en trois sous-

groupes 1° les sentiments au sens propre, le plaisir et le


« l'Affektional '); 2° les sentiments au sens
déplaisir large
gène et libération, tension et relâchement, inquiétude et accalmie,

trouble, ébranlement ou stabilisation, avec leurs nuances et com-


binaisons. C'est le « Koaffektional » 3" les sentiments en rapport
avec les tendances motrices inclinations, penchants, appétitions,
désirs, volitions le « Virtual ».
Le deuxième groupe se compose de caractères « adaptatifs ».
Nous trouvons sous cette rubrique la grande classe des sentiments
intellectuels. D'abord « l'Idential '), positif comme « Tautoté »
DRABOVITCH. LA BtO-PSYCHOLOGΠDE R. AVE\AR[US 423 '3

"), sentiment de « l'identité à et négatif,


Dasseibigkeit
comme « Hétéroté » (" Andersheit "): ici le terme « Attenté »

créé Binet traduit bien celui d'Avenarius; ensuite le « Fiden


par
tial <' avec ses trois 1'~ sentiment de réalité, de non-
sous-groupes
réaHté ou de tel degré de réalité des « éléments qui se présen-

tent. C'est 1' Existenzial x; 2° sentiment de sécurité ou de non-

sécurité, avec leurs degrés intermédiaires. le « Sekural »; 3~ senti-

ment intellectuel le le « familier x ou connu, le


plus important
Notai ».
Le troisième est celui du « PrâvalenzIal'H. Il contient
groupe
les et de conscience des contenus de la conscience
degrés espèces
contenus se dégager soit au de
(f Abhebung »). Ces peuvent point
vue formel nous avons une conscience claire de telle idée
quand
ou de tel désir, idée et désir non obscurcis par d'autres états de

conscience et non formulés; soit au point de vue maté-


vagues
riel. Ici Avenarius formule une loi à laquelle il attribue une grande
la loi de contraste chaque état de conscience est tel
importance,
ou contraste à d'autres, co-présents. C'est la loi
par rapport par
tard, formula comme étant celle de la relativité
que, plus Hôit'ding
des sensations. Seulement, chez Avenarius, comme chez certains

modernes, elle s'étend à tous les phénomènes psy-


psychologues
chiques (§ 529).
Voilà les trois fondamentaux de caractères senti-
groupes
ments réactions. Il s'y des caractères u dérivés », très
ajoute
nombreux, dont nous ne mentionnerons qu'un le Positional »,
sentiment intellectuel qui fait que tel complexus d'éléments paraît
u chose » ou '< pensée ». Nous ferons grâce aux lecteurs des autres

caractères dérivés. Mais il faut lire dans Avenarius l'excellente

chez l'enfant, de cinq phases de comportement, à


description
de 1'" affective » jusqu'à l'acte volontaire, à travers les phases
partir
« appétitives où un très grand rôle est attribué à l'attente 1.

Ainsi avons-nous exposé le plus gros morceau de la Critique.


Le reste ne aucune difficulté. Car ce seront surtout des
présentera
illustrations concrètes aux « thèses ci-dessus présentées. D'abord

un concernant « l'Affektional Un apprenti forgeron se


exemple
saisit d'un marteau trop lourd pour lui. Il le manie péniblement

[. P. t.'it)-2H. vo). U.
'~34 4 REVUE PHILOSOPHIQUE

t. 1..
et, bientôt, s'essouffle. Une jeune recrue, la
pour première fois,
fait un exercice d'équitation ou de sur
gymnastique appareils;
cela lui paraît extrêmement Un jeune en
fatigant. instituteur,
commençant son enseignement, donne ses cours dans une école
surpeuplée. Le soir, tous trois se sentent exténués. Le « boulot »
dépasse leurs forces, pensent-ils. Mais, à peu, ils s'habituent
peu
au bout d'un certain temps, c'est avec for-
plaisir que l'apprenti
geron fait un large mouvement avec son lourd la
marteau; que
recrue monte à cheval ou saute en hauteur; le jeune maître
que
aborde son cours. La « différence vitale », la diSférence entre le
le F(R), plus grand, au début que et ce s'est
F(S) dernier, éga-
)isée. Parallèlement, le plaisir s'est substitué au Le cas
déplaisir.
contraire, quand le F(S) > F(R), c'est par les
exemple lorsque
gens sains,et actifs sont brusquement réduits à l'inactivité ou à
l'immobilité; cela leur pèse fort. Mais à peu (dans des condi-
peu
tions normales) le F(S) diminue et ils « s'habituent à l'inactivité.
Quand il devient à peu près à le sentiment
égal F(R), pénible
fait place à une douce quiétude.
Cette femme nous tous
que voyons les jours, a changé de coiffure.
Cet homme a rasé ses moustaches. Ils sont devenus « tout autres ».
Ou bien nous revenons en ce pays que nous avons quitté depuis
longtemps. Les choses principales sont à leurs et
places, pourtant
tout nous paraît « autre », « étrange a et étranger. C'est « l'hétéroté H.
l'altérité. Après des années nous rencontrons notre vieil ami. II
doit avoir changé, pensons-nous. Mais, une fois les
échangées pre-
mières impressions, nous constatons qu'il est « le même ».
toujours
Sous les coutumes « bizarres », à première vue, d'un peuple et ranger
nous discernons « les mêmes » mobiles, et illusions
passions que
chez nous. Lavoisier découvre que la est à
respiration identique
la combustion. C'est la « tautoté », l'identification. La fameuse
« du vu H pourrait rentrer sous cette
impression déjà rubrique,
comme les identifications fantaisistes, certains des
par maniaques,
personnes qu'ils voient pour la première fois à celles connais-
qu'ils
sent. Au point de vue physiologique, selon nous avons,
Avenarius,
pour « l'hétéroté », la ~u!'a/!oy: de l'oscillation, par laquelle com-
mence une série vitale, de sa forme habituelle, pratiquée depuis
longtemps. Par contre, la « tautoté » signifie le /'<~oM/* à cette
forme habituelle. Sans doute, ces oscillations s'irradier
peuvent
DRABOVITCH. LA BtO-PSYCHOLOGIE DE R. AVENARIUS 425

_1 ~1. ,a ~t. ,+~ ,+:01~


sur un nombre ou moins de systèmes partiels H r",ou
plus grand
s'étendre au C tout entier. Comme toujours, il y a entre
système
ces deux états des Intermédiaires. Par là est donnée, selon Ave-

narius. la base de la ressemblance, de la compa-


physiologique
raison. du changement, de la constance, de la règle, de l'exception,

du tout. de la de l'essentiel et du non essentiel, du continu


partie,
et du discontinu, du nombre et de la multiplicité, etc.

Sans doute le des caractères « adaptatifs est-il le plus


groupe
le comportement théorique Si le système C
important pour
réalisait longtemps les états terminaux les plus pratiqués alors,
comme « de ces états l'individu éprouverait le sentiment
dépendant
du réel (ou de l'existant), du sûr et du connu, ou du familier. La

variation de l'oscillation initiale de ces séries donnera le « moins

réel « moins sûr « moins connu et une variation suffisam-

ment forte se traduira en Irréel ou « Inexistant », en « non-sûr

en inconnu ') (§ 798). Le deuxième caractère (le « Sekurat ") est le

Un enfant qu'on éloigne brusquement des bras de sa


plus simple.
mère; un sauvage qui s'enfonce dans la brousse, un homme qui
de milieu social ou de la diminution du
change pays éprouvent
Sekural Le retour au foyer, l'accoutumance aux nouvelles con-

ditions rétablissent le sentiment de sécurité. Mais ce sont surtout

le et le troisième caractère qui ont une importance capi-


premier
tale. « l'Ëxistenxiat ') elle « ~otat Unvoyageuraprèsd'étonnantes
aventures dans des lointains, rentre chez lui, dans un petit
pays
les vieilles qui ne l'ont jamais quitté. Tant que
village, parmi gens
ses récits ne diffèrent trop de tout ce que leur ont appris leur
pas
milieu. et l'école, tout va bien. Mais plus les récits devien-
l'église
nent extraordinaires, inouïs, plus les auditeurs commencent à

des sourires discrets et des regards disant qu'on veut leur


échanger
faire l'inexistant comme existant. Un arriviste ambitieux
accepter
ne aucun moyen, ne peut pas croire au dévouement
qui dédaigne
désintéressé. Un homme honnête lui paraît quelque chose d'irréel,

une Le moment présent a un plus grand


apparence trompeuse.
coefficient de réalité le passé ou l'avenir. Le présent, c'est ce
que
existe véritablement, aux passé et avenir qui
qui par opposition
sont irréels 1. C'est les Éléates définissaient leur être »
pourquoi-

t. En russe, le mot .présent* signifie en même temps le vrai. ou ptut~t le


v)'rit.ab!e". comme on parle du veritahte* maroquin, ou deveritahte tissu anglais.
426 REVUE PHU.OSOPHIQUE

comme l'éternel présent, ni passé ni avenir, par opposition


n'ayant
à l'apparition et à la disparition des choses qui ne sont que des
illusions. Par contre, chez Héraclite, à cause, sans doute, d'une
autre prédisposition de l'attention se tourne vers le chan-
l'esprit,
gement et, par suite, ce qui devient habituel, est le lien entre le

passé et l'avenir. C'est donc le « devenir » qui'se manifeste « réel


tandis que le monde comme quelque chose de permanent et d'immo-
bile est qualifié illusion (vol. 11, On connaît l'intense
p. 286).
impression de réalité qu'éprouvent surtout les à la
jeunes gens
visite d'une bonne exposition historique « ressuscite une
qui
,époque ancienne, la Grèce antique, ou le temps des premiers chré-

tiens, ou bien un musée ethnographique qui fait sentir la vie d'une


tribu sauvage. Gœthe, après s'être de de sa
occupé vagues images
jeunesse, déclare

\Vas ich besitze, seh' ich wie im weiten,


Und was verschwand, wird mir zu WirkUchkeiten.

La pratique continuelle et exclusive des les rend


concepts plus
« réels que les choses concrètes~. Ainsi Platon et Aristote.
pour
De même, pour un théologien scolastique Dieu une réalité
possède
infiniment plus grande que le monde sensible « qui existe à peine a.
Pour tous les penseurs disposés à ne considérer que le général, en

négligeant l'unique, l'individuel, ce sont « l'idée », « l'être», « le

genre », « la loi », « le concept » qui se teintent d'un grand coeffi-


cient d' « existentialité ».

Alors, chose étonnante, au fur et à mesure de l'extension du

concept « suprême n son contenu devient de plus en et


plus pauvre
cède la place au sentiment lui-même de « /'jE'.K!'s~a/ », « jusqu'au
moment extraordinaire du développement de la pensée humaine
où « le tout formel devient le néant matériel, tout en étant carac-
térisé comme une suprême réalité! » (p. 39).
Par contre, les philosophes dont l'attention se porta toujours
sur l'individuel, ont attribué l' « Existential » supérieur aux corps,
aux complexus sènsibles; quand ils ne pouvaient nier <*le
pas spi-

f. Marcel Proust, qui sans doute n'a jamais entendu parler d'Avenarius, écrit.
dans ~l<&e<'<tn6disparue, quelques lignes tout à fait dans l'esprit de ce dernier
ie maniement habitue) des idées générales par un penseur isolé le prédispose.
dit-i), à l'idéalisme.
DRABOVITCH. LA mO-PSYCHOLUGtK t)E R. AVEXARtL'S 42'7

rituel ils le considéraient comme « la matière la plus fine

Enfin pour ceux qui étaient poussés à s'occuper surtout de l'indi-

viduel psychique, (, la conscience », « la représentation ), la sen-

sation la réalité. Donc, « être ou


possédaient plus grande
« non-être », « réalité ou « illusion ne sont pas des éléments,
mais les caractéristiques des éléments 1. De même que la réalité
ne nous le caractère « chosiste », l'idéalité »
signifie pour que
n'est le fait tel s'est avec le caractère de
que que complexus posé
la pensée o(~ 517).
Le « Notal » embrasse le familier H ou <' l'habituel H en oppo-
»
sition à « l'étrange et l'inhabituel » d'autre part, le « connu
et inconnu IcI.Avenarius prolonge, dans une certaine mesure,
la tendance de Hume, tout en la Le (, connu » a
perfectionnant.
une nuance plus ou moins prononcée de K compris », aux cas où il

s'agit soit de la succession causale, soit du mécanisme intérieur

que l'on est capable de se reproduire mentalement en les réduisant


A des facteurs déjà connus et familiers. L'habituel, le familier est
à la base de la psychologie de la connaissance, étant donné qu'une
constance relative du milieu est la condition primordiale de la vie.

Un savant qui assistait aux expériences de « lecture de pensée »,


dans la plus « Alors, tout est fini! » Un
s'écria, grande perplexité
professeur de philosophie poussa la même exclamation quand l'un

de ses jeunes élèves osa émettre un doute au sujet de l'universa-


lité du de causalité. Les choses hors de nous étaient pour
principe
nous familières jusqu'au moment où on réussit à séparer la « per-
» de la chose Alors elles devinrent totalement
ception perçue.
inconnues. Par contre, pour un kantien exercé, la chose en soi,
tout en restant inconnaissable, est extrêmement familière.

La connaissance est la modification ou la complication du


« Notai ». Et en particulier quand le premier chaînon de la série

vitale indépendante pose un problème, et quand ce problème pro-


les changements endo-systématiques » dans le système C.
voque
La notion du problème est l'une des notions fondamentales de la

bio-psvchologle d'Avenarius. Hoffding a même proposé de la carac-

tériser comme « l'histoire naturelle des problèmes ». La connais-


sance. comme consiste en « problématisations ') et en
processus,

t. La psychopathoto~ie française, mettant si bien en lumière les sentiments du


j'eet et de l'irréel, a pleinement fonfirme. sur ce point, tes vues d'Avenarius.
~S8 REVUE PHILOSOPHIQUE

« déproblématisations ». Les « »
changements endosystématiques
qui constituent la phase médiane de la série vitale et qui doivent
amener la solution, la « déproblématisation », en
sont, langage
psychologique, des essais. Avenarius n'a pas employé l'expression
d' '< expérience mentale, mise en années
vogue, quelques plus
tard, par Mach. Mais ses « essais de plus en plus ont le
compliqués
même sens. Leur ensemble constitue le comportement 1.
théorique
Ce comportement a affaire à des des
perceptions, représentations,
des « traces » des représentations et à « une sorte
soulignons-le
de sentiment de de ce qui est entendu des
compréhension par
termes abstraits H Nachgedanke (§ S32), une sorte de « pressen-
timent » Fühlung (§ 530), le tout étant et soutenu
aiguillonné par
la tendance dominante. Le amène à for-
comportement théorique
muler les critères de la vérité. Ces critères sont très différents
depuis l'autorité des vieux jusqu'à la « coïncidence de la pensée avec
la réalité », en passant par « l'identité de l'être et de la pensée »,
« l'évidence », « la clarté et la distinction », etc. Mais le critère
principal, auquel l'auteur attribue la plus grande importance, est
le critère social. « A la suite de social et
l'échange d'impressions
d'expériences les E-valeurs (les complexus d'idées individuels.
W.D.) acquièrent de plus en plus le caractère inter-individuel ou
social » (§ M8). Sur quoi s'exercent-ils, ces critères? Sur les
« ?. Voici la de /'e.E/)e/e/:ce.
expériences c/ue
<- Aux premiers stades de la civilisation, l'individu peut exprimer
comme expérience, qu'un homme peut être entraîné dans la rivière

par un crocodile qui saisit son ombre; ou que, pendant l'éclipse


lunaire, la lune tient son petit dans ses bras; ou que des cris chas-
sent le monstre qui veut le soleil ou que des incantations
engloutir
peuvent chasser les mauvais esprits qui ont dans le
pénétré
corps etc. Même plus près de nous on comme « expé-
présente
rience M que le principe mobile est « l'esprit a ou « la volonté ou « la
force ». Un sauvage apprend par son mort
l'expérience que père
l'aide quand il s'adresse à lui. Mais August Hermann Franke a appris
dans le fait de l'exil de Christian
par expérience, Wolfr, que le Bon
Dieu entendit sa Par Frédéric-Guillaume f''
prière. contre, y a vu,
une raison pour le repentir. « Un aliéné « apprend < l'exigence

). On Rait qu'actuellemet nombre de psychologues définissent l'intelligence


une capacité do résoudre des problèmes nouveaux.
DRABOVITCH. LA BHJ-PSYCHOLÛGfE DE R. AVEXAfUUS 429

-1- -1- .1_Í'I- 1 1


de Dieu de se jeter par la fenêtre, car il s'envolera comme un oiseau:
ou que les animaux, les arbres, la vaisselle parlent, ou les morts
que
fréquentent les vivants, ou qu'une boule de billard peut être mise
en mouvement par le seul regard, etc. (vol. II, p. 344 etsuiv.). Aux
stades inférieurs les « expériences o de certains con-
névropathes
stituent une source de révélations. Plus tard on y renonce. Ici nous
nous permettrons une petite digression. Elle sera utile car elle

permettra de mieux situer Avenarius vis-à-vis de certaines théories


actuelles. M est certain qu'Avenarius appartient à la des
catégorie
penseurs qui reconnaissent que l'esprit humain est toujours et

partout lé même dans son fond. C'est ce postulat qui l'encouragea


à rechercher un processus nerveux simple qui se trouve à la base
de toutesles formes, de'tous les degrés de la connaissance ». Mais
cela ne l'empêche pas de voir les différences radicales entre ces
formes. Avenarius a trouvé chez Taylor un exemple de rites qui
est l'une des meilleures illustrations de la loi de participation. C'est
le rite des indigènes de Samoa qui brûtent, une fois an, l'oiseau
par
Panés, leur totem. Chaque village brûlait son propre oiseau, et

pourtant les indigènes croyaient ferme qu'il s'agissait d'un seul et

unique oiseau! (Note 39 au § 579. B. 3). Sans doute Avenarius

exptique-t-it ce fait à sa façon, mais il n'y voit pas de différence


de contenu s<'u/eMify!/ relativement à la pensée scientifique.
D'autre part, il ne manque pas de déceler des formes de pensée
primitive aux stades supérieurs de la civilisation. On dirait qu'il
éprouve un matin plaisir à confronter Aristote et un nègre de la

Nouvelle-Guinée', Hegel et l'ancien sophiste Antiphon (qui expli-


quait la mer comme étant <' la sueur de la terre H): Schetting et la
tribu Bakaïri; la croyance des premiers chrétiens en ce que trois

peuvent être un et la croyance du naturaliste-matérialiste la


que
pensée est analogue à la sécrétion de la bite, etc.
Sans doute, n'est-ce pas le seul penchant à l'ironie qui le pousse
à faire ces confrontations. Comme le dit, avec enthousiasme, son
élève, J. Petzold, « de même que dans les mouvements des astres
nous trouvons la même loi que dans la chute d'une de
pierre,
même dans les processus cérébraux d'un homme de génie, nous

t. On pense involontairement à ces quelques lignes où M. Brunschvicg, dans


La connaissance de soi, définit irrévérencieusement i'âge mental d'Aristote comme
ne dépassant pas huit ou neuf ans d'après les critères de M. Piaget.
430 REVUE PHJLOSOPHIQUE

reconnaissons la loi qui se manifeste dans les mouvements d'un


ver de terre. » Un autre élève a vu dans cette idée de son maître
la vraie « révolution a en philosophie. N'allons
copernicienne pas
si loin. Il y a vraiment un peu trop de prétendants au rôle de

Copernic. Mais on ne peut pas refuser à cette conception d'Ave-


narius une certaine envergure.
Les cas les plus purs de complication graduelle des réactions

(intérieures) dans le but de la<' déproblémâtisation M, il faut les


chercher dans l'histoire de la philosophie. « Prenons Spinoza. En
conformité avec son éducation, il part de la doctrine théologique
traditionnelle, y trouve ensuite des contradictions. En s'adjoi-
gnant, sous certains rapports, les idées des penseurs juifs, en
utilisant les conceptions philosophiques~ët scientinquesqui con-

viennent, il « résout » ces contradictions une conception de


par
plus en plus claire, de l'unité de Dieu et de la Nature, en une
substance unique, où la
pensée et l'étendue n'agissent plus l'une
sur l'autre et où la causalité réelle s'est transformée en nécessité

logique. Sous la pression d'une nouvelle contradiction la subs-


tance de Spinoza se pulvérise en monades de Leibniz, qui pâlissent,
et cèdent la place aux « choses en soi ». la « connaissance objec-
tive » s'abolit « critiquement » et, seule, reste « l'infranchissable »

conscience. L'idéalisme « philosophie


et ladé l'identité o et ce

qu'on appelait les « purifications » et les approfondissements H de

la notion de Dieu où lé Dieu devient tout ce qu'on voudra, sauf ce


est les « » tous ces courants de
qu'il pour croyants simples
représentent les cas les plus généraux de la déviation
pensée
croissante des points de départ habituels n (vol. II, p. 396). Mais
voici qu'intervient le processus de convergence croissante « D'un
certain point de vue, continue Avenarius, en se rapprochant des
idées de Tarde dans sa Logique sociale, « toute la philosophie

peut ~tre considérée immense comme


série une
vitale qui, passant
de générations en générations, dure pendant des millénaires et se
divise en des centaines de ramifications » (§ 886, A. 2), qu'il s'agit
de comparer. Sans doute Avenarius aurait-il vu avec joie l'illus-

tration de sa thèse dans. les conclusions de l'auteur de la Philoso-

co~!jM'7'~e\ M*. Masson-OurseI. Partout, malgré les différences


phie

1. A)can, i923; 2' éd. i93h


DRABOVITCH. LA BtO-PSYCHOLOGtE DE R. AVEXARIUS 431

des lieux, des races et des temps, le développement de la Philoso-


des stades « sommeil
phie parcourt analogues dogmatique
(état antérieur à la « série vitale ')); sophistique (trouble de l'équi-

libre première phase de la série); l'édification de nouveaux

systèmes (deuxième phase): enfin, après une sélection, solidifica-


tion de certains d'entre eux en scolastique (état terminal). En

Occident. avec l'avènement de l'esprit scientifique expérimental,


une nouvelle « série a commencé. Elle dure encore. Sera-t-elle

jamais terminée? Se terminera-t-elle en une nouvelle scolastique?


Ignoramus. Si notre civilisation réussit à se maintenir et à

poursuivre son développement, on peut prévoir que l'état ter-


minal commencera sous forme d'une fusion de plus en plus

intime des sciences particulières. Mais cet état ne se réalisera

jamais complètement, du moins pour l'humanité entière.


A chaque moment donné, pour chaque peuple ou dans chaque
groupement plus restreint se forme un « ensemble théorique »,

mélange de représentations propres à ce groupement et de ce que


Comte appelait les « éléments de positivité ». Comme beaucoup
d'autres penseurs, Avenarius voit les causes du rapprochement de

ces « ensembles et de l'exclusion des éléments produits par les

circonstances particulières dans le comportement technique, dans

l'élargissement des relations sociales et dans les découvertes et


inventions scientifiques. 11 est intéressant de noter les ressem-

blances sur cepoint, de son exposé avec celui du regretté Delbos


dans ses excellentes conférences sur La préparation de la Philo-
sophie moderne. Les découvertes géographiques, astronomiques,
et autres, dit-il, « se relient entre elles de façon à
mécaniques
un nouveau point de vue général. » ce processus implique
imposer
l'introduction d'un critique « qui cherche à isoler de
esprit l'objet
de la connaissance les facteurs subjectifs a. Hâtons-nous pourtant
d'ajouter pour Avenarius, ces facteurs subjectifs se composaient
seulement des particularités individuelles (<' l'équation person-
nelle ') au sens strict) et des influences troublantes de l'affectivité
et des routines individuelles et sociales. Ils ne s'étendaient pas
sur tout le contenu de la perception sensible comme chez les.

idéalistes. L'affirmation du caractère entièrement subjectif de la

). Retue de .Vetaphystque ei de .Mora~, )93&.


432 REVUE PHtLOSOPHiQUE

perception n'était pas pour lui la manifestation de la critique.


C'était celle de l'esprit propre de.ces philosophes, dont les dispo-
sitions innées et les habitudes professionnelles.; le maniement des

concepts, ont déformé le point de vue naturel en affectant les


idées abstraites ou la conscience » d'un « Existenzial plus
grand que les éléments sensibles communs à /OMS les ~e/'ce~H~s.
Il faut dire que ce processus social de la « critique » des
« », c'est-à-dire de vérification réciproque de leurs
expériences
contenus, n'occupe pas beaucoup de place chez Avenarius. H est

à peine esquissé. Car il était surtout par l'analyse psycholo- attiré

gique des comportements pratiques et théoriques chez les indi-


vidus. M lisait avec passion les biographies et les œuvres drama-

tiques (il s'essaya lui-même une fois dans l'art dramatique, mais
sans insister) et il recommande leur lecture, surtout celle des

biographies, à quiconque veut se familiariser avec les séries vitales


et se rendre compte de leur importance. Au volume II, il y a une

analyse psychologique magistrale de la découverte de R. Meyer


du coefficient mécanique de la chaleur. Nous ne pouvons la citer,
car elle est longue 1.
D'un côté par l'exclusion des éléments
subjectifs, de l'autre par
l'identification croissante de l'inconnu avec le connu, susceptible
d'être vérifié par tous, ce processus social approche l'humanité de
« l'expérience pure ». Mais, comme nous l'avons dit, c'est un idéal,

une limite atteinte. L'état accessible sera celui du mini-


jamais
mum hétérotique ), minimum de divergences entre les individus

dans l'appréciation et la conception de l'univers. Ici nous devons

expliquer la réserve que nous avons faite en commençant au sujet


de l'identité entre « expérience » et « description pure ».
pure
Peut-être, non seulement les critiques hostiles à Avenarius, mais

même ses partisans manquaient-Ils de courage pour se hisser


de son oeuvre, à ces derniers chapitres du
jusqu'au sommet
volume I I, où il est question du concept de l'uni vers et de son

à l'expérience pure. Du moins peut-on admettre qu'es-


rapport
soufflés, ils n'étaient plus capables de remarquer certains détails

importants. Nous, qui avons pris notre temps, remarquons ceci

la note 174 au paragraphe 423 dit que la description rigoureuse-

I. P. 333-33S.
DRABOVITCH. LA BfO-PSYCHOLOGtE DE R. AVEXARtUS 433

ment t mfthr<r)!<rt]f
méthodique f~t
est )p
le si.o'nf
signe
f)!~t!n~t!f
distinctif df~s
des Sfi~nf~Q
sciences natm-f~X~Q
naturelles Pt
et

que l'explication n'est qu'un résultat secondaire de la description.


Mais lisons un peu plus loin les sciences exactes ne doivent

pas nécessairement renoncer à l'explication de la nature. Elles


ne doivent renoncer qu'à certains /Ho</gs d'explication. ». Une
certaine réalité inaccessible à l'expérience est pensée Inévita-
blement avec la réalité sensible et ne peut pas être éliminée.
Donc, dans la. mesure où les problèmes de la transformation
de l'inconnu en connu se posent d'une façon inévitable. le

complément de la réalité sensible par celle, inaccessible à

l'expérience est. lui aussi inévitable » (§ 1039. D. 1). Héserve

d'importance. Mais se tromperont ceux qui y verront un accroc à

l'homogénéité logique du système. Car Avenarius s'empresse


d'ajouter Dans ces cas, la solution des problèmes ne peut être
obtenue que par la pensée. et cette solution par la pensée ne
doit pas nécessairement se trouver en contradiction de principe
avec les solutions obtenues par l'expérience, o En langage plus
clair cela signifie que le contenu du complément ne doit pas
transcender les formes générales de la pensée humaine, telles

qu'elles se sont précisées à la lumière de la science, accessible à


/ou/ êlre humain normalement doué et suffisamment compétent. Par

là, Avenarius se met en contradiction non seulement avec les

métaphysiciens, mais aussi avec tous les savants qui introduisent


dans leurs théories, par exempte, l'espace non-euclidien comme
un mode réel de l'explication des phénomènes.
A notre avis cela ne suffit pas pour le condamner. La physique
actuelle est trop en devenir. Attendons un peu. Et puis, quelle
que soit l'importance de cette question, il reste dans sa doctrine
assez d'éléments en dehors d'elle pour nous occuper. Ce qu'il
fallait mettre en lumière c'est que la doctrine ne ferme pas la porte
aux hypothèses sur la « structure intime de la réalité. Ici se ter-
minera notre exposé, incomplet. comme nous l'avons dit. de la

bio-psychologie d'Avenarius.

I\ous ne chercherons pas à doser les influences qui s exercèrent


sur les conceptions.
J.
H nous importe
J. peu
J. J. que sur tel ou tel point
T(~!ËCXV.–i933(~et6~. M
434 REVUE PHILOSOPHIQUE

Lamark et Goethe, Hume et Comte, Léon Dumont et Herbert

aient avancé des idées des siennes. Ce qui nous


Spencer proches
intéresse est le rapport entre sa doctrine et la pensée scientifique
moderne. Il serait tentant sans doute de confronter Avenarius

avec certains philosophes contemporains. Une grande ressem-

blance existe entre la tendance au « minimum hétérotique » et les

idées de MM. Emile et A. Lalande. On établirait facile-


Meyerson
ment les de contacts (et les avec les « néo-
points divergences)
réalistes », surtout avec Alexander et Whitehead. Il serait, enfin,

instructif de confronter l'empiriocriticisme avec le « phénoménolo-


» allemand actuel. Mais cela nous entraînerait beaucoup
gisme
loin. Nous ne nous arrêterons pas non plus sur ce qu'on pour-
trop
rait la critique philosophique « officielle de l'oeuvre
appeler
d'Avenarius. Pour les trois quarts elleprovenait des Kantiens des

différentes nuances et se bornait à rejeter ses conclusions pour la

raison qu'il n'adoptait pas, en osant parler de la théorie de la con-

naissance, la méthode criticiste, seule possible d'après eux. Le

recueil de toutes les objections contre Avenarius se trouve dans

les articles violemment partiaux de Wundt dans les Philosophische

S~H~~M », X1H, 1897. Wundt, quels que fussent ses mérites, appar-
tenait à cette assez vaste, de savants et
de philosophes
catégorie,
à partir d'un certain âge, deviennent hermétiquement clos à
qui.
toutes les idées nouvelles tant soit peu différentes des leurs. On

sait était hostile et à la psychologie de comportement, et à


qu'il
l'École de et à la méthode des réflexes conditionnels.
Wurzburg,
Il se dressa donc contre la tentative de fournir à la
psychologie
dont, comme son fondateur, il détenait le trône,
physiologique,
une nouvelle base. On trouver une bonne réponse à ses
peut
souvent, se contredisent) dans le livre de J. Petzold,
attaques (qui,
Einführung in die Philosophie der reinen Erfahrung 1. Seulement,
dons son zèle de partisan, va un peu loin. Désireux de
Petzold,
faciliter la des idées de son maître dans les esprits, il
pénétration
affirme la de l'Expérience pure est « également com-
que Critique
avec l'idéalisme, avec le réalisme, avec le théisme '), etc.,
patible
à la fois naïf et dangereux. Non, la Critique est dirigée
procédé
contre tous les et contre toutes sortes de méta-
agnosticismes

1. Mais nous déconseillons de commencer à se familiariser avec Avenarius par


ce livre, tellement il est mélange de critique et d'idées propres à son auteur.
DRABOVITCH. LA BfO-PSYCHOLOf.Π[)E R. AVENARIUS 435

physiques mystiques ou rationalistes. spiritualistes ou matéria-


listes.
Nous avons souligné ces deux derniers mots parce que même
maintenant, des historiens de la philosophie aussi compétents et

impartiaux qu Uberweg-Heinze, Vorlander et Frischeisen-KohIer,


parlent de la tendance '< matérialiste ') d'Avenarius. Ces auteurs
continuent. selon la tradition idéaliste officielle. à
employer ce
terme dans un sens très large est « matérialiste » toute tentative
de rattacher l'activité psychique supérieure à ses conditions céré-
brales. Pourtant Avenarius. après avoir cité les expériences sur
tes réflexes, rappelle la célèbre pensée de Spinoza que personne
n'a pu encore déterminer de quoi est capable notre corps. Pour
notre part, nous voudrions rappeler ce que M. Bergson écrivait,
avec sa grande loyauté, en 190i, dans le même retentissant
mémoire oit il combattait l'affirmation dogmatique du parallélisme
psycho-physique qui '< était et peut être encore un excellent prin-
cipe de recherche qui signiiïera qu'il ne faut pas trop se hâter

d'assigner des limites à la physiologie ». C'est tout ce qu'il faut

pour justifier l'entreprise d'Avenarius. Car, si on n'assigne pas de


limites à la physiologie, alors, pour la faire progresser sur- le point
des relations de la pensée et du cerveau, il faut d'abord former
la-dessus une hypothèse. La Critique d'Avenarius en est une.
Grandiose expérience mentale, faite à partir du minimum de

suppositions acceptable pour tous, vériiiable à la longue et,


comme telle, offerte à l'attention des psycho-physiologistes.
Un. certain nombre d'entre eux ont adopté quelques idées

d'Avena.rius (souvent sans le citer); d'autres y ont été amenés par


le développement logique de leur science. Ainsi Verworn, cinq
ans après la parution du deuxième volume de la Critique, exposa
sa théorie du a ~i.otonus ». Il la présente comme développement
et rectification de eeUe de E. Hering'. On sait que pour Verworn,
toutes les modifications dans le fonctionnement des
organismes
A
s'expliquent par la rupture et le rétablissement de l'équilibre entre

l'assimilation et la désassimilation au sein de différents tissus et,


t. Zur Theorie der ~orf;(M<jfe in der te&M'ëj/en -Sitûstan. Logos, Prag. i888. Cet
artic)e de Hering parut la même année que le premier volume de la Critique
d'Avenarius. Encore un exemple de l'apparition ~imuttanée de théories analogues
chez des penseurs indépendants.
436 REVUE PHtLOSOPHtQUE

chez les organismes supérieurs, surtout dans les centres nerveux

(/l/~emet'e Physiologie, p..49).-493, S09). Cette hypothèse lui

inspira; à lui et à ses élèves, une belle série de recherches, con-

nues de tous les physiologistes et psychologues, sur l'excitation et

l'inhibition, la fatigue et l'exténuation, les bases physiologiques


de la mémoire et de l'abstraction. Les résultats sont exposés dans
deux opuscules d'allure philosophique Die AfecAan/A' e~ Gë/s~r

(1906) et Die .Ë'/t~H~'cA'e/uny der menschlichen Geister (1911), où

l'exposé se
rapproche encore davantage de celui d'Avenarius.
Alfred Lehmann qui adopta, dans ses G~'unehnye der Psycho-
physiologie, la théorie du Biotonus, en donne un
exposé qui res-
semble singulièrement aux chapitres du premier tome de la

Critique, traitant des séries vitales indépendantes (surtout p. S4.


80,81, 84, 91, 367, 380, 384). Hans Berger y adhère anssi- sous la
forme que lui a donnée A. Lelimann. Tout le groupe de la Zeits-

chrift /Mr joos/fM/MeAe Philosophie partage plus ou moins


ouvertement les conceptions d'Avenarius 1. Dans les milieux phi-
losophiques, il exerça une certaine influence sur Cornelius,

Kleinpeter, Gomperz, Simmel. En Angleterre., les psychologues


J. Ward et Stout ont adopté l'idée de la série vitale. En Amérique.
tous les travaux psychologiques de J. M. Baldwin portent une

profonde empreinte de l'empiriocriticisme. Curieux fut son sort en


Russie. Son premier propagateur fut Lessévitch, l'apôtre du posi-
tivisme. Mais sa
propagande n'a pas eu beaucoup de retentisse-
ment. Au commencement du xx" siècle, certains théoriciens des

partis politiques d'extrême-gauche s'emparent soudain des idées


d'Avenarius pour en faire un nouveau fondement de leurs concep-
tions. Cela provoque une réaction extrêmement violente de la part
des chefs marxistes « orthodoxes », Plékhanoff et surtout Lénine,

qui voit dans l'empiriocriticisme une ruse diabolique de la bour-

geoisie tendant à masquer l'idéalisme foncier sous des vêtements

empruntés aux sciences naturelles~. Alors, la philosophie d'Ave-


narius a connu l'apogée de sa popularité. Mais cette popularité fut
de courte durée. Plus durable a été son influence dans certains

). Voir l'fu'ticte du physto[o.s;.iste Il. Tissot, Zur Physiologie der Vitalreihe,


~f!'<scArt/t für /tostttt)t'sc/te PMfosop/tte, i9(3, Hf'ft 2. Cette revue est l'organe de la
Société pour la Phitosophie positive.
2. A l'heure actuelle, l'empiriocriticisme reste interditen Russie, commed'ailleurs
toute philosophie qui diffère de l'orthodoxie nouvelle offleielle établie par Lénine.
DRABOVITCH. LA mO-t'SYCHOUJGΠDE R. AVEXARtL'S 437

milieux scientifiques. Certains jeunes chercheurs de l'entourage


de Pavlov et de Bechterev s'en inspirèrent. Tout un courant, qui
se rattache au physiologiste Oukhtomsky, a pris pour base de ses
travaux l'une des Idées essentielles d'Avcnarius, celle de la « domi-
nante a (une série vitale dominante). ).
La France est restée complètement en dehors de l'influence
d'Avenarius. Cependant un certain nombre de ses psychologues
arrivèrent à des conceptions très voisines des siennes. En 188~

parut l'ouvrage fondamental de F. Paulhan sur l'activité mentale,


gouvernée par la loi de 1 association systématique. Mais qu'est-ce
que cette association sinon la « série vitale a du genre
dépendante
endo-systématique "? Et voici quelques lignes de la Psychologie
des sen~ne/~s de Ribot Ce qui tombe dans la conscience n'est

que le résultat d'une différence. Différence entre quoi? Entre les


recettes et les dépenses. Prenons, au moins à titre
schématique,
un moment où les actions destructives et constructives se font

équilibre. et représentons-le par la formule numérique 50=~50.


Survient un deuxième moment où les actions destructives prédo-
minent supposons-les égales à 60, tandis que les actions con-
structives tombent à 40. En comparant ce deuxième moment au

premier, nous trouvons une différence dans le sens négatif =~20,


dont l'équivalent psychique est un état de conscience pénible.
Le cas inverse donne un état agréable (p. 58-39). C'est là « le

rythme fondamental de la vie » qui se réduit au fait ultime de la


nutrition, constituée par deux processus réciproquement dépen-
dants et dont l'un implique l'autre assimilation, désassimilation,
intégration, désintégration o. On le voit ce n'est pas une ressem-

blance, c'est une identité presque complète. Avenarius souligne


seulement davantage l'aspect dynamique de ces phénomènes
pour lui ce n'est pas la différence comme telle qui sert d'équivalent.
au plaisir ou au déplaisir, mais la diminution ou l'augmentation
de cette différence, c'est-à-dire Féloignement ou l'approche de
l'état d'équilibre (la « direction de l'oscillation », comme il dit).
D'ailleurs chez tous les psychologues des « tendances H on peut
trouver des passages plus ou moins semblables. Seulement chez
eux. dans la plupart des cas, tout cela restait à l'état de théorie.

L'ouvrage de M.Georges Dumas, La joie et la ~r/s~sse a apporté


la première confirmation expérimentale (et quelques rectifications)
438 REVUE PHILOSOPHIQUE

de la de Ribot. On sait qu'actuellement le


conception générale
Dr Dumas, avec un grand nombre de psycho-physiologistes contem-

<' lâche tout à fait la théorie périphérique des émotions,


porains,
celle de au d'une théorie centrale « cortico-
James-Lange, profit
et thalamo-corticale ». Selon une « loi générale »,
thalamique
l'activité cérébrale stimule ou inhibe la plupart des fonctions

Et cette activité elle-même subit des oscillations de


organiques.
son tonus, réductibles, en dernier lieu, aux phénomènes de la

nutrition. « Un avantage de la conception actuelle, conclut

M. Dumas, c'est qu'après bien des détours la théorie de l'émotion,

telle les physiologistes la conçoivent, est à peu près d'accord


que
avec le sens commun. Ce n'est peut-être pas absolument négli-

geable
d'autrp part, qu'on a essayé il y a longtemps déjà,
Rappelons,
de rattacher les « sentiments intellectuels a aux modifications de

la cénesthésie cérébrale. Cela remonte à la théorie de Meinert

exerça une notable influence sur Avenarius) sur l'autonomie


(qui
de la circulation cérébrale. Les recherches de MM. Dumas et

Tinel tendent à la confirmer. M. Tinel va même plus loin en se

basant sur ses expériences, il admet, à l'encontre de l'opinion qui


existait l'existence des centres vasomoteurs dans l'écorce
jusqu'ici,
cérébrale~.
A. Binet, suivant une autre ligne, fut amené à une nouvelle

classification des
psychologiques, faits celle en « éléments n et en

« attitudes ». Comme on sait les attitudes englobent toutes sortes

de sentiments intellectuejs. On aperçoit sans peine sa ressemblance

avec celle d'Avenarius, en « éléments » et caractères ».

M. P. Janet, depuis qu'il a commencé la révision de la psycho-


au point de vue behavioriste, enseigne qu'une tendance en
logie
érection une série d'actes destinés à la satisfaire. Voici,
provoque
à ce un curieux souvenir il y a une vingtaine d'années,
propos,
au cours de l'une de ses conférences au Collège de France, à un

moment, M. Janet se leva pour tracer sur le tableau noir une ligne
devant représenter cette série d'actes. Il ne soupçon-
zigzaguante
nait cette ligne avait été déjà dessinée par Avenarius pour
pas que

1. Nouveau traité de Psychologie, vol. M, p. 4i9, 439, 440. Le sourire p. i60.


166.
2. La Semaine Médical de Paris, 1930.
DRABOVITCH. LA BIO-PSYCHOLOGIE DE R. AVEXARtUS 439

sa « série vitale Mais tandis que le Français trace


symboliser
une illustrer ses Idées, le
ligne quelconque, simplement pour
savant allemand se croit de tracer scrupuleusement une
obligé
d'abscisses les temps et une ligne d'ordonnées
ligne pour marquer
la d'oscillations qui se manifestent en
pour marquer grandeur
actes.
M. H. Piéron dit. dans son livre Le cerveau et la censée :« Lejeu

mental est fonction d'une dépense d'énergie nerveuse, chaque


neuron& fournissant, en -consommant ~Les réserves cellulaires, un

d'excitation de stimuler dans d'autres neu-


processus susceptible
rones des dépenses exigeant à leur tour une consommation
propres
nouvelle. Plus loin, de l'intérêt, il y voit la manifestation
parlant
de affectifs, une libération d'énergie sous /'<n/7uence
phénomènes
nerveuse analogue aux tn/~ences trophiques (p. 290). Enfin,
M. dit « II ne fait de doute que la pensée s'effectue
Lapicque pas
un métabolisme des neurones corticaux On sait, d'autre
par
comment M. Lapicque, avec la collaboration de Mme M. La-
part,
réussit à montrer dans une série de belles recherches, par
picque,
mécanisme s'effectue de l'influx nerveux qui met
quel l'aiguillage
en branle ou inhibe tel ou tel système de neurones.

La notion du « centre coordinateur due à M. Piéron, à Bian-

à Judson Herrick et à plusieurs autres psycho-physiologues


chi,
rentre bien dans le cadre du « système coordinateur »
modernes
d'Avenarius. De nombreuses recherches histo-physiologiques,
celles de Ramon y Cajal, Lugaro, Marinesco, Mann,
depuis
celles, récentes, de Renault et Capart, de
i\'ageotte jusqu'à plus
de von Monakow montrent bien l'influence du fonction-
Vo~t.
nement sur la structure des neurones, c'est-à-dire, en langage
lamarckien d'Avenarius, l'influence de l'exercice, de ses formes

habituelles ou de ses sur la formation de ces sys-


changements
tèmes coordinateurs.
Le cas de M. Claparède semble particulièrement instructif.
nous
Dans l'introduction au recueil de ses articles (l'Éducation fonc-
l'illustre suisse a formulé dix lois
tionnelle, i93i) psychologue

1. Vierteljalwschrift für wissenschaftliche Philosophie, )89C. Représentation gra-


phique de la série vitale.
2. Nouveau traité de psychologie, vol. t. p. 200. M. Lapicque parle ensuite de la
difncutté de déceler la quantité d'énergie provenant du fonctionnement cerébrat
.exdusivemeot. Mais cela pour l'instant, ne nous intéresse pas ici.
440 REVUE PEIILOSOPIIIQTJE

de !a conduite humaine. Nous regrettons de ne pas pouvoir les

citer toutes ici. Bornons-nous à quelques-unes seulement. « Loi S

toute conduite est dictée par un intérêt, c'est-à-dire toute action

consiste à atteindre la fin qui nous importe au moment considéré;


7 tout besoin tend à reproduire les réactions (ou situations) qui
lui ont été antérieurement favorables, à répéter la conduite qui
a précédemment réussi dans une circonstance semblable; 8 lorsque
la situation est si nouvelle qu'elle n'évoque aucune association de

similitude ou lorsque la répétition du semblable est inefficace, le

besoin déclenche une s~f'e de réactions de recherche, réactions

d'essai, de tâtonnement. » L'intelligence, selon M. Claparède, est


« une d'essais de réaction ». Tout ceci n'est que l'exposé,
technique
en clair, des lois des « séries vitales ».
langage plus
Mais, tout récemment, M. Claparède est allé encore plus loin
dans la voie du avec Avenarius. Dans sa commu-
rapprochement
nication très intéressante au X""= Congrès International de Psycho-
août 1932), publiée ici, il déclare « Z'ac~'<~ mentale
logie (en
n'est pas autre chose que la série des de'/narcAes accomplies en vue
de la satisfaction du besoin Envisager les phénomènes psychi-
ques de ce point de vue c'est faire la « psychologie fonctionnelle ».

Parmi ses M. Claparède cite E. Mach, R. Avena-


prédécesseurs,
rius, J. Schultz, etc. Voici donc nettement reconnu le lien entre

la bio-psychologie d'Avenarius et l'un des courants d'avant-garde


de la psychologie contemporaine.
Ce de M. Claparède nous fournit aussi l'occasion de dis-
rapport
un malentendu. L'auteur dit excellemment que « c'est le besoin
siper
qui sensibilise l'organisme à
l'égard d'un excitant », et il déclare

n'avoir pas d'objection contre les tentatives des psychologistes


« d'expliquer d'une façon mécanique les coordinations adaptées ».

Seulement, il émet des doutes à ce sujet. En parlant, notamment,


du russe J. Pavlov, il dit qu'il « résout la question [du
physiologiste
finalisme] d'une façon un peu simpliste, en imaginant une caté-

spéciale de réflexes, les réflexes du but ». C'est un malen-


gorie
tendu manifeste. On peuttrouver étroite
la terminologie de Pavlov,
mais encore faut-il voir à quels phénomènes son auteur l'applique.
Dans l'article que M. Claparède a en vue, « Le réflexe du but

t. Z.« Psychologie fonctionnelle. R. Ph., janvier-février 1933.


DRABOVITCH. LA mu-i'SYCHOLOGtE UE R. AVE\AR)US 44)

Pavtov donne de ce réflexe la définition suivante Le réflexe du

but c'est la tendance à la d'un intéressant. » C'est


possession objet
donc tout simplement la tendance de la psychologie française,
du moins dans son aspect positif. Et, comme Ribot, comme

G. Dumas maintenant, comme tant d'autres psychologues qui


n'oublient des liens intimes entre le physique et le
pas l'existence
Pavlov voit la base physiologique des tendances dans
psychique,
la perte et le rétablissement au sein des centres ner-
d'équilibre
veux. En langage psychologique, cette perte d'équilibre équivaut
au besoin à son rétablissement, à la « série des démarches ou à

la série vitale ». Ainsi. sous la différence des termes nous décou-

vrons des conceptions très ressemblantes. Convergence précieuse.


Enfin de Rignano. H envisageait le raison-
quelques lignes
nement comme « une série d'expériences simplement pensées ».

Mais nous avons, surtout, en vue d'abord sa classification psycho-


« Tous les mentaux, même l'es plus compli-
logique. phénomènes
résultent du jeu réciproque de ces deux phénomènes
qués.
élémentaires évocations sensorielles, tendances
psychiques
affectives. » Comme les « éléments » et les « attitudes de Binet,

ces deux classes de se rapprochent des « éléments et


Rignano
caractères d'Avenarius.

Voici ce est à la base de ce « jeu mental « le protoplasme


qui
vivant, est troublé dans son métabolisme normal et tant
lorsqu'il
n'a pas réussi à le rétablir ou à donner naissance à un pro-
<
cessus nouveau, également stationnaire, ne connaît
métabolique
de ce que, parmi les changements produits,
pas repos. jusqu'à
surgisse une substance capable ou de neutraliser l'agent perturba-
teur, ou de donner lieu à ce métabolisme nouveau (Qu'est-ce que
la vie?). Sauf la considération sur la « substance a (dont, à notre

avis. on eût se c'est presque mots pour mots la défini-


pu passer)
tion de la série vitale. Mais il y a une différence essentielle entre

et Avenarius. Le est vitaliste, l'autre, non. Ici


Rignano premier
nous devons faire une très importante. Avenarius n'est
remarque
non un mécaniste au sens usuel du mot. II se place,
pas plus
comme nous l'avons dit, à l'intersection du finalisme et du méca-

nisme, position très difficile, et incomprise jusqu'ici.


Ceux à il est arrivé, au cours d'ascensions en montagne, de
qui
traverser les glaciers savent qu'il faut souvent marcher sur les
442 REVUE PHILOSOPHIQUE

1
crêtes des glaçons, les tranches de des cre-
glaces, séparées par
vasses plus ou moins profondes. Ces crêtes sont souvent très
étroites. On a tout juste la place de mettre un devant l'autre.
pied
Un demi-pas de côté et on glisse à droite ou à gauche.
Telle est, très souvent, la situation en politique, en philosophie
et dans les sciences. Il faut avoir une grande sûreté de démarche

pour ne pas glisser à gauche ou à droite. Sûreté de démarche

remarquable chez Avenarius, Car la « crête est très étroite.


Certains biologistes voient nettement le phénomène essentiel de la
vie la capacité de subsister parmi les influences hostiles du
milieu en répondant entre certaines limites à chaque facteur
nocif par une modification Mais cela leur telle-
appropriée. paraît
ment merveilleux ne peuvent
qu'ils l'expliquer que par une force
plus ou moins extra-naturelle qui ferme la voie au progrès de la
science. D'autres croient possible la réduction de tous les phéno-
mènes vitaux aux seules forces physiques et chimiques. Mais, en
réalisant cela soit réellement, dans quelques cas particuliers, soit
dans leurs pensées, ils pensent avoir supprimé le fait même de

l'adaptation, de la lutte contre les facteurs noci fs. A lire tels pas-
sages des « mécanistes » outranciers, on a l'impression que l'adap-
tation n'existe pas, ou qu'elle est négligeable, ou qu'elle est toujours
extrêmement grossière. Les deux groupes ont manifestement

glissé dans les « crevasses ». En quoi consiste donc l'attitude de


celui qui reste sur la crête? C'est de traiter ou, quand
l'organisme
il s'agit des organismes supérieurs, leur nerveux comme
système
un système, multiplicité rigoureusement unifiée, d'une
jouissant
autonomie relative vis-à-vis du milieu et s'y maintenant par une

autorégulation plus ou moins parfaite. C'est ainsi qu'Avenarius


conçoit le « système C ». On lui chez lui, il joue le
reprochait que
rôle de la « substance ». C'est se méprendre sur ses buts. En
traitant le « système C » comme une comme un tout,
un~em'uay:
il se sépare de l'associationnisme traditionnel et de l'atomisme
psychologique Mais en réduisant tous les phénomènes de la vie.
la vie psychique supérieure y comprise, aux variations des rapports
entre F(S) et F(R), c'est-à-dire entre l'assimilation et la désassi-

l. Par là même et par sa loi de constraste » il se rapproche de la psychologie


de la forme sans tomber pourtant dans ses exagérations, car ses systèmes
partiels se forment et se déforment sous l'influence de l'expérience.
DRABOVITCH. LA BIO-PSYCHOLOGIE DE R. AVEXARtUS 443

milation. il se aussi des vitalistes. II reconnaît pleinement


sépare
il ne reconnaît aucune force vitale.
l'adaptation,
Quelle nouvelle cette attitude appelle-t-elle'? Nous
conception
touchons à ce qui nous semble être l'un des mérites principaux
d'Avenarius. Car, à notre avis. son appelleattitude
ou suggère

à la et à ia bio-psychologie du principe de Le
l'application biologie
Châtelier ou loi de stabilité des équilibres chimiques de Gibbs-Le

Châtelier. « Cette loi, dit M. Le Châtelier, une des plus utiles pour
a passé complètement inaperçue dans l'œuvre
l'expérimentation,
de Gibbs. Elle consiste en ce que tout changement apporté à

l'un des facteurs de l'équilibre pression, température, concentra-

tion, amène une transformation du système qui tend à produire un

de contraire*. » C'est là, la voie juste, la crête


changement signe
rendra inutiles les hypothèses vitalistes et manifestes
étroite, qui
les erreurs des mécanistes outranciers; la seule position de départ
de la ligne Hindenburg '< du vitalisme, sui-
possible, pour l'attaque
vant de M. PIéron Après la victoire ou au cours de la
l'expression
lutte la restera, si l'on veut, mécaniste, mais ce sera un
biologie
mécanisme nouveau, réformé, non seulement ne « supprimera o
qui
mais montrera ses racines, ses premières mani-
pas l'adaptation,
dans la matière dite « inanimée ». Les célèbres physio-
festations,
et Hill, qui ont récemment expliqué la physio-
logistes Meyerhof
du muscle, disent que le muscle est un moteur chimico-
logie
colloïdal d'un inconnu à la mécanique traditionnelle, mais
type
entièrement Et le temps n'est peut-être pas loin
physico-chimique.
où, aux travaux de Nernst, d'Adrian, de Ralph Lillie, de
grâce
etc., nous comprendrons l'influx nerveux comme une
Lapicque,
momentanée se propage le long du nerf à
dépolarisation qui
travers les substances en équilibre réversible et. à son tour. cette

ainsi que la polarisation nouvelle, comme mani festa-


dépolarisation,
lion du principe de Gibbs-Le Châtelier.

Alors on s'attaquer et à « l'excitation fonctionnelle et


pourra
aux réflexes, d'abord simples et innés, ensuite complexes et condi-

tionnés. et aux rapports entre ces derniers e~ la chronaxie, enfin

i. Équilibres de systèmes chimiques, de J. \V. Gibbs, 1890. préfacu (de Le Châte-


ht' p. x. En parlant de Gibbs comment ne pas songer à la ressemblance entre
le sort de son livre difXrite et celui de la Critique? Seulement Gibbs a fini par
trouver des interprètes tels que Van't Hofï et Le Châtetier.
2. Scientia, 1923. Art. sur le vitalisme.
444' Ik REVUE PHILOSOPHIQUE

aux « essais » et aux


complications de réactions, aux réactions
nouvelles. C'est dans cette voie que nous poussent les coMce/)~'ons
d'Avenarius, c'esl ce~ ensemble de recherches incitenl
qu'elles
à entreprendre. Au bout nous aurons la théorie de
scientifique
« l'homme total .).
Nous n'ignorons pas qu'un certain nombre de savants. Le
Dantec, Dastre, Gley, Bottazi, Bayliss, Ritter, Dide, Cohen-
Kysper, ont préconisé déjà l'utilisation du des
principe équilibres
chimiques en biologie. M. Plantefol a de à la
essayé l'appliquer
Botanique'. Mais ce courant jusqu'ici a été faible. Il se for-
trop
tifie en Amérique du Nord. Attirons l'attention sur l'article de
George Humphrey, dans « The Review » 1930
Psychological
Learning and the //f/ system. L'auteur d'abord l'histoire
esquisse
de cette notion du système dans son application à la vie organique
depuis Denys d'Halicarnasse jusqu'à Avenarius, en passant par
Butler, Vicqd'Azyr et Cuvier. M cite un nombre de biolo-
grand
gistes contemporains qui, de plus en plus, ce de
adoptent point
vue. Et il écrit qu' « au point de vue Le Châtelier
évolutionniste,
a fait une contribution d'une en
importance capitale, montrant
dans la nature inorganique les complexus physico-chimiques qui
possèdent ces propriétés vitales. ces équilibres chimiques qui
maintiennent leur constance en face des influences perturbatrices
du milieu H. Il présente ensuite une où il essaie
hypothèse d'inter-
préter l'apprentissage ou l'acquisition de l'expérience au moyen
du principe de Le Châtelier.
En rapport étroit avec cette du nerveux se
conception système
trouve, chez Avenarius, une autre idée, elle aussi, et dont
attaquée
nous avons parlé plus haut. C'est l'idée, inspirée par Meinert, que
la conservation de l'organisme n'est ta conséquence de l'auto-
que
régulation du « système C », surtout chez les organismes
supérieurs.
On y voyait l'exagération du rôle de ce dernier. En tout
effet, le
monde sait maintenantque les sécrétions internes et le système neu-
rovégétatif agissent sur le cerveau. Cela dans
n'empêche pas que,
un organisme sain, ces influences soient le
M~~es par système
nerveux central. Des travaux récents nous montrent jusqu'où
s'étend son action. années on
Depuis plusieurs déjà sait que

1. Z/0rt'fnh:<;on actuelle des Sciences, t930, Alcan.


DRABOVITCH. LA BtO-PSYCHOLOGΠDE R. AVEXARtUS 445

s'établir comme un réflexe conditionnel. à la suite,


l'immunité peut
d'un de la peau ou d'un son de trompette,
par exemple, grattage
associés, plusieurs semaines, aux procédés
auparavant, pendant
habituels de l'immunisation'. On sait aussi que la leucocytolyse,
lui aussi
processus impliquant les sécrétions internes, peut survenir
à la suite d'excitations d'abord indifférentes. Enfin des expériences

toutes récentes sur les réflexes conditionnels pharmacologiques


montrent les influences psychiques peuvent inter-
que purement
vertir l'action des substances médicamen-
complètement chimique
teuses~ Voici une malade souffrant de l'anurie. On lui injecte,
une fois 1 centimètre cube de la solution de pilocarpine
par jour,
(1 p. 100) dix Cette substance une abon-
pendant jours. provoque
dante salivation. Par contre. l'arrête et rend la bouche
l'atropine
tout à fait sèche. Donc, le onzième on injecte à la malade
jour.
une forte dose De dix
à quinze minutes après la sali-
d'atropine.
vation aussi forte la pilocarpine. On injecte,
apparaît qu'après
ensuite, la solution Même effet. Sur d'autres malades
physiologique.
on a essayé, dans de semblables conditions, l'action des excitants

et des calmants avec le même résultat. La


(bromures, caféine)
et l'attente de l'effet habituel étaient plus fortes, dans
perception
leur action sur le centre salivaire. que l'action des agents chimiques.
voit bien cette action nerveuse est Les
On que l'autosuggestion.
doivent donc de en plus avec la souve-
thérapeutes compter plus
raineté du système nerveux central.

Finissons notre confrontation par quelques lignes empruntées


au T/'a<~ collectif ~f f/!t/s;o/o~<' en Allemagne en 1929
grand paru
du second article du tome IX. M. Brücke. après avoir men-
L'auteur
tionné a élargi la théorie de E. Hering sur l'acti-
que Sherrington
vité nerveuse, continue ainsi <' La théorie d'Avenarius qui

cherchait à décomposer tous les psychiques en séries


phénomènes
élémentaires est à celle de Hering et peut être exposée
analogue
dans les termes de cette dernière. Indubitablement une certaine

t. Voir les communications de M. Metainikoff aux Annales de l'Institut Pasteur,


t!)2R-t927.1.
2. Journal physiologique russe, i93t, voi. XIV, La formation des re/rcs conditionnels
chez t'Aomme sous l'action des substances pharmacologiques, M. Meerovitch.
Bertin, !i)20, t. IX. p. 45-
3. Mandbuchdff not'mo~'n undpatho<o~tschenP<tYS;ofo~f'<

46. Brtieke, dans un renvoi, cite son autre livre et l'article du physiologiste
Hofmann où l'idée de parente entre la théorie d'Avenarius et tes conreptinnN
mndcrnes est exposée en défaits.
~46 HEVUE PHILOSOPHIQUE

régularité (Gesetzmâssigkeit) se trouve au fond de cette polarité,


(assimilation-désassimilation), régularité que, pour le moment,.
nous neconnaissons que schématiquement. » Etil ajoute que cette

régularité doit surtout dépendre de l'action des hormones et du

système neuro-végétatif.
Notre confrontation, nous semble-t-il, tourne à l'avantage d'Ave-
narius. Il fut le précurseur du behaviorisme et de la psychologie
moderne de la connaissance. Mais les behavioristes, les physiolo-
gistes, les psychologues se cantonnent encore trop souvent dans
leurs domaines de même
respectifs, que les sociologues. Ils trai-
tent avec méfiance ou dédain ce qui se passe dans le voisinage de
leurs fiefs. Avenarius et en cela consiste et la nou-
l'originalité
veauté de son œuvre présente une remarquable du beha-
~nfAése
viorisme, de la psychologie des « énonciations H, de la psychologie
introspective à la base d'une théorie hardie du fonctionnement céré-
bral, théorie qui, par des preuves, il est vrai, indirectes maJLsde
plus en plus nombreuses, se révèle comme de plus en plus pro-
bable 1. Elle est nettement suggérée par l'expérience. Et pourtant
certains critiques compétents traitent sa théorie de « scolastique
cérébrale », de « construction a priori », de « retour à Herbart ou
à Hegel. A part les causes de cette incompréhension dont nous
avons parlé plus haut, il y en a encore une il est impossible de

comprendre Avenarius, sans avoir d'abord pris connaissance des

exemples concrets qu'il cite. C'est pour cela que Mach conseille
aux naturalistes de commencer leur initiation à ce philosophe par
la lecture des 80 pages environ de M notes » d'Avenarius, dont
la plupart auraient dû, sans doute, se trouver dans le texte Leur
renvoi à la fin de chaque volume de la Critique fut l'un des plus
grands torts d'Avenarius contre lui-même, car cela prédisposait
le lecteur à n'y accorder que le minimum d'attention.

1. Rappelons que nous ne nous occupons ici que de la Critique, qui selon
l'auteur lui-mème, n'est pas logiquement liée au menschliche H~'M&egrt~ Parmi
les psychologues modernes, Rivers, Kretschmer, Warren et Wood\vorth s'appro-
chent plus que personne, dans leurs théories synthétiques, du point de vue
d'Avenarius.
2. t) y a trente-cinq ans, M. H. Delacroix à consacré à Avenarius, dans la Revue
de .1létaphysique et de .Morate, un article extrêmement consciencieux, mais qui ne
donnait pas une idée juste de son système, parce que l'auteur n'a pas utiiisé le
riche trésor d'exemples concrets. Nous avons préféré être incomplet mais en citer
quetques-uns.
DRABOVITCH. LA ijtO-PSYCHOLOGΠDE R. AVEXARtUS 447

~exagérons pas pourtant, les mérites de notre penseur. Il n'a

prévu ni l'endocrinologie, ni la psychologie freudienne, ni plusieurs


autres choses importantes. Mais il a posé les bases d'un positi-
visme élargi, perfectionné, capable de perfectionnements ultérieurs.

Quelques mots sur le malentendu avec les antipsychologistes n.


M est admis comme vérité évidente qu'Avenarius est un « psycho-
» extrême. Il aurait atteint la limite de « l'alogisme » selon
logiste
Lanz'. De son coté, M. Bréhier, qui a consacré à Avenarius deux

pages dans le dernier fascicule de son excellente histoire de la

philosophie, dit que son système est une des plus grandes tenta-
tives d'éviter le problème critique~. A cesujet, il est nécessaire de

rappeler le passage de la préface d'Avenarius à la Critique, pas-


sage que nous avons cité et qui échappe d'habitude à l'attention
de ses critiques et aussi de ses partisans. En écrivant son œuvre

il avait en vue et la théorie de la science et la logique, mais,

ajoute-t-il, il n',y a aucune trace de ces sciences, comme telles, dans


la Critique elle-même. Donc, pour lui, ces sciences sont nettement
distinctes de son entreprise, qui n'est destinée qu'à leur fournir

un fondement positif indispensable. Par conséquent, à notre sens,


il n'aurait rien objecté à Husserl quand ce dernier déclarait

avec raison que, de même que la nature psychique des pro-


cessus mathémathiques n'empêche pas de considérer la mathéma-

tique comme une science distincte, les processus logiques, tout

qu'ils soient, ne doivent pas être absorbés par la psy-


psychiques
chologie. Sur ce point, Avenarius diffère nettement du vrai

psychologiste-extrémiste, '< l'humaniste a Schiller qui, comme l'on

sait. a confondu la logique et la psychologie dans la psycholo-


». La pointe de la Critique n'est dirigée que contre les logi-
gique
ciens (et les mathématiciens!) qui versent dans la métaphysique
ontologique en hypostasiant leurs concepts, les érigeant en
essences x. les proclamant la réalité suprême.
D'autre la Critique d'Avenarius laisse place libre à une
part,
théorie de la science '), qui pose et résout d'une façon/)os~e le

problème critique. Ce problème devient, selon nous, celui des


critères scientifique, de la vérité (par exemple celui du physicien
Hertz).de la réalité, de l'objectivité, du degré de probabilité (théorie

). Logos, 1912, Il.


:2. Bréhier. Histoire de la P/tt/osophte moderne, fasc. H. p. 946. 947.
448 REVUE PHILOSOPHIQUE

des preuves indirectes qui jouent un si grand rôle dans toutes les
sciences complexes) L'activité philosophique, l'extrapolation,
qu'il s'agisse de la théorie de la réalité, de la morale ou de l'esthé-

tique, reste possible à la condition de s'exercer sous le contrôle de


ces critères, contrôle, dans ce cas, surtout négatif.
Quelle que soit la valeur intrinsèque de la théorie d'Avenarius,
c'est sa capacité de susciter des recherches qui nous semble avoir
le plus de valeur. Étayée par des recherches expérimentales, elle
deviendra un facteur puissant de l'unification de la connaissance.

prédisait « On un l'excellente idée d'Ave-


HoEHing reprendra jour
narius d'une histoire naturelle des problèmes et le travail qu'il y a
consacré ne sera pas perdu 2. » Espérons-le. Deux équipes d'ouvriers,
écrivait E. Hering, creusent un tunnel dans une immense montagne,
à partir de deux points opposés. La première est celle des physi-
ciens et des
physiologistes, l'autre, psychologues. Ellescelle des
se rapprochent peu à peu. Au temps de Hering les deux équipes
étaient séparées par une épaisseur de roc encore très grande. A
l'heure actuelle, le moment de jonction approche peut-être. La

reprise des idées d'Avenarius pourrait l'accélérer. Nous serons


alors en état de saisir ce « tertium quid qu'il Alors
pressentait.
commencera l'avènement de « l'état terminal » de la grande~ série
vitale » théorique européenne, philosophique et scientifique. Cet
état ne sera pas, espérons-le, « constante état stable
parfaite
et immobile, sorte de scolastique positiviste, ressemblant au dogma-
tisme étroit et « définitif de la « phase positive d'A. Comte.
Mais plutôt conscience tonifiante de se trouver, après bien des
errements, sur une bonne route. Sur cette route il y aura toujours
des obstacles à vaincre; mais si le grand « système congrégal »,
l'humanité, parvient à ne pas se détruire, si ses membres ne
« posent ') pas trop souvent l'un à l'autre des « différences vitales »

trop pénibles et trop prolongées, alors, par le travail collectif, par


la coopération pacifique, les obstacles seront vaincus et les pro-
blèmes résolus. W. DRABOVTCH.

1. Nous l'avons esquisse dans notre travail sur la Théorie de la connaissance


d'B..Vach.
2. Livre cité, n. 122. L'exposé de Hôffding; est encore le meilleur pour une pre-
mière initiation a l'empiriocriticisme. Il existe aussi un bon livre duD'F. Raab,
Die P/tHosop/n'e von R. Avenaritis, t9)2. Leipzig, F. Meiner. Nous proutons de
l'occasion pour remercier M. le P' R. Sommer de nous t'avoir obligeamment prêté.
Le temps, l'instant

et le rôle des sensations auditives

A côté d'anticipations de la pensée philosophique dont l'histoire


des sciences démontre la validité, il y a, ainsi que la critique phé-
noméniste l'a depuis longtemps mis en lumière, des a priori de la
raison commune dont la certitude prétendue se fonde sur des
inférences inconscientes tirées de faits de l'observation la plus
ordinaire. Il n'est pas rare dès lors que certaines évidences du
~ens commun soient au contraire pour l'homme de science pro-
blématiques et enveloppées de mystère ou tout au moins sujettes
à rectification. Que cela soit en particulier le cas de la conception
courante sur la nature du temps, le mouvement d'idées et de dis-
cussions éveillé autour, de cette question par les récentes théories
de la relativité porterait à le faire pressentir. Qu'il y ait ou non
un point de conciliation à trouver entre le temps psychologique,
durée sentie et le temps envisagé comme quatrième dimension
-d'un espace univers, il peut paraître opportun d'entreprendre de

préciser sur quels points et en quelle façon l'espace et le temps se


mêlent et s'enchevêtrent, ce qui nous permettrait peut-être
d'arriver à réduire celui-ci à son élément le plus immédiat, et à le
saisir, comme le dirait Hegel, dans la
pureté de sa notion.
Comme la donnée spatiale se prête on ne peut plus naturelle-
ment à la symbolisation du temps, c'est avec raison qu'on doit se
tenir en garde contre une spatialisation du temps risquant d'en
dénaturer la notion. Est-ce à dire qu'il faille, comme on pourrait
le croire, s'appliquer à dissocier la notion de temps de ses nom-
breux liens avec la réalité spatiale? Il ne le semble pas. « C'est
chose absurde et fantaisiste, selon Gentile, de concevoir sous le
nom de durée un temps épuré de toute spatialité. Et certes les
modernes conceptions au sujet d'un espace-temps paraissent
apporter une présomption en ce sens.
Il y a bien une spatialisation du temps dans cette figuration
unilinéaire -.1- de la durée impliquée
.i_i_ 1 1 quoi qu'on
.i__ fasse dans la notion
TOME cxv. 1933 (N"~ 5 et 6). 29
~50 REVUE PHILOSOPHIQUE

d'une « continuation de ce qui n'est plus dans ce qui est Or ce

dont le doit être dissocié c'est d'une systémati-


précisément temps
sation abstraite en application du principe de causalité fait
qui
sortir du le à son tour « de l'avenir ». Il est
passé présent gros
clair cette réduction forcément approximative du nouveau à
que
du au n'a que la valeur d'un postulat de
l'ancien, présent passé
méthode car là où tous les antécédents de l'effet seraient réunis

l'effet réalisé existerait indiscernable de sa cause. D'ailleurs ne

serait-il tout aussi légitime de nous représenter l'actuel émer-


pas
du futur et refoulant vers le passé ce qui l'a précédé à la
geant
façon de ces nouvelles générations qui, suivant le mot de Bossuet,
vers le néant la génération qu'elles s'apprêtent à rem-
poussent
ordre d'idées Tarde estime « l'action de
placer ? Dans cet que
l'avenir n'est encore ne lui paraît ni plus ni moins conce-
qui pas
vable l'action du n'est plus. Pourquoi dire que le
que passé qui
va vers l'avenir? Pourquoi ne pas dire que l'avenir vient
passé
vers le Ce monde serait-il comme un livre que nous ne
passé?
lire dans un sens? » Que l'action du futur n'ait rien
pouvons que
d'invraisemblable, un exemple nous en est oflert tout au moins

dans cette de l'acte volontaire d'être suscité par une


particularité
idée-motif dont la volition seule en lui donnant corps fait une

réalité, consacre la valeur d'idée-force.

A un de vue général la finalité serait précisement le


point plus
sous on peut faire rentrer cette action du futur.
concept lequel
Aussi bien la forme du temps se lie sans doute avec la forme de la

mais à condition de combiner celle-ci avec la forme de


causalité,
la finalité. L'irréversibilité en effet l'aimantation des faits
implique
une fin réalisable seulement au prix d'une transformation dis-
par
l'idée de Au
pendieuse (ce qui rentre sous l'entropie). contraire,
à considérer le déroulement des faits sous le seul point de vue de

la causalité efficiente au sens le rigoureux, causalité idéale


plus
de la loi, le rapport de cause à effet venant à se modeler sur le

des mathématiques se rapproche des conditions qui


type rapports
font suite de principes et de conséquences peut être prise
qu'une
à rebours. A plus forte raison « la trame universelle des choses

est-elle donnée d'un seul coup ? suivant la formule bergsonienne,


et il n'est d'indétermination ni de contingence, ces caractères.
plus
indéniables du futur.
J. PERES. LE TEMPS. L'IXSTAXT ET LE RÔLE DES SEXSATfOXS 4'it

Prédétermination
Prédetermination deià
déjà incluse
inf)usf à
A l'état
Tptat de
d~ f~nf)Hnf~
tendance Hone
dans )oc.
les
faits grammaticaux. Les idées communes de destin et de néces-
site a priori des faits et même des actes futurs ne tirent-elles pas
inconsciemment leur principale force d'une forme grammaticale
qui traite les événements à venir comme une chose en
déjà réelle,
ce quelle nous rend possible une énonciation au d'une cir-
sujet
constance à venir dont nous ne savons même actuellement
pas
quelle elle sera, comment elle tournera, comme si elle n'était
indéterminée qu'au regard de notre connaissance? Or avec la
négation de la contingence c'en est fait de ce tient le
qui plus
intimement à la nature du
temps.
~'ombreux sont les apports de divers ordres, introspectif, social,
linguistique. naturistique, par l'adjonction desquels s'est élaborée
la notion commune de Même si naturelle
temps. l'opération par
laquelle le temps ajouté à lui-même est comme durée et
conçu
celle-ci comme grandeur, le solidifie dans le spatial et dans le révolu.
C'est dans l'instant, ce midi de la et dans le
durée, présent
insaisissable que nous chercherons la vraie nature du et
temps
l'essentiel de sanction'. Voir seulement dans comme le
l'instant,
fait M. Bergson, la limite idéale entre deux fractions de la durée,
entre le passé et le futur, c'est donner le pas aux éléments ajoutés,
aux produits abstraits de l'élaboration réfléchie, sur l'élément pri-
mordial et concret. C'est dans la et aussitôt
nouveauté, fragile
flétrie. de l'instant que se révéle tout entière la loi de la généra-
tion et du dépérissement des choses et BOopct). L'arc-en-ciel
(y~etm
se régénérant de façon sur la poussière d'eau de la
ininterrompue
chute, suivant la belle de le de
image Schopenhauer, mythe
Chronos qui engendre et dévore ses le mouvement
enfants,
idéal de l'instant qui se détruit lui-même sont des
(Hegel),
représentations plus véridiques de la nature du temps que ne
peut l'être la figuration linéaire de la causation en marche du
présent par le passé, anticipation du déterminisme scientifique.
L'action propre du temps consiste dans cette du
apparition
nouveau qui est le présent et à faire du avec le présent.
passé
H va sans dire que ce nous le présent ou l'Instant
que appelions

t. /.<' choix intemporel dans la doctrine de Kant sur la fiberté. choix portant
i.ur l'ensemble de la conduite, est précisément choix en dehors du temps en ce
qu'il ne se situe en aucun instant déterminé de la vie de l'individu.
4S3 REVUE PHtLOSOPHtQUE

est extensible et môme contractile à tous les degrés. Ainsi dans. la


fait M. Bergson d'une
horloge microbienne, on
supposition que
ce être l'instant d'un infiniment petit. C'est
imagine que pourrait
affaire de et tout de l'amplitude de vision du sujet
degrés dépend
ou du de vue adopté qui peut être même extra-personnel,
point
à une autre échelle que la nôtre, agrandie ou diminuée. Plus
pris
couramment le c'est la minute actuelle. Mais le présent
présent
c'est aussi et aujourd'hui peut tantôt signifier ce
aujourd'hui,
tantôt notre Ainsi, c'est sous la forme de
jour même, époque.
cercles allant en s'agrandissant jusqu'au terme
concentriques
idéal serait un éternel, omniprésence dans la durée,
que présent
vision sur est venue se greffer l'idée séculaire des retours,
laquelle
le nous devenir représentable. M y a apparence
que temps pourra
cette de voir offre chance d'échapper à l'anthro-
que façon quelque
à considérer quelqu'une des suites de cette concep-
pomorphisme
tion en morale et dans les arts. N'est-il pas vrai
particulièrement
dans l'hédonisme le principe de la souveraineté de l'instant
que
est du naturalisme en morale? Et l'impressionnisme
caractérisque
en l'individualisation de la chose représentée
qui peinture poussa
du de la souveraineté de l'instant,
jusqu'à l'application principe
à délaisser l'humain les féeries instables
n'a-t-il pas été amené pour
de des ciels et de la lumière?
l'atmosphère,
Nous avons de la notion de temps de tout élé-
essayé dégager
ment adventice d'ordre ou non pouvant risquer de la déna-
spatial
turer. Mais il y a un entrelacement, une implication mutuelle de

la donnée et de
spatiale qu'il n'est
la donnée pas ques-
temporelle
tion de nier et qui a le caractère d'un fait'. Déjà métaphysiquement

parlant, l'espace et le temps ne se rejoignent-ils pas en cette per-


fection vis-à-vis de laquelle ils sont limitation, l'éternité et
propre
d'un moi transcendantal. suite des millénaires
l'omniprésence
comme un seul instant immensité parcourue et embrassée
perçue
d'un seul regard?
A considérer en détail leurs relations d'implication et d'in-
plus

1. Le cétebre mathématicien Volterra observe à propos des concepts de l'espace


et du temps qu'ils vont s'entrelaçant toujours davantage (Les applications du cal-
cul aux; phénomènes d'hérédité, Revue du Mois, mai i9t2).
2. « Un présent éternel où se réunissent et d'où partent tous les rayons du
et qui par cela même constitue l'intelligibilité du temps (Gentile,
temps
L'esprit, acte pur, trad. française, Alcan, 1925.)
J. PERES. LE TEMPS. L'ESTANT ET LE RÔLE DES SEXSATtO~S 453

tersection.
tersection, l'espace à partir du lieu et en tant que distance ne se
conçoit qu'en fonction du trajet parcouru, par conséquent en fonc-
tion du changement et du temps. Mais le lieu, l'ici. cet à présent
de l'espace comporte une différenciation d'avec tout autre lieu qui
doit être fondée en « dénomination intrinsèque » pour
quelque
parler comme Leibniz. Comment une portion d'espace pourrait-
elle sans cela être discernable d'une autre? En d'autres termes le
lieu n'est rien de défini sans une certaine coïncidence avec un ins-
tant de la durée. Comme l'a dit le philosophe Gentile. « la multi-

plicité ne saurait être absolue et entière tant qu'elle ne s'étend que


dans l'espace A considérer cet en-soi, cette extériorité typique et
indiscutable par rapport à nous qu'est l'existence des autres hommes,
chacun d'eux ne nous apparaît pas seulement comme une portion
d espace occupée, mais comme une vie, une durée, un passage.
Si nous envisageons à son tour le temps, on pourrait croire

indispensable pour en définir la nature, de le dissocier de ses


nombreux liens avec la réalité spatiale, TI y a une hypostasie du

temps séparé de l'espace par primauté de l'esprit sur l'objet, qui


conduirait à l'attitude solipsiste. Forme de la conscience au sens
strict, le temps doit être entendu aussi comme forme de l'expé-
rience. II faut se défier du préjugé logique de l'intériorité de toute
relation. D'autre part primauté n'est pas antériorité. Nous allons
des choses à nous, de la multiplicité spatiale des objets à la multi-

plicité des faits de notre expérience.


Dans notre construction de la réalité extérieure, espace et temps
sont dans le même rapport que les données de la vue et celles de
l'ouïe. Ce qu'il y a de permanent dans notre représentation du
monde sensible est surtout du ressort de la vue. Au sens de l'ouïe
est dévolue la perception de ce qui change soudainement non pas
seulement dans les objets en face de nous, mais dans la zone con-

centrique à notre corps suivant un rayon pouvant être assez étendu.


Par là même la notion de direction dans l'espace se trouve être

plus particulièrement du ressort des sensations auditives. Fort


utilement pour la fin de conservation de t'être, leur caractère
émotif les rend éminemment propres à avertir l'individu d'une cir-
constance soudaine survenue dans le milieu extérieur, réclamant
l'orientation immédiate de l'attention visuelle et de l'activité de
relation dans le sens indiqué. Suivant les termes de l'hypothèse de
454 REVUE PHILOSOPHIQUE

~Yi
Cyon
rm!
qui
e:ït)i~
situe rlanc
dans Ï~
le Ïahvrinth~
labyrinthe de
ri~ l'oreille
ï~rtr~H~ le a~fy<
siège des notions

d'espace, de temps et de nombre, l'irritation de l'un des canaux

semi-circulaires à la suite de la perception auditive déterminerait


dans la position du sujet un changement d'angle selon le plan du

canal irrité, ayant pour résultat d'amener la ligne de vision dans

la direction du son entendu.


Au géométrisme de la vue s'oppose et fait pendant l'arithmé-

tisme de l'ouïe; les calculateurs appartiennent le plus souvent au

type sensoriel auditif-moteur. Selon l'hypothèse mentionnée plus


haut, dont tout au moins le symbolisme représentatif n'est pas à

dédaigner, l'ouïe aurait pour organe du sens arithmétique et

musical, et aussi de l'orientation dans le temps, la spirale cochlé-


aire. De ce point de vue c'est comme continuité d'addition ou de
en concordance avec la pulsation du pendule vital que
répétition
être conçue « la mobilité identique à elle-même du
pourrait
de « sa mobilité <
temps (suivant l'expression Hegel), pure
(selon la formule de M. Bergson).
Mais il y a, nous l'avons indiqué, un géométrisme virtuel du

sens de l'ouïe qui a ce privilège sur la vue de nous placer au


centre des multiples directions de l'espace. Dès lors, en tenant

compte de l'affinité entre les sensations de l'ouïe et l'intuition du

temps, on entrevoit une spatialité idéale de la durée, en quelque


sorte préexistante à tout notre matériel de représentations tac-

tiles visuelles et tout au moins indépendante de cet acquis, pour


tout dire une
multiplicité dans l'instant l'unité
réalise. Ici, à
que
vrai dire, nous ne sommes pas loin d'identifier le temps avec

l'esprit lui-même dontl'action propre est multiplicité dans l'unité.

Peut-être encore nous trouvons-nous par cela même replacés à


du temps et de l'espace. Ce serait assez le point de vue
l'origine
de l'actualisme.
En application de ce qui précède, il y a une complexité de

l'instant, ou du moins il y a place dans l'instant pour une multi-

plicité de modifications. Un maître de la peinture moderne parle

quelque part de « fixer la lumière dans la dilatation d'un seul et


vaste instant ». Comme on peut le conjecturer d'après le rapport
existant entre le sens de l'ouïe et l'intuition du temps, cette
est notable dans le cas de la sen-
complexité particulièrement
sation auditive. Un instant de la durée a pour la conscience
J. PÈRES. LE TEMPS, L'INSTANT ET LE RuLE DES SEXSATtO\'S 435

peu que mon


.,t.t. ~1' .+G.o" ~'q";ca "n", "n" ~r"n n,
quelque chose d'un espace intérieur où j'avise, pour
se détende de sa préoccupation dominante, tel bruit ténu et
esprit
régulier qui déjà m'accompagnait dans le mouvement de ma

puis à mon gré rappeler ou bien en détourner mon


pensée que je
attention, tic tac d'un pendule, clapotis de la pluie. Ce bruit

sais m'être en quelque sorte présent, je le cherche et le


que je
retrouve dans un espace intérieur à peine distinct du champ de la

conscience, et cela sans référence à un espace extérieur, et sans


accentuée à localiser de la sensation
qu'il y ait tendance l'origine
dans un objet déterminé. Nous retrouvons ici avec les perceptions
de l'ouïe l'aspect sensoriel privilégié de l'intuition du temps que
nous avons signalé. Il y a un préjugé logique qui fait concevoir

le cours libre et parfois torrentueux de la pensée associative

comme une filière d'idées ou de représentations se succédant une


à une. et cela hantise de l'enchaînement étroit des idées dans
par
du syllogisme. C'est le même préjugé qui étend à
l'engrenage
notre représentation de la durée dont l'instant ne serait plus

qu'un point sans dimension, le prétendu cheminement unilinéaire

de la Or dans le domaine de l'acoustique, le son a ses


pensée.
et le dessin de la mélodie exclut-il la polyphonie
harmoniques
de l'accord? Ainsi succession et simultanéité sont pareillement
des éléments de notre intuition du temps. La simultanéité n'est

la coexistence qui est juxtaposition dans l'espace. Elle serait


pas
un moyen terme entre le successif et le coexistant. Si elle
plutôt
relève à quelque degré de l'espace, ce ne peut être que de cet

intérieur 1 différent du de la
espace à peine champ conscience,
mais nous caractériserons mieux en parlant d'un sensorium
que
auditif qui est l'apport distinct du sens de l'ouïe à la notion

Sens de la succession et de la simultanéité c'est à ce


d'espace.
dernier titre a cette propriété d'être le sens de la direction
qu'il
et des diverses directions de l'espace. Dans perception la du

simultané est l'amorce particulière d'un développement de notre

intuition de l'espace qui est la contribution propre des sensations

auditives. JEAN PËRÈs.

t. [ntérieur en même sens que le temps est )a nuidite de notre vie intérieure »,
L'espace visuet est objectif, lié à un sentiment d'extériorité et d'opposition au
moi. L'espace auditif étant concentrique à notre corps, nous le vivons en quel-
que sorte, et nous en avons par là un sentiment qm s'apparente au sentiment
de la durée.
Revue critique

Le suicide thèse psychiatrique


et thèse sociologique
(A propos d'un livre récent.)

M y a plus de défaut dans l'humeur que dans l'esprit », disait

Vauvenargues. Ce mot du moraliste nous est revenu souvent en


mémoire à la lecture du récent ouvrage du De F. Achille-Delmas
Le D~ AchilIe-Delmas a estimé que, dans leurs travaux sur le

suicide, les sociologues en général et M. Maurice Halbwachs en

particulier avaient gravement manqué à la psychiatrie. De là


une longue colère, qui se soutient pendant plus de deux cents

pages! En ouvrant le livre du D*' Achille-Delmas, sur la foi du

titre, on espère être en face d'une étude scientifique; on trouve

plutôt un pamphlet. Et l'intérêt que suscite sa lecture est d'une


toute autre nature que celui qu'on eût désiré y prendre. L'auteur
a mis trop de hâte à partir en guerre contre les sociologues. Il
n'a pas su éviter à sa barque vengeresse, conduite sans pru-
dence, le double écueil de la « précipitation a et de la « préven-

tion ». L'humeur a obscurci le jugement.


En veut-on un exemple? M. Halbwachs écrivait au sujet des
observations du De Maurice de Fleury 3 « le nombre des cas
individuels de suicide qu'il a pu connaître ne représente qu'une
bien faible proportion de ces faits dispersés sur tout le terri-
toire ». (P. '403.) C'est là pour M. AchilIe-Delmas, « mettre en doute

l'expérience du De Maurice de Fleury ». Le D'' Achille-Delmas,

par une statistique prestement élaborée, nous indique que Mau-

1. D~ F. Achille-Delmas, Psychologie pathologique du suicide, Paris, Alcan, 1932.


2. Dans son livre Les causes da suicide, Paris, Alcan, 1930.
3. L'angoisse humaine, Paris, Les Ëditi6ns de France, t925.
MAX BONNAFOUS. LE SUIODE THESE PSYCHtATRtQL'E 4a7

rice de Fleury, au cours de sa longue carrière médicale, a

examiné et suivi au moins 60.000 malades, que lui-même, Achille-

Delmas, approche de 40.000. Et M. Achille-Delmas de conclure

que cette expérience ne mérite pas qu'on la dédaigne avec

désinvolture (comme si M. Halbwachs l'avait fait!), qu'elle a au

moins l'avantage d'imposer psychiatreau l'effort de comprendre


les frémissements d'êtres vivants en détresse, qui se montrent.
dans leur nudité morale pitoyable et sacrée M. (P. 218.) Cette sincère

éloquence serait digne d'un meilleur emploi. Ni M. Halbwachs,


ni aucun sociologue n'ont eu le sot projet de contester la valeur

de 1 expérience du psychiatre, ni la grandeur de son rôle moral

et social. Cela n'est point en question. Les sociologues disent

seulement que s'il s'agit d'étudier le suicide en tant que phéno-


mène social, de rechercher les causes du taux social du suicide,
d'un seul psychiatre, aussi riche soit-elle, ne leur
l'expérience
suffit pas.
Le Dr Achille-Delmas nous montre, par son exemple, qu'un

psychiatre de talent, se croyant atteint dans une science qu'il


aime et à il consacre sa vie, ou dans des amitiés très.
laquelle
chères, n'est pas à l'abri des interprétations passionnées. Essayons
de ne point nous exposer à un pareil reproche, et hâtons-nous d&

le débat dans un « climat moins orageux.


transporter
1

Toute la partie del'ouvrage du D~ AchilIe-Delmas est.


première
consacrée à la critique de la <' thèse sociologique a, plus particu-
lièrement à la critique de l'emploi et de l'interprétation des

données statistiques. M. Halbwachs fait ici presque tous les frais

de la véhémence du Dr AchIUe-De)mas. Est-ce à bon droit?


M. AchIUe-DeImas reproduit d'abord littéralement (p. 4 à 8) un

certain nombre d'observations critiques présentées par M. Halb-

wachs sur les lacunes et les insuffisances des statistiques'. C'est

là-dessus, et là-dessus seulement, qu'il s'appuie pour conclure

qu'avec de tels chiffres on peut prouver tout ce que l'on veut.

1. Des statistiques du suicide, M. Achille-Delmas ne connaît que ce qu'en dit


M. Halbwachs. Tous les textes reproduits par lui, de M. Ch. Blondel, p. 64, de
M. Albert Bayet, pas~'m, et de Bachi. p. 25 sq., sont tirés de la même source.
458 REVUE PHILOSOPHIQUE

Mais si M. Halbwachs les critique, c'est qu'il ne les utilisera pas.


Il est vraiment trop commode d'invoquer le témoignage d'un

auteur lorsqu'il dénonce les imperfections d'une méthode, et de


ne tenir nul compte desonjugementlors.qu'il montre qu'appliquée
avec telles précautions elle conduit à des résultats valables. C'est
Henri Poincaré qui disait « être sceptique de cette façon, c'est
encore être superficiel. Douter de tout ou tout croire, ce sont
deux solutions également commodes, qui, l'une et l'autre, nous

dispensent de réfléchir. »
II est trop commode aussi de mettre en tableau des textes
extraits des ouvrages publiés sur le suicide par Durkheim en

1897, par M. Halbwachs en 1930, et de tirer argument contre une

discipline scientifique de ce qu'à 33 années de distance (un tiers


de siècle) les résultats auxquels elle arrive ne sont plus exacte-
ment les mêmes. C'est la condition du progrès scientifique. Il
faudrait désespérer de la sociologie s'il en était autrement. Nous

pourrions mettre aussi en regard, par exemple, la théorie de

l'hystérie que présentait autrefois Charcot, et les opinions des

psychiatres, vingt ou trente ans après, sur le même ordre de faits


morbides. Nous trouverions bien des différences et même des

oppositions. En conclurons-nous que les psychiatres ne nous


racontent que des « histoires de »?
brigands

Ayant établi que, de tous les modes de mort volontaire, c'est

la proportion des noyés (dont les suicides être le


peuvent plus
aisément dissimulés) qui varie le moins, M. Halbwachs concluait

« C'est une raison admettre sous ce


première pour que, rapport,
les relevés sont, dans l'ensemble, à peu exacts ». Cette
près (P. 61.)'

première raison, dit M. Achille-Delmas, « n'est suivie ni d'une

seconde, ni d'une troisième ». (P. 12.) Pardon! La seconde, c'est

(p. 65) « il est de le nombre des


qu' possible répartir plus grand

i. Donnons acte
à M. Achille-Delmas de ce qu'il y a une faute d'impression p. 60
et qu'il faut lire « à mesure du nord au midi (en Europe), la propor-
qu'on passe
tion des suicides de noyés tend à augmenter Mais comment peut-il dire qu'il est
impossible de savoir si c'est un lapsus? Cela saute aux yeux quand on regarde
le tableau. D'ailleurs, deux pages plus loin, on lit « cette répulsion pour t'eau
.(comme moyen de suicide), commune aux pays septentrionaux. De fait, on se
no;e davantage dans les pays méridionaux. (P. 62.)
MAX BONNAFOUS. LE SU!CH)E THESE PSYCHfATRtQUE 459

Etats entre quelques groupes comprenant des pays voisins entre

lesquels existent bien des


analogies, et qui se ressemblent

quant aux genres de morts choisis par ceux qui se suicident ').
Au sujet de quelques pays qui n'entrent pas dans de tels groupes,
lI. Halbwachs disait ce sont des exceptions qui confirment la

règle ». « La règle, ici, M. AchUIe-DeImas, sur


objecte repose
huit pays et 1 exception sur six. (P. 13.) En réalité la règle repose
sur neuf pays, et il y a quatre exceptions, car, le Japon étant hors

d'Europe, l'Angleterre étant une île, on ne saurait en aucune


façon y vérifier la règle que des pays contigus tendent à se res-
sembler quant à la répartition des modes de suicide. Au reste le
nombre ne fait absolument rien à l'affaire. Le D~ Achille-Delmas

paraît oublier que, si les exceptions confirment la règle, ce


n'est pas parce qu'elles sont peu nombreuses, mais parce qu'on
peut montrer, et qu'on a montré en effet, que ce sont des excep-
tions. C'est-à-dire qu'on a constaté que, les conditions n'étant pas
les mêmes. le même effet ne se retrouve pas.

Le Dr Achille-Delmas s'est efforcé de réduire, de minimiser, de


faire s'évanouir les nombres qui expriment les variations des
suicides. Entre des changements infinitésimaux de cet ordre, et
les grandes forces sociales, comment admettre, dit-il, qu'il y ait
un rapport, et que celles-ci s'épuisent dans ceux-là? H ne

comprend pas que le suicide n'est qu'un effet, entre beaucoup


d'autres, de ces grandes forces, et qu'un vent violent peut aussi
faire tomber ou emporter de petites feuilles. Mais suivons un peu
son raisonnement.
Il y a, dit-il, en moyenne, 175 suicides pour un million d'habi-
tants. Calculons, cependant, par rapport à mille habitants. Nous ne
trouvons plus que 0,17, avec des variations, de pays à pays, de
0.06 à 0.34, soit au maximum de 0,28 pour mille habitants. « Les
variations entre les statistiques du suicide sont donc infimes.
inférieures aux causes d'erreur inhérentes à la méthode employée. »
'P. 51.) Mais M. Achille-Delmas ne s'aperçoit pas que la gran-
deur des erreurs -< imputables à la méthode ') diminue dans le
même rapport que les nombres soumis à de telles divisions. Nous
460 REVUE PHILOSOPHIQUE

M'avons aucun moyen de déterminer la grandeur de ces erreurs

possibles. En tout cas si elle est de 10 pour'175, elle ne sera plus.


que de 0,01 pour 0,17. En quoi les variations étudiées, supposées
égales à 0,28 lui deviendraient-elles alors inférieures? L'erreur
relative n'atteindra jamais la valeur relative de la variation et en
restera toujours à égale distance relative. M. Achille-Delmas
salue au passage d'un point d'interrogation l'expression « nombres
relatifs », employée par M. Halbwachs. S'il avait connu la dis-
tinction entre les valeurs absolues et relatives, il se serait épargné
la peine de ce paralogisme.

A la page 55, après quelques citations, inexactes au moins


à la forme (M. Halbwachs n'a écrit nulle part « l'équilibre
quant
tendrait à se faire par l'apport de la population fourni par là à ici
ou inversement »), le D' Achille-Delmas conclut « ce plaidoyer
ne prouve pas du tout qu'il n'y ait pas de limite au suicide, mais
ce dont nous sommes qu'il n'y en a pas à ce genre
bien sûrs, c'est
de suppositions ». Il n'y en a pas en effet à des suppositions faites
en l'air. Les trois hypothèses présentées par M. Halbwachs en cet
endroit ne l'ont été qu'après une étude détaillée des variations du

taux de suicide en France, par départements, de 1872-76 1911-13.

Elles sont complémentaires en ce sens que chacune d'elles exclut

les deux autres, et l'auteur admet que l'une ou l'autre se réalise


sans doute en des cas différents. Elles ne sont pas actuellement

vériuables, mais rien n'empêche qu'on ne puisse un jour les

vérifier, et c'était une raison suffisante de les formuler. Elles

n'occupent que trois quarts de page, et si le. lecteur veut bien


ce « en
s'y reporter, il lui sera aisé de reconnaître qui est le plus
l'air », de ces hypothèses, ou des boutades de M. Achille-Delmas.
En tout cas il se trompe entièrement sur la suite des idées et
la portée des démonstrations dans le passage qu'il critique.
M. Halbwachs n'a de « par des suppositions H
pas essayé prouver
que le taux de suicide a une limite. 11 a constaté seulement que
ce taux, dans plusieurs pays, avait passé à un moment par un

maximum au-dessous duquel il était resté depuis. Où trouve-t-on


trace d'un « plaidoyer en tout cela?
MAX BONNAFOUS. LE SUtCtDE THESE PSYCHIATRIQUE 461

à de la répartition des suicides M. Achille-


Toujours propos
Delmas 08) croit trouver une contradiction entre les deux pro-
(p.
suivantes de M. Halbwachs
positions
1° Le taux des suicides augmente en France dans les grandes

vallées des fleuves, le long des côtes, etc.;


2' des suicides en France se ralentit de 1872-76
L'augmentation
à 1911-13. dans les régions en voie de peuplement.
Sans doute les en voie de se trouvent sou-
régions peuplement
vent <' dans les vallées des fleuves, etc. ». Mais le
grandes
ne s'aperçoit qui se
D' Achille-Delmas pas qu'une augmentation
ralentit est une C'est le taux d'augmen-
toujours augmentation.
tation mais la proportion des suicides n'en augmente
qui diminue,
moins. Où donc est la contradiction? D'autre part, il a (tout
pas
la fin de la dernière (au 2°), qui lui
simplement) supprimé phrase
donne tout son sens c dans les régions en voie de peuplement
«u C'est pourquoi il
/aprojoor/!Of:~ssu<c!'<Yese<a!</e/)/us~/e~e~H.
ceux de ces où l'écart entre
n'a pas compris que, dans départements,
leur taux de suicide et la moyenne la France), de 1872-76
(pour
à non seulement a diminué, mais est resté stationnaire,
1911-13,
avait été très forte jusque là, s'est, en effet,
l'augmentation, qui
ralentie. Ce qu'il fallait démontrer. 11 n'y a pas, sur 12 départements,

comme il le croit. <' 7 départements pour, 5 contre, et 3 neutres »,

fait d'ailleurs 13), mais 9 départements pour et 3 contre.


(ce qui

Le Dr Achille-Delmas, au courant des précautions qu'on


peu
doit en on veut qu'une moyenne cor-
prendre statistique, quand
à un de faits homogènes, se figure que, quand
responde groupe
on écarte ceux ne sont aux autres, c'est de
qui pas comparables
et u truque ainsi l'expérience. Mais du moment
parti pris. qu'on
l'auteur exactement éliminations il a faites, et
que indique quelles

t. Autre d'une omission de ce genre. M. AchtHe-Detmas cite M. Halb-


exemple
de l'Italie et de l'Espagne
wachs « l'Angleterre et l'Ecosse se rapprocheraient
(P. t3.) Il supprime la suite de la phrase « parce que, comme nous l'avons
(sic)
vu, on s'y pend fort peu, et aussi parce qu'on s'y empoisonne beaucoup (Halb,.
-op. cit., p. C2.)
~62
=.a. REVUE
nn.vun
PHILOSOPHIQUE
rn.lJ.Vi:)uYrll\lu~

pour quelles raisons, il est clair qu'il ne dissimule rien, et solli-


cite, au contraire, le contrôle du lecteur.
M. Achille-Delmas reproche à M. Halbwachs d'en user avec
désinvolture parce qu'il écrit « pour dont les données
l'Espagne,
[pour les périodes anciennes] sont assez peu sûres, nous ayons dû,
pour les années 1892-1903, substituer à des nombres manifeste-
ment trop faibles (de 15 à 20, au lieu de 60 de
environ, moyenne
le taux de suicide de 1906-1910 ». (Note,
1906-1925) p. 109.) « Nous
dénonçons une fois de plus une telle méthode, et nous en faisons
juge le lecteur », s'écrie M. Achille-Delmas Mais il ne
(p. 60).
s'aperçoit pas que si M. Halbwachs a procédé ainsi, ce n'est point
par désinvolture, mais par scrupule. S'il avait maintenu les
nombres exceptionnellement bas et suspects de avant
l'Espagne
1903, ils se seraient trop écartés de ceux trouvait dans les
qu'on
autres pays. Le coefficient de aurait été alors
dispersion trop
élevé pour cette période ancienne, ce qui eût été favorable à
trop
la thèse que soutenait M. Halbwachs, savoir ce coefficient a
que
diminué depuis.
Enfin, au sujet de l'influence qu'exercent les crises et fluctuations

économiques sur les mouvements du suicide, nous mettrons en

regard les deux passages suivants

Ce que Af. ~M&tMe/M a dit Ce que le D'' ~c/HHe-D~mas

Durkheim a soutenu que les <at~aMd:M:


crises de prospérité aussi bien Durkheim avait cru découvrir
que les crises de misère entraî- dans les les
statistiques que
nent une augmentation des suici- suicides dans les
augmentaient
des (p. 364). périodes de marasme économique~
En réalité, en Allemagne, à mais non dans les de
périodes
toutes les périodes de baisse de prospérité. M.-Halbwachs, lui,
prix (ou de marasme) correspond y découvre que les suicides
un taux moyen de suicides plus aussi bien dans les
augmentent
élevé, à toutes les périodes de secondes que dans les premières
hausse (ou de prospérité) un taux (p. 66).
moins élevé. Malgré quelques
exceptions on peut dire que cette
loi se vérifie aussi en France
~p.O/U-.}~.
(p. 370-374).

On peut voir, par ces quelques exemples, ce qu'il faut penser


de cette « critique de la thèse »,
sociologique entreprise par
MAX BONNAFOUS. LE SUICIDE THESE PSYCHIATRIQUE 469

1 1 1 -1 r
M. Achille-Delmas dans la première partie de son ouvrage. La

méthode statistique, employée par les sociologues dans l'étude de

ces n'en sort point diminuée. Les plaisanteries tradi-


problèmes,
tionnelles à l'égard de la statistique ne sont plus beaucoup de

saison! La statistique est aujourd'hui une science. Elle a ses

méthodes, ses techniques. M. Achille-Delmas les ignore; et, après

tout, il n'est point de son état de les connaître. Mais il serait plus
de sa de ne point s'aventurer dans une région où le pied
sage part
lui manque à chaque instant.

A la « thèse sociologique » ainsi « exécutée », le D~ Achille-

Delmas la thèse psychiatrique et psychologique dans toute


oppose
sa rigueur.
Parmi les contemporains deux tendances très nettes
psychiatres
se manifestent au sujet du suicide. Les uns, les extrémistes,
comme Maurice de Fleury et le D'' Achille-Delmas, soutiennent

la cause du suicide doit toujours être recherchée dans des


que
facteurs les autres, les modérés, comme
psychopathiques
MM. Dumas et Charles Blondel, apportent à la thèse
Georges
extrémiste de très sérieuses atténuations.
psychiatrique
Maurice de Fleury écrivait, par exemple, dans l'.4ngoisse
AM~a/ne La seule condition nécessaire du suicide, c'est l'état

c'est-à-dire l'exaltation suprême de l'humaine émoti-


d'angoisse,
vité (P. Ou nettement encore « La question du sui-
121.) plus
cide évolue en pleine pathologie mentale H. (Id., p. 123.)
Le Dr Achille-Delmas est aussi catégorique que son maître.

1I déclare à son tour « ici l'homme est tout et fait tout le

déterminisme du suicide est un déterminisme essentiellement indi-

viduel ». (P. 98.) Ou encore: « le déterminisme du suicide dépend


de réactions qui sont spécifiques de tempéraments bio-
psychiques
anormaux tempéraments hyperémotifs et surtout
logiquement
cyclothymiques ». (P. 233.)
11 y a, pour notre auteur, deux grandes catégories de maladies

mentales 1° celles correspondent à des lésions plus ou moins


qui
destructives du cerveau. Ces lésions peuvent être soit congéni-
soit et survenir à la suite de tumeur, d'infection,
tales, acquises
~64 REVUE
PHILOSOPHIQUE

d'intoxication, de traumatisme. Les maladies mentales qu'elles


provoquent, comme l'idiotie à ses différents la
degrés, plupart
des épilepsies, la confusion mentale, la démence la
précoce,
paralysie générale, la démence sénile, sont caractérisées par des
troubles intellectuels 2° des psychoses constitutionnelles, comme
la cyclothymie, la la la
l'hyperémotivité, paranoïa, perversité,
mythomanie, caractérisées par des troubles de la vie affective-
active, et dans lesquelles les désordres intellectuels, s'ils apparais-
sent, ne sont que des phénomènes secondaires~.
Le suicide est le fait dé malades appartenant à la deuxième

catégorie les cyclothymiques et les hyperémotifs. C'est la cyclo-


thymie, sous ses dIHérentes formes, qui est « la grande pour-
voyeuse de suicides ». On pourrait, d'après M. Achille-Delmas,
« approximativement évaluer sa à 90p. des cas ». (P.
part 100 233.)
« A l'anxiété de l'hyperémotivité constitutionnelle sont imputables
les suicides qui ne relèvent pas de la soit environ
cyclothymie,
10 p. 100. » (Id.)~ Quant aux suicides surviendraient à l'occa-
qui
sion de chocs émotionnels chez des (ni
non-prédisposés cyclothy-
miques, ni hyperémotifs) « ils ne sinon
paraissent pas possibles,
du moins probables ». (P. 174.) En fait, M. Achille-Delmas ne leur
fait aucune part dans sa statistique.
Cette interprétation rigoureusement psychiatrique permettrait
d'ailleurs fortpour le D'' Achille-Delmas,
bien, de rendre compte
des constances que les sociologues ont remarquées. Si les céliba-
taires se suicident que les gens c'est
plus mariés, que les déprimés
constitutionnels (cyclothymiques qui sont habituellement en état t
de dépression) n'ont pas la vocation du mariage. Si les protestants
se suicident plus que les catholiques, c'est que « quand le grand
schisme se propagea au début du xvf siècle, il est bien probable
que parmi les adhérents de la nouvelle doctrine, la des
proportion
cyclothymiques dut être sensiblement plus forte que parmi ceux

t. Nous n'avons aucune compétence pour apprécier la valeur de cette classili-


cation et nous ne nous y aventurerons point.
2. L'auteur, qui a la phobie des statistiques, ne nous dit point comment il a
établi celle-là. Le D' Logre, qui fait grand cas du travail de son confrère Achttte-
Delmas, écrit à ce propos «. une autre grande cause de suicide. c'est la cons-
titution émotive, ou maladie de Dupré (environ un quart des suicides) », (~ propos
du suicide, Feuilleton du Temps, t3 janvier 1932, 5' col.) Est-ce le dixième, est-ce
le quart? Nous laissons aux docteurs Achille-Delmas et Logre le soin de s'accor-
der sur ce point.
MAX BONNAFOUS. LE SUICIDE THESE PSYCHIATRIQUE 465

qui restèrent Hdèle au culte traditionnel ». (Pp. 43-46.) (Il s'agit ici
sans doute, des cyclothymiques habituellement excités, des excités

constitutionnels.) Or, comme la cyclothymie est héréditaire, il

n'est pas surprenant qu'aujourd'hui encore les protestants four-

nissent plus de candidats au suicide que les catholiques. Enfin, si

les citadins se suicident que les paysans, c'est que les cyclo-
plus
thymiques (ici encore, évidemment. les excités constitutionnels)
sont attirés par les villes.
M. Achille-Delmas joue ici, de bien plaisante façon, de la double

face de la cyclothymie. On pourrait soutenir, avec autant (ou


aussi peu) de raison, des thèses absolument contraires. Les excités

constitutionnels, nous apprend M. Achille-Delmas, n'hésitent pas


devant les d'état, '< les migrations ». Le mariage est
changements
une de ces migrations. Les excités constitutionnels s'y précipitent;
ils prennent femme volontiers (et souvent avec excès!). Or,
n'oublions le D" Achille-Delmas nous le rappelle, que « les
pas.
excités constitutionnels ont un fond dépressif », de même d'ail-
leurs que « les déprimés sont brusquement et facilement irri-
tables n. (P. 41.) On pourrait donc conclure que les gens mariés,
contenant une forte proportion de cyclothymiques que les
plus
célibataires, fourniront au suicide un contingent plus important!
M. Achille-Delmas pourrait nous répondre, sans doute, que ce

qui détermine le taux du suicide dans telle ou telle catégorie, c'est


la proportion des déprimés constitutionnels et non pas celle des

excités constitutionnels. Mais alors, au xvi'' siècle, les déprimés


constitutionnels sont restés dans la religion traditionnelle; le

suicide devrait donc être plus fréquent chez les catholiques que
chez les protestants De même, si les excités constitutionnels

émigrent vers les villes, les déprimés restent dans leur village le

suicide devrait donc être plus fréquent chez les ruraux que
chez les citadins
Devant les o qu'il attribuait aux '<
sophismes philosophes
et tout particulièrement au D'Charles Blondel, M. Achille-Delmas

(p. 228) se désolait et s'écriait avec le poète Paul Valéry

Zénon! cruel Zénon! Zenon d'Étëe!

Cette exclamation ne serait-elle pas bien à sa place à la fin du

chapitre IV de l'ouvrage de M. Achille-Delmas?

~MECxv.M3(~'5~6~ 30
466 REVUE PHILOSOPHIQUE

Le Dr se ranger, comme Maurice de Fleury et


Logre parait
le D~ Achille-Delmas, dans le camp des extrémistes, peut-être avec

atténuations. Il écrit le D" Achille-Delmas « a surdé-


quelques que
montré (!). que, selon l'opinion depuis longtemps admise par
les médecins le suicide est presque toujours la con-
expérimentés,
d'une maladie mentale ». (Art. cit. 3° col.) Il limite ici la
séquence
de la « surdémonstration » du Dr Achille-Detmas. Si
portée
90 p. 100 des suicides sont le fait de cyclothymiques 10 p. 100 le
et

fait le suicide est toujours la conséquence d'une


d'hyperémotifs,
maladie mentale ou d'une psychopathie.

M. Dumas est beaucoup moins catégorique. Il admet


Georges
sans difficulté qu'un certain nombre d'individus normaux puissent
être amenés à se donner la mort sous la pression de causes sociales.
f De ce que les causes biologiques jouent un grand rôle dans la

détermination des suicides, écrit le D~ Georges Dumas, on ne

saurait conclure, à notre avis, que les causes sociales ne jouent


aucun rôle, ni même qu'elles n'en jouent pas un aussi considérable

que les causes biologiques. II est très vraisemblable, au contraire,

que, pour les suicidés exempts de tares psychopathiques, l'expli-


cation sociale de Durkheim garde toute sa valeur; que, chez beau-

de psychopathes qui vont jusqu'au suicide, il faut faire une


coup
part à l'explication sociale en même temps qu'à l'explication
et que, dans certains cas dont le décompte est assez
biologique,
difficile à faire, le suicidé ne relève que d'un état paroxystique
d'angoisse si intense, si obnubilant pour la conscience, que
les freins sociaux ne fonctionnent plus', x Ainsi, pour M. Georges

Dumas, l'explication psychiatrique ne rendrait un compte complet


du phénomène que dans les états paroxystiques d'angoisse. Dans
tous les autres cas il faudrait faire une part à l'explication

sociologique, part étroite pour certains suicides de psychopathes,


plus large pour d'autres, part très large (sinon totale) pour les
suicides d'individus normaux.
Le Dr Charles Blondel, à la fin d'une récente conférence, formu-

1. Journal de Psychologie, 15 déc. i926. (Compte rendu de l'Angois,se humaine, de


Maurice de Fleury.) M. Halbwachs a ci).é ce passage. (Op. cit., p. 405.)
MAX BONNAFOUS. LE SUICIDE THÈSE PSYCHIATRIQUE 467 i

lait des conclusions analogues. 11 distingue trois catégories de

suicides les suicides des aliénés, les suicides des psychopathes,


les suicides des individus normaux. Dans le premier cas l'explica-

tion des causes du suicide ne relève que de la psychiatrie ou de la

indirectement de la sociologie). Les sui-


psycho-pathologie (très
cides des psychopathes sont beaucoup plus complexes. Ils dépen-
dent à la fois d'une individualité morbide et de la présence de cer-

taines circonstances. La valeur relative de chacun de ces éléments

est extrêmement variable. La circonstance peut être presque rien

ou tout. Ici le le sociologue doivent colla-


presque psychiatre.et
borer. Selon l'importance respective des circonstances ou des

facteurs c'est l'explication sociologique ou l'ex-


psychopathiques
qui primera. Pour les suicides d'individus
plication psychiatrique
normaux, M. Ch. Blondel paraît disposé à faire la plus large part,
à l'explication sociologique
Les n'admettent pas, on s'en doute, la thèse des
sociologues
extrémistes. La seule considération dès constances
psychiatres
les statistiques du suicide dans un pays donné, à
que présentent
une donnée, sufcirait à la rendre suspecte. Quant à la
époque
thèse des psychiatres modérés, si elle aurait eu, semble-t-il, l'ap-
elle en franchement com-
probation de Durkheim. est, revanche,
battue par M. Halbwachs.
Durkheim s'efforçait d'établir qu' « il y a des suicides, et en

nombre. ne sont », que « les suicides


t~rand qui pas vésaniques~
d'aliénés ne sont pas tout le genre, mais n'en représentent qu'une
variété ». (Id. p. 33). Il admettait par là qu'il y a des suicides qui
sont te fait d'aliénés caractérisés et n'intéressent point le socio-
qui
logue. Tout le débat entre sociologues et psychiatres consisterait
alors uniquement à déterminer quelle est, parmi les individus qui
~e suicident, la proportion des normaux d'une part et la proportion

des aliénés et des psychopathes d'autre part.


M. Haibwachs n'est de cette opinion. Il estime que les psy-
pas
chiatres modérés nous accordent à la fois trop et pas assez. Us

nous accordent trop en nous abandonnant entièrement l'explica-


tion des suicides des individus normaux; ils ne nous accordent pas

1. C'est ce qui semble ressortir du tout récent ouvrage du D'Ch. Blondel Le


suicide, Strasbourg. Libr. Universit. d'Alsace, 1933. (Au moment où nous avons
écrit cet articte le livre du D' Blondel n'avait pas encore paru.)
2. Durkheim Le suicide, nouvelle édition, Alcan, 1930, p. 32.
468 REVUE PHILOSOPHIQUE

assez en ne faisant aucune part à l'explication sociologique pour


les suicides des aliénés ou des psychopathes. Pour M. Halbwachs
les suicides, tous les suicides, intéressent à la fois le psychiatre et
le sociologue. Il admettrait sans peine « que chez tout individu

qui se tue on trouverait, au moment où il se suicide, et peut-être


dans les quelques heures, ou même les quelques jours qui pré-
cèdent, un trouble plus ou moins profond, mais toujours effectif,
des fonctions nerveuses et cérébrales, d'où doit résulter un état

psychique voisin de ceux que l'on constate dans la névrose d'an-

goisse, la dépression, etc. » (P. -408.) Mais, « inversement, il n'est

guère de suicide, même psychopatique, qui ne relève de la

sociologie ». (P. 413.) Tous les motifs présumés du suicide normal,


en effet, (souffrances physiques, chagrins intimes, sentiments d'in-

dignité, perte d'argent, deuil, etc.), « sont des faits ou des cir-
constances, des sentiments ou des pensées, qui isolent l'homme
de la société ». (P. 4,19.) Or « les eux aussi, se tue-
psychopathes,
raient parce qu'ils sont en marge de la société, et qu'ils ne peuvent
plus trouver ailleurs qu'en eux-mêmes un point d'appui ». (P. 421.)
Ainsi « maladie mentale, perte d'argent, deuil, d'amour ')
peine
ne seraient que des motifs du suicide. Sous ces motifs divers on
retrouverait une cause unique le sentiment du « vide social »

qu'une pensée « formée par la société » est incapable de « regarder


en face ». (P. 428.)
Nous n'avons pas le dessein d'apprécier ici la valeur de cette

argumentation. Nous voudrions seulement indiquer que des


recherches entreprises dans une toute autre voie nous ont amené
à des conclusions très voisines de celles de M. Halbwachs.

in

Nous avons entrepris, depuis plusieurs années, l'étude du suicide


à Stamboul, en Turquie, étendant le plus possible notre enquête à
d'autres sociétés musulmanes'. Nous avons, évidemment, nous

aussi, rencontré sur notre route le


problème des rapports du sui
cide et de l'aliénation mentale ou des états psychopathiques. Peut-
être sommes-nous dès maintenant en mesure d'apporter ici quelques
vues nouvelles.

i. Nous espérons pouvoir achever cette étude prochainement.


MAX BONNAFOUS. LE SUICIDE THESE PSYCHIATRIQUE 469

Il nous a été tout d'abord impossible de constater une relation

quelconque entre le taux des suicides et la fréquence des maladies

mentales en général Mais ce sont les constatations faites dans les

asiles mêmes, auprès des psychiatres eux-mêmes, qui nous

paraissent surtout devoir retenir notre attention.


Les psychiatres turcs de Stamboul, et plus particulièrement le
D' Maxar Osman bey, médecin-chef de l'hôpital des maladies ner-

veuses et mentales de Bakirkoy, nous ont déclaré (en 1926-1927)

que chez leurs malades les tentatives de suicide étaient tout à fait

exceptionnelles; qu'ils ne décelaient que très rarement chez eux la

présence d'idées de suicide. Or, en examinant les statistiques


annuelles de l'hôpital pour maladies mentales de Bakirkoy, nous

remarquons que les malades atteints de « psychoses maniaques


dépressives (c'est-à-dire les
cyclothymiques) représentent près de
la moitié du total des internés, alors que dans les asiles d'aliénés
de la Seine, par exemple, ils ne représentent qu'un dixième ou
tout au
plus un sixième de l'effectif total 2. Si la cyclothymie (par-
ticulièrement sous sa forme dépressive) était la cause du suicide,
les tentatives ou les idées de suicide auraient dû être beaucoup
plus fréquentes dans cet hôpital de Stamboul où les déprimés
constitutionnels forment près de la moitié de l'effectif des Internés,

que dans un asile de la Seine, où ils ne représentent au plus que


le sixième du total. Les psychiatres turcs que nous avons consultés
nous déclaraient en outre que les idées et les tentatives de suicide

paraissaient devenir plus fréquentes chez les malades appartenant


à des classes instruites et « occidentalisées Le D~Zina-
plus plus
lakis. médecin en chef des hôpitaux grecs de Baluklr (à Stamboul),
nous écrivait de même à ce sujet '< J'ai l'impression personnelle
que, jusqu'à ces dernières années les aliénés turcs avaient moins
d'idées de suicide que les grecs. Les classes aisées et évoluées en
ont plus souvent que les gens du peuple. Je crois que ces der-
nières années les idées de suicide chez les Turcs deviennent rela-
tivement plus fréquentes. La vie active et modernisée de la nou-
velle Turquie en est la cause. »

1. Nous l'établirons dans notre travail.


2. Voir les rapports sur les asiles d'aliénés du département de la Seine (pubh-
t'atton!- annueties).
3. Lettre écrite en 1930,
t. t) s'agit toujours des atiénés.
470 REVUE PHILOSOPHIQUE

Ainsi ces psychiatres rapportaient spontanément l'augmentation


des tentatives de suicide ou la plus grande fréquence des idées de
suicide chez les aliénés turcs à des causes, extra-psychiatriques.
Nous n'avons pas à discuter ici la valeur de leurs interprétations,
cependant concordantes. Il nous suffit de retenir qu'aucun d'eux
n'a eu l'idée de rapporter l'augmentation du suicide chez les
aliénés à une augmentation du nombre des déprimés constitution-
nels, par exemple.
En possession de ces premiers résultats nous avons voulu
étendre notre enquête sur les idées et les tentatives de suicides
chez les aliénés à d'autres sociétés musulmanes. Nous avons eu la
chance d'obtenir du D~ J. de du Mazel, médecin-chef
Labretoigne
de l'asile de Ber-Réchid, au Maroc, et du D'' George Perrussel,
médecin-chef de l'hôpital des maladies mentales de La Manouba

(Tunisie) des communications fort intéressantes.


Le D'J. de Labretoigne du Mazel nous écrit « Parmi les aliénés
musulmans de Ber-Réchid, je n'ai pas observé encore de cas com-

portant des idées de suicide. Après onze années de pratique, je


suis arrivé à penser que la tendance au suicide est au moins très
rare chez les indigènes musulmans marocains. Peut-être l'usage
de l'alcool, qui commence à se répandre, apportera-t-il des éléments

pathologiques nouveaux de ce côté, il en existe des indices. »


déjà
Nous avons obtenu du D'' George Perrussel, notre beau-frère,
une communication particulièrement importante par la précision
des renseignements qu'elle nous apporte. Au moment où cette
communication nous est parvenue (1930), la construction de

l'hôpital des maladies mentales de la Manouba n'étant pas encore

achevée, les aliénés tunisiens étaient internés à l'hôpital de La tékia.


A partir de 1927 on avait ouvert en outre un pavillon pour nerveux
et aliénés à l'hôpital civil.
A Latékia, de 1924 à 1930, on a soigné 932 aliénés tunisiens
musulmans (680 hommes et 72 femmes). « Aucun de ces malades,
nous dit le D'' Perrussel, n'a fait de tentative de suicide. Chez
aucun d'eux je n'ai même remarqué la présence d'idées de suicide. »
Au pavillon des nerveux de l'hopital civil, de 1927 à 1930,
79 aliénés musulmans (72 hommes et 7 femmes) ont été hospita-
lisés. On a enregistré chez les hommes 8 tentatives de suicide
(aucune suivie de mort). Le D'' Perrussel nous tous
signale que
LE SUICIDE THESE PSYCHIATRIQUE 471
MAX BONNAFOUS.

ces malades à des familles instruites et aisées


appartenaient
d'entre eux avaient fait un accès de
dépression mélancolique
Sept
à la suite du refus leur famille à leur mariage avec
opposé par
filles Le huitième était d'une famille très
des jeunes européennes.
attachée à la religion. K Son accès de dépression, dit le D'Perrussel,
dissentiment familial. Ce dissentiment
paraissait déterminé par un
était d'ordre Le malade ne paraissait pas très
peut-être religieux.
crevant." »
les femmes au des nerveux on a
Chez hospitalisées pavillon
une tentative de suicide pendaison. La malade
enregistré par
fille d'un très haut fonctionnaire « C'était, dit le
était beylical.
D' Perrussel. une très anxieuse. Elle était très réti-
mélancolique
été de connaitre le thème de son délire. »
cente et il m'a impossible
En clientèle, sur cinq cents malades musulmans, le D' Perrussel

en a trouvé huit ou neuf avaient des idées de suicide. (Aucun


qui
d'eux n'a d'ailleurs, de les mettre à exécution.) Tous étaient
essayé,
des Ils à un milieu aisé.
jeunes gens. appartenaient
On de temps à autre, dans le bled, des suicides ou
signale, enfin,
des tentatives de suicide de paysans ou de bergers. Le D'' Perrussel

fait les réserves sur les cas de ce genre. J'ai eu


plus grandes
l'occasion, nous dit-il, d'examiner quatre malades ayant essayé,
de se suicider se précipitant
en dans des puits. Tous les
disait-on,
étaient des toxicomanes. Ils présentaient un état de confu-
quatre
sion mentale avec hallucinations très actives et idées de persé-

cution. Les dans ils se seraient précipités ne sont


puits lesquels
une On se demander si on a affaire
pas garantis par margelle. peut
ici à de véritables suicides ou à des accidents survenus
simplement
au cours d'une d'excitation, »
période
Nous avons recueilli à Dakar le
témoignage du médecin-

de coloniale'. Chez les


colonel Cazanove, spécialiste psychiatrie
noirs musulmans ou le suicide parait à peu près
(normaux aliénés)
inconnu.
Nous avons enfin consulter deux rapports, l'un de 1908,
pu
l'autre de 1920, sur les asiles d'aliénés égyptiens. On ne signale
suicide Encore ne précisè-t-on pas s'il s'agit d'un
qu'un (en 1920).

européen ou d'un indigène.

t. Voir son Mémento de psychiatrie coloniale (Bulletin du Comité d'études


historiques et scientifiques de l'A. 0. F., ~927.)
472 REVUE PHILOSOPHIQUE
<

Il ressort de ces faits que sur des centaines et même des milliers
d'aliénés musulmans, hospitalisés au Maroc à Ber-Réchid, en
Tunisie à Latékia, aucun n'a essayé de se donner la mort, aucun

même, nous disent les médecins, ne paraît en avoir formé le projet.


De rapides coups de sonde dans les sociétés musulmanes d'Afrique
occidentale et d'Égypte nous inclinent à penser qu'on ferait ici
et là des constatations analogues.
On pourrait dire, sans doute, que s'il est difficile que des tenta-
tives de suicide passent inaperçues dans un asile, les idées de
suicide peuvent être en revanche dissimulées par les malades. Cela
est en partie certain. Toutefois les psychiatres mettent toujours
un soin particulier à découvrir les idées de suicide. Dans un asile,
le suicide d'un malade est l'accident classique, toujours redouté.
Nous sommes ici, de l'avis du Dr Achille-Delmas quand il déclare

que bien souvent le psychiatre a pu prévoir qu'un malade se suici-


derait (p. 218). Lorsque des psychiatres professionnels nous disent

qu'ils n'ont pas décelé chez un malade qu'ils ont examiné et suivi,
d'idées de suicide, nous savons qu'on peut avoir une grande
confiance dans leurs affirmations.
Or parmi les malades hospitalisés à Ber-Réchid ou
à Latékia,
comme parmi les malades d'un asile de Stamboul, il y a des cyclo-

thymiques (quelquefois même, nous l'avons vu, dans une propor-


tion plus importante que dans les asiles occidentaux), il y a des

hyperémotifs. N'est-il pas très surprenant de constater que parmi


ces centaines de déprimés constitutionnels, de mélancoliques,
d'hyperémotifs aucun n'essaie de se donner la mort, qu'aucun
même ne paraisse y penser? L'hypothèse de l'existence de maladies
mentales suicidogènes n'en est-elle pas fortement ébranlée? Ne
serait-il pas plus raisonnable de reconnaître qu'il n'y a pas vérita-
blement de rapport de cause à effet entre la cyclothymie par
exemple (puisque c'est la psychose qui est ici le plus en question)
et la tendance au suicide?
Un psychiatre à qui nous faisions part de ces réflexions nous

objectait dernier retranchement que les psychoses dépres-


sives dont les Arabes ou les Turcs non évolués sont atteints
n'avaient peut-être pas les mêmes caractères que celles qu'on
observe chez les occidentaux. « Il y a longtemps, nous écrivait-il,
qu'on a signalé que la syphilis ne présente pas chez les Arabes,
MAX BONNAFOUS. LE SUICIDE THÈSE PSYCHIATRIQUE 47$ 3:

et plus spécialement chez les non-civilisés, les mêmes symptômes.


que chez nous. Ainsi une cause identique et certaine, la syphilis,

peut produire des manifestations différentes; et ces manifestations


ne sont pas des épiphénomènes. Pourquoi n'en serait-il pas de
même pour les psychoses dépressives, par exemple? La cyclothymie

pourrait être suicidogène chez les malades occidentaux, et non-

suicidogène, chez les cyclothymiques musulmans non-évolués. La


différence est certaine. Comment en rendre compte?
On pourrait soutenir que si la cyclothymie produit des effets
différents chez les orientaux et chez les occidentaux c'est qu'ils ne
sont pas de même race, que leurs constitutions organiques ne sont

pas identiques, etc. C'était, jusqu'ici, l'explication la plus commu-


nément admise pour la différence symptomatique entre la syphilis

exotique et la syphilis des « civilisés H.


En ce qui concerne la syphilis cette hypothèse ne paraît plus
aujourd'hui absolument admise. Le Dr A. Sézary montrait, il y a

quelques années, que la différence entre la syphilis exotique et la

syphilis européenne semblait tenir au fait que le mal était beau-

coup plus ancien en Europe que dans la plupart des pays exotiques.
la se en Europe « cette maladie se
Lorsque syphilis propagea
manifesta, comme elle le fit plus tard chez les peuples exotiques,
des florides et des lésions osseuses H. Ce n'est que
par éruptions
plus tard que les formes nerveuses (paralysie générale, tabès)

apparurent. Or tous les observateurs notent aujourd'hui que les


formes nerveuses, très rares sinon inconnues jusqu'à ces dernières.

années dans la syphilis exotique, ont tendance à devenir de plus en

plus fréquentes. La maladie est donc la même, ses manifestations

sont donc les mêmes. Les diu'érences viennent du vieillissement de

la maladie, de la lenteur et de la variété de son rythme évolutif

général. Les spécialistes diront si cette belle hypothèse, si satisfai-

sante semble-t-il, est confirmée ou infirmée par les faits. Elle doit

en tout cas nous mettre en garde contre l'hypothèse paresseuse


des différences organico-ethniques. On peut bien affirmer que les

différences remarquées entre les psychoses dépressives des orien-

taux non-évolués et des occidentaux tiennent à des différences

organiques ou physiologiques. Mais quelle valeur peut-on accorder

~ARM
t. A. Sézarv. La sy~Mi's neroeus)'. Paris, Masson. 1926. p. 64. ~5~
474 REVUE PHILOSOPHIQUE

ào "n
une .nn;llo
pareille
.W'flnmot;n"
affirmation :plnnC
alors n.
qu'on ne mPITF
peut
r,~e
pas
nnn
nous donner la

plus petite précision sur ces différences? N'est-ce pas acquérir à

peu de frais sa tranquillité d'esprit?


D'autres voies nous paraissent mener beaucoup mieux à l'expli-

cation des faits.


En comparant, dans des sociétés musulmanes en voie d'évolu-

tion, comme la Turquie, la fréquence du suicide chez les individus


normaux et la fréquence du suicide, ou des tentatives ou des idées

de suicide, chez les aliénés, nous avons été frappé du parallélisme


des deux séries. Tous les psychiatres consultés déclarent sponta-
nément que parmi les déprimés c'est précisément chez des sujets
évolués, occidentalisés, que les idées de suicide se révèlent d'abord.
Réservons la question de savoir dans quelle mesure les faits

sociaux peuvent influer sur le nombre et la nature des.maladies


mentales admettons même, au moins pour le moment, que les

événements sociaux « jouent un rôle dans les troubles mentaux,


un rôle incontestable, mais un rôle épisodique~ qu'ils ne sont

que l'occasion et non pas la cause des délires. Mais même si les

faits sociaux ne sont pas la cause de la mélancolie, il nous paraît


du moins incontestable qu'ils sont la cause de
/'a/?pa7'h'o~, dans
du mélancolique, de l'idée de suicide. Les psychoses
l'esprit
ne les idées de suicide et la tendance à
dépressives produisent pas
les mettre à exécution comme le bacille de Koch produit des lésions

Chez le déprimé, chez l'anxieux, les idées de suicide


pulmonaires.
seront où absentes, fréquentes ou rares, suivant le
présentes
milieu social dans lequel ils ont vécu, le
degré d'évolution de la

société où ils sont le monde d'idées et de sentiments dans


plongés,
lequel ils ont grandi.
Il est indéniable dans les occidentaux, un certain
que, pays
nombre de en période dedépression et d'hyper-
cyclothymiques
émotifs se suicident, essaient de se suicider, ou ont l'idée de le

faire. Mais la dépression ouThyperémotisme ne sont pas ici la cause.

La cause, chez l'aliéné comme chez l'individu considéré comme

normal, est dans un du moins implicite, sur la valeur


jugement,
de la vie la vie n'est avec cette souffrance, avec
pas compatible
cette honte, avec cette misère, avec cette angoisse. Peut-on sou-

tenir le de valeurs auquel l'homme se réfère ainsi


que système
1. Ch. Blondel, Psyc/topat/toio~te et sociologie (La conscience morbide, 2' éd., p. 386-87).
MAX BONNAFOUS. LE SUICIDE THESE PSYCHIATRIQUE 47S

inévitablement quand il prend la décision de se tuer soit le pro-


duit d'une élaboration rigoureusement individuelle? La fréquence
des idées de suicide chez les déprimés occidentaux, leur rareté
chez les déprimés musulmans non évolués montreraient bien le

contraire. Quelque profonde que soit leur dépression, quels que


soient les maux dont ils s'Imaginent être atteints, le suicide n'appa-
raît pas aux cyclothymiques marocains ou tunisiens comme une
solution. P~ous avons visité, à Stamboul, un pavillon où étalent

enfermés une trentaine de lépreux. Tous étaient des hommes du

peuple, venus quelquefois des provinces les plus reculées de la Tur-

quie d'Asie. Nous avons parlé avec quelques-uns d'entre eux. Ils
savaient de quel mal ils étaient atteints. Aucun ne paraissait pour-
tant eftieuré par l'idée du suicide. (Le médecin qui les soignait nous
l'a d'ailleurs confirmé.) Ils n'avaient pas attaché toute la valeur de
la vie à la santé ou à la liberté. Ils suivaient la route que le sort
avait tracée pour eux, sans songer à abréger le voyage. Des occi-

-dentaux auraient-ils fait preuve d'une pareille résignation?


Ainsi il nous semble que psychiatres et sociologues pourraient
s'entendre. Dans une société donnée, à un moment donné, suivant

l'état des institutions, de l'économie, des mœurs, etc., il y a des

causes générales qui poussent, plus ou moins puissamment, les


individus au suicide et qui expliquent le taux social des suicides,
de tous les suicides, même des suicides des aliénés 2. C'est là le
domaine du sociologue. Mais ces causes générales pèsent sur des
individualités différentes et inégalement résistantes. La poutre
d'acier se rompt à l'endroit de la paille. Seul le psychiatre pourra

expliquer ces ruptures et toutes ces ruptures.


M. Acliille-Delmas a cru devoir dénoncer, avec beaucoup de

'véhémence, l'ambition sociologique. Ces discussions paraissent


un peu périmées. Le temps qu'on emploie à essayer d'élever un
mur infranchissable entre son jardin et le jardin du voisin est

temps perdu pour la culture de la terre. Et la récolte en pâtit.

MAX BONNAFOUS.

t. Il ne s'agit pas, évidemment, d'une déiibération raisonnée.


2. A l'exception des quelques cas de suicide par raptus anxieux.
Analyses et Comptes rendus

IfENRi SÉROUYA. Le problème philosophique de la guerre e< de la paix.


1 vol. in-8" de 204 Marcel 1932.
pages. Rivière,

Deux points de vue principaux ordonnent l'ouvrage. L'un métaphy-


sique la guerre est-elle essentielle au fait même de l'existence? l'autre
psychologique les désirs, les tendances, les besoins qui engendrent
les actions des hommes sont-ils tels qu'ils déterminent nécessaire-
ment la guerre, ou renferment-ils des éléments de conciliation suscep-
tibles d'établir la paix dans le monde? Et, avec une extrême rigueur
logique, l'auteur constate: « S'il y a une force nous toutes
qui dépasse,
nos organisations créées pour l'amour de la paix se réduisent, bien
entendu, à une chimère, au néant! » Considération moniste à la façon
de Spinoza, cette reconnaissance du primat de la métaphysique étreint
le problème comme en un étau et le présente sous son le
aspect plus
tragique. D'autant plus tragique que la première partie de l'ouvrage
où, dans l'un des chapitres les plus significatifs, la notion de l'être
est contractée en celle du mouvement, conclut, l'atténuation
malgré
des termes, à voir dans la guerre avec Héraclite, un fait immanent
au caractère de l'existence.
Avec l'examen des mobiles psychologiques propres à engendrer la
guerre ou à lui
opposer un frein, avec l'analyse des théories philoso-
phiques qui ont tenté d'y remédier, celles de Condorcet, de Saint-Simon
de Kant et de son projet de paix perpétuelle, l'ouvrage de M. Sérouya
forme un consciencieux exposé de l'état actuel du problème de la
guerre et de la paix.
S'il n'apporte pas à la complexité de ce
problème de solutions nou-
velles mais quel autre l'a fait? il a du moins ce rare mérite que
son auteur, dont la sensibilité est et se déclare orientée vers l'idéal
paciSstc, ne se laisse pas circonvenir par les suggestions de ce désir
de bonheur et traite le problème avec stricte une Cette sin-
objectivité.
cérité intellectuelle qui l'a contraint d'attribuer la décision aux valeurs
métaphysiques, par une intervention de la loi d'ironie, veut
qui
perdre sa vie la gagnera ne pourrait-elle tourner au du vœu
profit
de sa sensibilité, les rigueurs de la logique?
Il semble en effet que l'élément polémique, décelé par Héraclite
an cœur de l'être, n'ait d'autre fonction que de maintenir entre les
choses la différence qui les conditionne. Ce caractère normal de
la fonction, les hommes l'ont exagéré, dans la guerre qu'ils se font
OUVRAGES DÉPOSÉS AU BUREAU DE LA REVUE 4-77

entre à un La selon son sens méta-


eux, degré pathologique. guerre,
les choses de s'abolir dans la confusion. Elle est
physique, empêche
le moyen de leur distinction. Elle est devenue, selon son sens humain.

le de leur destruction. Les tendances en faveur de la paix ne


moyen
seraient donc contraires à la nature des choses. Elles seraient
pas
de l'activité en vue de maintenir, dans le
l'expression métaphysique
milieu humain, des conditions d'existence menacées par les excès de

la nature humaine. Parmi ces menaces s'inscrirait, à titre de facteur


la en relation avec des faits économiques
psychologique, cupidité
dont l'auteur a dans le chapitre consacré à
signalé l'importance
l'étude des causes actuelles du malaise social.
T..r..e .,o !_vr·r·r·TVn

OUVRAGES DÉPOSÉS AU BUREAU DE LA REVUE

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REVUE DES PÉRIODIQUES

L'Année Psychologique, 1930. 15H

Le gérant: RENÉt.tSBONNE.

BRODARD ET TAUPIN, Coutommiers-Paris.

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