Beruflich Dokumente
Kultur Dokumente
)
D’UN LANGAGE L’AUTRE : L’INTERSECTIONNALITÉ COMME
TRADUCTION
Éric Fassin
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Paris 7 - - 81.194.22.198 - 15/03/2016 19h24. © Presses de Sciences Po (P.F.N.S.P.)
2015/2 N° 58 | pages 9 à 24
ISSN 1291-1941
ISBN 9782724634075
Article disponible en ligne à l'adresse :
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
http://www.cairn.info/revue-raisons-politiques-2015-2-page-9.htm
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des
conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre
établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière
que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en
France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Paris 7 - - 81.194.22.198 - 15/03/2016 19h24. © Presses de Sciences Po (P.F.N.S.P.)
l’intersectionnalité
comme traduction
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Paris 7 - - 81.194.22.198 - 15/03/2016 19h24. © Presses de Sciences Po (P.F.N.S.P.)
Éric Fassin
I. L’intersectionnalité en français
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Paris 7 - - 81.194.22.198 - 15/03/2016 19h24. © Presses de Sciences Po (P.F.N.S.P.)
hommes sont noirs », ce titre célèbre de 1982 dessine en creux l’intersection
de la race et du genre que rendent invisible les politiques noires autant que
féministes, tout en appelant à la mettre en lumière : « mais certaines d’entre
nous sont braves 5 »... Autant dire qu’Elsa Dorlin ne récuse pas l’intersection-
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Paris 7 - - 81.194.22.198 - 15/03/2016 19h24. © Presses de Sciences Po (P.F.N.S.P.)
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Paris 7 - - 81.194.22.198 - 15/03/2016 19h24. © Presses de Sciences Po (P.F.N.S.P.)
Il est vrai qu’en langue anglaise, dès les années 1990, l’« intersectionnalité »
s’est imposée (à la fois le mot et la chose) comme une priorité pour les études
féministes : on le voit clairement dans un numéro de la revue féministe Signs
qui inaugure le nouveau millénaire, comme le souligne Sirma Bilge, sociologue
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Paris 7 - - 81.194.22.198 - 15/03/2016 19h24. © Presses de Sciences Po (P.F.N.S.P.)
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Paris 7 - - 81.194.22.198 - 15/03/2016 19h24. © Presses de Sciences Po (P.F.N.S.P.)
un chapitre entier consacré aux « intersections 13 ». La confrontation entre les
deux traditions féministes en révèle aussi les différences, qui ne sont pas seu-
lement méthodologiques ou théoriques, mais aussi politiques : les deux termes
privilégiés ne sont pas les mêmes. Là où Kimberlé Crenshaw croisait genre et
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Paris 7 - - 81.194.22.198 - 15/03/2016 19h24. © Presses de Sciences Po (P.F.N.S.P.)
race pour en mettre au jour l’« intersection », pour sa part, Danièle Kergoat
était partie de l’articulation entre genre et classe afin d’en penser la « cosubs-
tantialité 14 ». C’est que le féminisme états-unien a dû se définir en regard du
mouvement noir, tandis que le féminisme français devait le faire par rapport
au marxisme. Sans doute la première parle-t-elle aussi de classe, de même que
la seconde fera place à la dimension raciale. Il n’empêche : les points de départ
ne sont pas les mêmes. L’enjeu de la traduction est donc bien d’introduire la
race dans les travaux féministes français qui se constituent autour du genre,
sans pour autant oublier la classe, comme en témoigne un autre recueil dont
le titre renvoie au triptyque central dans le débat sur l’intersectionnalité : « sexe,
race, classe 15 ». Certes, les différences transatlantiques tiennent en partie à des
perspectives disciplinaires différentes, avec d’un côté le droit, et de l’autre la
sociologie. Les analyses d’Alexandre Jaunait et Sébastien Chauvin soumettent
ainsi « les théories de l’intersectionnalité à l’épreuve des sciences sociales 16 ».
Toutefois, elles tiennent aussi à des contextes sociaux et politiques bien
distincts : c’est en ce sens aussi que le savoir est « situé », comme nous l’apprend
l’épistémologie féministe depuis Donna Haraway – et singulièrement, la socio-
logue israélienne Nira Yuval-Davis le souligne, en matière d’intersectionna-
lité 17. Aux États-Unis, ce ne sont pas seulement les femmes noires qui sont à
l’intersection des catégories de sexe et de race ; c’est le « féminisme noir » qui
fait entendre sa voix au croisement des mouvements noirs et féministes. En
France, la situation est bien différente : si le féminisme des nouvelles généra-
tions s’inscrit dans une filiation qui remonte aux années 1970, c’est seulement
en 2005 que les Indigènes de la République publient leur manifeste, juste avant
13 - Laure Bereni, Sébastien Chauvin, Alexandre Jaunait, Anne Revillard, Introduction aux
gender studies, Bruxelles, De Boeck, 2008 [réédition augmentée 2012].
14 - Voir aussi Roland Pfefferkorn, Inégalités et rapports sociaux : rapports de classe, rapports
de sexe, Paris, La Dispute, 2007.
15 - Elsa Dorlin (dir.), Sexe, race, classe. Une épistémologie de la domination, Paris, Actuel
Marx/PUF, 2009 ; y participent deux des auteurs de ce numéro : Mara Viveros Vigoya et
moi-même.
16 - Alexandre Jaunait et Sébastien Chauvin, « Représenter l’intersection. Les théories de
l’intersectionnalité à l’épreuve des sciences sociales », Revue française de science politique,
vol. 62, no 1, 2012, p. 5-20. Voir aussi leur contribution à Catherine Achin et Laure Bereni (dir.),
Dictionnaire Genre & science politique, Paris, Presses de Sciences Po, 2013, article « Intersec-
tionnalité », p. 286-297, ainsi qu’à ce numéro : « L’intersectionnalité contre l’intersection », Rai-
sons politiques, vol. 58, no 2, 2015, p. 55-74.
17 - Sur cette notion, voir Nira Yuval-Davis, The Politics of Belonging: Intersectional Contesta-
tions, Londres, Sage, 2011, et son article dans ce numéro : « Situated intersectionality and social
inequality », vol. 58, no 2, 2015, p. 91-100.
D’un langage l’autre : l’intersectionnalité comme traduction - 13
la loi de février sur les apports positifs de la colonisation, puis qu’est fondé en
novembre le CRAN (Conseil représentatif des associations noires), au moment
même des émeutes urbaines qui secouent la France 18. La « question raciale »
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Paris 7 - - 81.194.22.198 - 15/03/2016 19h24. © Presses de Sciences Po (P.F.N.S.P.)
précède donc ces mouvements qu’elle rend possibles : c’est toujours en 2005
qu’ont lieu deux colloques qui la posent explicitement (à l’École normale supé-
rieure et à l’École des hautes études en sciences sociales) ; ils donneront lieu,
l’année suivante, à la publication d’un ouvrage collectif 19.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Paris 7 - - 81.194.22.198 - 15/03/2016 19h24. © Presses de Sciences Po (P.F.N.S.P.)
En outre, « on n’implique pas seulement que les femmes du groupe racisé, les
femmes “des quartiers et banlieues”, ne sont opprimées que par le sexisme ;
on implique aussi qu’elle ne sont opprimées que par un sexisme : celui de
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Paris 7 - - 81.194.22.198 - 15/03/2016 19h24. © Presses de Sciences Po (P.F.N.S.P.)
“leurs” hommes. »
Or, Christine Delphy le rappelle : « Le patriarcat n’est pas le seul système
qui opprime les femmes des “quartiers et banlieues”. Elles sont aussi opprimées
par le racisme. Les oppressions ne s’ajoutent pas les unes aux autres de façon
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Paris 7 - - 81.194.22.198 - 15/03/2016 19h24. © Presses de Sciences Po (P.F.N.S.P.)
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Paris 7 - - 81.194.22.198 - 15/03/2016 19h24. © Presses de Sciences Po (P.F.N.S.P.)
chez les jeunes filles racisées. Une option consiste pour celles-ci à revendiquer
la virginité. Ce n’est pas tant subir l’interdit imposé par les pères ou les frères
que refuser de renier les siens, attaqués sur ce terrain, en se réclamant d’une
même culture sexuelle : c’est bien un choix stratégique. « La focalisation média-
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Paris 7 - - 81.194.22.198 - 15/03/2016 19h24. © Presses de Sciences Po (P.F.N.S.P.)
tique sur les violences envers les femmes des minorités aboutit en effet à une
stigmatisation de l’ensemble des hommes immigrés et de leurs fils, ce qui non
seulement renforce le racisme, mais aussi produit un système complexe de
contraintes sur les femmes immigrées et leurs filles en les soumettant à des
“injonctions paradoxales” : défendre les hommes qui sont leurs proches contre
le racisme, tout en refusant le sexisme de ces derniers 24. » Ce qui caractérise
ces femmes, ce n’est donc pas seulement qu’elles sont au croisement de logiques
objectives de domination ; elles sont également définies par les discours sur ces
logiques, qui contribuent tout autant à circonscrire le champ des possibles. Ou,
pour le dire autrement, les formes de domination ne sauraient être détachées
de leurs représentations.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Paris 7 - - 81.194.22.198 - 15/03/2016 19h24. © Presses de Sciences Po (P.F.N.S.P.)
dans mon travail comme un révélateur : au moment d’être nommé à la Cour
suprême des États-Unis, ce juge était accusé de harcèlement sexuel par la juriste
Anita Hill, une ancienne collaboratrice ; or tous deux étaient noirs. Si j’analysais
alors l’affaire comme un « fait social total », l’une des sections de l’article que
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Paris 7 - - 81.194.22.198 - 15/03/2016 19h24. © Presses de Sciences Po (P.F.N.S.P.)
25 - Éric Fassin, « Pouvoirs sexuels : le juge Thomas, la Cour suprême et la société améri-
caine », Esprit, vol. 12, décembre 1991, p. 102-130. Repris dans mon recueil Le sexe politique.
Genre et sexualité au miroir transatlantique, Paris, éd. EHESS, 2009, sous le titre « La politique
sexualisée », p. 111-147, p. 132 et 133.
26 - Ibid., p. 145 et 146.
D’un langage l’autre : l’intersectionnalité comme traduction - 17
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Paris 7 - - 81.194.22.198 - 15/03/2016 19h24. © Presses de Sciences Po (P.F.N.S.P.)
pour interpréter en termes intersectionnels la campagne opposant une femme
(blanche) à un Noir (homme), soulignant par exemple « combien il est para-
doxal qu’on ait reproché à la célèbre animatrice de télévision Oprah Winfrey,
icône noire des ménagères de toutes races depuis près de vingt ans, d’avoir
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Paris 7 - - 81.194.22.198 - 15/03/2016 19h24. © Presses de Sciences Po (P.F.N.S.P.)
27 - Éric Fassin, « Des identités politiques. Jeux et enjeux du genre et de la race dans les
primaires démocrates en 2008 », Raisons politiques, vol. 31, no 3 (« Le corps présidentiable »),
2008, p. 65-80, p. 66, 67.
18 - Éric Fassin
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Paris 7 - - 81.194.22.198 - 15/03/2016 19h24. © Presses de Sciences Po (P.F.N.S.P.)
des années 2000, je me suis attaché à montrer une logique raciale sous-jacente
à la logique sexuelle dans les controverses sur l’ouverture de la filiation aux
couples de même sexe depuis les débats autour du PACS 28. Apparemment, il
n’est question que de famille. Mais la comparaison avec les États-Unis fait
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Paris 7 - - 81.194.22.198 - 15/03/2016 19h24. © Presses de Sciences Po (P.F.N.S.P.)
ressortir une différence entre les enjeux : le nœud du problème n’est pas le
même dans les deux pays. Alors qu’outre-Atlantique on peut parler d’une sacra-
lisation du mariage, en France, c’est la filiation qui est sacralisée.
Dans les deux cas, j’ai proposé l’hypothèse qu’il en allait de la nation – ou
plus précisément d’imaginaires racialisés de la nation. Si aux États-Unis le
mariage est la clé d’une respectabilité raciale (les naissances hors-mariage appa-
raissant comme la clé du problème que serait la famille noire), en France, c’est
la filiation qui est un enjeu crucial : l’ouvrir aux couples de même sexe, ce
n’est pas seulement attenter à la famille, mais aussi à la nationalité. À l’inverse,
la biologisation de la première se comprend en regard de la montée en puis-
sance du droit du sang : la bataille actuelle, qu’il s’agisse d’homosexualité ou
d’immigration, oppose bien deux logiques – naturalisation ou dénaturalisation.
On le voit, ces analyses se rapprochent davantage de Colette Guillaumin que
de Kimberlé Crenshaw : plutôt que de croisements, il s’agit en fait d’analogies.
Race et sexe sont ici des logiques parallèles où se joue, pour la société française,
« l’idée de nature ».
Toutefois, les choses ont changé dans les années 2000. En matière de race,
l’implicite est devenu explicite. Sans doute la racialisation avance-t-elle encore
masquée. On parle plus volontiers d’identité nationale et d’immigration,
d’islam et de laïcité, mais aussi, précisément, de genre et de sexualité. Les
« questions sexuelles » sont devenues des « questions raciales », puisque c’est
en termes sexuels qu’on définit désormais la différence entre « eux » et « nous ».
C’est ce que j’ai tenté de montrer dans un article de 2006, en parallèle aux
réflexions développées autour de la « question raciale ». Après le 11 septembre
2001, le « conflit des civilisations » devient sexuel 29. Les guillemets sont ici
importants : ce conflit n’est pas un fait, mais un discours – même si, bien sûr,
la formule est susceptible de devenir une prophétie auto-réalisatrice. À défaut
de décrire la réalité, le mot peut la produire. C’est vrai en matière géopolitique ;
mais c’est également vrai en matière d’immigration et d’identité nationale. La
« démocratie sexuelle » n’est plus seulement la logique qui travaille nos sociétés
comme une critique de la naturalisation des normes ; elle devient également
28 - Éric Fassin, « Same sex, different politics: Comparing and contrasting “gay marriage”
debates in France and the United States », Public Culture, vol. 13, no 2, 2001, p. 215-232. Pour
un prolongement de l’analyse sur le versant français, voir Éric Fassin, « Entre famille et nation :
la filiation naturalisée », Droit & société, no 72, 2009, p. 373-382.
29 - Éric Fassin, « La démocratie sexuelle et le conflit des civilisations », Multitudes, « Post-
colonial et politique de l’histoire », no 26, 2006, p. 123-131.
D’un langage l’autre : l’intersectionnalité comme traduction - 19
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Paris 7 - - 81.194.22.198 - 15/03/2016 19h24. © Presses de Sciences Po (P.F.N.S.P.)
ce sont les nouveaux « nationalismes sexuels » qui tracent des frontières raciales
en termes sexualisés 30.
30 - Éric Fassin, « National identities and transnational intimacies. Sexual democracy and the
politics of immigration in Europe », dossier « Sexual boundaries, European identities », Éric
Fassin et Judith Surkis (dir.), Public Culture, vol. 22, no 3, 2010, p. 507-529. Voir aussi « (Sexual)
whiteness and national identity: race, class, and sexuality in colour-blind France », in Karim
Murji et John Solomos (dir.), Theories of Race and Ethnicity: Contemporary Debates and Pers-
pectives, Cambridge, Cambridge University Press, 2015, p. 233-250.
31 - Éric Fassin, « Les frontières de la violence sexuelle », in Elsa Dorlin (dir.), Sexe, race,
classe. Pour une épistémologie de la domination, Paris, PUF, 2009, p. 289-307, p. 291.
32 - Mathieu Trachman et Éric Fassin, « Voiler les beurettes pour les dévoiler : Les doubles
jeux d’un fantasme pornographique blanc », Modern & Contemporary France, vol. 21, no 2, 2013,
p. 199-217.
20 - Éric Fassin
Il en va de même pour les migrants : ce que l’on raconte sur les différences
de cultures sexuelles entre « eux » et « nous » a des effets sur la manière dont
ils peuvent ensuite bricoler leurs identités. Ainsi, la migration sexuelle suppose
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Paris 7 - - 81.194.22.198 - 15/03/2016 19h24. © Presses de Sciences Po (P.F.N.S.P.)
des identités clairement définies – homosexuelles ou hétérosexuelles. Qu’en
est-il vraiment ? Sans doute les demandeurs d’asile jouent-ils, eux aussi, le rôle
qui leur est imparti ; reste que leur identité ne saurait se réduire aux catégories
qui leur sont imposées dans les cultures où ils arrivent – non plus qu’à celles
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Paris 7 - - 81.194.22.198 - 15/03/2016 19h24. © Presses de Sciences Po (P.F.N.S.P.)
qu’on voulait leur assigner dans les cultures d’où ils arrivent. Leur subjectivité
est façonnée par cette double contrainte, dans l’interstice de ces relations de
pouvoir concurrentes et contradictoires qui passent à la fois par le sexe et la
race, mais aussi la classe, sans oublier la nation 33.
33 - Éric Fassin et Manuela Salcedo, « Becoming gay? Immigration policies and the truth of
sexual identity », Archives of Sexual Behavior, vol. 44, no 4, 2015 (à paraître).
34 - Voir dans ce volume de Raisons politiques (vol. 58, no 2, 2015) l’article d’Urmila Goel, « De
la méthodologie à la contextualisation. Politique et épistémologie de l’intersectionnalité »
(p. 25-38) et celui de Mara Viveros Vigoya, « L’intersectionnalité au prisme du féminisme latino-
américain » (p. 39-54).
D’un langage l’autre : l’intersectionnalité comme traduction - 21
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Paris 7 - - 81.194.22.198 - 15/03/2016 19h24. © Presses de Sciences Po (P.F.N.S.P.)
lieu, elle part du genre, et non du sexe. Autrement dit, elle s’attache au concept
plutôt qu’à la réalité empirique. Il en va de même de la race et de la classe,
abordées comme des concepts. C’est le moyen de rappeler que ces termes ne
renvoient pas seulement à des catégories, à des identités ou à des propriétés
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Paris 7 - - 81.194.22.198 - 15/03/2016 19h24. © Presses de Sciences Po (P.F.N.S.P.)
Que l’on n’aille pas imaginer pour autant que cette approche de l’intersec-
tionnalité comme langage, dans chacun des termes du triptyque qui se signifient
mutuellement, nous condamne à quelque irréalité postmoderne, éloignée des
réalités sociales et des enjeux politiques. C’est tout le contraire. Parler du genre,
de la classe et de la race comme de langages, c’est se donner les moyens de
retrouver les acteurs sociaux et donc la politique. Pour l’expliquer, je reviendrai
sur l’analyse intersectionnelle des controverses autour du « mariage pour tous »
que j’ai développée en comparaison avec celles qui se déroulent aux États-
Unis 36. On voit en effet comment les acteurs politiques croisent race et genre
sans forcément s’appuyer sur l’analogie entre les logiques de (dé)naturalisation
35 - Joan W. Scott, « Le genre, une catégorie utile d’analyse historique » (1986), De l’utilité du
genre, trad. fr. Claude Servan-Schreiber, Paris, Fayard, 2012, p. 41.
36 - Éric Fassin, « Same-sex marriage, nation, and race: French political logics and rhetorics »,
Contemporary French Civilization, « Au-delà du mariage. De l’égalité des droits à la critique des
normes », numéro spécial co-dirigé avec Daniel Borrillo, vol. 39, no 3, automne 2014, p. 281-301 ;
voir en particulier la conclusion, « Language and Speech », p. 299-300.
22 - Éric Fassin
qui sont à l’œuvre dans les deux cas : leurs rhétoriques peuvent opposer la race
au genre, ou inversement ; mais quand bien même elles les feraient converger,
c’est encore l’effet de rhétoriques, et non pas seulement de logiques. Le double
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Paris 7 - - 81.194.22.198 - 15/03/2016 19h24. © Presses de Sciences Po (P.F.N.S.P.)
exemple de Barack Obama, une fois qu’il a « évolué » vers l’égalité, et de Chris-
tiane Taubira, dès lors qu’elle donne son nom à la loi ouvrant le mariage aux
couples de même sexe, en est l’illustration : au lieu d’opposer les Noirs aux
lesbiennes et aux gays, le président des États-Unis inscrit le mouvement homo-
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Paris 7 - - 81.194.22.198 - 15/03/2016 19h24. © Presses de Sciences Po (P.F.N.S.P.)
sexuel dans la lignée de celui pour les droits civiques, tandis que la Garde des
Sceaux française invoque l’histoire de l’esclavage pour défendre un droit égal
au mariage.
Et c’est ici qu’il importe de préciser le sens du mot « langage », en distin-
guant, après le linguiste Ferdinand de Saussure, « langue » et « parole ». Si la
langue est la règle du jeu, commune à tous, la parole est l’usage qu’en font les
acteurs sociaux, soit leur manière propre de jouer le jeu. La première permet
à toutes et tous de se comprendre ; la seconde, à chaque personne de dire ce
qu’elle veut dire. On partage une langue ; la parole est propre au locuteur.
Ainsi, le mariage des couples de même sexe parle des rapports de pouvoir ;
c’est pourquoi sa signification n’est pas seulement sexuelle, elle est aussi raciale :
c’est une langue politique. Mais celle-ci est parlée par différents acteurs : la
parole politique donne du sens aux intersections entre sexe et race, dont elle
se sert au gré des contextes. Le mariage des couples de même sexe est non
seulement signifiant politiquement, mais il est aussi signifié par l’usage poli-
tique. C’est la raison pour laquelle il est important de combiner démarches
théoriques et historiques pour analyser les rapports de genre, de race et de la
classe – à la fois ce qu’ils signifient dans la logique des choses, et comment ils
sont signifiés, dans la rhétorique des acteurs.
37 - Éric Fassin, « From criticism to critique », History of the Present. A Journal of Critical
History, vol. 1, no 2, p. 265-274.
D’un langage l’autre : l’intersectionnalité comme traduction - 23
parle de domination que tout est joué d’avance : si le genre, comme la race et
la classe, peuvent « signifier les rapports de pouvoir », alors, il est possible aussi,
et c’est ici qu’intervient la capacité d’agir, de les resignifier, et d’abord en les
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Paris 7 - - 81.194.22.198 - 15/03/2016 19h24. © Presses de Sciences Po (P.F.N.S.P.)
articulant autrement. Un tel travail de traduction pourrait servir de point de
départ pour une politique de coalition.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Paris 7 - - 81.194.22.198 - 15/03/2016 19h24. © Presses de Sciences Po (P.F.N.S.P.)
AUTEUR
Éric Fassin est professeur à l’Université Paris-8 Vincennes – Saint-Denis (département
de science politique et département d’études de genre), et chercheur au LEGS (Laboratoire
d’études de genre et de sexualité, UMR 8238, CNRS / Paris-8 / Paris-Ouest). Sociologue
engagé, il travaille en particulier sur la politisation des questions sexuelles et raciales.
Derniers ouvrages publiés : Roms & riverains. Une politique municipale de la race (avec
Carine Fouteau, Serge Guichard, Aurélie Windels, Paris, La Fabrique, 2014) ; Gauche :
l’avenir d’une désillusion (Paris, Textuel, 2014) ; et la réédition augmentée de Herculine
Barbin, dite Alexina B., présenté par Michel Foucault (Paris, Gallimard, 2014 [1978]). À
paraître : Le genre français (Paris, La Découverte, 2015).
RÉSUMÉ
D’un langage l’autre. L’intersectionnalité comme traduction
C’est au milieu des années 2000 qu’est introduit dans le champ des études de genre
françaises, depuis les États-Unis, le concept d’intersectionnalité. La chose préexiste bien
sûr au mot : non seulement le croisement entre les logiques de domination, mais aussi
leur théorisation féministe en France. Toutefois, la traduction permet de déplacer le centre
de gravité, de l’articulation entre classe et sexe à celle entre race et genre. C’est que la
question raciale s’impose alors dans le débat public, et tout particulièrement en termes
sexualisés – des « tournantes » au « voile islamique ». Restituer ces contextes, c’est
penser en termes de « savoirs situés ». La seconde partie de l’article est donc consacrée
à un retour sur les travaux menés par l’auteur depuis le début des années 1990, sur les
États-Unis et la France, pour préciser une démarche qui consiste à penser l’intersection-
nalité non pas seulement en termes de catégories, d’identités ou de propriétés, mais de
langages : au même titre que le genre, la classe et la race « signifient les rapports de
pouvoir » (Scott). La conclusion souligne combien cette approche de l’intersectionnalité
comme langage, que les contextes de traduction invitent à développer, permet de réintro-
duire, dans l’étude des logiques de domination, des rhétoriques – et donc des acteurs
politiques.
ABSTRACT
One language into another. Intersectionality as translation
In the middle of the 2000s, coming from the United States, the concept of intersectionality
was introduced in the French field of gender studies. Of course, the thing preexists the
word – not only the intersection of logics of domination, but also their feminist theorization
in France. However, the translation makes it possible to focus, not on the articulation of
class and sex so much as race and gender. This corresponds to the rise of racial issues
in the French public sphere, especially in sexualized terms – whether discussing “gang
rapes” or the “Islamic veil”. Paying attention to such contexts is a way to emphasize
“situated knowledges”. The second part of the article is devoted to revisiting the author’s
work since the early 1990s on the United States and France to delineate an approach that
24 - Éric Fassin
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Paris 7 - - 81.194.22.198 - 15/03/2016 19h24. © Presses de Sciences Po (P.F.N.S.P.)
encouraged by the various contexts of translation, helps replace rhetorics in the study of
the logics of domination, and thus political actors.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Paris 7 - - 81.194.22.198 - 15/03/2016 19h24. © Presses de Sciences Po (P.F.N.S.P.)