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org/578
16 | 2008 :
Femmes, genre, migrations et mondialisation
Texte intégral
1 Les recherches féministes en France sont en train d’approfondir la réflexion sur les
articulations entre les rapports sociaux de sexe, de « race » et de classe, alors que la
sociologie des migrations et des relations interethniques travaille à l’incorporation
des rapports sociaux de sexe dans ses enquêtes et ses formulations1. Ce texte se
propose de présenter quelques-unes des notions développées pour intégrer l’analyse
du racisme et de l’ethnicité aux études sur les rapports sociaux de sexe et la division
sexuelle du travail. Le texte se fonde sur cette prémisse théorique : le capitalisme, le
racisme et le sexisme2insistent sur des rapports de pouvoir qu’il convient de
considérer comme non réductibles les uns aux autres mais comme étant simultanés
et situés dans des relations d’imbrication ; ce qui empêche de les penser comme étant
simplement superposés les uns aux autres. Ces liens d’imbrication ne se limitent pas
d’ailleurs à cette triade ; ils incluent également l’âge, l’orientation sexuelle... Si ces
différents rapports de pouvoir ont des logiques propres, ils sont pourtant
difficilement séparables dans la réalité sociale et historique, mais aussi dans
l’analyse. L’ensemble des rapports sociaux de sexe, de « race », de classe correspond
d’une part à une division du travail, à un problème d’organisation matérielle de la
société. Les différentes formes de domination fonctionnent à l’appui d’éléments
communs qui les interconnectent, en faisant de l’une le véhicule de l’autre. D’autre
part, ces rapports sociaux insistent sur un travail symbolique de catégorisation
rapports sociaux
6 Dans le processus de naturalisation, les dominé-e-s sont catégorisé-e-s et assignés
à des « groupes sociaux » construits comme « naturels » et « différents » par rapport
à la norme. A travers cette opération, des individu-e-s sont assigné-e-s à une sphère
mi-sociale mi-naturelle, considérée comme distincte de la société. Le principe de
bi-catégorisation (Nous versus les Autres) et le principe hiérarchique ne sont pas
dissociés : classification et hiérarchisation sont les deux dimensions du mécanisme
naturalisant.
7 Dans le racisme, la « nature » des racisé-e-s incorpore des schémas de sexe : les
caractères culturels, mentaux et moraux qui sont attribués à la « race » sont des
métaphores de la différence de sexe. L’énergie, l’initiative, l’individualité s’opposent à
la passivité, à la sensualité, à la corporéité : autant de dualismes qui, dans l’histoire
des sociétés européennes, ont tracé la frontière entre masculin et féminin, mais aussi
entre humanité et animalité (Rivera, 2000).
8 Le racisme moderne, en tant que discours et doctrine savante, émerge en Europe
au XIXe siècle. C’est à partir de cette époque que le terme de « race » passe d’une
signification de « lignée, famille », à celle de « groupe humain », en brisant l’unité
jusqu’alors postulée du genre humain. Le racisme pré-moderne, antérieur au XIXe
siècle, tenait à l’étrangeté des Autres, et non à leur hétérogénéité radicale. Ces
« autres », rencontrés dans les voyages et dans l’occupation du continent américain,
faisaient partie d’une sous-humanité, tout en restant à l’intérieur de la création. Les
débats sur l’âme des femmes et des populations non européennes maintenaient donc
la croyance en l’unité du genre humain, qui trouvait en Dieu sa garantie (Guillaumin,
1972). Le racisme moderne fait appel à un principe déterministe et à l’idée d’une
Nature scientifiquement observable : dans ce discours, les dominé-e-s sont
naturellement et physiologiquement organisé-e-s en vue de la place qu’ils/elles
occupent dans la société. La division de l’humanité en « races » s’inscrit ainsi dans le
cadre de l’essor de la biologie et de l’anthropologie physique. L’émergence du
discours raciste moderne se situe également dans le cadre du développement
industriel, de la colonisation et de la croissance de la classe ouvrière.
9 Dans le racisme contemporain, comme on le verra, la logique de naturalisation
investit la notion de différence culturelle. Dans le cadre du phénomène migratoire
contemporain en Europe, ces processus d’altérisation affectent les migrant-e-s des
pays du Sud et leurs descendant-e-s, et plus particulièrement les migrant-e-s issu-e-s
des anciennes colonies. Employée pour rendre compte de ces processus, la notion de
« race » indique donc le résultat d’un travail symbolique de sélection, hyper-
exposition et naturalisation de traits physiques ou d’habitudes, styles de vie et traits
culturels divers (religieux, linguistique…) qui s’inscrivent dans le cadre de rapports
de domination qui sont historiquement situés et largement liés aux histoires
coloniales.
10 L’invention de la « nature féminine » en tant que catégorie biologique s’inscrit
aussi dans le paradigme positiviste, dominant dans la deuxième moitié du XIXe
siècle : les femmes étaient considérées par nature intellectuellement moins douées
que les hommes et destinées aux rôles d’épouses et de mères. Au XXe siècle, les
féministes ont montré que la domination d’un sexe sur l’autre se fonde sur une
division sexuelle du travail qui assigne prioritairement les hommes à la sphère
productive et les femmes à la sphère reproductive, s’appuyant sur la représentation
d’une séparation entre le domaine public et la sphère privée de la reproduction. La
sphère privée, familiale et domestique, est considérée comme non politique et régie
par un ordre naturel (Delphy, 1998).
11 Les bi-catégorisations public/privé et politique/apolitique, qui recoupent celle de
nature/société, ont été analysées par les féministes en tant que fondement de la
pensée libérale moderne et de la construction de la citoyenneté à l’âge moderne en
rapports sociaux matériels par contre, la « race » est inaccessible aux stratégies des
individus. En fait, le contexte structurel global ne laisse pas aux individu-e-s
dominé-e-s le choix de s’identifier à ce qu’ils/elles veulent mais leur impose un
éventail limité de possibilités toujours marquées par l’idée de leur différence.
malthusien, ou par les politiques familiales (Krause, 2001). Dans les années vingt et
trente par exemple, une fois que les hommes ont réintégré leurs postes de travail
après la fin de la guerre, on assiste en Europe à des campagnes « familialistes » qui,
dans le contexte de la baisse démographique et de la reconstruction nationale,
poussent les femmes des classes moyennes à se retirer de l’emploi et à faire des
enfants ; en même temps, ces mesures visaient à promouvoir l’emploi des femmes
des classes populaires (Lagrave, 1992). Les approches essentialistes culturalistes,
rabattant les inégalités sociales sur le « choc des cultures », obscurcissent les
rapports de pouvoir existant entre les groupes où les femmes sont directement
impliquées. Par là, ces approches rendent invisibles les différences entre les
conditions de vie des femmes appartenant aux différents groupes sociaux.
25 On a vu que dans le racisme contemporain, le dualisme public/privé est central
dans le traitement social des migrant-e-s et de leurs descendants. Cela a des
implications importantes au niveau des rapports sociaux de sexe. D’une part,
l’altérisation raciste applique à l’espace national la métaphore de la communauté
domestique, dont les membres sont liés par des rapports généalogiques. Cette
rhétorique de la communauté domestique se fonde sur l’assimilation de la sphère
politique aux relations familiales, construites comme relevant de la sphère privée :
sur cette base elle assigne les étranger-e-s à une position de minorité, similaire à celle
occupée par les enfants dans la famille (Dal Lago, 1999). Ces mêmes éléments
caractérisent les anciennes approches primordialistes de la catégorie d’ethnicité en
sciences sociales, ainsi que leur renouveau récent (Poutignat, Streiff-Fénart, 1995).
D’où la mobilisation des métaphores de la maison, de la famille et de la communauté
domestique pour légitimer la solidarité « interne » d’une part et la stigmatisation des
migrant-e-s et de leurs descendant-e-s d’autre part.
26 D’autre part, en France, l’injonction qui est faite aux immigré-e-s à « s’intégrer »
leur impose également de ne pas envahir la « sphère publique » avec leurs pratiques,
considérées comme culturellement marquées. On assigne donc les migrant-e-s au
statut de représentant-e-s d’une tradition culturelle spécifique qui, si elle s’exprimait
dans l’espace public, risqueraient de pervertir l’ordre social (Sayad, 1999).
L’injonction à « s’intégrer » qui est faite aux immigr-e-s leur demande donc qu’ils
respectent le dualisme public/privé. Par ailleurs, cette injonction à « s’intégrer » ne
se restreint pas à la sphère publique : se basant sur une représentation normative des
modèles de genre et des rapports familiaux qui seraient caractéristiques de la société
d’immigration, elle commande aux étranger-e-s d’en respecter les règles dans le
cadre de la sphère privée9(représentant ainsi les migrant-e-s comme des
« déviant-e-s » du point de vue des pratiques de la vie familiale et conjugale).
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Notes
1 Voir par exemple Cahiers du Genre n°39, 2005, « Féminisme(s) : penser la pluralité » et
Cahiers du Cedref, décembre 2006, « (Ré)articulation des rapports sociaux de sexe, classe et
“race” » : repères historiques et contemporains. Mémoires du séminaire du CEDREF
2005-2006.
2 Une des questions au centre du débat concerne justement l’homologie — ou la nature
diverse — des trois différents systèmes de rapports de pouvoir.
3 À l’époque de l’émergence du black feminism, le terme « black » était employé dans les pays
Auteur
Francesca Scrinzi
Sociologue, maîtresse de conférences à l’Université de Glasgow et membre associée de
l’URMIS (Unité de Recherche Migrations et Société).
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