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L’INTERSECTIONNALITÉ AU PRISME DU FÉMINISME LATINO-
AMÉRICAIN
Mara Viveros Vigoya
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2015/2 N° 58 | pages 39 à 54
ISSN 1291-1941
ISBN 9782724634075
Article disponible en ligne à l'adresse :
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http://www.cairn.info/revue-raisons-politiques-2015-2-page-39.htm
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au prisme du féminisme
latino-américain
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1 - J’utilise la catégorie « Amérique latine » pour rendre compte d’éléments historiques par-
tagés par les pays de cette région, comme l’idéologie du métissage, mais il est bien entendu
difficile, voire impossible, de les présenter et de les penser comme un ensemble homogène.
2 - Cet article a bénéficié d’échanges avec Éric Fassin, Joan W. Scott et Sara Edenheim et de
lectures faites pendant mon séjour en tant que membre de l’Institute for Advanced Study
(2014-2015) à Princeton (États-Unis).
3 - Voir Elsa Dorlin (dir.), Sexe, race, classe : pour une épistémologie de la domination, Paris,
PUF, 2009. Laure Bereni, Sébastien Chauvin, Alexandre Jaunait et Anne Revillard, Introduction
aux Gender Studies: Manuel des études sur le genre, Bruxelles, de Boeck, 2008.
40 - Mara Viveros Vigoya
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l’intersectionnalité.
les biais de race, mais aussi de genre de la catégorie « femme » que celui-ci mobilise 7.
Par ailleurs, le Combahee River Collective, un des groupes les plus actifs du Black
feminism des années 1970, s’engageait dans son Manifeste à lutter contre les oppres-
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sions raciale, de sexe, mais aussi hétérosexuelle et de classe. Sa déclaration de 1977
réunit les orientations théoriques, méthodologiques et les principes normatifs qui
vont constituer par la suite le paradigme intersectionnel : d’abord, une extension du
principe féministe selon lequel « le personnel est politique » qui prenne en compte
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non seulement ses implications de sexe mais aussi de race et de classe, puis la
connaissance centrée sur l’expérience des femmes noires, et enfin le besoin d’affronter
un ensemble diversifié d’oppressions sans privilégier aucune d’entre elles, c’est-à-dire
l’impossibilité de séparer les oppressions qui ne sont jamais seulement raciales,
sexuelles ou de classe 8.
Au Brésil, la question des femmes noires au sein du Parti communiste
brésilien a été posée depuis 1960. Diverses activistes et intellectuelles (Thereza
Santos, Lélia Gonzalez, Beatriz Maria do Nascimento, Sueli Carneiro, Luiza
Bairros, Jurema Werneck, entre autres) 9 ont promu la théorie de la triple
oppression ou de la triade « race-classe-genre » pour articuler les différences
entre femmes que le discours féministe dominant avait ignorées au nom d’une
prétendue sororité universelle fondée sur l’oppression masculine sexiste.
Divers mouvements féministes latino-américains ont mis en évidence, lors de la
deuxième Rencontre féministe pour l’Amérique latine et les Caraïbes, qui s’est
tenue en 1983 à Lima, l’absence de la question du racisme dans les débats
politiques du mouvement féministe.
Ces derniers temps, les critiques internes au féminisme latino-américain sont
devenues explicites, en particulier celles qui se réfèrent à la colonisation discursive 10
de la diversité matérielle et historique des femmes latino-américaines de la part des
féminismes hégémoniques. Ces questionnements, soulevés principalement par le
mouvement social des femmes, rappellent qu’on ne peut pas supposer, ni théori-
quement ni politiquement, le caractère universel des inégalités de genre et de race et
de leurs articulations. Ainsi, les travaux d’Ochy Curiel 11, Yuderkys Espinosa 12 et
7 - Voir mes articles : « De diferencia y diferencias. Algunos debates desde las teorías femi-
nistas y de género », in Luz Gabriela Arango et Yolanda Puyana (dir.), Genero, Mujeres y Saberes
en América Latina, Bogotá, Universidad Nacional de Colombia, 2007, p. 175-190 ; « La sexuali-
zación de la raza y la racialización de la sexualidad en América Latina », Revista Latinoamericana
de Estudios de Familia, no 1, 2009, p. 63.
8 - Voir « The Combahee river collective statement », in Barbara Smith (dir.), Home Girls, A
Black Feminist Anthology, New York, Kitchen Table/Women of Colors Press, p. 272-282.
9 - Voir Sueli Carneiro, « Ennegrecer al feminismo », Nouvelles Questions Féministes, vol. 24,
no 2, 2005, p. 21-26 ; Sueli Carneiro et Thereza Santos, Mulher negra. Política governamental e
a mulher, São Paulo, Nobel, Conselho Estadual da Condição Feminina, 2005.
10 - Chandra Talpade Mahauty, « Under western eyes: Feminist scholarship and colonial dis-
courses », in Chandra Talpade Mahauty, Ann Russo et Lourdes Torres (dir.), Third World Women
and the Politics of Feminism, Indianapolis, Indiana University Press, 1991.
11 - Ochy Curiel, La Nación Heterosexual, Bogotá/Buenos Aires, Grupo Latinoamericano de
Estudios, Formación y Acción Feminista (GLEFAS)/Brecha Lésbica, 2013.
12 - Yuderkys Espinosa, Escritos de una lesbiana oscura, reflexiones críticas sobre feminismo
y política de identidad en América Latina, Buenos Aires/Lima, En la frontera, 2007.
42 - Mara Viveros Vigoya
Breny Mendoza 13 dans les Caraïbes hispanophones ont mis au centre du débat
latino-américain la question de l’hétérosexualité obligatoire : cette institution
sociale a des effets majeurs sur la dépendance des femmes en tant que classe sociale,
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sur l’identité et la citoyenneté nationales et sur le récit du métissage comme mythe
fondateur des nations latino-américaines. De même, les femmes indiennes du
Chiapas au Mexique ont pointé le fait qu’elles devaient lutter simultanément pour
l’autodétermination de leur peuple et pour leurs droits en tant que femmes. Il faut
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Toutes ces discussions montrent que le problème des exclusions créées par
l’utilisation d’un cadre théorique négligeant l’intrication des rapports de pou-
voir, et donc de genre, de sexualité, de classe et de race, circulait depuis longtemps
dans des contextes historiques et géopolitiques divers.
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sur les femmes aient faite jusqu’à présent 19 ». Comme le relèvent bien Maria
Carbin et Sara Edenheim, de métaphore, signe de conflit et de menace pour
un féminisme dont elle révélait qu’il était blanc, l’intersectionnalité est devenue
la théorie féministe par excellence. Le succès de ce signifiant consensuel déri-
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verait de son manque de théorisation autant sur le sujet que sur le pouvoir 20.
Cette absence lui permettrait d’effacer les conflits épistémologiques qui ont
opposé le féminisme structuraliste et poststructuraliste, le Black feminism et le
White feminism, le Postcolonial feminism et le Western feminism.
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sont coextensifs parce qu’ils se coproduisent mutuellement. Ces deux caracté-
ristiques font que chacun de ces rapports sociaux laisse son empreinte sur les
autres et qu’ensemble ils se façonnent de manière réciproque 23.
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Tandis qu’aux États-Unis la plupart des travaux qui utilisent une approche
intersectionnelle sont fortement influencés par le Black feminism, en Europe
du Nord, l’intersectionnalité est davantage liée à la pensée postmoderne 24. Ces
clivages ont suivi une autre trajectoire en Amérique latine, où le concept d’inter-
sectionnalité n’a pas atteint le statut de concept hégémonique. Pour beaucoup
de féministes latino-américaines, il n’apporterait aucune nouveauté puisque
depuis longtemps, leurs expériences spécifiques les ont amenées à prendre en
compte politiquement, en termes à la fois théoriques et pratiques, l’imbrication
des différentes formes d’oppression 25. Les différences de positionnement par
rapport à l’intersectionnalité se construisent plutôt en fonction du lieu d’où
l’on parle : le monde universitaire, les mouvements sociaux ou les organisations
transnationales. Par ailleurs, plusieurs auteures ont discuté le fait que la plupart
des analyses intersectionnelles ont privilégié l’intersection entre la race et le
sexe, délaissant la classe, pour n’en faire qu’une mention obligatoire, mais
analytiquement infructueuse.
sur une conscience de soi en tant que sujet-te-s colonisé-e-s et sur une recon-
naissance mutuelle en tant que sujet-te-s d’oppression insurgé-e-s 26.
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Enfin, d’autres critiques ont souligné le fait que l’intersectionnalité a acquis
un caractère prescriptif qui l’a transformée en référence obligée de toute
réflexion, pour prendre en compte la complexité des rapports de pouvoir, et
de toute action qui cherche à être politiquement pertinente. Elle a été conçue
parfois comme une espèce de mantra dont l’évocation aurait des pouvoirs
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sentation hyper sexualisée des hommes noirs a pour corollaire leur image de
pères absents, de pourvoyeurs irresponsables et de maris infidèles : ils incarnent
une masculinité marginalisée. À l’opposé, les hommes d’Armenia, la capitale
d’un des départements les plus riches de la zone caféière du pays, où vit une
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30 - Anne McClintock, Imperial Leather: Race, Gender and Sexuality in the Colonial Contest,
New York, Routledge, 1995, citation p. 5.
31 - Mara Viveros Vigoya, De quebradores y cumplidores. Sobre hombres, masculinidades y
relaciones de género en Colombia. Bogotá, CES/Universidad Nacional de Colombia/Fundación
Ford/Profamilia, 2002.
32 - Mara Viveros, « Différences locales, générationnelles et biographiques dans les identités
masculines en Colombie », in Elsa Dorlin (dir.), Sexe, Race, Classe, op. cit., p. 271-288.
L’intersectionnalité au prisme du féminisme latino-américain - 47
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du paradigme marxiste de la classe comme fondement de toutes les inégalités
sociales, et finalement (c’est ce troisième point qui fait toute la différence avec
la situation française), l’idéologie du métissage qui a masqué pendant long-
temps les différences interraciales en prétendant qu’elles n’existaient pas.
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L’un des sujets les moins explorés, voire les plus absents dans l’analyse des
liens entre les questions raciales, de genre et de classe en Amérique latine est
la blanchité de leurs élites. En Amérique latine, l’idéologie du métissage a non
seulement dissimulé les hiérarchies internes dans l’ordre socio-racial, mais elle
a rendu invisible la blanchité, cette position de privilège structurel occupée par
ses dirigeants du fait d’être des hommes perçus comme blancs dans des sociétés
structurées par une domination raciale inscrite sur les corps. Ruth Frankenberg
a montré que la blanchité est également un point de vue à partir duquel les
Blancs, en tant que groupe racial, s’observent eux-mêmes, observent les autres
et la société en général. C’est aussi une place depuis laquelle se développent
des pratiques culturelles généralement non marquées ni nommées 34.
Pour cette raison, il est nécessaire de désigner et marquer la blanchité en
vue de la déloger de ce statut non marqué et non nommé qui n’est qu’un effet
de sa domination. Dans un article récent 35, j’ai ainsi cherché à rendre visibles
les traits « racialisés » et « genrés » du discours de l’ex-président colombien
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riau empirique sur lequel se fonde cette réflexion provient d’articles publiés
dans une des revues nationales les plus lues et d’un échantillon de discours
présidentiels.
L’histoire familiale d’Álvaro Uribe et ses caractéristiques personnelles sont
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devenues des signes politiques. Ainsi, l’« authenticité » de son implication dans
la lutte contre la guérilla 36 a été validée par le fait que son propre père a été tué
lors de cette même guérilla. L’image de lui-même que le président a construite
fait de lui un père présent et énergique, bien que capable d’erreurs, infatigable
dans son engagement politique pour la patrie et imperturbable face aux menaces
et aux dangers. Son charisme politique, disait-on, justifiait la confiance de ses
électeurs rassurés de l’entendre affirmer sans cesse que le pays « allait bien »,
malgré les difficultés, et que l’on pouvait compter, pour la première fois, sur un
« vrai » gouvernement. Cette figure de père présent, presque omniprésent, a été
soigneusement bâtie et nourrie par la télévision qui a diffusé ses interminables
discours lors des « conseils communautaires » ou d’autres réunions politiques.
Cette mise en scène du « vrai homme », travailleur infatigable, discipliné,
aux mœurs saines, simple et têtu comme un bon fermier paisa (qualificatif des
gens originaires de la zone caféière, perçus comme blancs en Colombie), a été
inlassablement répétée depuis le début de son mandat, avec pour résultat une
forte figure médiatique qui a conquis et l’esprit et les sentiments d’un grand
nombre de Colombiens et de Colombiennes. Cet exemple nous permet ainsi
de mettre en évidence l’utilisation politique des atouts de la masculinité blanche
pour maintenir et renforcer le pouvoir au sein du corps social. Ce personnage
d’homme honnête, qui prend sur lui l’entière responsabilité de ses actes et fait
courageusement face aux difficultés, en se présentant comme la garantie per-
sonnelle de leur dépassement, fait écho aux valeurs qui caractérisent la mas-
culinité de la zone caféière dont est issue, on l’a vu, la famille de l’ex-président
Uribe, et résonne dans l’imaginaire de la société colombienne.
Par ailleurs, la rhétorique du métissage a été érigée par le gouvernement
d’Álvaro Uribe comme un barrage contre la polarisation raciale (et donc sociale).
Sa valorisation discursive dans les médias de ce qui est indigène ou propre aux
« communautés noires » comme une expression de la richesse culturelle colom-
bienne s’est adaptée aux exigences d’un multiculturalisme néolibéral 37 qui célèbre
36 - La Colombie connaît depuis plus d’une cinquantaine d’années un conflit interne très violent.
L’État, les guérillas (principalement les FARC), les paramilitaires, n’ont cessé de s’affronter
militairement. Au cours des dernières décennies, la situation s’est complexifiée avec l’infiltration
du narcotrafic dans de nombreuses sphères de la société, y compris dans la guérilla. Bien que
des accords partiels aient été négociés avec les FARC sous le gouvernement Santos (au pouvoir
depuis 2010), ces dialogues n’ont pas encore abouti. Depuis le gouvernement Uribe, l’économie
du pays est considérée en bonne santé, même si les inégalités socio-économiques et régionales
restent profondes, voire se sont accusées.
37 - Charles Hale, « Neoliberal multiculturalism », PoLAR: Political and Legal Anthropology
Review, vol. 28, no 1, 2005, p. 10-28.
L’intersectionnalité au prisme du féminisme latino-américain - 49
la diversité tout en conservant les hiérarchies raciales qui n’en sont pas moins
codées en termes culturels. Certes, Álvaro Uribe a maintes fois exprimé publi-
quement son rapport affectueux à ce qu’il appelle el pueblo, cette catégorie du
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peuple qui réunit de façon harmonieuse riches et pauvres, Blancs, Métis, Noirs
et Indiens. Cependant, il l’a fait depuis sa place d’homme blanc, appartenant au
groupe majoritaire, c’est-à-dire en jouant lui-même un rôle de référence qui
échappe à toute particularité ethnique et qui a donc le privilège de réunir (ou de
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séparer) ceux qui sont constitués par leur différence par rapport à cette norme.
Les politiques publiques mises en œuvre pendant sous le gouvernement
d’Álvaro Uribe ont transformé cette pluralité ethnique et raciale en marchan-
dises, en même temps qu’elles imposaient à travers les médias un modèle
culturel « blanc » construit autour du développement économique et de l’entre-
prenariat. Tout cela est synthétisé de façon remarquable dans la marque du
pays (nation brand) : « La Colombie est passion ». Cette image du pays que
l’on a vendue à l’étranger a eu pour but non seulement l’amélioration de sa
réputation pour un public international, mais aussi la reconfiguration de l’iden-
tité nationale. Le gouvernement d’Álvaro Uribe a cherché à convaincre et la
population colombienne et les étrangers que son pays était comme un immense
parc d’attraction touristique dans lequel le seul risque auquel seraient
confrontés les étrangers serait... leur désir d’y rester. Ce message de marchan-
disation du « patrimoine culturel national » proposé par Uribe ne pouvait être
transmis que par un président blanc capable de relier traditions régionales et
promesses d’avenir commercial en puisant dans le réservoir de l’imaginaire des
masculinités hégémoniques.
On pourrait penser que l’Amérique latine est une région clé pour exa-
miner l’intrication des rapports de sexe, de race et de classe, étant donné
l’importance des processus et des idées sur le « métissage » comme fondement
imaginaire de la région. Néanmoins le métissage, en tant que concept qui fait
référence à un processus socioculturel, s’est longtemps affranchi de toute
référence à des individus ou à des collectifs concrets 38, alors qu’il est censé
tenir compte des rapports sexuels interraciaux qui le rendent possible. Ce
n’est que très récemment que les travaux sur le métissage ont commencé
d’examiner les liens entre les rapports de race d’un côté, de genre et de sexe
de l’autre, et que les critiques contre l’idéologie du métissage, associées à la
montée des mouvements indiens et noirs, intègrent des réflexions sur les
changements qui se sont produits dans les identités de genre. On a dit que
l’Amérique latine, en reconnaissant l’existence des clivages raciaux, s’est rap-
prochée en quelque sorte du modèle nord-américain, au moment où aux
États-Unis les discussions sur le métissage racial prennent plus de place dans
l’espace public tandis que les politiques de discrimination positive dans les
universités y sont contestées.
38 - Capucine Boidin, « Métissages et genre dans les Amériques : des réflexions focalisées sur
la sexualité », Clio vol. 1, no 27, 2008, p. 169-195.
50 - Mara Viveros Vigoya
Mon travail, comme beaucoup d’autres qui se sont intéressés à ces liens
entre les divers types de rapports sociaux, a cherché à comprendre comment
ont été construites les hiérarchies et les frontières entre les groupes sociaux à
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l’aide des catégories qui provenaient d’autres rapports sociaux. Ainsi les
hommes indiens et noirs ont été respectivement féminisés et hyper-masculi-
nisés, pour bien délimiter les bords de la masculinité hégémonique. La distinc-
tion entre les Indiens et les Noirs depuis la période coloniale a entraîné à son
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tour des approches très différentes de leurs sexualités et leur genre 39. Alors que
la plupart des recherches mobilisent des représentations de la sexualité au cœur
des « identités noires », ce n’est guère le cas pour parler des identités indigènes.
Cela dit, la désexualisation des populations indigènes n’est pas uniforme : cer-
taines femmes d’ascendance indienne, comme les cholas au Pérou, sont au
contraire hypersexualisées 40.
En revanche, les hiérarchies de genre sont davantage présentes dans les
groupes indiens au point que ce sont généralement les femmes dont on perçoit
l’appartenance à cette catégorie dans le patriarcat moderne : elles ont en effet
moins de contact avec les réseaux urbains que les hommes de leurs propres
communautés. C’est ce que veut faire comprendre Marisol de la Cadena quand
elle affirme que « les femmes sont plus indiennes » que les hommes, à partir
des résultats d’une étude de cas sur les rapports sociaux de sexe et d’ethnicité
à Chitapampa, une petite communauté rurale située près de la ville de Cuzco
au Pérou 41.
Dans les quelques études qui existent sur la sexualité dans les communautés
indiennes colombiennes, on signale l’existence d’expressions individuelles de
sexualités non-normatives (homosexuelles et bisexuelles) : elles sont couvertes
par une chape de silence dans ces communautés puisqu’on continue d’y
affirmer que ces pratiques seraient un problème venu du monde occidental. À
ce propos, on ne saurait ignorer l’influence de l’Église catholique et des églises
évangéliques qui censurent fortement ces comportements. Toutefois, dans cer-
tains secteurs des élites indiennes, il est possible de trouver des ouvertures avec
des formes d’acceptation de sexualités non-normatives comme l’illustrent cer-
taines interventions publiques de dirigeantes indiennes impliquées dans des
mouvements sociaux de femmes 42.
39 - Peter Wade, Race and Sex in Latin America, Londres, Pluto Press, 2009.
40 - Jelke Boesten, « Narrativas de sexo, violencia y disponibilidad: Raza, género y jerarquías
de la violación en Perú », in Peter Wade, Fernando Urrea Giraldo y Mara Viveros Vigoya (dir.),
Raza, etnicidad y sexualidades: ciudadanía y multiculturalismo en América Latina, Bogotá, Uni-
versidad Nacional de Colombia, 2008, p. 199-220.
41 - Marisol de la Cadena, « Las mujeres son más indias. Etnicidad y género en una comunidad
del Cuzco », in ISIS Internacional (dir.), Espejos y Travesías. Antropología y Mujer en los 90,
Santiago de Chile, Ediciones Isis Internacional, 1992, p. 25-45.
42 - Voir Fernando Urrea, Jeanny Posso et Nancy Motta, « Sexualidades y feminidades contem-
poráneas de mujeres negras e indígenas: un análisis de cohorte generacional y étnico – racial »,
projet CIDSE-COLCIENCIAS, mai 2010.
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alliances matrimoniales, le type de relations qui sont encouragées ou interdites,
continuent à être des problèmes aussi centraux pour l’ordre social qu’ils l’ont
été depuis la période coloniale. Par ailleurs, de nombreux codes contempo-
rains de la morale sexuelle et des lois relatives à la sexualité des pays latino-
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43 - Voir Liliana Angulo Cortes, Pascale Molinier et Mara Viveros Vigoya (coordinatrices et
commissaires artistiques) : Y el amor... ¿cómo va? Bogotá, Alcaldía Mayor de Bogota D.C./ Uni-
versidad Nacional de Colombia-Sede Bogotá, Ambassade de France, 2009.
52 - Mara Viveros Vigoya
Cette adaptation nécessite des pratiques très diverses, telles que le travail
continu sur l’apparence physique et vestimentaire, la façon de parler, les
manières, afin d’être perçus comme des femmes ou des hommes noirs « raf-
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finés 44 ». Ainsi, je peux mettre en évidence que les structures de race, classe et
genre ne fonctionnent pas de manière abstraite, mais par exemple à travers des
technologies de subjectivation et de normalisation, et que leur fonctionnement
doit être étudié de manière empirique, à des niveaux plus locaux. De cette
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façon, il est possible de relier les structures molaires de classe, race et genre
avec les structures moléculaires des affects, sentiments, émotions et représen-
tations esthétiques, sans supposer que les deuxièmes sont logiquement et onto-
logiquement dépendantes des premières.
Conclusion
L’origine sociale des auteures qui ont développé une pensée intersection-
nelle et le contexte géopolitique dans lequel se sont produites ces réflexions
sont des données essentielles pour comprendre la genèse et les parcours de
cette perspective qui a mis au centre de la réflexion la question de la race et
du racisme comme des formes particulières des relations de domination.
L’intersectionnalité a aussi octroyé une grande importance à l’expérience et au
sujet comme axes de connaissance et a soulevé le problème de la résistance,
de la révolte et de l’émergence de nouveaux mouvements sociaux et de nou-
veaux sujets politiques. Cependant, plusieurs des écrits sur l’intersectionnalité
ont été produits dans des contextes universitaires européens ou étatsuniens qui
ont ignoré des contributions importantes faites en dehors de ces contextes et
écrites dans des langues différentes de l’anglais. La question de qui produit les
connaissances, quelles sont les connaissances valables et qui a le pouvoir de
décider de ces questions est toujours d’actualité dans un domaine de la
44 - Voir Mara Viveros Vigoya, « Blanqueamiento y ascenso social en una sociedad pigmento-
crática », conférence au XIVe Congreso de Antropología, Universidad de Antioquia, Colombia,
2012.
45 - Candace West and Sarah Fenstermaker, « Doing difference », Gender and Society, vol. 9,
no 1, 1995, p. 8-37.
L’intersectionnalité au prisme du féminisme latino-américain - 53
connaissance qui n’est pas au-dessus ou en dehors des asymétries dans la pro-
duction et la diffusion des connaissances et dans la participation et la repré-
sentation politique 46.
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Les analyses intersectionnelles permettent et favorisent une réflexion per-
manente sur la tendance de tout discours émancipateur à adopter une position
hégémonique et à générer toujours un champ de savoir-pouvoir qui comporte
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Pour cette raison, bien que l’intersectionnalité se soit jusqu’à présent avérée
une perspective fructueuse, il faut éviter toute attitude prescriptive à son égard.
Il me semble que les questionnements théoriques autour du concept de genre
– dans les termes posés par une des théoriciennes principales du concept,
l’historienne Joan Scott, quand elle souligne que le genre est seulement utile
comme une question 49 et qu’en tant que telle, celle-ci n’a de réponse que dans
des contextes spécifiques et à travers des recherches ponctuelles – sont aussi
valables pour penser ce que l’on appelle aujourd’hui l’intersectionnalité. Il s’agit
non seulement de se poser des questions sur l’intersectionnalité telles que :
est-ce une théorie, une méthode, une perspective, une catégorie analytique,
une catégorie uniquement juridique ?, mais aussi de développer une approche
qui exige la formulation continuelle des questions en fonction des objets
d’étude, des contextes de production et de réception de questions qu’elle pose.
S’inspirant de ce type de questionnement, l’intersectionnalité pourrait être
conçue comme un mode d’interrogation et comme un lieu de rencontre de
plusieurs traductions spécifiques, au lieu de l’imaginer comme une réponse
prédéterminée à laquelle on doit se conformer.
AUTEUR
Mara Viveros Vigoya est professeure d’études de genre et d’anthropologie à l’Université
nationale de Colombie. Ses recherches portent depuis longtemps sur le genre, la sexualité,
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la race et la classe. Elle est l’auteure de nombreux articles, chapitres et ouvrages sur ces
thèmes, y compris De quebradores y cumplidores : sobre hombres, masculinidades y rela-
ciones de género en Colombia (Universidad Nacional de Colombia, Bogotá, 2002). Raza,
etnicidad y sexualidades : ciudadanía y multiculturalismo en América Latina (Universidad
Nacional de Colombia, 2008, co-dir. avec Peter Wade et Fernando Urrea). Elle est actuel-
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lement membre de l’Institute for Advanced Study à Princeton, jusqu’en juin 2015.
RÉSUMÉ
L’intersectionnalité au prisme du féminisme latino-américain
Dans cet article, j’explore le sens du « tournant intersectionnel» dans la théorie féministe
depuis l’Amérique Latine et à partir d’une politique de la connaissance ancrée dans l’his-
toire locale et l’expérience vécue des femmes et des hommes de ce sous-continent. Pour
ce faire, je reviens sur la généalogie des approches dites intersectionnelles, en incluant
dans ce récit les apports des pensées féministes latino-américaines. J’identifie quelques-
unes des grandes lignes du débat sur l’intersectionnalité afin de montrer sa portée et ses
limites, liées en grande partie à sa large diffusionn et, enfin, je me sers de mes propres
recherches pour mettre en avant la portée théorique et critique d’une approche intersec-
tionnelle localisée et contextualisée.
ABSTRACT
Intersectionality through the prism of Latin American feminism
In this article I explore how the “intersectional shift” in feminist theory looks from Latin
America and how can we rethink intersectionality from a politics of knowledge anchored
in local Latin American history, as well as in the experience lived by men and women on
this continent. In order to do so, I retrace the genealogy of approaches called intersectional,
including the contributions of Latin American feminists; I identify some of the main lines
of the debate around intersectionality to show its influence, but also its limits, associated
largely with its spread and lastly, I use my own research to emphasize the theoretical and
critical significance of a localized and contextualized intersectionality.