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sur les différents fronts européens. Ces hommes, improprement appelés
« tirailleurs sénégalais », combattirent sous les ordres d’officiers français
aux côtés d’unités européennes. Leur incorporation nécessita des amé-
nagements particuliers de la part du haut-commandement français. Le
principal obstacle à l’emploi de ces troupes était d’ordre linguistique. En
effet, très rares étaient les officiers français formés aux langues africaines,
et, réciproquement, les recrues africaines enrôlées massivement à partir
de 1914 ne maîtrisaient pas le français. La solution retenue par le haut-
commandement fut la promotion du bambara, langue véhiculaire du groupe
mandé en usage dans certaines régions d’Afrique de l’Ouest, au rang de
langue officielle des troupes africaines1. Cette décision s’inscrivait dans le
prolongement des politiques de recrutement d’avant-guerre. En effet, les
bambarophones (dont la majorité occupaient un espace correspondant
approximativement à l’actuel Mali) fournissaient dès avant 1914 une forte
proportion des contingents de tirailleurs africains employés aux opérations
de « pacification ». Plusieurs ouvrages furent publiés à l’intention des offi-
ciers et sous-officiers français appelés à commander ces troupes. Il s’agit du
Petit Manuel français-bambara et du Petit Dictionnaire français-bambara et
bambara-français publiés par Moussa Travélé, interprète titulaire de pre-
mière classe de la colonie du Haut-Sénégal-Niger, en 1910 et 1913, ainsi
que du Petit Manuel Français-Bambara à l’usage des troupes noires publié par
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langue bambara, une série de dialogues mettant en scène des interactions
courantes dans le cadre du service armé, ainsi qu’un lexique très synthétique
de termes considérés comme essentiels.
Les linguistes ont souligné depuis longtemps les problèmes d’analyse
soulevés par les dictionnaires unilingues. Ils ont démontré que, loin de
constituer des outils au contenu neutre et purement descriptif, les dic-
tionnaires sont des objets complexes, dont il fallait étudier « les contenus
implicites (trahissant les idéologies), les intentions assumées (didactisme,
pédagogie) et les rapports qu’ils entretiennent avec les jugements de valeur
sociaux »3. Mais ce qui est vrai des dictionnaires unilingues ne l’est pas moins
des dictionnaires bilingues, pourtant « le plus souvent considérés comme
de simples outils », comme le notent Alain Rey et Simone Delesalle4. Ces
ouvrages reflètent la variété des enjeux de pouvoir liés au phénomène de la
traduction. La politique de traduction mise en place dans les unités afri-
caines et ses hésitations, témoignent en effet de l’ambiguïté de la politique
coloniale française sous la Troisième République, partagée entre un idéal
assimilateur et des pratiques d’association souvent imprégnées de préjugés
racialistes. Ces dernières reflètent les rapports de pouvoir inhérents à la
« situation coloniale »5, que ce soit à travers le lexique traduit ou bien à tra-
vers les paratextes. Enfin, l’exemple des manuels de langue français-bambara
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ayant servi en Afrique subsaharienne, notamment dans les rangs de la mis-
sion Congo-Nil en 1898-1900, il n’ignore pas la grande variété des langues
africaines, et les problèmes qu’elle peut soulever dans la perspective d’un
recrutement massif. Il souligne ainsi la nécessité de l’apprentissage du français
par les recrues africaines et se montre très optimiste quant à leurs « disposi-
tions à apprendre les langues6 », dispositions qu’il attribue à la multiplicité
des idiomes existant en Afrique de l’Ouest. L’apprentissage du français par les
tirailleurs occupe d’ailleurs une place importante dans le projet de Mangin
puisque les anciens tirailleurs sont voués à devenir, après leur démobilisation,
l’un des vecteurs de l’influence française en Afrique.
A priori, la politique linguistique préconisée par le général Mangin à
l’égard des tirailleurs africains s’inscrit parfaitement dans le projet républicain
assimilateur tel qu’il est formulé en métropole. En effet, les lois militaires
promulguées sous la Troisième République, notamment celles de 1872 et
de 1889, qui instaurent le service militaire obligatoire et personnel, s’ac-
compagnent d’une vaste réflexion sur le rôle de la caserne comme école de
la citoyenneté7. La langue occupe une place centrale dans ce projet politique
puisque c’est à la caserne que les recrues, issues de toutes les régions fran-
çaises et de toutes les classes sociales, apprennent le français et abandonnent
leurs dialectes.
La publication de plusieurs manuels français-bambara à destination
des officiers français témoigne de l’abandon partiel de cet idéal assimila-
teur et procède d’un double constat. D’une part, les indigènes africains
6. Ibid.
7. O. Roynette, « Bons pour le service ». L’expérience de la caserne en France à la fin du
xixe siècle, Paris, 2000.
360 STÉPHANIE SOUBRIER
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un dictionnaire bambara-français dans l’introduction duquel il énumère les
facilités de la langue bambara : elle ne comporte aucune conjugaison, aucune
déclinaison, les mots y sont absolument invariables, la construction d’une
proposition y est très simple. Monseigneur Bazin considère d’ailleurs que
le bambara n’est pas une langue mais un « dialecte », terme auquel s’attache
alors une connotation péjorative. Il concède cependant que le bambara est
de tous les dialectes mandé « le plus avancé, celui qui s’écarte le plus du
langage primitif »9. Une telle affirmation est représentative des théories lin-
guistiques de la fin du xixe siècle, qui établissent une hiérarchie des langues.
Monseigneur Bazin classe le bambara parmi les langues agglutinantes, qui
correspondent, selon la typologie mise au point par le linguiste allemand
August Schleicher, à un stade intermédiaire de développement, à mi-chemin
entre les langues isolantes, dites primitives, et les langues flexionnelles, dites
civilisées (ces dernières correspondant aux langues indo-européennes). Cela
étant, il précise que l’agglutination du bambara est peu avancée, qu’elle
semble encore « à ses débuts »10, car la plupart de ses radicaux sont encore
monosyllabiques. Quelques années plus tard, Maurice Delafosse, adminis-
trateur colonial et linguiste, donne raison à Monseigneur Bazin en affirmant
lui aussi que le bambara est un dialecte de la langue mandé11, essentiellement
composé de monosyllabes. Le bambara est ainsi perçu comme un idiome
inférieur au français, et sa maîtrise est considérée par les linguistes de l’époque
comme un exercice relativement facile pour des Français habitués à parler
une langue hautement sophistiquée. Malgré cela, rares sont les officiers et
sous-officiers français qui parlent le bambara. Le cas de Raymond Escholier,
sous-officier français qui emporte aux Dardanelles des grammaires bambara
et le Petit Manuel de Moussa Travélé, constitue sans doute une exception12.
De manière générale, les officiers français font appel aux sous-officiers indi-
gènes pour traduire les ordres donnés aux tirailleurs africains. Ainsi, le 20
août 1914, le commandant du 5e bataillon de tirailleurs sénégalais rappelle
l’interdiction de feindre la maladie pour échapper au combat et « invite les
commandants de compagnie à faire interpréter ces ordres aux tirailleurs
par leurs gradés indigènes13 ». Les opérations de traduction du français au
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bambara apparaissent donc plutôt comme l’apanage d’une catégorie parti-
culière de soldats africains : les sous-officiers indigènes. À ce titre, on peut
supposer que la maîtrise du bambara s’insère dans une concurrence interne
aux tirailleurs, puisqu’elle constitue l’un des critères de promotion des soldats
indigènes aux grades de sous-officiers.
La publication en 1916 d’un manuel anonyme intitulé Le Français tel
que le parlent nos tirailleurs sénégalais témoigne de l’abandon partiel de l’en-
seignement du français aux tirailleurs, aussi bien que de l’échec de l’appren-
tissage du bambara par les officiers français. La solution retenue réside dans
l’invention d’une nouvelle langue, qualifiée de « petit nègre » ou « langage
tirailleur »14. Ce sabir est destiné aux gradés européens commandant des
troupes africaines, et remplit un objectif purement utilitaire : « se faire com-
prendre en peu de temps de leurs hommes15 » sans avoir besoin de faire appel
à un interprète. Ce dernier point a sans doute joué un rôle non négligeable
dans l’adoption du « petit nègre », les officiers se méfiant souvent des gradés
indigènes aussi bien que des missionnaires recrutés comme interprètes16.
La maîtrise des opérations de traduction s’inscrit donc dans des enjeux de
pouvoir complexes, au sein même du bataillon. Le « langage tirailleur » est
doté de règles grammaticales adaptées aux capacités intellectuelles limitées
qu’on prête aux Noirs. Le résultat est une langue au lexique sommaire et à
12. R. Escholier, Avec les tirailleurs sénégalais 1917-1919, Lettres inédites du front
d’Orient. I : juin 1917-avril 1918, A. Minet éd., Paris, 2013, p. 43 et p. 50.
13. Journal de Marches et d’Opérations du 5e bataillon, Service historique de la Dé-
fense (SHD), 26N869/7.
14. Le Français tel quel le parlent nos tirailleurs sénégalais, Paris, 1916, p. 8.
15. Ibid., p. 8.
16. C. Van den Avenne, « Bambara et français-tirailleur… », art. cité, p. 123-150.
362 STÉPHANIE SOUBRIER
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le cas du manuel du père Ferrage, dans lequel on peut lire par exemple la
séquence suivante : « La France est notre mère. Les tirailleurs sénégalais
sont ses enfants. Pour elle ils ont versé leur sang. Elle cherche par tous les
moyens à les aider18. »
Ce manuel comporte 44 pages de dialogues mis en scène dans des
situations propres à la vie militaire, subdivisés en très brefs chapitres (par
exemple : « À la caserne » ou « Chez le médecin »). La modalisation jussive y
est omniprésente. Le père Ferrage traduit ainsi de très nombreuses formules
à l’impératif (« Lève ton bras ! », « Suis-moi ! », « Tais-toi ! ») ou conjuguées
au futur de l’indicatif à valeur d’impératif (« À onze heures, tu prépareras
le dîner19 »). La contrainte peut également se traduire par des injonctions
collectives averbales (« Tout le monde au lavabo20 »). Elle prend parfois une
tournure plus pédagogique, qui se traduit par le présent de vérité générale
à valeur injonctive (« Le bon soldat respecte ses chefs21 ») ou par des moda-
lisations déontiques (« Le soldat doit avoir beaucoup de confiance en ses
chefs22 »).
Le statut subordonné des soldats africains se lit dans le tutoiement géné-
ralisé qu’utilise le père Ferrage : « Tu as la tête dure23. » Si le vouvoiement
n’existe pas en bambara, rien n’empêchait le père Ferrage d’y avoir recours,
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Le manuel de Moussa Travélé, interprète de 2e classe au service des
Français dans la colonie du Haut-Sénégal-Niger, présente un contrepoint
intéressant à celui du père Ferrage. Moussa Travélé étant né à Ségou, le bam-
bara est sa langue maternelle. Les phrases dont il propose la traduction sont
très souvent rédigées à la première personne du singulier (qui est absente dans
le manuel du père Ferrage). Si les mises en scène militaires sont quasiment
absentes du manuel de Moussa Travélé, publié quatre ans avant l’entrée en
guerre, le lexique de la domination coloniale y est en revanche omniprésent.
Il traduit ainsi les mots du recensement, de l’impôt et de la conscription.
À cet égard, le paragraphe XXIV, intitulé « la tournée de recensement », est
particulièrement révélateur. On peut y lire le dialogue suivant :
– Où est le chef du village ?
– Me voici.
– C’est toi le chef du village ?
– Oui, c’est moi. [...]
– Je viens pour recenser ton village. As-tu fini de payer ton impôt ?
– Il nous reste 15 fr. 50 à payer.
– Tu ne les as pas payés ?
– Je n’ai pu les faire payer à ceux qui les doivent.
– Donne-moi leurs noms. Demain matin nous ferons le recensement du
village. Les gardes à cheval se tiendront tout autour du village. Les gardes
à pied entreront dans le village et feront sortir le monde. Vous regarderez
dans les cases s’il n’y a personne de caché27.
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Jean Calvet, qui a étudié les emprunts du bambara au français, défend la
thèse selon laquelle :
Les emprunts que se font mutuellement deux communautés linguistiques
témoignent des types de rapports qu’entretiennent ou ont entretenus ces
communautés, proposition qui porte autant sur le nombre d’emprunts et
sur l’équilibre ou le déséquilibre de ce nombre dans l’une et l’autre langue
que sur les domaines sémantiques d’emprunts29.
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au français désignent des ingrédients cultivés en Europe (carottes et navets)
voire des recettes du répertoire culinaire européen, comme l’omelette. Les
Français ont également importé des unités de mesure inconnues des sociétés
soudanaises. C’est le cas des unités de poids et de mesure (le mètre et le kilo),
de temps (la minute) et des unités monétaires, qui sont désignées par des mots
français. Ces types d’emprunts sont particulièrement révélateurs d’un rapport
de force entre les deux groupes de locuteurs car il s’agit d’« emprunts structu-
raux […] qui concernent non pas seulement un terme, un ensemble de termes
ou une construction syntaxique, mais l’organisation structurale d’un certain
domaine33 ». Moussa Travélé signale ainsi l’existence d’une nouvelle unité de
mesure, le « cent français » (silamiya-kémé)34 qui modifie la numération tradi-
tionnelle bambara, qui s’arrêtait auparavant à 80. Or Louis Deroy affirme que
« les noms de nombres sont parmi les plus stables du vocabulaire35 ». L’emprunt
d’un terme français témoignerait ainsi de la force de la domination coloniale.
Certains emprunts au français témoignent des bouleversements sociaux
engendrés par la domination coloniale. Le mot « soldat » possède ainsi deux
traductions différentes en bambara. Le terme « sofa », apparaît dans le diction-
naire de Monseigneur Bazin en 1906, et désigne un « soldat au service d’un
chef indigène ». Mais Moussa Travélé et le père Ferrage ne mentionnent que
le terme soldaci qui désigne un auxiliaire de l’armée française. Les Français
n’ont pas repris à leur compte le terme sofa et ont préféré en créer un nou-
veau, calqué sur le français soldat, sans doute afin de bien différencier un
guerrier au service d’un chef indigène d’un soldat portant l’uniforme français.
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le mot « bambara » tous les captifs qui provenaient de l’intérieur du continent
africain. Les Français, eux, ont fait du terme un synonyme de « soldat ».
En 1910, un capitaine français écrit ainsi que le nom de « bambara » « sert
communément à désigner tous les brillants soldats noirs soudanais de toutes
races dont se composent nos troupes noires37 ». Une telle traduction n’avait
rien d’évident, puisque les auteurs soulignaient généralement la vocation
agricole des Bambara. Le père Ferrage ne fait pas exception à cette règle, mais
les réalités agricoles sont totalement absentes de son manuel, qui présente
les bambarophones dans un contexte très différent, celui des tranchées de la
Première Guerre mondiale, dont la violence transparaît dans les dialogues mis
en scène : « Cette blessure a abîmé ton bras ; peut-être le couperons-nous38. »
La réputation militaire des Bambara repose en partie sur leur histoire préco-
loniale, ainsi que sur la résistance qu’ils ont opposée à la pénétration française
dans les années 1890. Les Bambara furent recrutés comme auxiliaires de l’ar-
mée française dès 1892 et en 1909, ils représentaient 50 à 55 % des troupes
indigènes de l’Afrique de l’Ouest39. Mais c’est surtout durant la Première
Guerre mondiale qu’ils furent mis à contribution, ce qui explique en partie
le choix de leur langue comme langue véhiculaire des bataillons sénégalais40.
36. J. Bazin, « À chacun son Bambara », dans Au cœur de l’ethnie. Ethnies, tribalisme et
État en Afrique, J.-L. Amselle et E. M’Bokolo éd., Paris, 1985.
37. Archives nationales (AN), 149AP/9, notice Bambaras.
38. P.-M. Ferrage (Père), Petit Manuel Français-Bambara…, op. cit., p. 21.
39. AN, 149AP/9, « Extrait d’une note sur la constitution d’une réserve de troupes
noires en Afrique occidentale, adressée à Monsieur le général Gallieni en réponse à un
questionnaire envoyé par cet officier général », 31 mai 1910.
40. J. Lunn, « “Les Races Guerrières”, racial preconceptions in the french military
about west african soldiers during the First World War », Journal of Contemporary History,
4 (1999), p. 517-536.
TRADUIRE, ASSIMILER, ASSOCIER ? 367
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un exemple de l’entreprise taxinomique qui caractérise toute colonisation et
qui constitue selon Louis-Jean Calvet « le versant linguistique du droit de
s’approprier41 ». Tour à tour synonyme d’esclave et de soldat, l’ethnonyme
« bambara » servait avant tout à dire l’altérité et la subordination.
Stéphanie Soubrier
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2017/1 20 | pages 357 à 367
ISSN 1298-6216
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-hypotheses-2017-1-page-357.htm
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