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République Algérienne Démocratique et Populaire

Ministère de l’Enseignement Supérieur et de la Recherche Scientifique

Université de Ghardaïa
Faculté des Lettres et des Langues
Département de Langue et Littérature française

Mémoire de Master
Pour l’obtention du diplôme de
Master de français
Spécialité : Littérature générale et comparée

Présenté et soutenu publiquement

Par

BENOUDINA Aicha
Titre :

L'INTERTEXTUALITE ENTRE LA NOUVELLE DE FIODOR


DOSTOIEVSKI « LA DOUCE » ET LE ROMAN DE LEILA
SLIMANI « CHANSON DOUCE »

Directeur de mémoire :
Jury :

Mme. GABANI Aicha, Université de Ghardaia - Président

Mme. BEN RAHAL Meriem Université de Ghardaia -Rapporteur

Mr. ROUBECHE Azzeddine Université de Ghardaia -Examinateur

Année Universitaire : 2017/2018


DEDICACES
J’ai le grand honneur de dédier ce travail
A MON MARI Nacereddine,
que je remercie pour son soutien inconditionnel de tous les jours
et surtout durant les moments difficiles de mes études.

A MON PETIT BEBE encore fœtus,


je te remercie d’avoir été gentil et patient durant mes nuits d’études.
Ta présence me tenait compagnie, chacun de tes petits mouvements m’apportait
joie , bonheur et encouragement.

A MES CHERS PARENTS , avec tout mon amour,


je dédie ce mémoire en premier à mon père.
Tous les mots ne sauraient exprimer ma gratitude et ma
reconnaissance pour son dévouement et ses sacrifices, il
a toujours été à mes côtés pour me soutenir et m’épauler.
A ma chère mère ,
tous les mots ne pourraient témoigner ma gratitude envers elle;
à elle aussi je dédie cette thèse comme fruit de son dévouement .

A MON ADORABLE SŒUR Zohra,


je te remercie pour ton soutien continu.
Je suis chanceuse de t’avoir à mes côtés.

A MES FRERES Hakim et Abderrahmane ainsi que MON BEAU-FRERE Brahim.


A MES NEUVEUX Safa et Amine,
je vous souhaite tout ce qu’il y a de meilleur.

A MA BELLE FAMILLE, mon beau-père, ma belle-mère et mes beaux-frères .

A MES GRANDS PARENTS.

A MES ONCLES , à MES TANTES et à toute la famille.

Enfin, je vous remercie tous pour vos encouragements.


Remerciements

Je tiens d'abord à exprimer tout mon respect et toute ma


reconnaissance à mon encadreur Madame BEN RAHAL,
pour sa bienveillance, ses encouragements et ses conseils.

Mes remerciements vont , aussi , aux membres du jury


pour avoir accepter de lire et d’ évaluer mon travail.
INTRODUCTION
Introduction

La littérature est pour nous, un domaine de prédilection. On aime, depuis l’enfance, la


sensation de plaisir que procure la lecture : plaisir d’identifier dans une œuvre une
référence par rapport à d’autres que l’on a beaucoup aimées, ou plaisir de se retrouver
plongé dans un autre univers.

Comme l’a écrit Umberto Eco: « Les livres parlent toujours d’autres livres, et chaque
histoire raconte une histoire déjà racontée »1, donc, la littérature est intertextuelle par
nature. Il n’existe pas de création ex nihilo, les écrivains sont toujours influencés
consciemment ou inconsciemment par leurs prédécesseurs. Ils sont tributaires de leurs
cultures littéraires.

Il y avait deux ans, par hasard, en regardant un reportage à la télévision, nous étions
impressionnés par une nouvelle qui concerne notre spécialité et qui nous concerne
comme étant des étudiants en littérature française, c’était un évènement marquant qui
date du 3 novembre 2016, une jeune franco-marocaine qui s’appelle Leila Slimani été
couronnée par le prix Goncourt de l’an 2016, pour son deuxième roman Chanson douce.

Notre choix pour ce roman relève de notre curiosité de comprendre comment cette
auteure, une lauréate jeune en écriture et en âge a pu produire une œuvre tellement
originale qui a gagné l’étonnement des membres de l'académie Goncourt.

Donc nous avons fait des recherches sur cette auteure et son œuvre pour découvrir son
style, son histoire, ses critères distinctifs qui l’a menée d’avoir ce plus prestigieux prix
de la littérature française.

Nous avons eu l’occasion d’avoir et de lire ce bouquin qui, dès le début, et depuis ses
premières pages du premier chapitre , nous avons été fasciné et attiré par un épigraphe

retiré de l’œuvre de Crime et châtiment de Fiodor Dostoïevski qui parait vraiment


mystérieux et qui porte une certaine ambigüité : « Comprenez-vous, Monsieur,
comprenez-vous ce que cela signifie quand on n’a plus où aller ? » La question que

1
Umberto Eco, Apostille au nom de la rose, Le Livre de Poche, Paris, 1987, p. 25.

5
Introduction

Marmeladov lui avait posée la veille lui revint tout à coup à l’esprit. « Car il faut que
tout homme puisse aller quelque part. »2

Cela nous a donné un autre champ de recherche sur un nouveau nom littéraire du XIXe
siècle de l’une des plus anciennes littératures universelles : la littérature russe. Et
finalement nous étions arrivés à découvrir que Dostoïevski , l’auteur russe a déjà écrit
une nouvelle qui s’intitule « La douce » .

À partir de la définition de Genette des relations textuelles : « tout ce qui [... ]met [un
texte] en relation, manifeste ou secrète, avec d'autres textes »3, nous allons conduire
notre recherche sur le fondement de la problématique suivante : quels sont les procédés
intertextuels utilisés par Slimani dans son roman Chanson douce en s’inspirant de la
nouvelle de Dostoïevski ?

Alors, dans notre travail, nous allons entamer une analyse qui s’appuie sur cette récente
approche apparue vers les années 60 dans le domaine de la critique littéraire qui est
l’intertextualité.

De ce point de vue, notre objectif est de montrer qu’il y a un impact de la littérature


russe sur la littérature francophone et précisément l’impact de Dostoïevski, l’écrivain
russe, sur l’écrivaine marocaine Leïla Slimani. Car, d’après la première lecture des deux
œuvres, il nous a paru que l’origine de cette influence est la ressemblance entre les
personnages, ou plutôt , notre auteure contemporaine a fait un clonage de l’œuvre du
XIXe siècle : c’est comme un clonage de personnages et de l’histoire dans son bouquin
selon son propre style.

Cependant, l’objectif de notre travail est de lancer les passerelles qui se construisent
entre ces deux œuvres de deux époques différentes et deux littératures différentes, en
cherchant à octroyer à la littérature une autre figure qui repose particulièrement sur une
écriture de toute évidence inspirée des travaux déjà effectués.

2
Leila Slimani, Chanson douce, Gallimard, Paris, 2016, p.11.
3
Gérard Genette, Palimpsestes – La Littérature au second degré, Editions du Seuil, 1982, p.13.

6
Introduction

Le titre du roman de Leila Slimani, Chanson douce, nous a semblé un critère de


sélection, vu qu’il se présente comme un paratexte par excellence. Car le titre de
Slimani nous mène à déchiffrer les rapports et les corrélations entre son roman et la
nouvelle de Dostoïevski, la douce.

De plus, nous analyserons d’autres éléments intertextuels qui nous semblent importants
dans notre recherche. D’abord, nous essayerons d’étudier l’épigraphe pour montrer le
rapport intertextuel qui existe entre ces deux œuvres. Ensuite, nous allons aussi étudier
le personnage de la femme qui s’est suicidée dans la nouvelle russe et de la nounou du
roman francophone. Enfin, nous tenterons d’analyser les pratiques hypertextuelles telles
que la thématique dans Chanson douce de Slimani par rapport à La douce de
Dostoïevski.

Pour ce faire, nous avons choisi, comme exemple, le thème suicide, la vie quotidienne
et les classes sociales, les ambitions féminines et la servitude.

Pour répondre à la problématique, nous avons articulé notre travail sur le plan
méthodologique en deux chapitres. Avant d’entamer cette analyse, nous avons jugé
intéressant de consacrer un chapitre aux concepts théoriques afin de tracer le chemin
d’analyse et encadrer notre champ d’étude. Alors, nous avons intitulé notre premier
chapitre : Intertextualité : origine et développement où nous allons exposer les concepts
relatifs à cette notion d’intertextualité : son origine, la naissance du concept ainsi que
l’ensemble des définitions développées par différents théoriciens. Cela, va nous servir à
bien dans notre recherche.

Dans le deuxième chapitre, intitulé : Les composantes intertextuelles dans l’œuvre de


Leila Slimani , nous allons étudier les indices intertextuels tels que le titre comme étant
un élément paratextuel , les épigraphes et l’incipit.

Ensuite, nous nous pencherons sur l’analyse des personnages comme relation de
coprésence pour démontrer les liens existant entre ces personnages de La douce et de
Chanson douce. En dernier lieu, nous soulèverons l’analyse de la thématique commune
des deux œuvres.

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CHAPITRE I
Intertextualité, origine et
développement

5
Chapitre I : Intertextualité, origine et développement

Au XXe siècle, la littérature connait un grand essor au niveau de la recherche de


pratiques et de moyens novateurs pour les appliquer dans les textes littéraires et pour
ouvrir de nouvelles perspectives de réception et d’interprétation .

Pour les chercheurs, leur objet d’étude dans cette période était les plus anciennes
époques historiques telle que l’Antiquité, qui joue un rôle prépondérant dans cette
phase, car plusieurs écrivains ont été inspirés par les mythes grecs et romains, et même
par les livres Saints qui deviennent des modèles narratifs pour la rédaction de plusieurs
œuvres littéraires.

Ainsi, d’après les besoins contemporains, les significations des images et la


connaissance du sujet changent et évoluent à travers la théorie de l’intertextualité ; ce
qui détermine l’actualité de la recherche.

Le fait que nous avons choisi comme thème de recherche : l’intertextualité entre le
roman de Chanson douce de Leila Slimani et la nouvelle de Fiodor Dostoïevski, La
douce, notre champ théorique est délimité.

De ce fait, dans ce chapitre, il est nécessaire d’éclaircir cette notion d’intertextualité,


donner sa définition, déterminer l’origine de son contexte et dévoiler ses différents
indices.

Puisque notre corpus d’étude s’inscrit dans deux périodes différentes et deux littératures
distinctes, nous tenterons d’examiner le traitement attribué à la notion d’intertextualité
par la critique littéraire. Par la suite, nous nous pencherons sur l’appoint que peut
apporter cette présente recherche à l’étude de ce phénomène au roman de Leila Slimani.

Nous allons essayer d’offrir une vision large des utilisations que l’on a pu faire du
concept et son évolution et des définitions que l’on a pu en donner et qui ont toutes
pour visée, la présence d’un texte antérieur ayant son reflet dans un autre texte.

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Chapitre I : Intertextualité, origine et développement

I.1. Mikhaïl Bakhtine et le dialogisme : Genèse du concept

La notion de l’intertextualité est issue de l’une des théories bakhtiniennes, celle de


dialogisme.

Dans la seconde moitié du XXe siècle, Les théories de l’historien russe Mikhaïl
Bakhtine (1895-1975) étaient introduites dans le champ français, notamment grâce à
Julia Kristeva et Tzvetan Todorov qui ont interprété les écrits de Bakhtine qui datent de
la première moitié du siècle . 4

Cette introduction des textes de Bakhtine n’a pas été sans difficulté, étant donné
l’obstacle de la langue (peu d’intellectuels francophones connaissant le russe), mais elle
a été accompagnée d’une impressionnante force d’imprégnation, pénétrant la totalité du
champ des sciences humaines.5

En effet, en publiant ses deux monographies gigantesques sur Rabelais et Dostoïevski ;


l’Œuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen Âge et sous la
Renaissance et Problèmes de la poétique de Dostoïevski, dont les traductions paraissent
chez Gallimard en 1970, il expose sa théorie de l’énoncé et du dialogisme.

En ce qui concerne le concept de dialogisme, Bakhtine a exposé sa réflexion dans


Esthétique et théorie du roman et Esthétique de la création verbale6.Dans la préface de
ce dernier livre, Tzvetan Todorov dit que la pensée de Bakhtine s’impose à certaines
excès des formalistes russes auxquels Bakhtine critique l’exagération dans l’autonomie
du texte en oubliant le contenu de l’œuvre littéraire, dans son rapport avec le monde ,et
sa forme comme intervention de l’auteur :

« Quelles sont les grandes options de l’esthétique formaliste ? L’art et la littérature s’y
définissent par ceci qu’ils ne servent pas des fins extérieures mais trouvent leur justification
en eux-mêmes. Du coup, l’essentiel n’est pas dans la relation de l’œuvre avec des entités
autres ---- le monde, ou l’auteur, ou les lecteurs---- mais dans la relation de ses propres
éléments constitutifs entre eux. »7

4
Tiphaine Samoyault, L'intertextualité: Mémoire de la littérature, Armand Colin, 2013, p.19.
5
https://journals.openedition.org/slavica/348?lang=en , consulté le 07/01/2018.
6
Parus respectivement aux éditions Gallimard en 1978 et 1984.
7
Tzvetan Todorov, Préface d’Esthétique de la création verbale, Gallimard, Collection Bibliothèque des
Idées, Paris, 1984, p.9.

10
Chapitre I : Intertextualité, origine et développement

En d’autres termes, Bakhtine veut qu’on donne de l’importance au contexte historique,


sociologique, idéologique et biographique d’une œuvre contrairement aux formalistes
qui se contentent de la forme et négligent le contenu du texte et sa relation avec le
monde et la société.

Pour le premier, Esthétique et théorie du roman, il occupe, depuis les années 1960, une
place fondamentale dans l’analyse littéraire. Elle est lue et commentée dans les
universités d’Europe, d’Amérique du Nord et d’Amérique Latine. Or, cette œuvre est
également centrale dans le domaine des sciences du langage, et tout particulièrement de
la linguistique du discours.

C’est pour cette raison, la théorie bakhtinienne du dialogisme a contribué à un apport


de renouvellement dans la linguistique et dans la stylistique, alors trop fermées sur le
texte clos ; la citation qui suit révèle l’attitude et la tendance de Bakhtine :

« l’aspect dialogique du discours et tous les phénomènes qui lui sont liés, sont restés
jusqu’à une époque récente, en dehors de l’horizon de la linguistique. Pour ce qui
est de la stylistique, elle était complètement sourde au dialogue. Elle concevait
l’œuvre littéraire comme un tout fermé et autonome, dont les éléments composent un
système clos, ne présupposant rien en dehors de lui-même, aucune autre
énonciation. »8

Pour définir cette théorie, Bakhtine la définie par une série de termes qui valorisent
l’idée du dialogue des textes en disant que : « le roman […]est un phénomène
pluristylistique, plurilingual, plurivocal »9

Il cherche à mettre en évidence la pluralité des voix dans tous les textes, ce qui est
connu sous le nom de « polyphonie » , mot introduit en théorie littéraire en Europe de
l'Ouest dans les années 1960.10

C'est dans Problèmes de la poétique de Dostoïevski, que le mot polyphonie est utilisé le
plus largement et est défini le plus clairement :

« Dostoïevski est le créateur du roman polyphonique. [...] Le mot (= le discours)


du héros sur lui-même et sur le monde est aussi valable et entièrement signifiant que

8
Mikhaïl Bakhtine, Esthétique et théorie du roman, Gallimard, Coll. Tel, Paris, 1987, p. 970.
9
Ibid., p.87.
10
Tiphaine Samoyault, L'intertextualité: Mémoire de la littérature, Armand Colin, Paris, 2013, p.56.

11
Chapitre I : Intertextualité, origine et développement

l'est généralement le mot (= le discours) de l'auteur ; il n'est pas aliéné par l'image
objectivée du héros, comme formant l'une de ses caractéristiques, mais ne sert pas
non plus de porte-voix à la philosophie de l'auteur. Il possède une indépendance
exceptionnelle dans la structure de l'œuvre, résonne en quelque sorte à côté du mot
(= discours) de l'auteur, se combinant avec lui, ainsi qu'avec les voix tout aussi
indépendantes et signifiantes des autres personnages, sur un mode tout à fait
original » 11

La polyphonie est un mot pris du grec « poluphônia » et qui veut dire, d'après
l'étymologie, multiplicité de voix ou de sons. Initialement, il a été utilisé dans le
vocabulaire de la musique vocale .12

Ce terme fait allusion à « un procédé d'écriture qui consiste à superposer deux ou


plusieurs lignes, voix ou parties mélodiquement indépendantes, selon des règles
contrapuntiques »13.

Dans le roman polyphonique, nous constatons que l'essentiel est la libération des
personnages par rapport à l'auteur-narrateur. Le personnage ne reflète pas la pure
conscience de l'auteur-narrateur. Il a autant d'autorité que celui-ci. De cette façon, le
roman présente une multiplicité de consciences indépendantes, d'idéologies variées et
de langages divers. De ce fait, selon Bakhtine, contrairement à l'épopée, qui est
fondamentalement monologique, dans la mesure où tous les personnages, le narrateur et
donc aussi le lecteur—narrataire, partagent la même vision du monde, sans que soit
laissée la moindre place pour une possibilité d'une autre conception , dans le roman
polyphonique chaque personnage a ses propres points de vue , ses propres conceptions
et idées desquelles résultent des attitudes distinctes .Par conséquent, le roman
polyphonique ne peut être un roman à une seule thèse.14

Cette polyphonie décèle un processus d'interaction entre différents personnages et


permet de découvrir la présence de l'autre dans le discours.

Bakhtine remet en cause l’univocité du langage et suggère le concept du dialogisme


car l’unicité et l’homogénéité de l’énoncé mènent à l’éclatement linguistique.

11
M. Bakhtine, Problèmes de la poétique de Dostoïevski, Seuil, 1998, Paris, p.33.
12
http://www.cnrtl.fr/definition/polyphonie , consulté le 20/04/2017.
13
Ibid.
14
http://www.fabula.org/atelier.php?Polyphonie_%3A_le_concept_bakhtinien , consulté le 19/11/2017.

12
Chapitre I : Intertextualité, origine et développement

« […] c’est donc bien l’unicité et l’homogénéité de l’énoncé qui est remise en cause,
comme, après Babel, l’unité de la langue fait place à l’éclatement linguistique »15

Ainsi, par sa théorie de l’énoncé et du dialogisme, Bakhtine montra que le roman n’est
pas un simple récit.

En parlant du concept du dialogisme, Bakhtine dit qu': « Il désigne les formes de la


présence de l'autre dans le discours : le discours en effet n'émerge que dans un
processus d'interaction entre une conscience individuelle et une autre qui l'inspire et à
qui il répond » 16

Dans ces études aussi, il perçoit que le roman est un fait de langage : « il redonne
également toute sa place au roman qu’il ne réduit pas au simple récit »17

Grâce à la théorie de Bakhtine, le concept de l’intertextualité est apparu ; selon laquelle


la compréhension d’un texte littéraire ne s’effectue qu’à travers sa relation avec d’autres
productions, plus exactement chaque texte s’entremêle avec un autre pour une meilleure
compréhension, c’est pourquoi nous devons étudier la relation entre ces textes.

I.2. Naissance du concept par Julia Kristeva

Selon Bakhtine : « L’auteur d’une œuvre littéraire (d’un roman) crée un produit verbal
qui est un tout unique (un énoncé). Il la crée néanmoins à l’aide d’énoncés hétérogènes,
à l’aide des énoncés d’autrui pour ainsi dire. »18

Cette citation est l’une des définitions de Bakhtine qui a inspiré à Kristeva celle de
l’intertextualité.

15
Nathalie Piégay-Gros, Introduction à l'intertextualité, Dunod, Paris, 1996, p. 25.
16
Ibid., p.25.
17
Ibid., p.25.
18
Bakhtine, Esthétique de la création verbale, Gallimard, Collection Bibliothèque des Idées, Paris, 1984,
p. 324.

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Chapitre I : Intertextualité, origine et développement

En se basant sur les travaux de Bakhtine, Kristeva définit l’intertextualité comme un


processus dynamique entre l’auteur, le récepteur et le contexte culturel :

« […] l'axe horizontal (sujet-destinataire) et l'axe vertical (texte contexte)


coïncident pour dévoiler un fait majeur : le mot (le texte) est un croisement de mots
(de textes) où on lit au moins un autre mot (texte). […] Bakhtine est le premier à
introduire dans la théorie littéraire : tout texte se construit comme mosaïque de
citations, tout texte est absorption est transformation d'un autre texte. A la place de
la notion d'intersubjectivité s'installe celle d'intertextualité, et le langage poétique se
lit, au moins comme double. »19

Le mot « intertextualité », parfois orthographié dans ses débuts avec un tiret « inter-
textualité », apparaît pour la première fois dans un article de Julia Kristeva précisément
consacré à Bakhtine, intitulé « Bakhtine, le mot, le dialogue et le roman »20.

Cet article sera repris deux ans plus tard dans le recueil Séméiotikè21 , mais entre-temps
Julia Kristeva aura continué d’utiliser le terme, notamment dans le manifeste tel-quelien
Théorie d’ensemble, paru fin 1968.

Comme en témoigne le titre de l’article fondateur, Kristeva établit la filiation entre le


dialogisme bakhtinien et l’intertextualité. Elle va reprendre alors le concept du linguiste
russe, et en adopter les principales facettes :

« Le statut du mot se définit alors a) horizontalement : mot dans le texte appartient à la


fois au sujet de l’écriture et au destinataire, et b) verticalement : le mot dans le texte est
orienté vers le corpus littéraire antérieur ou synchronique. »22

Chez Kristeva : « la lecture est un processus qui a plus d’importance que le processus
d’écriture de l’auteur dans la création des rapports entre une œuvre et d’autres qui
l’ont précédée ou suivie. »23

19
Julia Kristeva, Séméiôtiké : Recherches pour une sémanalyse, Seuil, Paris, 1969.
20
Julia Kristeva, « Bakhtine, le mot, le dialogue et le roman », in Critique, n° 239, avril 1967, pp.438-
465.
21
Ibid., p .145.
22
Ibid.
23
Julia Kristeva, La Révolution du langage poétique, Seuil, Paris, 1974, p. 60.

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Chapitre I : Intertextualité, origine et développement

Philippe Sollers, un des initiateurs de la collection Tel Quel 24 dans laquelle Julia
Kristeva publie Séméiotikè, lui emprunte également le terme, et revendique son
utilisation et en donne une définition consensuelle : « Le concept d’inter-textualité
(Kristeva) est ici essentiel : tout texte se situe à la jonction de plusieurs textes dont il est
à la fois la relecture, l’accentuation, la condensation, le déplacement et la
profondeur. »25

« En effet, il approuve que le texte soit toujours au croisement d'autres textes, car le mot
appartient au sujet ainsi qu’au destinataire, il est orienté vers les énoncés antérieurs et
contemporains. Par conséquent, dans une étude intertextuelle, ce n’est pas l’intention
seule de l’auteur qui compte, ce sont également les perceptions par le lecteur des traces
d’autres textes. L’intérêt de toute recherche intertextuelle est d’étudier comment la
cohabitation des textes produit de nouvelles significations. »26

Grâce aux travaux de Kristeva , la notion de l’intertextualité s’est donc imposée et


ouvrent un champ de concurrence entre plusieurs théoriciens litttérature comme
Roland Barthes, Michail Riffaterre et Gérard Genette.

I.3. Roland Barthes

A partir des années 1970, dans la mouvance de Tel Quel et du structuralisme français,
même si son œuvre a eu un retentissement plus large, Roland Barthe à son tour utilise le
terme et le concept d’intertextualité, en se situant explicitement dans la lignée de Julia
Kristeva, ceci est confirmé par cette citation :

« Texte veut dire Tissu ; […] derrière lequel de tient, plus ou moins caché , le sens (
la vérité), nous accentuons maintenant, dans le tissu ,l’idée générative que le texte
se fait , se travaille à travers un entrelacs perpétuel ; perdu […]le sujet s’y défait,

24
Tel quel est une revue de littérature française d'avant-garde, fondée en 1960 à Paris aux Éditions du
Seuil.
25
Philippe Sollers, « Ecriture et révolution », Théorie d’ensemble, Seuil, Coll. Tel Quel, Paris, 1968.
p.299.
26
Massinissa LOUAIL, « L’intertextualité dans le roman de Kamel Daoud Meursault, contre-
enquête », Mémoire de Master II en langue française : option Sciences des Textes Littéraires Français,
sous la direction du Pr. BOUDAA Zahoua , Université Abderrahmane Mira, Béjaïa, 2016, p.16.

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Chapitre I : Intertextualité, origine et développement

telle une araignée qui se dissoudrait elle-même dans les sécrétions constructives de
sa toile . […]nous pourrions définir la théorie du texte comme une hyphologie
(hyphos,c’est le tissu et la toile d’araignée) .»27

Sans l’utilisation du mot lui-même, il le représente par une série d’éléments définissants
l’intertextualité telle que Kristeva l’à créée : l’idée de la texture et de l’entrelacs des
textes, l’idée d’une génération ou productivité des hypotextes dans le nouveau texte.

Cependant, il agrémente son propos de nombreuses métaphores en employant ainsi


l’image du tissu ou encore de la toile d’araignée.

Il affirme que la notion de l’intertextualité est indissociable d’une conception du texte


comme étant une « productivité » en disant que : « le texte est une productivité, cela ne
veut pas dire qu’il est produit d’un travail, tel que pouvait l’exiger la technique de la
narration et de la maitrise de style, mais le théâtre même d’une production : le texte
travail à chaque moment, et de quelque coté que l’on prenne, même écrit (fixe) » 28.

Au sein de ses recherches, il insiste sur l’interaction entre le texte et le lecteur , en


impliquant le lecteur à l’interprétation du texte.

En plus, Barthes considère le texte comme une intersection où se rencontrent les écrits
préalables : « Tout texte est un intertexte ; d'autres textes sont présents en lui, à des
niveaux variables, sous des formes plus ou moins reconnaissables : les textes de la
culture antérieure et ceux de la culture environnante.»29

S’intéressant avant tout à la littérature, il développe sa théorie de l’intertextualité en


focalisant sur des réflexions sur l’esthétique de la réception.

Dans son livre intitulé: Le plaisir du texte, il met en relief la jouissance esthétique
qu’un lecteur éprouve devant une œuvre littéraire.

En d’autres termes, l’esthétique de la réception représente un aspect dominant et


important dans ses écrits. Nous observons également qu’il revient de façon répétée sur

27
Roland Barthes, « Le Plaisir du texte », Seuil, Points Essais, Paris, 1973 , p.85.
28
Ibid., p. 89.
29
Roland Barthes, « Théorie du texte », in Encyclopedia Universalis, 1973, p. 815.

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Chapitre I : Intertextualité, origine et développement

l’anonymat de l’intertextualité en prenant le texte comme un amas, un amalgame de


passages, provenant de différentes cultures.

Dans ce sens, Gignoux dévoile les raisons qui ont mené Barthes à insister sur
l’anonymat de l’intertextualité en disant : « Si Barthes insiste sur l’anonymat de
l’intertextualité, c’est pour étayer son rejet de la critique traditionnelle, celle qui
cherchait dans les textes la vérité unique de l’interprétation ».30

Néanmoins, la subjectivité et la réflexion de Roland Barthes dans l’interprétation de


l’intertexte ont favorisé une concurrence de recherche parmi d’autres critiques
littéraires.

I.4. La recherche de l’intertexte :Michael Riffaterre

A travers de nombreux articles consacrés à la théorie de l’intertextualité, le linguiste


français Michael Riffaterre donne naissance aux définitions plus claires de
l’intertextualité et de l’intertexte, en les accompagnées des analyses approfondies de
textes littéraires, le plus souvent des poèmes.

Dans un article intitulé La trace de l’intertexte paru en octobre 1980 dans la revue de La
Pensée , Riffaterre approuve que : « l’intertextualité est la perception , par le lecteur ,
de rapports entre une œuvre et d’autres, qui l’ont précédée ou suivie. Ces autres œuvres
constituent l’intertexte de la première »31

Quatre mois plus tard, il publie L’intertexte inconnu dans le magasine Littérature pour
éclaircir la notion de l’intertexte en disant que : « l’intertexte est l’ensemble des textes
que l’on peut rapprocher dans sa mémoire à la lecture d’un passage donné. L’intertexte
est donc un corpus indéfini. »32

30
A. C. Gignoux, Initiation à l’intertextualité, Ed., Ellipses, Paris, 2005, p.26.
31
Michael Riffaterre , « La trace de l’intertexte », La Pensée ,n° 215, octobre 1980, p.4.
32
Michael Riffaterre, « l’intertexte inconnu », Littérature n° 41, février 1981, p.4.

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Chapitre I : Intertextualité, origine et développement

Pour lui, l’intertextualité n’est pas un élément créé par l’écriture, mais plutôt un effet de
lecture : c'est-à-dire c’est le lecteur qui est censé réaliser et reconnaître l’intertexte par
sa construction élaborée à partir de sa mémoire et les traces laissées par ce dernier. Il
affirme qu’ :« Elle seule, en effet, produit la signifiance, alors que la lecture linéaire,
commune aux textes littéraire et non littéraire , ne produit que le sens. »33

Donc, il est évident que l’intertexte de Riffaterre est en rapport avec les lecteurs et
leurs perceptions et mémorisations des textes références : dans le cas ou ils ne peuvent
identifier ces références antérieures par rapport au texte étudié, l’intertexte devient
ambigu, autrement dit « La perte de l’intertexte ne saurait entraîner l’arrêt du
mécanisme intertextuel, par la simple raison que ce qui déclenche ce mécanisme, c’est
la perception dans le texte de la trace de l’intertexte ».34

I.5. Gérard Genette : Classification des pratiques intertextuelle

En continuant sa réflexion sur l’intertextualité initiée dès 1979 avec Introduction à


l’architexte , Gérard Genette publie en 1982 Palimpsestes dont il porte comme sous-titre
La littérature au second degré et regroupe une somme de pratiques intertextuelles.

Au lieu d’utiliser la notion de l’intertextualité, Genette met en évidence le terme


globale du transtextualité ou transcendance textuelle du texte, qui se définit par toutes
les composantes, manifestes ou secrètes, qui exigent une analyse, et le mettent en
relation avec d’autres textes35.

En effet, il distingue cinq types de relation transtextuelle relevés de chaque texte dont il
les considère comme l’objet de la poétique et il les classés dans un ordre
approximativement croissant d’abstraction, d’implicitation et de globalité: la
paratextualité, l’intertextualité, la métatextualité, l’architextualité et l’hypertextualité ;
alors,chez Genette l’intertextualité ne couvre donc pas l’ensemble des catégories, mais

33
Ibid.
34
A. C. Gignoux, Initiation à l’intertextualité, op.cit., p.35.
35
Gérard Genette, Palimpsestes – La Littérature au second degré, op.cit., p. 07.

18
Chapitre I : Intertextualité, origine et développement

elle n’est qu’une catégorie parmi les autres qu’il regroupe sous le nom de
transtextualité.

I.5.1. L’intertextualité
Le premier type des relations transtextuelles est l’intertextualité dont Gérard Genette le
réserve pour identifier les rapports évidents entre deux texte, exprimés implicitement ou
explicitement par l’allusion ou le plagiat, ou par la citation . Selon lui: « Le premier a
été, voici quelques années, exploré par Julia Kristeva, sous le nom d’intertextualité » 36,
qu’il le définit :
« d’une manière sans doute restrictive, par une relation de coprésence entre deux
ou plusieurs textes, c’est-à-dire, eidétiquement et le plus souvent, par la présence
effective d’un texte dans un autre. Sous sa forme la plus explicite et la plus littérale,
c’est la pratique traditionnelle de la citation (avec guillemets, avec ou sans
référence précise) ; sous une forme moins explicite et moins canonique, celle du
plagiat (chez Lautréamont, par exemple), qui est un emprunt non déclaré, mais
encore littéral ; sous forme encore moins explicite et moins littérale, celle de
l’allusion »37.

I.5.2. La paratextualité
Il s’agit de toute relation qu’un texte entretient avec son paratexte. Chez Genette, c’est
une relation :
«généralement moins explicite et plus distante, que, dans l’ensemble formé par une
oeuvre littéraire, le texte proprement dit entretient avec ce que l’on ne peut guère
nommer que son paratexte : titre, sous-titre, intertitres ; préfaces, postfaces,
avertissements, avant-propos, etc. ; notes marginales, infrapaginales, terminales ;
épigraphes ; illustration ; prière d’insérer, bande, jaquette, et bien d’autres types de
signaux accessoires, autographes ou allographes, qui procurent au texte un
entourage(variable) et parfois un commentaire, officiel ou officieux, dont le lecteur
le plus puriste et le moins porté à l’érudition externe ne peut pas toujours disposer
aussi facilement qu’il le voudrait et le prétend.»38

I.5.3. La métatextualité
Un troisième type de transcendance textuelle qui représente la relation d’un
commentaire partagé entre deux textes .

36
Ibid., p. 8.
37
Ibid.
38
Ibid., p. 10.

19
Chapitre I : Intertextualité, origine et développement

Cette métatextualité, selon Genette décrit « la relation […]de « commentaire », qui unit
un texte à un autre texte dont il parle, sans nécessairement le citer (le convoquer),
voire, à la limite, sans le nommer[…]C’est, par excellence, la relation critique.»39

Il déclare que cette catégorie se caractérise par sa porosité, elle s’interfère souvent avec
l’intertextualité ,car un métatexte inclut toujours des citations.

I.5.4. L’architextualité
Genette définit cette théorie ainsi :
« Le cinquième type […], le plus abstrait et le plus implicite, […]. Il s’agit ici
d’une relation tout à fait muette, que n’articule, au plus, qu’une mention
paratextuelle (titulaire, comme dans Poésie, Essais, Le Roman de la Rose, etc., ou,
le plus souvent infratitulaire : l’indication Roman, Récit, Poèmes, etc., qui
accompagne le titre sur la couverture), de pure appartenance taxinomique. Quand
elle est muette, ce peut être par refus de souligner une évidence, ou au contraire
pour récuser ou éluder toute appartenance. »40

I.5.5. L’hypertextualité

Gérard Genette accorde une grande partie à cette dernière catégorie une importance
particulière en lui consacrant une grande partie d’étude de son ouvrage Palimpsestes.
Pour lui, l’hypertextualité se définit par :

« toute relation unissant un texte B (que j’appellerai hypertexte) à un texte antérieur


A (que j’appellerai, bien sûr, hypotexte ) sur lequel il se greffe d’une manière qui
n’est pas celle du commentaire. Comme on le voit à la métaphore se greffe et à la
détermination négative, cette définition est toute provisoire.
Pour le prendre autrement, posons une notion générale de texte au second degré (je
renonce à chercher, pour un usage aussi transitoire, un préfixe qui subsumerait à la
fois l’hyper- et le méta-) ou texte dérivé d’un autre texte préexistant. »41

L’hypertextualité est le quatrième type de relations transtextuelles . L’appellation de


l’hypertexte fait allusion à chaque texte dérivé d’un autre.

L’objectif des pratiques hypertextuelles est de changer la signification de l’hypotexte de


deux méthodes : par moyen d’imitation ou par moyen de transformation.

39
Ibid., p. 11.
40
Ibid.
41
Ibid., p.16.

20
Chapitre I : Intertextualité, origine et développement

En général, il s’agit de «Dire la même chose autrement / dire autre chose


semblablement»42. Soit, dire la même chose autrement, se fait quand l’hypertexte
réutilise un schéma d’action et de relation entre personnages pris de l’hypotexte , tout
en les traitant dans un style différent.

Gérard Genette distingue deux genres de pratique hypertextuelle :

I.5.5.1. Relation de coprésence

Genette nous expose, selon ce genre, les modes d’insertion de l’intertextualité.


La coprésence signifie la présence du texte dans un autre, sous différentes formes : le
plagiat (un emprunt moins explicite et moins canonique, non déclaré mais encore
littéral), la citation (un emprunt très explicite et littéral avec guillemets, avec ou sans
référence précise), l’allusion (un énoncé dont la pleine intelligence suppose la
perception d’un rapport entre lui et un autre auquel elle renvoie).

Pour lui, en effet, ces formes de coprésence sont des exemples de l’intertextualité par
excellence.43

I.5.5.2. Relation de dérivation

Genette décrit cette relation : « Toute une œuvre B dérivant de toute une œuvre A » .
Donc, Genette met en évidence deux modes de dérivation là où l’intertextualité intègre
l’hypertexte tel que : la transformation et l’imitation.

A ce sujet, Genette propose une classification des différents phénomènes hypertextuels


en articulant deux critères, la nature de la relation : imitation ou transformation de
l’hypotexte ; et son régime : ludique, satirique ou sérieux.

42
Ibid., p.17.
43
LOUAIL Massinissa, « L’intertextualité dans le roman de Kamel Daoud Meursault, contre-enquête »,
op.cit., p. 21.

21
Chapitre I : Intertextualité, origine et développement

Parmi les procédés hypertextuels qui se font par voie d’imitation ou de transformation,
Genette a parlé du procédé de transposition qu’il a divisé en deux groupes : formels et
thématiques. Il les appelle aussi transformations formelles et thématiques. Nous nous
intéresserons, dans le chapitre consacré à l’analyse intertextuelle, aux formes de
transformation sérieuse dite transposition, particulièrement, à la transformation
formelle, en prenant en considération l’éventuel changement sémantique produit par la
pratique hypertextuel.44

I.5.6. Les transpositions


Selon Gérard Genette, les techniques de transpositions formelles servent à diminuer ou
développer un texte littéraire. Il considère que : « nul ne peut se flatter d’allonger un
texte sans y ajouter du texte, et donc du sens, ni de raconter « la même histoire » selon
un autre point de vue sans en modifier, pour le moins, la résonance psychologique. »45
Ces transformations s’effectuent dans l’œuvre littéraire, sous deux formes :la
transfocalisation et la transvocalisation.

La transfocalisation signifie « la même histoire » selon un autre point de vue. Selon la


conception de Gérard Genette, l’intérêt de la transfocalisation est de modifier le point de
vue narratif, c’est-à-dire la focalisation du récit.
La transvocalisation est aussi une transposition formelle. Elle consiste à donner la
parole à une personne qui ne l’a pas dans l’hypotexte c’est-à-dire modification des voix
narratives.

En effet, sans minimiser l’importance des travaux de ses prédécesseurs, il nous semble,
que la théorie de ce critique est la plus satisfaisante à ce que nous tentons d’examiner
dans notre étude.

Cette théorie de Genette, la transtextualité, se manifeste en cinq types de relation.


Cependant, ce qui nous intéresse plus précisément et plus particulièrement parmi
celles-ci sont deux types de relation, la paratextualité et l’hypertextualité.

44
Ibid., p.22.
45
Gérard Genette, Palimpsestes – La Littérature au second degré, op. cit., p.339.

22
CHAPITRE II
Les composantes
intertextuelles dans
l’œuvre de Leila Slimani

5
Chapitre II : Les composantes intertextuelles
dans l’œuvre de Leila Slimani

II.1. Présentation de corpus

Ecrit par Leila Slimani, Chanson douce commence par l’assassinat de deux enfants par
leur nounou à Paris.

Myriam, mère de ces deux jeunes enfants, avocate, habituée à défendre des assassins et
les connaît parfaitement bien, décide de reprendre son travail après avoir consacré
quelques années à l'éducation de ses enfants Mila et Adam. Difficilement, après un
casting sévère, Paul, son mari, et elle-même, recrutent une nounou pour s'occuper de
leurs enfants. La jeune Louise, la nounou est une femme veuve, discrète et en difficulté
financière. Elle révèle des talents exceptionnels : elle est travailleuse et pleine de
créativité pour occuper les enfants et aussi entretenir l’appartement. La bonne entente
des enfants avec Louise, son assiduité, ses heures supplémentaires sans jamais rien
réclamer, l’appartement qui est toujours nettoyé à la perfection à la fin de la journée, les
délicieux repas qu’elle prépare font d’elle la nounou idéale et devient davantage
nécessaire au bien-être familial. Ainsi, elle gagne la confiance des enfants et conquiert
leur affection. Elle occupe progressivement une place centrale dans le foyer. Elle
devient indispensable, aux yeux des enfants comme des parents, au point même de
l’emmener avec eux en vacances pendant l’été. Puis petit à petit, le piège de la
dépendance mutuelle se referme. Louise, lorsqu’elle n’est pas chez la famille Massé,
elle vit seule dans un minuscule appartement en périphérie de la ville. Sa fille Stéphanie
a fugué. Son mari Jacques est mort, lui laissant un tas de dettes à payer. Le fisc court
d’ailleurs après elle pour récupérer un peu d’argent. Louise a déjà passé du temps en
institut psychiatrique. Depuis qu’elle est sortie, elle n’a jamais manqué de travail. Donc
pour Louise, tout ce qu’elle veut, c’est se sentir moins seule, être aimée et appréciée.
Qu’elle compte pour quelqu’un.

Au fil des jours un éloignement progressif est remarquablement senti entre la nounou et
les parents suite à quelques petits évènements qui se succèdent, par exemple, quand
Louise maquille à l’excès la fillette de quatre ans, ou quand elle refuse le gaspillage au
point de nourrir les enfants avec des aliments périmés récupérés dans la poubelle
familiale. Néanmoins, cette nounou avec laquelle ils se sentent de moins en moins à
l’aise reste toujours omniprésente et plus personne ne sait comment s’en débarrasser,

24
Chapitre II : Les composantes intertextuelles
dans l’œuvre de Leila Slimani

jusqu’au jour du malheur. «Paul et Myriam ferment sur elle des portes qu’elle voudrait
défoncer. Elle n’a qu’une envie: faire monde avec eux, trouver sa place, s’y loger,
creuser une niche, un terrier, un coin chaud.»46

Voyant les enfants grandir, Louise réalise qu’elle perdra bientôt sa place chez les Massé
cette famille à laquelle elle appartient sans en faire partie. Elle se sent au bout de sa
détresse et de sa peur d’être rejetée de cette famille dont elle sait tout, mais qui ignore
tout d’elle. On voit s’écrouler ses stratégies pour rester parmi eux.

De plus en plus lasse et irritable, elle se laisse bercer par des pensées de plus en plus
morbides. «Plus rien ne parvient à l’émouvoir. Elle doit admettre qu’elle ne sait plus
aimer. Elle a épuisé tout ce que son cœur contenait de tendresse.» 47Que fera-t-elle? Où
ira-t-elle? Une solution s’impose à elle… Louise commet l’impensable… elle assassine
les deux enfants et tente de s’enlever la vie.

Passé le premier chapitre éprouvant, on plonge dans la vie du couple Parisien et leurs
enfants d’un côté, et la nourrice de l’autre , immersion dans leur quotidien, avec des
hauts et des bas.

Le roman décrit finement un fonctionnement quasi sociologique de famille moderne


entre dépendance et subordination. Tout au long du roman nous constatons que derrière
les apparences se cachent les préjugés et les différences sociales.

Chanson douce est un roman dur et éprouvant car le premier chapitre révèle le point
culminant de l’histoire, la tragédie même. En apprenant dès la première ligne de quoi il
en retourne, la suite ne peut qu’être plus douce. Chanson douce est aussi un roman à
suspense car le lecteur tente de comprendre comment on peut arriver à tuer des enfants
de son plein gré.

Malgré l’atrocité de l’acte de Louise, nous restons incapables de la détester. Rien


n’excuse ce geste, certes, il est impardonnable, inqualifiable mais à découvrir quelle vie

46
Leila Slimani, Chanson douce, op.cit., p. 253.
47
Ibid., p. 287.

25
Chapitre II : Les composantes intertextuelles
dans l’œuvre de Leila Slimani

elle a eue, on comprend mieux. Louise a tout perdu. Elle sent qu’elle est sur le bord de
perdre le peu qu’elle a: une «famille d’adoption» et, par le fait même, une raison
d’exister. Si quelqu’un s’était arrêté, avait pris le temps de l’écouter, de lui faire une
petite place dans sa vie, plutôt que de toujours la regarder de haut ou de biais, le drame
n’aurait peut-être pas eu lieu.

Née le 3 octobre 1981 à Rabat au Maroc d'une mère d’origine franco-algérienne


médecin et d'un père marocain ancien haut-fonctionnaire et banquier, Leïla Slimani est
journaliste et écrivain franco-marocaine. Elle est mariée et mère de deux enfants nés en
2011 et 2017. Après l’obtention de son bac au lycée français de Rabat, la jeune fille
poursuit ses études en France. Après hypokhâgne, elle sort diplômée de l’Institut
d’Etudes Politiques de Paris. Dans un premier temps elle envisage le métier de
comédienne avec un passage par le Cours Florent puis elle finit par s’orienter vers le
journalisme en décidant de compléter ses études à ESCP Europe pour se former aux
médias. À cette occasion, elle rencontre Christophe Barbier qui lui propose un stage à
L'Express. Finalement, elle est engagée au magazine Jeune Afrique en 2008 où elle
décroche un poste à la rédaction et elle y traite des sujets touchant à l'Afrique du Nord.

En 2014, Leïla Slimani publie son premier roman Dans le jardin de l'ogre aux éditions
Gallimard. L'ouvrage est sélectionné parmi les finalistes pour le prix de Flore 2014.Son
deuxième roman, Chanson douce, obtient le prix Goncourt 2016, ainsi que le Grand
Prix des Lectrices Elle 2017 et le Grand Prix des Lycéennes Elle 2017.

Depuis, l’écrivaine prolifique a publié trois ouvrages en 2017; Sexe et mensonges: la vie
sexuelle au Maroc, Paroles d’honneur, et Simone Veil, mon héroïne.

Le 6 novembre 2017, Leïla Slimani est nommée représentante personnelle du président


français actuel Emmanuel Macron pour la promotion de la francophonie.

II.2. Analyse intertextuelle

Après avoir exposé dans le chapitre précédent l’aperçu historique de la notion de


l’intertextualité et ses concepts théoriques comme nouvelle notion émergée dans le

26
Chapitre II : Les composantes intertextuelles
dans l’œuvre de Leila Slimani

champ de la critique littéraire contemporaine, nous tenterons de démontrer dans ce


deuxième chapitre que le roman de Leïla Slimani , Chanson douce foisonne d’indices
intertextuels qui produisent un effet de ressemblance et participent à la reproduction du
sens entre ce dernier et celui de Dostoïevski : La douce.

Premièrement, au niveau du paratexte, nous allons essayer de déceler le point commun


entre les titres de Chanson douce et La douce .En effet, le titre installe le lecteur dans la
perspective de lecture appropriée.

Un certain nombre de composantes intertextuelles se manifestent aussi au niveau des


structures du récit. Alors, on s’intéressera au support textuel qui véhicule l’intrigue à
savoir : la ressemblance entre l’incipit de Chanson douce et celui de La douce.

Le dernier point que nous aborderons dans ce chapitre est réservé à l’étude des
personnages ; c’est un autre indice intertextuel que nous avons décelé au moment de
notre lecture du roman de Slimani. On s’intéressera à la relation de coprésence, c’est-à
dire le rapport entre les personnages présents dans La douce de Dostoïevski et ceux qui
sont présents dans Chanson douce.

II.2.1. Le paratexte

Pour faciliter et orienter la lecture des œuvres littéraires, le texte intégral est toujours
accordé à un ensemble d’éléments qui l’entourent et le prolongent, et qui n’en font pas
partie. Agrégés sous le nom de « paratextualité » , cet indice acquiert un statut
important dans l'approche des œuvres littéraires et cela depuis un certain nombre
d'années.

G. Genette fait la différence entre deux sortes de paratexte et dresse ses fonctions.

Ces deux sortes sont composées d’éléments hétéroclites provenant de l'auteur ou de


l'éditeur et. Il s'agit du paratexte situé à l'intérieur du livre - le péritexte - (le titre, les
sous-titres, les intertitres, les nom de l'auteur et de l'éditeur, la date d'édition, la préface,
les notes, les illustrations, la table des matières, la postface, la quatrième de
couverture...) et l'épitexte -celui situé à l'extérieur du livre - (entretiens et interviews

27
Chapitre II : Les composantes intertextuelles
dans l’œuvre de Leila Slimani

donnés par l'auteur avant, après ou pendant la publication de l'œuvre, sa


correspondance, ses journaux intimes...).48

Pour analyser cet indice intertextuel, il conviendrait d’analyser quelques éléments du


paratexte du roman ayant une charge sémantique importante.

Par ailleurs, par la dissection et l’analyse approfondie des éléments paratextuels


externes et internes, nous suggérons d'en établir un réseau de significations et d'en
découvrir le lien de complémentarité avec le texte de Slimani ainsi qu’avec le texte
source celui de Dostoïevski qui est La douce.

II.2.1. 1. Le Titre :

Un mot ou une phrase remarquable, généralement en gras dont il réserve presque toute
une page entière du livre imprimé ; c’est l’un des éléments les plus importants du
paratexte d’une œuvre littéraire dont il exige, dans son choix, une grande finesse
rigoureuse et cela pour plusieurs raisons.

La première c’est qu’en marketing , le titre a une fonction commerciale car il joue un
rôle prépondérant dans la mesure où il peut accrocher un regard, retenir l’attention et
même pousser une personne à acheter l’œuvre. Quand l’auteur est un formidable
inconnu, quand son nom dans le champ littéraire n’est pas une référence, le titre doit
être capable, par sa beauté, par sa charge émotionnelle donner envie au lecteur de tenter
l’aventure de la lecture. Il établit un lien très fort entre le lecteur et le texte. Dans la
plupart des cas, c’est le titre qui oblige une personne à lire ou non le roman par
exemple.49

En plus, il sert, dès son identification dans la première page de couverture, à donner un
caractère singulier et distinct par rapport aux autres œuvres littéraires déjà connues dans
la mesure où il peut classer et différencier l’ouvrage dans son genre et son époque et
même donner des renseignements sur les intentions de l’auteur et sa tendance littéraire.

48
http://www.fabula.org/atelier.php?Paratexte , consulté le 22/01/2018.
49
http://www.100pour100culture.com/le-billet/le-titre-dune-oeuvre-litteraire/ , consulté le 06/02/2018.

28
Chapitre II : Les composantes intertextuelles
dans l’œuvre de Leila Slimani

Ainsi, le fait que le lecteur le captive et l’assimile, il peut être évidement séduit par ses
indications qui agitent et provoquent sa curiosité pour tout savoir autour de cette œuvre
unique, ses thèmes, sa philosophie, sa morale ….etc.

Nous constatons alors que le titre du roman de Leila Slimani, Chanson douce est un
titre accrocheur dans le sens où il nous incite à lire le livre qui s’ouvre sur de multiples
interprétations, car il nous permet d’avoir accès à plusieurs significations que nous
pouvons découvrir suite à une lecture analytique et cela afin de démontrer le
fonctionnement de ce titre dans son rapport avec le texte et le hors-texte.

II.2.1. 1. 1. Définition et fonction du titre

Comme nous avons déjà évoqué, le titre fonctionne comme un stimulus qui nous pousse
à la lecture ; et au même temps, il est traité comme le premier contact décisif entre
l'œuvre et le lecteur .Plus ou moins clair ou ambigu, il est considéré comme la clé du
texte en l’annonçant et en la cachant aussi.

En effet, il permet l’articulation des réflexions du lecteur et de formuler des


hypothèses qui seront vérifiées au terme de la lecture. A cet égard, il n’est jamais
détaché du contexte social.

Nous pouvons ajouter que, par un rapport de complicité et de complémentarité, le titre


et le texte sont étroitement associés, à savoir que l’un annonce, l'autre explique.

De ce fait, nous pouvons compter plusieurs fonctions du titre, tel que :

« - Une fonction apéritive : le titre doit appâter, éveiller l’intérêt.

- Une fonction abréviative : le titre doit résumer, annoncer le contenu sans le


dévoiler totalement.

- Une fonction distinctive : le titre singularise le texte, qu’il annonce, le distingue


de la série génétique des autres ouvrages dans laquelle il s’inscrit. »50

50
Léo HuibHoek ,La Marque du titre: dispositifs sémiotiques d'une pratique textuelle, Paris, Mouton,
1981. Cité par Jean-Pierre Goldenste in "Entrées en littérature", Hachette, Paris, 1990, p.68.

29
Chapitre II : Les composantes intertextuelles
dans l’œuvre de Leila Slimani

A partir de ces indices, et en s’appuyant également sur une lecture analytique du texte
en question ,et tout en faisant recours au texte inspirateur, à savoir, La douce de Fiodor
Dostoïevski , nous allons tenter de déchiffrer le mécanisme du refoulé dans le roman
de Leila Slimani en décelant les traces de l’intertextualité existantes dans le titre.

II.2.1. 1. 2. Analyse des titres

Dans le roman Chanson douce de Leila Slimani , l’adjectif douce dans le titre nous
interpelle dès la première vue ,ou plutôt, dès que ce mot est prononcé, il nous captive, il
nous mène à nous interroger sur le contenu du texte . Tandis que le titre entier, Chanson
douce, semble remplir pleinement une fonction poétique qui nous laisse anticiper
qu’elle représente une symphonie de joies et que son intrigue va avoir absolument une
fin heureuse. Mais ce n’est pas le cas du tout car le livre s'ouvre sur une scène horrible,
une scène de crime qui commence par cette phrase terrifiante : « le bébé est mort » ; un
titre déroutant qui dissimule une issue tragique et le court chapitre se conclut sur la fin
d'un espoir : la grande sœur du bébé va succomber, elle aussi.

L’auteure de ce roman déclare dans une interview dans la chaine youtube ,


l’ACTUALITE Littéraire , qu’elle a choisi ce titre en s’inspirant du titre d’une berceuse
en disant que :

« […]j’ai choisi le titre ‘’chanson douce’’ parce que c’est une référence assez
évidente à la berceuse chantée par Henri Salvador qui évoque tout de suite
l’enfance , la tendresse, l’amour maternelle ; et j’ai trouvé tout ça, c’est amusant et
au même temps terrifiant l’écart qui pouvait exister entre la douceur de ce titre et
l’histoire de mon livre qui s’occupe d’une nounou qui assassine deux enfants[…]dès
les premières pages du roman »51

A travers son sujet qui touche l’enfance et ses propos ( le rôle de la tendresse de la
maman et le travail de la nourrice qui la remplace temporairement pour prendre soin de
ses petits , jouer avec eux, faire les dormir en caressant leur cheveux et en chantant)
cette narratrice choisie son titre relevé du même champ .

51
https://www.youtube.com/watch?v=hbesRCk_hHc , consulté le 11/04/2018.

30
Chapitre II : Les composantes intertextuelles
dans l’œuvre de Leila Slimani

En revanche, le titre du conte de Dostoïevski, quant à lui, représente le même adjectif


utilisé par Slimani qui évoque au début la même idée de douceur, de tendresse, mais au
cours de la lecture ,il reflète sa première impression sur l’héroïne ,la femme du
narrateur, qui parait du premier coup douce , calme et timide.

Doté de ce mot « douce », l’image qui se présente dans notre esprit à partir de ces titres,
est celle des deux romans qui tiennent deux procès différents et qui se rencontrent
ultérieurement par le thème de suicide.
De plus, s’offrir un titre constituant un élément intertextuel d’une œuvre de Dostoïevski,
ce n’est pas un acte aussi simple, en effet, avoir du courage pour imiter Dostoïevski est
un peu risqué et osé, cependant cela offre un espace très large de séduction et
d’universalité.

Le titre que choisit Slimani, fait apparemment preuve d’une paratextualité certaine. Il
permet d’emblée, de mettre en communication avec des passages et des épisodes du
récit dostoïevskien. Cependant, même si le titre seul suffit à créer le lien intertextuel, ce
dernier peut rester moins manifeste et dépendre plus de la décision interprétative du
lecteur ou de sa connaissance du texte dostoïevskien.

II.2.2. Epigraphes

Les épigraphes choisies par Leïla Slimani semblent élargir la perspective de l’altérité en
introduisant d’une manière exagérée des citations d’auteurs étrangers, ramenés par la
traduction dans le giron du paratexte français.

La première, de Rudyard Kipling, évoque une certaine Mademoiselle Vezzis :

« Mademoiselle Vezzis était venue de par-delà la Frontière pour prendre soin de


quelques enfants chez une dame [...]. La dame déclara que mademoiselle Vezzis ne
valait rien, qu’elle n’était pas propre et qu’elle ne montrait pas de zèle. Pas une fois
il ne lui vint à l’idée que mademoiselle Vezzis avait à vivre sa propre vie, à se
tourmenter de ses propres affaires, et que ces affaires étaient ce qu’il y avait au
monde de plus important pour mademoiselle Vezzis. »52

52
Leila Slimani, Chanson douce, op.cit. , p.11.

31
Chapitre II : Les composantes intertextuelles
dans l’œuvre de Leila Slimani

La deuxième épigraphe est une citation de Fiodor Dostoïevski, pris de son roman Crime
et châtiment dont il introduit le thème du crime :

« « Comprenez-vous, Monsieur, comprenez-vous ce que cela signifie quand on n’a plus


où aller ? » La question que Marmeladov lui avait posée la veille lui revint tout à coup
à l’esprit. « Car il faut que tout homme puisse aller quelque part. » »53

A travers les quatre fonctions distinguées par Gérard Genette dans son ouvrage Seuils,
nous pouvons dire que l’épigraphe de Dostoïevski exerce une fonction sémantique.
Implicitement, Slimani éclaire et justifie le titre de son œuvre en se référant à l’une des
pensées dostoïevskiennes qui signale que chaque personne devait avoir un abri .

II.2.3. L’incipit

En littérature, un incipit est le début d’un livre, généralement utilisé dans les romans
pour représenter leurs situations initiales en quelques phrases ou plusieurs pages.
Le mot incipit est un terme latin, c’est une forme du verbe incipio qui signifie « débuter,
commencer ». On pourrait être tenté de dire qu’il y a autant de façons de commencer un
roman qu’il y a de romans, mais si l’on y regarde de près, on se rend compte qu’on peut
classer les incipit de romans en plusieurs catégories.54

II.2.3.1. Rôle de l’incipit

Trois caractéristiques distinguent l’incipit. Il peut informer, intéresser et comme il peut


nouer un contrat de lecture.
Il joue son rôle informatique en mettant en place les lieux, les personnages et la
temporalité du récit. Il peut même, apostropher le lecteur et signer un contrat explicite
avec lui.

53
Ibid.
54
http://www.ecrire-un-roman.com/articles/rubriques/boite-a-outils/lincipit-dun-roman/ , consulté le
29/05/2018

32
Chapitre II : Les composantes intertextuelles
dans l’œuvre de Leila Slimani

En outre, il peut être intéressant par divers procédés techniques, par exemple
l’utilisation de figures de style . Ainsi, Il peut nouer aussi ce qu’on pourrait appeler un
« contrat de genre » en indiquant au lecteur le code qu’il doit utiliser dans le cadre de sa
lecture.55
Nous allons nous intéresser aux deux incipits, à savoir : l’incipit de La douce et
Chanson douce. Le début de ce dernier se révèle comme un indice intertextuel inspiré
de l’incipit de Dostoïevski.

II.2.3.2. Similitude d’incipits

« Le bébé est mort » est le point de départ et la fin de Chanson douce, c’est de cette
manière très brutale que Leïla Slimani ouvre son récit pour annoncer le dénouement de
son drame tragique.

Cet incipit se situe dans un cadre spatio-temporel bien défini « aujourd’hui, elle est
rentrée plus tôt »56 chez elle dans « un bel immeuble de la rue d’Hauteville, dans la
deuxième arrondissement »57, à Paris.

Leila Slimani adopte un style autant journalistique que romanesque ; âpre, tendu, concis
et tranchant. Toujours avec élégance et subtilité, grâce à sa narration efficace à la
troisième personne du singulier et ses phrases courtes et simples qui frappent les esprits
et favorisent la compréhension de la construction des personnages et même de l’histoire,
elle nous tend les nerfs comme des cordes à violon, cordes qu'elle utilise ensuite
formidablement bien pour jouer avec notre angoisse et nos sentiments. Son écriture
talentueuse reflète son nouveau parcours littéraire.

Son unicité et sa singularité résultent de son habilité à brouiller la trame narrative et à


utiliser des analepses58. Et par l’imbrication des genres, policier et psychologique, et la
narration rétrospective , elle a réussi à instaurer un suspens intense.

55
www.ac-toulouse.entmip.fr/lectureFichiergw.do?ID_FICHIER=8704 , consulté le 15/10/2017.
56
L. Slimani, Chanson douce, op.cit., p.15.
57
Ibid., p.14.
58
Cette figure de style marque un retour en arrière, on quitte le cours de la narration pour revenir sur un
fait passé.

33
Chapitre II : Les composantes intertextuelles
dans l’œuvre de Leila Slimani

De ce fait, dès les premières lignes du premier chapitre, notre auteure nous pose le sujet
en ouvrant son roman par ce passage qui annonce la fin dramatique des enfants et la
tentative échouée de la nourrice pour se suicider.

« Le bébé est mort. Il a suffi de quelques secondes. Le médecin a assuré qu’il


n’avait pas souffert.[…]. La petite, elle, était encore vivante quand les secours sont
arrivés. Elle s’est battue comme un fauve. On a retrouvé des traces de lutte, des
morceaux de peau sous ses ongles mous […].L’autre aussi, il a fallu la sauver. Avec
autant de professionnalisme, avec objectivité. Elle n’a pas su mourir. La mort, elle
n’a su que la donner. » 59

Cet incipit tissé par notre auteure dont il dévoile dès le départ l’issue tragique permet au
lecteur , avide , d’être un spectateur de toute l’histoire ,d’happer dans l’engrenage,
d’éveiller sa curiosité et même d’avoir un regard aigu sur tous les moments et les
fêlures , et de savoir comment cette nounou devient folle.

Au cours des pages, son récit va crescendo en utilisant un flash-back des évènements, il
s’agit d’une analepse dont elle décrit soigneusement les détails et l’essence
psychologique de ses personnages.

Cet extrait déroutant de l’incipit nous rappelle celui de La douce de Fiodor Dostoïevski
qui intrigue le lecteur en annonçant le décès de sa femme qui s’est suicidé :

« Figurez-vous un mari dont la femme, une suicidée qui s’est jetée par la fenêtre il y
a quelques heures, gît devant lui sur une table. Il est bouleversé et n’a pas encore eu
le temps de rassembler ses pensées. Il marche de pièce en pièce et tente de donner
un sens à ce qui vient de se produire, de’’ se remettre les idées dans le mille’’ .»60

Alors, au niveau de l’incipit, Nous remarquons que ces deux œuvres se rencontrent
dans plusieurs points communs.

Premièrement, le crime de suicide : les deux héroïnes commettent ce crime malgré que
celle de Slimani n’a pas su mourir mais elle n’a su que donner la mort aux enfants.

Deuxièmement, les deux incipits représentent le point de départ et la fin des deux
histoires, c’est de cette manière très brutale que Leïla Slimani et Fiodor Dostoïevski
ouvrent leurs récits pour annoncer le dénouement de leurs drames tragiques.

59
L. Slimani, Chanson douce, op.cit., p.13.
60
Fiodor Dostoïevski, La douce, op.cit., p.5.

34
Chapitre II : Les composantes intertextuelles
dans l’œuvre de Leila Slimani

Par ailleurs, ces deux auteurs adoptent la même façon d’exposition des faits. Ils
appuient sur la contemplation de la situation , des souvenirs où l’héroïne avait un
comportement qui paraissait étrange.

De ce fait , à travers cette analyse ,il apparait clairement que l’incipit de Chanson douce
se révèle comme un élément intertextuel tirant son origine de l’incipit de La douce.
En outre, au fil de la lecture de ce roman, nous constatons qu’il y a d’autres éléments
intertextuels qui unissent cette œuvre avec celle de Dostoïevski.

II.2.4. Analyse des personnages

II.2.4.1. Similarité des personnages principaux

Dans cette partie du deuxième chapitre, nous étudions les personnages présents dans le
roman de Leila Slimani .Ainsi, nous allons prouver qu’il existe une relation de
coprésence entre le texte de Slimani et celui de Dostoïevski.
Nous constatons après maintes lectures de Chanson douce, que Slimani fait référence
aux personnages de Dostoïevski dans son conte, La douce.
D’abord, nous pouvons remarquer que dans les deux œuvres, le personnage principal est
une femme qui s’est suicidée.

Notre auteure déclare dans un entretien que l’héroïne de son récit, Louise , et son récit
lui-même a commencé à se construire à partir de la lecture de nombreux faits pareils
dans certains romans et dans des films qui traitent des thèmes proches , mêlant tous ces
éléments avec des détails observés dans son quotidien ,notamment dans les squares et à
la sortie des écoles.

Comme d’habitude , et comme dans son premier roman ,cette écrivaine choisie pour
Chanson douce un personnage principal en situation extrême , qui a une sorte de double
personnalité , une personnalité publique et une autre secrète qu’il dissimule au reste du
monde qui le dévore intérieurement ; c’est une femme en rupture qui va jusqu’à la folie
meurtrière.

35
Chapitre II : Les composantes intertextuelles
dans l’œuvre de Leila Slimani

L’auteure explicite son essence psychologique en disant que : « Louise fait de cet
appartement brouillon un parfait intérieur bourgeois. Elle impose ses manières
désuètes, son goût pour la perfection.»61

Louise, cette nounou idéale, fascinante et mystérieuse « c’est elle qui tient les fils
transparents sans lesquels la magie ne peut advenir. Elle est Vishnou , divinité
nourricière , jalouse et protectrice. Elle est la louve à la mamelle de qui ils viennent
boire, la source infaillible de leur bonheur familial. »62

Elle fraye son chemin doucement au sein du foyer familial de ses patrons et devient de
plus en plus indispensable .C’est pour cela que Slimani témoigne en disant : « Ce n’est
jamais clairement dit, ils n’en parlent pas, mais Louise construit patiemment son nid au
milieu de l’appartement.»63 , c’est ce qui lui a donné l’occasion de dévoiler leurs
failles intimes, de se glisser dedans jusqu’à l’explosion.

Par ailleurs, l’auteure la décrit soigneusement en tant que jeune femme muni d’un corps
chétif, elle dit : « elle dont la silhouette est si frêle, si menue, que de loin on lui
donnerait à peine vingt ans. Elle a pourtant plus du double ».64 Malgré son âge avancé,
cette veuve est dotée d’une beauté ravissante qui la rajeunit : « Ma nounou ressemble à
une petite poupée. »65 Elle rassérène ses patrons par ses apparences. Ils apprécient sa
bonté qui cache derrière elle une figure mystérieuse :

« Paul et Myriam sont séduits par Louise, par ses traits lisses, son sourire franc, ses
lèvres qui ne tremblent pas. Elle semble imperturbable. Elle a le regard d’une
femme qui peut tout entendre et tout pardonner. Son visage est comme une mer
paisible, dont personne ne pourrait soupçonner les abysses. » 66.

Quant à l’héroïne dostoïevskienne, la femme douce, que le narrateur lui désigne par le
pronom « elle », une jeune fille orpheline de presque seize ans qui parait si jeune, « on

61
L. Slimani, Chanson douce, op.cit., p.34.
62
Ibid., p. 59.
63
Ibid., p. 60.
64
Ibid., p. 32.
65
Ibid., p. 76.
66
Ibid., p. 29.

36
Chapitre II : Les composantes intertextuelles
dans l’œuvre de Leila Slimani

aurait dit quatorze ans, pas un de plus »67, d’une taille maigre, «Une taille de guêpe,
(…), toute blonde »68, d’un caractère calme, mystérieux , avec des yeux tout bleus,
énormes , pensifs , comme l’auteur les décrit ,et avec sa timidité elle séduit le prêteur
sur gage qui va demander sa main pour le mariage ultérieurement.

II.2.4.2. Ressemblance des relations

L’écrivaine marocaine garde d’une manière implicite les mêmes traces dostoïevskiennes
dans la description des relations entre les personnages principaux.

Elle retient le choix du décalage de l’âge entre les personnages principaux , ou


autrement dit :l’emploie d’une relation tissée entre deux générations distinctes, dont elle
opte une relation inquiétante d’un jeune couple qui cohabite avec une femme de
cinquantaine ;et vice versa, dans La douce , Dostoïevski traite une relation nouée entre
un homme de quarantaine avec une jeune fille de seize ans – moins trois mois –. Ce qui
cause des conflits dû à la différence d’âges.

Comme nous avons déjà souligné, les deux relations mentionnées dans ces œuvres
indiquent des relations intimes. Celle de l’écrivain russe représente une relation sacrée
entre l’homme et la femme, c’est la relation de mariage . En revanche, notre romancière
a évoqué une relation intime d’une autre facette : des parents avec une nourrice à qui ils
confient leurs enfants.

En outre, en lisant entre les lignes, nous pouvons comprendre que les deux auteures ont
avoué que ces relations ont été construites à base de difficultés financières.
Quant à Louise, toute sa vie, elle a partagé l’intimité des autres en restant malgré tout
étrangère, elle a élevé des enfants dont elle a du se séparer, elle s’est attachée à des
parents qui ont fini par lui signifier son congés. Alors , psychiquement ,elle a tout
supporté pour qu’elle aura ce travail , elle endosse le rôle de mère mais demeure
toujours étrangère pour résoudre de gros problèmes d’argent.

67
Fiodor Dostoïevski, La douce , op.cit., p.11.
68
Ibid., p.10.

37
Chapitre II : Les composantes intertextuelles
dans l’œuvre de Leila Slimani

Objectivement, son rapport avec les Massé est en réalité un rapport entre un employé
avec son boss qui a dévié de sa nature pour se complexifier et disperser toutes les
limites par des facteurs imposés par cette nourrice qui n’a qu’une seule envie : faire un
monde avec eux et faire partie de cette cellule familiale, tandis que les parents
l’appellent « la perle rare », et la flattent. La maman quand elle raconte son irruption
dans leur quotidien dit : « Ma nounou est une fée.»69

Concernant la douce, son premier contact avec son mari était devant une caisse, elle
venait pas mal de fois pour mettre ses objets en gage pour payer une annonce de travail
dans la Voix. Elle avait besoin d’un travail pour se débarrasser de l’esclavage qu’elle a
vécu pendant trois ans avec ses tantes.

Par ailleurs, il apparait clairement que l’écrivaine a conçu une inquiétante relation de
dépendance entre ses personnages : d’une part, les Massé comme des patrons , ne
peuvent pas abandonner les services de leur nourrice , et d’autre part ,cette dernière
était obligée de travailler pour payer les dettes de son mari. L’auteure met l’accent sur
ce point dans ce passage :« C’est ma nounou », crie-t-il, en la montrant du doigt,
comme s’il ne comprenait pas qu’elle puisse vivre ailleurs, seule, qu’elle puisse
marcher sans prendre appui sur une poussette ou tenir la main d’un enfant. »70

La romancière démontre aussi que l’utilité de Louise pour ses maitres est sans doute
indiscutable, en disant : « Elle a l’intime conviction à présent, la conviction brûlante et
douloureuse que son bonheur leur appartient. Qu’elle est à eux et qu’ils sont à elle. » 71

69
L. Slimani, Chanson douce, op.cit., p.34.
70
Ibid., p. 295.
71
Ibid., p. 45.

38
Chapitre II : Les composantes intertextuelles
dans l’œuvre de Leila Slimani

II.2.5. Analyse thématique

Après avoir décelé et analysé les éléments prouvant que Slimani s’est servi de l’œuvre
de Dostoïevski, en imitant son style pour décrire ses personnages, nous tentons de
démontrer, dans cette partie, la coprésence des thèmes dans les textes de Chanson douce
et de La douce.

II.2.5.1. Sur le plan social

II.2.5.1. 1. La vie quotidienne

D’après ce roman contemporain, l’auteure nous immerge dans le quotidien de l’une des
familles bourgeoises de la société parisienne. Une histoire assez banale d’un jeune
couple ordinaire qui vie en harmonie avec la nourrice de ses enfants mais qui finit
malheureusement par un dénouement tragique. Quant à Dostoïevski, à son tour ,il utilise
également une histoire très simple d’un couple russe dont la fin à leur cohabitation est
brutale.

Alors , les deux auteurs faisaient référence à la vie quotidienne de leurs sociétés : du
temps de Dostoïevski les gens peuvent avoir un travail en attachant des annonces sur
les murs et dans les journaux du XIXe siècle tel que la Voix. Tout comme dans la
société contemporaine, notre romancière révèle dans son premier chapitre de Chanson
douce : « À la place, elle est allée accrocher elle même une petite annonce dans les
boutiques du quartier. Sur les conseils d’une amie, elle a inondé les sites Internet
d’annonces stipulant URGENT. »72

Dans cette vie qui parait assez banale au moment où tout le monde est occupé de courir
vers leurs jobs sans faire attention aux petits détails des attitudes des personnes qui les
entourent même envers leurs proches , ces deux écrivains dépeignent ainsi une société
obsédée par l'argent et la réussite, qui sacrifie famille et enfant pour arriver à ses fins.

72
Ibid., p. 25.

39
Chapitre II : Les composantes intertextuelles
dans l’œuvre de Leila Slimani

II.2.5.1.2. Les classes sociales :

Comme nous avons déjà mentionné , à travers notre corpus, l’auteure nous donne des
préjugés sur les classes sociales.

Dans le premier chapitre de son roman, elle situe son histoire dans un cadre spatio-
temporel bien défini « aujourd’hui, elle est rentrée plus tôt »73 chez elle dans « un bel
immeuble de la rue d’Hauteville, dans la deuxième arrondissement »74, à Paris.

Selon elle, Paul et Myriam appartiennent à la classe bourgeoise par rapport à Louise ,
qui est une femme d'origine très modeste , pauvre, elle vie dans la banlieue parisienne ,
dans un tout petit appartement : « L’appartement ne compte qu’une seule pièce , qui
sert à Louise à la fois de chambre et de salon . » 75 ; pour elle , « elle tourne en rond
dans la pièce qui ne lui a jamais paru si petite, si étroite. »76.

Slimani montre que Louise mène d’une manière discrète une lutte des classes, elle dit :
« Elle observe chaque pièce avec l’aplomb d’un général devant une terre à conquérir »
Ce combat dont le champ de bataille est l’éducation des enfants : « Louise qui la
regarde du haut de sa victoire, sa terreur se mue en une joie hystérique ».77

II.2.5.2. Les ambitions féminines :

Dans Chanson douce, parfois dans la tête de Myriam, la maman, parfois dans la tête de
Louise, la nounou, le lecteur explore le psychisme de ces deux femmes.

La maman est une femme moderne, qui veut réussir, s'épanouir dans son travail comme
le fait son mari. Mais cette quête n'est possible qu'en mettant entre parenthèses sa

73
Ibid., p.15.
74
Ibid., p.14.
75
Ibid., p.31.
76
Ibid., p.32.
77
Ibid., p.61.

40
Chapitre II : Les composantes intertextuelles
dans l’œuvre de Leila Slimani

condition de maman. Myriam « était jalouse de son mari. Le soir , elle l’attendait
fébrilement derrière la porte .Elle passait une heure à se plaindre des cris des enfants,
de la taille de l’appartement , de son absence de loisirs. »78 . Avant de se retravailler, la
nuit, « Elle se laissait ronger par l’aigreur et les regrets . […]Même à Paul elle n’a pas
su dire à quel point elle avait honte .A quel point elle se sentait mourir de n’avoir rien
d’autre à raconter que les pitreries des enfants »79.

Quant à la nourrice, Louise souffre d’un complexe d’infériorité et est obsédée par la
perfection pour accéder à un rang social supérieur. C’est pourquoi, elle fait preuve
d’une abnégation. Ses maitres en sont les témoins, dans le passage suivant : « Ils ont le
sentiment d’avoir trouvé la perle rare, d’être bénis. »80

Pour elle, qui ne se contente pas seulement d’être une bonne d’enfant, l’auteure dit: «
Louise jouait les duègnes, les intendantes, les nurses anglaises »81, mais, elle est encore
apte à tout faire, à hausser ses ambitions sociales : « Vous jouez les grands patrons
avec votre gouvernante. Vous ne croyez pas que vous en faites un peu trop ? »82.

La gouvernante prend une position de domination du fait qu’elle est mise en place dans
le monde bourgeois « Ce n'est pas tout à fait une domestique, ni vraiment un membre de
la famille, et elle est considérée comme appartenant à la bourgeoisie ».83

Sa relation avec ses patrons montre une hiérarchie renversée ; la nourrice a l’air d’une
dame bourgeoise : « Elle a toujours admiré les manières de Louise, ses gestes
compassés et polis, qui pourraient la faire passer pour une vraie bourgeoise. ».84

78
Ibid., p.20.
79
Ibid., p.20.
80
Ibid., p.18.
81
Ibid., p.112.
82
Ibid., p.71.
83
Dostoïevski, La douce, op. cit., p. 18.
84
Slimani , Chanson douce, op.cit., p.81.

41
Chapitre II : Les composantes intertextuelles
dans l’œuvre de Leila Slimani

L’héroïne de Dostoïevski, en l’occurrence, semble du même genre. Elle a tout prêté,


même ses boucles « qu’ils ne valaient pas un sou. »85 pour payer des annonces de
travail dans la Voix. Il ajoute : « elle avait quand même passé je ne sais quel examen –
elle avait eu le temps de le passer, tous ses efforts pour le passer , après le travail
impitoyable de toute la journée – et ça , ça voulait dire quelque chose de sa part , dans
son élan vers le meilleur , vers le plus noble ! »86.

II.2.5.3. La servitude:

Bien que les deux écrivains s’impliquent dans deux siècles différents , ils abordent à
leurs façons le sujet de la servitude . Partant de Dostoïevski qui évoque ce thème dans la
manière dont la tante se comporte avec sa nièce , en disant que : « Elle , elle donnait
les leçons aux enfants de sa tante, elle cousait les habits, et , à la fin, pas seulement les
habits , mais , et avec les poumons qu’elle avait, elle récurait les sols […]A la fin , ces
bonnes femmes voulaient la vendre. »87

Chez Slimani , la nourrice est optée pour faire le tout :elle endosse le rôle de la mère
sans abandonner son rôle de serveuse. Dès le premier jour, sa maitresse , « lui donne
quelques consignes. Elle lui montre comment fonctionnent les appareils. Elle répète, en
désignant des objets ou un vêtement : « Ça, faites-y attention . J’y tiens beaucoup. » »88.

II.2.5.4. La moralité

Malgré l’écart de temps qui sépare l’œuvre de Dostoïevski de celle de Slimani ,et
malgré les divergences des conditions de la production de ces deux œuvres, liées aux
spécificités de chaque époque, nous pouvons observer plusieurs similitudes existantes
entre elles au niveau de la moralité.

85
Dostoïevski, La douce, op. cit., p.10.
86
Ibid., p.17.
87
Ibid., p. 18.
88
Slimani ,Chanson douce , op. cit., p.34.

42
Chapitre II : Les composantes intertextuelles
dans l’œuvre de Leila Slimani

Si nous comparons les deux œuvres, nous constatons que Slimani reprend d’une
manière ingénieuse les grandes idées de Dostoïevski.

Premièrement, en retournant vers les épigraphes, Slimani adopte une citation


dostoïevskienne.

Dans son roman de Crime et châtiment, Dostoïevski confirme qu’ : « il faut que tout
homme puisse aller quelque part. »89 . L'une des idées forces de Dostoïevski ; il
construit l’histoire de sa nouvelle La douce en s’appuyant sur cette pensée pour
justifier le mariage de cette adolescente avec le prêteur sur gage .Cette douce était
menacé d’être vendue par ses tantes pour se marier avec un riche boutiquier .Alors, sans
avoir un travail, elle était obligée de l’épouser et ce mariage était donc la seule solution
pour fuir son destin et avoir un abri. C’est ce que Slimani reprend dans son roman : la
quête de Louise d’un abri familial auquel elle appartient.

Deuxièmement, et d’une manière générale, les deux auteurs font allusion à l’idée que
même les personnes les plus douées peuvent se tromper lourdement car nous ne
pouvons pas garantir l’essence psychologique des gens, comme dit le proverbe « les
apparences sont souvent trompeuses ».

Finalement, nous pouvons comprendre à travers les deux récits que le pouvoir de
l’argent a poussé les personnages principaux à tout supporter et à endurer des difficultés
gigantesques pour réaliser leurs aspirations. Mais en fait, l’argent ne peut pas toujours
faire le bonheur car l’âme , la vie, l’amour , la bonté ne peuvent être achetés avec de
l’argent.

89
Ibid., p.11.

43
CONCLUSION

5
Conclusion

Tout au long de ce travail, nous avons essayé de répondre à notre problématique de base
que nous avons posée: quels sont les procédés intertextuels utilisés par Slimani dans son
roman Chanson douce en s’inspirant de la nouvelle de Dostoïevski ?

Pour répondre à cette problématique, nous nous sommes concentrés sur le notion de
l’intertextualité comme une nouvelle théorie apparue récemment dans le champ de la
critique littéraire moderne , une théorie relevée de la relation d’assimilation et de
transformation que tout texte entretient avec un ou plusieurs autres textes contemporains
ou antérieurs constituant l’« intertexte ».

Nous n’avons pas abordé cette théorie d’une manière profonde et détaillée, mais nous
avons tenté d’amener une vue d’ensemble sur ce phénomène en vue de délimiter les
grands axes de cette théorie en fonction du besoin de notre analyse.

Cette étude de l’intertextualité dans l’œuvre de Leila Slimani nous a conduits à


distinguer explicitement La douce de Fiodor Dostoïevski comme étant un hypotexte.
Donc nous avons vu qu’il est convenable de mettre la lumière, dans le premier chapitre,
sur cette notion d’intertextualité.

Ce cadrage théorique porte sur la naissance de la notion d’intertextualité et quelques


précisions terminologiques appuyées par les travaux des théoriciens, à savoir Bakhtine,
Kristeva, Barthes, Riffaterre et Genette. Dans le reste du chapitre, nous nous sommes
penchés sur la notion de l’hypertextualité développée par Genette ainsi que sur ses
diverses pratiques.

L'intertextualité est ainsi un outil par lequel un texte nouveau s'écrit à partir d'un autre
texte. Il l'insère dans son espace et le modifie, se l'approprie, l'assimilant tout en le
transformant.

Dans le deuxième chapitre, nous avons procédé à l’analyse des composantes


intertextuelles telles que le paratexte, l’incipit et la relation de coprésence des

45
Conclusion

personnages. Puis, nous avons procédé à un repérage des manifestations intertextuelles


en se basant sur l’approche transtextuelle, ou plus particulièrement, hypertextuelle qui
nous a conduit à identifier, analyser et comprendre les apparences intertextuelles et leurs
significations dans le texte de Leila Slimani en tant que thèmes communs avec le texte
de Dostoïevski.

L’émergence du texte dostoïevskien, La douce, précisément, dans le roman de Leila


Slimani, se manifestant explicitement et en premier lieu par la détection des éléments
constants sur le plan paratextuel, au niveau du titre particulièrement.

Le recours à la pratique de la transposition formelle de l’histoire de La douce comme


forme d’intertextualité s’explique notamment par le jeu de miroir entre l’hypotexte et
son hypertexte dans un dialogue hypertextuel. Il existe donc une interaction
fondamentale entre l’œuvre citée en référence, et le roman de Slimani. Cette
modification d’un texte par un autre est visible dès l’incipit du texte.

En effet, l’écriture de Leila Slimani, dans Chanson douce est principalement


intertextuelle. Le mérite de son œuvre revient principalement à son souci d’ancrer le
référent historique dans une autre réalité « littéraire » afin d’ouvrir d’autres angles
d’interprétation. Ainsi, la façon de Slimani d’introduire dans son roman le texte de
Dostoïevski, participe à la création de sa propre œuvre littéraire.

Au terme de cette modeste recherche, nous tenons à préciser que celle-ci ne représente
qu’une tentative d’étude qui soulève quelques composantes intertextuelles dans le
roman de Leila Slimani, Chanson douce ; laquelle étude permettra aux autres de la
développer et d’approfondir la recherche dans les notions abordées.

46
BIBLIOGRAPHIE

5
Bibliographie

1- Corpus :
- DOSTOIEVSKI Fiodor, La douce, éd. Babel, 1992.

- SLIMANI Leila, Chanson douce, Gallimard, Paris, 2016.

2- Ouvrages théoriques :
- BAKHTINE Mikhaïl, Esthétique et théorie du roman, Gallimard, Coll. Tel, Paris,
1987.

- Esthétique de la création verbale, Gallimard, Collection


Bibliothèque des Idées, Paris, 1984.

- Problèmes de la poétique de Dostoïevski, Paris, Seuil, 1998.

- BARTHES Roland, Le Plaisir du texte, Seuil, Points Essais, Paris, 1973.

- ECO Umberto, Apostille au nom de la rose, Le Livre de Poche, Paris, 1987.

- GENETTE Gérard, Palimpsestes – La Littérature au second degré, Seuil, Paris,


1982.

- GIGNOUX A.C., Initiation à l’Intertextualité, Editions Ellipses, Paris, 2005.

- HUIB HOEK Léo, La Marque du titre: dispositifs sémiotiques d'une pratique


textuelle, Mouton, Paris, 1981.

- KRISTEVA Julia, La Révolution du langage poétique, Seuil, Paris, 1974.

- Séméiôtiké : Recherches pour une sémanalyse, Seuil, Paris,


1969.

- PIEGAY-GROS Nathalie, Introduction à l'intertextualité, Dunod, Paris, 1996.

- SAMOYAULT Tiphaine, L'intertextualité: Mémoire de la littérature, Armand


Colin, Paris, 2013.

- SOLLERS Phillipe, , « Ecriture et révolution », Théorie d’ensemble, Seuil, Coll.


Tel Quel, Paris, 1968.

48
Bibliographie

3- Articles et les revues :

- BARTHES Roland, « Théorie du texte », in Encyclopedia Universalis, 1973.

- KRISTEVA Julia, « Bakhtine, le mot, le dialogue et le roman », in Critique, n°


239, avril 1967.

- RIFFATERRE Michael, « La trace de l’intertexte », in La Pensée, n° 215,


octobre 1980.
- « l’intertexte inconnu », in Littérature n° 41, février
1981.

4- Thèse :

- LOUAIL Massinissa, « L’intertextualité dans le roman de Kamel Daoud


Meursault, contre-enquête », Mémoire de Master II en langue française : option
Sciences des Textes Littéraires Français, sous la direction du Pr. BOUDAA Zahoua,
Béjaïa , Université Abderrahmane Mira,2016.

5- Références électroniques :

- http://www.cnrtl.fr/definition/polyphonie

- http://www.fabula.org/atelier.php?Polyphonie_%3A_le_concept_bakhtinien

- https://journals.openedition.org/slavica/348?lang=en

- http://www.fabula.org/atelier.php?Paratexte

- http://www.100pour100culture.com/le-billet/le-titre-dune-oeuvre-litteraire/

- https://www.youtube.com/watch?v=hbesRCk_hHc

- http://www.ecrire-un-roman.com/articles/rubriques/boite-a-outils/lincipit-dun-
roman/

- www.ac-toulouse.entmip.fr/lectureFichiergw.do?ID_FICHIER=8704

49
Table des matières

Introduction ………………………..………………..………………………….. 4
Chapitre I : L’intertextualité, origine et développement ..........................8

I.1. Mikhaïl Bakhtine et le dialogisme : Genèse du concept ..................10

I.2. Naissance du concept par Julia Kristeva..........................................13

I.3. Roland Barthes .................................................................................15

I.4. La recherche de l’intertexte :Michael Riffaterre...............................17

I.5. Gérard Genette : Classification des pratiques intertextuelle ......….18

I.5.1. L’intertextualité…………………………………………………….19
I.5.2. La paratextualité……………………………………………………19
I.5.3. La métatextualité……….……………………..………...…………..19
I.5.4. L’architextualité………...……...…………………………………...20
I.5.5.1. Relation de coprésence ……….……..……....………………......21
I.5.5.2. Relation de dérivation ..…………….………………….…......... 21
I.5.6. Les transpositions …………………….…….………………. 22

Chapitre II : Les composantes intertextuelles dans l’œuvre de Leïla Slimani …..23


II .1. Présentation de corpus …………………….…………………...……… 24
II .2. Analyse intertextuelle ……………………...…………….……….…….26

II.2.1. Le paratexte ……………………………….……….….…………..….27

II.2.1. 1 Le titre ………………………………………………….…….....…..28

II.2.1. 1.1. Définition et fonction du titre………….……..……………….….29

II.2.1. 1.2. Analyse des titres ……………..……………………….……..…....30

II. 2. 2. Epigraphes ……………………...……………………………………31


II. 2. 3. L’incipit ………………………......…..……….….…………….32
II.2.3.1. Rôle de l’incipit……………….……...………….……………………32

II.2.3.2. Similitude d’incipits…………………………….…………………….33

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II. 2.4 . Analyse des personnages …………….……………...…..………………35
II.2.4.1. Similarité des personnages principaux …..………...……………......…35
II.2.4.2. Ressemblance des relations ………...……………………………...…….37

II .2.5. Analyse thématique ………………………..………………………………39


II.2.5 .1. Sur le plan social ……………...…………………………………………..39
II.2.5 .1 .1. La vie quotidienne………..………………….…………..……… .40
II.2.5 .1 .2. Les classes sociales………...……….………….…………...…..40

II.2.5 .2. Les ambitions féminines …...…………....…….………………..…….40

II. 2. 5 .3. La servitude…………………………………..………...….….………42

II.2.5 .4 . La moralité ……………...……………….……………...…....….42

Conclusion ………………………………………………………..……………44

Bibliographie...…………………………………………………………………47

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RÉSUMÉ :

Cette étude intertextuelle de l’œuvre de Leila Slimani , menée dans le cadre d’un
mémoire de master, repose sur la pratique de la transposition formelle de l’histoire de
La douce de Fiodor Dostoïevski comme forme d’intertextualité qui s’explique
notamment par le jeu de miroir et l’interaction entre ces deux ouvrages de deux
époques historiques différentes ; elle confirme que l’écriture de Slimani, dans Chanson
douce , est principalement intertextuelle et son mérite de son œuvre revient
principalement à son souci d’ancrer son référent historique dans une autre réalité «
littéraire » afin d’ouvrir d’autres angles d’interprétation. Ainsi, la façon de Slimani
d’introduire dans son roman le texte de Dostoïevski participe à la création de sa propre
œuvre littéraire.

:‫ملخص‬

‫ على ممارسة التحويل الرسمي‬، ‫ كجزء من أطروحة الماستر‬، ‫تستند هذه الدراسة التناصية حول عمل ليلى سليماني‬
‫ والتي يمكن تفسيرها على وجه‬، ‫لقصة فيودور دوستويفسكي " الناعمة" كصورة من أشكال التداخل النصي‬
‫ من خالل لعبة المرايا ومن خالل التفاعل بين هذين العملين اللذين ينتميان الى فترتين تاريخيتين‬.‫الخصوص‬
‫ وأن جدارة عملها‬،‫ عبارة عن نص متداخل‬،" ‫مختلفتين ؛ و تؤكد أن كتابة سليماني في عملها " أغنية ناعمة‬
.‫ترجع في األساس إلى اهتمامها بترسيخ مرجعه التاريخي في واقع "أدبي" آخر من أجل فتح زوايا أخرى لتفسيره‬
. ‫ فإن طريقة سليماني في إدخال نص دوستويفسكي إلى روايتها شارك في إنشاء عمل أدبي خاص بها‬، ‫وهكذا‬

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