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LE " DE ENTE ET [ESSENTIA "
DE S. THOMAS D'AQUIN
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BIBLIOTHÈQUE THOMISTE
Directeur : Pierre MANDONNET, O.P.

VIII


LE DE ENTE ET ESSENTIA "
DE S. THOMAS D'AQUIN

Texte établi d'après les manuscrits parisiens


Introduction, Notes et Études historiques

PAR

M.-D. ROLAND-GOSSELIN, 0. P.

Lb Saulcho1r, KAIN (Belgique)


REVUE DES SCIENCES
PHILOSOPHIQUES ET THÉOLOGIQUES
1926
Nous avons lu l'ouvrage du R. P. Roland -Gossel1n sur le
■ De ente et essentia » de sa1nt Thomas d'Aqu1n et nous le
jugeons digne d'être publié.

Le Saulchoir, le 4 mars 1926. Bellevue, le 29 mars 1926.


Fr. Ant. Lemonnyer, O. P. Fr. P. Mandonnkt, O. P.
Maître en théologie. Maître en théologie.

IMPRIMI POTEST. IMPRIMATUR.


Parisiis, die 29 Aprilis 1926. Insulis, die 26 Junii 1926.
Fr.ït. Lou1s, O. P. G. Det BROucg,
: • Pr. Prov. Vic. Gen.
AD FRATRES ET SOCIOS
/777f

AVANT -PROPOS

Les recherches dont nous donnons ici les résultats, ont été entre
prises en vue d'un cours à l'Institut historique d'études thomistes
établi au Collège théologique et philosophique du Saulchoir en
l'année 1921. Ces recherches n'avaient pas d'autre but que de par
venir à éclairer en quelque mesure la formation de la pensée philo
sophique de saint Thomas d'Aquin. L'analyse historique des pre
miers opuscules philosophiques du saint Docteur s'imposait donc
à nous, et tout spécialement celle du De ente et essentia. L'essai que
nous publions ne concerne directement que cet opuscule. L'on s'est
attaché à en donner un texte correct, à l'aide des manuscrits con
servés dans les bibliothèques parisiennes ; à identifier les citations,
explicites ou non ; à déterminer les influences subies ; à expliquer
la pensée de l'auteur par les passages, parallèles et contemporains,
du Commentaire aux deux premiers livres des Sentences. Il n'entrait
donc pas dans notre programme d'avoir recours aux Commenta
teurs, même les plus autorisés, malgré l'intérêt considérable que
présentent leurs explications, soit pour l'histoire de l'école thomiste,
soit pour une étude proprement doctrinale.
Cependant nous avons été amené à donner une plus grande exten
sion à l'étude des deux problèmes philosophiques dont la solution
proposée par saint Thomas paraissait à ses contemporains la plus
audacieuse : le principe de l'individualité, et la distinction entre
l'essence et l'être dans les créatures. Problèmes connexes d'ailleurs,
et qui sont au premier plan des questions métaphysiques abordées
par le De ente et essentia. Il était difficile, et il eût été peu satisfaisant,
de discerner ici les rapports de la pensée de saint Thomas avec les
philosophies antérieures, et plus encore avec les théologiens ses
contemporains, en limitant l'analyse de sa doctrine à ses premiers
écrits. Nous avons donc résolument poursuivi riotre étude à travers
l'œuvre entière de saint Thomas, en suivant l'ordre chronologique
accepté par le R. P. Mandonnet l. De même la doctrine des philo
1. Cf. Mandonnet, Des écrits authentiques de saint Thomas d'Aquin, 2e éd., 1910 j
Chronologie des Questions disputées de saint Th. d'Aq. dans Revue thomiste, 1918,
pp. 266-287, 341-371 ; Bibliographie thomiste, le Saulchoir, 1921, Introduction ;
VIII DE ENTE ET ESSENTIA

sophes et des théologiens qu'il nous a paru indispensable de con


fronter avec celle de saint Thomas 1, a été exposée aussi complète
ment qu'il nous a été possible. Par les contemporains de saint Tho
mas, sauf deux exceptions 2 nous entendons exclusivement celles
de leurs œuvres qui ont été imprimées, une étude complète des
œuvres demeurées manuscrites n'étant guère possible en un travail
de ce genre.
L'on se rend compte par là-même des limites de notre étude.
Elle n'est pas une histoire des doctrines dont elle essaie de dégager
quelques traits essentiels ; mais plutôt une suite de notes et d'ana
lyses dont la seule ambition est de pouvoir rendre quelques services
aux esprits qui s'intéressent à la genèse de la pensée de saint Thomas
d'Aquin.
Le Saulchoir, 4 mai 1926. M.-D. R.-G.

Les Questions disputées de s. Th. d'Aq. (Introduction à la réédition des Quaest. dis-
put.) Paris, Lethielleux, 1925 ; Saint Thomas d'Aquin, créateur de la dispute quodli-
bétique, dans R. se. ph. th., t. XV, 1926 et t. XVI, 1927. — Les modifications pro
posées par le R. P. Synave (Bulletin thomiste, Ire année, 1924, n» 2, pp. 33-50 ;
3« année 1926, n° 1, pp. 1-21 ; L'ordre des quodlibets VII à XI de saint Th. d'Aq.,
dans Rev. thomiste 1926, pp. 43-48 ; Le problème chronologique des Questions disputées
de S. Th. d'Aq., ibid., 1926, pp. 154-159), n'ont pas de répercussion sur l'histoire des
doctrines que nous étudions.
1 . Sur les points que nous avions à étudier, nous n'avons rien trouvé d'intéressant
à relever chez Maimonidc et Algazel. Nous ne disons rien non plus des commen
taires de Gilbert de la Porrée sur Boèce parce qu'il ne nous a point paru qu'ils
aient une relation quelconque à la pensée de s. Thomas.
2. A savoir les Questions de Roger Bacon sur la Physique et la Métaphysique
d'Aristote, contenues dans le ms. n° 406 de la Bibliothèque municipale d'Amiens.
Grâce aux très grandes facilités que nous a données, avec beaucoup de bienveillance,
le conservateur, M. Henri Michel, nous avons pu étudier à loisir les passages de ce
ms. qui intéressaient plus directement notre travail. — Puis quelques extraits du
Commentaire de Robert Kilwardby sur les Sentences, dont le R. P. Chenu a eu
l'amabilité de mettre à notre disposition une copie faite par lui d'après le ms. n° 131
de Merton Collège.
BIBLIOGRAPHIE
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Id. — Summa theologica, T. I. Quaracchi, 1924.
G. S. André, S. J. Les Quodlibeta de Bernard de Trilia, dans Gregorianum, t. II
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S. Augdst1n1 De civitate Dei, rec. E. Hoffmann, T. I. Vindobonae, 1899 (Corpus
script, ecclesiast. latin. T. XL).
[Averroès]. Ar1stotel1s... O^era... Averro1s Cordubens1s in ea opera... commen
tant. Venetiis, in-40, T. I, 1552 ; T. IV et V, 1550 ; T. VIII, 1552 ; T. IX, 1550.
[Id.]. Ar1stotel1s Libri tres de Anima... cuva. Averro1s Cord. etc.. Lugduni,
in-16, 1542.
Av1cenne... Opera... per canonicos [regulares S. Augustini] emendata. [Venetiis,
1508].
[R. Bacon]. Opera hactenus inedita Rogeri Baconi. Fasc. II. Liber primus commu-
nium naturalium fratris Rogeri. Partes prima et secunda Edidit Robert Steele.
Oxonii s. d. — Id. — Fasc. III. Partes tertia et quarta. Oxonii, 191 1.
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a magistro R. B. — Bibliothèque municipale d'Amiens, ms. n° 406. (Philosophia
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Munster i. W., 1912 (Beitr. z. Gesch. d. Philos, d. Mittelalt. Bd., IX).
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M. S. Bobt11 Opera omnia. T. 2. M1gne P. L. t. 64.
Id. — In Isagogen Porphyrii commenta. Rec. S. Brandt, Vindobonae, 1906.
(Corpus script, ecclesiast. latin. T. 48).
X DE ENTE ET ESSENTIA

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XII DE ENTE ET ESSENTIA

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t. 211, col. 790 ss.
[P1erre de Tarenta1se]. Innocent1 V In quatuor libros Sententiarum. Tolosae,
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Procl1 Institutio theologica, ed. Dubner. Paris, Didot, 1855.
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Revue des sciences philosophiques et théologiques, t. VI (1912), pp. 231-252 et 661-
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De unitate intellectus et Somma Theologiae, II, Tr. XIII, Q. 77, m. 3, dans
Archives d'Histoire doctrinale et littéraire du moyen âge, 1e* fasc.
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Bulletin Thomiste, I™ Année (1924), n° 2, pp. [33H50].
Id. — C. r. de Pelster, La Quaestio disputata de Saint Thomas « De unions
verbi incarnatt », dans Bulletin thomiste, IIIe Année (1926), n° 1, pp. [1]-[21].

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1926, pp. 43-48.
Id. — Le problème chronologique des Questions disputées de S. Thomas d'Aquin,
dans Revue thomiste, 1926, pp. 154-159.
Them1st11 AnaXyticorum paraphrasis, ed. Walues, Berolini, 1900 {Comment, in
Aristot. graeca., V, 1).
G. Thery, O. P. Autour du décret de 1210 .' I. — David de Dînant. Le Sanlchoir,
Kain, 1925 (Bibliothèque thomiste, VI).
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Parisiis, Vives, 1 871-1879 (nous indiquons cette édition par la lettre V).
Id. — Opera omnia, jussu... Leon1s XIII. P. M., edita. T. IV-XIII. Romae,
1888-1918.
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arabischen Philosophen des Orients... Munster i. W., 1900 (Beitr. z. Gesch. d. Phil.
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III. T., 1. Abt., 4. Aufl. hrsg. v. Ed. Wellmann, Leipzig, 1909.
INTRODUCTION

I. — L OCCASION ET L OBJET DU « DE ENTE ET ESSENTIA ».

L'authenticité de l'opuscule de saint Thomas d'Aquin connu sous


le titre : De ente et essentia 1, n'a jamais été contestée. Les principaux
catalogues des ouvrages de saint Thomas nous apprennent, en le
signalant, qu'il fut composé par le saint Docteur à l'intention de
ses « frères et compagnons » 2 ; par où il faut entendre, sans doute
possible, ses frères en religion, et, probablement, ceux d'entre eux
qui, venus comme lui à Paris au couvent d'études générales de
Saint-Jacques pour y parfaire leurs études, suivaient son enseigne
ment philosophique de bachelier8. Ptolémée de Lucques précise
en effet que ce traité fut écrit dans les toutes premières années de
l'enseignement du Frère Thomas, avant même qu'il ne fût Maître,
c'est-à-dire à Paris avant 1254 *. Nous essaierons plus loin de déter
miner mieux encore cette date, par rapport du moins au Com
mentaire des Sentences. Ne retenons maintenant du renseignement
de Ptolémée que ce qui concerne la destination et la nature propre
de ce petit écrit.
Par son caractère comme par la date de sa rédaction, il doit être
1 . C'est aussi le titre le plus souvent donné par les catalogues ; cf. Mandonnet,
Des écrits authentiques de S. Thomas d'Aquin, 2° éd., p. 30, 17 (OFF.), p. 49, 50
(TREV.), p. 61, 31 (PTOL.), p. 70, 48 (GUID.), p. 92, 4 (TAB.). Mais ils l'appellent
aussi : De quidditate et esse, ibid., p. 59, 3 (PTOL.), De quidditate entium, p. 70,
48 (GUID.) . Les mss. parisiens le nomment : De essentia (G A), De ente et essentia (B
et tables de G), De esse et essentia (CU, et Arsenal 337), De entium quidditate (DEF) .
Voir p. xx1x la liste de ces mss.
2. Mandonnet, op. et loc. cit.
3. Cf. Mandonnet, 5. Thomas d'Aquin créateur de la dispute quodlibétique, dans
R. se. ph. th., oct. 1926.
4. Mandonnet, Des écrits authentiques..., p. 59 : » In Ira autem magisterium,
etc. » ; et p. 61, 3i : « Tractatus De ente et essentia, quem scripsit ad fratres et
socios, nondum existens magister... ». — Cf. M. Grabmann, Die Schrift «De ente et
essentia » und die Seinsmetaphysih des M. Thomas von Aquin, dans Beitr.z. philos, u.
paedag. perennis. Festgabe z. 80. Geburtstage v. Otto Willmann. Freiburg i. Br.,
Herder 1919, pp. 97-116.
XVI DE ENTE ET ESSENTIA

rapproché de cet autre opuscule intitulé De principiis naturae, dédié,


lui, à un seul frère dont le^nom nous a été conservé par les cata
logues, mais qui n'est pas autrement connu, le Frère Silvestre l.
Peut-être le De ente ne s'adresse-t-il aussi qu'à un petit groupe de
religieux. Ceux-ci auraient prié le Frère Thomas de les éclairer sur
les notions philosophiques fondamentales dont il faisait usage sans
doute dans ses cours, et qui pour plusieurs devaient être entière
ment nouvelles, ou tout au moins demeuraient confuses, obscurcies
peut-être aussi par les discussions entre maîtres 2. Il est possible
encore que saint Thomas ait saisi volontiers l'occasion qui lui était
ainsi offerte de bien préciser, dès le début, son vocabulaire philoso
phique. Car les deux traités ont ceci de commun qu'ils présentent
l'un et l'autre des définitions de termes et des explications préli
minaires. Cependant le De ente dépasse rapidement ce stade.

Saint Thomas a lui-même très clairement énoncé le sujet qu'il


entend traiter : il veut définir les termes premiers : « ens » et « essen-
tia », rechercher quels sont, dans les différents ordres de choses, les
caractères propres de l'essence, puis, en chacun de ces ordres, ce
que signifient par rapport à l'essence les concepts logiques de genre,
espèce, différence. Ces ordres de choses, ce sont les substances et
les accidents, les substances surtout, qui seules ont vraiment une
essence, et, parmi elles, les substances matérielles ou composées,
puis les substances spirituelles ou simples, et Dieu même, qui est
la première substance.
Comme il est juste, à l'étude des substances est réservée la plus
large place. Un seul chapitre, le dernier, le sixième d'après la numé
rotation que nous avons adoptée, traite de l'essence des accidents.
D'autre part, le chapitre premier s'occupe des définitions de termes.
Les quatre chapitres qui forment le centre du traité sont partagés
inégalement entre la substance matérielle : ch. II et III ; l'âme
humaine, les anges et Dieu : ch. IV ; le ch. V reprenant sous forme
synthétique les résultats obtenus, et précisant au sujet des subs
tances spirituelles quelques points de logique laissés dans l'ombre.
Pour plus de facilité, résumons les conclusions du saint Docteur
en les divisant selon le double point de vue métaphysique et logique.

Les substances composées, par lesquelles il est indispensable de

1. Mandonnet, Des écr ts authentiques..., p. 29, 4 (OFF.), p.49, 39 (TREV.), etc.


2. Discussions philosophiques, dont les Questions sur Aristote, de maître Roger
Bacon, sont l'un des plus intéressants témoignages (Bibl. Amiens, ma. 406).
INTRODUCTION XVII

commencer l'étude de l'essence parce qu'elles nous sont plus acces


sibles et partant mieux connues, ont une essence composée de ma
tière et de forme. L'homme, par exemple, est corps et âme ; cela
est connu de tous ; on ne s'attarde pas à l'établir. Mais saint Thomas
insiste sur ceci que forme et matière sont, l'une et l'autre, parties
intégrantes de l'essence. Non pas certes au même titre, puisque la
forme est le principe de l'être, et puisqu'elle donne à l'essence l'acte
par où elle est connue. Cependant, ce par quoi la substance maté
rielle est ; ce qui en elle est objet de définition; ce n'est pas la forme
seule, c'est le composé de forme et de matière. Saint Thomas s'oppose
ici à Averroès et à ses disciples, qui donnaient, dans le composé, à
la forme, une importance excessive. Par contre, il faut éviter aussi
de faire de la matière un sujet, constitué en soi, auquel la forme
ne pourrait plus apporter qu'un être accidentel, ou encore d'ima-
• giner entre la forme et la matière un lien qui serait l'essence. L'être
de la substance matérielle c'est l'être du composé, son essence le
composé lui-même.
Dira-t-on que la matière individualise, selon l'enseignement
d'Aristote, et qu'à ce titre l'essence, qui comprend en elle la matière,
ne peut plus être l'objet d'une définition scientifique, universelle ?
Saint Thomas prend occasion de cette difficulté pour introduire sa
doctrine de la matière « désignée », principe de l'individualité ;
doctrine, croyons-nous, directement inspirée d'Avicenne, et sur
laquelle nous revenons longuement dans la deuxième partie de ce
volume. La matière qui fait partie de l'essence, objet de nos défi
nitions, n'est pas la matière « désignée », c'est-à-dire déterminée
par la quantité ; mais la matière déterminée seulement par la forme
substantielle, celle qui suffit à constituer et à concevoir « l'homme »,
par exemple, mais non pas cet homme qu'est Socrate. En Socrate,
en tel individu quelconque, nécessairement la matière est quanti
tative, et c'est à ce titre qu'elle individualise. Saint Thomas n'essaie
ra que plus tard de discerner quelle est en cette fonction la part de
la matière et celle de la quantité.

Les substances simples méritent en toute vérité d'être appelées


immatérielles. En elles aucune matière : elles sont pures formes.
Cela n'allait pas de soi. L'opinion prépondérante, et considérée
comme traditionnelle dans la théologie latine au moment où écrivait
saint Thomas, admettait que l'ange aussi bien que l'âme, et celle-ci
en dehors de son union au corps, étaient composés de forme et de
matière, d'une matière tout au moins spirituelle, exempte de quan
tité. Et l'on s'appuyait généralement sur l'autorité de Boèce pour
" De ente et essentia. " 2
XVIII DE ENTB ET ESSENTIA

soutenir que cette composition de l'ange et de l'âme était requise


pax leur qualité de créature, et nécessaire pour les distinguer de la
simplicité absolue de Dieu. A l'exception de l'évêque de Paris,
Guillaume d Auvergne, et d'Albert le Grand, la grande majorité
des théologiens de la première moitié du XIIIe siècle se ralliait à
cette manière de voir. De s'être opposé à eux avec persévérance, et
d'avoir accepté les conséquences logiques de sa thèse au sujet de
la distinction spécifique des anges entre eux, valut au Frère Thomas
d'être soupçonné d'hérésie et d'être atteint par les condamnations
de l'autorité ecclésiastique l. Cependant il ne paraît à aucun moment
s'être laissé émouvoir : à la différence de son maître Albert, plus
impressionnable, et qui vers la fin de sa vie n'osa plus maintenir
que chacun des anges forme à lui seul une espèce. Saint Thomas,
bien plutôt, prend l'offensive. Il rejette en effet la responsabilité
de l'opinion, dite traditionnelle, sur un philosophe de peu de valeur,
le juif Ibn Gebirol (Avicebron ou Avencebrol) dont un traité avait
été traduit en latin, par Jean d'Espagne et Dominique Gundisalvi,
sous le titre de Fons vitae, et avait rencontré le succès qui accueillait
alors, semble-t-il, n'importe quelle traduction de ce genre. Jamais
aucun philosophe, lui oppose saint Thomas, ne soutint opinion
semblable. Tous, au contraire, voient dans rimmatérialité absolue,
la condition primordiale de l'activité intellectuelle. Rien d'ailleurs,
ajoute-t-il, n'empêche une forme d'exister seule, sans matière : la
forme est de soi principe d'être ; si telle forme a besoin d'une matière,
c'est parce qu'elle est imparfaite. Il est intéressant de voir ici saint
Thomas défendre, en continuité avec l'aristotélisme le plus pur, le
plus authentique, l'existence d'« actes » sans matière, contre les
disciples du néo-platonisme.
Mais si les substances spirituelles créées sont véritablement imma
térielles, elles ne sont point pour autant actes purs. A l'exemple de
Guillaume d'Auvergne, et reprenant avec lui l'une des voies où
s'était engagé Albert le Grand à la suite d'Avicenne, saint Thomas
distingue efficacement de Dieu l'ange et l'âme, et d'ailleurs toute
créature, en les composant d'essence et d'être. En Dieu seul l'être
fait partie de l'essence, ou, pour parler plus correctement, s'identifie
à l'essence. Les créatures, au contraire, n'existent point par nature ;
l'essence de chacune d'elles se conçoit parfaitement sans l'existence.
Si elles existent, c'est que l'être leur est donné par Dieu : de Lui elles
reçoivent l'être, l'acte d'être en regard duquel elles sont en puissance.
De même que Guillaume et Albert, saint Thomas croit pouvoir

1, Mandons Ex, Sigcr. Louvain 1911, ch. v et 1x.


INTRODUCTION XIX

retrouver cette doctrine dans les œuvres de Boèce, en particulier


dans les expressions alors classiques : « quod est » et « quo est », au
moyen desquelles le a philosophe latin » exprimait la composition
des créatures par opposition à la simplicité divine. C'était un moyen
de s'établir en continuité avec la tradition et de la renouer là-même
où les adversaires prétendaient l'infléchir en un sens opposé. En
vérité, comme l'a montré Duhem1, l'interprétation était abusive.
Boèce, pas plus d'ailleurs qu'il n'admettait une matière dans les
substances spirituelles, n'avait jamais songé à distinguer l'être de
l'essence. En bon et strict aristotélicien, Boèce n'avait parlé que de
substance première, « quod est », et de forme « quo est ». Et sur ce
point les théologiens l'avaient exactement compris. Car tous con
naissaient et utilisaient ses formules. Albert le Grand lui-même,
dans ses premières œuvres, ne leur donne pas un autre sens. Cepen
dant saint Thomas n'est pas responsable de la transformation que
subit peu à peu la pensée de Boèce, à la faveur de l'équivoque à
laquelle prêtait le terme « esse », employé par Boèce, selon l'usage
d'Aristote, au sens de forme, mais qui de lui-même en quelque sorte
devait retomber à son usage normal et courant, et signifier le plus
souvent : être, exister. Duhem a noté quelques étapes de ce retour.
L'on verra plus loin de quel tourment eut à en souffrir l'évolution
compliquée de la pensée d'Albert le Grand. Chez saint Thomas la
terminologie est fixée : le premier chapitre du De ente ne relève même
pas l'emploi possible de « esse » pour signifier l'essence. Sans doute
saint Thomas en est conduit à se méprendre sur la pensée de Boèce ;
mais la doctrine qu'il entreprend de soutenir, trouve de ce chef la
voie fibre, et elle y gagne en netteté.
L'origine de la distinction entre l'essence et l'être, si on la consi
dère surtout comme le moyen décisif d'opposer les créatures con
tingentes à l'Être nécessaire de Dieu, paraît devoir être cherchée,
moins chez les néo-platoniciens — les Ennéades, par exemple,
exposent une théorie de l'être, ou de l'ova-ia bien autrement com
plexe —, que chez les Arabes, désireux de concilier l'aristotéfisme
avec leur croyance au Dieu créateur et maître absolu de sa création 2.
Aristote se prêtait à leur tendance par ses analyses logiques de l'être
et de l'essence, du nécessaire et du possible, bien que par ailleurs
sa doctrine métaphysique parût fermée à tout essai d'introduire

1. Duhem, Le système du monde, t. V, ch. 1x, p. 285 ss.


2. Comp. Sch1ndele. Zur Geschichte der Unterscheidung von Wesenheit und
Dasein in der Scholastib. Munchen, 1900, p. 35 j — Aseitât Gottes, Essentia und
Exisieniia im Neuplatonismus, dans Philosophisches Jahrbuch, 1909, pp. 3-19 ;
159-170.
XX DE ENTE ET ESSENTIA

la contingence dans l'être du Monde et des substances séparées.


Avicenne constitua la théorie, sous l'influence immédiate, semble-
t-il, d'Al Farabi qui en avait donné une première esquisse, et en
continuité d'esprit avec les spéculations des Motekallim. Avicenne
en fut aussi l'introducteur dans la théologie latine, par l'intermé
diaire des traductions de Jean d'Espagne et de Gundisalvi. Mais la
distinction entre l'essence et l'être telle qu'il la comprenait, deman
dait à être mise au point. 11 la compliquait en effet d'une distinction
entre essence et possible, et faisait l'être accidentel à l'essence.
Ce fut l'œuvre de Guillaume, d'Albert, mais beaucoup plus encore
de Thomas d'Aquin. Celui-ci donna vraiment à la théorie sa précision
et son ampleur. Mais en la modifiant, il lui conserva, croyons-nous,
toute la portée positive qu'elle avait certainement pour Avicenne,
et qui seule, d'autre part, pouvait permettre de la substituer, dans
les anges, à la composition de matière et de forme, sans diminuer la
distance qui les sépare de la simplicité divine : pour saint Thomas
la distinction entre l'être et 1 essence est réelle.
A la suite d'Avicenne encore, saint Thomas lie étroitement à la
distinction de l'essence et de l'être, le rapport de causalité qui sou
met les créatures à l'Être premier dont l'essence même est d'être, et
qui à cause de cela peut être dit n'avoir pas d'essence.
Ainsi, pour reprendre le schème esquissé au chapitre Ve de notre
traité, l'essence de l'Être premier, absolument simple et parfait,
créateur de tous les autres, s'absorbe dans son Être ; — l'essence
de la créature se distingue de l'être qu'elle reçoit de Dieu, comme la
puissance se distingue de son acte, et la composition réelle qui en
résulte suffit à caractériser, par rapport à la simplicité absolue de
Dieu, l'essence simple, immatérielle, des anges et de l'âme ; comme
elle suffit aussi à établir une hiérarchie entre les anges suivant le degré
de potentialité de leur essence ; — l'essence inférieure, plus poten
tielle encore, des substances matérielles, ajoute à cette composition
fondamentale celle de matière et de forme, qui vraiment la cons
titue en son unité propre de substance composée ; — enfin l'essence
de l'accident, qu'il soit de l'ordre spirituel ou de l'ordre matériel,
est imparfaite, relative à l'essence, seule véritable, de la substance,
et causée par elle ; qu'elle le soit d'ailleurs dans les substances com
posées, soit par la forme, soit plus spécialement par la matière.
Telles sont les conclusions de métaphysique générale auxquelles
s'arrête saint Thomas dès les premiers débuts de son enseignement,
et qui resteront toujours l'armature de sa pensée.

L'on a pu dire que l'intention première de saint Thomas, en écri


INTRODUCTION XXI

vant le De ente, fut de réfuter Gebirol, et d'établir contre lui et ses


disciples, l'immatérialité des substances spirituelles l. Il est certain,
en effet, que cette préoccupation est centrale, et que, dans la partie
proprement métaphysique du traité, elle était, au moment où il fut
écrit, la plus actuelle. Mais à vouloir lui donner une importance
exclusive, l'on perdrait de vue la valeur des considérations logiques
qui matériellement tiennent une si grande place dans le De ente, et
dont la portée épistémologique est trop manifeste pour que l'on
puisse penser que saint Thomas n'en eut pas une conscience très
nette.
Assurément, notre connaissance de la philosophie médiévale est
encore trop fragmentaire pour nous permettre de préciser l'impor
tance historique réelle des progrès dus en ce domaine à la réflexion
de saint Thomas ; et les limites un peu arbitraires que nous avons dû
imposer à nos recherches personnelles, ne nous ont pas permis de
faire sur ce point une lumière suffisante. Nous avons reconnu sim
plement et marqué de notre mieux, dans les notes qui accompagnent
le texte du De ente, combien saint Thomas, ici encore, était rede
vable à Avicenne. Une chose est claire cependant : les précisions
apportées par saint Thomas au véritable caractère de l'empirisme
rationnel d'Aristote, que ni Guillaume d'Auvergne ni Albert le
Grand n'avaient réussi à pleinement dégager du néo-platonisme,
eussent été très incomplètes s'il n'avait indiqué clairement le rap
port exact de nos concepts logiques aux diverses essences dont il /
venait d'établir la nature métaphysique. De même que le point
de vue d'Aristote, faisant une part importante dans la connaissance
intellectuelle à l'activité et aux conditions propres de l'esprit, l'avait
amené à constituer une logique, à peine soupçonnée et ébauchée
dans les derniers dialogues de Platon, de même saint Thomas, pour
restaurer le conceptualisme d'Aristote, devait remédier aux confu
sions qui en obscurcissaient encore le sens aux yeux de ses contem
porains et les inclinaient toujours plus ou moins vers le réalisme
extrême. Que saint Thomas l'ait fait en s'inspirant très étroitement
d'Avicenne, ne diminue pas le discernement très sûr dont il faisait
preuve en donnant si vite son attention à ce problème. Il faut recon
naître d'ailleurs qu'Albert le Grand, déjà, avait travaillé dans le
même sens.
Le premier point à noter brièvement est la distinction aristo
télicienne, rappelée par saint Thomas aux premières lignes de son
exposé, entre l'être qui est celui des choses et l'être qui signifie le
1. W1ttmann, Die Stellung des kl. Thomas von Aquin zu Avencebrol (Beitr. z.
Gesch. d. Phil. d. MA., Bd III, H. 3). Munster j. W., 1900.
XXII DE ENTE ET ESSENTIA

vrai. De ce dernier il n'y a pas d'essence, puisqu'il exprime simple


ment le rapport de notre esprit aux choses, et non pas les choses
mêmes : il peut être dit de conceptions négatives ou de pures pri
vations. Saint Thomas ne s'en occupera plus au cours de son traité.
Il n'eût été obligé d'y revenir que s'il avait pu connaître l'objection
d'Averroès, opposant à Avicenne que l'être distingué par lui réelle
ment de l'essence était l'être logique signifiant le vrai. Mais la Des
truction des destructions et le Résumé de Métaphysique n'avaient pas
encore été traduits.
Ce qui préoccupe vraiment saint Thomas, dans le De ente, c'est de
déterminer en quelle manière et de quel point de vue l'on parle à
propos de l'essence, de genre, et d'espèce, et de différence.
Pour l'établir, il pose les distinctions suivantes :
L'essence peut être considérée : 1) soit comme une partie de l'être
réel, soit comme un tout ; 2) considérée comme un tout, elle peut
être prise soit dans son être individuel, en Socrate ou en Platon,
soit dans l'intelligence, soit enfin en elle-même, absolument, c'est-
à-dire, sans la mettre en rapport, ni avec les choses, ni avec la pensée.
Or l'essence ne peut être dite genre, espèce ou différence que si
elle est considérée comme un tout, et dans l'esprit. Car elle ne peut
être attribuée comme genre, espèce ou différence — c'est là le principe
de la solution — que de ce double point de vue.
L'essence, comme partie de l'être réel, c'est, dans les êtres maté
riels dont il est question ici, le composé de matière et de forme,
abstraction faite, ou mieux, « précision » faite, de tout élément indi
viduel. Si, en effet, je ne considère en Socrate que le composé essen
tiel, négligeant positivement tout ce qui, de ce composé, fait un
Socrate et non pas un Platon ou un Callias, l'essence ainsi considérée
n'est qu'une partie de Socrate. Je puis d'ailleurs signifier cette même
essence soit par les concepts physiques : « âme » et « corps », ou
bien « homme », soit par les concepts logiques : « rationalité »,
« animalité », « humanité ». Le résultat est le même. Dans les deux
cas je ne puis dire, ni penser : Socrate est l'homme, ou l'humanité ;
Socrate est l'âme, ou la rationalité, etc. Car le tout n'est pas la
partie, ni la partie le tout. Je ne pourrais pas dire davantage :
Socrate est son âme, ou son corps, ou son essence.
Il en irait de même si je considérais l'essence : « animal », précision
faite absolument de la différence qui vient la déterminer pour former
l'essence : «'homme » ; ou bien le «lcorps », précision absolue faite
de' l'« âme » ; je ne pourrais plus attribuer l'un à l'autre, dire :
« animal raisonnableVou «"corps'animéY
Pour qu'une essence ou nature puisse être attribuée comme genre
INTRODUCTION XXIII

espèce ou différence, elle ne doit donc pas être considérée comme une
partie du sujet auquel se fait l'attribution, mais, par rapport à lui,
comme un tout. Qu'est-ce à dire ? sinon qu'elle doit contenir en
elle, d'une certaine manière, tous les éléments qui constituent le
sujet ? Je ne dirai : Socrate est homme, ou : Socrate est animal, ou:
Socrate est raisonnable, que si « homme », « animal », « raisonnable »,
contiennent en eux tout ce que Socrate est. Ou encore je ne pourrai
dire : l'homme est animal, ou bien raisonnable, que si « homme »
est déjà compris dans « animal » et dans « raisonnable ». Or cette
inclusion n'est possible que si l'abstraction au moyen de laquelle
je conçois ces essences n'en exclut pas absolument ce qu'elles
laissent inexprimé. « Animal » ne signifie pas « homme », mais il
peut ne point l'exclure positivement de son concept, ni « homme »
exclure positivement « Socrate ». Nous dirons alors que l'essence,
comme tout, et non plus comme partie, contient implicitement ce
qu'elle ne signifie pas explicitement. C'est seulement de cette ma
nière qu'une essence peut être attribuée comme genre, espèce ou
différence.
Cependant le genre, l'espèce et la différence ne sont pas des attri
buts quelconques : ce sont des attributs universels, c'est-à-dire qui
peuvent convenir en droit à une infinité de sujets. Or l'essence,
même considérée comme un tout, peut être prise en elle-même,
absolument, en dehors de la relation qu'elle peut avoir aux individus
où elle se réalise, et qu'elle inclut implicitement, et en dehors de
sa relation à l'esprit qui la pense en cet état d'abstraction. De ce
point de vue, l'essence est attribuable à chaque individu réel, mais
d'elle on ne peut rien dire sinon : elle est ce qu'elle est ; on ne peut
lui attribuer ni l'existence, ni l'unité, ni l'universalité, sous peine de
signifier que, en elle-même et absolument, elle existe, ou elle est une,
ou elle est universelle ; ce qui exclurait d'elle radicalement toute
possibilité d'exister dans les individus, ou d'être attribuéeàplusieurs.
D'autre part, prise dans sa réalité individuelle, réalisée soit en
Socrate, soit en Platon, soit en un autre, elle ne peut être attribuée
qu'au seul individu auquel elle appartient. •
Il reste donc que l'essence, pour être attribuée universellement,
soit l'essence considérée dans la pensée. Saint Thomas fait sienne
la forte"expression d'Averroès : « C'est l'intelligence qurfait* l'uni
versel. »
Craindrait-on que cette conclusion ne nous condamne à une
sorte de subjectivisme ou de nominalisme ? Saint Thomas prévoit
l'objection. A la vérité, l'essence n'est pensée que par chaque esprit
individuel ; de ce point de vue elle n'a d'existence et de réalité que
XXIV DE ENTE ET ESSENTIA

dans telle âme ou dans telle autre, et elle participe sans aucun doute
à l'individualité de l'esprit qui la pense. Loin d'être un inconvénient,
cet état de choses doit être maintenu avec fermeté contre Averroès,
lequel pour sauvegarder l'universalité de l'idée voudrait, pour tous
les hommes, une intelligence unique. Chaque homme a son intelli
gence et ses idées. Mais plusieurs esprits peuvent concevoir une même
essence, et celle-ci être en chacun d'eux universelle, parce que plu
sieurs concepts, individuellement distincts, peuvent représenter une
même réalité, peuvent être semblables à une même nature, et chaque
concept être considéré par chaque intelligence dans l'universalité
de son rapport aux sujets qui réellement possèdent ou peuvent
posséder cette nature.
Ainsi l'universalité se fonde sur la ressemblance de l'essence,
conçue par un esprit individuel, à l'essence réalisée, ou réalisable,
en des sujets individuels multiples.
Cette même relation de ressemblance nous assure que, lorsque
nous attribuons, comme genre ou espèce, etc., à un sujet donné,
l'essence conçue par l'esprit, cette attribution a sa raison dernière,
son principe, dans l'essence réelle, individualisée.
Ce principe, d'ailleurs, n'est pas le même pour chacune des attri
butions logiques. La matière est le principe du genre, la forme le
principe de la différence qui détermine le genre pour constituer
l'espèce, enfin la matière déterminée par les dimensions est le prin
cipe de l'individu. Et l'on voit bien maintenant comment le prin
cipe donne naissance à l'attribution logique, et par quoi il s'en dis
tingue. La matière n'est pas le genre, parce qu'elle ne peut être attri
buée comme lui au composé ; mais si je puis dire en vérité : l'homme
est un animal, cet attribut désignant le genre de l'espèce humaine,
c'est, d'une part, parce que le composé humain a pour matière un
corps vivant doué de sensibilité, et, d'autre part, parce que je con
çois cette matière (et implicitement sa forme) comme pouvant être
attribuée universellement à tout homme. Et si je puis ajouter :
l'homme est un animal raisonnable, désignant par là l'espèce, c'est
que l'âme intelligente est la forme du composé humain, et que
« animal » contient déjà implicitement « raisonnable », et que je
considère l'essence, ainsi définie, dans sa relation universelle à
tous les hommes. Enfin, dans l'attribution à l'individu, si l'univer
salité disparaît, et avec elle la nécessité de considérer l'essence dans
l'esprit et non pas absolument, le procédé demeure le même ; en
disant : cet individu, Socrate, est homme, je suppose en cet individu
l'essence humaine réalisée, et je conçois « homme » comme précon
tenant implicitement tous les caractères individuels de Socrate.
INTRODUCTION XXV

La seule différence est que le genre devient espèce par une déter
mination formelle, tandis que la progression de l'espèce à l'individu
se fait par détermination matérielle.

Le cas des substances spirituelles est très différent, si l'on en


excepte l'âme humaine. L'âme, étant forme du corps, trouve le
principe et l'origine de son individualité dans la matière, bien que
l'indépendance de son être à l'égard du corps lui assure finalement
une individualité propre. Mais la matière à laquelle elle est unie
lui sert de genre, et toutes les âmes humaines sont de même espèce ;
du point de vue logique l'âme suit la loi des substances matérielles.
Dans les anges au contraire, substances simples, l'essence ne peut en
aucune manière être considérée comme une partie d'elles-mêmes ;
elles ne reçoivent pas non plus leur individualité d'un principe maté
riel distinct de leur forme ; elles ne sont que forme ; leur substance
individuelle et leur essence sont en tout et pour tout parfaitement
identiques ; et par suite, elles diffèrent toutes spécifiquement les
unes des autres. Par suite encore il n'y a pas en elles un principe du
genre et un principe de la différence. Cependant dans la mesure où
leurs essences sont semblables, elles peuvent se prêter à être classées
dans un genre, par leur immatérialité, par exemple, ou leur intellec-
tualité ; leur différence spécifique étant prise alors de la perfection
diverse de leur essence.
La première substance spirituelle, Dieu, ne peut au contraire
donner lieu à aucune considération de l'ordre logique, puisqu'elle
n'a pas d'essence distincte de son être. La condition fondamentale
en effet de l'attribution générique est la présence en plusieurs réali
tés, d'un élément de ressemblance univoque ; or, cette ressemblance
ne peut affecter l'être, qui diffère en chacun : elle suppose une
essence.

Quant aux accidents, leur être diminué, secondaire, relatif à la


substance, leur fait une condition toute particulière. Ils ne peuvent
faire partie d'un genre que détachés en quelque manière par l'esprit
de la substance : la blancheur, la musique, par exemple, relèvent
d'un genre donné, mais non pas un blanc, ni un musicien. Leur
genre cependant est pris du mode d'être selon lequel ils affectent
la substance, autrement dit des prédicaments : quantité, qualité,
etc. ; leur différence de la diversité des principes de leur être, c'est-
à-dire de leur sujet. Si toutefois l'on voulait les définir dans leur
union concrète à leur sujet (que celui-ci soit substance ou accident,
car il y a des accidents d'accidents, telle la relation), ce même sujet
XXVI DE ENTE ET ESSENTIA

leur servirait de genre, et la différence serait la perfection parti


culière qu'ils lui apportent.
Ainsi se trouvent déterminés les principes généraux de méthode
qui permettent de classer les essences selon le genre, l'espèce et la
différence, autrement dit de les définir.
Mais leur application, convient saint Thomas, ne va pas sans
difficultés : des substances spirituelles, nous ne connaissons ni le
genre, ni la différence, ni les accidents propres ; des substances
matérielles nous ignorons les différences essentielles, et nous ne
pouvons les désigner que par leurs effets, c'est-à-dire par les diffé
rences accidentelles ; les accidents eux-mêmes ne sont pas toujours
manifestes en leurs principes propres et nous devons nous contenter
parfois de les désigner aussi par leurs effets : telles, par exemple,
les différentes espèces de couleur que nous définissons par les effets
de concentration ou de dispersion d'une lumière plus ou moins
abondante. Il est indispensable de ne point négliger cette réserve
importante si l'on veut se faire une idée exacte de l'intellectualisme
thomiste.

2. — DATE RELATIVE DU (( DE ENTE ET ESSENTIA »

D'après l'indication de Ptolémée de Lucques que nous avons


relevée plus haut, saint Thomas a composé le De principiis naturae
et le De ente et essentia avant d'avoir reçu la licence de Maître, et
au temps où, bachelier, il commentait les quatre livres des Sen
tences, c'est-à-dire entre 1254 et 1256. La comparaison de ces trois
écrits permet d'établir d'une façon plus précise leurs rapports chro
nologiques. Le De principiis naturae est antérieur, croyons-nous, au
De ente et essentia, et ce dernier opuscule doit vraisemblablement
avoir été écrit avant le commentaire du IIe Livre des Sentences,
vers le moment où saint Thomas commentait la XXVe Distinction
du 7er Livre.
Cette conclusion me paraît justifiée par les remarques suivantes.
Dans les 24 premières distinctions du commentaire au Ier Livre
des Sentences, pour désigner l'individu, saint Thomas se sert exclu
sivement du terme « demonstratum », et il n'emploie jamais le
terme « signatwm », qui est l'une des expressions caractéristiques
du traducteur d'Avicenne, et dont l'usage est très fréquent dans le
De ente. « Signatum » n'apparaît pour la première fois, au Ier Livre
du Commentaire, qu'à la Dist. XXV, Q. 1, a. 1 ad 2m.
D'autre part, reportons-nous deux distinctions plus haut, à la
Dist. XXIII, Q. 1, a. 1 : à propos du sens respectif des termes subs
INTRODUCTION XXVII

tance,Psubsistance, essence et personne, et comparant l'essence maté


rielle universelle avec l'essence individuelle, d'un point de vue tout
proche de celui du De ente, saint Thomas écrit : « Sed ista natura sic
considerata, qHamvis dicat compositum ex materia et forma, non
tamen ex hac materia demonstrata determinatis accidentibus
substante in qua individuatur forma... Haec autem materia demons
trata est sicut recipiens illam naturam communem. » Dans ce passa
ge, indépendamment de l'emploi du terme « materia demonstrata »,
il est clair que l'expression qui le suit immédiatement et le qualifie :
« determinatis accidentibus substante », n'a pas la précision du
« signata quantitate » du De ente ; et il n'est pas dit non plus, aussi
clairement que dans cet opuscule, que la matière, sujet des accidents
auxquels il est fait allusion, soit le principe de l'individualité. Lors
qu'il s'agit d'un esprit aussi rigoureux que celui de saint Thomas, et à
un stade surtout de sa vie intellectuelle où nous le savons préoccupé
de fixer son vocabulaire, ces nuances d'expression ont tout leur
sens.
Nous savons cependant que, dès ce moment, saint Thomas attribue
un rôle à la quantité dans la division de la substance corporelle. La
première indication en est donnée dans une objection de la Dist. II,
Q. I, a. 1 (Vives, t. 7, p. 33 b « Si dicatur »...): «quidquid est ejus-
dem speciei non dividitur secundum numerum, nisi secundum divi-
sionem materiae vel alicujus potentialitatis. » Plus loin, Dist. VIII,
Q. 5, a. 2, c'en est la première affirmation positive, mais elle a trait
seulement à la division spécifique des substances corporelles :
« ex quidditate substantiae materia non habet divisionem, sed ex
corporeitate quam consequuntur dimensiones in actu ; et postea
per divisionem materiae, secundum quod disponitur diversis sitibus,
acquiruntur in ipsa diversae formae. » Il n'est rien dit de l'inter
vention de la quantité dans l'individuation de ces substances, alors
que l'occasion s'offrait si naturellement de s'en expliquer, dans la
réponse surtout à la sixième objection où est affirmée l'individuation
de l'âme en fonction du corps, selon la doctrine d'Avicenne. La
direction de la pensée est toutefois bien claire, et l'on ne s'étonne
pas de lire enfin à la Dist. IX, Q. 1, a. 2 : « species substantiarum
multiplicantur per individua, secundum divisionem materiae. »
Il n'est donc pas douteux que l'enseignement de saint Thomas
sur le principe de l'individualité des substances corporelles, n'a
pas encore, dans les 24 premières distinctions du Commentaire,
la précision qu'il trouvera dans le De ente. Il me semble aussi que
le Dejprincipiis naturae, où les points de comparaison, il est vrai,
sont moins nombreux et moins apparents, parlerait autrement de
XXVIII DE ENTE ET ESSENTIA

la matière, de la quantité, de l'unité numérique et de leurs rapports 1,


s'il était postérieur au De ente. L'on pourrait arguer, en ce sens, du
caractère très élémentaire des définitions du De principiis, à con
dition de supposer que la méthode suivie dans cet opuscule ne doit
pas être mise exclusivement au compte des dispositions intellec
tuelles de son destinataire, le bon Frère Silvestre, ce que, à vrai
dire, nous ignorons totalement.
Pour discerner maintenant à partir de quel moment le Commen
taire paraît supposer l'existence du De ente, nous avons tout d'abord,
après l'usage du terme « signatum », couramment employé depuis
la distinction XXV, les quelques allusions du Commentaire à la
théorie de l'individuation, et les passages où, à propos d'autres
questions, le parallélisme est frappant entre les deux écrits ; ce qui
évidemment ne suffit pas à décider de la priorité de l'un sur l'autre,
mais suggère une certaine proximité dans le temps : par exemple ces
passages de l'article déjà cité comme antérieur au De ente, Dist.
XXIII, Q. 1, a. 1, où il est traité du rapport de la matière et de la
forme dans le composé substantiel (t. 7, p. 289 b), et des différentes
manières de concevoir l'essence comme tout ou comme partie (p.
290 a) ; et plus spécialement, à propos de ce dernier problème, l'ar
ticle déjà mentionné lui aussi, à cause de l'apparition de « signatum»,
Dist. XXV, Q. 1, a. 1, et qui accuse l'influence immédiate d'Avicenne
aussi fortement que le passage parallèle du De ente.
Mais le seul indice probant et, il nous semble, décisif d'une anté
riorité de l'opuscule sur telle partie du commentaire ne se rencontre
qu'à la IIIe Dist. du Livre II, Q. 1, a. 4. Là en effet se révèle et
toujours au sujet de l'individuation, une notion tout à fait inconnue
au De ente, et qui est empruntée à un traité d'Averroès, le De
substantia orbis, jamais cité non plus par le De ente : la notion de la
quantité indéterminée « quantitas dimensiva interminata ». Cette
quantité indéterminée, insinue saint Thomas, suffit peut-être à divi
ser la matière : « impossibile est in materia intelligere diversas partes,
nisi praeintelligatur in materia quantitas dimensiva ad minus inter
minata, per quam dividatur, ut dicit Commentator in libro De subs
tantia orbis. » Or cette insinuation, dont les termes qui l'expriment
supposent évidemment la même fonction de diviser la matière,
reconnue à la quantité déterminée, cette insinuation va se transfor
mer bientôt en affirmation absolue et tenir une place très impor
tante dans la théorie de l'individuation. Ce serait inexplicable si
le De ente ne représentait déjà à ce moment une phase révolue dans
le développement de la pensée thomiste.
1. Cf. éd. Vives, t. 27, p. 482 a, p. 485 b, p. 486 b.
INTRODUCTION XXIX

3. — l'établ1ssement du texte

Le texte que nous éditons a été établi à l'aide des manuscrits


parisiens, dont voici la liste 1 :
Paris Ste-Geneviève 238 fol. 193-196. — XIVe s. G
» Nat. lat. 274o fol. 36v-4ov. — XIVe s. A
» » » 6433 B fol. 1o7v-111v. — XVe s. B
» » » 6512 fol. 132-135. — XIVe s. C
» » » 6552 fol. 36-39v. — XIVe s. D
» » » 14546 fol. 79-84. — XIVe s. E
» » » 16153 fol. 21-25'. — fin du XIIIe s. F
» Université 2o9 fol. 211-127. — XVe s. U
Il existe encore à Paris un autre ms. : Arsenal 337 fol. 124 sq.
Écrit en cursive extrêmement abrégée du XVe s. sur les deux
derniers fol. restés libres à la suite du Commentaire de saint Thomas
sur la Métaphysique, le De ente n'a pu y trouver place en entier, et le
ms. s'achève sur ces mots du chap. 1v : « et hec res non potest esse
nisi una et prima. » De plus, les marges utilisées par le copiste, afin
sans doute de gagner un peu de place, ont été rognées par la suite.
Nous avons cru pouvoir négliger ce ms. incomplet.
Sur le conseil autorisé du R. P. Destrez, nous avons pris comme
base le ms. 238 de sainte Geneviève, que l'on peut croire être une
copie de la collection authentique des opuscules de saint Thomas.
Ce ms. n'est pourtant pas sans fautes et même sans omissions impor
tantes. Nous avons toujours signalé dans l'appareil critique les
leçons que nous pensions devoir rejeter et les passages que nous
complétons à l'aide des autres témoins. De ceux-ci nous avons en
outre indiqué toutes les variantes nous paraissant présenter quelque
intérêt. Dans le texte adopté, aucune leçon ne figure qui ne soit
autorisée par l'un ou l'autre de ces mss., et la plupart du temps par
plusieurs d'entre eux. Les divisions en chapitres, qui, à une exception
près, ne figurent pas dans G 2, et certainement n'appartiennent pas
1. Les mss. de la Nat. ne sont pas tous indiqués au catalogue comme contenant
le De ente. Nous devons au R. P. Destrez d'en avoir eu connaissance.
2. Cependant les tables de G donnent les divisions suivantes :
1 . Quid significetur communiter nomine entis et essentie.
2. Quid sit essentia in substantiis compositis.
3. Quomodo se habeat essentia ad rationem generis et difierentie.
4. Per quem modum sit essentia in substantiis separatis.
5. Çjualiter diverse sint essentie in diversis.
6. Quomodo sit essentia in accidentibus.
7 . Qualiter sit genus et differentia in accidentibus.
XXX DE ENTE ET ESSENTIA

au texte primitif (à cause de cela nous les avons mises entre cro
chets), sont celles indiquées en marge, et d'une main postérieure,
par E, sauf pour ce qui est du début du ch. Ier. Ces divisions nous
ont paru en effet les plus satisfaisantes.
Nous avons conservé l'orthographe de G, sans nous croire obligé
cependant à lire « Sortes » au lieu de « Socrates », l'absence du signe
indiquant la contraction venant, croyons-nous, de la très grande
fréquence de ce nom, dans les exemples donnés par les théologiens
du moyen âge, et non pas d'une corruption du nom lui-même.
La ponctuation et la division en paragraphes ont été adaptées en
vue de la meilleure intelligence du texte.
Dans la disposition de l'appareil critique on s'est inspiré des
Règles pour éditions critiques établies par M. Louis Havet à l'usage
des collaborateurs de l'Association Guillaume Budé 1.
1. Publiées sans indication de date ni d'éditeur.
P. S. — L'on comparera utilement au texte du De ente et essentia, tel que nous
l'avons établi, celui que vient d'éditer L. Baur : S. Thomae Aquinatis De ente et
essentia (Opuscula et textus historiam Ecclesiae eiusque vitam atque doctrinam
illustrantia. Series scholastica et mystica edita curantibus M. Grabmann et F.
Pelster, S. J. — Fasc. 1) Monasterii 1926, d'après les mss. suivants : Basileae,
Bibl. Univ. F IV 34 ; Bononiae Bibl. Univ. lat. 2312 ; Romae Vat. lat. 722 ; ib..8o7 ;
ib. 301 1 ; ib. 4262 ; ib. Barberin. lat. 165 ; ib. Ottobon. 198. Cette édition nous est
parvenue trop tard pour que nous ayons pu songer à l'utiliser.
DE ENTE ET ESSENTIA

[PROOEMIUM]
Quia paruus error in principio magnus est in fine, secun-
dum Philosophum in primo Celi et Mundi 1, ens autem et
essentia sunt que primo intellectu concipiuntur, ut dicit
5 Auicenna in primo libro sue Methaphysice 2, ideo ne ex eo-
rum ignorantia errare contingat, ad horum difficultatem
apperiendam dicendum est quid nomine essentie et entis
significetur, et quomodo in diuersis inueniantur, et quo-
1 lucipit tracta tus de essentia add G || Incipit opusculum de essentia compilatum a fratre
Thoma de Aquino de ordine predicato1um add A || Tractatus incipit de esse et essentia ira-
tris Thome de Aquino ordinis predicatorum add C U Incipit liber de entium quiditate. Capi-
tulum 1m quid significetur hoc nomine essentie in suhstantiis compositis add D || Incipit
tractatus fratris Thome de Aquino de entium quiditate add E || 2 Quia : Quoniam V ||
6 errare : error U || 7 et entis om CE || 8 inueniantur ADFU inueniatur GBCE

1. Ar1st., De Coelo, A 271 b 8-13 (S. Th., in h. I. L. 1, 1. 9), versio


antiqua : « Siquidem qui modicum transgressus fuerit a veritate fit
longe plus decies millies... Quapropter quod in principio modicum,
in fine fit multum magnum. » — Comp. Averroes in h. I., Venise
1550 in 4, f. 12 b 47 : « minimus error cadens in principiis est causa
majoris erroris in eis quae sunt post principia » ; de même In III De
An., cap. 1v, Lyon 1542 in 16, f. 112 T, comm. 4 :. « minimus enim error
in principio, est causa maximi erroris in fine, sicut dicit Aristoteles. »
— La formule de s. Th. est donc toute proche de celle d'Averroès. —
(Pour les références à Aristote nous indiquerons habituellement après
la référence au texte grec, de l'édition de Berlin, la leçon correspon
dante du commentaire de s. Th. d'après l'édition Vives, afin que le
lecteur puisse se reporter au texte de la Versio antiqua. Ceci ne préjuge
pas la question de savoir si cette version représente exactement celle
que s. Th. avait sous les yeux.)
2. Avicenne, Opera.... per canonicos (S. Augustini) emendata,
Venise 1508 ; Metaph., Tr. I, cap. 6, f. 72 b A : « Dicemus igitur quod
ens et res et necesse talia sunt quae statim imprimuntur in anima pri
ma impressione, quae non acquiritur ex aliis notioribus se. » — Sauf
quelques variantes, cette édition d'Avicenne reproduit exactement,
nous l'avons vérifié, la traduction du cod. Par. Nat. lat. 6443, que ce
même ms attribue à Gundisalvi.
DE ENTE ET ESSENTIA

modo se habeant ad intentiones logicas \ scilicet genus


speciem et differentiam.

[CAPITULUM PRIMUAf]

Quia uero ex compositis simplicium cognitionem accipere


5 debemus et ex posterioribus in priora deuenire, ut a facilio-
ribus incipientes conuenientior fiat disciplina 2, ideo ex signi-
ficatione entis ad significationem essentie procedendum est 3.
Sciendum est igitur quod, sicut dicit Philosophus in
quinto Methaphysice *, ens per se dicitur dupliciter : uno
10 modo quod diuiditur per decem genera, alio modo quod signi-
ficat propositionum ueritatem. Horum autem differentia
i habeant ABDFU habeat GCE || 2 proprium et accidens add C/|| 4 Quia : Quoniam B ||
6 fiat : sit status uel D || 10 quod diuiditur per decem genera : quod stabilitur in genère B

1. L'intention de s. Th. dans cet opuscule est donc parfaitement


claire. Il veut : a) définir le sens des termes : ens et essentia ; b) re
chercher ce qui caractérise l'être et l'essence comme tels dans les diffé
rentes réalités, ce qui est une question de métaphysique ; c) détermi
ner le rapport de l'être et de l'essence, une fois définis en chaque ordre
de réalités, avec les idées logiques de genre, espèce et différence. —
En dehors de la mention des catalogues : « ad fratres et socios », aucune
indication ne nous permet de préciser si s. Th., en écrivant cet opus
cule, répondait à une question précise posée par ses frères en religion.
2. Ce précepte de méthode, le sens technique qu'il suppose aux termes
« prior » et « posterior », et la distinction qu'il suppose également entre
le plus connu de soi et le plus connu par nous, devaient être familiers
aux esprits depuis la diffusion des écrits logiques d'Aristote. Cf. Anal,
post. A 71 a 1 ; b 33 ss. ; 72 b 26 ; (S. Th. in h. I. L. I, 1. 1 & 3). — Voir
aussi : Met. Z 1029 b 3 (S: Th. in h. I. L. VII, 1. 2) ; et de même Boèce,
In Porph. Comm. I, PL t. 64, col. 81 CD ; Albert le Gr., In Phys.,
L. I, Tr. 1, c. 1 (Paris t. 1, p. 4 a).
3. Le dernier texte d'Aristote cité dans la note précédente pourrait
donner à penser, par l'application immédiate qu'en fait Aristote, que
s. Th. n'est pas ici d'accord avec le Stagirite : 'EtcI o'èv àp^fi SiEiXdu.e8a
Tzoaoïç ôpi'ou,Ev ttjV oùaîav, xai toÔtwv é'v xi èSdxei Eivai tô tî ?jv elvai, OeioprjtÉov
irspl aÙtoû (Met. Z 1029 b 1 ; S. Th. L. VII, 1. 2). Mais si l'on se reporte au
commencement du livre Z, d'où est pris ce texte, l'on voit qu'Aristote
ne parle de l'oùsîa qu'après avoir déterminé le sens général de ta Ôv.
Nous aurons à faire remarquer plus loin le parallélisme de la marche
suivie dans le De ente avec les premiers chapitres de ce livre Z dont
le titre aristotélicien est aussi bien : IIspl oùafaç xaî i:epi toû Sv-zoç. Cf.
Met. I 1053 b 16.
4. Arist., Met. A 1017 a 22-35 (S- Th. in h. I. L. V, 1. 7) ; voir aussi :
Met. E 1027 b 17-35 (S. Th. in h. I. L. V, 1. 7).
CAPITULUM PRIMUM 3

est quod secundo modo potest dici ens omne id de quo affir-
matiua proposicio formari potest, eciam si illud in re nichil
ponat ; per quem modum priuationes et negationes eciam
entia dicuntur, dicimus enim quod affirmatio est opposita
5 negationi, et quod cecitas est in oculo. Set primo modo non
potest dici ens nisi quod aliquid in re ponit ; unde primo modo
cecitas et huiusmodi non sunt entia. Nomen igitur essentie
non sumitur ab ente secundo modo dicto ; aliqua enim hoc
modo dicuntur entia que essentiam non habent, ut patet in
1o priuationibus ; sed sumitur essentia ab ente primo modo
dicto ; vnde Commentator in eodem loco dicit 1 quod ens
primo modo dictum est quod significat essentiam rei. Et
quia, ut dictum est, ens hoc modo dictum diuiditur per de-
cem genera, oportet quod essentia significet aliquid com-
15 mune omnibus naturis per quas diuersa entia in diuersis
generibus et speciebus collocantur, sicut humanitas est
essentia hominis, et sic de aliis 2. Et quia id per quod res
constituitur in proprio genere uel specie est hoc quod
significatur per djffinitionem indicantem quid est res, inde
20 est quod nomen essentie a philosophis in nomen quiditatis
mutatur ; et hoc est quod Philosophus frequenter nominat quod
quid erat esse, jd ggt hoc yer quod aliquid habet esse quid 3.
2 formari : affirmare B |) 5 in oculo : quod est in oculo oppositum D |) 7 entia : essen
tia BC II 10 essentia om B || 13 ens hoc modo dictum om G ens hoc modo AF || 15 diuersa
entia : diuersa genera B essentia G omnia F || 17 Et om G || 21 est : eciam add ACDE

1. Averr. In Met. L. V, comm. 14, f. 55T a 56 « Sed debes scire uni-


versaliter quod nomen ens, quod significat essentiam rei, est aliud ab
ente quod significat verum. »
2. Il faut entendre que essentia signifie quelque chose de commun
aux dix catégories et non pas seulement aux diverses substances. Cette
extension qui lui est donnée immédiatement, montre bien, à elle seule,
que le terme essentia n'est pas l'équivalent parfait de où<r(a. Arist.
emploie cependant quelquefois oùm'a pour désigner l'essence des acci
dents : Top. Z 146 b 3» ravtoç fàp toû irpo'ç xt f) ouata repèç Exspov. — Met.
A I020 a 20, ta 8e irstârj xat e'i;ei<; ttjç totaûtT)ç eït'iv oùjîa<; (toû ttojoù), olov
t6 iroXu xal to dXiyov.
3. Le terme quidditas, couramment employé au moment où écrit
s. Th., (et généralement orthographié quiditas) est moins ancien,
semble-t-il, que la transcription quod quid erat esse dont les premiers
traducteurs se servaient pour traduire to xî rjv elvai ; voir par ex. la tra
duction des An. post. attribuée à Boèce (à moins qu'elle ne soit de
Jacques de Venise, cf. Grabmann, Gesch. d. schol. Meth. I, p. 150;
et plus récemment, en sens contraire : Hask1ns, Studies in the History
of Mediaeval Science, Cambridge 1924, Ch. XI, pp. 228 ss). PL t. 64
col. 746 D, 747 C, 748 AB. Dans la langue d'Aristote, cette dernière
" De ent» et essentia ". 3
4 DE ENTE ET ESSENTIA

Dicitur autem forma secunduxn quod per formam signifi-


catur certitudo uniuscuiusque rei, ut dicit Auicenna in
tercio Methaphysice sue l. Hoc alio nomine natura dicitur,
accipiendo naturam secundum primum modum illorum
5 quatuor modorum quos Boecius in libro De duabus naturis
assignat 2, scilicet secundum quod natura dicitur omne |
illud quod intellectu quocumque modo capi potest ; non
enim est res intelligibilis nisi per diffinitionem et essentiam
suam. Et sic eciam Philosophus dicit in quarto Methaphy-
1o sice 3 quod omnis substantia est natura. Tamen nature no-
men hoc modo sumpte uidetur significare essentiam rei
secundum quod habet ordinem ad propriam operationem
rei, cum nulla res propria operatione destituatur ; quidi-
tatis uero nomen sumitur ex hoc quod diffinitionem signi-
15 ficat ; set essentia dicitur secundum quod per eam et in ea
ens habet esse *.
1 autem : eciam BCEF || significatur : désignatur B || 3 Hoc : eciam add ABC || 5 modo
rum om B || 6 scilicet om B || 7 quocumque modo : modo aliquo B percipi et add G ||
11 sumpte : sumptum B || 12 ordinem : ordinationem B || ad... rei om B || 14 diffinitionem
significat : per diffinitionem assignat ur B per diffinitionem significatur CDE || 16 esse :
rationem B

expression est réservée à la forme {lôfoç, eïSoç), et elle n'est entière


ment synonyme ni de où<ria ni de tô xi i<mv. Cf. Bon1tz, Index, 764 a 50.
1. Peut-être Met. III, 5, f. 80 b : « unicuique numerorum est certi
tudo propria et forma propria quae de ipso concipitur in anima, et
ipsa certitudo est unitas ejus qua est id quod est. » En tout cas, le tra
ducteur latin d'Avicenne fait un emploi fréquent du terme certitudo
pour désigner l'essence. Voir par ex. Met. I, 6, f 72* a C : « Redeamus
igitur et dicamus quod de his quae manifesta sunt est hoc quod una-
quaeque res habet certitudinem propriam quae est ejus quidditas » ;
et quelques lignes plus haut : « unaquaeque res habet certitudinem
qua est id quod est. »
2. Boèce, De persona et duabus naturis, c. 1, PL t. 64, col. 1341 B C :
« Nam si de omnibus rebus naturam dici placet, talis definitio dabitur
quae res omnes quae sunt possit includere. Erit ergo hujusmodi : Natu
ra est earum rerum quae, cum sint.quoquomodo capi possunt.» Cette
définition est bien la première des quatre données par B., bien que,
aux premières lignes du chapitre, elle figure la dernière des trois défini
tions annoncées.
3. Arist., Met. A 1014 b 35 (S. Th. in h. I. L. V, 1. 4). Le texte d'Aris-
tote n'est pas aussi absolu ; du moins je n'ai pas trouvé dans la versio
antiqua la formule : « omnis substantia est natura ». Dans l'explication
qui suit immédiatement, s. Th. indique la nuance de pensée qui est
celle d'Aristote.
4. Comp. Avic, Log. P. I, f. 3T b : « Dicimus quod omne quod est
essentiam habet qua est id quod est, et qua est ejus necessitas, et qua
CAPITULUM PRIMUM 0

Set quia ens absolute et per prius dicitur de substan-


tiis et per posterais et quasi secundum quid de acciden-
tibus, inde est quod eciam essentia proprie et uere est in
substantiis, sed in accidentibus est quodam modo et se-
5 cundum quid 1. Substantiarum uero quedam sunt simplices
et quedam composite, et in utrisque est essentia 2. Set in
simplicibus ueriori et nobiliori modo secundum quod esse
nobilius babent ; sunt enim causa eorum que composita sunt,
1 per prius : primo modo B | 3 eciam omB\\ uere : et primo add E || 5 quid : et ideo ex
significatione essentie incipiendum est add B\ S nobilius : nobilissimum DE il causa eorum :
substantie B ||

est ejus esse. « Cf. et. Met. I, 6, f. 72' a C ; et Suff. I, 6, f. 17 b : « Dicitur


natura qua constituitur substantia cujuscumque rei ».
Il est important de noter que s. Th. ne signale point, au nombre des
synonymes de essentia, le terme esse employé avec le datif : « homini
esse », « bono esse », expression aristotélicienne, et fréquemment em
ployée par Boèce, par ex. dans le De Trinitate et le De hebdomadibus.
Dans son commentaire de ce dernier traité, s. Th. prend esse au sens de
être, exister, et il transpose, par le fait même, la pensée de Boèce. Cf.
infra Études, p. 186.
1. Cf. Ar1st., Met. Z 1028 a 13 (S. Th. in h. I., L. VII, 1. 2).
2. Toute la tradition chrétienne, et l'influence néo-platonicienne,
imposaient à s. Th. cette distinction des deux ordres de substances,
la perfection plus grande des substances simples et leur causalité, celle
de Dieu tout au moins, selon la restriction faite par s. Th. Mais il ne
faudrait pas se hâter de voir là une orientation de pensée opposée, ou
même seulement étrangère, à l'influence d'Aristote. L'on est souvent
tenté d'oublier que la pensée d'Aristote ne s'est pas systématiquement
soustraite à l'inspiration platonicienne et que sur plusieurs points
importants le disciple continue le maître. Aristote fut en réalité préoc
cupé de savoir si l'on pouvait admettre l'existence de substances imma
térielles : Met. B 995 b 13 ; E 1026 a 10 ; Z 1028 b 28 ; K 1069 a 7; et il
conclut à leur existence, en un sens qui n'est pas celui de Platon, mais
qui servira de base aux spéculations néoplatoniciennes (P. E.. More,
The Religion of Plato, Princeton 1921), puisqu'il s'agit da l'existence de
Dieu, acte pur et pensée suprême, et des substances intelligentes qui
meuvent les astres : Phys. H 256 b 20 ; 259 a 5 ; 266 a 10 ; 267 b 17-26 ;
Met. A 1071 b 3-1075 a 10. Ces substances immatérielles sont toujours
considérées par Aristote comme étant simples, éternelles et causes. —
Par contre, Plotin admet dans le monde intelligible une matière, sujet
des formes, Enn. II, 4, 160 G ss.
Au commencement de Met. Z (c. 2), Aristote prévoit la distinction des
deux ordres de substances, et il s'attache tout d'abord à la substance
sensible et à sa composition ; l'étude de la substance immatérielle est
reprise au livre M. Nous retrouvons ainsi dans ce livre Z, appelé, nous
l'avons déjà souligné, par Aristote lui-même : wspl oùaïaç xal irspl toû
ovtoç, non seulement l'un des titres donnés à l'opuscule de s. Th.,
6 DE ENTE ET ESSENTIA

ad minus substantia prima que Deus est. Set quia illarum


substantiarum essentie sunt nobis magis occulte, ideo ab
essentiis substantiarum compositarum incipiendum est ut
a facilioribus conuenientior fiat disciplina.

5 [CAPITULUM SECUNDUM]

In substantiis igitur compositis materia et forma note


sunt, ut in homine anima et corpus. Non autem potest dici
quod alterum eorum tantum essentia dicatur l. Quod enim
1 que Deus est : simples dici tur B \\ 5 Capitulum 2 m Quali ter reperiatur essentia in
substantiis compositis et quid nomine essentie in eis signi1icetur add E in marg || 6 materia
et om B

mais des préoccupations toutes semblables à celles du De ente (cf.


1o28 b 2 : xat Si) xal zà TtâXa1 te xal vûv xat àsl ÇT)Toû(xevov xaî àel àitopou-
fiEvov, tl tô Sv, toûto è<m tu ^ oùuia) et un ordre identique.
1. La doctrine exposée dans ce paragraphe est franchement aristo
télicienne. Cf. Ar1st. Phys. B 192 a 9, 194 a 12 (S. Th., in h. I. L.II,
1. 1) ; Met. Z 1o28 b 33 ss. ; 1o33 a 24 ss. ; 1o37 a 5 ; 1o38 b 14 ; 1o43 b 5
(S. Th., in h. /., L. VII, 1. 2-8). — Cependant les citations d'Avicenne
et d'Averroès, et certaines ressemblances d'expression avec les passages
parallèles d'Avicenne nous rappellent que s. Th. lisait les Arabes en
même temps que le Stagirite.
Il n'y a aucun indice que s. Th. ait pris connaissance des Questions
sur la Physique et la Métaphysique d'Aristote, qui représentent l'en
seignement de Roger Bacon à la Faculté des Arts de Paris, entre 1247
et 125o. Ces Questions nous apprennent cependant quels problèmes
étaient agités, non seulement entre théologiens, mais aussi entre philo
sophes, quelques années avant la composition du De ente et essentia.
Il y a donc intérêt à noter ici ceux au moins de ces problèmes qui sont
communs aux deux ouvrages. Nous indiquerons aussi brièvement,
lorsqu'il y aura lieu, les positions adoptées par Bacon. (Les Questiones
de R. B. nous sont connues par le ms. n° 4o6 de la Biblioth. municip.
d'Amiens. — Voir l'étude de ce ms. faite par Duhem, Le Système du
monde, t. III, pp. 26o-276 et t. V, pp. 375-411). — Au f. 1oo a, Bacon
se demande : « Quaeritur de quidditate in compositis et primo an
debeat exprimi per principium materiale, et utrum iïlud faciat totam
quidditatem ?» Et à la question suivante : « Quaeritur postea an quiddi-
tas sit materia tantum vel forma tantum, vel aggregatum ex materia
et forma ? » Plus loin, f. 1o3 b : « Quaeritur utrum ipsum diffinibile sit
materia vel forma pura vel compositum ? » Comme s. Th., B. admet
que l'essence désigne le composé, mais il étend immédiatement cette
conclusion aux substances spirituelles : « Dicendum quod (species) est
composita ex materia et forma ; sed duplex est materia, intelligibilis et
sensibilis : intelligibilis est in superioribus, sensibilis in inferioribus »
(f. 1o3 b). Il précise aussi que l'essence ainsi formée n'est pas un aggré-
gat, mais la forme du composé : « ...non erit aggregatum, tamen dere
CAPITULUM SECUNDUM 7

materia sola rei non sit essentia planum est, quia res per essen-
tiam suam, et cognoscibilis est, et in specie ordinatur et gene
re ; set materia neque cognitionis principium, neque secun-
dum eam aliquid ad genus vel speciem determinatur, set se-
5 cundum id quo aliquid actu est. Neque eciam forma tantum
essentia substantie composite dici potest, quamuis hoc qui
dam 1 asserere conentur. Ex hiis enim que dicta sunt patet
quod essentia est id quod per dimnitionem rei significatur.
Diffinitio autem substantiarum naturalium non tantum for-
1o mam continet set eciam materiam ; aliter enim diffinitiones
naturales et mathematice non differrent. Neque hoc dici po
test quod materia in diffinitione substantie naturalis pona-
tur sicut additum essentie eius uel ens extra essentiam eius
quia hic modus diffinitionum proprius est accidentibus que
15 perfectam essentiam non habent ; vnde oportet quod in
4 determinatur : ordinatur DU || 7 conentur ABE continente GCF || enim : ergo B \\
8 id quod ADE om GCF || 9 naturalium : materialium EFU || 10 continet rretinet B || n
mathematice : meth06 GCE || 12 substantie naturalis : rei B || 13 ens : tamquam aliquid
quod est F || eius om GC.

linquitur ex unione et aggregatione aliquorum... Dico quod aliud


potest fieri ex materia et forma, quod recipit illud in sua substantia et
essentia, et taie est aggregatum ; aliud fit causa alicujus quod non fit
ex eis materialiter, cum derelinquitur ex unione materiae et formae,
et taie non est aggregatum, ut patet in accidentibus, et taie est quiddi-
tas » (f. 100 a). D'autre part cependant il veut que la matière, non pas
seule, mais unie à la puissance active de la cause efficiente (raison sémi
nale), suffise à constituer l'être de l'essence, incomplètement il est vrai :
«principium materiale... quod aggregat cum substantia materiae pri-
mae potentiam activam ex qua res educitur per actionem agentis...
sufficienter dat essentiam, sub esse tamen incompleto... » (f. 1oo a).
1. Cette opinion est attribuée par s. Th. à Averroès et à ses disciples,
tandis que l'opinion à laquelle il se rallie est celle d'Avicenne, cf. In
Met. L. VII, 1. 9 (t. 25, p. 3 b) : « Et haec opinio videtur Averrois et
quorumdam sequentium eum. Sed videtur esse contra intentionem
Aristotelis. » Et p. 4 a : « Unde est alia opinio quam sequitur Avicenna. »
Voir en effet Averroès In Met. L. VII, com. 21, f. 81 a 30 : « quidditas
hominis est homo uno modo, et non est homo alio modo ; et est forma
hominis, et non est homo qui est congregatus ex materia et forma » ;
et comm. 34, f. 86v b 52 : '< Si igitur boc nomen substantia dicitur sim-
pliciter de materia substantiae compositae ex materia et forma, et de
forma ejus, et de composite, tune forma substantiae dicetur esse subs
tantia rei, cum ipsa declaret essentiam illius. Materia vero dicitur
secundum cohsiderationem ad substantiam compositam ex materia et
forma esse pars substantiae ; secundum considerationem vero ad subs
tantiam declarantem essentiam rei non dicitur esse pars substantiae,
sed esse deferens formam in suam definitionem. » — L'expression de
8 DE ENTE ET ESSENTIA

diffinitione sua subiectum recipiant, quod est extra genus


eorum. Patet igitur quod essentia comprehendit materiam
et formam. Non autem potest dici quod essentia significet
relationem que est inter materiam et formam, uel aliquid
5 superadditum ipsis ; quia hoc de necessitate esset acci-
dens uel extraneum a re, nec per eam res cognosceretur ;
que omnia essentie conueniunt. Per formam enim que est ac-
tus materie materia efficitur ens actu et hoc aliquid. Vnde id
quod superaduenit non dat esse actu simpliciter materie, set
1o esse actu taie, sicut eciam accidentia faciunt, ut albedo
facit actu album ; vnde et quando talis forma acquiritur non
dicitur generari simpliciter set secundum quid. Relinquitur
ergo quod nomen essentie in substantiïs compositis signifi-
cat id quod ex materia et forma componitur. Et eciam hoc
15 consonat verbo Boecii in commento Predicameniorum l,
ubi dicit quod usya significat compositum ; usya enim
aput Grecos idem est quod essentia aput nos, ut ipse-
met dicit in libro De duabus nataris 2. Auicenna eciam
1 quod : quia G 11 2 comprehendit : continet D apprehendit GF || 7 conueniunt : non
conueniunt B \\ g superaduenit : superaddunt F || 10 actu taie : actuale F || 11 acqui
ritur : sii;e generatur add B || 15 hoc consonat verbo : huic consonat verbum ABCEU fl
18 nos : latinos B II ut : vnde G

s. Th. : « quamvis hoc quidam asserere conentur » paraît donc viser


quelques disciples d'Averroès.
1. A l'exemple de Duhem (Le système du monde..., t. V, p. 476) il
faut renoncer à trouver dans les œuvres de Boèce ce texte si souvent
cité au Xllle s. — Fretté (Op. S. Th., t. VII, p. 288, note 2) et les édi
teurs de s. Bonaventure (éd. Quaracchi, 1. 1, p. 416 a, note 4) renvoient
au chap. De substantia du Commentaire aux Catégories, PL, t. 64, col..
184 A : « Cum autem tres substantiae sint, materia, species, et quae ex
utrisque conficitur undique composita et compacta substantia... » Mais
il n'est pas question dans ce passage d'équivalence avec les termes
grecs. — Albert le Grand (In I Sent., Dist. XXIII, a. 4. Paris,
t. 25, p. 591) cite la même « autorité » de Boèce sous cette forme :
« quia dicit Boetius in commento libri Praedicamentorum quod usia est
compositum ex prima materia et prima forma ; usiosis autem prima
forma, et hypostasis prima materia. » — S. Th. remarque justement
(De pot., Q. IX, a. 1, ad rationes in oppositum) que Boèce donne un
tout autre sens aux mêmes termes grecs dans son traité De duabus
naturis. Cf. PL, t. 64, col. 1344 CD. Voir note suivante.
2. Boèce ibid. : « Neque enim verborum inops Graecia est, ut
Marcus Tullius alludit ; sed essentiam, subsistentiam, personam toti-
dem nominibus reddit : essentiam quidem oiWav... appellans... Idem
est igitur otat'av esse quod essentiam... » — Duhem remarque à ce
propos (Le système du monde... t. IV, p. 395) que d'après s. Augustin,
CAPITULUM SECUNDUM 9

dicit l quod quiditas substantiarum compositarum est ipsa


compositio forme et materie. Commentator eciam dicit super
septimo Methaphysice*: «natura quam habent speciesin rebus
le terme essentia serait de formation récente : De civ. Dei L. XII, c. 2
« sicut enim ab eo quod est sapere vocatur sapientia, sic ab eo, quod
est esse, vocatur essentia, novo quidem nomine, quo usi veteres non
sunt latini sermonis auctores, sed jam nostris temporibus usitato, ne
deesset etiam linguae nostrae, quod Graeci appellant oùsîav ; hoc enim
verbum e verbo expressum est, ut diceretur essentia. » Mais un texte
de Sénèque nous permet de préciser davantage ; Sénèque écrit en effet
dans la LVIIIe lettre à Lucilius (éd. Hense, Teubner 1914), après s'être
plaint, lui, de la pénurie de la langue latine : « Quid, inquis, sibi ipsa
vult praeparatio ? quo spectat ? Non celabo te : cupio, si fieri potest
propitiis auribus tuis, « essentiam » dicere ; si minus, dicam et iratis.
Ciceronem auctorem hujus verbi habeo, puto locupletem. Si recentiorem
quaeris, Fabianum, disertum et elegantem, orationis etiam ad nostrum
fastidium nitidae. Quid enim fiet, mi Lucili ? Quomodo dicetur ouata
res necessaria, natura continens fundamentum omnium ? Rogo itaque
permittas mihi hoc verbo uti. Nihilominus dabo operam, ut jus a te
datum parcissime exerceam : fortasse contentus ero mihi licere. » —
Sans parler de Cicéron (on ne prête qu'aux riches, semble dire aussi
bien Sénèque : « puto locupletem ») Quintilien attribue la paternité
de essentia, ainsi que de entia, à Fabianus, Orat. Inst., L. II, c. 14
(Paris, Didot 1881, p. 69 b) : « Et haec interpretatio non minus dura est
quam illa Flavii essentia atque entia. » — Flavius Fabianus Papirius,
disciple de Quintus Sextius, était contemporain de Sénèque (Zeller,
Die Philos, d. Gr. III, 1, p. 699). Le passage suivant de la même lettre
de Sénèque est, aussi, intéressant à noter : « Magis damnabis angustias
romanas, si scieris unam syllabam esse, quam mutare non possum.
Quae sit haec quaeris ? Ta ô'v. Duri tibi videor ingenii : in medio positum
posse sic tranferri, ut dicam : « Quod est ». Sed multum interesse video :
cogor verbum pro vocabulo ponere ; sed si ita necesse est, ponam « Quod
est ». — Boèce qui emploie volontiers l'expression : quod est, écrit aussi
In Porph. Dial. I, PL, t. 64, col. 43 BC : « Haec omnia dec'em genera si
vere sunt subsistentia, quodammodo substantia vel entia dici posse.
Flexus enim hic sermo est ab eo quod est esse, et in participii abusione
tractum est propter angustationem latinae linguae cbmpressionemque. »
Cf. et. In Porph. Comment. III, ib. col. 1o8, 109 : « Ab eo enim quod
dicimus est, participium inflectentes, graeco quidem sermone ov latine
ens appellaverunt. »
1. Av1c, Met. V, 5, f. 90 a F : « composito non est haec intentio {scil.
intentio formae), quia composita est (quidditas) ex forma et materia ;
haec enim est quidditas compositi, et quidditas est haec compositio,
etc.. » — Voir aussi ibid : « Difïinitio enim rei significat omne id ex quo
constituitur ejus essentia ; unde contingit ut contineat materiam aliquo-
modo » ; et f. 8gv b, dernier paragr., la définition de l'accident comparée
à la définition de la substance; II, 4, f. 77 ab, la relation entre la matière
et la forme.
2. Averr., In Ma., VII, c. 7, comm. 27, f. 83va 41 : « Et declaravit
10 DE ENTE ET ESSENTIA

generabilibusest aliquid medium id est compositum ex materia


et forma, s Huic eciam concordat ratio, quia esse substantie
composite non est tantum esse forme nec tantum esse materie
sed ipsius compositi ; essentia autem est secundum quam res
5 esse dicitur. Vnde oportet ut essentia qua res denominatur
ens non tantum sit forma nec tantum materia sed utrumque,
quamuis huius esse suo modo forma sit causa. Sic enim
in aliis invenimus que ex pluribus principiis constituun-
tur, quia res non denominatur ab altero illorum principio-
1o rum tantum, set ab eo quod utrumque complectitur ; ut
patet in saporibus : quia ex actione calidi digerentis humi-
dum causatur dulcedo, et quamuis hoc modo calor sit causa
dulcedinis non tamen denominatur corpus dulce a calore set a
sapore qui cabdum et humidum complectitur 1.
15 Set quia indiuiduationis principium materia est 2 ex hoc for
te uidetur sequi quod essentia que in se materiam complecti
tur simul et formam sit tantum particularis et non uni-
uersalis ; ex quo sequeretur quod uniuersalia non haberent
diffinitionem, si essentia est id quod per diffinitionem signi-
20 ficatur. Et ideo sciendum est quod materia non quolibet modo
1 generabilibus : et corruptibilibus add B || 5 ut : quod BCDE || 5 denominatur : uere
nominatur B || 7 esse : essentie GEU II modo : sola add B || sit : sic G J 8 pluribus :
elementorum F 1 constituuntur : conficiuntur D || 17 tantum om B B 19 si essentia...
diffinitionem om C

hoc, ut appareat quod natura, quam habet species in generabilibus


rebus, est aliquod medium, id est compositum ex materia et forma ».
1. Comp. S. Th. In I Sent., Dist. XXIII, Q. I, a. 1, p. 289 b : « Scien
dum est autem, quod si aliquid consequitur aliqua plura convenientia
ad invicem, non potest denominari scilicet illud aliquid per alterum
illorum, quamvis etiam illud sit principium totius, sed per totum :
verbi gratia, sapor consequitur calidum et humidum, prout aliquo
modo conveniunt : et quamvis calor sit principium sapons sicut effec-
tivum, non tamen aliquid denominatur sapidum a calore sed a sapore,
qui complectitur simul calidum et humidum aliquo modo convenientia.
Similiter dico quod cum esse consequitur compositionem materiae et
formae, quamvis forma sit principium esse, non tamen denominatur
aliquod ens a forma sed a toto ; et ideo essentia non dicit formam tan
tum ; sed in compositis ex materia et forma dicit totum ; et hoc etiam
dicitur quidditas vel natura rei ; et ideo dicit Boetius in Praedicamentis
quod ousia significat compositum ex materia et forma. Sed ista natura
sic considerata, quamvis dicat compositum ex materia et forma, non
tamen ex hac materia demonstrata determinatis accidentibus subs-
tantes in qua individuatur forma, quia hujusmodi compositum dicit
hoc nomen Socrates. »
a. Voir plus loin : Études, pp. 104 ss.
CAPITULUM SECUNDUM 11

accepta est indiuiduationis principium, sed solum materia sig-


nata ; et dico materiam signatam que sub determinatis dimen-
sionibus consideratur 1. Hec autem materia in diffinitione
que est hominis in quantum est homo non ponitur ; set pone-
5 retur in diffinitione Socratis si Socrates haberet diffinitionem 2.
In diffinitione autem hominis ponitur materia non signata ;
non enim in diffinitione hominis ponitur hoc os et hec caro,
set os et caro absolute que sunt materia hominis non si
gnata. Sic ergo patet quod essentia Socratis et essentia homi-
1o nis non differant nisi secundum signatum et non signatum.
Vnde Commentator dicit super septimo Methaphysice s : « So
crates nichil aliud est quam animalitas et rationabilitas que
sunt quiditas eius. » Sic eciam essentia generis et speciei diffe
rant secundum signatum et non signatum, quamuis alius mo-
15 dus designationis sit utrobique, quia designatio indiuidui res-
pectu speciei est per materiam determinatam dimensionibus,
designatio autem speciei respectu generis est per differen-
tiam constitutiuam que ex forma rei sumitur.
Hec autem determinatio uel designatio que est in specie
2o respectu generis, non est per aliquid in essentia speciei exi-
stens, quod nullo modo in essentia generis sit ; imo quic-
2 dimensionibus ont C fl 4 que est ont A C II 6 ponitur : non ponitur G II 7 hoc os et hec
caro : hoc corpus et il la caro D || 8 os : corpus D || set os et caro om F \\ 13 essentia :
esse B II 15 utrobique : ubicumque G || 17 speciei respectu generis : generis respectu speciei
F II 1 3 constitutiuam : constitutam G || 30 aliquid : aliquam materiam E || essentia : na-
tura A II ezistens : subsistens £ II 21 sit : conuenit G

1. Le terme « materia signata », dont la première origine est à fixer


peut-être dans quelques passages de Boèce, est couramment employé
par le traducteur d'Avicenne, et c'est par lui qu'il semble être entré dans
la langue scolastique. Cf. infra, Études, pp. 58, 59 ss. Le traducteur
d'Averroès emploie dans le même sens, le terme « materia demonstrata ».
Le sens premier des deux termes est celui de désigner, montrer. D'après
Aristote, en effet, l'individuel ne peut être ni défini, ni pleinement
décrit ; on ne peut que le montrer du doigt : to'Se. — C'est aussi à
Avicenne, nous semble-t-il, que s. Th. emprunte la notion des dimen
sions déterminant la matière individuelle. Cf. infra, Études, p. 65.
2. Cf. Bacon, Quaestiones, Ms. cit., f. 1o3 a : « Deinde quaeritur
utrum individuum habeat diffinitionem ? » (Voir infra Études, pp. 82
ss.) Et plus loin : « Utrum particulare individuum ut Socrates et Plato
habeat diffinitionem ? »
3. Averr.,/h Met., VII, 5, comm.2o,f.8o a 23. La citation est littérale,
sauf les variantes de l'édition que nous utilisons : « Socrates enim nihil
aliud est quam animalitas et rationalitas quae sunt quiditates (sic)
ejus. »
12 DE ENTE ET ESSENTIA

quid est in specie est in genere ut non determinatum *. Si


enim animal non est totum quod est homo, sed pars eius, non
predicatur de eo, cum nulla pars integralis predicetur de suo
toto.
5 Hoc autem quomodo contingat, uideri potest si inspicia-
tur qualiter differt corpus secundum quod ponitur pars ani-
malis et secundum quod ponitur genus ; non enim esse potest
eo modo genus quo est pars integralis. Hoc igitur nomen quod
est corpus multipliciter accipitur. Corpus enim secundum
1o quod est in genere substantie dicitur ex eo quod habet talem
naturam ut in eo possint designari tres dimensiones ; ipse uero
tres dimensiones designate sunt corpus quod est in genere
quantitatis. Contingit autem in rebus ut quod habet unam per-
fectionem ad ulteriorem eciam perfectionem pertingat ; si-

1 ut : et B 0 2 est : esset S || 3 predicatur : predicaretur CE fl 6 differt : sit B || anima-


lis : integralis B || 8 Hoc : Si F || igitur om B || 9 secundum om B || 11 naturam : materiam
G II 1a genere : predicamento F || 14 pertingat : contingat B attingat EF

1. Le problème posé par la détermination spécifique du genre, la


conception du genre comme un tout, le rapport des parties de la défi
nition au défini, autant de questions classiques dans, l'école. Voir
Arist., Met. A 1023 b 17-36 (S. Th. in h. I. L, v, 1. 29, 30) ; Z 1034 b
20-1038 b 35 (S. Th. in h. I. L. VII, 1. 9 à 12) I 1057 b 35-1058 a 28
(S. Th. in h. I. L. X, 1. 3, t. IV, p. T15 a) ; Porph., Isag. éd. Busse,
Berlin, 1887 (Comm. in Arist. gr. Vol. IV) p. 8, 1-3 (et Boeth. transi.,
ib. p. 33. 15-17)» P- 10, 22-11, 7 (pp. 36, 20-37, 5). P- 13, 23-14. 12 (p. 40,
i8-41, 12) ; Boèce, In Porph. Dial. PL, t. 64, 48 AB, 51 D-52 D ;
In Porph. Comm., ibid. 1i5, 116 AB, 125 C-127 A ; Averr. In Porph.
Expos. (In Arist. Organum I ; Venise, 1552, in-40) f. 6 a 10-35, 9 b 40-
43. 55-57 .' In Met. I comm. 17, f. yv b 25-40 ; VII c. 33, f. 86 b 10-25,
f. 92 b 33~92v a 8; Alb. le G. Opera, t. I, Log. I De Praedicab. Tr. III,
c. 3, p. 47 b, 48 a ; Tr. V, c. 4, p. 93 a-97 a, c. 7, p. 104 a-1os b ;
t. III, Phys. II, Tr. II, c. 2, p. 123 a ; t. VI, Met. V, Tr. VI, c. 10, p.
368 b-371 b ; VIII, Tr. II, c. 6, p. 5i7a-5i8b. — Voir aussi les Quaes-
tiones de Bacon, Ms. cit., f. a 100 : « Quaeritur de quidditate in compo-
sitis et primo an debeat exprimi per principium materiale, et utrum illud
faciat totam quidditatem ?» — L'on pourrait sans doute encore relever
d'autres passages, soit chez les mêmes auteurs, soit chez d'autres. Mais
ici la dépendance de S. Thomas à l'égard d'AviCENNi; doit seule nous
retenir. S. Th. résume, synthétise et clarifie l'exposé diffus du
philosophe arabe, mais ce sont bien les mêmes pensées et les mêmes
exemples, parfois les mêmes termes. Le lecteur en jugera par ces quel
ques extraits d'Avicenne : Met. Tr. V, c. 3, f. 88 a A : « Dicemus ergo
quod corpus dicitur genus hominis et dicitur materia hominis. Cum
autem fuerit materia hominis sine dubio erit pars esse ejus. Impossibile
est autem ipsam partem praedicari de toto. Consideremus ergo quomodo
est differentia inter corpus consideratum ut genus et ipsum conside
CAPITULUM SECUNDUM 13

cut patet in homine, quoniam habet et naturam sensitiuam


et ulterius intellectiuam. Similiter autem et super hanc per-
fectionem que est habere talem formam ut in ea possint tres
dimensiones designari, potest alia perfectio adiungi, ut uita
5 uel aliquid huiusmodi. Potest ergo hoc nomen corpus signifi-
care rem quamdam que habet talem formam ex qua sequitur
in ipsa designabilitas trium dimensionum, cum precisione :
ut scilicet ex illa forma nulla ulterior perfectio sequatur, sed si
quid aliud superadditur sit preter significationem corporis sic
1o dicti. Et hoc modo corpus est integralis et materialis pars
animalis, quia sic anima erit preter id quod significatur ex
nomine corporis et erit superueniens ipsi corpori, ita quod ex
ipsis duobus anima et corpore constituetur animal sicut ex
partibus. Potest eciam hoc nomen corpus hoc modo accipi ut
15 significet rem quamdam que habet talem formam ex qua tres
2 et super : corpus B || 1-3 sicut patet... perfectionem om C || 5 ergo: nichilominus add F ||
significare : designare G || 7 in : eciam B II 8 nulla : ulla fi I 9 superadditur : super-
addatur F

ratum ut materia, et hinc erit nobis via ad cognoscendum quid volu-


mus patefacere. Cum ergo accepimus corpus substantiam habentem
longitudinem et latitudinem et spissitudinem, ex hoc quod habet hoc,
et ex hoc quod accidit ei intentio alia praeter corporeitatem, sed susten-
tata in corporeitate et addicta illi, sic corpus est materia. Cum vero
acceperimus corpus substantiam habentem longitudinem latitudinem
et profunditatem tali conditione ut nihil accidat ei ullo modo, quia
oportet ut ejus corporeitas sit substantialitas formata his dimensionibus
tantum, scilicet ut substantialitas quoeumque modo fuerit licet sit
cum mille intentionibus, sit tamen constituta tantum proprietatibus
ipsius substantialitatis et forma ejus... tune ipsum corpus sic acceptum
est genus. Corpus ergo secundum intentionem primam, quia est collectio
substantiae compositae ex corpore et ex formis quae sunt post corpo
reitatem quae sunt secundum intentionem materiae, non praedicatur,
quoniam ipsa collectio non est abstractio substantiae habentis longi
tudinem et latitudinem et profunditatem tantum. Hoc vero secundum
praedicatur de omni composito ex materia et forma, sive sit una sive
mille, in quo tamen sint tres dimensiones... Similiter intellige disposi-
tionem sensibilis et rationalis. Si enim sensibile accipitur corpus vel
aliquid habens sensibilitatem tali conditione ut nihil addatur, tune
non erit differentia quamvis sit pars hominis, et ideo animal non praedi
catur de illo. Si vero illud accipitur corpus aut aliquid cui et in quo
et cum quo possibilis sit quaelibet formarum aut quaelibet conditionum
ita ut sit in ea sensibilitas sic erit differentia et animal praedicabitur de
illo. Ergo qualemcumque illarum intentionum acceperis de cujus gene-
ralitate et materialitate dubitatur, et fuerit talis ut possit ei adjungi
quaelibet differentiarum ita ut sit in illa et de illa, sic erit genus. Si vero
acceperis intentionem secundum hoc quod jam habet aliquam differen
14 DE ENTE ET ESSENTIA

dimensiones in ea possint designari, quecumque sit illa forma,


siue ex ea possit prouenire aliqua ulterior perfectio siue
non. Et hoc modo corpus est genus animalis, quia in ani-
mali nichil est accipere quod non in corpore contineatur im-
5 plicite ; non enim anima alia forma est ab illa per quam in re
illa poterant designari tres dimensiones ; et ideo, cum dice-
batur corpus est quod habet talem formam ex qua possunt de
signari tres dimensiones in eo, intelligebatur quecumque for
ma esset, siue animalitas siue lapideitas siue quecumque for-
1o ma alia. Et sic forma animalis in forma corporis continetur
implicite, prout corpus est genus eius. Et talis est habitudo
animalis ad hominem. Si enim animal nominaret tantum rem
quamdam que habet talem perfectionem ut possit sentire et
moueri per principium in ipso existens, cum precisione alte-
15 rius perfectionis, tune quecumque alia perfectio ulterior su-
3 aliqua : alia F || ulterior : forma siue add F fl 5 anima : add E in marg : alias iu
animali uel animalitas || 6-8 et ideo... dimensiones ont C II 12 animalis : bominis G II 14 pre
cisione : priuatione F

tiarum qua constituta et perfecta est intentio ita ut si aliquid super-


veniret jam non sit de ipsa collectione aliquid sedadjunctum extrin-
secus, sic non erit genus sed materia. Si autem habuerit perfectionem
intentionis ita ut jam habeat quicquid fuerit possibile habere, fiet
species. Si vero consideraveris ipsam intentionem per se tantum non
intelligens illud, erit genus. Igitur ex hac conditione ut non sit aliquid
additum, erit etiam materia; ex hac vero conditione quod est aliquid ad-
ditum erit species. Cum autem non est dedita ad hoc, sed est possibile
habere unamquamque additionum ita ut sint intrantia in collectionem
suae intentionis erit genus. Sed hoc non est dubium nisi in re cujus essen-
tia est composita. Ineo autem cujus essentia est simplex, fortassis intel-
lectus ponit in seipso hos respectus secundum quod praediximus. In esse
autem nihil est ejus-quod discernat esse genus. » — Dans ce passage,
Avicenne oppose matière et genre tandis que l'opposition expliquée
par s. Th. se trouve entre partie intégrante et genre. Mais dès les pre
mières phrases l'équivalence entre materia et pars est posée par A. et
le principe invoqué est bien, comme pour S. Th., l'impossibilité d'attri
buer la partie au tout. (Voir aussi Met. V, 2, f. 8yv b) . Par ailleurs la défi
nition donnée du corps par s. Th., semble apporter une précision étran
gère au texte d'A. : «corpus enim... dicitur ex eo quod habet talem
naturam ut in eo possint designari tres dimensiones. » Mais la précision
elle-même est empruntée à un autre passage d'A., Met. II, 2, f. 75 b :
« Quapropter vera descriptio corporis haec erit : corpus est substantia
in qua potest poni dimensio... » — Il importe aussi de lire la suite du
texte d'A. : V, 3, f. 88 b G : « Dicemus ergo quod in homme non inve-
nitur corporeitas ante animalitatem nisi quodam modo prioritatis,
scilicet cum accipitur corporeitas ex intentione materiae non generis.
Similiter non invenitur in eo corpus ante animalitatem nisi cum corpus
fAPITULUM SECUNDUM 15

perueniret, haberet se ad animal per modum partis et non si-


cut implicite contempta in ratione animalis, et sic animal non
esset genus ; set est genus secundum quod significat quam-
dam rem ex cuius forma potest prouenire sensus et motus,
5 quecumque sit illa forma, siue sit anima sensibilis tantum siue
1 partis : accidentis compartis D et per modum componentis add V || 4 rem : corn-
positam ex materia et forma add U 0 cuius : qua U

fuerit ex intentione qua non praedicatur de eo, non ex intentione qua


praedicatur de eo. Sed corporeitas quae ponitur cum animali ponitur
apta omni intentioni quae adjungitur ei debito tres dimensiones sibi
conjungendi. Nihil enim quod sit species animalis habet esse nisi habeat
in se animalitatem in effectu (».. e. in actu) quam possibile erat ei in se
habere. Intentio ergo animalitatis est pars esse hujus corporis per con-
versionem dispositionis corporis postquam jam fuerit, sicut corpus
ex intentione materiae pars est esse animalis. Deinde corporis absoluti
ex intentione materiae esse et conjunctio non est nisi ex esse suarum
specierum et ejus quod sub ipso est, quia sunt causae esse ipsius, sed
ipsum non est causa esse eorum. Si vero corporeitas ex intellectu generis
haberet esse per se ante esse specialitatis, tune ipsum esset causa spe-
cialitatis sicut corpus ex intellectu materiae, et si ejus prioritas non
esset tempore. Sed esse ipsius corpôreitatis in hac specie esset esse
illius speciei non ceterarum. Similiter esset judicium in eo. Intellectui
etenim non est possibile attribuere corporeitati ex intellectu generis
esse terminatum in aliquam rem nisi adjungat ei aliquid aliud, quousque
animal fiat ipsa species in intellectu. Si enim hoc ageret profecto ipsa
intentio quae est generis in intellectu non praedicaretur de natura
speciei, sed esset ejus pars etiam in intellectu ; ei enim quod est species
non attribuitur natura generalitatis in esse et in intellectu similiter,
nisi cum jam acceperis speciem in sua perfectione ; et differentia non
erit ex intentione hujus generis nec adjuncta ei sed contenta in eo et
pars sicut praediximus. Hoc autem judicium non est generis solius sed
omnis universalis ex hoc quod est universale. » — Voir encore c. 5,
f. 8gv a CD : « Et ex his est unitio alicujus cum aliquo cujus vis non est
ipsa eadem nisi ex conjunctione suipsius cum illo. Intellectus enim jam
intelligit intentionem quam possibile est esse multa, quorum unum-
quodque est ipsa intentio inesse. Non quod intentioni adjungatur alia
quae designat ejus esse, sed quia ipsa intentio continetur in eo, nec est
aliud nisi designatione vel ignorantia, non in esse. Sicut mensura quae
est intentio qua possibile est esse lineam et superficiem et profundita-
tem, non quod aliquid adjungetur ei ex cujus adjunctione liat linea et
superficies et profunditas, sed quia ipsa linea est ipsa, et ipsa superficies
est ipsa. Ideo quoniam intentio mensurae est ut sit quoddam recepti-
bile aequalitatis non tali conditione ut sit haec intentio tantum. Nam
hujusmodi non est genus, sic jam nosti ; sed absque ulla conditione
alia, ita ut haec intentio quae est receptibilis aequalitatis ipsa in se
quicquid fuerit postquam fuerit esse ejus in se, qualecumque fuerit illud
esse, praedicetur de ea per se, quod ita est ; et licet sit in una dimensione
vel duabus vel tribus, haec intentio inesse non erit nisi aliqua istarum.
16 DE ENTE ET ESSENTIA

sit sensibilis et rationabilis simul. Sic ergo genus significat in-


determinate totum id quod est in specie ; non enim significat
tantum materiam. Similiter eciam differentia significat totum ;
set non significat tantum formam. Et eciam diffinitio signi-
5 ficat totum, et eciam species. Set tamen diuersimode : quia ge-
1 sit : anima add EF || sensibilis : intelligibilis B || significat indeterminate : indetermi-
nate sumptum significat B || 2 non... materiam om B \\ $ diuersimode : diuersa ratione B

Intellectus autem secundum hoc quod intelligit eam attribuit ei esse


per se ; et deinde si intellectus addiderit ei aliquid insuper, illud super-
additum non erit quasi intentio extrinseca quae consequatur id quod
est receptibile aequalitatis, ita ut ipsum sit receptibile aequalitatis per
se in diffinitione sui et hoc aliud adjunctum ei extrinsecus ; sed haec
erit determinatio suae receptionis aequalitatis secundum quod est in
una dimensione tantum vel in pluribus ; unde receptibile aequalitatis
in una dimensione in hac re erit idem ipsum receptibile aequalitatis, ita
ut possit dici quod hoc receptibile aequalitatis est hoc quod est habens
unam dimensionem et e contrario. Hoc autem non fit in his quae prae-
cesserunt. Quamvis enim haec sit aliqua multitudo sine dubio, non
tamen est multitudo quae est partium, sed multitudo quae est rei
secundum quod est terminata et non terminata. Res enim terminata in
se potest considerari secundum hoc quod est non terminata, quantum
ad intellectum nostrum... Cum autem fit terminata ipsa non fit alia,
nisi secundum respectum praedictum, quod est secundum intellectum
tantum ; determinatio enim non alterat, sed certificat. Sic ergo intellige
unionem quae est ex genere et differentia, quamvis sint diversa, et in
natura alicujus specierum fit compositio ; quarum differentiae fluant
ab earum formis et genera earum a materiis suarum formarum ; quam
vis genera earum et differentiae earum non sint materiae nec formae
earum secundum quod sunt materiae et formae... Nulla autem earum
in unaquaque specierum est alia ab alia, nisi quia aliquando accipitur,
non sicut terminata, sed quia in potentia est semel terminata et acci
pitur aliquando terminata in effectu. Hanc autem potentiam non habet
secundum esse, sed secundum intellectum. Inesse enim non est termi-
natio naturae generalis praeter potentiam quae faciat eam speciem,
sive ipsa species habeat compositionem in natura sivenonhabeat. Genus
ergo et differentia in diffinitione etiam secundum quod unumquodque
eorum est pars diffinitionis, ex hoc quod est diffinitio non praedicantur
de diffinitione, nec diffinitio de ipsis. Non enim dicitur diffinitio esse genus
tantum, vel differentia, vel e converso. Non enim dicitur diffinitio
animalis esse corpus vel habens sensum, nec e converso. Sed secundum
hoc quod genera et differentiae sunt naturae consequentes naturam, sicut
jam nosti, praedicantur de diffinito. » — c. 6, f. 90 b A : « Differentia
autem quae est rationale et sensibile est genus in potentia. Cum autem
fuerit in effectu fiet species ; quomodo autem fiat hoc jam ostendimus,
et ostendimus quomodo ipsum genus est differentia et species in esse
in actu, et quomodo haec differunt inter se, et quod species vere est
quiddam quod est genus, cum fuerit propriata in effectu, et quod haec
discretio et differentia est penes intellectum. Cum autem diligentius
CAPITULUM SECUNDUM 17

nus significat totum ut quedam determinatio determinans*id


quod est materiale in re, sine determinatione proprie forme ;
vnde genus sumitur ex materia, quamuis non sit materia, ut
patet in eo quod corpus dicitur ex eo quod habet talem perfec-
5 tionem ut possint in eo designari tres dimensiones, que quidem
perfectio est materialiter se habens ad ulteriorem perfecti-
onem.JDifferentia uero e contra, sicut quedam determinatio
a forma deterrninate sumpta, propter hoc quod de primo intel-
lectu eius sit determinata materia, ut patet cum dicitur
1o animatum, siue illud quod habet animam ; non enim determi-
natur quid sit, utrum sit corpus uel aliquid aliud. Vnde dicit
Auicenna 1 quod genus non intehigitur in differentia sicut
pars essentie, set solum sicut ens extra essentiam ; sicut eciam
subiectum est de intellectu passionum 2. Et ideo eciam genus
15 non predicatur de differentia per se loquendo, ut dicit Phi-

1 determinatio: denominatio B || 4 ineo: ex hoc .4 BF omC quia DE || 7 contra : con


trario ACDF conuerso ? U || determinatio : denominatio BD in marg alias E et add
eius II 8 propter hoc... materia om G II 10 siue : om D id est U || 12 non : sic add B ||
13 essentiam : suam add D animam G || 15 differentia : proprie add F

discernitur inesse in compositis genus fiet materia et differentiae for


ma ; et tune nec genus nec differentia praedicatur de specie. » — D'au
tres textes que nous citons dans la suite confirment encore l'existence
du lien qui unit en cette question la pensée de s. Th. à celle d'A. —
Voir également In I Sent. Dist. XXV, Q. 1, a. 1, ad 2m.
Albert le Grand admet aussi la solution d'Avicenne au problème des
rapports de la différence et du genre (Op. t. I. Log. I, Tr. V, c. 4, p.
95 b: «Et haec est determinatio Avicennae, sicut colligi potest in prima
philosophia ipsius. ») Mais il traite la question sous un aspect un peu
différent et sa pensée ne paraît pas entièrement dégagée de toute con
ception réaliste du genre.
L'exposé d'Albert montre combien nous sommes ici proches du
problème de l'unité des formes. S. Th.. ne pouvait pas ne pas s'en
apercevoir. Mais comme il n'y fait aucune allusion explicite, nous ne
nous y arrêterons pas. Il suffit de remarquer que sa manière de com
prendre, à la suite d'Avicenne, les relations du genre et de la diffé
rence permet d'exclure l'hypothèse de formes substantielles multiples
en un même individu. — Cf. S. Th. In II Sent., Dist. III, Q. 1, a.
5, p. 53 ; Dist. XVIII, Q. 1, a. 2, p. 236 b.
1. Avic, Met., V, 6, f. gov a BC : « Dicemus etiam quod genus prae
dicatur de specie ita quod est pars quidditatis ejus et praedicatur de
differentia ita quod est comitans eam non pars quidditatis ejus... Dice
mus ergo nunc quod differentia non convenit in quidditate cum genere
quod de se praedicatur; differt igitur ab eo per seipsam. »
2. Cf. Aveer., In Met., L. VII, comm. 17, f. 78v b 17 ss.
18 DE ENTE ET ESSENTIA

' losophus in tercio Methaphysice 1 et in quarto Toficorum 2,


nisi forte sicut subiectum de passione predicatur. Sed diffi-
nitio uel species comprehendit utrumque, scilicet determi-
natam materiam quam designat nomen generis, et determi-
5 natam formam quam designat nomen differentie.
Et ex hoc patet ratio quare genus et species et differen-
tia se habeant proportionaliter ad materiam et formam et
compositum in natura, quamuis non sint idem quam illa ; quia,
neque genus est materia, set a materia sumptum ut signi-
1o ficans totum ; nec differentia forma, set a forma sumpta ut si-
gnificans totum 3. Vnde dicimus hominem animal rationale,
non ex animali et rationali *, sicut dicimus eum esse ex anima
et corpore ; ex anima enim et corpore dicitur esse homo, sicut
ex duabus rebus tercia uero res constituta, que nulla illarum
2 predicatur om G || 4 designat : comprehendit B || 8 in natura om U || 9 set : neque GD II
12 sicut : enim add G \\ eum esse om G || 14 nulla : neutra B

1. Arist., Met. B 998 b 24 (S. Th., in h. I. L. III, 1. 7) : àoWtov 8è


xaxT)YoPE'II9ai $ ta eï8t) toû yEVouî èirl xôSv oïxeîiov Statpopûv, ^ xà yévoç &'veu
xtôv aùtoû EiSûiv .
2. ARIST., Top., A 122 b 20 : 0Ù8e Soxet [xets^eiv ^ 8ia<popà toîj y^vouç. Voir
aussi Top., Z 144 a 32.
3. Avic, Met., V, 5, f. 89v a D : « ...quarum differentiae fluant ab
earum formis et genera earum a materiis suarum formarum ; quamvis
genera earum et differentiae earum non sint materiae et formae earum
secundum quod sunt materiae et formae. » — Cf. Averr., In Met.,
L. VIII, comm. 6, f. 101 a 16 ; et S. Th., In II Sent., Dist. III, Q. 1,
a. 5 (t. 8, p. 53 b). — Dans ses Quaestiones, Bacon paraît bien identifier
genre et matière, différence et forme. Cf. Ms. cit., f. 100 a, où il ne con
teste pas la majeure de l'objection : « Quia principium materiale est
genus, ergo genus in quid. . . » et reprend dans sa réponse la même expres
sion : «genus vel principium materiale... » Un peu après il ajoute :
«-per genus importatur quidditas et essentia (scil. incompleta), per
differentiam esse completum essentiae. »
4. Av1c, Met., V, 5, f. 89 b A : «...eum nos difnnimus dicentes, verbi
gratia, homo est animal rationale, non volumus in hoc quod homo sit
conjunctio ex animali et rationali, sed volumus in hoc quod ipse est
animal quod est rationale ; quasi enim animal in se quiddam est cujus
esse non est terminatum, sicut praediximus, nisi eum ipsum animal
fuerit rationale. » — ibid., f. 8gv b E : « Item respectus qui facit debere
ipsam diffinitionem esse diffinitum non ponit animal et rationale duas
partes diffinitionis, sed praedicata de ipso secundum quod ipsa sunt
ipsa diffinitio, non quod sint duo de veritate ejus diversa a se et a toto,
sicut intelligitur ex nostro exemplo de eo quod est animal, quod ejus
animalitas est perfecta et terminata per rationalitatem. »
CAPITULUM SECUNDUM 19

est ; homo enim neque est anima neque corpus 1 ; set si homo
aliquo modo ex animali et rationali esse dicatur, non est
sicut res tercia ex duabus rebus, set sicut intellectus ter-
cius ex duobus intellectibus ; intellectus enim animalis est
5 sine determinatione specialis forme exprimens naturam rei,
ab eo quod est materiale respectu ultime perfectionis ; intel
lectus autem huius differentie rationalis consistit in deter
minatione forme specialis; ex quibus duobus intellectibus con-
stituitur intellectus speciei uel diffinitionis. Et ideo sicut
1o res constituta ex aliquibus non recipit predicationem illa-
rum rerum ex quibus constituitur, ita nec intellectus recipit
predicationem eorum intellectuum ex quibus constituitur :
non enim dicimus quod diffinitio sit genus aut differentia.
Quamuis autem genus significet totam essentiam speciei,
15 non tamen oportet quod diuersarum specierum quarum est
idem genus, sit una essentia ; quia unitas generis ex ipsa inde-
terminatione uel indifferentia procedit ; non autem quod illud
quod significatur per genus sit una natura numero in diuer-
5 naturam : materiam GBDE || 10 constituta ex aliquibus : constitutum ex duobus
aliqualibus uel pluribus F 16 una : eadem add D || 17 autem : ita add BDE

1. Cf. Av1c. Met. V, c. 5, f. 89' b D : « Dicimus autem quod diffinitio


vere determinat unam naturam. Verbi gratia, cum dicitur animal ratio-
nale ; ex hoc enim jam determinata est intentio unius alicujus quod
est animal, quod animal est rationale. Cum enim consideratur haec
una res non est pluralitas in intellectu. Cum autem consideratur diffi
nitio et invenitur composita ex numero istarum intentionum et consi-
derantur istae intentiones secundum hoc quod unaquaeque earum con-
siderata in se non est alia* invenitur haec pluralitas in intellectu. Sed
cum intentio quae existit in anima intelligitur diffinitio secundum pri-
mum respectum scilicet unum quiddam quod est animal quod est
rationale, tune diffinitio est ipsum diffinitum in intellectu. Si autem
intelligitur diffinitio intentio existens in anima secundum respectum
secundum, scilicet discrete, tune intentio ipsius diffinitionis non est
intentio diffiniti, sed quiddam deducens ad ipsum et demonstrans
ipsum. » — ibici. E... « respectus vero qui facit debere quod diffinitio
non sit diffinitum prohibet genus et differentiam praedicari de diffi-
nitione, sed sunt duae partes ejus ; et propter hoc nullum horum quod
est genus et differentia est diffinitio. Nec universitas intentionum
animalis composita cum rationalitate est intentio animalis non com-
positi. Nec intentio rationalis non conjuncti intelligitur de intentione
conjunctionis ex animali et rationali, nec quod intelligitur de uno-
quoque istorum, nec aliquid eorum praedicatur de illa. Conjunctum
igitur ex animali et rationali non est animal et rationale. Compositum
enim ex aliquibus duobus aliud est ab illis tertium, cujus unumquodque
eorum pars est ; pars autem non est totum, nec totum est ipsa pars. »
" De ente et essentia. ", *
20 DE ENTE ET ESSENTIA

sis speciebus, cui superueniat res alia que sit differentia deter-
minans ipsam, sicut forma determinat materiam que est
una numero ; set quia genus significat aliquam formam, non
tamen determinate hanc uel illam quam determinate differen-
5 tia exprimit, que non est alia quam illa que indeterminate
significatur per genus. Et ideo dicit Commentator in duode-
cimo Methaphysice1 quod materia prima dicitur una per remo-
tionem omnium formarum, sed genus dicitur unum per com-
munitatem forme significate. Vnde patet quod per addi-
10 tionem differentie, remota illa indeterminatione que erat cau
sa unitatis generis, remanent species per essentiam diuerse.
Et quia, ut dictum est, natura speciei est indeterminata
respectu indiuidui, sicut natura generis respectu speciei,
inde est quod, sicut id quod est genus prout predicatur de
15 specie implicabat in sua significatione, quamuis indistincte,
totum quod determinate est in specie, ita eciam et id quod
est species, secundum quod predicatur de indiuiduo, oportet
quod significet totum illud quod est in indiuiduo essentia-
liter licet indistincte ; et hoc modo essentia Socratis signi-
3 aliquam : aliam G || 9 forme significate : materie signate GF || 13 natura : nomen F ||
14 predicatur : predicabitur B predicabatur CE \\ 16 determinate : determinatum AD ||
17 oportet... indiuiduo om GEF j| 19 Socratis : speciei B

1. Averk. In Met. XII, c. 14, f. 1417 a 53-b 18 : « Et videtur mihi


quod intendebat (Arist.) dare differentiam inter naturam materiae in
esse, et naturam formae universalis, et maxime illius quod est genus.
Reputatur enim quod prima materia, quia est communis, habet natu
ram rei universalis, praedicabilis de pluribus. Unde quidam existimant
primam materiam esse corpus. Et, si ita esset, haberet formam, et non
esset una secundum numerum,sed secundum formam. Sed jam dictum
est in aliis locis ipsam esse unam secundum numerum. Demonstrandum
est igitur quomodo unum numero potest inveniri in pluribus. Hoc
quidem non intelligitur in eo quod est in actu ; in eo autem quod est
in potentia dicere est quod est unum in numero, et commune pluribus,
et non habet differentias quibus differunt in singulis ad invicem. Et,
quia differentiae indivisibiles absunt, et carent formis quibus invenitur
pluralitas in numero, dicuntur esse unum. Et quia carent forma qua res
dicitur esse una numero, dicuntur esse communes rebus pluribus in
numero, non quia habent formam communem, sicut est in igne. Secun
dum igitur quod. carent differentiis formarum individualium est una
numero, non quia habet formam individualem quae sit una numero.
Et secundum hoc etiam quod caret forma in actu individuali est com
munis pluribus rebus... Ista autem communitas, quae intelligitur in
materia, est pura privatio, cum non intelligitur nisi secundum abla-
tionem formarum individualium ab ea. » — Cf. et. In Met. I, c. 17,
f. 7V b 25-40.
CAP1TULUM SECUNDUM , 21
i *

ficatur nomine hominis, vnde homo de Socrate predicatur.


Si autem significetur natura speciei cum precisione mate-
rie designate que est principium indiuiduationis, sic se ha-
bebit per modum partis ; et hoc modo significatur nomine
5 humanitatis ; humanitas enim significat id vnde bomo est ho-
mo. Materia autem designata non est id vnde bomo est bomo ;
et ideo nullo modo continetur inter illa ex quibus bomo babet
quod sit bomo. Cum ergo bumanitas in suo intellectu includat
tantum ea ex quibus bomo babet quod sit homo, patet quod a
1o significatione eius excluditur uel preciditur materia desi
gnata. Et quia pars non predicatur de toto, inde est quod bu
manitas nec de bomine nec de Socrate predicatur 1. Vnde di-
cit Auicenna 2 quod quiditas compositi non est ipsum compo-
7 ideo : ita DF || 8 includat : non includat D || 10 materia : determinata uel add B

1. Comp. In I Sent., Dist. XXIII, Q. 1, a. 1 (t. 7, p. 290 a) :


« Et ideo natura vel essentia significatur dupliciter : scilicet ut pars,
secundum quod natura communis sumitur cum praecisione cujuslibet ad
naturam communem non pertinentis ; sic enim materia demonstrata
supervenit in compositionem singularis demonstrati, sicut hoc nomen
humanitas, et sic non praedicatur nec est genus nec est species, sed ea
formaliter denominatur homo ; vel significatur ut totum, secundum
quod ea quae ad naturam communem pertinent, sine praecisione intel-
liguntur ; sic enim includitur in potentia etiam materia demonstrata
in natura communi, et sic significatur hoc nomine homo et significatur
ut quod est. Et utroque modo invenitur hoc nomen essentia. Unde
quandoque dicùuus Socratem esse essentiam quamdam, quandoque
dicimus quod essentia Socratisnon est Socrates. » — Voir aussi Guill.
d'Auv., De universo II, c. 12 (éd. Orléans, t. I, p. 855 b. AC). — Sur
les rapports de l'universel et du singulier, Bacon, dans ses Quaestiones,
expose une théorie assez confuse, que nous ne pouvons entreprendre
de résumer ici. S. Th. ne s'y réfère d'ailleurs en aucune manière. Voir
Ms. cit., f. ioov a : « Quaeritur utrum quidditas possit esse aliud ab
eo cujus est vel non ? — f. 103 b : « Quaeritur utrum particulare indi-
viduum ut Socrates et Plato habeat diffinitionem ? »
2. Avic, Met., V, c. 5, f. 90 a F : « Compositorum vero forma non est
ipsa composita nec est eorum quidditas. Ipsa composita non est forma
ideo quia constat quod pars est eorum. Quidditas vero est id quo est
quicquid est forma existente conjuncta materiae ; quod quidem amplius
est quam intentio formae. Composito etiam non est haec intentio quia
composita est ex forma et materia ; haec enim est quidditas compositi
et quidditas est hoc compositum. Ergo forma est unum eorum quae
conveniunt in hac compositione ; quidditas vero est ipsa compositio
complectens formam et materiam ; unitas autem quae fit ex illis
duobus est ad hoc unum. Et generi quidem ex hoc quod est genus est
quidditas, et speciei ex hoc quod est species est quidditas, et singulari
et particulari ex hoc quod est singulare et particulare est quidditas cum
22 DE ENTE ET ESSENTIA

situm cuius est quiditas, quamuis ipsa quiditas sit compo-


sita ; sicut humanitas licet sit composita non tamen est homo.
Imo oportet quod sit recepta in aliquo quod est materia
designata. Set quia, ut dictum est, designatio speciei res-
5 pectu generis per formam est, designatio autem indiuidui res-
pectu speciei est per materiam, ideo oportet quod nomen si-
gnificans id vnde natura generis sumitur, cum precisione for
me determinate perficientis speciem, significet partem mate-
rialem ipsius tocius, sicut corpus est pars materialis hominis ;
1o nomen autem significans id vnde sumitur natura speciei,
cum precisione materie designate, significat partem for-
malem. Et ideo humanitas significatur ut forma quedam, et
dicitur quod est forma tocius ; non quidem quasi superaddita
partibus essentialibus, scilicet forme et materie, sicut for-
15 ma domus superaddita partibus eius integralibus ; set magis
est forma que est totum, scilicet formam complectens et ma
teriam 1, tamen cum precisione eorum per que nata est
materia designari. Sic igitur patet quod essentiam hominis
significat hoc nomen homo et hoc nomen humanitas sed di-
20 uersimode, ut dictum est, quia hoc nomen homo significat eam
ut totum, in quantum scilicet non precidit designationem
materie set implicite continet eam et indistincte, sicut dictum
est quod genus continet differentiam ; et ideo predicatur
hoc nomen homo de indiuiduis ; sed hoc nomen humanitas
1 cuius... quidditas sit composita om B \\ 3 recepta : receptiua G 1! 4 designata : assignata
G II Sed quia, ut dictum est, designatio om G\\ 12 significatur : significat DF |1 14 scilicet :
id est D ut F || 17 precisione: designatione F |[ a1 precidit: prescindit BDEU precedit F

accidentibus et comitantibus ex quibus constituitur. Cum igitur quiddi


tas predicatur de eo quod est genus et de eo quod est species et de eo
quod est singulare individuum, fit hoc sola communione nominis,
quoniam haec quidditas non est discreta ab eo quod per ipsam est,
quicquid est ; alioquin non esset ejus quidditas. Singulare autem non
habet diffinitionem ullo modo, quamvis compositum habeat aliquam
diffinitionem. . . » — Comp. aussi : ibid. f. 86v b B ; 87 a C ; 87v a B, b
D ; 89 a E ; 89^ b E.
1. L'expression « forma totius » est fréquemment employée par Albert
le Gr. en un sens parfois difficile à préciser (cf. infra Etudes, p. 172) . Je
ne l'ai pas rencontrée dans la traduction des œuvres d'Avicenne. Son
origine verbale doit sans doute être cherchée dans les formules aristo
téliciennes : èv 81y, to xaôôXou, xà oûvoAov, tô 6'Xov ; Arist. dit aussi par
fois : o Xéyos 6 toû oXou, Phys. A 186 b 25. Mais son emploi systématique
paraît avoir été conditionné par l'influence néo-platonicienne. S. Th. ne
s'en sert que rarement, et la définition qu'il en donne ici enlève à cette
expression équivoque toute obscurité.

tv,
CAPITULUM TERTIUM 23

significat eam ut partem quia non continet in significatione


sua nisi id quod est hominis in quantum est homo, et precidit
omnem designationem materie ; vnde de indiuiduis homi
nis non predicatur. Et propter hoc eciam nomen essentie
quandoque inuenitur predicatum de re, dicitur enim So-
cratem esse essentiam, et quandoque negatur, sicut dicitur
quod essentia Socratis non est Socrates.

{CAPITULUM TERTIUM]

Viso igitur quid significetur per nomen essentie in substan-


1o tiis compositis, uidendum est quomodo se habeat ad ratio-
nem generis, speciei, et differentie. Quia autem id cui conue-
nit ratio generis uel speciei uel differentie predicatur de
hoc singulari signato, impossibile est quod ratio uniuer-
salis, scilicet generis uel speciei, conueniat essentie secun-
15 dum quod per modum partis significatur ut nomine huma-
nitatis uel animalitatis, et ideo dicit Auicenna 1 quod ratio-
nalitas non est differentia sed differentie principium ; et
eadem ratione humanitas non est species nec animalitas
genus. Similiter eciam non potest dici quod ratio generis
20 et speciei conueniat essentie secundum quod est res que-
dam existens extra singularia, ut platonici 2 ponebant, quia
sic genus et species non predicarentur de hoc indiuiduo ;
non enim potest dici quod Socrates sit hoc quod ab eo sepa-
ratum est, nec iterum illud separatum proficiet in cognitio-
25 nem huius singularis. Et ideo relinquitur quod ratio generis
uel speciei conueniat essentie secundum quod significatur
per modum tocius, ut nomine hominis uel animalis, prout
implicite et indistincte continet totum quod in indiuiduo est.
2 precidit : prescindit BDEU precedit F || 3 hominis om B \\ 5 de re : differt C fl dici
tur : dicimus ABU || 6 essent1am : quamdam add B unam add C || dicitur : dicimus A V ||
8 Capitulum tercium Quomodo se habeat essentia ad rationem generis speciei et differentie
add E in marg Capitulum secundum quomodo se habeat ad nomen (corrigeant modum)
generis et speciei et differentie add D || 13 est om G || 14 speciei : uel differentie add G ||
15 nomine : essentie add B || 20 speciei : uel differentie add F [| 21 ponebant : et maie add
D posuerunt F || 22 non om GAF || 23 Socrates : qui est homo add F \\ sit : sicut G ||
hoc : homo B et add secundum || 24 proficiet : ducit B || 25 huius : entis F eius G

1. Av1c, Met., V, 6, f. 90 b A : « Dicemus ergo quod differentia non


est talis qualis est rationalitas et sensibilitas... Convenientius est ergo
ut haec sint principia differentiarum non differentiae. »
2. Av1c. a critiqué à plusieurs reprises la théorie platonicienne des For
mes séparées, cf. Met., V, i, f. 87 b E et surtout VII, 2, f. 96 et 3, f. g6v.
24 DE ENTE ET ESSENTIA

/ Natura autem uel essentia sic accepta potest dupKater


considerari *. Ùno modo secundum rationem propriam,
et hec est absoluta consideratio ipsius, et hoc modo nichil
est uerum de ea nisi quod conuenit sibi secundum quod
5 huiusmodi, vnde quicquid aliorum attribuatur sibi falsa
est attributio. Verbi gratia homini in quantum est homo con
uenit rationale et animal et alia que in diffinitione eius ca-
dunt ; album uero aut nigrum, aut quicquid huiusmodi quod
non est de ratione humanitatis, non conuenit homini in quan-
1o tum quod homo. Vnde si queratur utrum ista natura sic con-
siderata possit dici una uel plures neutrum concedendum est,
quia utrumque extra intellectum humanitatis, .et utrumque
potest sibi accidere. Si enim pluralitas esset de intellectu
1 Natura autem : Sed essentia F fl uel essentia om A F fl 2 rationem : naturam BF fl g in
quantum quod : in eo quod ABD II 1o homo : homine B l| utrum : quod G (| 1s utrumque :
est add BF || 13 sibi : ei A

1. Dans tout ce passage jusqu'à la fin du chapitre 3e, s. Th. suit de


très près le texte d'Avrc. : Met., V, r & 2, f. 86v a-87v b. Nous n'en
pouvons donner que quelques exemples. Voir tout d'abord : Av1c,
Log., I, f. 2 b : « Essentiae vero rerum aut sunt in ipsis rebus aut sunt
in intellectu ; unde habent tres respectus. Unus respectus essentiae
est secundum quod ipsa est non relata ad aliquod tertium esse, nec ad
id quod sequitur eam secundum quod ipsa est sic. Alius respectus est
secundum quod est in his singularibus. Et aliud secundum quod est in
intellectu. Et tune sequuntur eam accidentia quae sunt propria istius
sui esse, sicut est suppositio et praedicatio et universalitas et particu-
laritas in praedicando et essentialitas et accidentalitas in praedicando...
In eis autem quae sunt extra, non est essentialitas nec accidentalitas
omnino... Cum autem volumus considerare ad hoc ut sciamus eas,
necesse est eas colligere in intellectu ; et tune necessario accident illis
dispositiones quae sunt proprie tantum intellectui »... Cf. et. De An.
II, 2, f. 6V b A. Puis surtout : Met. V, c. 1, f. 86v a ...« Ergo universale
ex hoc quod est universale est quiddam, et ex hoc quod est quiddam
cui accidit universalitas est quiddam aliud... Diffinitio enim equinitatis
est praeter diffinitionem universalitatis, nec universalitas continetur
in dlffinitione equinitatis. Equinitas enim habet diffinitionem quae non
eget universalitate. Sed est cui accidit universalitas. Unde ipsa equinitas
non est aliquid nisi equinitas tantum. Ipsa enim ex se nec est multa
nec unum nec est existens in his sensibilibus nec in anima, nec est ali
quid horum potentia vel effectu, ita ut hoc contineatur intra essentiam
equinitatis »... ibid. b : « Cum ergo subjectum quaestionis posita fuerit
ipsa humanitas secundum quod est humanitas, veluti aliquid unum,
et interrogaverunt nos secundum aliquod contrariorum dicentes quod
aut est unum aut multa, tune non erit necesse respondere aliquid illo-
rum.
praeterIpsa enimillorum
aliquid humanitas ex hoc
in cujus quod est nonraccipitur<nisr-humanitas
diffinitione ipsa humanitas est quiddam
CAPITULUM TERTIUM 25

eius, nunquam posset esse una cum tamen una sît secundum
quod est in Socrate. Similiter si unitas esset de ratione eius,
tune esset una et eadem Socratis et Platonis et non posset
in pluribus plurificari. Alio modo consideratur secundum
5 esse quod habet in hoc uel in illo, et sic de ipsa aliquid
predicatur per accidens, ratione eius in quo est, sicut dici-
tur quod homo est albus quia Socrates est albus, qua-
muis hoc non conueniat homini in eo quod est homo.
Hec autem natura habet duplex esse : unum in singulari
10 bus et aliud in anima ; et secundum utrumque consequitur di-
ctam naturam accidens, et in singularibus habet eciam
multiplex esse secundum singularium diuersitatem. Et tamen
ipsi nature secundum primam considerationem suam, scilicet

2 ratione : intellectu A EF de intellectu eius uel ratione B || 3 eadem : essentia add F ||


Socratis : Socrates G Petri A in Socrate DU 1 Platonis : Plato G Pauli A Platone DU î
non om B II 8 hoc : album add F fl 11 accidens : accidentia CD || 13 primam : propriam
et add G om A CF propriam sui D puram E D suam om D

tantum... ergo ex hoc quod ipsa est humanitas non est ipsum unum
vel multum... » ibid. f. 87 a : « Dicemus ergo quod hoc est quiddam
sensibile quod est animal vel homo cum materia et accidentibus, et
hic est homo naturalis ; et hoc est quiddam quod est animal vel homo
consideratum in seipso secundum hoc quod est ipsum, non accepto
cum eo hoc quod est sibi admixtum sine conditione communis aut pro-
prii aut unius aut multi... animal enim ex hoc quod est animal, et homo
ex hoc quod est homo scilicet quantum ad diffinitionem suam et intel-
lectum suum absque consideratione omnium aliorum quae comitantur
illum, non est nisi animal vel homo ; sed animal commune et animal
individuum... et animal secundum respectum quo est in his sensibilibus
vel intellectum in anima est animal et aliud non animal... Manifestum
est autem quod cum fuerit animal et aliud quod non est animal, animal
tune erit in hoc quasi pars ejus... Poterit autem animal per se consi-
derari, quamvis sit cum alio a se ; essentia enim ejus est cum alio a se...
Ipsum vero esse cum alio a se est quiddam quod accidit ei vel aliquid
quod comitatur naturam suam sicut haec animalitas et humanitas...
Ex hoc enim esse nec est genus nec species nec individuum nec unum
nec multa ; sed ex hoc esse est tantum animal et tantum homo... »
ibid. b : « Hic est autem quiddam quod debet intelligi, scilicet quia
verum est dicere quod de animali ex hoc quod est animal non debet
praedicari proprietas nec communitas, nec est verum dicere quod de
animali ex hoc quod est animal debet non praedicari proprietas vel
communitas... Si enim concederetur quod animal, ex hoc quod est
animal per se, esset cum conditione quod non haberet esse in sensibi
libus istis, nou tamen concederetur quod platonitas esset in sensibilibus
istis. Esse enim animalis cum conditione non rei alterius in intellectu
tantum est ; animal vero per se, non cum conditione rei alterius, habet
esse in sensibilibus. Ipsum vero .in se in veritate sua est sine conditione
26 DE ENTE ET ESSENTIA

absolutam, nullum istorum esse debetur. Falsum enim est di-


cere quod essentia hominis, in quantum homo, habeat esse in
hoc singulari ; quia si esse in hoc singulari conueniret homini
in quantum est homo, et nunquam esset extra hoc singulare ;
5 similiter eciam si conueniret homini in quantum est homo non
esse in hoc singulari, nunquam esset in eo. Set uerum est dice-
re quod homo in quantum est homo non habet quod sit in hoc
singulari uel in illo uel in anima. Ergo patet quod natura
hominis absolute considerata abstrahit a quolibet esse, ita
1o tamen quod non fiat precisio alicuius eorum. Et hec natura sic
considerata est que predicatur de indiuiduis omnibus. Non
tamen potest dici quod ratio uniuersalis conueniat nature
sic accepte, quia de ratione uniuersalis est communitas et
2 homo : hominis F H 6 in hoc singulari : hoc singulare B fl eo : esse G II Set : Secundum
hoc F II 7 non om ABC || sit : homo add B || n omnibus : hominibus A

alterius rei, quamvis sit cum mille conditionibus quae adjunguntur ei


extrinsecus.... Sicut animal in esse habet plures modos, sic etiam et in
intellectu. In intellectu etenim est forma animalis abstracta secundum
abstractionem quam praediximus, et dicitur ipsum hoc modo forma
intelligibilis. In intellectu autem forma animalis taliter est quod in
intellectu convenit ex una et eadem diffinitione multis particularibus,
quapropter una forma apud intellectum erit relata ad multitudinem,
et secundum hune respectum est universale... Haec autem forma
quamvis respectu individuorum sit universalis, tamen respectu animae
singularis, in qua imprimitur, est individua. Ipsa enim est una ex formis
quae sunt in intellectu... » ibid. c. 2, f. 8yv a : « Jam manifestum est
quod sit universale in eis quae sint, scilicet haec natura cui accidit unus
de intellectibus quae appellamus universale. Qui intellectus non habet
esse per se solum in sensibilibus ullo modo ; universale enim ex hoc
quod est universale non habet esse per se solum... Non est autem
possibile unam et eamdem intentionem existere in multis. Humanitas
enim quae est in Socrate, si ipsa in se, non secundum intentionem diffi-
nitionis, fuerit in Platone, tune quod accidit huic humanitati in Pla-
tone sine dubio accidit ei in Socrate... Non est autem possibile ut qui
est sanae mentis intelligat quod unam et eamdem humanitatem ves-
tiant accidentia Platonis et ipsa eadem sint accidentia Socratis... Mani
festum est ergo non esse possibile ut una natura habeat esse in his
sensibilibus ita ut in actu sit universalis, id est ipsa una sit communis
omnibus. Universalitas enim non accidit naturae alicui nisi cum ceci-
deret in formatione intelligibili... Quod igitur in anima intelligitur
de homine est id quod est universale ; ejus autem universalitas non est
ex hoc quod est in anima, sed ex hoc quod consideratur ad multa signata
habentia esse vel opinata... Haec igitur forma secundum quod est in
anima est aliqua formarum animae et est singularis, et secundum hoc
quod in ea multa conveniunt... est universalis. Inter haec autem duo
non est contrarietas. Non enim est impossibile hoc simul esse, scilicet
CAPITULUM TERTIUH 27

unîtas, nature autem humane neutrum horum conuenit secun-


dum absolutam suam considerationem. Si enim communitas
esset de intellectu hominis, tune in quolibet inueniretur huma-
nitas inueniretur communitas, et hoc falsum est quia in So-
5 crate non inuenitur communitas aliqua, sed quicquid in eo est
est indiuiduatum 1. Similiter eciam non potest dici quod ratio
generis uel speciei accidat nature humane secundum esse quod
habet in indiuiduis, quia non inuenitur in indiuiduis natura
humana secundum unitatem ut sit unum quid omnibus con-
1o ueniens, quod ratio uniuersalis exigit. Relinquitur ergo quod
1 unitas : uniuersalitas D || 4 quia in Socrate : quia om GF quia in Petro A in So-
crate enim C || 8 in indiuiduis om B || 9 unitatem : uniuersalitatem D || 10 uniuersalis : uni-
tatis B II exigit : Notum est autem quod ea que abstrahuntur duobus modis abstrahuntur
siue separantur scilicet per rationem diffinitivam sicut dictum est quando diffinientia non
concipiunt motum et materiam sensibilem, set sunt ante ipsam secundum naturam, et
talis abstractio in nullo phisicorum est, siue sit phisicum subiectum, sive sit passio pro-
bata de subiecto ; est autem abstractio ab hoc signato sicut quando consideramus lignum
secundum esse ligni et rationem, et non in eo quod est hoc lignum ut hic cedrus uel hec pal-
ma, et talem abstractionem oportet in omni scientia esse, quoniam omnis scientia est de
uniuersali siue illud secundum intentiones communes accipiatur quod est intendere logice,
siue accipiatur secundum naturam et esse phisicum quod est intendere philosophice et pri-
mam rei naturam. add B sed in marg del

ut sit una essentia et accidat ei communio, relatione multorum... Cum


ergo dicimus quod natura universalis habet esse in his sensibilibus non
intelligimus quod ex hoc quod est universalis, scilicet secundum hune
modum universalitatis ; sed intelligimus quod natura cùi accidit univer-
salitas habet esse in istis signatis. Ergo ex hoc quod est natura est
quiddam, et ex hoc quod ipsa est apta intelligi forma universalis est
quiddam, et ex hoc quod intelligitur sic actu est quiddam, et etiam ex
hoc quod verum est de illa quod, si conjungeretur non huic materiae
nec istis accidentibus sed illi materiae et illis accidentibus, esset illud
aliud individuum, est quiddam. Sed haec natura habet esse in his sensi
bilibus secundum primum respectum, et praeter hoc non habet esse
universale nec ex respectu secundo nec etiam ex quarto in signatis. Si
autem accipitur hic respectus ex intentione universalitatis, tune haec
natura cum universalitate erit in signatis ; universalitas autem de qua
hic agimus non est nisi in anima. »
r. Bacon, au contraire, écrira plus tard, dans ses Communia natura-
lium, L. I, P. II, c. 10 (Steele, p. 106, 15 ss.) : « Dico... quod falsa
est propositio haec, Quicquid est in singulari est singulare. ...Nam
singulare habet duplex esse, unum absolutum ex suis propriis princi
pes..., aliud comparatum respectu alterius individui, cum quo convenit
in natura specifica... » — Dans les Quaestiones, où à certains égards sa
théorie de l'universel est plus réaliste, il paraît vouloir maintenir une
unité plus parfaite entre l'universel et le singulier au sein de la subs
tance individuelle : Ms., cit., f. 103 b « Dico quod eadem est species
penitus indivisa particularis et universalis, quia natura particularis rei
nunquam separatur a natura universali. »
28 DE ENTE ET ESSENTIA

ratio speciei accidat humane nature secundum illud esse


quod habet in intellectu. Ipsa enim natura humana in intel-
lectu habet esse abstractum ab omnibus indiuiduantibus ; fet
ideo habet rationem uniformem ad omnia indiuidua que sunt
5 extra animam, prout equaliter est simiHtudo omnium et du-
cens in omnium cognitionem in quantum sunt homines. Et ex
hoc quod talem relacionem habet ad omnia indiuidua, intel-
lectus adinuenit rationem speciei et attribuit sibi ; ynde di-
cit Commentator in primo De anima 1 quod intellectus est
1o qui agit uniuersalitatem in rebus ; hoc eciam Auicenna dicit
in sua Methaphysica 2. Vnde quamuis hec natura intellecta
habeat rationem uniuersalis secundum quod comparatur ad
res que sunt extra animam quia est una simiHtudo omnium,
tamen secundum quod habet esse in hoc intellectu uel in
15 illo est quedam species intellecta particularis. Et ideo pa-
tet defectus Commentatoris in tercio De anima 3 qui uoluit
ex uniuersalitate forme intellecte unitatem intellectus in
omnibus hominibus concludere ; quia non est uniuersalitas
ipsius forme secundum hoc esse quod habet in intellectu, set
2o secundum quod refertur ad res ut similitudo rerum. Sic eci
am si esset una statua corporalis representans multos ho
mines, constat quod illa ymago uel species statue haberet
esse singulare et proprium secundum quod esset in hac mate-
ria, set haberet rationem communitatis secundum quod esset
2 in intellectu habet : habet intellectum G intellecta habet C fl J relacionem : ideamG II
17 uniuersalitate : unitate A | unitatem: uniuersalitatem DFU II 18 uniuersalitas1
unitas AB || 20 Sic : Sicut C || Sic eciam : Similiter B 1| 24 rationem communitatis :
communitatem rationum B || communitatis : quiditatis F
1. Averr., In De an., I, com. 8, f. 4V : « Demonstratur per hoc quod
ipse non opinatur quod diffinitiones generum et specierum sint diffi-
nitiones rerum universalium existentium extra animam, sed sunt
diffinitiones rerum particularium extra intellectum, sed intellectus est
qui facit in eis univers'alitatem. »
2. Av1c, Met., V, 1, f. 87 b E, 87T aC-b D. — Comp. S. Th., In II
Sent., Dist. XVII, Q. 2, a. 1, ad 3m (t. 8, p. 225 a). — Cf. et. Av1c,
De an., I, 2, f. 5V a : « Sed virtus contemplativa est virtus quae solet
informari a forma universali nuda a materia. Si autem fuerit nuda in se,
apprehendere suam formam in se facilius erit ; si autem non fuerit nuda,
fiet tamen nuda quia ipsa denudabit eam. » Et ibid., II, 2, f. 25 b, etc.
3. Averr., In De an., III, com. 5, f. H7V. Voir aussi infra Études,
pp. 69, 97 ss, 117 ss. — Sur les débuts de la controverse averroïste an
XIIIe s., voir Mandonnet, Siger P, p. 39 ss. ; Masnovo, I primi
contatti di San Tommaso con l'averroismo latino, dans Riv. di Filos.
Neo-Scol, XVI (1924), pp. 367-375 ; XVII (1926), pp. 43-55 , et c. r. de
ces articles par Mandonnet, Bulletin Thomiste III, mai 1926, n° 655.
CAPITULUM QUARTUM 29

commune representatiuum plurium. Et quia nature huma-


ne secundum absolutam suam considerationem conuenit quod
predicetur de Socrate, et ratio speciei non conuenit sibi
secundum absolutam suam considerationem, set est de j
5 accidentibus que consecuntur eam secundum esse quod habet
in intellectu, ideo nomen speciei non predicatur de Socrate
ut dicatur Socrates est species, quod de necessitate acci-
deret si ratio speciei conueniret homini secundum esse quod
habet in Socrate, uel secundum suam considerationem ab-
10 solutam, scilicet in quantum est homo : quicquid enim
conuenit homini in quantum est homo predicatur de Socrate.
Predicari tamen conuenit generi per se, cum in eius diffi-
nitione ponatur. Predicatio enim est quiddam quod com-
pletur per actionem intellectus componentis et diuidentis,
15 habens fundamentum in re ipsa unitatem eorum quorum
unum de altero dicitur. Vnde ratio predicabilitatis potest clau-
di in ratione huiusmodi intentionis que est genus, que si-
militer per actum intellectus completur. Nichilominus tamen
id cui intellectus intentionem predicationis attribuit, com-
20 ponens illud cum alio, non est ipsa intentio generis, set
potius illud cui intellectus intentionem generis attribuit,
sicut quod significatur hoc nomine animal. Sic ergo patet
qualiter essentia uel natura se habet ad rationem speciei,
quia ratio speciei non est de Mis que conueniunt ei secun-
25 dum absolutam suam considerationem, nec eciam de acci
dentibus que consecuntur ipsam secundum esse quod habet
extra animam ut albedo et nigredo, set est de accidentibus
que consecuntur eam secundum esse quod habet in intellectu,
et secundum hune modum conuenit eciam sibi ratio generis
3o et differentie.

[CAPITULUM QUARTUM]

Nunc restat uidere per quem modum sit essentia in subs-


tantiis separatis, scilicet in anima et in intelligencia et in
1 representatiuum : representatiuam G fl 2 conuenit : contingit B || 3 Socrate : Petro A
H conuenit : contingit BC || 6 Socrate : Petro A || 7 Socrates : Petrus A II de necessitate : ta
men B fl 9 Socrate : Petro A R in : nisi G || 10 enim : ergo F || n Socrate : Petro A || 12
generi : homini F II 15 ipsa : scilicet add B representans add E \\ 16 claudi : includi F ||
19 predicationis : predicabilitatis B II 20 illud : unum ABDF || 23 ad : naturam uel add
B B 29* secundum : per ABCF || 30 et : uel F || 31 Capitulum quartum Per quem modum
sit essentia in substantiis separatis add E in marg Capitulum tercium Quomodo est
essentia in substantiis separatis add D II 33 anima : intellectiua add B || et in intelligencia
om B

30 DE ENTE ET ESSENTIA

causa prima 1. Quamuis autem simplicitatem prime cause


omnes concedant, tamen compositionem forme et materie
quidam nituntur inducere et in intelligencias et in animam 2 ;
cuius positionis uidetur actor fuisse Auicebron, actor libri
5 Fontis uite 3. Hoc autem dictis philosophorum communiter
repugnat *, quoniam eas substantias separatas a materia
nominant et absque omni materia esse probant. Cuius
1 in causa prima : in ipsa causa £ || 4 uidetur actor : uidetur auctor A C || actor : auctor
C II 7 omni om 11 \\ Cuius : Huius A

1. Bacon, Quaestiones, Ms. cit., f. 99' b : « Quaeritur postea de colla-


tione quidditatis ad illud cujus est, et primo cujus sit quidditas, et
primo an quidditas sit in simplicibus... » Mais par les « simplicia »,
B. entend la cause première, la matière première et la forme première.
Pour tout ce chapitre et le suivant, voir infra Études, pp. 137-205.
2. C'est là, comme on sait, d'après Mandonnet, Siger I2, p. 57, l'une
des doctrines caractéristiques de l'augustinisme médiéval. — Voir
Alex, de Halès, Summa th. (Venise 1575) II, Q. XX, m.2 ; Q. LXI, m. 1 ;
S. Bonav.,7« II Sent. (Quaracchi 1885), Dist. III, a. 1, q. 1-3 ; Dist.
XVII, a. 1, q. 2 ; R. Bacon, Quaestiones, Ms. cit., f. 8 b : « Quaeritur hic
de materia, primo utrum ipsa sit in spiritualibus ? » (Cf. Duhem, op.
cit., t. V, p. 378-380) ; f. 1o2v b : « Dico quod impossibile est ponere
taies substantias quae sint verae et purae formae in creatis, quia
forma semper et solum creatur in materia. » ...f. 103 b : (species)
« est composita ex materia et forma ; sed duplex est materia, intelli-
gibilis et sensibilis, intelligibilibis in superioribus, sensibilis in inferio-
ribus. » Liber primus communium naturalium. Partes tertia et quarta.
Ed. R. Steele (Oxford, 1911). Pars IV, Dist. 3, cap. 4, p. 291; la Summa
philosophiae (éd. Baur in Die philos. Werke d. Rob. Grosseteste, Munster,
1912) Tr. IV, c. 11, p. 315 ; Tr. X, c. 4-8, pp. 423 ss ; Tr. XI, c. 4, p.
460 ss. ; Robert K1lwardby, In II Sent. Ms. Merton College 131, fol.
42 b (texte communiqué par le R. P. Chenu).
3. Cf. Baeumker, Avencebrolis (Ibn Gebirol) Fons vitae ex arabico
in latinum translatum ab Iohanne Hispano et Dominico Gundissalino,
Munster, 1895, principalement le Tr. IV.
Comp. S. Th., In II Sent., Dist. III, Q. 1, a. 1 (t. 8, p. 46 a) : « et
hujus positionis auctor videtur Avicebron, qui fecit librum Fontis
vitae, quem multi sequuntur. » Dans le passage parallèle, mais anté
rieur, du commentaire au Ier livre des Sent., Dist. VIII, Q. 5, a. 2 (t. 7,
p. 121), à propos de la simplicité de l'âme, Gebirol n'est pas mentionné,
ni le Fons vitae.
4. Alb. le Gr. n'est pas moins sévère pour le Fons vitae, alors même
qu'il l'attribue encore à Platon : « Non fuit opinio philosophorum
magnorum unquam, quod omnium esset materia una. Et siobjicitur de
Platone in libro Fontis vitae, respondeo quod apud me non habent aucto-
ritatem aliquam libri illi, quia non procedunt ex propriis disciplinae
sive scientiae naturalis. Qui enim in natura rationes sensus et taotus
negligit, cum tota natura sit de sensibilibus et mobilibus, parat se ad
decipiendum se et alios. »In II Sent., Dist. I, a. 4 (Paris, t. 27, p. 14 b).
CAPITULUM QUARTUM 31

dicti ratio potissima est ex uirtute intelligendi que in eis


est 1. Uidemus enim formas non esse intelligibiles in actu
nisi secundum quod separantur a materia et a conditio-
nibus eius, nec efficiuntur intelligibiles in actu nisi per uir-
5 tutem substantie intelligentis, secundum quod recipiuntur
in ea et secundum quod aguntur per eam. Vnde oportet
quod in qualibet substantia intelligente sit omnino immuni-
tas a materia ita quod neque habeant materiam partem sui
neque sit eciam sicut forma impressa in materia ut est de
1o formis materialibus. Nec potest aliquis dicere quod intelli-
gibilitatem non impediat materia quelibet sed materia
corporalis tantum 2. Si enim hoc esset ratione materie
corporalis tantum, cum materia non dicatur corporalis nisi
secundum quod stat sub corporali forma, tune oporteret
15 quod hoc haberet materia, scilicet impedire intelligibili-
tatem, a forma corporali, et hoc non potest esse quia et
ipsa forma eciam corporalis actu intelligibilis est, sicut
et alie forme, secundum quod a materia abstrahitur. Vnde
in anima uel intelligentia nullo modo est compositio ex
1 dicti ratio : demonstratif) ABCF determinatio D ratio U || potissima om B || 4 eius:
materie G fl 7 quod : quelibet substantia intellectiua sit immunis a materia addB || 7 im-
munitas : diuisio et separatio F || 9 materia : si enim hoc esset idem materie corporali add F
B 10 materialibus : naturalibus G || intelligibilitatem : intellectualitatem A intelligen-
tie intellectualitatem B || 11 non om A U 12 corporalis : corruptibilis jP || ratione : ratio
G || 13 corporalis : corruptibilis F || 14 stat : constat B \\ 15 intelligibilitatem : intellec
tualitatem AB || 17 et ipsa forma eciam : quia eciam ipsa forma EF || 18 secundum quod :
que B || abstrahitur : abstrahuntur BF || 19 in anima uel intelligencia : in anima intel
lectiua BF

1. S. Th. pouvait lire cette démonstration dans Av1c, De an. V, 2,


f. 22v b A, f. 23 b. — Comp. Alb. le Gr., In II Sent., Dist. XIX, a. 1,
sed contra 3 (Paris, t. 27, p. 328 b).
Avicenne ne sait rien d'une matière spirituelle, mais l'on pourrait
se demander si sa doctrine sur la distinction du possible et de l'essence
dans les Intelligences (cf. infra Études, p. 155) n'a pas en quelque mesure
influencé Gebirol. Nous lisons en effet, dans le Fons vitae, Tr. III,
10, p. 100, 20 ss. (éd. Bâumker) ces phrases dont plusieurs expressions
au moins, sont très voisines de la pensée d'Avic. : « Quicquid coepit
esse : antequam esset, possibile erat illud esse. Et quicquid est possi-
bile antequam sit, necessarium est posteaquam erat possibile. Ergo
quicquid coepit esse, necessarium est postea quam erat possibile.
Postea praeponam hanc et dicam : Quicquid est possibile esse ante
quam esset, necessarium est postea quam erat possibile. Et quic
quid est necessarium postea quam erat possibile, iam mutatum est de
possibilitate in necessitatem. Ergo quicquid est possibile ut sit postea
quam non fuerit, iam mutatum est de possibilitate ad necessitatem. »
2. Cf. Alex, de Halès et S. Bonav. loc. cit. supra p. 30, note 2.
32 DE ENTE ET ESSENT1A

materia et forma ut hoc modo accipiatur essentia in eis


sicut in substantiis corporalibus. Sed est ibi composicio
forme et esse 1 ; vnde in commento none propositionis libri
De causis 2 dicitur quod intelligentia est habens formam
5 et esse ; et accipitur ibi forma pro ipsa quiditate uel natura
simplici.
Quomodo autem hoc sit planum est uidere 3. Quecumque
enim ita se habent ad inuicem quod unum est causa esse alte-
1 accipiatur essentia ACEF accipiatur materia B intelligatur materia G intelli-
gatur essentia uel accipiatur D |] 5 ibi om B

1. Cf. infra Études, pp. 146, 149.


2. De causis, in S. Th. Oper., t. 26, p. 536, lect. 9 : « Et intelligentia
quidem est habens ylcachim, quoniam est esse et forma. » Barden-
hewer, Die pseudo-aristotelische Schrift « Ueber dans reine Gute » bekannt
unier dem Namen « Liber de Causis », Fribourg-en-Br., 1882, propose
cette version, § 8, p. 173 : « Et intelligentia est habens helyatin et
formam », bien qu'il traduise ainsi le texte arabe, p. 78 : « Die Intelli-
genz endlich ist etwas Ganzes (Zusammengesetztes), weil sie Sein und
Form ist » ; ce qui revient à confirmer la valeur de la traduction latine
connue de s. Th. — Sur les principes suivis par B. pour restituer le texte
latin, voir ce qu'il écrit p. 160 ss. (Sur le sens de « ylcachim » ou « helya
tin », cf. B. p. 194 ; infra Études, p. 148).
L'expression « in commento... proposicionis libri De causis », em
ployée habituellement au moyen âge, désigne un seul et même traité,
lequel était considéré comme un recueil de propositions commentées,
alors même qu'il était encore attribué à Aristote.
3. Le raisonnement par lequel s. Th. va établir l'indépendance de la
forme à l'égard de la matière pourrait paraître fort peu aristotélicien.
Mais il faut s'entendre. Ce qui n'est pas aristotélicien, c'est avant tout
de se croire obligé à ce détour pour justifier la possibilité de substances
séparées. Aristote a conclu à leur existence sans tant de précautions.
D'autre part une relation à la matière n'est essentielle à la forme que
si l'on prend ce terme dans son sens le plus technique. Souvent au moyen
âge l'emploi du mot « forma » est moins rigoureux et peut être pris
comme l'équivalent de « quod quid erat esse ». Or, pour Aristote, cette
dernière expression n'implique pas relation à la matière. Nous lisons,
par exemple, à propos de Dieu, Met. A 1074 a 35 : tô 8à tt ?jv eïvai oùx
e'^ei uXtjv tô irpûtov ' èVteÀÉjçeia yaP-
S. Th. argumente ici contre Gebirol et ses partisans. Peut-être s'ins-
pire-t-il d'Avic, Met., III, 4 De prioritate formae super materiam in
ordine essendi, f. 77 a. Cependant A. emploie, dans ce chapitre, le terme
« forma » en son sens strict et n'admet l'existence de la forme ainsi
comprise que dans la matière. Lorsqu'il parle des substances séparées
ou de lame, la traducteur d'A. (en conformité sans doute avec le texte
arabe ?) préfère le terme « perfectio », cf. De an. I, 1, f. 1 a.
Comp. Guilx. d'Auv., De Univ. 1, z, c. 2, p. 847 a D.
CAPITULUM QUARTUM • 33

rius, illud quod habet rationem cause potest habere esse si


ne altero, set non conuertitur. Talis autem inuenitur habitu-
do materie et forme quia forma dat esse materie, et ideo im-
possibile est materiam esse sine aliqua forma, tamen non est
g impossibile aliqua forma esse sine materia, forma enim in eo
quod forma non habet dependentiam ad materiam. Sed si
inueniantur alique forme que non possunt esse nisi in materia,
hoc accidit eis secundum quod sunt distantes a primo prin-
cipio quod est actus primus et purus. Vnde ille forme que
1o sunt propinquissime primo principio sunt forme per se sine
materia subsistentes. Non enim forma secundum omne genus
suum materia indiget, ut dictum est, et huiusmodi forme
sunt inteiligencie ; vnde non oportet quod essentie uel quidi-
tates harum substantiarum sint aMud quam ipsa forma. In
15 hoc ergo differt essentia substantie composite et substantie
simplicis quod essentia substantie composite non est tantum
forma sed complectitur formam et materiam, essentia autem
substantie simplicis est forma tantum. Et ex hoc causantur
due alie differentie. Vna est quod essentia substantie compo-
20 site potest significari ut totum uel ut pars, quod accidit prop-
ter materie designationem, ut dictum est. Et ideo non quoli
bet modo predicatur essentia rei composite de ipsa re compo-
sita : non enim potest dici quod homo sit quiditas sua. Set
essentia rei simplicis que est sua forma non potest significari
25 nisi ut totum, cum nichil sit ibi preter formam quasi for
mam recipiens, et ideo quocumque modo sumatur essentia
substantie simplicis de ea predicatur. Vnde Auicenna dicit 1
quod « quiditas simplicis est ipsummet simplex », quia non
est aliquid aliud recipiens ipsam. Secunda differentia est quia
30 essentie renom compositarum, ex eo quod recipiuntur in ma
teria designata, multiplicantur secundum diuisionem eius 2,
vnde contingit quod aliqua sint eadem specie et diuersa nume
ro. Set cum essentia simplicis non sit recepta in materia non
potest ibi esse talis multiplicatio. Et ideo oportet ut non
4 tamen non est... ad materiam om B || 6 si : licet F || 13 essentie uelcw B |[ 14 harum :
formarum siue add C || 15 et : ab essentia DF || 20 significari : signari G assignari B || 24
potest : habet G II significari : designari B sigmficare C || 25 quasi : uel F || quasi for
mam om B || 29 quia : quod DF esse add G || 32 aliqua : alia G || eadem : idem A CDE ||
32 numero om G\ 33 essentia : substantie add B || 34 multiplicatio : multitudo E

1. Av1c. Met., V, 5, f. 90 a F : « Quidditas autem omnis simplicis


est ipsummet simplex. Nihil enim est receptibile suae quidditatis. »
2. Cf. Études, pp. 104 ss.
34 DE ENTE ET ESSENTIA

inueniantur in illis substantiis plura indiuidua eiusdem


speciei, set quotquot sunt ibi indiuidua tôt sunt species,
ut Auicenna expresse dicit 1.
Huiusmodi autem substantie, quamuis sint forme tantum
5 sine materia, non tamen in eis est omnimoda simplicitas
nature ut sint actus purus, set habent permixtionem po-
tencie, et hoc sic patet 2 : Quicquid enim non est de intel-
lectu essentie uel quiditatis hoc est adueniens extra et fa-
ciens compositionem cum essentia, quia nulla essentia sine
1o hiis que sunt partes essentie intelligi potest. Omnis autem
essentia uel quiditas potest inteUigi sine hoc quod aliquid
intelligatur de esse suo ; possum enim inteUigere quid est
homo uel fenix et tamen ignorare an esse habeat in rerum
natura. Ergo patet quod esse est aliud ab essentia uel quidi-
15 tate. Nisi forte sit aliqua res cuius quiditas sit ipsum suum
esse. Et hec res non potest esse nisi una et prima, quia im-
possibile est quod fiat plurificatio alicuius nisi per addi-
tionem alicuius differentie ; sicut multiplicatur natura
gerieris in species uel per hoc quod forma recipitur in di-
2o uersis materiis, sicut multiplicatur natura speciei in diuer-
sis indiuiduis, uel per hoc quod est unum absolutum et
aliud in aliquo receptum, sicut si esset quidam calor se-
paratus, esset aliud a calore non separato ex ipsa sua se-
paratione. Si autem ponatur aliqua res que sit esse tantum
25 ita ut ipsum esse sit subsistens, hoc esse non recipiet addi-
tionem differentie quia iam non esset esse tantum set esse
et preter hoc forma aliqua ; et multo minus recipiet addi-
tionem materie quia iam esset esse non subsistens set ma-
teriale. Vnde relinquitur quod talis res que sit suum esse
30 non potest esse nisi una. Vnde oportet quod in qualibet
alia re preter eam aliud sit esse suum et aliud quiditas
uel natura seu forma sua. Vnde oportet quod in intelli-
1 substantiis om F || a ibi om G || species : ibi add EF || 4 autem : ergo ACF |] 6 natu
re om BC II ut sint : nec sunt BCDE || 15 aliqua : alia G || 16 una : res add B || 17 plurifi
catio : multiplicatio G || 32 quidam : aliquis D quidem E in marg || calor : color B || 26
set esse : taie add B || differentie... additionem om C || 27 multo : multiplicatio G || multo
minus om B || recipiet : ut ulterius add B || 28 iam : non add F || 31 aliud om G II 32 in
om B
1. Av1c, Met., V, 2, f. 87v a A : « Ex his autem naturis illa quae non
eget materia ad permanendum vel incipiendum si est, impossibile est
eam multiplicari, et species hujusmodi est una numero. » — Cf. et.
ikid., IX, 4, f. 1o5 a, b ; De an., V, f. 24 b ; et infra Études, p. 65.
2. Cf. infra Études, pp. 187 ss.
CAPITULUM QUARTUM 35

genciis sit esse preter formam, et ideo dictum est quod


intelligencia est forma et esse.
Omne autem quod conuenit alicui uel est causatum ex prin-
cipiis nature sue, sicut risibile in homine, uel aduenit ab
5 aliquo prindpio extrinseco sicut lumen in aere ex •influ-
entia solis. Non autem potest esse quod ipsum esse sit cau
satum ab ipsa forma uel quiditate rei, causatum dico sicut
a causa efficiente, quia sic aliqua res esset causa sui ipsius
et aliqua res seipsam in esse produceret, quod est impossi-
1o bile. Ergo oportet quod omnis talis res cuius esse est aliud
quam natura sua habeat esse ab alio. Et quia omne quod
est per aliud reducitur ad illud quod est per se sicut ad
causam primam, oportet quod sit aliqua res que sit causa
essendi omnibus rebus ex eo quod ipsa est esse tantum ;
15 alias iretur in infinitum in causis, cum omnis res que non est
esse tantum habeat causam sui esse, ut dictum est. Patet
ergo quod intelligencia est forma et esse et quod esse habet a
primo ente quod est esse tantum, et hec est causa prima que
Deus est. Omne autem quod recipit aliquid ab aliquo est in
20 potentia respectu illius, et hoc quod receptum in eo est est
/ actus eius. Ergo oportet quod ipsa quiditas uel forma que
est intelligencia sit in potentia respectu esse quod a Deo
recipit, et illud esse receptum est per modum actus. Et
ita inueriitur potentia et actus in intelligenciis, non tamen
25 forma et materia nisi equiuoce. Vnde etiam pati, retipere,
subiectum esse, et omnia huiusmodi que uidentur rebus
ratione materie conuenire, «quiuoce conueniant substan-
tiis intellectualibus et corporalibus, ut in tertio De ani
ma Commentator dicit l. Et quia, ut dictum est, intelligen-
30 de quiditas est ipsamet intelligentia, ideo quiditas uel essen-
tia eius est ipsum quod est ipsa, et esse suum, receptum
a Deo, est id quo subsistit in rerum natura ; et propter
6 esse : dici B B 7 causatum om ABEF || 9 produceret : poneret G || 10 talis om B II 14 ex
om AC A esse : ens B || tantum : suum F || 15 cum : tamen C || est om G II 16 tantum : suum
F II 18 est om G U esse : ente B suum add F || 19 est om G || Omne : Esse A II 20 hoc :
est add G || 22 esse : eo F eius add A || 23 esse : quod est a Deo add F || 26 omnia : alia A ||
huiusmodi om B || 31 ipsa om B || 32 id quo subsistit : et illud quod est in rerum natura
et subsistit D id quod CU est uel add E id ipsum quod est uel add F

1. AvERn.,InDean., III, com. 14, f. 123 : «Etdicere etiam ipsum (intel-


lectum) esse in potentia est alio modo ab eis secundum quos dicitur
quod res materiales sunt in potentia, et hoc est quod dicimus prius quod
intelligendum est hic quod haec nomina scilicet potentia et receptio et
perfectio modo aequivoco dicuntur cum eis in rebus materialibus. »
" De «nie et essentia. " 6
36 DE ENTE ET ESSENTIA

hoc a quibusdam dicuntur huiusmodi substantie composite


ex quo est et quod est, uel ex quod est et esse ut Boecius di-
cit. *.
Et quia in intelligenciis ponitur potencia et actus non erit
5 difficile inuenire multitudinem intelligenciarum, quod esset
impossibile si nulla potencia in eis esset. Vnde Commentator
dicit in tercio De anima 2, quod si natura intellectus possibilis
esset ignota non possemus inuenire multitudinem in subs-
tantiis separatis. Est ergo distinctio earum ad inuicem
1o secundum gradum potencie et actus, ita quod intelligencia
superior que magis propinqua est primo habet plus de actu
et minus de potencia, et sic de aliis. Et hoc completur in
anima humana que tenet ultimum gradum in substantiis
intellectualibus ; vnde intellectus possibilis eius se habet ad
15 formas intelligibiles sicut materia prima que tenet ulti
mum gradum in esse sensibili ad formas sensibiles, ut Com
mentator in tercio De anima dicit 3. Vnde et Philosophus *
comparat eam tabule in qua nichil est scriptum, et propter
hoc inter alias substantias intelligibiles plus habet de po-
20 tencia. Vnde efficitur in tantum propinqua rebus mate-
riaUbus ut res materialis trahatur ad participandum esse
suum, ita scilicet quod ex anima et corpore resultat unum
2 ex quod est : ex essentia B || 4 erit : potest esse D || 5 difficile : difficile ? del G et marg
add impossibile || 8 multitudinem : multiplicationem B || 9 distinctio : discretio B diffi-
nitio G 11 11 superior : suprema B || 13 anima : natura G || tenet : continet F y 15 intelligi
biles : intellectuales AB || 16 sensibili : substantialis B || sensibiles: substantiales B || 18
tabule : rase add GU II scriptum : depingitur add et del G depictum est F est depictum
V U 19 intelligibiles : intellectuales B || 21 materialis om B

1. Boèce, De hebd., PL t. 64, col. 1311 C : « Omne simplex, esse suum


et id quod est unum habet. Omni composito aliud est esse, aliud ipsum
est. » — Cf. infra Études, pp. 142 ss. ; 184 ss.
2. Averr., In De an. III, com. 5, f. 118 : « Et nisi esset hoc genus
entium quod scivimus in scientia animae, non possimus intelligere
multitudinem in rebus abstractis ; quemadmodum nisi sciremus hic
naturam intellectus non possemus intelligere quod virtutes moventes
abstractae debent esse intellectus. » — Comp. S. Th., In II Sent., Dist.
III, Q. 1, a. 3 (t. 8, p. 50 a).
3. Averr., In De an. III, com. 5, p. 113v : « Et cum ista est diffinitio
intellectus materialis, manifestum est quod differt apud ipsum a prima
materia in hoc quod iste est in potentia omnes intentiones formarum
universalium materialium. Prima autem materia est in potentia omnes
' istae formae sensibiles non cognoscens neque comprehendens. »
4. Ar1st., De an. T430 a 1 (S. Th., in h. I., L. III, 1. 9, t. 24, p. 164) :
Su S'oSxwç fi)«ttp ev Ypa|X(iaxeÎt|) tji fiTjoe» Ùitoip^6t èvTzkzytitf ysypa(t(*.^vov.
CAPITULUM QUINTUM 37

esse in uno composite, quamuis illud esse prout est anime


non sit dependens^a corpore. Et ideo post illam fonnam
que est in anima inueniuntur alie fonne plus de potencia
habentes et magis propinque materie, in tantum quod esse
earum sine materia non est. In quibus eciam inuenitur ordo
et gradus usque ad primas formas elementorum que sunt
propinquissime materie. Vnde nec aliam operationem ha-
bent nisi secundum exigentiam qualitatum actiuarum et pas-
siuarum et aliarum quibus materia ad formam disponitur.

1o [CAPITULUM QUINTUM}

Hiis uisis patet quomodo essentia in diuersis inuenitur.


Inuenitur enim triplex modus habendi essentiam in substan-
tiis. Aliquis enim est sicut Deus cuius essentia est ipsummet
esse suum ; et ideo inueniuntur aliqui philosophi 1 dicentes
15 quod Deus non habet quiditatem uel essentiam quia essentia
sua non est aliud quam esse suum. Et ex hoc sequitur quod
ipse non sit in genere, quia omne quod est in genere oportet
quod habeat quiditatem preter esse suum, cum quiditas uel
natura generis aut speciei non distinguatur secundum ratio-
20 nem nature in illis quorum est genus uel species, set esse di-
uersum est in diuersis. Nec oportet si dicimus quod Deus est
esse tantum ut in errorem eorum incidamus a qui Deum dixe-

3 in anima : anima intellectiua B [ 5 eciam : esse A || 6 primas om B || 7 aliam : ali-


quam CE 1 9 materia : materie B |j disponitur : disponuntur B || 10 Capitulum 5m Qualiter
sit diuersimode essentia in diuersis add E in marg Capitulum 4m Quomodo in diuersis es
sentia inuenitur add D || 1 1 diuersis : substantiis F U 20 in illis : in om G in ipsis D |) ao
set esse diuersum est: nisi secundum esse diuersum E et add in marg alias sed esse est | ai
si dicimus : dicere B 1 82 ut : ne B

1. Parmi ces philosophes nous connaissons au moins Av1e, Met.,


VIII, 4, f. 99 b : « Igitur omne habens quidditatem causatum est, et
cetera alia excepto necesse esse habent quidditates quae sunt per se
possibiles esse, quibus non accidit esse nisi extrinsecus ; primus igitur
non habet quidditatem. » Ibid., f. 99v b : « Jam igitur manifestum est
quod primus non habet genus nec quidditatem. » Et IX, 1, f. 1o1v a :
« Jam manifestum est nobis quod universitas habet principium quod
est necesse esse non contentum sub genere, nec sub diffinitione... expers
qualitatis et quantitatis et quidditatis. » — Comp. S. Th., In I Sent.,
Dist. VIII, Q. IV, a. 2 (t. 7, p. 117 b).
2. S. Th. a sans doute en vue l'erreur d'Amaury de Bène, signalée
en ces termes par Nicolas Trevet : « Dixit enim Deum esse essentiam
omnium creaturarum, et esse omnium. » Cf. F. Nicholai Treveti annales-,
38 DE ENTE ET ESSENTIA

runt esse illud esse uniuersale quo quelibet res fonnaliter est.
Hoc enim esse quod Deus est huius conditionis est quod nul-
la sibi additio fieri possit. Vnde per ipsam suam puritatem
est esse distinctum ab omni alio esse, sicut si esset quidam
5 color separatus ex ipsa sua separatione esset aliud a colo
re non separato. Propter quod in commento none propositio-
nis libri De causis dicitur 1 quod indiuiduatio prime cause
que est esse tantum est per puram bonitatem eius. Esse
Iautem commune sicut in intellectu suo non includit addi-
tionem, ita non includit in intellectu suo aliquam preci-
sionem additionis, quia si hoc esset, nichil posset intelligi esse
in quo super esse aliquid adderetur. Similiter eciam quam-
uis sit esse tantum non oportet quod deficiant perfectiones
relique et nobilitates. Imo habet Deus perfectiones que sunt
15 in omnibus generibus, propter quod perfectum simpliciter
dicituT, ut Philosophus et Commentator in quinto Methaphy-
sice dicunt 2, set habet eas modo excellentiori ceteris rebus,
quia in eo unum sunt sed in aliis diuersitatem habent. Et
hoc est quia omnes ille perfectiones conueniunt sibi secun-
20 dum suum esse simplex ; sicut si aliquis per unam qualitatem
1 esse uniuersale : esse om BE illud essentiale E et add in marg alias esse uniuersale || 2
nulla : non B || 4 alio om B II sicut si esset... separato om ABC || 8 est per : cum per
G H eius. Esse : cuius esse G || 9 additionem, ita non includit om GCF II n quia si... ad
deretur om B \\ 13 deficiant perfectiones... nobilitates : ei perfectiones alique et perfec
tiones F II 14 et nobilitates... perfectiones om A || Deus : om B omnes add BCF || 17 eas
modo excellentiori : ea hoc excellentiori modo G II ceteris : omnibus BD omnibus aliis C

éd. Hog, Londres, 1845, p. 194. — Comp. S. Th., S. Th., I P., Q. III,
a. 8 : « Alii autem dixerunt Deum esse principium formate omnium
rerum : et haec dicitur fuisse opinio Almarianorum. » — Voir de même
Gu1ll. d'Auv., De Trin., c. 4 (Orléans, t. II, Suppl., p. 4 ss.) — L'on
sait que A. de B. avait été condamné en 1215 par le IVe concile de
Latran.
1. De causis, in S. Th. Op. t. 26, p. 536, lect. 9 : « et causae quidem
primae non est ylcachim, quoniam ipsa est tantum esse... et individuum
suum est bonitas sua. » Cf. Bardenhewer, op. cit., § 8, p. 173 : « et
individuum suum est bonitas pura. »
2. Ar1st., Met. A 1021 b 30 (S. Th. in h. I., L. V, 1. 21) et Averr. in
h. /., L. V, comm. 21, f. 62 a 10-13. — Ni le texte grec, ni la versio antiqua
ne parlent de Dieu : ta |ièv ouv xaô' auxa XEYOfiiva t&Eta tOCTauta^ûç Xe'-fEtat,
ta jièv t(ji xaxà ta eu (atj8èv èXXEi'iretv (xtj8' eXElv u1tspPoXT)v h !xàcr8({) y^vEt
(J.118' EÏvai ti !'£a>. Mais Averr. commente ainsi la deuxième partie de la
phrase : « Deinde dicit et quaedam modo universali, etc., id est defi-
nitio eorum universaliter est talis : perfecta sunt illa quorum nihil
invenitur in eis, per quod dicuntur imperfecta in eis, aut extrinsecum,
et ista est dispositio primi principii, scilicet Dei. »
CAPITULUM QUINTUM 39

• posset efficere operationes omnium qualitatum, in illa una


qualitate omnes qualitates haberet, ita Deus in ipso esse suo
omnes perfectiones habet.
Secundo modo inuenitur essentia in substantiis crea-
5 tis intellectualibus, in quibus est aliud essentia quam esse
earnm quamuis earum essentia sit sine materia. Vnde earum
esse non est absolutum set receptum et ideo limitatum et
finitum ad capacitatem nature recipientis, set natura uel
quiditas earum est absoluta et non recepta in aliqua mate-
10 ria. Et ideo dicitur in libro De causis 1 quod intelligencie
sunt infinite inferius et finite superius. Sunt enim finite
quantum ad esse suum quod a superiori recipiunt, non
autem finiuntur inferius quia earum forme non limitan-
tur ad capacitatem alicuius materie recipientis eas. Et
15 ideo in talibus substantiis non inuenitur multitudo indiui-
duorum in una specie, ut dictum est, nisi in anima huma-
na propter corpus cui unitur. Et licet indiuiduatio eius ex
corpore occasionaliter dependeat quantum ad sui inchoa-
tionem, quia non acquiritur sibi esse indiuiduatum nisi
20 in corpore cuius est actus, non tamen oportet quod, sub-
tracto corpore, indiuiduatio pereat quia cum habeat esse
absolutum ex quo acquisitum est sibi esse indiuiduatum
ex hoc quod facta est forma huius corporis, illud esse sem-
per remânet indiuiduatum ; et ideo dicit Auicenna 2 quod
6 earum essentia : earum om B 0 7 limitatum : est add F || 14 Et ideo om B || 18 occa
sionaliter : accidentaliter C accionaliter F || 19 nisi 0»» B B 20 in : ex A || non tamen :
vnde non B j| subtracto : destructo CF fl 21 indiuiduatio : indiuiduitas eius B corpore add
G II indiuiduatio pereat : cuius est actus indiuiduum F || cum : non add in marg G || 33
facta : perfecta CF
1. De causis, S. Th. Op., t. 26, p. 523, lect. 4 : « ...(esse) est compo-
situm ex finito et infinito. » — p. 527, lect. 5 : « Et non multiplicatur
anima nisi per modum quo multiplicantur intelligentiae : quod est,
quia esse animae habet finem : sed quod ex eo est inferius, est infinitum. »
— Bardenhewer, op. cit., § 4, p. 167. — Cf. infra Études, pp. 147 ss.
2. Av1c, De An. V, c. 3, f. 14 b : « Singularitas ergo animarum est
aliquid quod esse incipit... Sed incipit esse cum corpore tantum... Sed
in substantia animae quae incipit esse cum aliquo corpore, propter
quod debuit creari, inest ex primis principiis affectio inclinationis natu-
rahs ad occupandum se circa illud etc.. quamvis non facile intelligatur
a nobis illa affectio. Anima autem habet principia perfectionis suae
mediante corpore. » ... f. T4V a : ...« Sine dubio aliquid est propter quod
singularis effecta est. Illud autem non est impressio animae in materia.
Jam enim destruximus hoc.Immo illud est aliquid de affectionibus.et
aliquid de virtutibus, et aliquid ex accidentibus spiritualibus, aut com-
positum ex illis, propter quod singularis fit anima, quamvis illud
40 DE ENTE ET ESSENTIA

îndiuiduatio animarum et multitudo dependet ex corpore


quantum ad sui principium set non quantum ad sui finem.
Et quia in istis substantiis quiditas non est idem quod
esse ideo sunt ordinabiles in predicamento, et propter
5 hoc inuenitur in eis genus, species et differentia \ quam-
uis earum differentie proprie nobis occulte sint. In rebus
enim sensibilibus eciam ipse differentie essentiales ignote
sunt ; vnde significantur per djfferentias accidentales que
ex essentialibus oriuntur sicut causa significatur per suum
io effectum, sicut bipes ponitur differentia hominis 2. Acciden-
tia fimtem propria substantiarum immaterialium nobis
ignota sunt, vnde differentie earum nec per se nec per
, accidentales differentias a nobis significari possunt.
' Hoc tamen sciendum est a quod non eodem modo sumitur
15 genus et differentia in illis substantiis et in substantiis
sensibilibus, quia in sensibilibus genus sumitur ab eo quod
est materiale in re, differentia autem ab eo quod est formale
4 sont : non sunt G fl predicamento : proprietate G U 6 nobis : uel G R 7 essentiales : uel
occulte uel add F nobis add A || 10 differentia : diffinitio C in diffinitione F H 10 Acci-
dentia : Essentialia F 1 14 Hoc tamen : Vnde F

nesciamus. Postquam autem fit singularis per se est impossibile ut sit


anima alia numero etc.. »
L'expression de S. Th. : « dependet ex corpore quantum ad sui prin
cipium, sed non quantum ad sui finem » ne se trouve pas dans le texte
d'Avicenne, mais elle formule avec vigueur sa pensée.
1. Comp. S. Th., In II Sent., Dist. III, Q. 1, a. 5 (t. 8, p. 53 a).
2. Il n'est peut-être pas inutile de remarquer que s. Th. ne s'est jamais
départi de cette attitude intellectuelle modeste et prudente. En toute
occasion il revient sur cette difficulté où nous sommes de connaître
les différences essentielles des choses sensibles, bien que leur essence soit
l'objet propre de notre intelligence et bien que la science ait en vue de
constituer des définitions par genre prochain et différence spécifique.
Cf. In II Sent., Dist. III, Q. 1, a. 6 ; Dist. XXXVII, Q. 1, a. 2, ad 3».
— In III Sent., Dist. XXVI, Q. 1, a. 1, ad 3m. — In IV Sent., Dist.
XIV, Q. 1, a. 1, q. 6 ad 1m ; Dist. XLIV, Q. 2, a. 1, q. 1 ad 1m. — De
\Ver., Q. IV, a. 1 ad 8™ ; Q, X, a. 2 ad 6m. —De Pot., Q. IX, a. 2 ad
5m. — In Met., L. VII, 1. 12 (t. 25, p. 2o a). — In De an., L. I, 1. 1
(t. 25, p. 5 b) — In An. post., L. II, 1. 13 (t. 22, p. 269 b.-27o a). —
S. Th. Ia, Q. XXIX, a. 1 ad 3m ; Q. LXXVII, a. 1 ad 7"». — De spir.
creat., a. n ad 3m. — S. Th. Ia IIae, Q. XLIX, a. 2 ad 3™. — Avant
s. Th. d'ailleurs, Aristote avait éprouvé et explicitement reconnu,
comme il est difficile de vraiment définir, cf. Les méthodes de la défini
tion d'après Aristote, dans Rev. sc. ph. th., t. VI (1912), pp. 236-252 &
661-675.
3TComp. S. Th., In II Sent., Dist. III, Q. 1, a. 5 & 6,
CAPITULUM QUINTUM 41

in ipsa ; vnde didt Auicenna in principio libri sui De anima l


quod forma in rebus compositis ex materia et forma « est
differentia simplex eius quod constituitur ex illa », non
autem ita quod ipsa forma sit differentia sed quia est prin-
5 cipium differentie, ut dicit in sua Methaphysica 2 ; et dici-
tur talis differentia differentia simplex quia sumitur ab
eo quod est pars rei quiditatis scilicet a forma. Cum autem
substantie immateriales sint simplices quiditates non po-
test in eis sumi differentia ab eo quod est pars quiditatis
10 set a tota quiditate ; et ideo in principio De anima dicit
Auicenna 3 quod « differentiam simplicem » « non habent
nisi species quarum essentie sunt composite ex materia
et forma ». Similiter eciam in eis ex tota essentia sumitur
genus, modo tamen differente. Una enim substantia sepa-
15 rata conuenit cum aliis in immaterialitate et differunt ab
inuicem in gradu perfectionis secundum recessum a poten-
cialitate et accessum ad actum purum. Et ideo ab eo quod
consequitur illas in quantum sunt immateriales sumitur
in eis genus, sicut intellectualitas uel aliquid huiusmodi ;
20 ab eo autem quod consequitur in eis gradum perfectionis
sumitur in eis differentia, nobis tamen ignota. Neque opor-
tet has differentias esse accidentales quia sunt secundum
maiorem et minorem perfectionem que non diuersificant
speciem ; gradus enim perfectionis in recipiendo eamdem
25 formam non diuersificat speciem, sicut albius et minus
album in participando eiusdem rationis albedinem, set
diuersus gradus perfectionis in ipsis formis uel naturis par-
ticipatis diuersificat speciem, sicut natura procedit per
gradus de plantis ad animalia per quedam que sunt media
30 inter animalia et plantas, secundum Philosophum in oc-
3 eius ç|uod constituitur... simplex omCtJ pars om B auctis ? adi G || 8 substantie :
forme A H quiditates om BG || 18 immateriales : materiales G [| 19 intellectualitas : imma-
terialitas B II 25 diuersificat : diuersificant BCDF || 27 gradus : modus G II naturis ; ma-
teriis BG

1. Av1c, De an., I, 1, f. 1 b E-1v a : « non habent nisi species qua


rum essentiae sunt compositae ex forma et materia ; et forma in illis
est differentia simplex ejus quod constituitur ex illa. »
2. Av1c, Met., V, 5, f. 90 b A : « Convenientius est ergo ut haec sint
principia differentiarum non differentiae. » Texte déjà cité, p. 23, n. 1.
3. Av1c, De an., 1, 1, f. 1 b E : « Unaquaeque autem species non habet
differentiam simplicem. Jam scisti hoc, quia non habent nisi species
quarum essentiae sunt compositae ex forma et materia, »
42 DE ENTE ET ESSENTIA

tauo De anitnalibus l. Nec iterum est necessarium ut diuisio


intellectualium substantiarum sit semper per duas diffe-
rentias ueras, quia hoc est impossibile in omnibus rebus
accidere, ut dicit Philosophus in undecimo De animali-
5 bus 2.
Tercio modo inuenitur essentia in substantiis composi-
tis ex materia et forma in quibus eciam esse est receptum
et finitum propter hoc quod ab alio esse habent, et iterum
natura uel quiditas earum est recepta in materia signata.
1o Et ideo sunt finite et superius et inferius, et in eis eciam,
propter diuisionem materie signate, possibilis est multi-
plicatio indiuiduorum in una specie. Et in hiis qualiter
se habeat essentia ad intentiones logicas supra dictum
est ».

15 [CAPITULUM SEXTUM]

Nunc restat uidere quomodo sit essentia in accidenti-


bus ; qualiter enim sit in omnibus substantiis dictum est.
Et quia, ut dictum est, essentia est id quod per diffinitio-
nem significatur, oportet, ut eo modo habeant essentiam

8 ab : in F || 9 recepta : receptiua G II 1o finite et : finite scilicet G om A H inferius et :


quia B || n possibilis om C || est : ut add B || multiplicatio : multitudinis esse B multi-
tudo G || 13 habeat : regula add el del B || logicas : logicales D || supra dictum est om B ||
15 Capitulum 6m Quomodo sit essentia in accidentibus add GE in marg Capitulum 5"
Quomodo etc. add D || 16 uidere : dictum est enim supra add B || 18 essentia : essentie quid-
ditas B

1. Ar1st., De hist. animal., % 588 b 4-14 : ooxio 8'lx xûW a^tfytov sïç xà
Çipa (i,Exa|3a{vEt xaxà jjuxpov i\ <piSat(, uxrxe Tfl auve^EÎqt XavOivetv xà (XsOo'ptov
aùxâiv xal xà (jiaov itoxé'pCjav Èïxiv' xat toôxuw è'xspov irpôç e'xepov StayÉpEt x(f>
|xaXXov Soxeïv jxex^etv Çtoîjç, é'Xov 8è to' y^voç irpàç |xèv xaXXa atijiaxa tpaivexai
a^tSàv &<ntEp iî|x<|iu^ov, itpô<; Se to xwv Çtptov âtyo^ov. ^ 8è (jt,Exot(3a<7iç è£ aùxiov
eU xà Çtfia ctuve^tjç ecttiv, &airep èXeyST) irpo'xepov.
Sous le titre : De animalibus, la traduction de Michel Scot, faite sur
l'arabe, comprenait les trois traités d'Aristote consacrés à l'étude des
animaux : les livres 1-10 correspondant au De hist. an., 11-14 au De
partibus an., et 15-1g au De generât, an. Cf. Pelzer, Un traducteur
inconnu : Pierre Callego... (1250-1267), dans Miscellanea Fr. Ehrle,
I, p. 415 (Rome, 1924).
2. Ar1st., De part, an., A 642 b 5 : Aa|x|3<ivou<ri 8'È'viot xà xa8' l'xaatov,
8iaipoûji.EV0t xà yévoç etç 8ûo Siottpopctç. toûto 8'e'axl x^ (AÈv où âàSiov, xfj 8è
àSuvatov . èvfujv yàp saxai Siatpopà (xia jio'v»). — Voir note précédente.
3. Voir plus haut, p. 23, Capitulum tertium.
CAPITUCUM SEXTUM 43

quo habent difîinitionem 1. Diffinitionem autem habent


incompletam quia non possunt diffiniri nisi ponatur su-
biectum in eorum diffinitione ; et hoc ideo est quia non
habent esse per se absolutum a subiecto, set sicut ex forma
5 et materia relinquitur esse substantiale quando compo-
nuntur, ita ex accidente et subiecto relinquitur esse acci-
dentale quando accidens subiecto aduenit. Et ideo nec
ipsa forma substantialis completam essentiam habet nec
materia, quia eciam in diffinitione forme substantialis opor-
1o tet quod ponatur illud cuius est forma, et ita diffinitio
eius est per additionem alicuius quod est extra genus eius
sicut et diffinitio forme accidentalis ; vnde in diffinitione
anime ponitur corpus a naturali qui considerat animam
solum in quantum est forma corporis physici. Set tamen
15 inter formas substantiales et accidentales hoc inter est quia
sicut forma substantialis non habet per se esse absolutum
sine eo cui aduenit, ita nec illud cui aduenit, scilicet mate
ria ; et ideo ex coniunctione utriusque relinquitur illud esse
in quo res per se subsistit, et ex eis efficitur unum per se a ;
2o . propter quod ex coniunctione eorum relinquitur essentia
quedam. Vnde forma, quamuis in se considerata non habeat
completam rationem essentie, tamen est pars essentie com
plete. Set illud cui aduenit accidens est ens in se completum
subsistens in suo esse ; quod quidem esse naturaliter pre-
25 cedit accidens quod superuenit. Et ideo accidens superue-
niens ex coniunctione sui cum eo cui aduenit non causat
illud esse in quo res subsistit, per quod res est ens per se,
set causat quoddam esse secundum sine quo res subsistens
intelligi potest esse, sicut primum intelligi potest sine se-
3o cundo. Vnde ex accidente et subiecto non efficitur unum
x Diffinitionem : Per diffinitionem B || a incompletam : esse incomplete B II quia : et F H
4 set : quia B II 9 eciam : om GDE 11 10 ita : prima F || 12 diffinitio : in diffinitione B II
1 3 corpus om G II animam : animatum B II 16 esse : esset G II 17 aduenit : scilicet materia
add B II 19 subsistit: existit B II 22 tamen... complete : pars completa B II 28 sine om A ||
29 esse om G

1. Cf. Ar1st., Met., Z 1o3o a 6 (S. Th., in h. I. L. VII, 1. 3) : &azt ti


,zl tJv eïva1 êet1v oï1ov à Xo'yoç èariv ôp1s(j1oç x. t. X.
Arist. traite de l'essence des accidents dans les premiers chapitres de
ce livre Z. — Voir aussi le commentaire d'AvERR. in h. I. comm. 42,
f. a1v a 32 ss. — Comp. Alb. le Gr., In Met., L. VII, Tr. 1, c. 8-12 et
S. Th., In De an., L. II, I. 1.
2. 1. Cf. AsiST.,Met., Z 1o37 b 8 ss ; H 1o45 a 7 ss (S. Th., in h. I.
L. VII, 1. 12 ; L. VIII, 1. 4). — Averr., in h. l„ comm. 42, f. 91T a 8 ss.
44 DE ENTE ET ESSENTIA

per se set unum per accidens. Et ideo ex eorum coniun-


ctione non resultat essentia quedam sicut ex coniunctione
forme ad materiam ; propter quod accidens neque rationem
complete essencie habet neque pars complete essencie est,
5 set, sicut est ens secundum quid, ita et essentiam habet
secundum quid.
Set quia illud quod dicitur maxime et uerissime in quo
libet genere est causa eorum que sunt post in illo genere,
sicut ignis qui est in fine caliditatis est causa caloris in
1o rebus calidis, ut eciam in secundo Methaphysice dicitur *,
ideo substantia que est primum in genere entis, uerissime
et maxime essentiam habens, oportet quod sit causa acci-
dentium que secundario et quasi secundum quid rationem
entis participant 8. Quod tamen diuersimode contingit.
15 Quia enim partes substantie sunt materia et forma, ideo
quedam accidentia principaliter consecuntur formam et
quedam materiam 8. Forma autem inuenitur aliqua cuius
3 rationem complete essentie : secundum totum completant essenciam G 1 4 pars com
plete : complete om B 1 7 dicitur : primum add F II et uerissime om B fl 9 sicut : pars
add F II in om G II 10 secundo : primo G II u entis... habens : verissime entis et maxime
ens B II 13 que secundario : que sunt eo secundario G H rationem : totum G

1. Ar1st., Met., « 993 b 24 (S. Th., in h. I. L. II, 1. 2) : ïxwrtov Si


(xaîXiffTa aûxè xûv #XXu>v, xa8' 8 xat xoï« à'XXoi; (mctpyti xo auvtivo(jiov, oïov xè
itûp ôspiAOTatov. xal yip xoïç aXXoiç xd aïtiov toôto xîjç 8cp|i.oxTixo(.
2. Cf. Ar1st., Met., Z 1028 a 25-31 (S. Th., in h. I. L. VII, l. 1) :
xaûta Sï uiXXov tpafvctai ovta, Sidxt èW xt xô Ùitox£i|ievov aùtoï; (bpi9|iivov"
toûto S'èaxîv f| ouata xal ta xa6' e'xaaxov, 6'irep Ep.<pafvexau tv t$ xax-qyoplcf tf
xotaûxrj' xo àyaÔàv yàp f\ xi xaô^jxevov oùx aveu xoûxoo Xéyexat . SîjXov ouv â'xt îti
xaûxTjv x&xetvtov i'xaoto'v èaxiv. u>axe xè irptixwî Sv xat où xl 8v àXX* fiv àirXûk ^
ooafa Sv e'it).
Cf. Averr., In Met., VII, com. 3, f. 73 a 19 : « manifestum est quod
substantiae sunt causae essentiae accidentium. »
3. Cf. Av1c, Suffic., I, 6, f. 17 b : « horum autem accidentium quae-
dam sunt quae accidunt extrinsecus, quaedam sunt quae accidunt ex
substantia rei. Sunt enim quaedam quae consequuntur materiam, ut
nigredo ethyopis, et cicatrices vulnerum, et extensio naturae. Sunt etiam
quaedam quae consequuntur formam, sicut spes et gaudium et potentia
ridendi et cetera in hominibus. Quia haec quamvis ad esse suum neces-
sario exigant ut materia habeat esse, tamen origo eorum et principium
ex forma est ; quia etiam invenies accidentia quae comitantur formam
et oriuntur ex ea, et accidunt ei alio modo, et non egent participatione
materiae. Et hoc scies quando declarabitur tibi scientia de anima.
Sunt iterum accidentia quae egent materia et forma, et oriuntur ex
utraque earum, sicut dormitio et vigilatio... Quae vero sequuntur ex
parte materiae aliquando remanent post formam, sicut cicatrices vulne
rum et nigredo ethyopis post mortem. » — Cf. et. Log. I, f. 4 a & b.
CAPITULUM SEXTUM 45

esse non dependet ad materiam, ut anima intellectiua ;


materia uero non habet esse nisi per formam. Vnde in acci-
dentibus que consecuntur formam est aliquid quod non
habet communicationem cum materia, sicut intelligere quod
5 non est per organum corporale, sicut probat Philosophus
in tercio De anima l. Aliqua uero ex consequentibus for
mam sunt que habent communicationem cum materia, sicut
sentire et huiusmodi, sed nullum accidens consequitur mate
riam sine communicatione forme. In hiis tamen accidentibus
10 que materiam consecuntur inuenitur quedam diuersitas. Que-
dam enim accidentia consecuntur materiam secundum ordi-
nem quam habent ad formam specialem, sicut masculinum et
fen1ininum in animalibus, quorum diuersitas ad materiam re-
ducitur, ut dicitur in decimo Methaphysice 2 ; unde, remota
15 forma animalis, dicta accidentia non remanent nisi equiuoce.
Quedam uero consecuntur materiam secundum ordinem quem
habet ad formam generalem, et ideo, remota forma speciali,
adhuc remanent in ea, sicut nigredo cutis est in ethiope
ex mixtione elementorum et non ex ratione anime et ideo
ao post mortem in eo remanet ». Et quia vnaqueque res indiui-
duatur ex materia et collocatur in genere uel specie per
suam formam, ideo accidentia que consecuntur materiam
sunt accidentia indiuidui secundum que eciam indiuidua
eiusdem speciei ab inuicem differunt ; accidencia uero que
25 consecuntur formam sunt proprie passiones generis uel
speciei, vnde inueniuntur in omnibus participantibus natu-
ram generis uel speciei, sicut risibile consequitur in homine
formam, quia risus conuenit ex aliqua apprehensione ani
me hominis. Sciendum est eciam quod accidentia aliquando
30 ex principiis essentialibus causantur secundum actum per-

I intellectiua : intellectualis BCE II 4 sicut : ut est A sicut est BEF || intelligere... sicut
om C H 6 uero : non add B || 15 dicta : animalis add G II non remanent 01» Il || 16 ordinem :
generalem add B A 17 remota : recepta F || 19 mixtione : conlunctione B || 20 in co : in
om G in eis CD || a1 per : secundum B II 26 vnde inueniuntur... speciei om GAE || 26
naturam : materiam B II 30 ex : propriis add B

1. Ar1st., De an., 429 b 3 (S. Th., in h. I. L. III, 1. 7) : k\V à voO< 6'tav


xi voi5ffifi a<p6$pa vo^tov, ou^ ^xtov voeT ta ÛiroSe£<Jxepa, àXXa %a\ (xôiXXov' xè (xév
yàp aWSrjxixov o&x fiveu atîi|xaxoc, 6 8à ^topiato'<;.
2. Ar1st., Met., I 1058 b 21 (S. Th., in h. I. L. X, 1. 4) : xè Se Sppsv
xaî BîjXo xoû ïâiou oïxeia jaèv iriOt) àXX' ou xaxà x>jv o'jaiav àXX' èv xf) viX^ xal tijj
«<i(iaTt.

3. Cf. Av1c;, Suffic., I, 6, f. 17 b (texte cité plus haut, p. 44, n. 3).


46 DE ENTE ET ESSENTIA

fectum, sicut calor in igne qui semper actu est calidus ;


aliquando uero secundum aptitudinem tantum, set com-
plementum accidit ex agente exteriore 1, sicut dyafanitas
in aere que completur per corpus lucidum exterius ; et in
5 talibus aptitudo est accidens inseparabile, set complementum
quod aduenit ex aliquo principio quod est extra essentiam
rei, uel quod non intrat constitutionem rei, erit separabile,
sicut moueri et huiusmodi.
Sciendum est igitur quod in accidentibus alio modo sumi-
1o tur genus, species et differentia quam in substantiis. Quia
enim in substantiis ex forma substantiali et materia efficitur
per se unum, una quadam natura ex earum coniunctione
resultante quod proprie in predicamento substantie collo-
catur, ideo in substantiis nomina concreta que composi-
15 tum significant proprie in genere esse dicuntur, sicut spe
cies uel genus ut homo uel animal. Non autem forma uel
materia est hoc modo in predicamento nisi per reductionem
sicut primum in genere esse dicitur. Set ex accidente
et subiecto non fit unum per se. Vnde non resultat ex eorum
20 coniunctione aliqua natura cui intentio generis uel speciei
possit attribui. Vnde nomina accidentalia concretione
dicta non ponuntur in predicamento sicut species uel gene
ra, ut album uel musicum, nisi per reductionem, set solum
secundum quod est in abstracto significatum, ut albedo
25 uel musica. Et quia accidentia non componuntur ex materia
et forma ideo non potest in eis sumi genus a materia et
differentia a forma sicut in substantiis compositis ; set
oportet ut genus primum sumatur ex ipso modo essendi,
secundum quod ens diuersimode secundum prius aut pos-
30 terras dicitur de decem generibus predicamentorum, sicut
dicitur quantitas secundum quod est mensura substantie,
et qualitas secundum quod dicitur dispositio substantie et
sic de aliis, secundum Philosophum in quarto Methaphy-
3 accidit : accipit F || dyafanitas : dyaphanitas AEF diafianitas C dyafoneitas D |)
4 completur : complectitur G || corpus : formam C || 7 erit... huiusmodi om E sed add in marg
est accidens separabile sicut moueri et huiusmodi || 8 sicut... huiusmodi om D II 14 nomina
om C || 15 significant : habent add B || esse : sicut sunt species uel genera ut homo uel animal
non a forma uel materia est hoc modo in predicamento nisi per reductionem. Sicut principia
in genere esse dicuntur add B || sicut 'species... dicitur om C || 31 accidentalia : ex add
C in add F || 24 in abstracto : abstractione F

1. Cf. Av1c, Suffic., I, 6, f. 17 b : « Non autem omnia accidentia


sequuntur formam in corpore, quia forma aliquando est praeparans
materiam ad patiendum a re extrinseca quae accidit. »
CAPITULUM SEXTUM 47

sice 1. Differentia uero in eis sumitur ex diuersitate princi-


piorum ex quibus causantur. Et quia proprie passiones
ex propriis principiis subiecti causantur, ideo subiectum
ponitur in diffinitione eorum loco differentie, si in absoluto
5 diffiniuntur, secundum quod sunt proprie in genere, sicut
dicitur quod simitas est curuitas nasi, set e conuerso si eo
rum diffinitio sumeretur secundum quod concretiue dicuntur.
Sic enim subiectum poneretur in eorum diffinitione sicut
genus, quia tune diffinirentur per modum substantiarum
1o compositarum in quibus ratio generis sumitur a materia,
sicut dicimus quod simum est nasus curuus 2. Similiter
eciam si unum accidens alterius accidentis principium sit,
sicut principium relationis est actio et passio et quantitas ;
et ideo secundum hoc diuidit Philosophus relationem in
15 quinto Methaphysice s. Set quia propria principia acciden-
tium non semper sunt manifesta ideo quandoque sumi-
mus differentias accidentium ex eorum effectibus, sicut
congregatiuum et disgregatiuum dicuntur differentie colo
ris que causantur ex habundantia uel paucitate lucis ex qua
20 diuerse species coloris causantur.

Sic ergo patet quomodo essentia est in substantiis et


in accidentibus, et quomodo in substantiis compositis et
simplicibus, et qualiter in hiis omnibus et intentiones uni-
uersales logice inueniuntur ; excepto primo quod quidem

e Et quia... subiecti causantur cm G || 3 subiecti om F \] 8 poneretur : sumeretur B ||


12 eciam si unum : secundum est simum G eciam om E || 15 principia accidentium :
accidentia G || 30 coloris causantur : diuersificantur B || 22 compositis et : quomodo add
B || 34 quod quidem est in fine : qui est in summo F

1. Ar1st., Met., T 1003 a 33-b 10 (S. Th., in h. I. L. IV, 1. 1).


2. Cf. Ar1st., Met., Z 1030 b 14 ss ; 1037 a 29-b 7 ; I 1058 a 29 ss
(S. Th., in h. I. L. VII, 1. 2 & 4 ; L. X, 1. 4. — Averr., In Met., L. VII,
com. 17, f. 78v b 30 : « Et hoc est ita quoniam subjecta talium acci
dentium non sunt sicut genera differentiarum »... ibid., i. 79 a 24 :
« et est quomodo est dicere quod simitas est differentia substantialis
nasi et quod illud quod congregatur ex eis est unum, sicut est dispositio
in differentia cum genere »... et L. VIII, com. 6, f. 101 a 10 : « In
definitionibus enim compositorum ex substantiis et accidentibus et in
definitionibus rerum quae sunt in subjecto, est materia quasi differen
tia, et forma quasi genus. »
3. Ar1st., Met., A 1020 b 26 ss (S. Th., in h. I. L. V, 1. 2).
48 DE ENTE ET ESSENTIA

est in fine simplicitatis, cui non conuenit ratio generis


uel speciei et per consequens nec diffinitio propter suam
simplicitatem, in quo sit finis et consummatio huius ser-
monis. Amen.

1 conuenit : contingit B |j 2 suam : sui F II 4 Amen ont BCEF H Explicit liber de essen-
tia add G Explicit opusculum de essentia compilatum a fratre Thoma A Explicit
tractatus Thome de Aquino ordinis fratrum predicatorum de ente et essentia B Expli
cit liber de entium quiditate a fratre Thoma de ordine predicatorum cuius anima sine
fine requiescat in pace amen D Explicit tractatus fratris Thome de Akino de entium
quiditate F Explicit de esse et essentia V
ÉTUDES

LE PRINCIPE DE L'INDIVIDUALITÉ

c Unumquodque secundum idem habet esse


et individuationem. »
S. Th., De an., a. 1.

« Persona significat id quod est perfectissimum


in tota natura. »
Id., Sum. theol. I», Q. 29, a. 3.
PREMIERE PARTIE

LES PHILOSOPHES

CHAPITRE PREMIER

ARISTOTE

La notion de l'individuel, du réSe ri, du to Kaff e/raoTov, est au
centre même de la philosophie d'Aristote. En opposition avec
Platon, Aristote voit dans l'individu la réalité même. La substance,
l'ovala, c'est, en propre et avant tout, la substance individuelle.
Bonitz remarque avec raison, dans son Index l, que la plupart du
temps ovala et -réSe t< sont synonymes. De ce point de vue fonda
mental, l'individualité ne pouvait poser aucun problème : la subs
tance est individuelle par nature ; son unité concrète, indivisible,
est son être même. Et c'est à elle que l'unité appartient en pre
mier lieu 2.
Nous n'avons pas à rappeler comment la théorie de la science
et l'observation de la substance sensible conduisirent Aristote à dis
tinguer en cette dernière substance : substance première et subs
tance seconde, matière et forme ; puis à faire, soit de la substance
seconde abstraite de la première, soit même parfois de la forme
seule, l'objet propre de la science. La conséquence immédiate de
cette théorie fut la distinction, à l'intérieur même de l'unité con
crète de la substance, de deux sortes d'unités : l'unité spécifique
et l'unité numérique. Unités dérivées, par rapport à l'unité intan
gible de l'être substantiel, et dont le sens n'apparaît à l'esprit que
s'il compare entre elles plusieurs substances. Aristote, qui eut une
si claire intelligence des rapports de l'être et de l'unité, et de leurs
1. Au mot 6'Se, p. 495 b 45.
2. Met., A, 6, 1016 b 1-3.
" De ente et essentia. " •
52 LE PRINCIPE DB L'INDIVIDUALITÉ

sens multiples, n'était guère exposé à confondre ici les points de


vue l. L'unité, dite spécifique, exprime l'identité de la substance
seconde en plusieurs substances premières ; et puisque la forme
détermine la substance à être ce qu'elle est, c'est la forme aussi
qui est au principe de l'unité spécifique. L'unité numérique exprime
l'unité propre à chacune des substances premières au sein desquelles
la substance seconde est identique ; par là même elle exprime aussi
la distinction et la pluralité des substances premières qui ont la
même substance seconde. Mais l'unité numérique, loin d'exclure
l'unité spécifique, la suppose réalisée dans l'individu, en ce sens
que l'unité ou indivision de la forme (qui est le principe de l'unité
spécifique) est nécessairement requise dans la substance numéri
quement une 2.
Quel est, dans la substance première, le principe de l'unité numé
rique ? L'expérience témoigne que dans les individus de même
espèce, si la forme est identique, ce qui en est la matière, — à
savoir : ce corps, ces os, ces muscles, etc. . . — est différent. Ainsi
la matière est le principe de l'unité numérique 3, comme elle est
le principe de différences aussi caractérisées que celles qui opposent
les sexes à l'intérieur de l'espèce *. Sur ce point la pensée d'Aristote
est très clairement exprimée et très ferme. Il l'entend de la matière
sensible, mais aussi de la matière intelligible : ce cercle-ci, par
exemple, diffère de cet autre, qui a même rayon, par sa matière s.
Il l'entend aussi dans le cas où l'espèce ne comporte qu'un seul
individu comme il arrive pour le monde 8.#Et l'on ne voit pas qu'il
ait fait une exception pour le composé humain.
Aristote est-il allé plus loin dans la détermination du mode selon
lequel la matière est le principe de rindividualité ? On en ferait
difficilement la preuve. S'il sait fort bien distinguer la matière
universelle (qui fait partie de la définition), de la matière indivi
duelle, celle-ci lui paraît suffisamment exprimée par les démons
tratifs : cette chair, ces os, etc.. Il ne s'en explique pas davantage.
Toutefois l'on ne peut mettre en doute que sa doctrine de la quan
tité et du continu ne se prête aux précisions qui seront l'œuvre de

1. Voir surtout Met. A, 6, 1015 b 16-101716, et tout le livre I, 1052 a 15-1059 a 14.
2. Met. A, 6, 1016 b 35 : àù Se xà uitepa toïç êjncpooSev àxoXouSet, oTov ô'aa
àptGfMp xa't Eifiêi é'v, ôaa 0 sïosi où -àvxa àptOjjnù.
3. Met. A, 6, 1016b 32; Z, 8, 1034 a 5-8; 9, 1035b 30; I, 3, 1054 a 33; 9, 1o58 b5i
A, 9..1074 a 33.
4. Met., I, 9, 1058 a 29 ss.
5. v. g. Met. Z, 10, 1036 a 2.
6. De coelo, A, 9, 278 a 9 ss.
ARISTOTE 53

ses disciples. Lorsque saint Thomas soutient que seule la quantité


explique la division de la substance, il se réfère à un texte assez
significatif du premier livre des Physiques 1. Et ce n'est pas l'unique
passage où la divisibilité soit réservée par Aristote à la quantité
et au continu, comme leur appartenant en propre 2. L'on rencontre
même au dernier livre des Métaphysiques (livre N ou 14e) un texte
— dont saint Thomas n'eut pas connaissance s et qui ne paraît pas
avoir frappé les autres commentateurs — dans lequel Aristote se
montre préoccupé d'unir étroitement substance et quantité en vue
d'expliquer le multiple. Ce texte fait suite à une discussion, dirigée
contre Parménide, les platoniciens et les pythagoriciens, où il est
expliqué que le multiple est rendu possible en chaque catégorie par
l'être en puissance * : « Mais là bien plus est la difficulté : comment
[peut-il y avoir] de multiples substances en acte et non pas une
seule ? En vérité si la substance première (to rôde) et la quantité
ne s'identifient pas, l'on n'expliquera point comment ni pourquoi
les êtres (c'est-à-dire les substances) sont multiples, mais seulement
comment les quantités {iroa-à) sont multiples. Tout nombre en effet
signifie quelque quantité ; et l'unité, si elle n'est pas mesure, signi
fie une quantité indivisible. Si donc la quantité et la substance
(tô ri èo~riv) sont autres, l'on n'expliquera pas d'où, ni comment,

1. La référence donnée par S. Thomas, In II Sent., Di3t.M, Q. 1, a. 4 (éd. Vives,


t. VIII, p. 52 a) ; Dist. XXX, g. 2, a. 1 (p. 40S a) ; In Boet. De Trin., Q. IV, a. a
(t. XXVIII, p. 516), est : Phys. I, texte 15. Pour l'identification de ce texte 15, il
suffit de se reporter à une édition du commentaire d'Averroès (v. g. Venise, 1550,
in-40, f. 7 a 46-b 48). — Comp. S. Thomas In Phys. l,lec. 3. versio antiqua (t. XXII,
p. 300) — : 1 Melissus autem quod est înfinitum esse dicit. Quantum itaque aliquid
est quod est. Infinitum enim in quanto est. Substantiam autem infinitam aut quali-
tatem, aut passionem esse non contingit, nisi secundum accidens, si simul et quanta
aliqua suit. Infiniti enim ratio quanto utitur, sed non substantia neque quali. Si
igitur et substantia est, et quantum, duo et non unum est quod est. Si vero subs
tantia solum sit, non infinitum est neque magnitudinem habebit ullam. Quantum
enim quoddam erit. » Cf. Phys. A, 2, 185 a 32-b 5. — La même idée se trouve expri
mée T, 5, 204 a 8-12.
2. Cf. Phys. Z, 1, 231 a 21-b 6 ; 2, 232 a 23-25, b 24. — De coelo A, 1, 268 a 6. —
Met. \, 13, 1020 a 7-32 j Z, 10, 1034 b 15.
3. S. Thomas ne connaissait pas ce dernier livre au moment où il écrivait son
commentaire et, s'il en eut connaissance, ce ne fut qu'à une époque très tardive. Cf.
Mandonnet, Bibliographie thomiste, Introduct1on, p. xx. — A. Mans1on, Pour
l'histoire du Commentaire de S. Thomas sur la Métaphysique d' Aristote, dans Rev.
néo-scol., 1925, pp. 274-295.
4. Met. N, 2, 1089 b 30-1090 a 2 .: au-cij Se écrtiv sxetSev jx5XXov i\ àitopfa, irûç
iroXXa't èvEp-yeta ouatai àXX'où |xta . àXXà (xtjv xa't e'i (jùj taùtdv sïti to tôSs xa't
tè irocrdv, où Xéystat iru<; xai 8ià tî itoXXà ta ovta, àXXà uôis iroaà naXXà. ô -jàp
àpiÔjioç itâç irocrôv xi <rn|ji.cuvEi • xal t) (iovaç, et |xt) (Aitpov, oti ta xatà tô icoaèv
àôiaipetov. ei u.èv oùv ê'tepov tô -reo<rèv xat tô ti èïtiv, où X^Etat tô ti ècftiv éx
xtvo; oùâè Ttwç roXXà * ci Si taùtd, iroXXà^ ùnojxsvet ô XsytDv Evavttuaet<;.
54 LE PRINCIPE DE L'INDIVIDUALITÉ

la substance (to ri èariv) est multiple ; d'autre part admettre leur


identité, c'est se heurter à de nombreuses contradictions. » La ques
tion est bien posée, mais nous ignorons si Aristote lui donna jamais
une réponse. 11 n'y a pas lieu d'ailleurs d'insister sur ce texte inté
ressant puisqu'il ne semble avoir joué aucun rôle dans le dévelop
pement de la doctrine de l'individuation. Remarquons, d'autre part,
que le Stagirite ne fait pas de la matière le principe de la multipli
cité de toutes les substances. Lorsqu'il parle de substances imma
térielles qui meuvent les astres 1, il détermine il est vrai leur nombre
par celui des planètes ; mais ce n'est point par nécessité de distin
guer numériquement ces substances au moyen de la matière ; à
chacune des planètes une Substance immatérielle est adjointe en
vue seulement de la mouvoir. Si même, comme il est indiqué par
le contexte, on entend de chacune de ces substances ce qui est dit
de la première de toutes, l'on devra dire que chacune d'elles est une
spécifiquement et numériquement : feV apa kcÙ \6ym km àp1dju<p to
irpwrov k1vovv àKtvtjTov ov 2. Et la raison donnée de cette unité numé
rique et spécifique, excluant la multiplicité purement numérique,
est l'absence de matière : to Se ri %v eîva1 ovk ê-^e1 CXt/v to irpûrov •
èvreXé^eta yâp 3.
Chacune de ces substances ou intelligences motrices est distincte
de la sphère — animée cependant * — qui est mue par elle. L'on
pourrait être tenté de rechercher si Aristote n'a pas distingué de la
même manière chaque homme de l'intelligence humaine, que celle-ci
soit commune à tous les individus de l'espèce ou bien que chaque
individu dépende d'une intelligence individuelle, ce qui achèverait
le parallélisme entre les sphères célestes et les hommes. Mais une telle
hypothèse se heurte aux textes des traités De l'Ame et De la Généra
tion favorables à une union plus étroite entre la ^v)(fi et le vovç. L'in
tellect possible, tout au moins, est une faculté de l'âme 6, bien qu'il
lui vienne du dehors •, et demeure séparé du corps, dénué de tout
organe 7. Lorsqu'il passe à l'état d'e£1y ou même d'acte, son lien au
1. Met., A, 8, 1073 a 14 ss.
2. Ibid., 1074 a 36.
3. Ibid., 35.
4. De coelo, B, 2, 284 b 32 ; 285 a 29 ; 12, 292 a 18. — Zeller (Die Phil. d. Gr.
II*, 4. Aufl. p. 456, n. 1) identifie l'âme de la sphère et l'intelligence dont parle la
Met. Mais les textes de la Met. ne paraissent pas se prêter à cette identification, et
Zeller est bien obligé de faire une exception pour l'intelligence première et l'âme de
la première sphère.
5. De An., r, 4, 429 a 23.
6. De Gen., B, 3, 736 b 27.
7. De An., r, 4, 429 a 18, b 5.
ARI8T0TE 55

sujet n'est certainement pas rompu. Son individualité paraît donc


en dépendance de l'individualité de l'âme. Quant à l'intellect en
acte auquel sa passivité est soumise, il en devrait aller de même,
semble-t-il. Aristote ne le place-t-il pas dans le même gonre que
l'intellect possible \ et lorsqu'il affirme son immortalité, ne dit-il
pas : lui seul étant immortel, nous ne nous souvenons pas 2... ;
comme s'il entendait, par ce pronom, que la personnalité demeure
commune aux deux intellects, si la mémoire ne l'est pas ? Mais
notre intention n'est pas de reprendre ce problème d'exégèse, si
obscur. Il suffit que nous ayons montré que du point de vue des
substances spirituelles — et en y comprenant peut-être l'intelli
gence humaine, — la doctrine la plus littérale d'Aristote n'est pas
liée à l'individuation par la matière 3.
1. De An., T, 5, 430 a 10-15.
2. De An., T, 5, 430 a 23-25.
3. Nous ne croyons pas cependant que l'on puisse faire bénéficier de cette remar
que les substances matérielles, comme le propose M. Léon Rob1n pour des motifs
qui me paraissent un peu trop systématiques (Cf. La théorie platonicienne des idées
et des nombres d'après Aristote, p. 100 ss., et Sur la conception aristotélicienne de la
causalité, dans Arch. f. Gesch. d. Philos., 1910, p. 208 ss.)
CHAPITRE II

PORPHYRE ET BOÈCE

Parmi les disciples d'Aristote, Porphyre, le Porphyre de l'Isagoge,


ne fait pas beaucoup avancer le problème. L'on né peut cependant
le passer sous silence, puisque la version latine de l'Isagoge
faisait partie depuis longtemps au xme siècle de la bibliothèque
classique. Les rapports logiques de l'individu à l'espèce y sont for
mulés clairement à plusieurs reprises. Sur le principe même de l'in
dividualité un seul texte est à noter, que plus tard plusieurs théo
logiens reprendront : « Individua ergo dicuntur hujusmodi, quo-
niam ex proprietatibus consistit unumquodque eorum, quarum
collectio nunquam in alio eadem erit. Socratis enim proprietates
numquam in alio quolibet erunt particularium, hae vero quae
sunt hominis, dico autem ejus qui est communis, proprietates erunt
eaedem in pluribus, magis autem in omnibus particularibus homi-
nibus in eo quod homines sunt. »
L'individu est donc tel par une conjonction singulière de pro
priétés, qui en nul autre ne se peut rencontrer.

Boèce qui a su imposer à la tradition théologique sa aéfinitlon de


la personne : « Persona est naturae rationalis individua substantia » 2,
s'est-il aussi préoccupé de définir l'individu ? Un texte de son deu
xième commentaire du Perihermenias donnerait à penser qu'il a
compris tout l'intérêt du problème '. La substance individuelle,
écrit-il, se distingue de l'universelle par une qualité propre, incommu
1. Porphyrii Isagoge, ed. A. Busse (Comment, in Arist. graeca IV, 1), Berlin,
1887, p. 7, 21-27 ; et p. 33, 4-10 (Boethii translatif)). — PL, t. 64, col. 114 B.
2. Liber de persona et duabus naturis, c. 3, PL, t. 64, col. 1343 D.
3. In Librum de Interpretatione editio secunda, PL, t. 64, col. 462 D-464 C : « Unde
fit ut haec quidem sit communis omnibus, illa vero prior incommunicabilis quidem
cunctis, uni tamen propria. Nam si nomen fingere liceret, illam singularem quam-
dam qualitatem et incommunicabilem alicui alii subsistentiae suo ficto nomine
nuncuparem, ut clarior fieret forma propositi. Age enim incommunicabilis Platonis
illa proplietas Platonitas appelletur, eo enim modo qualitatem hanc Platonitatem
ficto vocabulo nuncupare possumus, quomodo hominis qualitatem dicimus huma-
nitatem, haec ergo Platonitas solius unius est hominis, et hoc non cujuslibet, sed
solius Platonis... Plato enim unam ac definitam substantiam proprietatemque
demonstrat, quae convenire in aiium non potest... •
PORPHYRE ET BOÈCE 57

nicable, qu'elle ne peut avoir en commun avec nulle autre subs


tance. En Platon par exemple, le disciple de Socrate, il y a ce que
l'on peut appeler la « platonité », comme nous disons l'humanité.
Ce terme désigne une propriété substantielle bien définie qui ne
peut convenir à personne en dehors de Platon. Mais le commentaire
d'un traité de pure logique ne pouvait se tenir longtemps à ce point
de vue métaphysique.
Peut-être avons-nous un écho de ce texte dans le 3e chapitre
du Liber de persona et duabus naturis, lorsque Boèce, essayant de
préciser le sens des termes : subsistentia, substantia, etc ..., écrit
de la substance individuelle : « Individua vero non modo subsis-
tunt, verum etiam substant : nam neque ipsa indigent accidentibus,
ut sint ; informata enim sunt jam propriis et specificis differentiis,
et accidentibus ut esse possint ministrant, dum sunt scilicet sub-
jecta » 1. Les individus comme tels, par opposition aux genres et
aux espèces, seraient différenciés en leur substance même, indépen
damment des accidents auxquels ils donnent d'exister. Une allu
sion à cette priorité se lit aussi dans le 2e commentaire sur Ylsagoge*.
Cependant partout ailleurs, même dans un traité théologique
comme le De Trinitate, Boèce explique l'individuation par les acci
dents : « Ea vero quae individua sunt et solo numero discrepant,
solis accidentibus distant 3 » ; « quoeumque enim Socrates a Pla-
tone distiterit — nullo autem alio distare nisi accidentibus po-
test — ... » * ; « sed numero differentiam accidentium varietas
facit : nam tres homines neque genere, neque specie, sed suis acci
dentibus distant » B. Ce dernier texte, qui est pris au De Trinitate,
distingue, parmi ces accidents, le lieu, dont le caractère individuel
est incontestable et suffit à lui seul à discerner deux corps : « Nam
si vel animo cuncta ab his accidentia separemus, tamen locus cunc-
tis diversus est, quem unum fingere nullo modo possumus : duo
enim corpora unum locum non obtinebunt, qui est accidens, atque
ideo sunt numero plures, quoniam accidentibus plures fiunt ».
Mais l'importance générale de Boèce est telle qu'il convient de
signaler encore quelques passages de ses œuvres qui ont pu tout au
1. PL, t. 64, col. 1344 C. La ponctuation de Migne : « ...et specificis differentiis
et accidentibus, ut esse possint... » rend la phrase inintelligible.
2. In Isagogen Porphyrii editio secunda, rec. S. Brandt (Corpus script, ecclesiast.
latin. Vol. XXXXV1II) Vienne, 1906 ; p. 315, 20 (Cf. PL, t. 64, col. 146 B) : « Nam
si prius est id cui aliquid accidit quam illud quod accidit, non est dubium prius
esse individua, posterius vero accidens. »
3. In Isag.*, Brandt, p. 241, 9 ; PL, t. 64, col. 116 C.
4. Ibid. Brandt, p. 271, 18 ; PL, t. 64, col. 129 B.
5. De Trinitate. PL, t. 64, col. 1249 D,
98 LE PRINCIPE DE L'INDIVIDUALITÉ

moins ne point passer inaperçus des philosophes et théologiens pos


térieurs. L'un d'eux concerne le lien étroit de la quantité avec la
substance, et la priorité (sur les qualités) du corps défini par les
trois dimensions : « Est quoque alia causa cur prius de quantitatis
ratione pertractet (Aristoteles). Omne enim corpus ut sit, tribus
dimensionibus constat... et quoniam prius est esse corpus, post
vero esse corpus album, prius erit corpori tribus constare dimensio
nibus quam esse album. Sed tres dimensiones et numero et conti-
nuatione spatii quantitates sunt » l. Quelques lignes plus haut
Boèce note aussi que la quantité a pour principe la matière : « ipsa
enim materia sub quantitatis quidem principium cadet » 2.
Les autres passages n'ont d'intérêt que pour l'histoire de la ter
minologie scolastique, mais l'on sait à cet égard le rôle de Boèce.
Il remarque donc, en commentant Porphyre : « eaque maxime sunt
individua quae sub ostensionem indicationemque digiti cadunt, ut
hoc scamnum, hic veniens, atque quae ex aliqua proprie accidentium
designantur nota... Individua enim maxime ostendi queunt, si
vel tacito nomine sensui ipsi oculorum digito tactuve monstrentur...
vel ex quolibet... accidenti singularitas demonstratur » 3. Peut-être
avons-nous en ce texte le premier essai de l'emploi technique des
termes : designare, demonstrare, dont les traducteurs d'Aristote
feront usage, et qui explique l'expression à première vue si obscure
de « materia signata ». Le terme designare se lit encore en ce même
sens, au commentaire des Catégories : « Quocirca propinquior erit
ad significationem designatio, cum individuo species redditur, quam
si generis vocabulum praedicetur. Rursus si quamlibet individuam
arborem designare aliquis volens, arborem dicat, propinquius
designabit quid sit id quod diffinivit, quam si plantam nominet » *.
Quoi qu'il en soit, c'est le traducteur d'Avicenne qui fera, nous
allons le voir, la fortune de ce mot.
1. In Categorias Aristotelis II, PL, t. 64, col. 202 B.
, 2. Voir dans le même sens : De Trinit. PL, t. 64, col. 1250 D.
3. In Isag.*, Brandt, p. 233, 21-234, " ! PL t- 64, col. 114 A.
4. In Caieg. I, PL, t. 64, col. 186 D.
CHAPITRE III

AVICENNE

Le terme signatum est en effet d'un emploi très fréquent sous la


plume du traducteur d'Avicenne 1 et il pourrait bien être l'une des
caractéristiques de son vocabulaire. Sous ces différentes formes :
signatum, designatum ; signatio, assignatio, designatio ; signare,
designare, il revient avec insistance dans la Sufficientia 8 et surtout
dans la Métaphysique 3 . Le sens primitif est celui de désigner,
montrer, et son application première est d'exprimer cette manière
indispensable d'attirer l'attention de l'esprit sur la réalité individuel
le qui échappe à la définition. Il est l'équivalent de l'article démons
tratif employé, dans ce cas précis, par Aristote *. Mais le sens dérivé :
déterminer, détermination, par où il s'oppose, lorsqu'il s'agit de
l'individu à : quelconque, confus, incertain, est le plus employé 5,
et le terme signatum devient à lui seul synonyme d'individu déter
U Sur les versions latines d'Avicenne, cf. A. et Ch. Jourda1n, Recherches critiques
sur l'âge et l'origine des traductions latines d'Aristote, etc.. Paris, 1843, pp. 110-112
et spec. L, p. 449 » Wùstenfeld, Die Uebersetzungen arabischer Werke in dâs latei-
nische. Gôttingen, 1877, p. 38 et la bibliographie indiquée par Mandonnet, Siger,
I *, p. 15, n. ï. — Le texte de l'édition dont nous nous sommes servi (Venise 1508),
sauf quelques variantes de détail est conforme à celui du cod. Par. Nat. lat. 6443,
lequel se donne comme reproduisant la version de Gundisalvi. — Le terme signatum
se retrouve aussi, une fois au moins, dans la De divisione philosophiae de Gundisalvi,
au chap. : Summa Avicennae de conveniencia et differentia subiectorum, p. 126, a1,
éd. Baur, Munster, 1903, (Beitr. z. Gesch. d. Phil. d, M. A. Bd. IV, H. 2-3) : « id per
quod res fit minus communis est aliquid de accidentibus essencialibus signatum. »
2. Suffic. I, 1,f. 13b C;f. 13TaD, E; b F ;2,f. 14T b F; 7, f. 17T bB; 8, f. 18* a F.
3. Metaph. II, 2, f. 76 a C ; 3, f. 76 b A, 76T b ; 4, f. 77T a ; III, 1, f. 78 a B ;
3, 79 a B f 5, f. 80 b A • 8, f. 82 b A ! V, 1, f. 86T a A, b B ; 2, f. 87T b D ; 3, f. 88 b
C, 88T a C ; 4, f . 88T a A ; f . 89T a C ; i. 90 a H, b H ; VI, 5, f. 94 b D ; VIII. 4.
i- 99 a.
4. Met. V, 5, f. 90 a H : t Si vero notatur ipsum individuum illius designatione
vel cognomine fiet demonstratio illius designatione vel cognomine et non descrip-
tione. » Ibid. b H : t Manifestum est igitur quod singulare non habet veram diffi-
nitionem : non enim potest ostendi in se, nisi cognomine, aut designatione... »
5. Sufpc. I, 1, f. 13 b C : « non autem intenditur hoc individuum expresse signa
tum... non proprie designatum •. — Ibid. v D : « non inveniemus singularia designata
quantum ad intellectum... initium abstractionis eorum est a singularibus designâ
ns. » — Ibid. v b F : « sed fit ex illis unus intellectus, qui vocatur singulare vagum
vel incertum, non signatum... et omnino hoc est singulare non designatum. Sed
al1ud est hoc singulare corporale expresse designatum » ; etc. etc.
60 LE PRINCIPE DE L'INDIVIDUALITÉ

miné 1. De l'individu il s'étend pourtant jusqu'à n'importe quelle


réalité conceptuelle, pour en signifier la détermination. Son usage
devient extrêmement large 2.
Comment dès lors la matière en serait-elle exclue ? Nous lisons
en effet : Suffic. I, 2,- f. I4V b F : « Sed ex hoc quod est corpus abso-
lute, yle est et forma corporalis signata » ; — Ibid. f. 18v a F :
« ratio etiam non judicat quod quantitas habeat propriam materiam
specialem designatam » ; — Metaph. II, 3, f. 76V b : « Intelligo autem
per hoc quod dico aliquid conditionem quae adjungitur materiae
per quem meretur mensuram designatam » ; — Ibid, 4, f. yyv a :
« et materiae proveniret absque forma signata in materia ».
Le problème de I'individuation n'est d'ailleurs pas ignoré d'Avi-
cenne. Loin de là. Il connaît la position d'Aristote et il s'y rallie. Sous
l'influence d'Al Farabi et peut-être, par lui, du néo-platonisme il
accentue même l'opposition entre unité spécifique et unité indivi
duelle, et il cherche positivement à expliquer la singularité et la
pluralité de l'individu par un principe qui soit distinct de l'essence.
Ceci d'ailleurs, indépendamment de sa théorie générale sur l'unité,
accident de la substance, qui lui valut de si durs reproches de la
part d'Averroès.
La nature, l'essence n'a pas en effet d'autre unité que la sienne
propre. Si elle était réalisée telle quelle, sans aucun élément sura
jouté à ceux-là mêmes qui la constituent, elle n'existerait jamais
qu'en cette existence là, elle ne pourrait être multipliée. Ce serait
le cas, notamment, de l'âme si elle préexistait à son union avec le
corps. Mais c'est aussi vrai de la nature humaine proprement dite,
âme et corps, et de toute autre essence. Aucune d'elles ne s'identifie
avec tel individu où elle se réalise, et chacune peut être par suite
multipliée indéfiniment 3.
Entre l'essence et l'individualité il y a donc, précise Avicenne,
un rapport accidentel ; il n'est pas dû essentiellement à une nature
de se trouver en tel individu ou en tel autre. Le principe de l'unité
individuelle est donc à chercher non pas dans l'essence mais parmi

1. Met. III, 5, f. 80 b A : « unum non exspoliatur a signatis ». — Ibid., 8, f. 82


b A : « sic quod in signatis est non ut in subjecto » ; etc., etc.
2. Met. II, 4, f . 77T a C : « in quantum forma est forma designata specie ». — Ibid.
V, 3, f . 88 b C : « De natura vero speciei non quaeritur acquisitio intentionis suae,
sed acquisitio designationis. De natura vero generis quamvis anima quaerat acqui-
sitionem designationis, jam fecit quod debet... » ; — Ibid. V, 5, f. 89v a C : « Non
quod intentioni adjungatur alia quae designat ejrs esse ; sed quia ipsa intentio
continetur in eo, nec est aliud nisi designatione... »
3. Met. V, 2, f. 87T a A-b D; 7, f. ooT b B ; VIII, 5, f. 99 b, 99» a. — De an. II,
2, f. 6T b A ; 3, f . 34 a B-b C.s
AVICENNE 61

les accidents et les dispositions extérieures. Avicenne énumère


souvent, sans choix : la quantité, la qualité, le lieu, le temps 1.
Lorsqu'il est question de l'individuation de l'âme humaine Avi
cenne pourtant devient plus attentif, car ce problème difficile le
préoccupe ; il note alors que les accidents ou dispositions dont il
s'agit doivent être matériels, et individualiser le corps avant l'âme
qui lui est destinée ; et il mentionne plus volontiers, tout en hésitant
encore, le lieu et le temps 2.
Ailleurs, traitant de l'unité numérique en général, Avicenne se
place à un point de vue assez différent *. Ce qui est un numérique
1. Log. I, f. 3T, § ult : k Deinde autem admiscentur ei (se. essentiae hominis) aliae
intentiones et aliae causae propter quas fit unumquodque singularium humanorvim
propter quas discernitur unumquodque singulare ab alio, sicut quod hoc est brève
etillud longum, et hoc est album et illud nigrum... » — Met. V, 2, f. 87' a A :
« Quae vero ex istis naturis eget materia non habet esse nisi cum materia fuerit
preparata, unde ad ejus esse adveniunt accidentia et dispositiones extrinsecus per
quasindividuatur. » — Ibid., 4, f. 89 aE-b : 1 .. .et erit tune natura sic quod accident
ei comitantia ex proprietatibus et accidentibus, per quae natura individui indivi-
duatur et fit designata. » — Ibid., 7, f. 9ov b B : « ...jam saepe diximus quia id
quo constituitur et discernitur individuum in sua individualitate aliud est ab eo
quo constituitur natura speciei. » — Ibid. VIII, 5, f. 99 b, 99' a.
2. De An. II, 2, f. 6V b : « Forma etenim humana et substantia est natura sine
dubio, in qua conveniunt omnia singularia speciei aequaliter.cujus est una diffinitio.
Sed quia accidit ei ut existeret in hoc sinlgulari et in illo, ideo multiplicata est. Hoc
autem non habet ex natura sua. Si enim ex natura humana esset, unde deberet
multiplicari, tune non praedicaretur homo de aliquo numero uno. Si vero
humanitas esset ex hoc quod est humanitas Petri, tune humanitas non esset
alteriùs. Ergo unum ex accidentibus quae accidunt humanitati ex materia est species
haec multiplicationis et dimissionis (divisionis ?)... quia cum fuerit in materia
acquiretur ei aliquis modus quanti, et qualis, et ubi, et situs. Quae omnia sunt
extranea a natura ipsius. » — Ibid. V, 3, f. 24 b B : « Impossibile est ut animae
in ipso esse habeant multitudinem. Multitudo enim rerum aut est ex essentia et
forma, aut est ex comparatione qua est ad materiam et originem multiplicatam ex
locis quae circumdant unamquamque materiam secundum aliquid, aut ex tempo-
ribus propriis uniuscujusque illarum quae accidunt illis accidentibus, aut ex causis
dividentibus illam... Si anima autem esset tantum absque corpore, una anima
non posset esse alia ab alia numero. Et hoc generaliter est in omnibus ; ea enim
quorum essentiae sunt intentiones tantum, et sunt multa, quorum sunt multiplicatae
species in suis singularibus, non est earum multitudo, nisi ex sustinentibus tantum
et receptibilibus patientibus ex eis, aut ex aliqua comparatione ad illa aut ad tem-
pora eorum... » — Ibid. C. « Dicemus ergo quod postea animae sunt separatae
sine dubio a corporibus ; prius autem unaquaeque habuerat esse et essentiam
per se propter diversitatem materierum quas habebat et propter diversitatem
temporis suae creationis et propter diversitatem affectionum suarum^uas habebat,
secundum diversa corpora quae habebat. Nos enim vere scimus quod qui facit esse
in illa intentionem universalem ex qua fit singularis tantum, impossibile est ut
faciat esse singularem eam, nisi addiderit supra specialitatem ejus intentionem ex
qua fiat singularis aliquas de intentionibus quae consequuntur in creatione, et comi-
tantur, sive nos sciamus eas sive non. »
3. Met., III, 2, f. 78T a C : « Dico autem quod unum numero sine dubio non est
divisibile secundum quod est per seipsum. Sed quicquid est unum praeter hoc est
62 LE PRINCIPE DE L'INDIVIDUALITÉ

ment, est, comme tel, indivisible. S'il peut être divisé, c'est à raison
de la nature d'où il tient son unité et selon que cette nature le per
mettra. Telle nature confère l'unité à l'individu en telle sorte que,
si l'individu venait à être divisé, la nature ne lui pourrait survivre
en aucun de ses fragments : divisez un homme en deux, soit en âme
et corps, il n'existe plus. Inversement, de plusieurs hommes on ne
peut faire un seul. Or cela suppose dans la nature humaine une
« perfection », ou forme, 1 qui assure à l'individu l'unité parfaite.
En telle autre nature, dans l'eau par exemple, ou dans l'air, ou dans
la ligne droite, une « perfection » semblable ne se retrouve pas.
De soi, sans doute, chacune de ces natures, est principe d'unité ;
mais que tel individu où elle se réalise, que telle portion d'eau, je
suppose, soit divisée : sa nature se retrouve intacte en chacune
des portions nouvelles, chaque gouttelette est de l'eau au même
titre que la nappe entière. Et de même si l'opération inverse a Heu ;
rien ne s'oppose ici à ce qu'un nombre quelconque d'individus
viennent se fondre en un seul. Or qu'est-ce qui peut permettre à
ces natures d'allier ainsi unité et divisibilité ? C'est, dit Avicenne,
l'étendue, dont l'unité, qui est celle même du continu, est apte de
soi à la division.
Ailleurs encore Avicenne précise les rapports de l'étendue avec la
substance corporelle 2.
Le corps doit se définir exactement par l'aptitude à posséder

divisibile in quantum est unum. Oportet autem considerare hoc secundum naturam
ex qua accidit ei unitas. Unum igitur numero aliud est quod ex natura sua ex qua
accidit sibi unitas non potest multiplicari sicut unus homo, et aliud est quod ex natura
sua non est hoc, sicut aqua una et linea una, etc. .. » ; et un peu plus bas : « Redeamus
igitur ad divisionem quae multiplicatur, etiam in quantum habet naturam unitate
unam et continuitate ; ejus enim quiddam est multiplicabile per multitudinem quae
est in natura, quae ex seipsa adaptata est multitudini secundum quod est unum, et
haec est mensura ; et quiddam est, in cujus natura est multitudo, quae natura non
habet unitatem aptam multitudini, nisi propter causam aliam praeter se, et hoc est
corpus simplex, sicut aqua ; haec enim aqua est aqua una numero non propter aquei-
tatem, sed propter adjunctionem causae qua est mensura. »
1. Ibid., f. 78T, b E : « ex omnibus igitur quae sunt unum, quaedam sunt quae
comitatur perfectio, et quaedam sunt quae non comitatur perfectio. »
2. Ibid., II, 2 f. 75 b : « Quapropter vera descriptio corporis haec erit : Corpus
est substantia in qua potest poni dimensio quocumque modo volueris incipere. »
(Aristote disait simplement : <rt3|xa xè irisaç l'^ov Siaetaaeie, Bonïtz 189 a 33).
t Deinde ceterae dimensiones quae ponuntur in eo inter extremitates ejus et extre-
mitates ejus et figurae etiam et situs ejus, non sunt constituentes ipsum, sed sunt
consequentes substantiam ejus... »— Ibid., 75T, a : « Si enim acceperis aliquam
ceram. . . » ; — Ibid., 75T, b BC : « Corpus enim inquantum est corpus habens formam
corpoream est quoddam in effectu. In quantum vero aptum est ad quamlibet men-
suram est in potentia . . . Id autem per quod habet effectum est forma ejus ; per quod
vero habet potentiam est materia ejus, et hoc est yle. »
AVICENNE 63

l'une quelconque des trois dimensions, et non point par leur pos
session actuelle. La substance corporelle est indépendante en son
essence de toute détermination particulière de l'étendue ; celles-ci
lui sont toujours accidentelles. Avicenne en prend exemple dans
la cire, comme Descartes le devait faire plus tard. Il suit de là que
le corps n'est étendu, de soi, qu'en puissance, et qu'il l'est donc
à raison de l'élément potentiel qui est en lui, c'est-à-dire à raison
de la matière. Par contre l'étendue en acte ne peut pas ne pas être
déterminée par l'une quelconque des trois dimensions 1.
Avicenne déduit de ces principes que les différences quantita
tives qui s'observent entre les espèces, ou bien les degrés de la con
densation et de la raréfaction, ne proviennent pas de la « corpo-
réité » comme telle mais de tout autre principe formel, soit essentiel,
soit accidentel. Le continu lui-même et la pluralité des corps ne
sont pas essentiels à la « corporéité », celle-ci doit seulement en
être susceptible. A plus forte raison la matière seule, sans forme,
ne peut-elle être étendue 2.
Transportons-nous enfin au chapitre de la Sufficientia consacré

1. Ibid., f. 76 a D : t Çjuoniam mensurae absolute non acquiritur essentia in se


ni si fuerit linea vel superficies . . . Mensura vero absoluta impossibile est ut sit natura
aliqua, nisi ponatur necessario linea vel superficies... »
2. Ibid., 3, f. 76T b : n Prestat ergo ut materia non spolietur a forma corporali ; et
quia haec substantia non fuit facta quanta nisi propter mensuram quae requievit
in ea, tune non est quanta ex seipsa. Non oportet igitur ut sit proprium suae essen-
tiae recipere unam dimensionem tantum, et nullam aliam dimensionem nec unam
tantum mensuram et non aliam. . . Manifestum est igitur ex hoc quod materia potest
minorari cumstrictione et potest augeri dilatatione... Oportet autem ut mensura
alternetur in ea propter causam quam convertit esse. Necesse est enim ut ipsa causa
vel sit formae vel accidentia quae sunt in materia vel alia res extrinseca... Cum hoc
etiam non oporteret ut ex ea causa adveniret spacium unum tantum et non aliud
nisi propter aliquid. Intelligo autem per hoc quod dico aliquid, conditionem quae
adjungitur materiae per quam meretur mensuram designatam, non ob hoc quod est
ipsa materia quae imaginatur habere quantitatem sed quia aliquid est mat.riae
propter quod meretur imaginari illius spacii et illius quantitatis »... ; — f. 77 a :
t Jam autem notum erat quod in ipsa yle adveniunt mensurae diverse, et hoc etiam
est principium naturalium ; et etiam quod omne corpus appropriatur sine dubio
aliqua una tantum partium ; et quod illa pars non est sibi propria in quantum est
corpus... sed est ei hoc propter aliquam formam qua adaptatum est ad hoc. » —
Et précédemment 2, f. 75T b : « Primo igitur dicam nos certificasse quod corporeitas
in quantum est corporeitas non est nisi receptibilis divisionis... » f. 76 a :« Mani
festum est igitur ex hoc quod forma corporeitatis inquantum est forma corporeitatis,
ipsa in se non diversificatur, quia est una natura simplex quae non potest specificari
differentiis supervenientibus sibi inquantum est corporea... » — Avicenne est très
net sur la potentialité de la matière : elle n'a aucun acte par elle-même, mais reçoit
l'être en acte par la « corporéité ». Cette forme de corporéité est unique, et en dehors
d'elle il n'y a pas non plus de matière. Avicenne paraît dire que les formes spéci
fiques s'ajoutent de l'extérieur à cette forme première, mais sa théorie du tout géné
rique vient corriger ce qui parait ici incliner à la pluralité des formes substantielles.
64 LE PRINCIPE DE L'INDIVIDUALITÉ

à l'espace et à l'impénétrabilité des corps. Nous y lirons ceci 1 :


l'impénétrabilité des corps n'a pas sa raison d'être suffisante dans
la matière, mais seulement dans la matière déterminée, « informée »
par la dimension. Se pénétrer, pour deux corps, serait en effet occu
per l'un et l'autre le même lieu et la même position. Or il ne peut
être question, pour la matière, d'occuper un lieu et une position
quelconque : seule la dimension donne à la matière de pouvoir
séparer et diviser et opposer les corps suivant le lieu. Par ailleurs 2
la dimension ne peut pas être réalisée sans matière comme le vou
draient les partisans de l'espace vide. Supposez en effet un espace
vide où tel corps viendra prendre place. Dirons-nous que les dimen
sions de cet espace restent distinctes des dimensions spécifiquement
identiques du corps ? Mais l'on a vu précédemment que deux
formes de même nature ne peuvent être deux individuellement
qu'à raison de leur sujet matériel. L'espace vide étant, par hypo
thèse, sans matière, ses dimensions seront indiscernables des di
mensions du corps qui vient s'y loger.
Il est assez remarquable que nulle part Avicenne n'ait songé
à indiquer le lien logique qui unit pourtant les passages que nous
venons de rapprocher. C'est à peine si parfois il semble le soup
çonner. L'on ne peut douter cependant — si la substance corpo
relle a ordre par la matière à l'étendue et aux dimensions qui en sont
1. Suffic, II, 7, f. 28T b D-29 a F : 1 Nec yle est quod prohibât intrare in yle aliam
numero... Intellectus enim ingressionis hic est : quod cum quamlibet unam duarum
rerum in se intrantium assumpseris aliquid de altera, habebit esse in situ cum alia
quia non separatur una îllarum in situ ab alia. Similiter quod est oppositum huic hoc
est : ut essentia hujus sit separata in situ ab essentia îllius.et partes hujus sint sepa-
ratae a partibus îllius... ; et hic sensus... non intelligitur in yle nisi cum attribuitur
ei situs ; hoc autem non fit sic nisi per accidens, scilicet propter causam dimensionis
quae accidit ei propter quam fit apta ad separandum et dividendum. Quia aptitudo
yle, scilicet ut dicatur de ea oppositio haec quae est ingredi et non ingredi quod est
oppositum illi, res est quae accidit ei ex parte dimensionis ; quae dimensio est
causa propter quam accidit ei oppositio, et imprimitur in ea... Restat ergo quod
natura dimensionis non patiaiur intundi. Sed si ex hoc debetur ut yle informata
dimensione, non infundatur in aliam dimensionem, tune impossibile est ut corpus
infundatur in dimensionem ullo modo. »
2. Ibid., FG : 1 Item locatum quod est in vase et implet illud, necesse est ut mate-
ria ejus et yle aut infundatur in illud spacium infinitum, aut non. Si autem seorsum
est, et non intrat in illud, corpus quod habet illam yle non intravit in illud vas, nec
implevit illud, quia spacium infinitum solumest per se existens.et non est adjunctum
materiae vel corpori quod intret in illud. Quia corporis quod intrat in illud non est
essentia vacua a sua materia, sed si illud spacium penetraverit essentiam materiae
cum dimensione quae est in materia, continget hoc quod in materia jam penetrave-
runt duae dimensiones aequales convenientes in natura. Sed jam notum est quod res
convenientes in natura quae non specificatur differentiis substantialibus, non
multiplicantur ex esse, sed ex materas sustinentibus ; unde cum materia eorum
fuerit una, non multiplicantur ullo modo ; unde non sunt duae dimensiones. »
AVICENNE 65

inséparables, si les dimensions situent les corps et les opposent


dans le lieu, et, par ailleurs, si les espèces corporelles, aux dimen
sions spécifiques fixées par leur forme, sont individualisées pour
tant à raison de la matière, à raison surtout de leurs accidents
matériels — l'on ne peut douter, ces diverses conditions posées,
que l'individualité n'ait son principe dans la matière déterminée
par les dimensions spatiales. Peut-être Avicenne ne l'a-t-il pas
perçu clairement. Mais est-il téméraire de conjecturer que la con
clusion devait s'imposer à l'esprit perspicace et synthétique de
saint Thomas, déjà en éveil, comme nous le verrons, sur l'ensei
gnement d'Avicenne au sujet de l'individuation de l'âme humaine ?

A propos de l'individualité de l'âme les intentions d'Avicenne


sont claires. Il veut sauvegarder l'immortalité de l'âme, et par
conséquent son individualité après la mort ; mais il veut aussi
maintenir que l'âme reçoit son individualité de son union avec le
corps l. Si les âmes, dit-il, existaient indépendamment du corps
elles ne pourraient se distinguer entre elles numériquement. C'est
là une loi générale 2. Car il est impossible de concevoir la multipli
cation numérique de natures qui peuvent commencer d'être, et
exister de façon permanente, sans la matière. Ces natures, telles
les Intelligences, diffèrent entre elles comme des espèces 3. L'âme
est donc individualisée par le corps, ou du moins à l'occasion du
corps, puisque entre les âmes il n'y a pas de différence spécifique *.

1. De An., V, 3, f. 24 ; 4 f. 24».
2. Ibid., f. 24 b : « Si animo autem esset tantum absque corpore, una anima non
posset esse alia ab alia numero. Et hoc generaliter est in omnibus. »
3. Ibid. et Met., V, 2, f. Sy a A : « Ex his autem naturis illa quae non eget mate-
ria ad permanendum vel incipiendum si est, impossibile est eam multiplicari, et
species hujusmodi est una numero. —Ibid., IX, 4, f. 105 a : « Nec hae intelligentiae
sunt convenientes in specie » ; ibid., b : « tune in quo erunt diyersae et multae cum
non sit ibi divisio materiae, igitur ex causato primo non potest esse multitude nisi
diversa in specie. »
4. De An., V, 3, f. 24 a B et b : « Dicemus autem quod anima humana non fuit
prius existens per se et inde venerit in corpus ; animae enim humanae unum sunt
in specie et dimnitione. Si autem posuerimus quod prius habuerunt esse per se et
non inceperunt esse cum corporibus, impossibile est ut animae in ipso esse habeant
multj tudinem. Multitudo enim rerum aut est ex essentia et forma, aut est ex com-
paratione quae est ad materiam et originem multiplicatam ex locis quae circumdant
unamquamque materiam secundum aliquid, aut ex temporibus propriis unius-
cujusque illarum quae accidunt illis accidentibus, aut ex causis dividentibus illam.
Inter animas autem non est alteritas et in essentia et forma. Forma enim earum una
est, ergo non est alteritas nisi secundum suae receptibile essentiae cui comparatur
essentia ejus proprie, et hoc est corpus. Si anima autem esset tantum absque cor-
pore, una anima non posset esse alia ab alia numero. Et hoc generaliter est in om
nibus... »
66 LE PRINCIPE DE L'INDIVIDUALITÉ

Et cependant l'individualité une fois reçue affecte l'âme elle-même,


d'une manière, il est vrai, qui nous reste obscure. L'âme commence
d'être avec le corps, mais elle ne dépend plus de lui dans son être
même 1. C'est ce que saint Thomas traduira en cette formule qui
n'est pas, croyons-nous, d'Avicenne, mais qui résume bien sa pen
sée : le corps est principe de l'individuation de i'âme a quantum
ad sui principium, sed non quantum ad sui finem » 2.
1. Ibid. : t Singularitas ergo animarum est aliquid quod esse incipit, et non est
aeternum quod fuerit semper. Sed incipit esse cum corpore tantum. Ergo jam mani-
festum est animas incipere esse cum incipit materia corporalis apta ad serviendum
eis, et corpus creat um est regnum ejus et instrument um. Sed in substantia animae
quae incipit esse cum aliquo corpore, propter quod debuit creari, inest ex primis
principiis affectio inclinationis naturalis ad occupandum se circa illud... Corpori
autem singulari principium singularitatis suae accidit ex affectionibus quibus
exprimitur singulare per quas affectiones illa anima fit propria illius corporis, quae
sunt habitudines quibus unum fit dignum altero, quamvis non facile intelligatur
a nobis illa affectio et illa comparatio. Anima autem babet principia perfectionis
suae mediante corpore ... Dicemus ergo quod postea animae sunt separatae sine
dubio a corporibus. Prius autem unaquaeque habuerat esse et essentiam per se
propter diversitatem materierum quas habebat et propter diversitatem temporis
suae creationis et propter diversitatem affectionum suarum quas habebat. »... f. 24T
a : t Sed sine dubio aliquid est propter quod singularis effecta est. Illud autem non
est impressio animae in materia. Jam enim destruximus hoc. Immo illud est aliquid
de affectionibus et aliquid de virtutibus et aliquid ex accidentibus spiritualibus, aut
compositum ex illis, propter quod singularis fit anima, quamvis illud nesciamus.
Postquam autem fit singularis per se est impossibile ut sit anima alia numero et
ut sit una essentia. Jam autem multa diximus alias ad negandum hoc. Sed démons-
trabimus quod anima cum creatur cum creatione alicujus complexionis, possibile
est ut creetur post illam affectio aliquain actionibus rationabiUbus et in passionibus
rationabilibus propter collationem quorum differat ab actione quae est similis cum
alia. Et ut affectio acquisita quae vocatur intellectus in effectu sit in una talis diffi-
nitionis ut per eam differat ab alia anima. Et quia accidit ei percipere essentiam
suam singularem, quod habet ex eo quod percipit aliquam affectionem qua est
ejus propria et non alterius, possibile est etiam contingere in eam ex virtutibus
corporalibus affectionem propriam quae pendeat ex affectionibus moralibus, aut
sint ipsae eaedem, aut ut sint ibi etiam aliae proprietates nobis occultae, quae con-
sequuntur animas cum creantur et postquam creantur... »
2. Cf. supra, p. 39, n, 2.
CHAPITRE IV

AVERROÈS

La pensée d'Averroès sur l'individuation n'est pas facile à saisir.


Bien souvent il suit la manière de parler d'Aristote, attribuant
à la matière l'individuation et la multiplicité des substances maté
rielles 1. Non moins fréquemment, il s'exprime comme s'il lui pa
raissait beaucoup plus normal d'expliquer l'individuation par la
forme 2. Certainement Averroès se plait à insister sur la réalité de
la substance individuelle, celle-ci étant composée d'une matière
individuelle et d'une forme individuelle. Mais si l'individu est seul
réel et si la réalité vient de la forme plus que de la matière, l'indi
vidualité ne sera-t-elle pas aussi donnée par la forme ? Tel du moins
semble être le mouvement logique de la pensée d'Averroès et le sens
de plusieurs de ses expressions.
Cependant, lorsqu'il est amené à s'expliquer plus longuement,
il propose la théorie suivante où les deux points de vue semblent
vouloir se concilier.
La matière première, considérée en soi, abstraitement, à l'exclu
sion de toutes formes universelles ou individuelles, est une numé
riquement. Elle est une, mais non pas d'une unité positive, laquelle
ne pourrait lui venir que de la forme. Elle est une parce qu'elle n'est
pas plusieurs, ni spécifiquement, ni individuellement. C'est d'ailleurs
là, pour la matière, pur état d'abstraction. Dans la réalité la matière
n'existe jamais que multipliée numériquement dans les substances-
sensibles et déterminée en chacune d'elles par une forme indivi
duelle. Averroès insiste même sur ce point où il prend conscience
d'être plus explicite qu'Aristote, son maître tant admiré 3.
1. In Met., I, c. 40, f. nT b 5 [ VII, c. 28, f. 84 a 28, b 10 ss. — Epitome in Mtt.,
II, f. 175T a 20. — De An., III, c. 5, f. 113T , c. 14, f. 123.
2. In Met., I, c. 17, f. 7T b 25 : « ...primo recipit (materia) formam universalem,
et postea mediante forma universali recipit formas alias usque ad individuales ». —
De An., II, c. 8, f. 43T : < Hoc enim individuum non est hoc ni si per suam formam,
non per suam materiam ■ ; c. 9 : « ...et quod individuum non sit individuum nisi
per formam, quia non est individuum nisi secundum quod est ens in actu.» — En
ce passage, Averr. distingue entre êtres naturels et êtres artificiels. Les premiers
sont forme plus que matière, les seconds matière plus que forme.
3. In Met., I, c. 17, f. 7T b 25 j XII, c. 14, f. 141* a 50 ss. : t Demonstrandum est
" D« ente et «ssentia. " 7
08 LE PRINCIPE DE L'INDIVIDUALITÉ

Mais si, de soi, la matière est numériquement une, comment se


fait-il qu'elle existe ainsi multipliée ? Supposons en effet une forme
substantielle quelconque venant la déterminer en cet état d'unité.
Il ne sera plus possible qu'il y ait place en elle au même moment
pour une autre forme. Et c'est précisément ce qui arrive pour cette
substance unique qui est le monde. Si donc à l'intérieur de ce monde
les formes spécifiques et les formes individuelles sont multiples
et se succèdent les unes aux autres, c'est d'une part, sans doute,
parce que la potentialité de la matière n'est pas limitée à l'une
d'elles, mais c'est aussi parce que la matière peut être divisée.
Qu'est-ce donc qui rend la matière divisible? La quantité,1 le con
igitur quomodo unum numero potest invciuri in pi un bus. Hoc quidem non intelli
gitur in eo quod est in actu ; in eo autem quod est in potentia dicere est quod est
unum in numero et commune pluribus, et non babet difierentias quibus differunt
in nngnlis individuis adinvicem... Secundum igitur quod caret differentiis formarum
individualium est una numero, non quia habeat formam individualem quae sit una
numero... Ista autem communitas quae intelligitur in materia est pura privatio...
Materïa igitur non babet esse extra animam secundum hune intellectum, scilicet
quia est communis omnibus generabilibus et corruptibilibus, cum non intelligitur
sic nisi secundum privationem. Et cum ita sit, illud igitur quo dilfert a non esse et
est aliquod extra animam, est quia est subjectum individui sensibilis quod videtur,
non illud quod intelligitur ex ea. Et' hoc est perfecta imaginatio materiae. Et hoc
nunquam dicit Aristoteles in aliquo loco, sed invenitur ex ei us verbis. »
1. De subst. orbis, I, f. 3 b 40 ss : 1 Et quando invertit (Aristoteles) substantiales
formas dividi secundum divisionem huius subiecti (i. e. materiae), divisio autem
non est huic subiecto nisi inquantum habet quan titatem, scivit quod primum eorum
quae existunt in hoc sunt tres dimensiones quae sunt corpus. Et cum invenit in
in eis dimensionibus communicari formas omnes, quarum quaelibet habet quanti-
tatem terminatam propriam, scivit dimensiones terminatas ultimo actu non posse
esse, nisi postquam forma substantialis est in eo, sicut est dispositio de aliis acci-
dentibus in actu... Et quia invenit omnes formas communicari in dimensionibus
non terminatis, scivit quod prima materia numquam denudatur a dimensionibus
non terminatis, quia, si denudaretur, tune corpus esset ex non corpore,et dimensio
ex non dimensione ; et tune formae corporales essent contrariat; et succedentes sibi
in hoc subjecto, sicut est dispositio de formis substantiaiibus... » Ibid. f. 3' a 8 :
1 Et, quia illa forma, scilicet dimensionis non terminatae, existit in prima materia
primitus, et succedit sibi in ea, cum impossibile sit hoc subjectum recipere duas
earum in eadem parte existantes terminatae quantitatis, ideo impossibile est a
subjecto denudare formam, vel subjectum denudari a forma, nisi per formae des-
ti uctionem : neque etiam est possibile ipsam fieri in subjecto, nisi per agens extrahens
illam de potentia ad actum... Et causa hujus totius est quod subjectum recipit pri
mitus dimensiones interminatas, et quia est multum in potentia. Quoniam si non
haberet dimensionem, non reciperet insimul formas diversas numero, neque formas
diversas specie, sed in eodem tempore non inveniretur nisi una forma. Et cum hoc
quod ejus materia est una numero, si non esset multa potentia, non denudaretur ab
illa una forma quam reciperet... etc. » Cf. etiam Epitome in Met., II, f. 172 b 40 ss;
i. 176 b 35 : f Sed dimensiones quae adveniunt primo materiae sunt eadem in poten
tia, communia omnibus corporibus. Sunt tamen dimensiones in potentia, quia non
sunt terminatae per terminos, quibus corpora terminantur, ante adventum formae
ad ca ; et cum pervenerunt formae ad ipsa, tune efficiuntur terminatae in actu juxta
quantitatem propriam illis formis... »
AVERROÈS 69

tinu fait dire au Stagirite Averroès ; autrement dit les trois dimen
sions de l'étendue.
Il faut donc concevoir la matière première à la fois comme puis
sance à toutes les formes sensibles et comme informée primitive
ment par l'étendue. Non point d'ailleurs par une étendue limitée
en ses déterminations, mais par une étendue « non déterminée »,
disons par l'étendue en général. 11 revient en effet aux formes,
soit comme principe de telle espèce, soit comme principe de tel
individu, de limiter l'étendue selon les besoins de la substance à
constituer. Mais si la matière possède déjà les trois dimensions,
l'on s'explique alors qu'elle ne puisse être informée sans être
divisée, et que la partie d'elle-même qui s'unit à telle forme
individuelle ne puisse appartenir au même instant à une
autre.
L'on pourrait entendre cette théorie d'une façon assez grossière
en concevant la matière première comme actualisée d'abord par
l'étendue, suivant une priorité de temps, et formant une substance
corporelle antérieure à la naissance des substances spécifiées. Les
termes d'Averroès prêtent parfois à cette intelligence. Il est plus
juste cependant de le comprendre ainsi : de soi et prise abstraite
ment, la matière première est en puissance à être déterminée d'a
bord (d'une priorité logique) par les trois dimensions en général,
puis par la forme spécifique (individualisée ?) qui détermine les
dimensions elles-mêmes. Encore Averroès remarque-t-il que les
dimensions comme telles sont un accident et que la substance doit
être individuellement déterminée avant ses accidents 1. Il semble
même insinuer que l'individuation par l'étendue est pour la subs
tance une individuation générique en quelque sorte, qui ne peut
exprimer ce qu'il y a en son être propre de véritablement singulier.
La doctrine du Commentateur sur ce problème si difficile, ne paraît
donc pas s'être parfaitement fixée.

L'individualité de l'âme raisonnable fut aussi pour lui un pro


blème redoutable. Comment concilier en effet l'individualité du
composé humain, où la matière est nécessairement principe, avec
l'universalité de la connaissance intellectuelle ? L'on sait à quelle
solution fut conduit Averroès par l'obscurité du texte d'Aristote
et les interprétations des commentateurs grecs. Pour éviter de
matérialiser l'intelligence il se croit obligé de ne pas multiplier en
1. Averroès oppose sa théorie à celle d'Avicenne auquel il reproche d'admettre
pour actuer la matière première une première forme antérieure aux dimen rions.
De subst. orbis, I, f. 3T a 60, et Epitome, II, f. 176 b, 6.
70 LE PRINCIPE DE L'INDIVIDUALITÉ

chaque homme l'intellect patient (intellectus materialis), ni l'in


tellect agent 1. L'intelligence, sous ces deux aspects, comme sous
la forme parfaite qui résulte de leur conjonction absolue (intellec
tus adeptus), est étemelle et commune à tous. Chaque homme
conserve cependant l'initiative et l'indépendance individuelle de
sa pensée, parce que pour s'établir en communication avec l'intel
lect éternel il dispose d'une intelligence unie aux facultés sensibles,
et corruptible (intellectus passibilis). C'est par cet intellect passi
ble que l'homme se distingue des animaux, et c'est par l'exercice
et la culture qu'il sait lui donner que tel homme est supérieur à
tel autre 2.
1. InDe An., III, c. 5, f. 113 ss; c. 14, f. 123 ; c. 18 f. 125 ; c. 20, 1 127 ss. ; c. 36,
f. 136 ss.
2. Ibid., c. 20, f. 129 b.
DEUXIÈME PARTIE

LES THÉOLOGIENS

La synthèse théologique qui s'élaborait au xme siècle, à l'aide


d'une philosophie strictement rationnelle, demandait que chaque
problème étudié le fût en tous les ordres où il pouvait se transposer,
et reçût en chacun de ces ordres une solution précise. Or l'individua
lité de l'être était l'un de ces problèmes métaphysiques et logiques
inévitables à toute philosophie issue de l'aristotélisme et dont la
solution devait tenir compte, au premier chef, des natures au sujet
desquelles il se posait. Aristote avait proclamé la matière principe
de l'individualité. Le même principe expliquerait-il l'individualité
de l'âme, de l'ange, de Dieu ? Rendrait-il compte de la diversité
et de la richesse de la création ? Et même si l'on restreignait la
doctrine aristotélicienne à l'individualité des substances maté
rielles, l'explication de mystères comme ceux de l'assomption d'une
nature humaine individuelle par le Verbe, de la transsubstantiation
eucharistique, de la résurrection des corps, pourrait-elle s'en accom
moder ?
Telle était la perspective d'ensemble qui s'offrait à l'esprit des
théologiens du XIIIe siècle, lorsqu'ils s'interrogeaient sur le pro
blème de l'individualité des êtres. La première mention qui en est
faite par saint Thomas au Commentaire des Sentences a trait au
mystère de la Trinité, la deuxième à la simplicité de l'âme.
Dans les études qui suivent nous tenons compte de cette pers
pective, mais en lui conservant comme centre l'individualité des
substances matérielles, et en évitant d'entrer dans les questions
proprement théologiques dont chacune demanderait à être étudiée
pour elle-même. Nous laisserons aussi de côté, malgré leur intérêt,
les rapports du problème de l'individualité avec la théorie de la
connaissance.
CHAPITRE V

GUILLAUME D'AUVERGNE

La répugnance que certains théologiens éprouvaient à admettre


la théorie aristotélicienne de l'individuation par la matière s'expri
me dans le De Universo (vers 1231-1236) avec la vivacité et l'abon
dance qui caractérisent la manière de Guillaume d'Auvergne 1,
car Guillaume est partisan très décidé de l'immatérialité absolue des
Intelligences. Le problème est donc posé à propos des anges, mais
aussi à propos des âmes et contre les disciples arabes d'Aristote
qui niaient l'individualité des âmes après la mort 2.
Mais tout de suite Guillaume joint la cause des âmes et des anges
à celle de Dieu. Et citant l'Écriture, Aristote, le De Causis, Avi-
cenne, il accumule les raisons qui établissent l'individualité divine * :
Puis il conclut : « Aggregata igitur ratiocinatione, manifestum est
tibi ex omnibus his, primum principium designabile esse designa-
tione singulari, et appropriata, et vere demonstrabile,* et ita ut
dicatur de ipso hoc, vel iste, et haec essentia altissima, vel hoc esse
nobilissimum, licet ejus esse sit in ultimitate immaterialitatis
et abstractionis. Non prohibet igitur spoliatio, sive abstractio a
materia et appendicitiis materialibus substantias intelligibiles,
sive per demonstrationem, sive quolibet aliorum modorum singu-
lariter, et appropriatissime designabiles esse, alioquin in creatore
tanto magis hoc prohiberent, quanto majores apud ipsum sunt,
sciUcet hujusmodi spoliatio et abstractio ». * Ailleurs Guillaume
établit que l'infinité ne s'oppose pas à l'individualité divine •.

1. Cf. N. Valo1s, Guillaume d'Auvergne, Paris 1880, 2e partie, ch. vu.


2. Gu1llaume d'Auvergne. Opera omnia (Orléans 1674), t. I. De Universo, I 2
c. 9, p. 852. •— L'on s'étonne que Guillaume compte Avicenne parmi ces négateurs.
Sur d'autres points cependant, G. connaît bien la pensée d'Avicenne.
3. Ibid., c. 10. — G. cite sans le nommer le De causis: « et posuerunt ei indivi-
duum dicentes quia individuum ejus est bonitas pura... » (p. 852 a D), et Avicenne :
» Ipsimet existimaverunt se declarasse sermonibus primum principium, quod rec-
tissime nominaverunt necesse esse per se, non habere comparem... » (b A). Cf. De
Tr1n1tate, c. 4, p. 4 ss.
4. Même sens que designabile. De même un peu plus loin : per demonstrationem.
5. De Univ. I, 2, c. 10, p. 853 b B. — Voir aussi c 12, p. 855 a D.
6. Ibid., c. 68, p. 919.
GUILLAUME D'AUVERGNE 73

La conclusion vaut pour les anges, autant que pour Dieu. Nous
devons d'ailleurs nous fier à la connaissance expérimentale des
prophètes qui témoignent de l'immense multitude des anges 1 ;
et d'autre part nous n'avons aucun motif de croire que les diffé
rences, même les plus marquées, qui les distinguent les uns des
autres, soient de l'ordre spécifique : il n'y a pas plusieurs espèces
angéliques 2. Pour ce qui est des âmes, il est absurde de penser,
que, distinctes individuellement lorsqu'elles sont unies chacune
à son corps, elles cessent de l'être après la séparation, pour se
confondre en une seule intelligence. C'est là une de ces erreurs à
traiter par le fer et le feu bien plutôt que par la raison 3. Cesser
d'être telle substance individuelle, ce n'est pas perdre une modalité
accidentelle, c'est ne plus exister du tout *. On semble croire que
deux âmes séparées ne peuvent être distinguées l'une de l'autre
par l'intelligence pas plus que ne le seraient par la vue deux brebis,
ou deux abeilles, si on ne les voyait occuper chacune leur place
à côté l'une de l'autre ■• Et de cette impossibilité de les discerner
l'on conclut à leur identité, en vertu de ce principe : ce qui est intel
ligible est, ce qui est inintelligible n'est pas. S'il en était ainsi, il
faudrait réduire à un seul être toutes les substances immatérielles,
il faudrait identifier avec Dieu tous les anges et toutes les âmes •.
Mais l'âme en quittant le corps ne se détache pas à ce point qu'elle
n'en conserve quelque empreinte ; et puis chacune a sa perfection,
sa vertu, son mérite. Prétendre qu'elles ne sont pas discernables,
c'est confondre connaissance sensible et connaissance intellectuelle.
Le sens ne dépasse pas l'extérieur et ce qui est tout proche de lui.
L'intelligence, du moins l'intelligence pure et glorieuse, non plus
obscurcie par le corps, pénètre tout jusqu'au plus intime : c'est l'œil
du lynx. Ici-bas nous ne distinguons Platon de Socrate que par
leur extérieur, seul accessible au sens ; et de ce point de vue l'on
doit dire en effet avec Boèce que seule la variété des accidents dis
tingue individuellement les substances. Mais, une fois glorifiée,
notre intelligence aura l'intuition claire de ce qui, en vérité, et par
delà les accidents, constitue la diversité numérique des individus 7.
1. Ibid., c. 14, p. 857;
2 Ibid , c. 21, p. 864. — Voir aussi c. 116 et ss., p. 966.
3. Ibid., c. 15, p. 858 a G.
4. Ibid., c. 14, p. 857 b A ss.
5. Ibid., D.
6. Ibid., p. 858 a E.
7. Ibid., c. 15, p. 859 a B C. 1 Tntellectus igitur noster in bis tenebris tt in
bac depressione qua sumus bic, non distinguit ad nudum Socratem a Platon* in
74 LE PRINCIPE DE L'INDIVIDUALITÉ

C'est le dernier mot de Guillaume et qui exprime bien le fond de


sa pensée 1. Il ne dit pas s'il en va de même de l'individualité des
substances matérielles.
hac specie, homo. Quoniam nec ad nudum et clarum penetrat apprehensio ejus, nec
intrat in illam. In gloria tamen futura sua ad nudum et clarissime intuebitur eorum
diversitatem numero, per quam solum numerantur, et per quam solam vere ac pro
prie dicitur hoc, et illud unum, et alius unus, et alius alter, et reliquus, non autem
ullo modorum per varietatem accidentium ». — Boèce est cité, à la phrase sui
vante, sous l'appellation habituelle à G. : « iste philosophus Italicus. »
I. L'on sait que pour lui l'intelligence connaît le singulier quel qu'il soit, et que la
connaissance intellectuelle en général n'a que faire d'un intellect agent. Cf. Opera,
i. II, Suppl. De Anima, cap. 5, pars 17, p. 141 ; cap. 7, pars 1 sa., p. 203 ss.
CHAPITRE VI

ALEXANDRE DE HALÈS

La manière d'Alexandre de Halès est moins assurée, plus circons


pecte que celle de Guillaume d'Auvergne ; il se tient toujours très
proche de ses autorités et cherche à les concilier plutôt qu'à
décider entre elles. Le premier texte de la Somme où il soit question
de l'individuation en est un exemple typique 1. Alexandre s'inter
roge sur les différentes sortes d'unités : sa réponse est une simple
classification des divisions proposées par Denys a, saint Bernard 3
et Avicenne * l'un considérant l'unité par rapport à la causalité
de Dieu, le deuxième par rapport à l'unité divine, le troisième selon
la nature même des êtres créés. Saint Bernard ne mentionne pas
l'unité numérique. D'après Denys elle provient de la forme indivi
duelle et peut être considérée soit comme l'unité d'un tout, si on
la prend dans son rapport aux parties qui la forment et à sa for
mation même, soit comme l'unité d'un sujet, si on la prend en son
être et par rapport à ses accidents. Selon Avicenne l'unité numé
rique peut être divisible ou indivisible. Divisible c'est l'unité de
l'homogène, du continu : indivisible c'est l'unité de perfection, ou
l'unité d'essence, ou l'unité d'espèce. Alexandre ne s'explique pas
davantage sur le sens et la valeur de ces distinctions diverses. Mais
peut-être le fait-il lorsqu'il en vient aux applications, lorsqu'il
traite de l'individuaHté de Dieu, de l'âme et des substances maté
rielles.
Le problème de l'individualité divine est posé sous cette forme5:
l'unité de Dieu est-elle l'unité d'un universel ou l'unité d'un indi
vidu ? Selon notre manière de concevoir, l'unité divine est à la fois
absolument simple et présente partout : sous ces deux aspects elle
ressemble plus à l'unité universelle ; mais de plus elle est parfaite
1. Universae theologiae Sutnma (Venise 1576), I, Q. XIII, m. 3, f. 30. (Qt1aracchi,
1924. 74)-
2. De divinis nominibus, c. 13, § 2, PG t, 3, col. 977, 979.
3. De consideratione ad Eugenium, 1. V, c. 8, PL t. 182, col. 799.
4. Met., V, 11 | X, 1.
5. Sur l'unité comparée à la pluralité des personnes, voir Q. XIV, m. 1 (Qua-
laccM, 76).
76 LE PRINCIPE DE L'INDIVIDUALITÉ

et entièrement distincte de toute autre, et de ce chef elle ressemble


plus à l'unité individuelle 1. En d'autres termes l'universel ni le
singulier ne sont en Dieu, mais Dieu possède les perfections de l'un
et de l'autre a. Ainsi il y a différentes manières de fonder l'individua
lité dont aucune ne convient à Dieu : d'après Aristote l'individua-
tion vient de la matière, d'après Boèce des accidents ou de la forme
singulière ; or en Dieu il n'y a ni matière, ni accidents, ni forme *.
De même la notion d'individu signifie soit l'ultime division de la
substance, l'atome *, soit une collection unique de propriétés '.
Le premier sens ne convient aucunement aux personnes de la Tri
nité ; le deuxième pourrait leur convenir, car chacune a quelque
chose en propre qui lui convient à elle seule ; mais trouvera-t-on
une autorité pour nous permettre de dire : « persona divina est
individuum ? • ». La définition de la personne donnée par Boèce :
« rationalis naturae individua substantia » ne peut elle-même être
admise en Dieu que si l'on tient compte de cette distinction. Sans
doute faut-il lui préférer la correction proposée par Richard de
Saint-Victor : « persona est rationalis naturae incommunicabilis
existentia ». Car les personnes divines ne se distinguent numéri
quement que par leur origine et non point par la substance, les
accidents et la position dans l'espace, comme Socrate et Platon 7.
Passons aux créatures. Alexandre admet d'une façon générale
que la matière est la raison de la multiplicité numérique des subs
tances matérielles t. De quelle manière ? Il ne le précise pas, bien
qu'il recueille les objections qui avaient cours sur l'impossibilité
pour la matière d'être principe de distinction et d'unité 8. L'accident

1. Ibid., I, Q. XIV, m. 6, a. 3, f. 35 a (Quaracchi, 85).


2. Ibid., I, Q. XLVIII, m. 4, a. 1, f. 125T (Quaracchi, 337).
3. Ibid., b et 126 a
4. Boèce, cf. supra, p. 56.
5. Porphyre, cf. supra, p. 56.
6. Ibid., 126 b.
7. Ibid., 126 a et b. Voir aussi Q. XLV. m. 3, f. 117 (Quaracchi, 315).
8. Ibid., I, Q. XIV, m. 1, ad 2™ (Quaracchi, 76, p. 123 a) ; II, Q. XI, m. 2, f. 17T a |
IV, Q. X, m. 7, a. 2, § 1, Resol., f. 190T b.
9. Ibid,, II, Q. XI, m. 1, f. 16 b. « Alii vero dixerust quod unitas est a forma, et
multitudo a materia. . . Sed contra hoc sic objiatur. . . » ; f. 1 6T a : « Si enim dicatur ma-
teria partes habere, partibilitatem habebit ergo, partibilitas au tem non est sine forma.
Si ctiam in una parte sui sit simplicior et in altera parte corpulentior, hoc non erit
ni si ratione formarum ; materia enim ex hoc est materia quod habet possibilitatem
ad formas. Praeterea, materia ratione corporeitatis est divisibilis : sed divisio
aliunde venit quam a divisibili, ergo aliud est principium divisionis sive multitudinis
quam materia. Praeterea si partibilitas est in materia ratione corporeitatis, erit
ALEXANDRE DE HALÈS 77

aussi, comme la matière, joue un rôle dans l'individuation, selon


l'enseignement du Philosophe. Cependant c'est là se tenir au point
de vue de la philosophie naturelle. En théologie, individualité signi
fie d'une façon générale incommunicabilité 1. Or si l'incommuni
cabilité des Personnes divines leur vient uniquement de leur ori
gine, puisqu'elles ont même nature, même être, elle convient aux
hommes à raison de l'origine diverse de chacun et à raison d'une
qualité propre, individuelle ; aux anges, qui n'ont d'autre cause
que Dieu, par le fait seul de cette qualité, laquelle est une certaine
perspicacité d'intelligence ou puissance de volonté 2. Les anges
d'ailleurs forment un certain nombre d'espèces ; et chacune de ces
espèces contient des individus distincts, non pas certes à cause
de la corruptibilité de la matière ou de l'individu qui seraient im
puissants à sauver l'espèce, mais par suite de la bonté infinie de
Dieu. Si en effet les anges sont composés de matière et de forme,
c'est d'une matière spirituelle très distincte de la matière cor
porelle 3
Dans la troisième partie de la Somme, Alexandre est amené, par
les difficultés de l'union hypostatique, à préciser sa pensée. Toute
substance individuelle, ou hypostase, n'est pas une personne, car
ce nom indique une « dignité » spéciale qui distingue l'individu de
toute autre dignité égale ou supérieure. L'individu suppose lui-
même deux éléments : une propriété singulière qui le détermine en
soi, puis, une collection unique de propriétés ou accidents *. Mais
d'autres distinctions mettent un peu d'obscurité dans ce langage :
la singularité, écrit Alexandre, vient à Socrate de cette qualité qui
le distingue de tout autre et l'oppose à l'universel ; l'incommuni-
cabilité est ce caractère, attribuable aussi aux animaux, qui l'em
pêche d'appartenir à un autre comme partie *. Mais ailleurs : la
chose individuelle est en puissance à la propriété qui la distingue,

divisio ratione formae, cum corporeitas in materia sit forma. Item si tantum ratione
materiae esset multitude», omnia essent unum in forma », etc.. — La « résolution »
ne s'occupe que des huit premières objections, celles concernant la matière commen
çant avec la onzième. Le » membrum » qui suit se présente bien comme une réponse
à ces dernières, mais il n'entre point dans le détail. Ce n'est d'ailleurs pas un cas isolé
dans cette Somm:, dont l'unité de rédaction est décidément bien douteuse.
1. Ibid. II, Q. XX, m. 4, a. 1, f. 36 v b.
2. Ibid., a. 2, f. 37 b.
3. Ibid., et m. 6, a. 1, f. 39 ; a. 2, f. 39vet 40. Voir aussi m. 2, resol., f. 34' a ; et,
au sujet de la composition de l'âme humaine : Q. LXI, m. 1, f. 1o3T a.
4. Ibid., III, Q. VI, m. 2, a. 3, f. 2oT a.
5. Ibid., m. 4, f. 21 a.
i

78 LE PRINCIPE DE L'INDIVIDUALITÉ

et c'est alors l'hypostase ; ou bien elle est déterminée en acte par


cette propriété, et c'est la personne ou l'individu, la personne s'il
s'agit d'êtres raisonnables 1.
Mais il ne faut peut-être pas insister sur ces gaucheries de l'ex
pression. Il est suffisamment clair que la tendance d'Alexandre est
d'expliquer l'individuation par une qualité individuelle positive,
propre à chaque substance.

1. Ibid., Q. VII, m. 1, a. 3, sol., f. 23 b


CHAPITRE VII

JEAN DE LA ROCHELLE

L'indépendance de ce disciple d'Alexandre de Haies, affirmée


notamment au sujet de l'immatérialité de l'ange et de l'âme, et sa
fréquentation d'Avicenne, font regretter qu'il ne se soit pas étendu
davantage, dans sa Summa de Anima, sur le principe de l'indivi-
duation. Il n'en parle que dans la 2e partie, à propos de l'abstrac
tion, fort brièvement, et sous l'inspiration manifeste d'Avicenne :
« Verbi gratia, forma humana, substantia et natura est, in qua
conveniunt omnia singularia speciei hominis aequaliter, cujus est
una differentia ; sed quia accidit esse in hoc singulariter vel illo,
ideo multiplicataest.Hoc autem estnon natura sui.Sienim ex natura
humana esset, unde deberet multiplicari, tune non praedicaretur
homo de aliquo uno numero. Si enim humanitas esset ex hoc quod
est humanitas Petri, tune humanitas non esset (alicujus) alterius.
Relinquitur ergo, quod accidit humanitati ex materia modus iste
multiplicationis et divisionis, quae est in singularibus. Accidit
enim in alio propter hoc, quia cum sint in materia [acquireretur
ei] aliquis modus quantitatis, qualitatis, situs, ubi, quae omnia
abstracta sunt a natura ipsius... Relinquitur ergo, quod forma
humana non habet ex sua essentia hujusmodi accidentia ; sed ista
ei accidunt propter comparationem ipsius ad materiam. 1 »
D'après Jean de la Rochelle, l'humanité est donc individuée par
la matière. La Summa de Anima ne cherche pas le moins du monde
à atténuer une affirmation si peu conforme à l'enseignement de
l'école franciscaine.
1. Domen1chell1. La Summa de Anima di frate Giovanni delia Rochelle. Prato,
1882 ; Texte II, 35, p. 287. — Cf. G.-M. Manskr, O. P. Johannes von Rupella, dans
Jahrbuch f. Philosophie u. Spekul. Theologie, t. XXVI, 1912, pp. 290-324.
CHAPITRE VIII

SAINT BONAVENTURE.

Saint Bonaventure est plus fidèle disciple d'Alexandre de Haies ;


s'il développe la doctrine de son maître, c'est dans le sens où elle
est déjà nettement orientée.
Reprenant une réflexion que nous avons déjà rencontrée chez
Boèce, Guillaume d'Auvergne et Alexandre de Haies, saint Bona
venture distingue les accidents extérieurs qui révèlent aux yeux
rindividuation, des principes internes qui la constituent. Les pre
miers se rencontrent chez les anges eux-mêmes. Mais les accidents
ou propriétés sont insuffisants à constituer l'individualité, car si
on les supp1ime par la pensée de deux individus quelconques,
ceux-ci continuent de se distinguer l'un de l'autre 1.
L'individuation est en effet une réalité qui s'ajoute à la subs
tance, moins d'ailleurs pour la compléter, que pour la contracter
et la limiter 2. Elle se distingue de l'hypostase ou de la personne 3.
Dans l'ange en effet, l'hypostase qui s'identifie à sa forme, est uni
verselle et ne suffit pas à l'individuer * ; dans l'homme la person
nalité ajoute une perfection qui n'est pas de l'individu comme telle.
L'individuation fait l'unité entre les principes de la substance et
la séparent de toute autre ; elle pose la substance dans le lieu et
dans le nombre ; et de ce chef elle est accidentelle en même temps
que substantielle *.
Dirons-nous, avec Richard de Saint-Victor, que l'individualité
a son principe dans l'origine même de la substance ? • Ceci est vrai
de la distinction de chaque personne divine " ; ce n'est plus vrai

1. In II Sent., Dist. III, P. 1, a. I, q. 1, p. 89 b ; a. 2, q. 1, p. 104 b ; q 2, p. 106 ;


In III Sent., Dist. X, a. 1, q. 3, p. 231 a.
2. In I Sent., Dist. XXIV, a. 2, q. 2, ad 1m, p. 427 b j Dist. XXV, a. 1; q. 2,
p. 440 a ; In II Sent., Dist. III, P. I, a. 1, q. I, p. 89 b.
3. In II Sent., Dist. III, P. 1, a. 2, q. 2, p. 106.
4. In II Sent., Dist. III, P. I, a. 1, q. 1, p. 89 b.
5. In II Sent , Dist. III, P. 1, a. 2, q. 2, p. 106. — De myst. Trin., Q. IV, a. 1
(T. V, p. 83 a 11).
6. In II Sent., Dist. III, P. 1, a. 2, q. 1, p. 104 b.
7. In I Sent., Dist. XXV, a. 1, q. 1, p. 440 a.
6AINT BONAVENTURE 81

de l'ange, qui n'est pas engendré ; et ce n'est vrai de l'homme


qu'en un sens limité, dans la mesure où ce sont en effet les parents
qui limitent et divisent la matière d'où est formé l'individu. D'une
façon générale cependant, le principe absolument premier de la
distinction et de la multiplicité, c'est la bonté surabondante de
Dieu qui veut se manifester par la multitude des créatures 1.
A l'intérieur de la substance, le p1incipe de l'individuation ne
sera pas la matière 2 ; comment la matière commune à tous 3 serait-
elle principe de distinction ? ni une forme venant s'ajouter à la
forme spécifique, car une forme peut toujours être reproduite, et
d'autre part nous voyons par expérience que la seule division du
continu suffit à produire des individus. L'individuation provient
bien plutôt de l'union actuelle de la matière et de la forme, l'une
s'appropriant l'autre en cette mutuelle conjonction *. De la forme
principalement dérive la nature ou être propre de l'individu, de la
matière en premier lieu lui vient d'exister et d'être cela qui existe
en tel lieu, en tel temps 6. De leur conjonction proviennent les acci
dents ou propriétés unis entre eux comme ils ne le sont nulle part
ailleurs •.
Comme d'autre part, d'après saint Bonaventure, l'ange et l'âme
sont l'un et l'autre composés de matière et de forme, la théorie
adoptée leur convient comme à toute substance créée 7. Aussi
n'y a-t-il aucun motif de penser qu'il y ait parmi les anges autant
d'espèces que d'individus et vaut-il mieux se tenir à la position
« sobria et catholica» qui les distingue entre eux par la personnalité8.
L'on comprend aussi facilement que l'âme possède l'individualité
indépendamment du corps qu'elle anime.
1. In II Sent., Dist. III, P. I, a. 2, q. 1, p. 104 b.
2. In II Sent., Dist. III, P. I, a. 2, q. 3, p. 109.
3. Sur l'unité de la matière, voir In II Sent , Dist III, P. 1, a. I, q. 2 et 3.
4. In II Sent., Dist. III, P. I, a. 2, q. 3, p. 109 ; Dist. XVIII, a. 1, q. 3, p. 441 b.
5. In II Sent., Dist. III, P. I, a. 2, q. 3, p. 109 b.
6. De myst. Trin., Q. IV, a. 1 (T. V, p. 83 a 11). — Cf. G1lson, La philosophie
de S. Bonaventure, Paris 1924, pp. 240-243.
7. In II Sent., Dist. III, P. I, a. i, q. 1, p. 89 b ; Dist. XVII, a. 1, q. 2 ; Dist.
XVIII, a. 2, q. 1, a 1m, p. 447 a. — Cf. G1lson, op. cit., p. 236 ss. »t p. 307.
8. In II Sent., Dist. III, P. 1, a. 2, q. I, p. 103 b.
CHAPITRE IX

ROGER BACON

Roger Bacon s'est occupé à deux reprises du problème de l'indi-


viduation. Une première fois, à Paris, avant son entrée dans l'Ordre
de saint François, alors que, simple maître ès-arts, il commentait
la Métaphysique d'Aristote, c'est-à-dire entre 1244 et 1250 1 ; puis,
beaucoup plus tard, dans ses Communia naturalium.
Ses Questions sur les traités d'Aristote ont pour nous le grand
intérêt d'être le seul témoin connu, jusqu'ici du moins, de l'ensei
gnement philosophique donné à la Faculté des Arts à cette époque.
Le texte qui nous en a été conservé 2 n'est peut-être, comme l'a
conjecturé Duhem, qu'une reportation d'étudiant 3. Il n'a rien en
tout cas de l'abondance et de la vivacité des écrits postérieurs du
fougueux franciscain. Mais l'on peut croire que l'exposé très court
et très sec de la discussion, n'en a pas altéré le caractère essentiel,
qui est, nous semble-t-il, de représenter un état intermédiaire entre
la prédominance si marquée de la dialectique aux premières années
du xme siècle et l'allure plus libre, la recherche plus approfondie
et plus vraiment philosophique que nous trouvons déjà chez un
Guillaume d'Auvergne et un Albert le Grand. Les questions posées
par maître Bacon sont d'un esprit exigeant et critique, auquel la
lettre du texte commenté ne peut suffire, mais ses procédés d'argu
mentation et les solutions qu'il propose n'échappent pas toujours
au verbalisme compliqué d'une logique souvent toute formelle.
Cependant la discussion du problème de l'individuation est par
ticulièrement bien conduite. On peut la trouver confuse parce qu'elle
se développe avec une minutie excessive et sans nous faire grâce
d'aucune distinction, d'aucun intermédiaire dialectique ; mais,
malgré quelques explications embarrassées, la pensée est suivie
et assez précise.
L'origine de cette discussion est l'étude de la définition et de ses
parties intégrantes. La définition classique (« diffinitio famosa »,
1. Cf. Duhem, Le système du monde, t. III, p. 266.
2. Biblioth. municip. d'Amiens, ms. n° 406. .— Duhem, op. cit., t. III, p. 261
ss., et t. V, p. 375 ss., a longuement étudié ce ms.
3. Op. cit., t. III, p. 265.
ROGER BACON 83

dit Bacon) par genre et différence, nous fait connaître l'universel.


Bacon se demandera un peu plus loin si la substance individuelle
peut être définie. Mais tout d'abord il veut chercher la cause qui
individualise l'essence universelle, la cause qui fait, d'une substance
universelle, un tout particulier, individuel, un au suprême degré 1.
Cette cause pourrait-elle être un accident ou bien une collection
d'accidents ? A vrai dire, si l'on considère ces mots : individuel,
un, indivisible, ce sont tous termes accidentels. De plus la perfec
tion formelle désignée par eux est bien aussi un accident. Mais si la
cause formelle de l'individualité est un accident, il n'en saurait
aller de même de sa cause efficiente, puisque la substance elle-même
est individuelle, et puisque d'autre part la substance possède en
soi les principes suffisants de son être. La cause efficiente de l'indi
vidualité est à trouver dans les principes mêmes de la substance 2.
Sera-ce la matière, ou la forme, ou bien l'une et l'autre ? 3 Maître
Bacon série soigneusement les différents aspects de sa réponse.
En l'abrégeant, nous pouvons dire : la matière et la forme sont,
l'une et l'autre, causes de l'individualité, mais à des titres divers.
La matière en est la cause par excellence, la cause efficiente, prin
cipale et originelle. La forme en est seulement cause instrumentale *.
1. Ms. cit., i. 102 a, fin : « Quaeritur quae partes ingrediuntur diffinitionem et quae
non ? Sed primo diffinibilia (vel de diffinibili ? Duhem, op. cit., t. V, p. 399). Quaeri
tur, cum sit duplex totum, scilicet universale et particulare, de toto particulari individuo
quod est maxime unum, de causa suae individuationis scilicet, et quid facit universalis
hujusmodi individuum esse individuum ? »
2. Notre exposé abrège beaucoup celui de Bacon et ne s'astreint pas à suivre le
même ordre. Les citations faites en note n'indiquent que les passages les plus signi
ficatifs. — Ms. cit., f. 102 b : « ...quare individuum non fit individuum per accidens
unum. Sed nec aggregatio accidentium facit illam individuationem ut patria, paren
tes et huj usmodi, quia ex accidentibus nihil fit nisi accidens. . . Loquimur (vel loqui ?)
de aliqua substantia individua : et est substantia, et est individua. In quantum ipsa
est substantia, accidens non est causa ejus. In quantum ipsa est individua vel una
vel multa vel hujusmodi, sic accidens est ejus perfectio formalis, quia hoc nomen
individuum accidens de ratione nominis ; unde unum numero est individuum et
omne individuum est unum numero. Tamen in quantum sunt individua adhuc
dupliciter : aut de causa formali, et sic accidens est causa formalis individui ; aut de
causa efficiente individuation1s, et sic principia substantiae sunt causa efficiens
individuationis sicut unitatis. »
3. Ibid. : « Quaeritur de illis causis ulrum principia rei debent esse causae efficientes
hujusmodi individuationis ? »
4. Ibid., i. 102 b fin-f. 1o2v a : « Dico quod principia substantiae sunt causae
efficientes individuationis a quibus et per quas causantur et esse habent. Ad objec-
tum dico quod principium matcriale ex quo et efficiens non coincidunt ; tamen
principium materiale in quo coincidit bene cum efficiente et sic est hic. — Quaeritur
ergo, si aliquod istorum, quaeritur quod istorum, scilicet utrum materia tanium vel forma
tant un1 vel utrumque ?... materia est causa accidentium sicut materia, sed per ratio-
nem materiae est ratio efficiendi, quare erit causa efficiens originalis illius individua-
" De ente et essentia ". 8
84 LE PRINCIPE DE L'INDIVIDUALITÉ

Que la matière soit cause efficiente, cela paraît faire difficulté.


Il faut l'entendre en élargissant quelque peu le sens du terme effi
cience et en distinguant dans la matière un double aspect. A l'égard
des formes la matière est bien puissance, et principe d'où elles
proviennent ; d'autre part son efficience à elle n'est pas celle des
propriétés qui appartiennent au composé ou à la forme. Mais par
rapport à ce qui est accidentel à l'essence, et comme principe dans
lequel la forme est reçue, la matière est aussi essence et substance
en acte. De ce point de vue, et par l'acte même de l'essence, elle
a en quelque façon le pouvoir de produire un grand nombre de
propriétés naturelles, à savoir et très spécialement les propriétés
quantitatives ou mathématiques, parmi lesquelles précisément il
faut compter l'individualité numérique. Elle est la raison première
et l'origine de ces propriétés, et c'est en ce sens qu'elle est dite
cause efficiente de l'individuation.
Pourtant la forme a un rôle à jouer dans l'individuation, puis
qu'elle est aussi principe de la substance et puisque, au dire d'Aris
tionis. Quod concedo extendendo nomen efficiendi ; quia materia non nihil est ;
ideo aliqua natura, potentia et essentia ; et ideo accidentalitatis essentiae, ratione
cujus accidentalitas, aliquo modo potest esse causa propter quam multae passiones
possunt esse ortae, et hoc potest esse causa emciens originalis horum passionum
naturalium aliquo modo. Ad objectum dico quod materia est aliqua substantia
et essentia in actu quantum ad accidentalitatem essentiae, et per istum actum
essentiae habet aliquam potentiam producendi multas passiones naturales, exientes
ex sua natura, sicut forte in quantitatibus ; in potentia tamen est respectu formarum.
Ad aliud dico quod ratio efficiendi quae debetur passionibus consequentibus compo-
situm et formam non debetur materiae. Tamen ratio producendi vel efficiendi pas
siones materiales quae primo sunt materiales, sicut mathematicae et ta1es, attri-
buuntur materiae et hoc est in proposito, quia individuatio est proprietas mate-
ri ali s, et unitas et huj usmodi, et taies ta1e habent suum esse et originem a materia.
Unde potest materia esse tota causa, aut maxime aut concausa... — Quia supposi-
tum est quod materia est causa individuationis ideo quaeritur utrum ipsa sola causet
individuatienem ?... forma est causa et materia est concausa, quia utrumque illo-
rum est principium substantiac individuae, ideo utrumque est causa individuatio
nis... » f. 1o2T b : t ...forma substantialis est causa, sicut materia, non tamen prin-
cipalis sed sicut instrumentalis vel formalis — Ideo quaeritur quid istorum sit magis
causa individuationis, an materia vel forma ?... Passio materialis magis trahit ortum
et exitum suum in esse per naturam materiae quam per naturam formae ; indivi
duatio est passio materialis, ergo etc. {sic). Major patet quia passio formalis maxime
oritur per naturam formae, quia omne quod generatur, ex sibi simili. Minor patet
quia individuum est unum numero per se, et e contrario; quare unitas et individuatio
sunt similis proprietas ; sed unitas est quantitas quae oritur per naturam materiae.
Quod concedo, quod antonomastice et maxime est materia causa individuationis...
Unde materia est causa originalis et completiva magis individuationis quam forma. . .
Unde secundum quamlibet partem sui signata est in isto individuo, et quicquid
superadditur supra illam partem signatara, tum sicut forma substantialis, tum acci-
dentalis, semper sequitur naturam illius partis signatae, et conditionem illius partis
signatae... Unde dico quod forma, si adveniat materiae, dat ei unitatem et infini-
tatem et individuationem et huj usmodi instrumentaliter solum. »
ROGER BACON 85

tote, il lui appartient de distinguer et de diviser. A vrai dire cette


dernière fonction concerne avant tout la constitution des espèces.
Lorsque survient la forme, substantielle ou accidentelle, la matière
est déjà numériquement déterminée (signata) en chacune de ses
parties. Aussi à l'égard de l'individuation, propriété matérielle,
l'efficience de la forme ne peut être qu'instrumentale. La supério
rité de la forme sur la matière ne peut ici entrer en ligne de compte
pour lui faire attribuer une causalité primant celle de la matière,
parce que l'effet à produire ne relève pas de l'ordre formel.
Le lien très étroit, reconnu par Bacon entre la matière et la quan
tité, l'invite à se demander ailleurs si la matière est d'elle même,
et avant son union avec la forme substantielle, déterminée par la
quantité 1. Il connaît l'enseignement d'Averroès sur les dimensions
indéterminées, et il paraît à première vue l'accepter. Mais ce n'est
pas sans de sérieuses réserves, et qui vont, il s'en rend bien compte,
à modifier entièrement la pensée du Commentateur. Déterminées,
dit-il, ou non déterminées, les dimensions ne sont jamais qu'en
puissance dans la matière, et celle-ci est en puissance à la forme
substantielle avant de l'être à une forme accidentelle. Par ailleurs
la matière et la forme ne sont pas, premièrement et comme tels,
principes du corps, mais principes de la substance. Ils n'ont ordre
au corps, et par suite à la dimension, que par l'intermédiaire de la
substance. Comment Bacon a-t-il concilié cette critique d'Averroès
avec la doctrine précédemment exposée ? Nous n'avons rencontré
aucun texte où il s'en explique 2.
1. Ms. cit., f. 84T b : iHabito de potentia materiae primae, quaeritur, cum ipsa
secundum iempus formant non praecedat, an habeat aliquam formant in [se] et secundum
se sit dimensionata ? ...Solutio : Dimensiones in materia dupliciter, aut terminatae
aut interminatae ; in materia prima sunt dimensiones interminatae, non tamen
terminatae, et hoc videtur per commentatorem Averrois... Substantia prior est
accidente, tempore, cognitione et dimnitione... ergo cum forma substantialis prae-
cedit accidens, ergo in materia est forma substantialis antequam forma accidentalis
aliqua. Aut ergo per dimensiones non terminatas intelligit formam substantialem
in actu aut in potentia; sed sive sic, sive sic, semper est ibi forma substantialis. Quod
concedo. Et dico quod ibi non est dimensio aliqua nisi in potentia. Tamen sic non
intelligunt quod sic ponunt, sed dicunt quod superficialis et linealis est ibi dimensio.
Dico tamen quod sub pura potentia receptiva sunt ibi purae dimensiones terminatae
et non terminatae, et est ibi forma substantialis prius in potentia quam accidentalis.
Ad objectum primum respondeo : Principia dimensionatorum possunt esse per se,
et sic sunt dimensionata, et sic sunt partes integrales, sunt principia corporis per se,
et sunt dimensionata. Materia prima non est principium corporis, nec forma, per
se, sed per accidens, per se tamen substantiae, et remota corporis, quia sunt prin
cipia corporis in quantum est substantia non in quantum corpus vel dimensiona-
tum... Ad aliud respondeo : Si ponamus dimensiones non terminatas in materia,
hoc erit solum in potentia... »
2. Sur la théorie de la matière et de la forme, exposée par Bacon dans ces Ques
tions, voir les analyses de Duhem, op. cit., t. V, p. 375 ss.
86 LE PRINCIPE DE L'INDIVIDUALITÉ

Bacon s'interroge aussi sur la possibilité pour une forme pure


d'être individuelle, et il concède que selon Aristote il ne saurait
y avoir pour les formes séparées d'individualité numérique. Mais
il répond brièvement qu'une forme ne peut être créée en soi : il lui
faut nécessairement une matière. Et si l'on oppose que Dieu au moins
est forme pure la réponse est que Dieu n'est ni universel ni indivi
duel l.

Lorsque Bacon, plus tard, reprit le problème, ce fut avec plus


de hardiesse et de hauteur 2. Question importante et jamais résolue,
dit-il alors 3, mais aussi grande sottise *, car il n'y a pas plus de
raison de s'interroger sur le principe de l'individuation que de
rechercher la cause de l'universel 5. Au vrai, il y en a moins encore,
car l'individuel est premier en nature, et. antérieur à l'universel.
L'erreur fondamentale est de s'imaginer que l'individuel vient
en quelque façon s'ajouter à l'universel pour le déterminer et le
parfaire. Rien n'est plus contraire à la réalité. L'universel et l'indi
viduel forment dans les choses deux séries distinctes, deux lignes
parallèles. Du genre éloigné : vivant, par exemple, l'on peut passer,
en suivant la ligne de l'universel, au genre prochain : animal, puis
à l'espèce : homme ; mais arrivé là l'on ne va pas plus loin, l'on est
à l'extrémité de la ligne, et celle-ci ne peut conduire jusqu'à Socrate.
1. Ms. cit., f. I02T b : « Quaeritur utrum possibilis sit ponere naturam individua-
tionis in hiis quae habent formam solum, exclusa omni materia, ut in ydeis platonicis ?...
hoc dicit Aristoteles : in separatis a materia non est individuatio secundum nume-
rura, sed secundum speciem, secundum quod non est individuatio sine materia.
Quod concedo, quia hoc ostendit Aristoteles quia omnis particulatio et signatio fit
per naturam materiae. Ad objectum dico quod impossibile est ponere taies substan-
tias quae sint verae et purae formae in creatis, quia forma semper et solum creatur
in materia. Quod objicit de causa prima, dico quod causa prima non est universalis
nec particularis ; ideo non convenit ponere puram formam existere in creatis, et
ideo non valet ratio... »
2. Cf. Opera hactenus inedita Rogeri Baconi. Fasc. II. Liber primus communium
naturalium fratris Rogeri. Partes prima et secunda. Edidit Robert Steele. Oxonii,
s. d. ; principalement cap. 9, p. 98 et ss. — Voir Em. Charles, Roger Bacon, Paris
1861, pp. 204-209 ; H. Hôver, Roger Bacons Hylomorphismus... Limburg 1912, pp.
167-177 ; Cl. Baeumker, Roger Bacons Naturphilosophie... Munster 1916, pp. 40-53.
3. « Et hoc habet questionem maximam et semper insolutam, multis tamen
responsionibus corruptam. » Steele, p. 98, 34. — Bacon indique trois de ces opi
nions : « Nam dicunt aliqui quod species est tota essencia individuorum, et habet
esse solum diversa in eis (Al Farabi ?) Et alii dicunt quod materia addita forme
universali facit individuum (Aristote). Et alii quod potencia ad speciem sicut signa-
cionem additur, et sic signatur in diversis (s. Thomas ?) ». D'après Hôver (op. cit.
p. 169) la dernière phrase est de lecture incertaine.
4. « Et ideo stultitia magna est in hujusmodi questione quam faciunt de indivi-
duacione ». Steele, p. 101, 18.
5. Ibid., p. 100, 29 ss.
ROGER BACON 87

Pour rejoindre Socrate il faudra dès l'abord se placer sur la ligne


de l'individuel, et considérer ce vivant, puis cet animal, et cet homme
et enfin Socrate. Aucun des points de la série individuelle ne se
trouve sur la ligne de l'universel, ni inversement 1. Serait-ce donc
que Bacon est devenu nominaliste ou conceptualiste ? En aucune
manière. Il est bien plutôt réaliste à l'extrême. L'universel, dit-il,
n'est pas dans l'intelligence, mais dans les choses, puisqu'il est anté
rieur à nos conceptions et indépendant de notre pensée 2. Assu
rément l'individuel est premier et fondamental. Mais l'universel
est constitué par la ressemblance de tel individu avec tel autre 3,
ressemblance qui est une propriété réelle, et comme un accident
de l'individuel *.
Dans ces conditions l'on conçoit que l'individualité ne puisse
être expliquée par une addition quelconque faite à l'universel.
L'individuel résulte des principes mêmes de la substance indivi
duelle et il n'a d'autre cause que celle de la substance. L'universel
au contraire trouverait son principe dans l'individuel s'il n'était
pas plus juste de dire en définitive que l'universel, comme l'indi
viduel, reçoit de la cause première ce qui le doit constituer 5.
En un sens toutefois, et afin de satisfaire à l'autorité d'Aristote,
1. Ibid., p. 85, 6 ss.-98 ; p. 99, 3 ss. ; p. 107, 13 ss. — Cf. et. ms. cit., i. 103 b*
« ... sicut materia prima et haec forma faciunt individuum, sic materia communis et
forma communis faciunt generalissimum ; et sic descendendo semper per assigna-
tionem et contractionem faciunt species et individua, sed magis et magis particu-
lando et signando et contrahendo principia usque ad individua, et sic debet intelligi
compositio universalium sicut particularium ». Et quelques lignes plus loin : « Ideo
generatio universalis semper concomitatur generationem particularem secundum
propriam lineam. »
2. Voir spécialement cap. 10, p. 101 ss. — Cf. R. Carton, L'expérience physique
chez Roger Bacon, Paris 1924, pp. 67-74.
3. « Nam universale non est nisi conveniencia plurium individuorum. Duo enim
sunt necessaria individuo, unum absolute quod constituit ipsum et ingreditur ejus
essenciam, ut anima et corpus faciunt istum hominem, aliud est in quo conveniat
cum alio homine et non cum asino nec porco, et hoc est suum universale » Ibid., p.
94, 29 ss. ; de même p. 96,5 ; p. 100,25.
4. Ibid., p. 96, 10 ss. ; p. 98, 17 ss., p. 99, 12, etc.
5. Ibid., p. 100, 29 ss. : « Et cum querunt quid erit causa individuacionis, si nec
species nec aliquid additum speciei causât eam: querendum est primo ab eis quid est
causa universalitatis, si nec individuum nec aliquid additum ad ipsum faciat uni
versale. Ista questio est stulta, cum supponit nichil aliud posse reperiri quod causet
individuum nisi species et aliquid cum specie. Nam habet sua principia singularia
ingrediencia essenciam suam, sicut universale habet universalia. . . » ; — p. 101, 7 :
Querendum est ab illis, quid facit universalia eorum esse universalia et non possunt
dicere, nisi quod Creator facit quidlibet secundum quod proprietas sua exigit, et ideo
naturam in qua multa debent convenire, facit universalem, et naturam divisam ab
alia facit singularem, unde Creator hanc materiam primam fecit singularem, quia
sua proprietas hoc exigit, et hanc formam primam facit individuam, quia ejus natura
hoc requint.. . »
88 LE PRINCIPE DE L'INDIVIDUALITÉ

Bacon maintient un certain rapport entre matière et individua-


tion 1. C'est à la condition de prendre le terme matière en cette
acception où il désigne le sujet ou le fondement d'une forme acciden
telle. Ainsi la substance individuelle est matière à l'égard de cette
forme quasi-accidentelle qu'est l'espèce. Et comme ce n'est pas
l'espèce, commune à l'engendrant et à l'engendré, qui distingue
individuellement l'un de l'autre, mais bien leur substance indivi
duelle, on pourra dire que « l'engendrant engendre un autre que
soi, non pas à cause de l'espèce, mais à cause d'une matière indivi
duelle autre » 2. Il est bien clair que cet aristotélisme n'est plus que
verbal. Depuis son enseignement de maître ès-arts, Bacon a singu
lièrement accentué et développé sa tendance déjà sensible en cer
tains passages des Questions 3 à exalter la valeur propre de l'indi
viduel.
1. Ibid., p. 99, 32-100, 23.
2. Ibid., p. 100, 5 : « Nam verum est quod generans non est generans aliud a se
nisi propter materiam individualem aliam non propter speciem. »
3. Ms. cit., i. 103 a : « Deinde quaeritur ulrum individwum habeat diffinitionem ?
Quod sic : ens verissimum, substantia verissima, verissimam habet cognitionem ;
sed individuum est hujusmodi ; ergo etc.. Solutio : Dico, si loquimur de diffinitione
famosa quae debet esse ex genere et differentia, sic particulare non habet diffini
tionem, nec a parte rei, nec a parte nostra. Nihilominus a parte rei verissimam habet
cognitionem, quia unumquodque sicut se habet ad esse, et [ita se habet ad] cogni
tionem ; et individuum habet verissimam entitatem, et sic verissime substantia et
verissime ens, ideo habet verissimam cognitionem; sed non habet hanc in hac vita,
quia cognitio nostra incipit a confusis et universalibus ; ideo quae sunt individua
in sua natura, ideo se habet intellectus noster ad ea sicut oculus noctuae ad lucem ;
et hoc est quod dicit commentator quod non potest cognosci substantia demonstrata
nisi cognoscatur prima causa omnium. Ideo hic cognoscimus particularia per univer-
salia, sed in ultima prosperitate erit e contra. Ideo dicendum quod quantum est a
parte rei, verissime cognoscibilia sunt, a parte nostra non ; ideo errant medici circa
individua, et nos omnes in omnibus operibus nostris. »
CHAPITRE X

ALBERT LE GRAND

De tous les contemporains de saint Thomas, celui qu'il nous


importe le plus de connaître, c'est évidemment son maître Albert
le Grand. Mais c'est peut-être aussi l'un de ceux dont la pensée est
le plus difficile à comprendre par la faute des éditions mal établies,
incomplètes, de la chronologie incertaine, ou parfois à cause d'une
pensée qui s'exprime en plein travail d'élaboration, de recherche
ou de discussion âpre, et sans s'être mise toujours pleinement
d'accord avec elle-même sur la valeur respective de ses opinions
philosophiques et de ses croyances théologiques. De telles impré
cisions ou hésitations se retrouvent certes chez bien d'autres à
son époque. Mais l'immensité de l'œuvre d'Albert les fait paraître
davantage, — et peut-être le voisinage du génial disciple, dont
nous sommes portés d'instinct à vouloir retrouver chez le maître,
l'assurance, la fermeté, et le prestige d'une autorité séculaire.
Sans prendre parti au sujet de la chronologie des œuvres d'Albert
nous adopterons ici la division suivante : 1) Somme des créatures
et Commentaire des Sentences ; 2) Commentaires d'Aristote et
De unitate intellectus ; 3)" Somme de théologie. Quelle que soit en
effet la date des Commentaires d'Aristote, la parenté de la Somme
des Créatures et du Commentaire des Sentences est assez étroite 1 pour
que l'on puisse les rapprocher, et d'autre part il y a intérêt à com
mencer l'étude d Albert le Grand par ses premiers ouvrages théo
logiques où l'on est certain d'avoir son enseignement personnel,
plutôt que par les premiers commentaires philosophiques où, sui
vant ses déclarations, il veut seulement déterminer la véritable
1. Elle a été suffisamment établie, il me semble, par Pelster, Kritische Studien
zum Leben und zu den Schriften Alberts des Grossen, 1920, p. 115 ss. Il parait certain
en particulier que l'expression : tractatus noster de anima ne se réfère pas au commen
taire du De anima, mais à la Summa de creaturis. De même l'expression que l'on
rencontre In I Sent.,T>. III, a. 29 (Paris, t. 25, p. 129) :« quidam philosophus exponendo
Aristotelem de Intellectu et intelligibili dicit »... et la citation résumée qui la suit
ne se réfèrent pas, comme on pourrait le croire, à l'opinion d'Albert exposée dans
son traité de Intellectu et intelligibili L. I, Tr. II, c. 5, et dans le commentaire du
De anima III, 2, c. 17, mais bien encore à la Summa de Creaturis II, Q. 55, a. 6,
où Alexandre d'Aphrodise est nommé comme étant l'auteur de cette opinion.
90 LE PRINCIPE DE L'INDIVIDUALITÉ

pensée d'Aristote 1. La Somme de théologie que l'on s'accorde à


placer dans la dernière période de l'activité littéraire d'Albert,
nous permettra d'ailleurs de préciser ce que finalement Albert,
théologien, veut conserver de l'aristotélisme, au sujet de l'indi-
viduation.
***

La même préocupation, que nous avons rencontrée chez d'autres


théologiens, de limiter le rôle de la matière, se fait jour dès la
Summa de Creaturis et le Commentaire des Sentences 2; préoccu
pation plus marquée chez Albert que chez saint Bonaventure,
puisque, à l'exemple de Guillaume d'Auvergne, Albert ne voulut
jamais admettre une matière spirituelle. De même s'affirme dès
le début, et en liaison avec cette préoccupation fondamentale, le
souci de distinguer les caractères extérieurs qui permettent de discer
ner entre eux les individus, et la détermination cachée qui cons
titue vraiment leur individualité 3.
Pour satisfaire à cette double condition, Albert propose à plu
sieurs reprises dans le Commentaire des Sentences, un certain nombre
de distinctions préliminaires qu'il nous faut indiquer d'abord.
Elles concernent le sens des termes : « res naturae », suppôt, subs
tance, hypostase, individu, personne *. La « res naturae », c'est la
nature concrète, le « hoc aliquid», engendré par les parents ou sor
tant des mains du Créateur. Comparée à la nature universelle dont
1. C'est là pour le moins l'intention générale d'Albert, motivée sans doute par le
désir de dégager la pensée du Philosophe des commentaires compromettants. Peut-
être veut-il aussi se donner du champ et ne pas s'engager trop vite à accepter comme
vérités philosophiques, utilisables en théologie, des opinions insuffisamment éprou
vées. Dans le détail, lorsqu'une position lui paraît sûre et importante, il semble qu'il
la veuille parfois soutenir en son propre nom. En tout cas les interprétations .qu'il
réfute comme contraires à l'intention d'Aristote, sont aussi pour lui des erreurs
philosophiques.
2. S. de Cr. I, Tr. IV, Q. 28, a. 1 (t. 34, p. 494 b) ; II, Q. 78, ad qu. 2, ad 2-»
(t. 35, p. 637 b. — In I Sent., Dist. II, a. 20 (t. 25, p. 79) : In II Sent., Dist. I,
a. 4, ad ult. (t. 27, p. 15) : « Ad ultimum dicendum quod unum numero et mate-
ria sunt unum, hoc non potest esse generaliter verum, nec generaliter esse dictum,
quia ad minus instantia est de Deo qui est unum numero, nec tamen est unum in
materia hac vel illa. »
3. 5. de Cr. I, Tr. IV, Q. 28, a. 1 (t. 34, p. 494 b) — In I Sent., Dist. XXVI,
a. 5 (t. 26, p. 10 a) ; In II Sent., Dist. III, a. 5, ad 3m (t. 27, p. 70 a): « revera pro-
prietates ostendunt singularitatem personae et non faciunt, sed facit eam funda-
mentum esse particulans et individuans ipsum esse per se super se. »
4. Ces distinctions de termes ne sont d'ailleurs pas propres à Albert ; avec des
nuances variables de l'un à l'autre elles sont, chez les théologiens, l'héritage commun
des controverses dogmatiques antérieures. Mais nous n'avions pas intérêt à les utili
ser à propos d'Alexandre de Halès et de s. Bonaventure.
ALBERT LE GRAND 91

elle est le sujet, la « res naturae » est dite sous ce rapport et à cause
de lui : suppôt. Considérée comme un être complet en soi, sujet des
accidents, elle est dite : sujet, substance ou hypostase, ces trois
termes étant synonymes. L'individu, c'est la substance ou hypos
tase considérée dans son rapport aux accidents qm l'individua
lisent, c'est-à-dire dans son rapport à ces accidents dont la « collec
tion » ne se retrouve nulle part ailleurs. Enfin la personne ajoute
à la substance individuelle la dignité de nature raisonnable qui lui
confère l'incommunicabilité parfaite 1. Comme substance en effet,
ou hypostase, la chose est incommunicable seulement à une nature
universelle : elle possède par là l'unité ; et comme individu elle est
incommunicable à tout autre individu : elle est par là singulière ;
elle n'est vraiment incommunicable, même à une personne supé
rieure, que par sa personnalité 2.
Tous les membres de cette distinction ne nous intéressent pas
ici au même degré. Il faut considérer à part la substance ou hypos
tase, et l'individu. L'on» aura remarqué que ce dernier terme est
réservé à la substance prise dans sa relation avec certains accidents,
ceux mêmes dont parlait Porphyre 3 ; ceux dont Guillaume d'Au
vergne disait qu'ils font connaître l'individu bien plutôt qu'ils ne
le déterminent comme tel *. C'est bien là la pensée d'Albert. L'in
1. In I Sent., Dist. XXIII, a. 2 (t. 25, p. 585 b) ; Dist. XXVI, a. 4 (t. 26, p. 8 :
« ...notandum quod in inferioribus sunt quatuor, scilicet res naturae, subjectum,
suppositum, individuum, quibus etiam in natura rationali adjicitur quintum quod
est persona. Et rem naturae intclligimus compositum ex materia et forma, vel
quod est et quo est, in natura et sub natura communi, et hoc est hoc aliquid in
natura. Suppositum autem addit rei naturae respectum ad naturam communem
cui supponitur, ut incommunicabile. Subjectum autem, ut dicit Philosophus, est
ens in se completum, occasio alteri existendi in eo, et hoc habet respectum ad acci-
dens... et hoc vocatur ab Aristotele substantia et a graecis \>T:o<jz<xai$. Individuum
autem est habens accidentia individuantia. Persona autem in rationali natura dicit
incommunicabile... » Voir aussi les précisions complémentaires de In III Sent.,
Dist. VI, a. 2 (t. 28, p. 127 b). — Albert distingue un autre sens du mot hypostase, dont
il fait aussi remonter la tradition à Boère : hypostase voudrait dire matière. Cf.
In I Sent., Dist. XXIII, a. 4 (t. 25, p. 592 a). Albert utilise parfois ce sens, mais
non, il me semble, dans la question qui nous occupe. Le texte de Boèce qui définit
ce sens est souvent cité au XIIIe s. avec la référence au Commentaire des Catégories.
Mais il ne figure pas dans les œuvres de Boèce. Cf. supra, p. 8, noie 1 .
2. In I Sent., Dist. XXIII, a. 6, ad 2m (t. 25, p. 599 b) ; In III Sent., Dist. V
a. 15 (t. 28, p. 115 b) : « Et unitas est a materia : quia idem est unum numero a
materia, ut dicit Philosophus. Singularitas autem est ab individuantibus. Incom-
municabilitas autem a distinctione ultimo complente et perficiente. » Ibid., Dist. X,
a. 1 (p. 189 b) : « principium individuantium est personae singularitas. » L'on se
rend compte que ces dernières précisions surtout sont dues à la théologie de l'In
carnation.
3. Cf. supra, p. 56.
4. Cf. supra, p. 73.
92 LE PRINCIPE DE L'INDIVIDUALITÉ

dividualité, au sens strict, a pour principe ces accidents extérieurs.


Elle suppose une unité concrète, antérieure, celle de la substance,
où se dissimule aux regards le principe profond de l'individuation.
Mais il y a deux sortes de substances créées : les substances maté
rielles et les substances immatérielles. Les unes et les autres sont
essentiellement composées : les premières de matière et de forme,
les autres de « quod est » et de « quo est », c'est-à-dire de substance,
ou hypostase, et de nature 1. Les accidents qui individualisent, ou
mieux, qui expriment à l'extérieur l'individualité, ce sont pour les
substances matérielles : le lieu, le temps et tous les autres « appen
dices » de la matière ; et pour les anges : leurs actions, les fonctions
qu'ils exercent, les dons qu'ils ont reçus. Le principe interne de leur
individualité est ce qui donne à chacune d'être une substance,
c'est-à-dire, pour les êtres matériels, la participation d'une forme
par cette matière ; pour les anges la participation de la forme par
son sujet d'existence (id quod est) 2. Il y a d'ailleurs équivalence
analogique entre cet « id quod est » spirituel et la matière, car il
s'agit de la matière concrète, c'est-à-dire en fait de la « res naturae »,
de laquelle on peut dire aussi « hoc aliquid » on bien encore : « id
quod est » 3. L'analogie se poursuit d'ailleurs car la forme reçue
dans la matière est aussi ce par quoi (id quo) la chose est, au même
titre que la forme angélique *. La vraie différence est donc que le
sujet, dans les substances matérielles, est matériel.
Deux cas sont à envisager pour ce qui est de ces dernières ■ :
1. Nous parlons plus loin de cette dernière distinction, cf. p. 172 ss.
2. S. de Cr., I, Tr. V, Q. 28, a. 1 (t. 34, p. 494) : « Hoc autem facit personam quod
facit eam esse per se unam ; nihil autem facit eam per se unam nisi participalio
formae super hanc materiam. Cum igitur in angelis sit esse et quod est, esse distinc-
tum super quod est facit angelum per se unum esse in angelica natura, et sic facit
eam esse per se unam. Individuantia autem ostendunt personam distinctam esse,
et in materialibus quidem materialiter sunt individuantia, in intellectualibus spiri-
tualiter. Et si quaeratur quae sunt illa in angelis, dicatur quod a tribus sumuntur,
scilicet a distinctione operationum, officiorum et praemiorum... » Cf. etiam ad 1m.
— In II Sent., Dist. III, a. 5, ad 3m (t. 27, p. 70 a) — Les « appenditia materiae »,
expression empruntée au traducteur d'Avicenne, sont définis par Albert : S. de
Cr. II, Q. 58, a. 1 (t. 35, p. 500) et In De an. II, Tr. III, c. 4 (t. 5, p. 237 a).
3. S. de Cr. II, Q. 58, a. 1 (t. 35, p. 500 b) : « Materia autem quae substat
universali est id quod est res quia ipsa est hoc particulare demonstratum... » ;
ibid., p. 502 b : « ...intelligentiae habent materiam quae est particularis et a Boetio
vocatur id quod est... »
4. In I Sent., Dist. II, a. 20 (t. 25, p. 79).
5. Ibid. : <r Natura sive quo est communicabile est pluribus et actu communicatur
per divisionem quod est, sive hypostasis, per actum generationis, sicut accidit in
omnibus generabilibus et corruptibilibus, ut homa, asinus, et caetera hujusmodi.
In quibusdam autem quo est sive natura communicabilis est, et differt ab eo quod
est sive a supposito sive hypostasi, sed nonjcommunicatur eo quod suam materiam
ALBERT LE GRAND 93

telle forme, pour être concrètement déterminée, ne fait pas appel


à toute la matière qui lui est ordonnée, et c'est ce qui arrive pour
toutes les espèces naturelles : en ce cas la forme est divisée, et répar
tie entre les sujets qui la peuvent recevoir, par rintermédiaire de la
génération, dont c'est là l'office propre ; telle autre forme, comme
celle du soleil, ne peut être partagée bien que sa matière soit aussi
quantitative, parce que rien de cette matière ne lui est superflu.
D'autre part si certaines substances sont ainsi divisées en plusieurs
individus, ce n'est pas à proprement parler en tant que substances ;
leur division est possible parce que leur forme est destinée à prendre
place dans le lieu, au nombre des corps ; et il en va tout de même
de certaines formes accidentelles1. Leur répartition et division dans
la matière se fait de trois manières différentes : ou bien la forme
augmente ou diminue de perfection avec la quantité plus ou moins
grande de matière, ou bien la forme est toujours égale à elle-même
quelle que soit la quantité de matière (corps "simples ou peu diffé
renciés : eau, air, bois, animaux inférieurs), ou bien encore la forme
indivisible en soi ne se répand dans la matière qu'à raison d'une
activité multiple qui demande pour s'exercer des organes nombreux
et variés : ce dernier cas est celui de l'âme raisonnable 2.
Mais la matière et le continu sont, à parler strictement, le prin
cipe de la multiplicité et de l'unité numérique. L'unité numérique
elle-même ne serait rien sans l'unité substantielle, conséquente à
l'être même et par suite à la forme qui est le principe de l'être. De
ce point de vue donc, le principe qui constitue la substance dans son
unité numérique et dans sa distinction d'avec les autres choses, c'est
la forme en tant qu'elle parfait et divise la matière 3.
totam habeat intra se, in qua ipsum possibile est esse, et nihil de ea est extra ipsum,
neque per potentiam, neque per actum sicut in sole, et l1ma, et caeteris stellis, in
quibus etiam forma, sive quo est, licet sit communicabile et differat ab eo quod est,
sive supposito, sive hypostasi, et ipsa hypostasis sit quanta, tamen numquam per
actum dividetur, eo quod totam habeat intra se materiam illam in qua possibile est
esse suam formam ; et ideo species in illis salvatur in uno, quoniam hoc est princi-
pium apud naturam generalem quod omnium eorum quorum non est materia tota
intra formam terminata, est actus generationis per quem diverso supposito forma
multiplicatur in plura numero... » Doctrine tout aristotélicienne, cf. supra, p. 52.
1. S. de Cr. II, Q. 78, ad qu. 2, ad 2m (t. 35, p. 637 b).
2. In I Sent., Dist. VIII, a. 26 ad 1m (t. 25, p. 260 b). Ces dernières distinctions
sont inspirées par Avicenne et par Averroès.
3. In I Sent. Dist. XIX, a. 12, ad 2m, (t. 25, p. 528 b) : « In inferioribus est forma
substantialis uniuscujusque cujus actus est rem in se terminare et separare ab aliis
in quibus non est eadem forma numero per actum ; ergo formae illius, scilicet actum
qui est in se terminare et ab aliis dividere facit ipsam rem esse unam et est unitas
ejus etc.. » ; a. 17 (ib., p. 541 a) : » Haec igitur forma substantialis, quia primus
ejus actus est terminare esse in hoc cujus est forma necessaria, per consequens
94 LE PRINCIPE DE L'INDIVIDUALITÉ

Quant à la forme spirituelle \ elle ne peut se partager entre diffé


rents sujets ; il en va d'elle comme des astres ; chaque espèce ne
demande qu'un seul sujet, et elle n'est pas communicable ; bien plus
elle fait sienne étroitement ces notes individualisantes du sujet qui
lui viennent de ses attributs personnels. On l'a dit, ces attributs
personnels permettent de discerner les anges entre eux ; ils varient
non seulement d'un ordre angélique à l'autre, mais d'un ange à
l'autre, chacun d'eux constituant à lui seul une espèce 2.
Entre l'ange et la substance matérielle, l'âme raisonnable tient
une place à part. Mais dans ses premiers ouvrages théologiques,
Albert parle peu de son individuation. Comme forme du corps elle
n'est pas une substance naturelle, elle n'est pas «hoc aliquid»:3
elle est plutôt une différence, celle qui distingue le vivant du miné
ral. De ce point de vue il faut en parler comme d'une forme maté
rielle quelconque *. Mais l'âme raisonnable ne dépend pas du corps
dans son être même ; comme telle elle est une substance capable
de survivre au corps sans perdre son individualité 6. Albert ne
s'en explique pas davantage.

***

Par contre l'individualité de l'âme et de l'intelligence est l'un


des points sur lesquels les commentaires d'Aristote, le commen
taire du De anima principalement, apportent des vues nouvelles.
Est-ce par réaction contre une extension abusive de l'individuation
dividit ab aliis, et sic causat unitatem quae principium numeri est, qua istud aggre-
gatum cum alio invenitur differre unitate sui ab alio, et sic differre numero. » Et
plus explicitement encore : ibid., Dist. XXIV, a. 1 (p. 606 a), a. 3 (p. 612, 613).
1. In I Sent., Dist. II, a. 20 (t. 25, p. 79 b) : «Item in quibusdam natura quidem
sive quo est differt ab ipso supposito, vel hypostasi, sive quod est, tamen simplex
est ipsum quod est indivisibile non ex materia aliqua ens ; quia, ut dicit Boetius,
spiritualium nulla est materia, et ideo in talibus salvatur etiam species in uno sup
posito et non communicatur ; imo contrahit individuantia a proprietatibus suppo-
siti penes attributa personalia accepta, et sic est in angelis. »
2. Voir la note précédente et : In I Sent., Dist. XXIV, a. 3 (t. 25, p. 612 b) ;
In II Sent., Dist. IX, a. 7 (t. 27, p. 204 b) : « quidam enim rationibus primis conce
dant omnes angelos specie differre, et hoc mihi videtur probabilius aliis, quia in
veritate rationabiliter non potest aliud bene defendi. » Cependant, plus tard, dans
la Summa theologiae, Albert reviendra à l'opinion, qu'il dit ici être la plus répandue,
de l'unité spécifique de tous les anges. Cf. infra, p. 101.
3. In II Sent., Dist. XVII, a. 2, ad 2m (t. 27, p. 299 b) : « ...quod anima sit hoc
aliquid, hoc est dictum a magistris, non a philosophis, nec a sanctis, et puto quod
sit dictum falsum... »
4. 5. de Cr., II, Q. 2, a. 1 (t. 35, p. 12).
5. S. de Cr., II, Q. 2, a. 2 et ss. (t. 35, p. 15) ; Q. 56, a. 5 (ibid., p. 486 a). —
In II Sent., Dist. IX, a. 7, ad 1m (t. 27, p. 205 b).
ALBERT LE GRAND 95

par la matière ? Sans doute. D'une manière plus précise c'est en vue
de dégager la pensée d'Aristote des interprétations matérialistes 1,
ou de celles des commentateurs arabes qui ruinaient l'immortalité
des âmes en perdant toute intelligence au sein de l'Intellect, un
et séparé.
Tant qu'il s'agit des êtres matériels, Albert ne voit aucun inconvé
nient à faire écho à la théorie si souvent affirmée par le Philosophe
de l'individuation par la matière 2. Il la reçoit et il la commente
sans la discuter, sans essayer non plus de la préciser. S'il lui arrive
d'esquisser à plusieurs reprises une explication des rapports de la
substance matérielle à la quantité, c'est qu'il y est amené par
ses adversaires matérialistes, il s'inspire alors d'Avicenne, et par
fois d'Averroès. Voici en peu de mots de quelle manière 3.
L'union de la forme et de la matière ne divise pas d'elle-même la
substance. Ni la matière n'est de soi divisée en acte comme cer
tains le prétendent, ni les formes spécifiques diverses n'expliquent
à elles seules sa division. La matière, qui considérée en soi est une,
est divisible en puissance parce que la première forme à laquelle
elle est ordonnée c'est la corporéité, laquelle implique la quantité
dimensive. Mais le corps lui-même, comme substance, n'est pas
actuellement étendu. L'étendue est un accident dont le principe
seulement se trouve dans la substance corporelle. C'est donc par
l'un de ses accidents, par la quantité, que le corps est divisé. La
quantité a un rapport spécial avec la matière. Cependant les dimen
sions du corps, comme tel, sont indéterminées *. Il faut l'interven
tion des formes spécifiques pour parfaire la matière et lui donner
les limites quantitatives qui conviennent à chaque espèce, bien que,
à leur tour, les formes ne soient divisées que par accident. Sur
la division individuelle proprement dite, Albert ne s'arrête pas.
1. Cf. G. Théry, O. P. Autour du décret de 1210 : 1. — David de Binant. (Biblioth.
thom. VI). Le Saulchoir, Kain, 1925.
2. Voir déjà en ce sens : S. de Cr. I, Tr. I, Q. 2, a. 2, ad 3m (t. 34, p. 324 a),
Tr. III, Q. 7, a. 3 (ib., p. 404) ; II, Q. 58, a. 1 (t. 35, p. 501 a) ; Q. 78, ad qu. 2;
ad 2"> (t. 35, p. 637 b). — In I Sent., Dist. II, a. 19 (t. 25, p. 78 b), etc.. ',— Puis:
In Phys. I, Tr. 1, c. 2 ss. (t. 3, p. 5) ; III, Tr. 2, c. 12 (ib., p. 228). — In De an.
II, Tr. 3, c. 3 (t. 5, p. 235) ; III, Tr. 2, c. 4 (ib., p. 336 b): — In De praedicam. II, c. 8
(t. 1, p. 181 b). — In Met., III, Tr. 3, c. 12 (t. 6, p. 189 b) ; VII, Tr. 3, c. 2 (ib.,
p. 453 a) et c. 8 (p. 462) ; XI, t. 1, c. 7 (p. 590 ss.), etc..
3. D'après : In Phys., I, Tr. 1, c. 3 (t. 3, p. 6) ; Tr. 2, c. 4 (ib., p. 27, 29 b)i
III, Tr. 2, c. 12 {ib., p. 229), c. 13 (p. 230). — In Met., I, Tr. 1, c. 1 (t. 6, p. 2) ;
Tr. 4, c. 8 (ib., p. 75) ; V, Tr. 2, c. 2 et 3 (t. 6, p. 298 ss.) ; XI, Tr. 1, c. 12 (ib.,
p. 603 a). ,
4. In Met., XI, Tr. 1, c. 12 (ib., p. 603 a) ; In De coelo, Liv. I, Tr. 3, c. 4 (t. 4,
p. 72 ss). Cf. etiam In IV Sent., Dist. XII, a. 16 (t. 29, p. 328). Albert unit ici,
sans signaler leur opposition, Averroès et Avicenne.
96 LE PRINCIPE ÔE L'1NDtVIDUALlfÉ

Quelques textes suggèrent qu'il continue à l'attribuer, comme dans


ses premiers ouvrages théologiques à la matière, considérée comme
sujet l. En d'autres s'exprime la doctrine aristotélicienne du continu,
principe du nombre et de l'individualité numérique 2, et l'impossi
bilité pour deux corps d'occuper simultanément le même lieu 3 ;
d'autres textes enfin, attribuent l'individualité des substances
premières à la « matière déterminée et désignée par les accidents
et les individuants, qui donnent à chacune d'être en ce lieu à cet
instant * ».

Le ton est tout autre, il devient grave, insistant, passionné,


lorsqu'Albert commence à traiter des problèmes, alors si chaude
ment disputés, concernant les rapports de l'intellect avec l'âme5.
L'individuation de l'intelligence était l'enjeu de ces discussions,
puisqu'il s'agissait de sauvegarder l'universalité, la pureté, l'état
de séparation affirmés de l'intelligence par le De anima, sans priver
chaque homme de l'exercice personnel de sa pensée, et de l'immor*
talité. Albert passe en revue et discute toutes les interprétations, à lui
connues, des textes fameux d'Aristote : celles d'Alexandre, de
Théophraste et de Thémistius, d'Avempace et d'Abubacer, d'Aver-
roès, d'Avicenne, d'Algazel, d'Ibn Gebirol, de Grégoire de Nysse,
celles enfin de ceux qu'il appelle toujours les Docteurs latins, et dans
lesquels il faut reconnaître ses contemporains de l'école augusti-
nienne. 11 mentionne aussi en quelques lignes, et avec une douceur

1. In Phys., I, Tr. 1, c. 6 (t. 3, p. 16 a) ; InDe an. II, Tr. 3, c. 4 (t. 5, p. 237 a).
2. In Phys., III, Tr. 2, c. 12 (t. 3, p. 229).
3. In Phys., IV, Tr. 2, c. 8 (t. 3, p. 297).
4. In Praedicam. II, c. 8 (t. 1, p. 181 b) : « ...primae substantiae habent materiam
terminatam et signatam accidentibus et individuantibus per quae sunt hic et nunc,
et per quae singula eorum est unum numero et hic et nunc . »
5. In De an., III, Tr. 2, c. 1 ss. (t. 5, p. 329 ss.) 1 Et quaeramus tunc forte quo-
modo contingat intelligere ipsi animae... et qualiter intellectiva et speculativa
cum anima uniantur et contin uentur ; et hoc omnium ad sciendum gravissimum »... ;
p. 330 a : « et quia adipiscor res difficillimas et cognitione dignissimas, ideo volo
primo totam Aristotelis scientiam pro nostris viribus explanare, et tunc aliorum
peripateticorum inducere opiniones, et post hoc de Platonis opinionibus videre,
et tunc demum nostram ponere opinionem, quoniam in istarum quaestionum deter-
minatione omnino abhorreo doctorum latinorum verba, eo quod nobis videtur quod
etiam in eorum verbis non modo quiescat anima, propter quod scientiam veritatis
nec ostendunt nec verbis propriis attingunt. Rogo autem et repetens iterum ite-
rumque rogo socios nostros ut dubitationes quae hic inducuntur diligenter animad-
vertant ; et si invenerint earum solutionem perfectam Deo immortah grattas agant
immortales. Si autem minus invenerint, hoc ad minus lucri reportabunt quod scient
dubitare de rebus mirabilibus et altis et annotatione dignissimis ad scientiam divi-
nam multum proficientibus. »

m
ALBERT LE GRAND 97

inaccoutumée, l'opinion de ses « socii » 1, de ceux-là mêmes qu'il


adjure, à l'entrée de sa discussion, d'étudier à fond cet important
problème.
Ces deux dernières opinions — les seules qu'il me paraisse utile
de préciser ici — sont d'ailleurs très voisines, si tant est qu'elles se
distinguent vraiment. Les « Docteurs latins » enseignent une double
individuation de l'âme raisonnable2: elle est individualisée une pre
mière fois par sa propre matière spirituelle, une deuxième fois,
de l'extérieur, par le corps. Quant aux idées, en tant qu'abstraites
elles sont universelles et principes de l'intellection ; mais dans leur
être elles sont individualisées par l'intellect possible ; si ce dernier
est dit ne pas être « hoc aliquid », c'est parce qu'il n'est pas forme
du corps, et parce qu'il est en puissance. Les « socii », la plupart
du moins, admettent aussi s qu'il faut pour individualiser l'âme une
matière spirituelle et une forme qui ne soit pas l'acte du corps ;
mais Albert semble dire qu'ils soutiennent leur opinion par l'au
torité d'Avicenne reconnaissant, lui, que l'âme a un principe propre
d'individuation, bien que nous ignorions et sa nature et son
nom.
Albert, qui a toujours combattu l'existence d'une matière spi
rituelle, ne pouvait se rallier à cette manière de voir. D'autre part
il est visiblement impressionné par l'argumentation d'Averroès,
fondée sur l'universalité de l'intelligible, bien qu'il maintienne contre
lui avec vigueur l'unité de l'intelligence et de l'âme forme du corps.
La solution à laquelle il essaie de se tenir*esten somme intermédiaire
entre la position d'Averroès et celle d'Avicenne. L'âme raisonnable
est une substance vraiment une, un tout aux virtualités multiples.
Elle est principe de vie sensible, principe de vie végétale, mais
aussi principe de vie intellectuelle. Par ses deux premiers pouvoirs
elle est unie au corps dont elle est forme, et elle en reçoit l'individua
lité. Comme principe de vie intellectuelle elle est séparée du corps.
L'intelligence est donc bien la faculté d'une âme unie à un corps
et chaque homme possède bien son intelligence à soi. En ce sens
l'intelligence elle aussi est individualisée. Mais ce ne peut être
comme individuelle qu'elle pense l'universel 8. Sans doute la science
1. In De an., III, Tr. 3, c. 14 (p. 393 b) : «... et hoc concedunt plerique inter
nostros socios. Sed nos eis in nullo contradicere volentes, probabile reputamus
quod nos superius diximus »... Sur le sens de socii, voir supra, p. xv.
2. Ibid., Tr. 1, c. '1 (p. 347 b ss.).
3 Ibid., Tr. 3, c. 14 (p. 393 b).
4. In De an., III, Tr. I, c. n, 12, 13, 19, (p. 348.354. 3^6); Tr. 3, c. 14 (p. 393).
5. Cf. ibid., c. 11 (p. 349 b) : « Adhuc autem haec opinio supponit quod universale
sit in anima sicut in subjecto, et forte hoc non est verura... Est autem et haec opinio
96 LE PRINCIPE DE L'INDIVIDUALITÉ

de l'un n'est pas la science de l'autre, car toute connaissance sup


pose des images, et toute science suppose des expériences et des
sensations, lesquelles sont individuelles. Mais l'universel ne peut
pas être individualisé, comme le voudrait Avicenne, par l'acte
d'intelligence. L'universel comme tel reste universel, partout et
toujours, dans toutes les âmes. Et donc l'acte qui le pense, et l'in
tellect lui-même, comme tels sont universels. Albert prend soin
d'ailleurs d'expliquer comment la puissance de l'intellect possible
est d'un ordre tout à fait à part et ne peut limiter l'idée qui la déter
mine, ni être limitée par elle. La seule cause prochaine à laquelle
soit soumis l'intellect possible, c'est l'intellect agent, séparé du corps
lui aussi, pur et universel, bien que faculté de l'âme individuelle.
La vraie perfection de l'intelligence humaine, 1'« intellectus adep-
tus », résulte de l'union immédiate de ces deux intellects, sans le
concours, devenu inutile, des images : état parfait, seul immortel 1.
Albert le Grand pouvait-il se tenir longtemps à cette position d'un
équilibre assez douteux ? Déjà dans les petits traités qui font suite
au commentaire du De anima, le De intelleclu et intelligibili 2, le
De natura et origine animae 3, tout en maintenant la même doc
trine il exprime plus clairement que l'universalité de l'intelligence
est universalité de puissance et non pas d'être : l'être de l'intellect

contraria dictis peripateticorum... Per esse ergo quod intelligibilia habent in intel-
lectu intelliguntur ; hoc autem est esse individuum, ut dicunt, ergo per intentionem
individuam res universales intelliguntur vel universaliter ; et hoc intelligi non
potest. » Cette dernière conclusion est celle des arabes. Mais les suivantes sont bien
d'Albert : « Licet enim intellectus meus sit individuus et separatus ab intellectu tuo,
tamen secundum quod est individuus non habet unlversale in ipso, et ideo non
individuatur id quod est in intellectu... Sic igitur universale ut universale est ubique
et semper idem omnino et idem in animabus omnium non recipiens individuationem
ab anima... Et hoc est quod supra diximus quod speculativi intellectus sunt unus
in eo quod speculativi intellectus sunt, sed sunt multi secundum quod illorum vel
illorum sunt, et hac in determinatione convenit nobiscum Averroes, licet in modo
abstractionis intellectus parumper differat a nobis. » (p. 353 b).
1. Cf. ibid., c. 15 (p. 356), 17 (p. 360), 19 (p. 366).
2. L. I, Tr. I, c. 7 (t. 9, p. 487 ss.) : « licet individuus ponatur (intellectus) secun
dum quod est forma hominis, tamen secundum suam potestatem et quantum est
potentia lucis spiritualis, universalis est » (p. 488 b). Et cependant : « Quod vero
tertio objicitur non concludit nisi nos poneremus quod cognitio universalis esset
in intellectu secundum quod ipse est individuus. Hoc autem non est concedendum. »
{ibid.).
3. Tr. I, c. 6 et 7 (t. 9, p. 391 ss.) Mais là encore Albert écrit contre Avicenne :
« Propter quod mentiuntur omnino qui dicunt quod forma quae est in anima dupli-
cem habet comparationem : unam quidem ad rem cujus est forma, et sic dicunt
ipsam esse universalem, et aliam ad intellectum, et sic dicunt individuam esse per
intellectum in quo est ; forma enim ex comparatione quam habet ad rem nunquam
est universalis, et ex comparatione ad intellectum in quo est, semper est universa
lis... » (p. 394 b).Cf. supra, p. 26, note.
ALBERT LE GRAND 99

est celui de l'âme qui est individuel. Lorsqu'il dut plus tard, à
Agnani, disputer devant la curie pontificale contre l'averroïsme,
Albert se sentit sans doute obligé d'être plus précis encore, plus
décisif \ Presque toutes ses réponses aux trente arguments qu'il
s'oblige à réfuter opposent cette distinction : avant d'être faculté
de l'universel, l'intelligence est être et substance, et comme telle
nécessairement déterminée et individuelle. Mais qui plus est, au lieu
de fonder l'individualité substantielle de l'intelligence sur son union
avec l'âme, forme du corps, il a recours à un principe plus immédiat
dont il emprunte la notion à Avicenne 2. La substance intelligente,
en son existence même, dépend directement de Dieu : Albert l'avait
maintes fois affirmé contre les matérialistes sans penser trouver
là une explication de l'individualité. Or, lui suggère Avicenne, tout
ce qui est créé par Dieu, seul être nécessaire, de soi seulement est
possible, et, en un sens au moins, commence d'exister. Tout être
créé est donc composé de puissance et d'acte ; en lui la puissance
reçoit et limite l'être donné par Dieu ; elle est principe de division,
elle est le sujet qui reçoit et individualise ; ce par quoi en effet telle
substance est possible, est distinct de ce qui rend possible une autre
substance. D'ailleurs ce qui est acte dans la substance intelligente
ainsi créée s'exprime par l'intellect agent, ce qui est puissance par
l'intellect possible. Et ainsi l'intellect possible se trouve être dou
blement en puissance : premièrement par rapport à l'intellect agent
par où il dépend de la cause première, en second lieu par rapport
à l'intelligible sous la lumière de l'intellect agent. Il reste cependant
que l'intelligible est reçu comme « intention » universelle et sous
ce mode spécial de réception qui exclut l'individualité 3.

L'on sait que cette discussion contre l'averroïsme, publiée sépa


1. De unitate intellectus contra Averroem (t. 9, p. 437 ss.). Voir surtout ch. 6, p. 462
et 7, p. 465.
2. Voir par ex. ad 1om (p. 468 a) : « revera intellectus non est forma quae multi-
plicetur per materiam, quia omnino est immaterialis, sed tanien substantia intellec-
tualis habet duo, sicut diximus, quorum unum est quia necessitatem sui esse habet
secundum quod est ex causa prima. Aliud autem est, quia potentiam habet ad esse
secundum quod est in se ipsa, et haec potentia est fundamentum fundans esse et
recipiens quod est a causa prima, quia quod omnino nihil est non habet potentiam
ad aliquid, et hoc modo intellectualis anima natura est ex hoc, et est esse ejus deter-
rainatum in genere substantiae, et per hoc etiam patet quod relicto corpore manet -
substantia determinata ». — Comp. Av1cenne, Metaph. IV, 2, 85 a ; VIII, 3, 98v b ;
IX, 4, 104^ 35.
3. Cf. ad 25"» (p. 471).
" De ente et essentia ". y
100 LE PRINCIPE DE L'INDIVIDUALITÉ

rément dans le petit traité De unitate intellectus, a été reproduite


par Albert le Grand, avec un certain nombre de modifications,
dans la deuxième partie de sa Somme de Théologie 1. Il est donc natu
rel que nous commencions par là l'examen de ce dernier ouvrage.
Précisément, les modifications les plus importantes concernent
l'individuation de l'intelligence. Il est remarquable en effet que
toutes les réponses du traité qui expliquaient l'individualité de
l'intelligence par son être substantiel, ou bien par la puissance
essentielle à toute créature, sont modifiées désormais et précisées
en ce sens : la substance ou la puissance qui individualise c'est, sui
vant l'expression d'Albert : « id quod est », c'est-à-dire le sujet,
ou suppôt, ou hypostase2. 11 ne peut y avoir d'hésitation sur ce point.
Albert parle encore sans doute de l'union de l'intelligence avec
l'àme, comme il maintient l'universalité de la puissance intellec
tuelle 3. Mais c'est assez brièvement. Ses préoccupations ont changé.
De même la distinction qu'il avait lue dans la Métaphysique d'Avi-
cenne ne lui suffit plus. S'il en reprend les termes, c'est pour subs
tituer à la puissance : « id quod est ». Albert revient manifestement
à la théorie exposée dans ses premiers ouvrages théologiques.
11 en est d'ailleurs bien ainsi dans toutes les autres questions
de la Somme de théologie où il est parlé de l'individuation, fût-ce
de l'individuation des substances matérielles *. En tout être désor
mais où se rencontre la distinction du sujet et de la nature, c'est-
à-dire en toute créature, c'est le sujet qui, recevant la nature, l'in
dividualise. La matière n'est-elle plus donc principe de l'indivi
1. Summa thcologiae II, Tr. XIII, Q. 77, m. 3 (t. 33, p. 75 ss.) — Cf. M.-D.
Roland-Gossbl1n, O. P., Sur la double rédaction par Albert le Grand de sa dispute
contre Averroès, dans Archives d'Histoire doctrinale et littéraire du moyen dge, Ier fasc.
2. Cf. ibid., ad 2m,3m,6'», 1o<", 16™, 22"", 23™, 30™. Voici le texte de l'ad 1om, que
l'on pourra comparer avec l'ad 1om du De unitate iritellectus, citéplus haut (p. 99, n. 2) :
a ...in rei veritate intellectus forma est immaterialis, non multiplicata per materiam,
•t potentia non est in materia... Intellectualis autem natura data est ab opince,
irradiata lumine intelligentiae causae primae. Tamen duo habet in se, esse sc1licet,
et secundum hoc dependet ad causam primam quae facit debere esse in omni eo
quod est. Habet etiam in se secundum id quod est potentiam ad esse illud, secundum
quam dependet ad ens necesse, a quo accipit esse, et in quo radicatur esse sicut in
supposito, et illud non est unum in multis. Et ideo etiam esse efncitur multiplex et
numeratum in his quae sunt ; et ideo etiam intellectus secundum esse et quod est,
in numerum ponitur... Potest enim multiplicari forma numero divisionis materiae,
et numero suppositorum sive ejus quod est... 1
3. Cf. Solutio, p. 94 a.
4. S. Theol. I, Tr. VI, Q. 29, m. 1, a. 2, ad 1m (t. 31, p. 297 b) : « Et ad hoc quod
cicitur quod suppositum est principium distinctionis et individuationis, dicendum
quod hoc verum est in omni natura in qua suppositum diversum est a natura cui
supponitur. » — Ibid., II, Tr. I, Q. 4, a. 1, part. 2, ad 2m (t. 32, p. 65 b), ad 5™
(p. 66 a) ; Tr. XII, Q. 72, m. 2 (t. 33, p. 36 b).
ALBERT LE GRAND 101

duation des corps ? Si fait. Albert maintient cette doctrine aristo


télicienne. Mais il la transpose dans le même sens qu'en ses pre
miers écrits. La matière est principe de l'individuation des corps,
non pas en tant que matière mais comme sujet premier de ce qui
est l. Ce qui distingue chaque chose de toute autre et lui donne
son individualité même dans l'espace et le temps, c'est cela même
qu'elle est en soi comme sujet de son être. Albert se rend bien compte
qu'il rapproche ainsi les substances spirituelles des corps, puisque
le principe de leur individuation est identique. 11 estime cependant
ne pas s'exposer par là à retomber dans la théorie si souvent réfu
tée par lui d'une matière spirituelle 2. Seul le sujet des corps est
matière, et donc ordonné à la quantité 3. Les « appendices » de la
matière sont toujours les principes extérieurs du discernement des
individus corporels, tandis que les anges se reconnaissent aux dons
qu'ils ont reçus et à leurs emplois dans la cité glorieuse *. Toutefois
Albert renonce désormais à distinguer spécifiquement l'un de l'autre
chacun des anges : tous font partie d'une même espèce 5.
Ce dernier changement d'opinion est motivé par une raison
d'ordre théologique : il vaut mieux se conformer à ce qui parait
être l'opinion commune des Pères •. Le même motif expliquerait-il
le retour au point de vue du Commentaire des Sentences sur le prin
cipe de l'individuation ? Ou même les explications proposées dans
les commentaires d'Aristote et le De unitate intellectus n'auraient-
elles jamais été considérées comme définitives, mais seulement
comme les interprétations les mieux justifiées de la pensée du Phi
1. S. Theol., II, Tr. I, Q. 4, a. 1, part. 2, ad 2m (t. 32, p. 65 b) : «...matena pet
rationem matenae non est principium individuationis, sed potius per rationem pro-
prii subjecti est principium individuationis ut primum subjectum. Individuum
enim, ut in Logica sua dicit Algazel, fit individuum ab accidente incommunicabili
et hoc est proprii suppositi quod vocatur id quod est. Et ideo primum individuans
est id quod est. Nec matena est individuans, nisi prout est primum subjectum
ejus quodest. » — Ibid. Tr. XII, Q. 72. m. 2 ad 1 m (t. 33, p. 36 b) : «. . .principium primum
individuationis universale non est materia, sed quod est per hoc quod est id quod
est, discretum est in se et causa discretionis omnibus aliis quae sibi insunt. . . unde
etiam materia in corporalibus per hoc quod est materia non est principium discre
tionis et individuationis, sed per hoc quod est id quod est discretum et divisum ab
alus. »
2. Ibid., II, Tr. I, Q. 4, a. 1, part. 2, ad 3™, ad 5"» (t. 32, p. 66 a).
3. Ibid., II, Tr. II, Q. 7 (t. 32, p. 131 b).
4. Ibid., II, Tr. IV, Q. 14, a. 2, part. 3 (t. 32, p. 193 a) ; Q. 15, m. 1 (t. 32, p.204,
205), m. 2 (p. 206).
5. Ibid., II, Tr. II, Q. 8 (t. 32, p. 137 b) : « Et quia haec sententia sanctis congruit,
et in eam magis consentire videntur, ideo videtur huic opinioni consentiendum
esse. »
6. El sans doute aussi par l'offensive prise alors par les théologiens : la condam
nation de 1277 se préparait.
102 LE PRINCIPE DE L'INDIVIDUALITÉ

losophe ? Cela n'est pas impossible. Seule une étude approfondie,


et qui n'a pas encore été faite, de la manière dont Albert concevait
son rôle de philosophe commentateur par rapport à ses obligations
de théologien, permettrait de l'assurer. Albert introduit, il est vrai,
dans la Somme l'autorité d'Algazel, suivant lequel l'individualité se
fonde sur un accident incommunicable, c'est-à-dire, commente
Albert, sur un accident du suppôt lui-même '. Mais il est bien peu
probable qu'un texte de la Logique d'Algazel soit responsable de.
la forme définitive prise par la pensée d'Albert.

*%
Il nous reste à indiquer de quelle manière Albert le Grand enten
dait parler de l'individualité divine.
Albert a un sens très vif de la parfaite simplicité de D'eu et de
la transposition analogique qu'il est indispensable de faire subir
à nos concepts dès qu'il s'agit d'exprimer l'être divin. En Dieu il
n'y a pas de distinction réelle entre sujet et nature (quod est et quo
est) 2. Lorsque nous disons : Dieu est bon, ou Dieu est sage, nous dis
tinguons en Dieu par la pensée sujet et attribut, suivant notre mode
de concevoir. L'attribution est vraie, mais la distinction qu'elle
suppose inévitablement est aussi réduite que possible, moins accu
sée encore que dans cette proposition : « homo est homo, l'homme
est homme » 3. 11 n'y a donc pas en Dieu distinction entre universel
et singulier. Il est un de cette unité ontologique qui est au principe
de toute autre unité, et qui s'identifie absolument avec son être.
En ce sens il est indivisible et incommunicable, et l'on peut em
ployer à son égard les pronoms démonstratifs qui le désignent et
le distinguent de tout ce qui n'est pas lui. Mais il n'y a pas en lui
individuation proprement dite : son incommunicabilité ne provient
pas, comme celle de la créature, d'un accident ou d'une propriété
distincte de la « res naturae », elle s'identifie avec sa nature même
et ne fait que l'exprimer du point de vue de son existence singu
lière *.
Cependant la même nature divine se communique au sein de la
1. S. Theol. I, Tr. VI, Q. 24, m. 1 (t. 31, p. 196) ; II, Tr. I, Q. 4,a. 1, part. 2,ad
2m (t. 32, p. 65 b ; cité plus haut, p. 101 n. 1), ad 5m (p. 66 a).
2. In I Sent., Dist. II, a. 20 (t. 25, p. 79 b) ; Dist. VIII, a. 7 (ibid., p. 228 b),
a. 22 (p. 251, s.), a. 24 (p. 252); Dist. XXII, etc.. —S. Theol., I, Tr. IV, Q. 20, m. 3-
5 ; Tr. XIII et XIV.
3. In I Sent. Dist. III, a. 35 {ibid., p. 143 b) ; Dist. VIII, a. 4, Sol. et ad 3m (ibid.,
p. 226, 227).
4. In I Sent. Dist. XIX, a. 14 (ibid., p. 535 a), a. 17 (p. 541 a) ; Dist. XXIV, a. 1
(p. 606 a), a. 3 (p. 612, 613). — S. Theol., I, Tr. X, Q. 43, m. 2, a. 1 (t. 31, p. 458 b).
ALBERT LE GRAND 103

Trinité, et chaque Personne, par son origine et comme relation, se


distingue des deux autres, de manière à former trois Personnes.
Ainsi d'une certaine façon la distinction, l'unité personnelle et le
nombre sont en Dieu. Mais c'est en un sens tout à fait particulier.
Albert consacre à préciser ce sens de longs passages du Commentaire
des Sentences et de la Somme de théologie i. Nous dépasserions de
beaucoup le cadre de cette étude en le suivant dans ces difficiles
analyses.
1. In I Sent. Dist., II, a. 19, 20 ; Dist. XIX, a. 12, 14, 15, 17 ; Dist. XXIII,
XXIV.
2. S. Theol. I, Tr. IX et X.
CHAPITRE XI

SAINT THOMAS D'AQUIN

Saint Thomas ne paraît jamais avoir éprouvé la moindre hési


tation à accepter la théorie d'Aristote sur le principe de l'individua
lité des substances matérielles. Que la matière soit ce principe, il
l'admet dès ses premiers ouvrages comme un axiome reçu. Mais
il s'est efforcé de préciser comment il fallait l'entendre ; et sur ce
point, nous allons le constater, il n'est pas arrivé du premier coup
à se satisfaire.
Comme nous pensons l'avoir établi 1, le premier texte dont nous
disposions pour étudier les développements donnés par saint Tho
mas à la théorie d'Aristote, se lit à la Dist. VIII du Commentaire
sur le premier livre des Sentences 2. Ce passage a pour occasion
la réfutation des conceptions matérialistes de l'âme qui avaient cours
chez un certain nombre de Maîtres 3. La matière première, y est-il
dit, ne peut donner lieu, par elle seule, à aucune diversité. D'autre
part aucun accident ne peut venir la diversifier avant sa déter
mination par une forme substantielle, et cette forme substantielle
doit être unique, si la matière à déterminer est une. Autrement dit,
toute la matière est déterminée par la première forme substan
tielle. Or la première forme substantielle, celle dont jamais la ma
tière ne peut être « dénudée », c'est la corporéité. Cette corporéité
divise la matière, car elle a pour suite nécessaire la quantité en
acte et ses dimensions ; la matière ainsi divisée occupe des positions
diverses, lesquelles lui permettent de recevoir des formes diverses.
Il semble en effet que le degré de noblesse des corps provienne
de l'ordre de leurs positions : ainsi le feu est au-dessus de l'air.
Saint Thomas admet donc à ce moment la théorie d'Avicenne sur
la corporéité forme première *, et il en déduit le rôle de l'étendue
1. Cf. Introduction, p. xxv11.
2. In I Sent., Dist. VIII, Q. 5, a. 2. — A la Dist. II, Q. 1, a. 1, il est fait mention
dans les objections, à partir de la troisième, et dans la réponse à celle-ci, de l'unité
numérique négative de la matière. De même dans le De principiis naturae. Notion
prise à Averroès, In XII Metaph., cap. 3, com. 14, f. I4IT a 50.
3. Voir plus haut Alex, de H. et s. Bonav. Cette réfutation ne nous intéresse pas
ici pour elle-même ; nous n'en retenons que ce qui a trait à la division de la matière.
4. Que cette théorie et l'argument dont s. Thomas se sert soient d'Avicenne, nous
SAINT THOMAS D'AQUIN 105

dans la division de la matière. Cependant il n'a ici en vue qu'une


division d'ordre spécifique, celle qui permet de hiérarchiser les corps
suivant leurs lieux propres ; rien n'est affirmé de leur individualité
et de son principe alors que l'occasion s'offrait tout naturelle
ment de s'en expliquer, surtout dans la réponse à la sixième objec
tion où est affirmée l'individuation de l'âme en fonction du corps,
selon la doctrine d'Avicénne 1.
Mais le pas est franchi dès la distinction suivante où il est dit
des espèces qu'« elles sont multipliées par les individus, selon la
division de la matière » 2.
A la distinction XXIIIe, comparant l'essence matérielle univer
selle avec la substance individuelle d'un point de vue qui annonce
celui du De ente et essentia, saint Thomas écrit : « Sed ista natura
sic considerata, quamvis dicat compositum ex materia et forma,
non tamen ex hac materia demonstrata determinatis accidentibus
substante in qua individuatur forma... Haec autem materia demons
trata est sicut recipiens illam naturam communem3». Ici la quantité
n'est pas spécialement mentionnée, et le rapport de la matière
individuelle aux « accidents déterminés » dont elle est le sujet
n'est pas exprimé dans les termes employés par le traducteur
d'Avicenne. Le terme si caractéristique de « signatum » n'apparaît
pas avant la XXVe distinction *.
A cet indice, entre autres, nous avons cru reconnaître que la
rédaction du De ente et essentia ne devait pas être antérieure à
cette distinction XXVe e. En tout cas la manière dont cet opuscule
relève la différence entre la matière commune, partie essentielle
de la définition, et la matière principe de l'individualité, a bien
l'allure d'une découverte, tout au moins d'un enseignement nouveau :
« Mais de ce que la matière est le principe de l'individualité, il peut
paraître suivre que l'essence, comprenant en soi et la matière et la
forme, est seulement particulière et non pas universelle ; d'où il
faudrait conclure que les universaux n'ont pas de définition, si
l'essence est bien ce qui est signifié par la définition. Et c'est pour
le savons par le texte parallèle qui se lit In II Sent., Dist. XII, Q. I, a. 1. — Comp.
Av1cenne, Suffic., Tr. I, c. 2, f. 14 b ; c. 3, f. 15 T a. — S. Thomas, et Avicenne
lui-même, n'ont sans doute jamais entendu cette priorité de la corporéité que d'une
priorité logique ; mais, comme nous le verrons plus loin, s. Thomas ne prit que plus
tard une conscience tout à fait nette de l'unité de la forme substantielle.
1. Cf. infra p. 117.
2. In I Sent., Dist. IX, Q. I, a. 2.
3. In I Sent., Dist. XXIII, Q. I, a. 1.
4. In I Sent , Dist. XXV, Q. I, a. 1, ad 2™.
5. Cf. Introduction, p. xxv1,
106 LE PRINCIPE DE L'INDIVIDUALITÉ

quoi il faut savoir que la matière n'est pas en n'importe quel sens
le principe de l'individualité, mais uniquement la matière désignée ;
et j'appelle matière désignée celle qui est considérée sous des dimen
sions déterminées » 1.
Voilà qui est clair et dont nous n'avons trouvé l'équivalent chez
aucun des prédécesseurs ou contemporains de saint Thomas. La
doctrine cependant, nous l'avons insinué plus haut, semble venir,
comme la terminologie, des écrits d'Avicenne, mais synthétisée
par l'esprit ferme de l'Aquinate. Celui-ci, qui avait dès l'abord
remarqué et retenu l'enseignement d'Avicenne sur l'individuation
de l'âme 2, pouvait facilement songer à rechercher dans ses œuvres
les éléments d'une théorie plus complète.
D'autres passages du même opuscule font écho à ce texte impor
tant 3, plusieurs aussi du Commentaire des Sentences, sans lui ajouter
d'explications nouvelles *.
Mais dans le Commentaire du IIe livre, en même temps que repa
raît la théorie de la corporéité forme première •, se fait jour une
notion, inutilisée jusqu'alors, et que saint Thomas emprunte au
De substantia orbis d'Averroès, la notion des dimensions indéter
minées, antérieures dans la matière aux dimensions déterminées s.
Saint Thomas en parle d'abord avec quelque réserve 7 ; et, à plu
sieurs reprises, dans le Commentaire du IIIe livre, il ne mentionne
que les dimensions déterminées comme principe de l'individualité.
Au commentaire du IVe livre cependant ce concept averroiste
est pleinement accepté t, à ce point que saint Thomas l'insère dans
l'explication théologique des mystères de la transsubstantiation
eucharistique et de la résurrection : à son aide il essaie de sauve
1. De ente et essentiel, c. 2, supra p. 10, 1. 15 ss. : « Sed quia individuationis princi-
pium materia est, ex hoc forte videtur sequi quod essentia quae in se materiam com-
plectitur simul et formam sit tantum particularis et non universalis ; ex quo sequere- ,
tur quod universalia non haberent diffinitionem, si essentia est id quod per diffini-
tionem significatur. Et ideo sciendum est quod materia non quolibet modo accepta
sit individuationis principium, sed solum materia signata; et dico materiam signa-
tam quae sub determinatis dimensionibus consideratur. »
2. In I Sent., Dist. VIII, Q. 5, a. 2, ad 6m.
3. De ente H essentia, supra 11, 15 ; 21, 3 ; 42, 9.
4. In II Sent., Dist. XXX Q. 2. a. 1;In III Sent., Dist. I, Q. II, a. 3, ad 1"> ;
Dist. V, Q. I, a. 3 ; In IV Sent., Dist. XI, Q. I, a. 3, q 3.
5. In II Sent., Dist. III, Q. 1, a. 1.
6. Ibid., a. 4. — Cf. Averroès,D« substantia orbis, c1, f. 3 b 56 (Venise 1550).
Cf. supra. Introduction p. xxvm, et ch. IV, p. 69.
7. In II Sent., Dist. III, Q. I, a. 4 ; Dist. XXX, Q. II, a. 1.
8. In IV Sent., Dist. XII, Q. I, a. 1, q. 3, sol. 3 et ad 3"" ; a. 2, sol. 4, sol. 6
et ad 5m { a. 3, sol. 1 ; Dist. XLP7, Q. I, a. 1, q. 1, ad 3™.
SAINT THOMAS D'AQUIN 107

garder l'identité individuelle du corps ressuscité1 et de comprendre


comment les espèces consacrées peuvent se prêter à une action
extérieure quelconque : génération, corruption, nutrition 2, mélange
ou addition s, division *. L'étendue en effet, et sous l'aspect de ces
dimensions indéterminées, est reconnue explicitement comme le
deuxième principe de l'individualité, après la matière qui conserve
le rôle de premier principe. C'est par la matière que la forme obtient
d'exister en acte, comme il est essentiel à l'individu en tant que tel ;
mais c'est par l'étendue qui divise la matière qu'un individu est
distinct de tous les autres.
Saint Thomas ajoute encore cette précision intéressante : si 'a
quantité pouvait exister actuellement sans matière, de soi-même
elle serait individualisée, puisque de soi elle aurait en elle cette
division que normalement elle donne à la matière ; chacune de ses
parties se distinguerait numériquement de toutes les autres, à la
seule condition d'occuper une position distincte dans l'espace 5.
Tous ces éléments nouveaux de la théorie de l'individualité se
trouvent rassemblés dans la belle synthèse qui se lit au Commentaire
du De Trinitate de Boèce, en laquelle il est juste de voir l'achèvement
des essais qui précèdent. Les dimensions indéterminées de la matière,
notons-le, y sont décidément préférées aux dimensions déterminées
comme principe de l'individualité, à"cause des changements con
tinuels qui affectent les déterminations quanti+atives de l'individu
au cours de ^a vie : « La forme ~evient"cette forrrr, écrit srint
Thomas a, parce qu'elle est reçue dans la matière. Mais comme la

1. In IV Sent., Dist. XLIV, Q. I, a. 1, q. 1, ad 3».


2. Ibid., Dist. XII, Q. I, a. 2, sol. 4.
3. Ibid., sol. 6 et ad 5™.
4. Ibid., a. 3, sol. 1, ad 3™.
5. Ibid., a. 1, q. 3, sol. 3, ad 3™ ; Dist. XLIV, Q. II, a. 2, q. 2.
6. In Boel. de Trinit., Q. IV, a. 2 : « Unde forma fit haec per hoc quod recipitur
in materia. Sed cum materia in se considerata sit indistincta, non potest esse quod
formam in se receptam individuet nisi secundum quod est distinguibilis. Non enim
forma individuatur per hoc quod recipitur in materia nisi quatenus recipitur in hac
materia vel illa distincta et determinata ad hic et nunc. Materia autem non est divi-
sibilis nisi per quantitatem... Et ideo materia efficitur haec et signata secundum
quod est sub dimensionibus. Dimensiones autem istae dupliciter possunt conside-
rari. Uno modo secundum earum terminationem : et dico eas terminari secundum
terminatam mensuram et figuram ; et sic ut entia perfecta collocantur in genere
quantitatis ; et sic non possunt esse principia individuationis, quia cum talis dimen-
sionum terminatio varietur frequenter circa individuum, sequeretur quod indivi-
duum'non remaneret idem numero semper. Alio'modo possunt considerari sine ista
determinatione in natura 'dimensionis .tantum, quamvis nunquam sine 'aliqua
determinatione 'esse possint, sicut nec natura coloris sine determination», albi Vel
nigri, et sic collocantur in genere quantitatis ut imperfectum. Et ex his dimensio-
108 LE PRINCIPE DE L'INDIVIDUALITÉ

matière, considérée en soi, est indistincte, il ne peut se faire qu'elle


individualise la/forme reçue en elle, si ce n'est par ce qui la rend
apte elle-même à la distinction. Car la forme n'est individualisée
par sa réception dans la matière que pour être reçue dans cette
matière-là, ou dans celle-ci, distincte de toute autre, et déterminée
à être ici et en cet instant. Or la matière n'est divisible que par la
quantité... Et c'est pourquoi la matière devient cette matière
désignée selon qu'elle est le sujet des dimensions. Mais ces dimen
sions peuvent être considérées à un double point de vue. En pre
mier lieu selon leur limite, et elles trouvent leur limite dans une
mesure et une figure déterminées : de ce point de vue ce sont des
êtres parfaits qui prennent place dans le genre quantité, mais elles
ne peuvent être principes de l'individualité, parce que, la limite
des dimensions variant fréquemment pour un même individu, il
s'ensuivrait que l'individu ne reste pas toujours numériquement
identique. Les dimensions peuvent être aussi considérées d'une
autre manière, à savoir sans leur limite, et dans leur seule nature
de dimension, bien qu'elles ne puissent jamais exister sans une déter
mination quelconque, pas plus que la couleur ne peut exister en
nature sans être déterminée au blanc ou au noir : de ce point de
vue elles se classent dans le genre quantité à titre d'être imparfait.
Ce sont ces dimensions indéterminées qui font de la matière cette
matière désignée ; celle-ci à son tour individualise la forme et pro
duit la diversité numérique au sein d'une même espèce. D'où l'on
voit que la matière considérée en soi n'est principe de différentia-
tion ni selon l'espèce ni selon le nombre. Mais de même qu'elle est
principe de différentiation générique, en tant que sujet d'une forme
commune, de même elle est principe de différentiation numérique
en tant que sujet des dimensions indéterminées ». Par ailleurs « il
est de la raison de l'individu 1 d'être indivis en soi, et divisé défini-
nibus interminatis efficitur haec materia signata ; et sic individuat formam, et sic
ex materia causatur diversitas secundum numerum in eadem specie. Unde patet
quod materia secundum se considerata non est principium diversitatis secundum
speciem nec secundum numerum ; sed sicut est principium diversitatis secundum
genus prout subest communi formae, ita est principium diversitatis secundum
numerum prout subest dimensionibus interminatis. »
1~ Ibid., ad 3m : « De ratione individui est quod sit in se indivisum et ab aliis
divisum ultima divisione. Nullum autem accidens habet in se propriam rationem
divisionis, nisi quantitas. Unde dimensiones ex seipsis habent quamdam rationem
individuationis secundum determinatum situm, prout situs est differentia quanti-
tatis ; et sic habet duplicem rationem individuationis : unam ex subjecto sicut et
quodlibet aliud accidens ; aliam ex seipsa, inquantum habet situm, ratione cujus
in abstrahendo a materia sensibili imaginamur hanc lineam et hune circulum. Et
ideo recte materiae convenit individuare omnes alias formas ex hoc quod subditur
illi formae, quae ex seipsa habet individuationis rationem ; ita quod etiam, ipsae

*
SAINT THOMAS D'AQUIN 109

tivement de tout autre. Mais nul autre accident que la quantité


n'a en soi la raison propre de la division. Par conséquent les dimen
sions ont d'elles-mêmes une raison d'individualité dans leur posi
tion déterminée, en tant que la position dans l'espace est une diffé
rence de la quantité. Elles ont ainsi une double raison d'individua
lité : l'une prise de leur sujet, comme il va de tout accident ; l'autre
venant d'elles-mêmes, en tant qu'elles sont situées dans l'espace ;
à cause de quoi nous imaginons, les abstrayant de la matière sen
sible, cette ligne et ce cercle. Et c'est pourquoi il revient avec rai
son à la matière d'individualiser toutes les autres formes, du fait
qu'elle est assujettie à cette forme qui de soi possède la raison de
l'individualité ; et de cette façon que les dimensions déterminées
elles-mêmes, établies dans un sujet ^entièrement constitué, reçoivent
en un sens l'individualité de la matière individualisée par les dimen
sions indéterminées, conçues comme antérieures dans la matière. »

Après des déclarations aussi fermes, aussi précises, aussi large


ment développées, l'on s'attendrait à ne plus trouver, dans la suite
des écrits de saint Thomas, aucune modification importante à la
théorie de l'individuation des substances matérielles. Cette attente
se trouve justifiée pour une grande part. Il est un point cependant
sur lequel saint Thomas a changé d'opinion, et d'une façon à la
fois très brusque et secrète, dont les motifs n'apparaissent pas
tout de suite. L'on ne peut d'ailleurs pas en douter : la théorie
averroïste de la « dimensio interminata » acceptée avec un peu
d'hésitation au commentaire du IIe livre des Sentences, puis dans
la suite exploitée au profit des dogmes de la transsubstantiation et
de la résurrection, et admise délibérément pour expliquer l'individua
tion dans le commentaire du De Trinitate, cette théorie averroïste
ne reparaît plus jamais à partir du Contra Gentiles l. Désormais
lorsque saint Thomas parle de la quantité dans ses rapports avec
l'individuation, ou bien il ne précise pas davantage, ou bien il se
sert de l'expression : dimensions déterminées, ou tout au moins
dimensiones terminatae quae fundantur in subjecto jam complete individuantur
quodammodo ex materia individuata per dimensiones interminatas praeintellectas
in materia. » — Cf. etiam ibid., a. 4 ; Q. V, a. 3, ad 3m. — Il arrive bien aussi que
dans ce Commentaire s. Thomas parle de la matière principe de l'individualité
« sub dimensionibus signatis », (Q. V, a. 2, c. et ad 1m), mais ces expressions isolées
et occasionnelles ne peuvent prévaloir contre les passages où il précise intentionnel
lement sa pensée.
1. L'on peut s'en rendre compte pour le C. G. et les traités qui en sont le plus
voisins dans le temps (chronologie du P. Mandonnet), par les passages suivants :
C. G. IV, c. 63, 65 ; De pot., Q. IX, a. 1, 2 c. et ad 1m, 5 c. et ad I3m ; De tvalo,
Q. XVI, a. 1 ad 1 8™ ; Quodl. VII, a. 3, 10 ; VIII, à. 5 ; X, a. 3 ; XI, a. 6 ad2ra.
110 LE PRINCIPE DE L'INDIVIDUALITÉ

il évite le terme averroïste. Et lorsqu'il reprend les problèmes sou


levés par l'identité individuelle dans la nutrition 1 et dans les mys
tères de l'Eucharistie 2 et de la Résurrection 3, il n'a plus recours
à ce principe de solution, pourtant assez commode.
Pour expliquer un silence aussi inattendu et un changement
aussi radical à propos d'un point de doctrine emprunté à Averroès,
l'on pourrait être tenté de soupçonner un incident de la lutte anti-
averroïste, et de croire saint Thomas obligé de renoncer à une
utilisation compromettante. Mais il ne paraît pas que la discussion
ait jamais touché ce point spécial, assez éloigné de ceux qui faisaient
difficulté à propos de l'individuation *. Il me semble bien plutôt
que l'explication véritable doit être prise de l'approfondissement
par saint Thomas de sa doctrine, alors si contestée, de l'unité de la
forme substantielle, ainsi que l'a compris Capreolus *.
Il est vrai, et sans aucun doute, que, au sujet de l'unité de la forme
substantielle dans l'homme, la pensée de saint Thomas est par
faitement fixée dès le Commentaire du premier livre des Sentences •.
Puis, à partir au moins du Commentaire du deuxième livre 7, il
connaît la doctrine d'Avicenne sur le tout générique, si précieuse
pour résoudre les difficultés provenant d'une pluralité apparente
des formes substantielles dans le même individu. Cependant, nous
1. Quodl. VIII, a. 5 ; S. Th., I, Q. CXIX, a. 1 ; In De gêner, et corr., L. 1, 1. 15 (V.,
t. 23, p. 310 b) ; 1. 17 (p. 314 b).
2. C. G. IV, c. 65, 66 ; Quodl. X, a. 3, où il est parlé cependant de dimension essen
tielle ; Comp. theol. CLVI (V., t. 27, p. 61) ; S. Th. III, Q. LXXVII, a. 2.
3. C. G. IV, c. 82 ; Quodl. XI, a. 6.
4. Voir les propositions condamnées en 1277 dans Mandonnet, Siger de Brabant,
2e éd. t. II (1908), p. 176 ss. — Le Correctorium corruptorii, faussement attribué à
Gilles de Rome (Aegidii Columnae Defensorium etc.. Naples 1644), ne signale
aucune attaque sur ce point. Bien au contraire, il doit défendre contre les adver
saires de s. Thomas la négation de tout intermédiaire substantiel ou accidentel
entre la forme et la matière, (op. cit., art. 32, p. 127 ss.), conséquence de la théorie
de l'unité de la forme substantielle que s. Thomas oppose précisément, comme nous
l'indiquons plus loin, à la conception averroïste de la dimension indéterminée. —
Aucune trace non plus de discussion, à notre connaissance du moins, chez Alexandre
de Halès ou s. Bonaventure. Si d'ailleurs s. Thomas avait été contredit sur ce point,
n'aurait-il pas été obligé de l'abandonner plus ostensiblement ? Son silence se com
prend mieux, il me semble, s'il laisse de côté, de lui-même, une doctrine que personne
ne venait contester. — Il convient cependant de noter que la théorie des dimensions
indéterminées avait été déjà critiquée par Bacon dans ses Quaestiones ; cf. supra,
p. 85.
5. Capreolus, Defensiones theologiae D. Thomae Aquinatis ; éd. Paban-Pegues,
t. TÏI (1902), II Sent., Dist. III, Q. 1, a. 1, concl. 2, p. 202 b ; a. 3, § 2, p. 230 b ;
t. IV, Dist. XIII, Q. 1, a. 3, § 2, p. 38 ; Dist. XV, Q. I, a. 1 ; Dist. XVIII, Q. 1,
a. 1, concl. 5 ss., p. 128 ss., et a. 3, § 6, p. 160 b.
6. In I Sent., D. VIII, Q. V, a. 3.
7. In II Sent., D. XVIII, Q. I, a. 2.
SAINT THOMAS D'AQUIN lil

l'avons remarqué déjà, la manière dont saint Thomas parle à plu


sieurs reprises au premier livre * et au deuxième 2, de la corporéité
première forme substantielle, l'indécision qu'il paraît garder tout
d'abord à l'égard de Gebirol 3, laissent dans l'esprit du lecteur
quelque hésitation. Sur un point secondaire, concernant le mixte,
les variations et le progrès de la pensée de saint Thomas sont clai
rement exprimés par les textes. Les formes élémentaires (c'est-à-
dire celles des quatre éléments ou corps simples) demeurent-elles
dans le mixte ? A cette question, Avicenne répondait en distin
guant dans les formes substantielles élémentaires un être premier
et un être second; l'être second, qui est celui des qualités actives
et passives de la substance, s'altère pour s'unir au mélange, mais
l'être premier demeure 4. Au Commentaire du livre II, Dist. XII,
a. 4, saint Thomas reconnaît les avantages de cette opinion et
paraît bien la faire sienne 8 ; et cela au moment même où il/vient
de rapporter, et d'accepter, la réfutation laite par le même Avi
cenne de la théorie de la pluralité des formes. Autrement dit, sur
les différents aspects de cette question difficile, saint Thomas
accepte les positions d'Avicenne, sans chercher encore à voir si
elles sont parfaitement cohérentes. Mais peu après, dans son Com
mentaire au De Trinitate de Boèce 6, saint Thomas rejette nette
ment l'opinion d'Avicenne sur le mixte pour lui préférer celle
d'Averroès, moyennant toutefois une correction importante : les
formes élémentaires, disait Averroès, s'unissent dans le mixte
en une forme moyenne où elles se retrouvent les unes plus, les
autres moins ; à la condition, précisé saint Thomas, de l'entendre
d'une permanence virtuelle des formes élémentaires dans leurs
1. In I Sent., D. VIII, Q. V, a. 2.
2. In II Sent., D. XII, Q. I, a. 4.
3. Ibid. : « ...nisi forte dicatur, secundum positionem libri Fontis vitae, esse unam
primam formam... Sed hanc positionem Avicenna improbat... »
4. Cf. Av1cenne, Metaphysica, Tr. VIII, c. 2, f. 97v b (Venise 1508) : « ...ex de
mentis generantur generata et convertuntur in commixtione non corrupta in suis
formis essentialibus » ; et f . 98 a B : « elementum est pars essentialis in esse generati,
et etiam in esse ejus quod generatur ex eo » ; ibid., b : « elementum per se solum non
est aptum recipere formam vegetationis et animalitatis, sed acquiritur sibi aptitudo
illa propter quaktatem quae venit in illud ex commixtione ». — Sufficientia, Tr. I,
c. 6, f. I7va : «... complexio est qualitas veniens ex reciproca passione quahtatum
contrariarum in corporibus sibi permixtis ». — Il est possible d'ailleurs que s. Tho
mas mentionne ici l'opinion d' Avicenne, telle qu'il la trouvait exprimée par Averroès,
In De Coelo, III, comm. 60, f. 105 b 35 (Venise îjjo).
5. « Et hoc esse possibile patet si sustinere volumus opinionem Avicennae, qui... »
6. In Boet. De Trin. Q. IV, a. 3, ad 6m : « Probabilior tamen videtur opinio Com-
mentatoris, III De coelo et mundo, qui hanc opinionem Avicennae improbans ait... »
Cf. Averroès, loc. cit., c. 6o, f. 105 b 15 ss.
112 LE PRINCIPE DE L'INDIVIDUALITÉ

qualités propres, ces dernières seules s'unissant pour former


une qualité moyenne, car les formes substantielles ne sont pas sus
ceptibles de plus et de moins. La même opinion est exprimée, sans
qu'il soit fait mention d'Averroès, dans le Commentaire du 4e
livre des Sentences, Dist. XLIV, Q. 1, a. 1, sol. 1, ad 4*. Plus tard
saint Thomas déclare l'opinion d'Averroès encore moins accep
table que celle d'Avicenne 1. Et il considère désormais nettement
la « forma mixtionis > connue une forme accidentelle.
Ces variations montrent bien que saint Thomas ne perçut pas
du premier coup toutes les conséquences de la théorie de l'unité
de la forme substantielle et qu'il dut faire effort pour se dégager
entièrement du prestige exercé sur son esprit par l'autorité des
Philosophes arabes. Il n'y aurait donc pas heu de s'étonner que
l'abandon des «dimensiones interminatae» ait été dû au même pro
grès de pensée, puisque ces dimensions supposent dans la matière
une ébauche tout au moins de déterminations accidentelles anté
rieures à la forme substantielle. A vrai dire, et nous l'avons remar
qué, cet abandon ne s'accompagne d'aucune espèce d'explication,
et il faut aller jusqu'à la première partie de la Somme théologique i
et jusqu'aux Questions disputées De spiritualibus creaturis 3 et
De anima * pour en surprendre le secret. Là du moins, il se révèle,
croyons-nous, en pleine lumière. Saint Thomas a-t-il attendu ce
moment pour se justifier pleinement à lui-même le rejet d'une
théorie qu'il avait crue vraie et féconde ? Nous ne pouvons pas le
dire. 11 faut se rappeler toutefois que quelques années seulement
après la publication du Contra Gentiles 5, il entreprenait son com
mentaire des écrits d'Aristote qui le mit en contact plus étroit
encore et plus direct que par le passé avec la pensée du Philosophe.
Cette période de son activité intellectuelle dut être décisive et

1. Qttodl, I, Q. IV, a. 6, ad 3™ « ...Sed hoc est minus possibile quam primum ». —


S. Th. I, Q. LXXVI, a. 4, ad 4m... « Sed hoc est etiam magis impossibile ». — De
an., a. 9, ad 1om : « Dicere etiam quod formae elementorum recipiant magis et
minus, ut Averroes dicit, ridiculum est ». — Voir enfin In De gen. et corr. L. I,
1. 24 (V., t. 23, p. 337 b) où S. Thomas discute une dernière fois et plus longuement,
ma1s sans les nommer, les opinions d'Avicenne et d'Averroès. L'opuscule De mix-
tione elementorum (V. op. 29, t. 27, p. 503) n'est qu'un extrait, avec quelques addi
tions, de la fin de cette leçon 24. Cf. Mandonnet, Des écrits authentiques de S. Thr
d'Aq., 3." éd., 1910, p. 148.
2. 5. Th. 1, Q. LXXVI, De unione animât ad corpus, principalement a. 3, 4 et 6.
3. De spirit. creai., a. 3 : Utrum substantia spiritualis quae est anima humana
un1atur corpori per medium.
4. De an., a. 9 : Utrum anima uniatur materiae corporali per medium.
5. Mandonnet (Bibliographie thomiste, Introduction) date les premiers commen
taires d'Aristote des environs de 1265, le Contra Gentiles de 1258-60.
SAINT THOMAS D'AQUIN 113

l'éclairer entièrement sur les divergences les plus minimes qui sépa
raient les Arabes du Stagirite. Quoi qu il en soit, un passage du
Commentaire des Métaphysiques 1 attribue l'erreur de ces anciens,
qui faisaient de la matière une substance, à la nécessité qui paraît
s'imposer d'unir directement la quantité à la matière pour expli
quer qu'elle puisse recevoir des formes diverses. Et au Commen
taire du IIe livre de l'Ame,2 saint Thomas reprend avec une pré
cision et une vigueur accentuées, contre Gebirol, la doctrine de
l'unité de la forme substantielle.
Mais venons à la Q. lxxv1 de la I* Pars, et aux Questions
disputées 3, où à propos de l'âme humaine et de son union avec le
corps, cette même doctrine est étudiée avec beaucoup d'ampleur.
Du point de vue qui nous intéresse, l'article central de la question
étudiée en ces trois traités est celui qui se demande s'il y a quelque
intermédiaire, substantiel ou accidentel, entre l'âme intellectuelle
et le corps. La réponse est évidemment négative. Une conception
rigoureuse de la forme substantielle, et de l'être, de l'unité, de la
spécification qu'elle donne, exclut tout intermédiaire entre elle
et la matière. Une lorme supérieure, comme est l'âme intellectuelle,
possède virtuellement toutes les valeurs d'être des formes infé
rieures et dès l'instant où elle informe le corps, remplit à son égard
toutes les fonctions qui peuvent être regardées comme intermé
diaires entre la matière et la pensée de l'homme. Cela est vrai
en particulier de la forme de corporéité. Et nous le savions dès
longtemps. Mais les objections que se pose saint Thomas sur ce
point précis sont significatives, et c'est à leur propos que l'on peut
saisir la raison qui motiva l'abandon de la thèse averroïste des
dimensions indéterminées. Ne faut-il pas, objecte le saint Doc
teur, concevoir les dimensions comme antérieures dans la matière
aux formes substantielles pour que la matière puisse offrir une
partie distincte à chaque forme spécifique ? * Le commentateur
n'enseigne-t-il pas dans le De substantia orbis que les dimensions
précèdent les formes élémentaires ? s Ne faut-il pas que le corps
soit individualisé par des dimensions déterminées pour qu'une âme
individuelle lui soit unie ? • Les réponses faites à ces questions,

1. In Met., L. VII, 1. 2 (V. t. 24, p. 616 b). La remarque est faite à nouveau dans
la Somme, loc. cit.
2. In De an. L. II, 1. 1 (V. t. 24, p. 58 b).
3. loc. cit.
4. S. Th. 1, Q. LXXVI, a. 6, obj. 2.
5. De spir. creat., a. 3, obj. 18.
6. De an., a. 9, obj. 17.
114 LE PRINCIPE DE L'INDIVIDUALITÉ

et aux difficultés connexes touchées aussi par saint Thomas s'ac


cordent toutes à maintenir l'unité parfaite de la forme substan
tielle et à satisfaire par des distinctions de raison aux exigences
légitimes qui se trahissent à travers les objections l. L'âme intelle
ctuelle informant directement le corps, on peut cependant concevoir
logiquement la corporéité (qui est l'une de ses fonctions) comme
une disposition antérieure à l'animalité ou à la rationalité. De
même, etant donné que chaque nature, et même la matière, a ses
accidents propres, il est permis de penser, de ce point de vue
logique, que les accidents d'une torme inférieure sont antérieurs
à la forme immédiatement supérieure et même en prépare l'action.
Ainsi donc les dimensions, qui sont les accidents propres de la
corporéité, peuvent être conçus comme une suite immédiate de
cette forme, antérieure aux formes supérieures et divisant la
matière pour leur faire place. Mais il est bien entendu qu'il ne
s'agit toujours là que d'une antériorité purement logique, laquelle
ne peut nuire aucunement à l'unité et à la priorité réelle de la
forme supérieure. De ce point de vue réel les dimensions ne peuvent
en aucune manière (ni déterminées, ni indéterminées) précéder la
forme substantielle.
1. S. Th. loc. cit., a. 6, c. : « Unde impossibile est quod quaecumque dispositiones
acc1dentales praeexistant in mate1ia ante lormam subs ta1maiem » ; ad i m : « Una
enim et eadem forma est per essenùam, per quam homo est eus actu, et per quam
est corpus, et per quam est vivum, et per quam est animal, et per quam est homo.
Manifestum est autem quod unumquodque genus consequuntur propria accidentia.
Sicut ergo matena praeintelligitur perfecta secundum esse ante intellectum corpo-
reitatis, et sic de ahis, ita praeintelliguntur praedicta accidentia, quae sunt propria
ejus ante corporeitatem. Et sic praeintelliguntur dispositiones in matena ante for-
mam, non quantum ad omnem ejus efiectum, sed quantum ad posteriorem ; »
ad 2" : 1 dimensiones quantitativae sunt accidentia consequentia corporeitatem,
quae toti materiae convenit. Unde materia jam intellecta sub corporeltate et dimen-
sionibus, potest intelligi ut distincta in diversas partes... » — De spir. creai, a. 3,
c. : « ...et sic nulla alia forma substantialis praecedit in hoc homine animam huma-
nam, et per consequens nec accidentalis ; quia tune oporteret dicere, quod materia
prius perficiatur per formam accidentalem quam per substantialem ; » ad 18m :
« unde quando jam materia intelhgitur periecta secundum rationem hujus generis
quod est corpus, possunt in ea intelligi dimensiones, quae sunt propria accidentia
hujus generis. » — Cet article est d'ailleurs particulièrement remarquable par la
manière dont s. Thomas explique les discussions au sujet de l'âme et du corps par
l'opposition de l'aristotélisme et du platonisme ; il marque bien comment le maté
rialisme même de Gebirol est d'inspiration platonicienne. — De an. a. 9, c. : « . . .ex
hoc quod materia constituitur in esse corporeo per formam, statim consequitur
ut sint in ea dimensiones, per quas intelhgitur materia divisibilis» ; ad 1jm: « dimen
siones non possunt intelligi in materia nisi secundum quod materia rntelligitur
constituta per lormam substantialem in esse substantiali corporeo ; quod quidem
non ht per aham formam in homine quam par animam, ut dictum est. Unde hujus-
modi dimensiones non praeintelliguntur ante animam in materia totaliter, sed
quantum ad ultimos gradus periectionis, ut supra expositum est. »
SAINT THOMAS D'AQUIN 115

Il me paraît difficile de ne pas voir dans ces réponses, étant


donné leur contexte et l'importance générale de la doctrine, les
raisons véritables qui ont engagé saint Thomas à renoncer à une
opinion, dont il avait pourtant si brillamment tiré parti dans le
Commentaire du De Trinitate.
En tout cas elles montrent clairement que désormais saint Tho
mas est tout à fait fixé sur les conséquences de l'unité de la forme
substantielle et que la division de la matière par la quantité, indis
pensable pour expliquer que plusieurs formes, de même espèce
ou non, soient reçues en elle, peut se concilier avec cette unité
substantielle.

A partir de cette époque, dans la suite de ses œuvres, les deux


principes de l'individuation, matière et quantité déterminée, se
trouvent mentionnés l'un et l'autre, ou bien tour à tour, suivant
les occasions. C'est, par exemple, à propos de ces deux questions
connexes : un même corps peut-il se trouver simultanément en
deux lieux différents ? 1 et deux corps différents peuvent-ils se
trouver en un même lieu ? 2 La réponse à ces deux problèmes n'est
pas en effet la même. Il est absolument contradictoire qu'un même
corps se trouve simultanément en deux lieux différents et Dieu
lui-même ne peut pas faire ce miracle, parce que les dimensions
données d'un corps ne peuvent être entourées et exactement cir
conscrites qu'une seule fois au même instant. Par contre, s'il est
vrai que deux corps ne peuvent se trouver naturellement dans le
même lieu, car les dimensions sont la raison propre de leur locali
sation et de leur distinction individuelle, cependant Dieu, par
miracle, peut les conserver distincts l'un de l'autre en supprimant
la cause seconde normale de leur distinction qui est la diversité
des positions spatiales. Cela serait impossible sans doute à l'endroit
de grandeurs géométriques dont la différence de position fait toute
la distinction individueUe, mais lorsqu'il s'agit de corps véritables
qui ont une matière, celle-ci suffit à les distinguer l'un de l'autre,
en l'absence de dimensions diversement localisées. Il semble donc
que de ce point de vue, la matière soit bien, et au sens le plus fort
du mot, le premier principe de l'individualité.
C'est bien aussi ce que paraissent insinuer plusieurs textes 3 :
la substance est individualisée par elle-même, à la différence des
1. Quodl. III, Q. I, a. 2.
2. Quodl. I, Q. X, a. 21 et 22. —Voir déjà In Boet. de Trinit. Q. IV, a. 3.
3. S. Th. I, Q. III, a. 2 ad 3" ; Q. XXIX, a. 1 ; a. 2 ad 5™.— Quodl. III, a. 2.
— De unit, intell., c. 7 (V. t. 27, p. 330 b).
" De ente et essentia ". 10
116 LE PRINCIPE DE L'INDIVIDUALITÉ

accidents qui le sont par la substance ; et par ailleurs, dans la subs


tance c'est la matière qui est le premier sujet, celui qui reçoit
lajforme elle-même et la rend incommunicable, bien que par con
tre la forme soit le principe de l'être substantiel, de la sub
sistance.
D'après même un passage du De substantiis separaiis }, ce n'est
pas à raison des dimensions corporelles que la forme des êtres
sensibles est limitée et « particularisée » ; c'est à raison de la
matière dont l'être infime ne peut recevoir la forme en sa perfec
tion totale mais seulement de la manière la plus débile qui soit.
Faut-il voir en cette affirmation une correction nouvelle apportée
par saint Thomas à sa théorie de l'individuation et un abandon
du rôle attribué à la dimension ? Les textes contemporains ou même
un peu postérieurs ne permettent pas de le penser 2. Il y a là sim
plement, à notre avis, une précision que déjà certaines remarques
— celles mêmes que nous venons de rappeler — pouvaient faire
pressentir 3 et qui n'exclut pas la nécessité de la dimension comme
deuxième principe, assurant plus spécialement la multiplication
individuelle d'une même forme. En effet, lorsque saint Thomas
dit au De substantiis separaiis, que la matière particularise la forme,
faute de la recevoir en sa totalité, il n'ajoute pas que la matière
puisse expliquer à elle seule la répétition de ce mode limité de récep
tion. Cet aspect complémentaire est réservé. Saint Thomas y revient
d'ailleurs expressément dans la troisième partie de la Somme et
met très clairement les choses au point * : individualité dit deux
choses, premièrement ne pouvoir être reçu dans un autre, deuxiè
1. De subst. separ., c. 5 (V., t. 27, p. 283 a) : « Materia autem corporalium rerum
suscipit formam particularitcr, idest non secundum communem rationem formae.
Nec hoc habet materia corporalis inquantum dimensionibus subjicitur aut formae
corporali, quia etiam ipsam formam corporalem individualiter materia corporalis
recipit. Unde manifestum fit quod hoc çonvenit tali materiae, quae, quia est intima,
debilissimo modo recipit formam ; fit enim receptio secundum recipientis naturam.
Et per hoc maxime deficit a completa ratione formae, quae est secundum totalitatem
ipsius particularitatis ipsam recipientis. »
2. Cf. In De coelo, L. I, 1. 19 (V. t. 23, p. 67 a) ; S. Th. III, Q. LXXVII, a. 2.
3. Déjà dans son Commentaire du IIIe livre des Sentences, s. Thomas écrivait :
1 materia prima recipit formam non inquantum est forma simpliciter, sed in quan
tum est haec • (Dist. III, Q. I, a. 1, c. et ad 3m).
4. S. Th. III, Q. LXXVII, a. 2 : « Est enim de ratione individui quod non possit
in pluribus esse. Quod quidem contingit dupliciter. Uno modo quia non est natum
esse in aliquo ; et hoc modo formae immateriales.separatae, per se subistentes, sunt
etiam per seipsas individuae. Alio modo ex eo quod forma substantialis, vel acciden-
talis, est quidem nata in aliquo esse, non tamen in pluribus : sicut haec albedo quae
est in hoc corpore. Quantum igitur ad primum, materia est principium individua-
tiouis omnibus formis inhaerentibus ; quia cum hujusmodi formae quantum est
de se sint natae in aliquo esse sicut in subjecto, ex quo aliqua earum recipitur in
SAINT THOMAS d'aQUIN 117

mement ne pouvoir exister en plusieurs ; la matière donne à la


forme qu'elle reçoit de ne pouvoir plus être reçue de nouveau, car
elle-même ne peut pas l'être ; mais c'est l'étendue qui assure à cette
forme déjà reçue de ne pas exister en plusieurs, car c'est l'étendue
qui divise la substance, et assure à telle substance individuelle
*d'exister indivise et séparée de toute autre. Que l'étendue soit
bien, à ce rang, principe de l'individualité, nous en avons ceci pour
garant que dans l'ordre de la quantité pure, c'est-à-dire en géomé
trie, la position dans l'espace est la raison de la distinction et de
l'individualité propre des figures : on ne peut concevoir deux lignes
distinctes ayant «absolument même position, mais pour les distin
guer il suffit de les situer différemment. Que de son point de vue
à elle la matière soit aussi premier principe de l'individualité,
saint Thomas l'a indiqué suffisamment en disant que de soi elle
n'est pas et ne peut être reçue en un sujet quelconque. Les deux
aspects de l'individualité sont bien complémentaires et relèvent
chacun d'un principe distinct ; même si la matière limite la forme
en la recevant (De subst. separ.), la quantité demeure indispensable
pour permettre à la matière d'unifier numériquement la forme reçue,
c'est-à-dire de la rendre à la fois une et distincte d'unités sem
blables. Saint Thomas est resté fidèle en cela à ses positions anté
rieures telles que nous les avions rencontrées notamment dans le
Commentaire du De Trinitate.
Il admet donc en définitive que la matière et les dimensions
qui la déterminent sont le double principe de l'individualité des
substances matérielles, comme il l'avait indiqué déjà, avec moins
de précision, dans son opuscule De ente et essentia.

* **

L'individualité de l'âme humaine doit être expliquée de manière


à sauvegardera la fois son activité intellectuelle, son immortalité
personnelle et sa fonction de forme substantielle. Dès ses pre

materia quae non est in alio, jam nec ipsa forma sic existons potest in alio esse.
Quantum autem ad secundum, dicendum est quod individuationis principium est
quantitas dimensiva. Ex hoc enim aliquid est natum esse in uno solo, quod illud
est in se indivisum et divisum ab omnibus aliis. Divisio autem accidit substantiae
ratione quantitatis... Et ideo ipsa quantitas dimensiva est quoddam individuationis
principium hujusmodi formis, in quantum scilicet diversae formae numero sunt in
diversis partibus materiae. Unde et ipsa quantitas dimensiva secundum se habet
quamdam individuationem, ita quod possumus imaginari plures lineas ejusdem
speciei, differentes positions, quae cadit in ratione hujus quantitatis ; convettit
enim dimensioni quod sit quantitas positionem habens. »
118 LE PRINCIPE DE L'INDIVIDUALITÉ

mières œuvres, nous l'avons vu, saint Thomas demande à Avicenne


le principe de cette conciliation 1. L'âme acquiert l'individualité,
à raison du corps dont elle est la forme ; mais de même que son
être demeure indépendant, malgré cette union substantielle, de
même son unité individuelle, acquise à l'occasion de cette union,
lui est propre et l'âme la conserve une fois séparée du corps. Le
corps est bien au principe de l'individuation de l'âme, il n'en com
mande pas l'achèvement, le terme.
Dans le premier texte où il s'en explique, saint Thomas montre
un grand souci de bien faire comprendre cet enseignement, à cause
sans doute de sa nouveauté, et il en indique les avantages 2. De ce
point de vue il n'y a plus à redouter l'erreur de ceux qui admettent
une création de l'âme antérieure à l'animation du corps3, et l'on
peut en même temps justifier le mot du Philosophe selon lequel
l'âme ne peut pas être dite : hoc aliquid *. Ailleurs, et à maintes
reprises, saint Thomas fait valoir la force de cette position contre
l'averroïsme 8. Si l'âme est individualisée du fait de son union
corporelle, et si malgré cela elle conserve l'indépendance de son être,
l'activité intellectuelle qui lui est essentielle pourra être à la fois
individuelle et immatérielle. Et il n'y a plus aucun motif de recourir
à cette opinion, impie et absurde, d'un intellect commun à tous les
hommes.
Peut-être à cause d'Albert le Grand *, et pour répondre à ses diffi
cultés, saint Thomas insiste sur la possibilité pour l'idée de con
server sa valeur universelle tout en se trouvant individualisée par
l'intelligence 7. L'individualité comme telle ne s'oppose aucunement
1. In 1 Sent., Dist. VIII, Q. V, a. 2, ad 6m ; In II Sent., Dist. III, Q. I,
a. 2, c. et ad 1m, ad 3m ; a. 4, ad 1m ; Dist. XII, Q. I, a. 2, ad 1m ; Dist. XVII,
Q. II, a. 1, c. et ad 3m, ad 5m ; a. 2, c. et ad 4™. — De ente et essentia, supra p.
39, 16 ss. — De pot., Q. III, a. 10 — Resp.de artic. 108, dernière rép. (V. t. 27, p.
247) — De spir. creat., a. 9, ad 3m — De an., a. 1, ad 2m ; a. 3. — S. Th., I, Q.
LXXVI, a. 2, ad 1m, 2m. — De unit, intell., c. 7.
2. Voir les comparaisons qui terminent l'ad 6m.
3. Qu'il s'agisse des hérétiques combattus par s. Augustin, (In II Sent., Dist. III,
Q. I, a. 4, ad 1m), de Platon, d'après Grégoire de Nysse, ou des Pythagoriciens,
d'après Aristote {In II Sent., Dist. XVII, Q. II, a. 1).
4. In II Sent., Dist. XII, Q. I, a. 2, ad 1m. — Cf. In De An., II, 1. 1, versio anti-
qua : « Hujus autem, aliud quidem sicut materiam, quae secundum se qui dem non
est hoc aliquid ; aliud autem sicut formam et speciem, secundum quam dicitur
jam hoc aliquid... > Le commentaire montre qu'il s'agit bien ici de ce texte. Voir
Ar1st. De an., B 412 a 7.
5. In II Sent., Dist. XVII, Q. II, a. 1. — C. G., II, c. 75, 81. — De spir. creat.,
a. 9, ad 3">, 6m, 13"", 15m. — De an., a. 3. — S. Th. I, Q. LXXVI, a. 2.
6. Cf. supra, p. 97 ss.
7. In II Sent., Dist. III, Q. I, a. 2. ad 3» ; Dist, XVII, Q. II, a. I. ad 3». —

m*.
SAINT THOMAS D'AQUIN 119

à l'intelligibilité. Chacune des substances séparées n'est-elle pas une


réalité singulière et intelligible ? Et ne faut-il pas de toutes façons
que l'idée soit individualisée même s'il n'existe qu'une seule intelli
gence, puisque celle-ci ne peut exister à l'état universel ? Il en va
de même essentiellement de l'intelligence humaine, de ses actes, de
ses idées. Individualisée et multipliée à raison de la matière, chaque
intelligence humaine singulière demeure immatérielle, et donc intelli
gible, en son fond et en son opération. L'idée, principe ou terme de
cette opération est, elle aussi, de ce point de vue, individuelle et
intelligible. Si d'ailleurs elle nous fait connaître l'universel, c'est uni
quement parce que son objet, pris dans sa réalité individuelle, a pour
principe de son individualité à lui, la matière, laquelle est inintelli
gible ou du moins sans action sur notre intelligence. L'objet
matériel, pour devenir intelligible, doit être universalisé, mais l'idée
ni l'intelligence n'ont à perdre leur individualité pour être intelli
gibles ou intelligentes : l'immatériel n'est pas de soi l'universel.
Mais n'est-il pas contradictoire, et impossible à Dieu même, qu'une
intelligence spécifiquement une soit multipliée en individus dis
tincts ? L'intelligence n'est-elle pas de soi forme pure ? Et une forme
n'est-elle pas unique par définition ? L'on sait avec quelle vigueur
saint Thomas coupe court à cette argumentation qui met en cause
à contre-temps la toute-puissance de Dieu 1. A supposer même,
dit-il, qu'il ne fût pas de la nature de l'intelligence d'être multi
pliée, cette multiplication ne serait pas pour autant contradictoire.
Rien n'empêche en effet qu'une nature, incapable selon soi d'un
effet donné, le reçoive d'une autre cause. Admettons qu'il n'y ait
au monde qu'une seule intelligence et qu'elle soit unique par impos
sibilité naturelle d'être multiple : il ne sera pas contradictoire qu'elle
reçoive la multiplicité d'une cause surnaturelle. Ainsi, l'on s'en sou
vient, par un raisonnement analogue, saint Thomas montrait, que
deux corps pouvaient, miraculeusement, occuper le même lieu sans
se confondre. 2
Cependant il ne faudrait pas conclure de ce texte que l'union de
l'intelligence humaine au corps ne soit pas naturelle. Saint Thomas
raisonne ici à dessein dans l'hypothèse de ses adversaires, pour les
mieux convaincre d'erreur : l'on sait assez que pour lui la dernière,
C. G., II, c. 75. — De spir. creat., a. 9, ad 6m, 13m, I5m. — De an., a. 2, ad 5m ;
a. 3, ad 7m. — S. Th. I, Q. LXXVI, a. 2, ad 3™.
1. De unit, intell., c. 7 (V., t. 27, p. 331 b) « Valde autem ruditer argumentantur
etc... » — Sur les discussions auxquelles a donné lieu l'interprétation de ce texte,
voir Descoqs, Essai critique sur l'hylémorphisme, Paris 1924, pp. 209-225 ; 345-355.
2. Cf. supra, p. 115.
120 LE PRINCIPE DE L'INDIVIDUALITÉ

la plus infime des intelligences, a essentiellement besoin de l'image,


et donc du corps humain, pour connaître son objet propre. Ce serait
aussi se méprendre, croyons-nous, que de trouver ici une atténua
tion véritable à la théorie générale de l'individuation par la matière.
Si l'individuation de formes pures par une cause surnaturelle n'est
pas, de puissance absolue, contradictoire, elle n'est pas, toutefois,
selon leur nature. De même est-il de la nature des formes inférieures,
reçues dans la matière, de recevoir de celle-ci l'individualité. Il
semble bien vraiment que saint Thomas n'ait jamais exigé plus,
bien qu'il n'ait eu, pour le préciser, que cette occasion assez singu
lière offerte par la polémique averroïste. 1

* *

L'explication de l'individualité de l'ange est dépendante de la


manière dont est conçue sa nature. Saint Thomas s'est toujours
opposé avec beaucoup de fermeté à l'opinion d'Ibn Gebirol sur la
composition matérielle des Intelligences. Dès le Commentaire des
Sentences et le De ente et essentia, il affirme et prouve leur parfaite
immatérialité 2. En conséquence les anges sont de pures formes et ils
se distinguent les uns des autres comme une forme d'une autre
forme, c'est-à-dire spécifiquement. Chacun d'eux est à lui seul une
espèce, au sein de laquelle il n'y a pas lieu de concevoir des individus
distincts.
Autrement dit, le problème de l'individuation ne se pose pas pour
les anges. Une pure intelligence est une substance dont la nature
entièrement déterminée n'a pas besoin pour exister d'être reçue
dans une matière. « Non est nata in aliquo esse»3. Sa perfection même
la rend « incommunicable ». Elle a d'elle-même tout ce qui donne à
une substance de pouvoir exister en soi, distincte de toutes les
autres.

1. L'on peut estimer en effet que s. Thomas vivait dans une intimité trop grande
des mystères de la foi : Trinité, Incarnation, Eucharistie, pour se hâter de déclarer
contradictoire toute dérogation aux lois métaphysiques les mieux établies rationnelle
ment. Ce qui motive son indignation contre les averroïstes, n'est-ce pas leur présomp
tion à limiter la toute-puissance divine ?
2. In II Sent., Dist. III, Q. I, a. 1 ; a. 2 ; a. 4 ; Dist. XVII, Q. I, q. 2. — De ente
et essentia, supra, p. 30, 1 ss. — C. G., II, c. 50, 51, 93. — De pot., Q. IX, a. 1 ;
a. 3, ad 3». — De malo, Q. XVI, a. 1, ad 18m. — De spir. creat., a. 8, ad 4m, ad
13=>. — S. Th., I, Q. XLVII, a. 3 ; Q. L, a. 4 ; Q. LXXVI, a. 2, ad 1">. — De unit,
intell., c. 7. — De subst. separ. c. 7, 8. — S. Th., III, Q. LXXVII, a. 2.
3. Cette expression est souvent employée par S. Thomas : voir De spir. creat., De
unit, intell., S. Th. III, loc. cit.

:,Jf
SAINT THOMAS D'AQUIN 121

A plus forte raison en est-il ainsi de Dieu. Le De Ente rappelle le


mot du De causis attribuant l'individualité de Dieu à sa pure bonté.
Le Commentaire des Sentences explique, en passant, comment il faut
l'entendre 1 et puis il accumule les raisons de l'unicité absolue de
Dieu. Elles se résument dans la dernière ligne de l'ad 3m : « actus
purus et primus est... omnino impossibilis ad diversitatem ».
Dieu, est-il dit ailleurs, est par son essence même indivis et dis
tinct de tout ce qui n'est pas lui * ; forme de soi subsistante, il est
par là-même individualisé 3 ; il est sa nature même, c'est-à-dire il est
cet être déterminé en vertu même du principe qui le fait tel être*;
par nature il est incommunicable 5. Cependant, la foi nous le révèle,
l'essence divine se communique à trois Personnes. Chacune de ces
Personnes se distingue réellement des deux autres par la relation
même qui la constitue ; mais chacune aussi s'identifie avec la nature
divine et tient de la nature divine d'être subsistante •. Mystère uni
que, où bien évidemment la matière n'a pas à intervenir, et où
les expressions d'hypostase et de personne prennent une valeur
tout à fait particulière.
*

Ce mystère cependant et celui de l'Incarnation furent l'occasion


pour les théologiens, nous le savons déjà, de dissocier d'une façon
précise les notions de nature, de personne, d'hypostase, de sujet,
d'individu, d'unité. A ce propos, saint Thomas achève de mettre
en lumière ce qu'il entend par l'individualité.
Les notions de personne, d'hypostase, etc. n'auraient jamais
été formées, remarque-t-il en effet dans un article sur la Trinité,
si l'on n'avait pas été obligé de distinguer les substances premières
des substances secondes, et si, en certains êtres, ceux-là mêmes qui
nous sont le plus accessibles, à savoir les êtres matériels, la substance
première ne possédait pas certains caractères, étrangers à la subs
tance seconde 7. Ces notions expriment la substance singulière par
opposition à la substance universelle, et elles sont réservées à la
substance elle-même, alors que les termes : singulier, particulier,
individu, conviennent aussi aux accidents t.

1. De ente epessentia, supra p. 38, 6. — In I Sent., Dist. II, Q. I, a. 1.


2. De pot., Q. VIII, a. 3. .
3. 5. Th., I, Q. III, a. 2, ad 3™.
4. De pot., Q. IX, a. 1. — S. Th., I, Q. XI, a. 3.
5. S. Th., I, Q. XXIX, a. 3, ad 4™.
6. De pot., Q. VIII, a. 3 ; Q. IX, a. 5, ad 3™ ; S. Th., I, Q. XXVIII, ss.
7. De pot., Q. IX, a. 1. — S. Th. III, Q. II,' a. 2.
8. De pot., Q. IX, a. 2. — Quodl. IX, Q. II, a. 2. —S. Th., I, Q. XXIX, a. 1.
122 LE PRINCIPE DE L'INDIVIDUALITÉ

Parmi ces notions, les unes expriment directement la réalité,


d'autres au contraire sont de l'ordre logique ou de deuxième inten
tion, et en chacun de ces ordres elles désignent la substance première
selon des points de vue différents 1. Le terme de « res naturae »
employé par saint -Hilaire, comme ceux de subsistance, d'hypostase
et de personne, désignent la substance elle-même, considérée soit
dans son rapport avec l'essence abstraite (res naturae), soit comme
existant par soi et non dans un autre (subsistance), soit comme sujet
des accidents (hypostase ou substance) soit comme hypostase d'une
nature intelligente (personne). Au contraire, le terme : suppôt, est
de l'ordre logique ; et il désigne de ce point de vue la « res naturae »,
comme sujet subsistant par rapport à l'essence universelle.
Or il en va de même du terme : individu ; il désigne l'hypostase ou
la personne selon son rapport logique avec l'espèce ou le genre 2.
Remarque importante et qui éclaire toute la discussion du principe
de l'individualité : l'individualité a un principe au sens où le genre
trouve son principe dans la matière et la différence le sien dans la
forme.
En conséquence l'individualité ne peut avoir un principe propre,
réellement distinct des principes essentiels, que dans les natures qui
peuvent être classées dans un genre, à raison de leur composition
de matière et de forme, et où le suppôt et l'hypostase désignent
une réalité distincte de l'essence 3. Dans les natures simples, comme
les anges * et plus encore Dieu, il n'y a pas de distinction réelle,
entre nature, subsistance, substance, personne, et principes réels
de l'individu ou du suppôt ; l'essence seule possède tous les caractères
exprimés par ces termes à raison d'elle-même ; si on les emploie
pour en parler, c'est à cause des distinctions imposées à nos concepts
par leur origine sensible.
Mais, dans les natures matérielles, l'essence comme telle ne pou
vant pas s'identifier avec l'essence singulière (Socrate est plus que
l'humanité, par où il est homme), ces notions métaphysiques de
« res naturae », de subsistance, d'hypostase ou de personne dési
gneront dans la substance concrète des aspects réellement distincts,

1. In I Sent., Dist. XXIII, Q. I, a. 3 ; Dist. XXVI, Q. I, a. 1, ad 3»i — S. Th.


I, Q. XXIX, a. 2. — De unione Verbi inc., a. 2.
2. Il se distingue par là-même du suppôt. Le suppôt, ou sujet, désigne la subs
tance comme subsistance, tandis que l'individu le signifie comme sujet des accidents.
Cf. infra, p. 123.
3. loc. cit.
4. Voir cependant infra, p. 192. Finalement s. Thomas admit une distinction
entre l'essence de l'ange et son hypostase.
SAINT THOMAS D'AQUIN 123

et les notions logiques de suppôt et d'individu reposeront elles aussi,


en dernière analyse, sur un principe réel 1.
Le principe réel de l'individualité n'est pas à chercher en dehors
de la substance, car la substance première doit être par elle-même
individuelle ; il ne peut non plus être commun à toutes les substances
d'une même espèce, puisqu'il a précisément pour rôle de les distin
guer l'une de l'autre ; il est de soi individuel et propre à chaque
substance ; et c'est pourquoi si la matière est ce principe, ce ne peut
être la matière en tant que principe de l'essence commune mais
une matière individualisée, cette matière 2.
C'est aussi parce que la matière est au principe de l'individualité
que la notion logique d'individu se distingue de la notion logique de
suppôt. Et en effet la notion de suppôt exprime logiquement la
substance en tant que subsistance, c'est-à-dire comme possédant
l'être par soi ; propriété qui revient à la forme, principe de l'être.
La notion d'individu exprime à proprement parler la substance en
tant qu'elle peut recevoir les accidents, en tant qu'hypostase.
Lors donc que la matière est dite principe de l'individualité parce
qu'elle est le sujet premier de la forme, il faut prendre garde de ne
pas confondre cette manière d'être sujet et de recevoir, avec l'apti
tude à être par soi. *
De ce point de vue aussi l'on comprend mieux que le deuxième
principe de l'individuation des substances matérielles soit un acci
dent comme la quantité. L'un des caractères qui oppose le plus
absolument la substance première ou individuelle à la substance
seconde est la possibilité pour elle de recevoir des accidents. L'hy
1. In I Sent., Dist. XXV, Q. I, a. 1, ad 3™ ; a. 2, ad 1» ; In III Sent., Dist. V
Q. I, a. 3. — De pot., Q. IX, a. 1. — S. Th., III, Q. II, a. 2. — De un. Verbi inc.,
a. 1.
2. In I Sent., Dist. XXV, Q. I, a. 1, ad 8«. — De pot., Q. IX,a.2, ad 1m. —
S Th., I, Q. XXIX, a. 1.
3. In I Sent., Dist. XXIII, Q. I, a. 1 : « Si autem sumatur unumquodque ut quod
est, sic unum et idem dicetur essentia, in quantum habet esse, subsistentia, in quan
tum habet taie esse, scilicet absolutum : et hoc per prius convenit generibus et spe-
ciebus, quam individuis ; et substantia, secundum quod substat accidentibus ; et
hoc per priu' convenit individuis quam generibus et speciebus. » « Ad secundum
dicendum quod subsistere duo dicit, scilicet esse et determinatum modum essendi;
et esse simpliciter non est nisi individuorum ; sed determinatio essendi est ex natura
vel quidditate generis vel speciei ; et ideo quamvis genera et species non substent
nisi in individuis, tamen eorum proprie subsistere est, et subsistentiae dicuntur ;
quamvis et particulare dicattu., sed per posterius, sicut et species substantiae dicun
tur. » « Ad tertium dico quod substantia dicitur in quantum subest accidenti vel
naturae communi ; subsistere vero dicitur aliquid in quantum est sub esse suo,
non quod habeat esse in alio sicut in subjecto. » — De pot., Q. IX, a. 1, c. et ad 4m. —
S. Th. I, Q. XXIX, a. 2 c. et ad 4™, ad 5«» ; III, Q. II, a. 2.
124 LE PRINCIPE DE L'INDIVIDUALITÉ

postase, nous l'avons vu, exprime avant tout cette capacité. Il est
donc normal que le deuxième principe de l'individualité soit un acci
dent, le plus proche de la substance, le plus proche de la matière,
premier sujet récepteur.

L'on voit aussi quels sont les rapports, au sein de la substance


matérielle, entre la personne et l'individu 1. Il faut bien comprendre
tout d'abord que ces deux termes, et les notions qu'ils expriment,
ne se trouvent pas sur le même plan de pensée. « Individu » désigne
un concept logique formé d'après notre idée de la substance première
pour exprimer, par comparaison avec l'espèce ou le genre, cette
propriété de la substance première d'être incommunicable et dis
tincte de toute autre. « Personne » au contraire signifie un concept
métaphysique qui exprime directement la substance première sous
l'un de ses aspects réels. Si l'on veut donc maintenir la comparaison
sur un même plan de pensée il faut l'établir entre la personne et le
principe réel de l'individualité.
L'on dira alors, selon la définition très exacte de Boèce, « ratio-
nalis naturae individua substantia », que la personne désigne une
nature raisonnable, non pas prise en soi et absolument, mais possé
dant le principe de son individualité. Sous ce dernier rapport la
personne ne se distingue pas de l'hypostase. Elle exprime la subs
tance en tant que sujet des accidents et non pas en tant que subsis
tant par soi dans l'être. Elle ne s'oppose donc pas au principe de
l'individualité ; elle le présuppose au contraire dans la substance ;
elle exprime le tout constitué par l'essence (matière et forme), par
le principe de l'individualité, par les accidents, et comme sujet
de ces accidents mêmes. Il n'y a pas de personne, comme il n'y a pas
d'hypostase, qui ne soit individuelle.
Cependant la personne se distingue de l'hypostase en ce qu'elle
exprime une nature individuelle, non pas quelconque, mais douée
de raison. Sous cet aspect, la personne inclut dans sa signification
la différence spécifique ou mieux la forme de sa nature et par suite
la subsistance elle-même. Par là, sans aucun doute, elle s'oppose
au principe de l'individualité. Mais elle s'oppose à lui comme la
forme à la matière, pour former par leur union la substance première,
la plus excellente qui soit 2.
1. In I Sent., Dist. XXIII, Q. I, a. 1, 2, 3, 4 ; Dist. XXV, Q. I, a. 1, 2, 3. — De
pot., Q. IX, a. 1, 2, 3. —Quodl. IX, Q. II, a. 2. — S. Th. I, Q. XXIX, a. 1, 2, 3 —
III, Q. II, a. 2, 3. — De un. Verbi incarn. a. 1, 2.
2. De pot., Q. IX, a. 3 : « Natura autem quam persona in sua significatione inclu
ait est omnium naturarum dignissima. » — S. Th. I, Q. XXIX, a. 3 : « persona signi
fient id quod est perfectissimum in tota natura, scilicet subsistons in rationali natura.»
SAINT THOMAS D'AQUIN 125

Cette excellence de la personne sert de moyen terme à saint


Thomas pour établir que, à leur manière, l'ange et Dieu ne peuvent
pas ne pas être des personnes. A leur manière, qui est supérieure
à la nôtre, mais n'implique, et par là même, aucune distinction
réelle entre l'essence et le principe de l'individualité. La perfection
de l'intelligence angélique exalte en elle la perfection de la personne.
Et à plus forte raison en est-il ainsi de Dieu, réserve faite de la dis
tinction des Trois Personnes, identiques chacune à l'Essence, dont
elles ne brisent ni ne multiplient l'Unité. Mais il serait hors de
notre propos de passer le seuil de ce Mystère.

Remarquons seulement, pour terminer cet exposé de la pensée


de saint Thomas sur l'individualité des êtres, quels rapports le
saint Docteur établit entre individualité et unité 1. Les deux no
tions sont certainement très voisines puisque l'unité signifie l'indi
vision de l'être, et l'individualité l'impossibilité d'être reçu dans un
sujet quelconque et sa distinction de toute autre réalité. L'individua
lité suppose l'unité et se fonde sur elle. Et c'est précisément pour
quoi le principe de l'individualité se diversifie suivant les manières
d'être. Dans les substances spirituelles, l'unité de l'essence entraîne
l'individualité et ne s'en distingue pas réellement. En Dieu surtout,
dont l'essence même est d'exister, et malgré la communication mys
térieuse de l'essence une aux trois Personnes. Mais dans les natures
matérielles, la complexité et la diversité des principes de l'être intro
duit une distinction importante entre l'unité et l'individualité ; et
l'individualité donne naissance à un nouveau mode d'unité, qui est
l'unité accidentelle ou quantitative, principe du nombre 2
L'unité dont nous avons parlé jusqu'ici est en effet l'unité pro
prement dite, l'unité ontologique, transcendantale, qui exprime
l'indivision de l'être. Chacun des êtres nécessairement la possède,
du fait de son existence. La substance matérielle n'échappe pas à
cette loi : en son existence réelle, singulière, elle est vraiment une.
Mais c'est d'une unité composée comme son être même, et qui peut
se prendre de points de vue divers, selon que l'on considère tel ou
tel des éléments qui la composent. La matière est le principe de /
l'unité générique, la forme le principe de l'unité spécifique, la ma
tière déterminée par la quantité, le principe de l'unité numérique.
Notons soigneusement que ni l'une ni l'autre de ces unités, la troi-
1. In I Sent., Dist. XXIV, Q. I, a. 1, 3. — De pot., Q. IX, a. 5, ad 8» ; a. 7. —
Quodl. X, Q. I, a. 1. — 5. TH., I, Q. XI, a. 1, 2, 3 ; Q. XXX, a. 3.
2. Cette distinction était d'ailleurs admise communément. Elle n'est pas propre
à s. Thomas.
126 LE PRINCIPE DE L'INDIVIDUALITÉ

sième pas plus que les autres, n'est l'équivalent de l'unité ontolo
gique de ce tout qu'est la substance singulière. Cela est clair pour
l'unité de genre ou d'espèce. L'unité numérique est plus voisine en
un sens de l'unité ontologique, parce qu'elle en est une condition
indispensable, la substance matérielle ne pouvant exister sans être
individuelle. Mais l'unité numérique n'exprime pas l'indivision de
l'être substantiel en tant que tel ; elle exprime l'indivision qui vient
à la substance matérielle de par la quantité, propriété essentielle
du corps. L'unité numérique, c'est l'unité principe du nombre.
Car le nombre ne peut avoir lui-même d'autre origine que la divi
sion du continu. Sans doute il y a une division transcendantale de
l'être qui permet en Dieu même la Trinité des Personnes, et dans
les êtres spirituels une multitude de substances. Mais ni la Trinité
ni l'ensemble des anges ne forment un nombre arithmétique. Le
multiple transcendantal ne dit rien de plus que l'existence singulière
de tel être, puis de tel autre, et de tel autre encore, etc., chacun
d'eux étant soi-même, et distinct de chacun de ceux qu'il n'est pas.
Pour qu'il y eût nombre il faudrait de plus que cette multitude possé
dât ces propriétés qui permettent l'addition, la multiplication, la
progression à l'infini, et sans lesquelles il n'est pas de nombre.
Seule la division du continu donne lieu à des unités qui se prêtent
à ces opérations 1. L'unité, principe du nombre, même considérée
abstraitement par l'arithmétique, ne peut donc en aucune façon
renier ses origines quantitatives ; elle est de l'ordre accidentel et
non pas de l'ordre substantiel comme l'unité transcendantale ; elle
peut s'additionner, se multiplier, se soustraire, etc., elle est la
mesure du nombre.
Cependant, comme les substances matérielles ont pour principe
de leur individualité la matière déterminée par la quantité, leur unité
n'est pas seulement ontologique et substantielle ; elles sont unes
aussi de l'unité accidentelle qui convient à la quantité. L'unité indi
viduelle, c'est-à-dire l'unité de la substance considérée sous le
rapport logique de l'individu à l'espèce, est unité numérique ; au
contraire l'unité de l'hypostase, et plus encore l'unité de la personne
est l'unité ontologique, substantielle ; et en second lieu seulement,
de façon accidentelle, unité numérique.
1. In I Sent., Dist. XXIV, Q. I, a. 1, ad 2»> : « imitas et numerus quae considerat
arithmeticus non sunt illa imitas et multitudo quae inveniuntur in omnibus entibus ;
sed solum secundum quod inveniuntur in rebus materialibus, secundum quod plu-
ralitas causatur ex divisione continui ; ex hoc enim possunt inveniri omnes illae
passiones in numeris quas arithmetici demonstrant, sicut multiplicatio et aggregatio
et hujusmodi, quae fundantur supra divisionem infinitam contmui. Unde est infi-
njtas in numero... et ideo etiam talis 1mitas est potentia omnis numerus. »
CHAPITRE XII

PREMIERS DISCIPLES ET ADVERSAIRES DE S. THOMAS


LES APOCRYPHES

Notre intention n'est pas de poursuivre plus avant cette étude


sur l'individuation. Les quelques analyses qui précèdent auront
atteint leur but si elles aident à mieux comprendre comment s'est
formée la théorie de saint Thomas. Mais le champ d'études serait
large à qui se proposerait de rechercher quels furent dès la fin du
xme siècle et au siècle suivant les développements donnés à ce
problème par les diverses écoles.
Les trois propositions du décret de 1277 qui touchent explicite
ment à l'individuation 1 montrent quel était alors le point le plus
sensible de la discussion. Les théologiens de l'ancienne école se
scandalisaient d'entendre le Frère Thomas soutenir, et pour
des raisons purement philosophiques, que chaque ange devait à
lui seul constituer une espèce, impossible à multiplier en individus
distincts. L'on considérait comme reçue et traditionnelle l'opinion
contraire selon laquelle la multitude des esprits angéliques ne
forment qu'une seule espèce. « Positio sobria et catholica » disait
saint Bonaventure 2 ; opinion plus conforme à l'enseignement des
Pères, reconnaissait le Bx. Albert à la fin de sa vie 3. L'auteur de
la Summa Philosophiae écrit aussi : « Et hoc videntur omnes anti-
qui pro constanti tenuisse » *. Et Jean Olivi, prenant position avec
beaucoup moins de réserve contre l'opinion thomiste : a Sequendo
tamen doctores in hoc parte saniores (vel sanctioresj et magis catho

1. 96. Quod De us non potest mulliplicare individua sub una specie sine materia
(42).— 81. Quod, quia intelligentiae non habent materiam, Deus non posset facere
plures eiusdem speciei (43). — 191. Quod formae non recipiunt divisionem, nisi
per materiam. Error, nisi intelligatur de formis eductis de potentia materiae (110). —
Le chiffre entre parenthèses est celui du classement adopté par Mandonnet, Siger
de Brabant, 2e éd. IIe partie, 1908, pp. 179 ss.
2. In II Sent., Dist. III, P. I, a. 2, q. 1, p. 103 b (cf. supra, p. 81).
3. S« Theol. II, Tr. II, Q. 8 (t. 32, p. 137 b) (cf. supra, p. 101).
4. Baur, Die philosophischen Werke der Robert Grosscteste (Beitr. z. Gesch. d. Phtl.
d. M. A. Bd. IX) 1912, p. 424, 4.
128 LE PRINCIPE DE L'INDIVIDUALITÉ

licos credo quod haec positio non solum est rationi et veritati con
traria sed etiam in fide valde periculosa » 1.
Mais la discusison s'étendait nécessairement à l'ensemble du pro
blème.
Si un Pierre de Tarentaise, plus homme de gouvernement que
théologien, hésitait à se prononcer et n'offrait au Frère Thomas,
son collègue en professorat, qu'un appui très incertain 2, bien d'autres
proposaient hardiment leur manière de voir. Il est à croire, par
exemple, que les traités encore inédits de Kilwardby 3 ou ceux de
Peckham sont beaucoup plus décisifs. Henri de Gand, de son côté,
prétendait qu'une négation, une double négation, suffisait comme
1 P. I. Ol1v1, Quaestiones in secundum librum Sent., ed. B. Jansen, S. J. (Bibl.
francise, schol. m. a... T. IV), Quaracchi, 1922, Q. XXXIII, p. 597.
2. Voir son Commentaire des Sent. (Toulouse, 1652) : In II Sent., Dist. III, Q. I,
a. 3 ; Q. 2, a. 1 et 2 ; Dist. XVII, Q. 1, a. 2 et 3. Pierre de Tarentaise trouve l'opi
nion franciscaine : « facilior », l'opinion thomiste : « subtilior ». Il semble que s. Tho
mas n'ait pas été lui-même très sûr d'avoir été compris par Pierre, si l'on en juge
par le dernier article des Resp. sup. art. 108 (Vives t. 27, p. 247 b) : « Quod vero
centesimo octavo ponitur : « Animae individuantur per materias corporum, quamvis
ab eis separatae retineant individuationem, sicut cera in impressione sigilli »,
potest et bene et maie intelligi : Si enim intelligatur.ete...» Le texte de Pierre de
Tarentaise, visé ici, parait être le suivant : « Si quis vult sustinere opinionem pri-
mam, quae videtur subtilior potest respondere sic ad objecta. Ad primam resp. :
Hoc aliquid dicitur individuum per se subsistons, hoc autem potest esse dupliciter :
aut habet principium individuationis intra essentiam propriam, et omne ta1e compo-
situm est ex materïa et forma, quia principium individuationis est materia ; aut
habens extra se, sic non omne quod est individuum per se subsistere valens, est
compositum ex materia et forma ; et taie est anima rationalis quae secundum Avi-
cennam individuatur per corpus 1 individuationem tamen retinet a corpore separata,
sicut figura in cera imprimitur a sigillo quo remoto manet figura. » (In II Sent., Dist.
XVII, Q. 1, a. 2, p. 142). — Il n'y a pas lieu non plus de s'arrêter au Commentaire
des Sentences de Ann1baldo de Ann1bald1s (1260 ou 1261), édité par Fretté au
t. XXX des Œuvres de s. Thomas : il ne fait que reprendre, en raccourci, et sans
aucune originalité, l'enseignement de s. Thomas. Cf. Mandonnet, Des écrits authen
tiques... 2e éd. p. 152, n° 124.
3. Dans son Commentaire des Sentences, Robert K1lwardby discute longuement,
et assez confusément, le problème de l'individuation. Il admet une solution assez
proche de celle de s. Bonaventure : l'individuation relève à la fois de la forme
(signatio actio) et de la matière (signatio passio), l'individuation reçue par la matière
faisant aussi retour à la forme elle-même : « Forma adveniens materiae, coadunat
et continet eam, et sibi signat et appropriat, rediensque in se, semetdpsam continet
in se et cum materia ; actio igitur formae in materiam, signatio actio est, et passio
materiae a forma signatio passio, ex quibus causatur ens actuale et individuum ;
est igitur tam materia quam forma causa individuationis, sed materia causa recep-
tiva, forma activa. » (In II Sent. vas. Merton College 131, fol. 43 d. — Texte com
muniqué par le R. P. Chenu). L'exposé de Kilwardby s'obscurcit encore de l'inter
vention constante d'autres théories imprécises : celles de la pluralité des formes et
de l'identité réelle de l'universel et du singulier dans l'individu.
4. Voir les Quaestiones de Anima de Peckham, éditées par Spettmann (Beitr. x.
Gtsch. d. Phil. d. M. A., Bd. XIX, H. 5-6), Munster, 1918, p. 51. 1.
PREMIERS DISCIPLES ET ADVERSAIRES DE SAINT THOMAS 129

principe de l'individualité K Ces adversaires avaient la partie


d'autant plus belle qu'un disciple d'Averroès aussi notoire que
Siger de Brabant soutenait comme saint Thomas, et peut-être à
sa suite, l'individuation par la matière et la quantité en même
temps que l'impossibilité de multiplier une forme pure.2 Plus encore
que les pages, pourtant bien intéressantes, de la Summa philosophie s,
la discussion très approfondie et très détaillée de Jean Olivi est, de
ce point de vue, très significative *. Ce disciple brillant manifeste
la continuité de la tradition franciscaine entre son maître Bonaven-
ture et Duns Scot.
Du côté thomiste il suffira de mentionner Godefroid de Fon
taines et Gilles de Lessines dont la pensée nous est accessible grâce
aux belles publications de M. De Wulf. Godefroid de Fontaines
étudie longuement l'individuation dans l'un de ses quodlibets 5,
s'attachant surtout, et peut-être par prudence 6, à l'individuation
des substances matérielles. Sa manière d'aborder le problème le
mène à distinguer le principe substantiel et le principe accidentel
de l'individualité, et à dire que le principe substantiel en est la
forme ; ce qui est peut-être surtout une expression maladroite
venant d'une intelligence inexacte ou insuffisante de la distinction
entre unité substantielle et unité numérique. Gilles de Lessines 7,
plus bref et moins attentif aux précisions secondaires, est aussi
plus catégorique dans son adhésion aux doctrines thomistes.

L'intérêt apporté alors à ce problème expliquerait facilement


que plusieurs apocryphes, traitant de l'individuation, se soient
glissés de bonne heure au nombre des opuscules attribués à saint
Thomas. Mgr Grabmann signale en effet la présence du De principio
individuationis (Vives, opusc. XXV, t. 27, p. 465) et du De natura
1. Quodl, V, q 8. (Paris, 1518), f. 166 : « quae quidem negatio non est simplex,
sed duplex : quia est removens ab intra omnem plurincabilitatem et diversitatem,
et ab extra omnem identitatem... » Cf. M. De Wulf, Études sur Henri de Gand,
Louvain 1894, ch. tu, § 5, pp. 178-182.
2. Quaest. de An. Intell., VII (Mandonnet, Siger, II, p. 167). Et surtout : Grab
mann, Neuaufgefundene « Quaestiones » Sigers von Brabant... dans Miscell. Fr.
Ehrle, 1924, I, p. 143.
3. Baur, op. cit., voir surtout pp. 318, 423, 463.
4. Op. cit., Q. XII, p. 210 ss ; Q. XXXIII, p. 591 ss.
5. Quodl. VII, q. 5 ; cf. Les Quodlibet cinq, six et Sept de Godefroid de Fontaines,
par M. De Wulf et J. Hoffmans (Les Philosophes belges, III), 1914, p. 299, ss.
6. Voir sa réflexion, p. 329, à propos de l'unité individuelle de chaque espèce
angélique : « Si autem possit tien alio modo non intelligo ; sed tamen non nego. »
7. M. De Wulf, Le traité « De Unilate format; » de Gilles de Lessines (Les Phil.
belges, I), 1901, Pars II, c. 5, pp. [40-43].
130 LE PRINCIPE DE l'individualité

materiae et dimensionibusinterminatis (Ibid., opusc. XXVIII, p. 487)


dans les plus anciennes collections manuscrites des opuscules et il
conclut de là, un peu vite semble-t-il, à leur authenticité \ tandis
que le P. Mandonnet se tenant à la liste du catalogue officiel,
refuse de les recevoir comme authentiques 2.
Il ne nous appartient certes pas de départager les deux éminents
historiens.
Nous devons cependant indiquer pour quels motifs, pris de la
critique interne, nous n'avons pas tenu compte de ces deux opus
cules dans l'étude de la pensée de saint Thomas.
Le De natura materiae, pour commencer par le plus important, est
un opuscule inachevé dont le principal objectif est de réfuter la
théorie d'Averroès concernant les dimensions indéterminées et de
proposer, pour en tenir lieu, une explication inédite des rapports de
l'âme humaine avec les dimensions du corps.
Si l'on devait attribuer cet opuscule à saint Thomas nous sau
rions donc par là-même comment et pourquoi il a abandonné la
thèse averroïste des dimensions indéterminées, et cet écrit se pla
cerait naturellement après le Commentaire du De Trinitate, au cours
de la période de dix années qui sépare ce commentaire de la première
partie de la Somme théologique. Cet avantage serait appréciable.
Reconnaissons aussi que la critique faite d'Averroès — vigoureuse
et précise — n'est pas indigne du saint Docteur.
Mais l'authenticité de cet opuscule, même ainsi daté, paraît d'une
invraisemblance psychologique insurmontable dès que l'on ana
lyse la doctrine positive opposée par l'auteur à celle d'Averroès.
En premier lieu, le rôle des dimensions déterminées dans l'indi-
viduation. — D'après l'auteur de l'opuscule, la matière est le seul
principe réel de l'individuation, comme sujet premier de la forme s ;
accidents, les dimensions ne peuvent individualiser la substance ;
1. Grabmann. Die echten Schriften des hl. Thomas von Aquin. Munster, 1920
(Beitr. x. Gesch. d. Pkil. d. M. A., Bd. XXII, H. 1-2).
2. Le P. Thomas de Boninsegnis, O. P., a édité en 1698, en appendice à la première
partie de la Somme (in. fol. Patavii 1698, après la p. 764), un autre De principio
individuationis, d'après un ms. de la Bibliothèque du couvent de Saint-Marc à Flo
rence, écrit sur l'ordre de Jean Cosme de Médicis. Cet opuscule, nous dit B., se
trouve au f. 287 du ms. après les questions disputées De potentia. —. Incipit :
Quaestio est, utrum principium individuationis sit materia in corporalibus, et
videtur quod non. Explicit 1 in Angelis non est individuatio per divisionem conti-
nui, sed per distinctionem formarum, ut dictum est, et ideo ratio non procedit. —
Cet opuscule, dont nous n'avons pas vérifié l'origine, ne présente aucun intérêt
doctrinal.
3. « Materia enim est principium individuationis, ut est primum subjectum,
ut dictum est, et solum sic. > Éd. Vives, c. 1, p. 490 a ; voir aussi, p. 489 b.
PREMIERS DISCIPLES ET ADVERSAIRES DE SAINT THOMAS 131

ils servent simplement à faire connaître, à désigner l'individu 1.


Or, que l'on prenne la pensée de saint Thomas à un moment quel
conque de son développement : jamais elle n'est compatible avec
cette opinion. C'est particulièrement vrai de la première période,
celle qui s'étend du De ente et essentia au Contra Gentiles, où les
dimensions sont reconnues indispensables pour distinguer la ma
tière individuelle de la matière commune. Mais même plus tard,
lorsque saint Thomas précise la fonction de la matière comme pre
mier principe de rindividuation, il conserve, nous l'avons vu, un
rôle important à la quantité. Enfin depuis le Commentaire du
IV* livre des Sentences jusqu'à la troisième partie de la Somme, il
a toujours admis que la quantité pure s individuait elle-même ;
remarque fondamentale omise, et pour cause, par le De natura
materiae.
Si l'on voulait malgré cela que saint Thomas eût écrit cet opus
cule il faudrait donc en placer la rédaction tout à fait à la fin de sa
vie en 1273 ou 1274, c'est-à-dire à un moment où non seulement il
eût déjà fait de la matière, premier sujet, le premier principe de
l'individualisation (comme il est exact à partir au moins de 1272)
mais où il eût de plus cessé de donner à la quantité le rôle de deuxiè
me principe pour n'en plus faire qu'un signe de l'individualité.
Mais à cette date la réfutation d'Averroès perdrait beaucoup de
son intérêt, touchant du moins l'évolution de la pensée de saint
Thomas.
De plus, en 1273, saint Thomas commentait le De Generatione
et il prenait la peine d'extraire de son commentaire un passage
concernant le mixte. Eût-il donc, au même moment, ou dans l'année
suivante, imaginé la théorie de la forme soutenue dans le De natura
materiae, et qui est si contraire à la pensée d'Aristote ?
Cette dernière théorie, qu'il nous faut maintenant examiner, a
toujours frappé les Commentateurs par son manque de cohérence
avec les théories les plus certaines et les plus avouées de saint
Thomas. Ils y ont vu, et avec beaucoup de raison, un signe mani
feste de l'inauthenticité de l'opuscule 2.
L'auteur du De natura materiae soutient en effet que l'action
physique a un double terme : la génération, puis la forme, fin de
1. 1 Et ideo dicitur quod materia sub ccrtis dimensionibus est causa individua-
tionis : non quod dimensiones causent individuum, cum acculons non causet suum
subjectum ; sed quia per dimensiones écrias demonstratur individuum hic et nunc,
sicut per signum proprium individui et inseparabile. » Ibid.
s. Cf. Capreolus. Detensiones theol., II Sent., Dist. XV, Q. 1, a. I, fin. — Cajetan,
In De anima. L. II, c. 1 (Bononiae 1617, p. 58 b-59 a).
" De ente et essentia ". 11
132 LE PRINCIPE DE L'INDIVIDUALITÉ

la génération l. Ceci pourrait s'entendre en un sens rigoureusement


thomiste, à la condition de considérer la forme comme le principe
même de l'a esse » qui est au terme de la génération. Mais c'est pré
cisément ce sens qu'il s'agit d'éviter. Dans le cas de l'homme, Usons-
nous, la forme substantielle, c'est-à-dire l'âme, ne peut pas être
dite terme de la génération : l'âme est en effet créée par Dieu. La
génération humaine se termine à la disposition qui permet au corps
d'être informé par l'âme 2. Comment concevoir cette disposition ?
La suite de l'opuscule ne s'occupe pas directement de le préciser.
Mais reprenant d'un autre point de vue le problème de l'unité de
la forme substantielle il aboutit à cette conclusion : il n'y a bien
dans l'homme qu'une seule forme substantielle qui soit principe
de son être, mais il y a aussi en lui d'autres formes substantielles
sans relation actuelle avec l'esse 3 ; en particulier cette forme, prin
cipe propre des dimensions, qui devient elle-même principe de l'treê
du corps dès que celui-ci est séparé de l'âme par la mort *. Tant que
cette forme est en son état d'être virtuel, à son égard les dimensions
demeurent aussi indéterminées, ou en puissance. Et c'est là le seul
sens possible où l'on puisse admettre des dimensions indéterminées 5.
Qu'il puisse y avoir des formes indépendantes de l'esse, l'auteur
l'explique par la distinction réelle de l'essence d'avec l'être et d'avec
le suppôt, et par le lien de l'existence avec le suppôt 6. En effet,
dit-il, dans les substances matérielles l'essence ne reçoit l'existence
que par l'intermédiaire du suppôt ; et de ce suppôt elle-même est
distincte. Il peut donc y avoir dans les substances matérielles des
essences ou formes substantielles indépendantes de l'esse. Dans
les êtres animés et surtout dans l'homme de telles formes disposent
la matière à la réception de l'àme.
Cette brève analyse suffit à montrer que le De natura materiae
propose une théorie parfaitement originaleet dont les œuvres authen
tiques de saint Thomas ne portent pas la moindre trace. Sur un
point très important — la relation de la forme à l'esse — elle con
tredit les fondements mêmes de la métaphysique thomiste. Et elle
1. C1, p. 488 b : t ...terminus actionis physicae est duplex... Primus est gene-
ratio, quae est terminus alterationis physicae. Secundus vero est forma, quae est
finis generationis. •
2. Ibid.
3. C. 3, p. 496 a : « Ex dictis ergo manifestum est necesse esse ponere essentiam
alicujus iormae in homme sine esse... » Voir aussi c. 4, p. 496 b, 498 a, 49g a,
500 b.
4. C. 3, p. 495 ab.
5. C. 3, p. 495 ab, 496.
c- 4. P- 496 b, ss.
PREMIERS DISCIPLES ET ADVERSAIRES DE SAINT THOMAS 133

introduit une atténuation à la thèse de l'unité de la forme subs


tantielle, en cette substance même — à savoir la substance hu
maine — où l'unité de la forme ne fit jamais aucun doute pour
saint Thomas. Nous avons vu du reste que si saint Thomas eut
quelques hésitations à propos du mixte, à la suite d'Avicenne et
d'Averroès, c'est dans le sens d'une unité plus stricte que sa pensée
se développa.
Il paraît donc de toute invraisemblance que saint Thomas ait
soutenu dans un même opuscule deux thèses contradictoires â sa
doctrine la plus constante : à savoir l'individuation par la seule
matière et la présence dans l'homme de formes indépendantes de
l'esse — ces deux thèses ne s'impliquant d'ailleurs aucunement l'une
l'autre.
Par contre le réalisme excessif que suppose la distinction admise
par le De natura materiae entre le suppôt, l'essence et l'être, se com
prendrait facilement de la part d'un disciple ; et d'autre part, là
difficulté faite à l'individuation par la quantité (un accident ne
peut individuer la substance) reporte l'esprit vers la théorie de Gode-
froid de Fontaines. C'est plutôt dans le groupe des premiers dis
ciples de saint Thomas qu'il faudrait chercher, semble-t-il, l'auteur
de cet opuscule.

Le De principio individuationis joint assez gauchement l'étude


du principe de l'individuation à celle de la connaissance du singu
lier. D'après Cajetan, son ancien et véritable titre serait: De poieniiis
cognoscitivis 1. Sur la connaissance du singulier, il synthétise la
doctrine que l'on trouve éparse dans les œuvres de saint Thomas,
et rien de ce qu'il avance ne contredit à la pensée du Maître. A pro
pos du principe de rindividuation son enseignement est, avec un
peu moins de clarté, le même que celui du De natura materiae. Il y
ajoute cependant quelques réflexions, moins claires encore, sur la
possibilité pqur la matière d'être principe de l'individuation, malgré
l'unité de son essence, dans toutes les substances sensibles. De ce
point de vue l'auteur est obligé de revenir à une détermination de
ia matière par la quantité 2. Mais il y ajoute une distinction, qui
nous paraît toute verbale, entre « essentia materiae » et « ratio
materiae ». L'essence de la matière est commune à toutes les subs
tances, mais en chacune sa raison se diversifie 3... Plusieurs mala
1. In De ente et essentia, Quaest. V, (éd. De Mar1a, p. 547 ; Opuscula, Venetiis
1612, p. 177 b 58).
2. C. 3, p. 467 b.
3. IbicL. 1 1 Essentia emm materiae non diversificatur sub diversis formis sicut
134 LE PRINCIPE DE L'INDIVIDUALITÉ

dresses de rédaction 1 (qui seraient sans doute à vérifier sur les mss.)
viennent encore augmenter notre répugnance à reconnaître en ce
petit traité la pensée et la main du Maître.
ratio sua : ratio enim materiae non est una et commuais sicut sua essentia est...
Et ideo communitas secundum essentiam tantum quae est ipsius materiae, et non
secundum eamdem rationem, non impedit materiam esse primum principium indi-
viduationis. >
1. C. j, p. 466 a : < non enim in anima sunt duo actus »... jusqu'à : « sed hoc
analogice fit > ; c. 3, p. 467 a : « Ideo quantum est de ratione sua »... jusqu'à: « per
receptionem suam in materia. »
II

LÀ DISTINCTION REELLE
ENTRE L'ESSENCE ET L'ÊTRE

xal 84) xal tè iriXat te x«l vûv xal àsl


ÇtltoiSfievov xal àel àiropotSftevov, t< t4 $v toûtô
îoxi ti'î :f) ouata.
âk1st., Met. Z 1028 b 2.
PREMIERE PARTIE

LES PHILOSOPHES

CHAPITRE PREMIER

ARISTOTE

L'on ne peut mettre en doute que la première origine philoso


phique de la distinction réelle entre l'essence et l'existence ne se
trouve dans la logique aristotélicienne 1. Aristote a très nettement
distingué l'une de l'autre ces deux questions que se pose la science
à propos de son objet : existe-t-il ? quelle est sa nature ? 2 Sachant
qu'une chose existe, nous nous demandons ensuite ce qu'elle est.
Qu'est-ce que Dieu par exemple, qu'est-ce que l'homme ? De même
s'il s'agit de trouver le moyen terme d'une démonstration nous
pouvons chercher si ce moyen terme existe ou bien quel il est. Ces
deux questions sont tellement distinctes que l'on ne peut y répondre
par les mêmes méthodes 3 bien que, au sujet d'une même réalité,
elles relèvent de la même science * ; car, tandis que la démonstra
tion peut établir l'existence d'une réalité, seule la définition nous
fait connaître son essence.
Aristote a également déterminé l'ordre de ces questions et leurs
1. Cf. Louis Roug1er, La scolastique et le thomisme (Paris, Gauthier-Villars,
1925), Uv. II, 1« p., ch. 1, p. 207 ss. — Sur plusieurs points de détail, ce chapitre
de R. demanderait à être nuancé pour exprimer vraiment le point de vue d'Aristote.
2. Voir en particulier Post. An., B 89 b, 24 ss. (S. Th., II, 1. 1, Vives, t. 22, p. 229)»
3. Ibid., 92 b 9-1 1 (S. Th., 1. 6, p. 245, 246). — Là se trouve cette expression très
nette : xo 8è zi £<mv àvOpayjroç xal zb elvat avBpioirov âXXo. S. Thomas la com
mente dans le sens de la distinction réelle. Le commentaire de Ph1lopon (Wall1es,
Comm. in Ar. gr. XIII, 3, Berlin 1900, p. 360) et celui de Them1st1us (ibid.. V, 1,
Berlin 1900, p. 48) ne sont pas plus explicites que le texte d'Aristote.
4. Met., E, 1025 b 17.
38 LE DISTINCTION RÉELLE ENTRE L'ESSENCE ET L'ÊTRE

rapports. L'on pourrait croire nécessaire de savoir ce qu'est la chose


au sujet de laquelle on se demande si elle existe, car si l'on ne con
çoit pas ce qu'elle est, comment reconnaître son existence ? Mais
cette première notion, ou définition, serait purement nominale et
ne dirait rien ni de l'essence ni de l'existence. C'est la définition
d'un terme. Avant de connaître vraiment ce qu'est une chose il
faut savoir d'abord qu'elle existe : une définition réelle suppose
l'existence du défini 1. Cette existence peut elle-même être connue
la première à l'aide d'une propriété accidentelle quelconque de
la chose à définir 2. S'il s'agit cependant d'une réalité parfaitement
simple, il est clair que l'on saura du même coup ce qu'elle est, la
voyant exister. En d'autres cas l'on supposera l'existence, comme
d'ailleurs la définition même du défini ; c'est ce qui arrive pour les
premières notions d'une science particulière quelconque 3 : la géo
métrie par exemple admet sans l'établir la définition réelle du trian
gle ; car aucune science particulière ne prouve l'existence, ni ne
justifie la définition du sujet dont elle traite *. D'ailleurs, lorsque
la nature et l'existence de ce sujet ne sont pas de soi évidentes, il
appartient de les établir à une science supérieure, et en définitive
à la philosophie première.
Que si, par contre, l'on prétendait pouvoir s'autoriser de la pré
sence dans l'esprit d'une simple notion ou d'une proposition tenue
pour vraie, pour affirmer l'existence du sujet qu'elles expriment,
l'on commettrait un sophisme. Je puis penser au non-être, mais
non pas en conclure que le non-être est ; 8 je puis affirmer : Homère
est poète, sans être en droit par là même d'admettre l'existence
d'Homère «.
La netteté de cette distinction logique, entre l'essence et l'exis
tence, a-t-elle suggéré à Aristote leur distinction réelle ? Il ne le
semble pas. Le redressement de la théorie platonicienne de la science,
orientait au contraire sa pensée en un sens tout opposé, vers l'affir
mation de leur identité. D'ailleurs Platon, bien loin de distinguer
I. Post. An. II, 92 b 4-35 (S. Th., II, 1. 1, p. 229) ; 93 a 20 ss. — Roug1br (op.
cit., p. 209) traduit : où 8eixvûooortv ol épiÇofxevoi Sri i<mv par : « Les définitions
n'impliquent jamais l'existence du défini », et fait reposer sur ce principe tout l'ex
posé d'Aristote. Traduction tendancieuse. La préoccupation d'Aristote est bien
plutôt d'établir que la définition utile à la science suppose nécessairement l'existence
du défini. La définition nominale est pour lui sans objet. '
2. Ibid., 93 a 21.
3. Ibid., 93 b 21-25. — Met., E, 1025 b 10 (S. Th., VI, 1. 1, t. 24, p. 590).
4. Met., E, 1025 b 10-18. — Phys. A, 184 b 26-185 a 4 (S. Th., 1, 1. ?.. t. 22, p. 296.)
5. Soph. «/., 166 b 37-167 a 4. — Cf. RouGreR, op. cit., p. 213,
6. Hermen., 21 a 18-28.
ARISTOTE 139

l'essence de l'existence, ne séparait l'essence que pour lui pouvoir


conférer l'existence absolue. L'homme en soi, ou la beauté en soi
existent nécessairement comme êtres seuls véritables. Lorsqu'Aris-
tote met en discussion cette théorie, il s'interroge en conséquence sur
l'identité ou la distinction de l'essence — plus exactement de la
forme — avec la substance première individuelle, mais non pas
directement avec l'existence. La forme humaine, en Callias, est-elle
distincte de Callias ou lui est-elle identique ? 1.
Il est indispensable cependant de noter ici la réponse donnée
à ce problème, car au cours de l'histoire et par l'intermédiaire de
Boèce, elle vint interférer curieusement, ainsi que l'a montré
Duhem 8, avec la distinction de l'essence et de l'existence. Cette
réponse diffère suivant les cas envisagés. Et tout d'abord Aristote
distingue deux cas • : celui de la substance et celui de l'accident.
La forme substantielle de la chose lui est nécessairement identique,
mais la forme accidentelle en doit être distinguée. Dans Socrate,
par exemple, la forme humaine — ou, comme dit Aristote, ce qui
fait l'être de l'homme, to avQpanr^ eîvat, — est identique à Socrate,
tandis que la blancheur — to Xcukm ètva1 — se distingue de lui.
Si en effet chaque forme accidentelle s'identifiait au sujet, l'identité
se ferait aussi par là-même entre les formes accidentelles, et il fau
drait confondre en un seul l'être accidentel qui fait de Socrate un
blanc et l'être qui fait de lui un musicien. Par la suite Aristote
introduit une considération nouvelle, et très importante, car elle
oppose la substance parfaitement simple à la substance composée
de matière et de forme *. En la première seule il peut y avoir iden
tité entre la forme et la substance individuelle ; en la seconde, à
cause de la matière qui est partie essentielle de la substance, la
forme considérée seule ne peut être identifiée à la substance indi
viduelle. L'âme de Socrate, qui est sa forme, ne s'identifie point
à^Socrate lui-même qui est essentiellement âme et corps.
La substance simple possède donc seule l'unité parfaite. Mais
Aristote ne veut pas que l'unité manque à la substance composée
ou qu'elle lui advienne de l'extérieur. L'unité vient de l'être
même. Or la substance est la cause propre de l'être. Par le fait
1. Met., Z, 1031 a 15 ss. (S. Th., VII, 1. 5, t. 24, p. 628).
2. Le système du monde, t. V (Paris, 1917), ch. g, p. 285 ss. — Cf. infra, pp. 142,
165. x73. 180, '86.
3. Met., Z, 1031 a 15 ss. (S. Th., VU, 1. 5, t. 24, p. 628).
4. Ibid., 1037 a 34-b 7. (S. Th., VII, I. 1r, t. 25, p. 11) ; H, 1043 b 1-4. (S. Th.,
VIII,1 . 3, t. 25, p. 51). — De an. V, 429 b 10 ss. (S. Th., III, 1. 8). — Cette deuxième
distinction paraît avoir échappé à DnHEM.qui en attribue la paternité à Themistius
(Le système du monde, t. IV, p. 395 et t. V, p. 288) ; elle est ignorée également de
Roug1br (op. cit., p. 217).
140 LA DISTINCTION RÉELLE ENTRE L'ESSENCE ET L'ÊTRE

elle est aussi principe de l'unité. Le serait-elle si elle n'était une


elle-même ? Qu'elle le soit, malgré sa composition, cela s'explique
parce que matière et forme sont entre elles comme puissance et
acte, la matière étant la forme en puissance, et la forme la matière
en acte 1.
11 est remarquable que d'un autre point de vue encore la logique
d'Aristote — mais non point non plus sa métaphysique — ait pré
paré la théorie de la distinction réelle entre l'essence et l'existence.
Comme nous le verrons en effet 2, Avicenne divise l'être, au commen
cement de sa Métaphysique en nécessaire et en contingent, ou en
nécessaire par soi, et nécessaire par un autre, et c'est à l'aide de
cette dernière notion qu'il introduit dans l'être créé la distinction
de l'essence et de l'existence. Que la distinction entre le nécessaire
et le contingent se rencontre dans la logique aristotélicienne nous
ne nous attarderons pas à l'établir 3. Ce qu'il importe seulement
de rappeler ici c'est que pour Aristote cette distinction n'a d'appli
cation réelle que dans les êtres matériels. La contingence a en effet
pour principe la matière, et elle ne peut qualifier que les transfor
mations accidentelles auxquelles la matière se prête. S'il est des
êtres simples ils sont éternels, et ils sont nécessaires : rien de poten
tiel en eux ne les expose à pouvoir être ou ne pas être *. L'on sait
en effet, et la remarque a été faite bien souvent en vue d'opposer
l'aristotélisme à la philosophie chrétienne, que le Stagirite ne con
naît pas l'idée de création et ne requiert une explication par les
causes que pour le devenir. L'être qui existe n'a comme tel d'autre
raison et cause de son existence que sa substance même 5. L'être
simple, s'il existe, existe nécessairement, par nature. C'est le cas,
selon Aristote, non seulement de Dieu, mais aussi des Intelligences
qui meuvent les astres, et du monde.
1. Met., Z, 1037 b 8-27 ; 1041 b 6-28 (S. TH., VII, 1. 15, t. 25, p. 38) ! 1045 a 7-b 24
(S. Th., VIII, i. 4, t. 25, p. 60). Voir aussi Met. T, 1003 b 22-33.
2. Cf. infra, pp. 151 ss.
3. Voir surtout : Hemten., 18 a 28-19 b 4 (S. Th., 1, 1. 13-15. t. 22, pp. 41-53). —
Phys., B, 199 b 34-200 b 8 ; (S. Th., II, 1. 15, t. 22, p. 377) ; A 222 a 7-9 : (S. Th..
IV, 1. 20, p. 481) • —De coelo, A 281 a ss.; (S. Th., I, 1. 25, t. 23, p. 85). — Met., A
1015 a 20-b 15 ; (S. Th., V, 1. 5, t. 24, p. 526) : E, 1026 b 27-1027 a 28. (S. Th., VI,
1. 2, t. 24, p. 595). — Cf. H. Ma1er, Die Syllogistik des Aristoteles I, (Tûbingen,
1896), pp. 172-210 ; Hamel1n, Aristote, Physique, II, Traduction et Commentaire
(Paris, 1907), pp. 162-172 ; Id., Le système d'Aristote (Paris, 1920), p. 273 ss.,
391 ss. ; J. Cheval1er, La notion du nécessaire chez Aristote... (Paris, 1915). PP- lf>5
ss. ; Noële Maur1ce-Den1s, L'être en puissance d'après Aristote... (Paris, 1922),
pp. 99 ss. ; Roug1er, op cit., pp 220 ss.
4. Met., A, 1015 b 11-15 : unité tô itpûtov xat xoptaç àverpca1ov tè àTtXoûv èVtîv.
— De coelo, A, 279 b 4-283 b 22 (S. TH., 1, 1. 22 ss., t. 23, p. 76 ss.)
5. Met., Z, 1041 a 10-b 10 (S. Th., VII, 1. 15, t. 25, p. 38).
ARISTOTE 141

H est donc juste de reconnaître que dans la métaphysique d'Aris-


tote il n'y a point de place pour une distinction entre l'essence des
êtres immatériels et leur existence. Mais, à notre avis, il serait peu
philosophique de prétendre que l'extension donnée ici par les
Arabes, puis par le thomisme, au système aristotélicien en détruit
les principes et l'organisation fondamentale. Une fois reconnue la
contingence foncière de tout être distinct de Dieu, l'on ne pouvait
mieux se tenir à l'esprit de l'aristotélisme qu'en expliquant cette
contingence par une généralisation de l'idée de puissance. Une telle
manière de généraliser, justifiée par la théorie fondamentale^de
l'analogie, est conforme à la pratique la plus habituelle d'Aristote.
CHAPITRE II

BOÈCE

Dans ses courts traités de théologie, Boèce a fortement insisté


sur la composition de la créature et la simplicité de l'Être divin, et
il a formulé cette opposition avec une vigueur qui s'est imposée
par la suite à la tradition théologique. Cependant ses formules ont
été interprétées en des sens divers. Essayons de voir par une ana
lyse serrée du contexte de quelle manière on doit les entendre l.
Remarquons tout d'abord, au de Trinitate, l'emploi de la formule
aristotélicienne qui, pour désigner la « forme » d'une chose, se sert
de l'infinitif esse joint au datif du terme qualifiant cette chose.
Boèce écrit par exemple : « Idem est esse Deo quod justo », « idem est
enim esse Deo quod magno » a.
Or, malgré l'apparence première, c'est bien en ce même sens que
Boèce emploie le terme esse dans la phrase suivante du même
traité : « [oportebit] inspicere formam quae vere forma nec imago
est, et quae esse ipsum est, et ex qua esse est ; omne namque esse
ex forma est » 3. A première lecture l'on peut être tenté de passer
sur l'identification expresse signifiée par l'incidente : « quae esse
ipsum est », et de la commenter au moyen des formules qui suivent :
« ex qua esse est ; omne namque esse ex forma est », entendues
elles-mêmes en ce sens qui est fréquent chez Aristote : la forme est
le principe de l'être, c'est-à-dire de l'existence. Cependant Boèce
explique lui-même ce qu'il veut dire, par des exemples très clairs,
qui ne peuvent laisser aucun doute sur sa pensée : « Statua enim non
secundum aes, quod est materia, sed secundum formam, quae in
eo insignita est, effigies animalis dicitur, ipsumque aes non secundum
terram, quod est ejus materia, sed dicitur secundum aeris figuram.
Terra quoque ipsa non secundum informent materiam icarà ry»
1. Cf. Duhbm, Le système du monde, t. V, p. 288 ; Roug1er, op. cit., p. 260.
Rougier discerne assez mal ce qui est aristotélicien et ce qui est néo-platonicien dans
la pensée de Boèce. — Nous verrons plus loin (p. 186, n. 3) comment s. Thomas
justifie son interprétation.
2. P L., t. 64, 1252 B.
3. Ibid., 1250 B.
BOÈCE 143

vKtjv dicitur, sed secundum siccitatem gravitatemque, quae sunt


formae. Nihil igitur secundum materiam esse dicitur, sed secundum
propriam formam » 1. La statue est dite l'effigie d'un animal de par
la forme imprimée dans le bronze ; le bronze lui-même est bronze de
par sa forme propre et non pas à cause de la terre qui est sa matière ;
enfin la terre est terre, non pas à cause de la matière première, mais
de par la sécheresse et la pesanteur. Donc, conclut Boèce, rien n'est
dit esse, selon sa matière, mais selon sa forme propre. Il est bien
clair ici, que dans l'intention de Boèce esse désigne l'effigie comme
telle, le bronze comme tel, ou la terre, et ne signifie en aucune
manière leur existence.
Boèce continue immédiatement : « Sed divina substantia sine
materia forma est, atque ideo unum est, et id quod est. Reliqua
enim non sunt id quod sunt : unumquodque enim habet esse suum
ex bis ex quibus est, id est ex partibus suis ; et est hoc atque hoc,
id est partes suae conjunctae, sed non hoc vel hoc singulariter : ut
cum homo terrenus constet ex anima corporeque, corpus et anima
est, non vel corpus vel anima. In parte igitur non est id quod est.
Quod vero non est ex hoc atque hoc, sed tantum est hoc, illud vere
est id quod est ; et est pulcherrimum fortissimumque, quia nullo
nititur » 2. Que veut dire ce passage ? Évidemment ceci : la substance
divine étant pure forme, sans matière, est parfaitement une : « elle
est ce qu'elle est », c'est-à-dire elle est la forme qui la fait être ce
qu'elle est, et elle n'est pas autre chose. Les créatures au contraire
« ne sont pas ce qu'elles sont » ; car leur esse est composé « de ceci
et de cela », l'homme par exemple, est composé de corps et d'âme ;
l'homme n'est donc pas l'une ou l'autre de ses parties ; il n'est pas
corps, il n'est pas âme ; « En partie donc il n'est pas ce qu'il est,
in parte igitur non est id quod est ».
Il y a bien quelque obscurité dans cette dialectique, mais il est
clair cependant que l'existence n'entre ici pour rien dans la compo
sition de la créature : il s'agit de son essence même, composée dans
le cas de l'homme d'âme et de corps, et il s'agit de la distinction,
que cette composition entraîne, entre l'essence totale (id quod est ho
mo) et l'une quelconque des parties qui la constituent. Pour donner
à la pensée de Boèce toute sa précision il suffirait de la commenter
en ajoutant : la créature n'est pas ce qu'elle est, en ce sens qu'elle
ne s'identifie pas avec la forme (qui la fait ce qu'elle est) ; et elle
ne peut s'identifier avec la forme, parce qu'elle est aussi matière.
D'ailleurs Boèce développe ensuite ce thème en remarquant que la
1. Ibid.
a. Ibid., C.
144 tLA DISTINCTION RÉELLE ENTRE L'ESSENCE ET L'ÊTRE

matière permet de plus à l'essence d'être sujet d'accidents qui aug


mentent encore sa composition 1. L'existence n'est pas non plus
mentionnée parmi ces accidents.
Trouverons-nous une doctrine différente dans la lettre au diacre
Jean connue sous le nom : De hebdomadibus ?
Le diacre Jean demandait à Boèce comment il peut se faire que
les substances créées soient bonnes en elles-mêmes sans être le bien
substantiel 2. Et Boèce expose ainsi la difficulté à résoudre 3 : C'est
l'opinion commune des docteurs que toutes choses sont bonnes en
elles-mêmes parce qu elles tendent vers le bien. Mais cette bonté
des choses est-elle une bonté de participation ou une bonté subs
tantielle ? Une bonté de participation serait une bonté accidentelle,
car, par exemple, « ce qui est blanc par participation n'est pas blanc
selon soi, en ce qu'il est soi-même, nam quod participatione album
est, per se in eo quod ipsum est, album non est ». Mais il est convenu
que les choses sont bonnes en elles-mêmes, par leur substance.
Elles ne le sont donc point par participation. Cependant, dire les
choses bonnes par leur substance, c'est avouer qu'elles sont bonnes
en cela même qu'elles sont. Or elles tiennent ce qu'elles sont de
leur esse. L'esse de toutes choses est donc lui-même bon. Mais cela
revient à identifier l'esse qui fait les choses ce qu'elles sont avec
l'esse du bien : « Esse igitur ipsorum bonum est : omnium igitur
rerum ipsum esse, bonum est. Sed si esse bonum est, ea quae sunt,
in eo quod sunt, bona sunt ; idemque illis est esse quod bonum
esse ». Conséquence inacceptable, car l'être du bien, l'« ipsum
bonum », c'est Dieu.
La réponse de Boèce se résume en ceci * : il y a une troisième
manière d'entendre l'esse bonum, et qui ne se retrouve d'ailleurs
en aucune autre qualité ; la bonté dans les créatures n'est ni acci
dentelle, ni substantielle au sens qui vient d'être dit ; les créatures
sont bonnes en ce quelles sont, en leur esse, parce que leur esse vient
de Dieu et tend vers Dieu. Supprimez cette relation à Dieu, la bonté
des créatures ne peut plus être qu'un accident comme les autres,
ou alors, comme on l'objectait, la créature est Dieu.
La difficulté posée par le diacre Jean et la réponse de Boèce ne
nous intéressent ici qu'en vue de déterminer le sens exact des prin
cipes de solution énumérés par Boèce. Or, au cours de la discussion
le terme esse est toujours employé pour signifier soit l'essence
1. Ibid.
2. Ibid., 131 1 A.
3. Ibid., 1312 A B.
4. Ibid., C ss.
BOÈCE 145

substantielle, soit l'essence de l'accident. La difficulté elle-même


n'a de sens que si, pour expliquer la bonté substantielle de la créa
ture, l'on croit devoir identifier son essence substantielle avec
l'essence du bien. Lorsque Boèce, pour répondre, envisage les créa
tures, abstraction faite de leur relation au Créateur, et parle de leur
bonté comme d'un accident semblable aux autres, il se sert pour
distinguer de la substance ces formes accidentelles, du raisonnement
que nous avons rencontré chez Aristote : si chaque forme acciden
telle s'identifie avec la substance, les accidents d'un même sujet
sont identiques entre eux : « Hinc intueor, aliud in eis esse quod
bona sunt, aliud quod sunt, etc » 1.. . « Aliud igitur tune in eis esset
esse, aliud aliquid esse 2. »
Il est normal de prendre dans ce même sens le terme esse pour
traduire les axiomes qui commandent tout le raisonnement 3 :
« Diversum est esse et id quod est... Quod est, participare aliquo
potest, sed ipsum esse nullo modo aliquo participat... Omne quod
est, participat eo quod est esse, ut sit ; est vero ut participet alio
quolibet. Omne simplex, esse suum et id quod est unum habet.
Omni composite aliud est esse, aliud ipsum est ».
Ces principes sont d'ailleurs un écho fidèle, ou si l'on veut, une
reprise plus ferme et plus explicite, de la pensée déjà exprimée
dans le De Trinitate.
Il nous paraît donc certain que Boèce ne parle jamais de l'exis
tence distincte de l'essence. L'identité qu'il pose en Dieu est l'iden
tité de la substance et de la forme divine, la distinction qu'il éta
blit dans la créature, une distinction entre la substance première
et la forme. Boèce est resté en cette doctrine entièrement fidèle
au point de vue d Aristote.
1. Ibid., 1312 C.
2. Ibid., D.
3. Ibid., 1311 B C.
CHAPITRE III

LE «DE CAUS1S»

Cet écrit néo-platonicien, si étroitement lié à l'Institution théo


logique de Proclus, devait nécessairement opposer la multiplicité
de la créature à l'Unité absolue du Premier Principe. La manière
dont il conçoit cette^opposition offrait-elle un point d'appui à la
théorie de la distinction entre l'essence et l'existence ? 1
L'Un de Proclus et de l'auteur du De Causis, est parfaitement
simple , mais l'on ne peut à son propos parler d'une identité entre
l'essence et l'existence, car il est au-delà de l'Être 2. La seule iden
tité qui pourrait le définir serait l'identité entre le Bien et l'Un 3.
Du côté des créatures cependant, chaque détermination est l'effet
d'une cause propre, première dans son ordre, et chacune, même dans
les réalités les plus simples, conserve une certaine distinction à
l'égard des autres. Ainsi, dans l'homme, l'être est produit d'abord,
puis la vie, puis l'intelligence *. Chaque forme quelle qu'elle soit,
est donc distincte de toute autre, et chacune d'elles distincte de
l'être. Proclus réserve la production de l'être à ces causes supérieures
qu'il appelle les « pères » (to irarpucov ainov, irarépet) tandis que
les formes sont l'œuvre des artisans ou démiurges (ro StifjL1ovpytKw).*
Il y a là assurément un équivalent de la distinction entre l'essence
et l'existence, bien que Proclus se serve souvent du terme overia et
de ses dérivés pour désigner l'être seul et ce qui lui appartient
comme tel, mais il l'utilise aussi incontestablemenent, ainsi que
vfroerrâa-1t, (pvtrtt, virip%u, pour exprimer ce que nous appelonsl'essence ;
1. Cf. Duhbm, op. cit., t. IV, pp. 340-347 ; t. V, p. 291 ; Roug1er, op. cit., pp.
252-256. — Ces deux exposés demandent à être précisés et, sur plusieurs points,
rectifiés.
2. De cousis, éd. Bardenhewkr, § 20 (S. Th., t. 26, lec. 21, p. 557). — Proc1.cs.
Inst. theol., éd. Dubner (Paris, Didot,1855), CXV, p. lxxxvh; CXIX, p. lxxx1x;
CXXIII, p. xc1.
3. Proclus, Inst. theol. VIII, p. lo1 ; XIII, p. lv1 \ CXIX, p. lxxx1x.
4. De causis, § 1 (S. Th., 1. 1, p. 514). — Inst. theol., LVIII, p lxx1.
5. Inst. theol., CLI, p. xc1x, 40 : itâv z6 itatp1xèv èv toïç 8soïç itpwtoupydv lot1... ;
50, xal itatlpeî ol piv àXuutrçepo1, ol 8è nep1xtitepo1...; CLVII, p. c1 : "OX1xtiTspov
Spa, xa\ akuitepov t4 iwtptxdv i1rt1v èitéxe1va toû 8t)(juoupy1xoO *{évou(, <bç ti Sv toû
slSou;.
LE « DE CAUSIS i 147

son vocabulaire est sur ce point beaucoup moins fixé qu'on s'est
plu à le dire 1.
Ce n'est pas pourtant de ce point de vue que saint Thomas envi
sagera la doctrine enseignée par le De causis pour y trouver la dis
tinction entre l'essence et l'existence. 11 croit la reconnaître ailleurs
de manière plus précise.
C'est d'abord dans la distinction du fini et de l'infini 2. L être,
enseigne le de Causis, bien qu'il soit simple, et qu'il n'y ait rien de
plus simple parmi toute la création, l'être est composé de fini et
d'infini '.Cette composition se retrouve dans l'âme* et dans l'intelli
gence 5.
Le texte même du de Causis donne peu de lumières sur la nature
de cette composition, sur le sens des termes qui l'expriment. Mais
il est facile de l'interpréter à l'aide de Proclus.
L'être dont il est question, c'est l'être pur, premier, antérieur
à toute autre détermination (et donc à toute forme essentielle),
tel qu'il peut venir dans la hiérarchie de l'Univers, immédiatement
après l'Un ; et c'est aussi, d'une façon générale, tout être vérita
blement être 6 et même n'importe quelle « série » ou ordre de choses.
Le fini et l'infini qui composent l'être sont en lui une participation
du Fini en soi et de l'Infini en soi 7, l'Infini en soi étant intermé
diaire entre l'Un et l'Être 8. Cet infini est infini de puissance active,
de causalité, et non pas infini quantitatif 9. Tout être véritable est
infini par rapport à ses effets10; en lui l'infini est ce qu'il y a de plus
1. Duhem et Roug1er, loc. cit. — Il suffit pour s'en convaincre de comparer les
passages suivants de VInst. theol. :VII, p. lu1, 24; VIII, p. l1v, 9 ; XI, p. lv, 30;
XIII, p. un, 1 | XVI, p. lv11, 13-21 ; XVII, p. lv11, 36 ; XVIII, p. lv11, 43-47 i
XX, p. Lvn1, 21-33;XXI, p. l1x, 31-37;XXXIV, p. lx1v, I5-33;XXXIX, p. lxv,
43-47; XL, p. lxvt, 7-11; XLIV, p. lxv11, 20-30; CIV, p. lxxx1v, 49, p. LXXXV,
8 ; CXIX, p. lxxx1x, 9-13 ; CXX, p. lxxx1x, 27 ; CXXI, p. lxxx1x, 44 ; CLVII,
p. c1, 28-44. — Proclus emploie aussi quelquefois, mais beaucoup plus rarement,
pour désigner l'essence, le datif aristotélicien : LXIX, p. lxx1v, 43 : -te qjpoe toû
ô'Xo1ç eTvat toTç ô'àok; à'itaa1v al'ttov; CXV, p. lxxxv111, 1 : où yàp taùtov Ivî te eTvat xai
ouata eTvat.
2. De ente et essentia, supra p. 39, k>.
3. De causis, § 4 (S. Th., lec. 4, p. 523). —Inst. theol., LXXXIV, LXXXV, LXXXVI,
p. lxx1x ; LXXXIX, p. lxxx ; C11, p. lxxx1v.
4. Ibid., § 4 (S. Th., lec. 5, p. 527).
5. Ibid., § 15 (S. Th., lec. 16, p. 549).
6. Inst. theol. LXXXIX, p. lxxx, 301, 36 ; C1l, p. lxxxiv, 16 ; CXXXVIII,
p. xcv, 45 i CLIX, p. cn, 4.
7. Ibid., XC, p. lxxx, 37.
8. Ibid., XCII, p. lxxx1, 14.
9. Ibid., LXXXVI, p. lxx1x, 25 ss.
10. Ibid., XCIII, p. lxxx1, 22. — De causis, § 4 (S. Th., lec. 5, p. 527) | § 15
(S. Th.. lec. 16, p. 549).
» De ente et essentia ". 12
148 LA DISTINCTION RÉELLE ENTRE L'ESSENCE ET L'ÊTRE
t

un, de plus parfait, ce par quoi il ressemble le plus au Principe


Premier. L'Un lui-même, cause première, est infini simplement
et parfaitement, bien qu'il ne puisse s'identifier avec l'Infinité 1.
Le fini est inférieur à l'infini de puissance 2 ; mais il est supé
rieur à l'infini quantitatif qu'il vient limiter et définir, assurant
ainsi sa ressemblance avec l'Un, mesure de toute pluralité 3. De plus,
tandis que tout être est infini par rapport aux êtres inférieurs, si
on le compare à soi-même, et à plus forte raison aux êtres supé
rieurs, il est nécessairement fini*. Et c'est la raison pour laquelle le
supérieur est inintelligible à l'inférieur 5.
La proportion de fini et d'infini est d'ailleurs variable selon les
êtres considérés 8. Au fini, Proclus rapporte, semble-t-il, plus spécia
lement la substance (virapj-tt), le nombre et la forme 7.
Ce n'est donc point sans une transposition hardie que saint Tho
mas assimilera le fini à l'esse, l'infini à la forme ou essence.

Une autre base offerte, semblait-il, par le de Causis à la distinction


de l'essence et de l'existence est plus fragile encore puisqu'elle se
trouve liée à l'interprétation fautive d'un terme arabe transcrit, et
non pas traduit, par Gérard de Crémone. On lit en effet dans le
texte de la version latine connue au moyen âge : « Et intelligentia
quidem est habens ylcachim quoniam est esse et forma, et similiter
anima est habens ylcachim, et natura est habens ylcachim : et cau-
sae quidem primae non est ylcachim, quoniam ipsa est tantum esse 8. »
Ce terme ylcachim, qui se lisait aussi : hyleachim, parut être aux
latins une dérivation du grec : v\>j ; et ils crurent y apercevoir un
équivalent de la matière. Bardenhewer a montré • que ce terme
arabe, dont une transcription plus correcte serait helyatin, a été
employé par l'auteur du traité pour traduire le grec : ôXon/y, d'un
usage technique très précis dans la langue de Proclus.
'OXortis est l'abstrait de ô\ov et, dans l'idéologie néo-platoni

1. Jbid., XCII, p. lxxx1 ; LXXXVI, p. lxx1x, 35.


2. Ibid., XCI, p. lxxx.
3. Ibid., LXXXIX, p. lxxxjCXVII, p. lxxxv111 ; CXLIX, p. xcv111; CLXXIX,
p. cvm.
4. Ibid.-, XCIII, p. lxxx1 ; CL, p. xc1x, 29.
5. Ibid., XCIII, p. lxxx1, 25 i CL, p. xc1x, 26.
6. Ibid., CLIX, p. cn.
7. Ibid., CLVII, p. c1 : 'Exckepov yàp tîjç tou it^portdç iazt tàlje1oç' Irai x«! $ uitapÇ1c;
•.aï â àp1S1xôç xai tè elSoç rapatoe1Sï) itivta èatfv.
8. De causis, ap. S. Th., lec. 9, p. 536 ; cf. Bardenhewer, § 8.
9. Op. cit., p. 194.
LÉ « DE CAUSIS » 149

tienne, désigne la réalité principe de n'importe quel Tout. Proclus 1


distingue en effet plusieurs espèces de touts : l'espèce supérieure
étant celle du tout indépendant en quelque sorte des parties qui
le composent. Quels qu'ils soient ces touts participent à la Totalité,
et en eux la totalité est distincte des déterminations diverses qu'elle
unifie : de l'être, par exemple 2, de la vie, de l'intelligence. Cepen
dant l'Être lui-même, bien qu'il soit composé de fini et d'infini, est
au-dessus de la Totalité 3. Mais toute forme est un tout sans que
cependant la réciproque soit vraie : un tout n'est pas nécessaire
ment une forme. Le tout comme l'être même est au-dessus des
formes *.
En ce passage donc la seule analogie qui rappelle la distinction
de l'essence et de l'existence est la composition de forme et d'être,
comme nous le signalions au début de ce chapitre.
Il est bien clair d'ailleurs que la distinction de forme et d'être
est loin d'avoir dans le néo-platonisme, une importance égale à
celle que lui donnera saint Thomas. Elle n'est, aux yeux de Proclus,
qu'un cas particulier de la multiplicité inévitable en tout effet qui
dépend de plusieurs causes •.

1. Inst. theol., LXXIII, LXXIV. p. lxxv1.


2. Ibid., LXXIII, p. lxxv1, 6 : Où/, àpa "taùto'v lirt1v 8v xal i'Xov.
3. Ibid., 16 : 'Ex 8-î) toût1ov <pavepàv, ê'tt tà itpu>Tu>ç fiv èit^xetva tîjç ôXoti)tôç èst1v.
4. Ibid., LXXI, V, p. lxxv1, 21-23.
5. Cette multiplicité n'exclut d'ailleurs pas l'unité /cf. ibid., XI.VII, p. lxv11 ;
CLXX, p. cv, 13 ; CLXXI, p. cv, 43;CLXXIV, p. cv1, 26-32 ; CLXXX, p. cvm,
37 i CLXXXIX, p. ex, 52, 54.
CHAPITRE IV

AVICENNE

Avicenne a distingué nettement les différentes manières de con


sidérer l'essence l : soit dans les individus où elle est réalisée, soit
en elle-même absolument, soit dans son rapport logique aux indi
vidus 2. Considérée en soi l'essence est uniquement ce qu'elle est,
et l'on n'en peut rien affirmer d'autre, pas même l'unité 3. D'autre
part les conditions de son individuation sont de l'ordre accidentel *.
Il est possible, de ce point de vue très général, de déduire une dis
tinction, non seulement entre l'essence abstraite et l'essence réa
lisée, mais à l'intérieur de celle-ci entre essence et existence. Quel
ques textes d'Avicenne invitent à le faire B. Mais le véritable intérêt
de la distinction entre essence et existence est d'expliquer la com
position de tout être créé par rapport à la simplicité de la Cause
première. Or, ce point de vue est de fait celui de plusieurs chapitres
de la Métaphysique consacrés par Avicenne à l'étude de l'Être
nécessaire et de l' Être possible 6. C'est à ces chapitres qu'il importe
avant tout de se reporter pour comprendre la place qui revient en
sa philosophie à la distinction entre l'essence et l'être '.
1. Dans sa Logique, I P., f. 3T b (Avicenne ...opera..., Venise 1508), il définit
ainsi l'essence : « Dicemus quod omne quod est essentiam habet qua est id quod est,
et qua est ejus necessitas, et qua est ejus esse. »
2. Log., ibid., f . 2 b : « Essentiae vero rerum aut sunt in ipsis rebus, su1t sunt in
intellectu ; unde habent tres respectus : unus respectus essentiae est secundum
quod ipsa est non relata ad aliquod tertium esse, nec ad id quod sequitur eam
secundum quod ipsa est sic. Ali us respectus est secundum quod est in bis singula-
ribus. Et alius secundum quod est in intellectu. » — Voir aussi Met., Tr. V, c. 1,
f. 86T a ss.
3. Met., ibid. : « Ipsa enim ex se nec est multa nec unum, etc.. »
4. Cf. supra, p. 60.
5. Par ex. : Met. I, 7, 72T a : « unaquaeque res habet certitudinem propriam quae
est ejus quidditas, et notum est quod certitudo cujusque rei quae est, propria ei
est praeter esse quod multivocum est... »
6. Met. I, 7 et 8 ; IV, 1. 2, 3 ; VIII, 3-6 ; IX, 1, 4.
7. Il n'entre pas dans nos intentions de rechercher l'origine historique de la théorie
d'Avicenne. Notons simplement qu'il la tient vraisemblablement d'al-Farabi, où
on la trouve nettement exprimée. (Cf. HoRTEN.Das Buch der Ringsteine Farabis...
Ubersetzt und erlâutert. Munster 1906 [Beitr. z. Gesch. d. Phil. d. M. A., Bd. V,
H. 3]). Averroès reproche à Avicenne (Cf. infra, p. 158) de s' inspirer ici comme ailleurs
AVICENNE 151

Le nécessaire et le possible, écrit Avicenne,1 sont de ces notions


premières immédiatement connues par l'intelligence sans le secours
de concepts antérieurs et qu'il n'est pas possible de définir. Les
philosophes qui en ont tenté une définition les ont décrites inévi
tablement par opposition l'une de l'autre, se servant de la notion
du possible pour définir le nécessaire et du nécessaire pour définir
le possible 2. Cependant de ces deux notions la première et la plus
intelligible est celle du nécessaire parce qu'elle dénote une perfec
tion positive, à savoir une certaine « véhémence d'être 3 ».

des mulakallim (voir par ex. : Destr. destr., f. 32 a 21 ; Horten, Die Hauptlehren
d. Averr., p. 189, 5). Mais il ne précise pas autrement et reconnaît par ailleurs cer
taines innovations d'Avicenne (ibid., t. 25 a 49 ; Horten, p. 169, 1). Il est possible
qu'Avicenne tienne seulement des mutakallim la croyance à la contingence du monde.
« Cette pensée, écrit Horten, traverse toute l'histoire de la philosophie musulmane
jusqu'à notre époque et elle est sans cesse exprimée à nouveau et aussi plus claire
ment formulée. Il n'y en a qu'un qui ne l'ait pas comprise : c'est Averroès... La
notion essentielle qui traverse toute la philosophie musulmane et qui représente
une synthèse de la totalité du réel en une idée générale unique, est la notion de la
contingence d'après laquelle, dans tous les objets qui sont en dehors de Dieu, l'être
est réellement séparé de l'existence. » (Encyclopédie de l'Islam au mot falsafa,
p. 52 a). — « Le but principal des Motécallemîn, écrit aussi Munk (Mélanges de phi
losophie juive et arabe, 1859, III, p. 321), était d'établir la nouveauté du monde, ou
la création de la matière, afin de prouver par là l'existence d'un Dieu créateur,
unique et incorporel ». — Mais peut-être faut-il retenir aussi, pour expliquer Avi-
cenne, cette remarque de Munk : « ...les docteurs musulmans ne pouvant admettre
l'existence d'êtres réels entre le Créateur et les individus créés leur attribuent une
condition intermédiaire entre la réalité et la non-réalité. Cet état possible, qui devient
réel par la création... est désigné par le mot 'hâl, qui signifie condition, état ou cir
constance. Le chef de ces conceptualistes est Abou-Hâschim al-Bacri (de Bassora),
fils d'Al-Djobbaï » (Mélanges, III, p. 328J. Abou-Hâschim (f 933) était contempo
rain de Farabi (f 950). Voir sur lui l'article de H. Lammens dans l'Encyclopédie
de l'Islam, au mot al-Djubba'i, p. 1089 b : 'Abu Hashim entendait par le terme
états (ahwâl) « des qualités qui tiennent de plus près à l'essence des choses que les
accidents plus ou moins séparables de cette essence, et qui, par suite, jouent un
rôle non seulement dans l'idée de Dieu, mais encore dans le domaine des Univer-
saux ». D'après D. B. Màcdonald (ibid. au mot Hal, p. 241 a.) : « Dans la théo
logie spéculative (kaldm) hâl (pour ceux qui professent cette opinion) est une qua
lité... qui appartient à une chose existante... tandis qu'elle-même n'est ni exis
tante, ni non-existante ».
1. Met., I, 6, 72 b : « Dicemus igitur quod ens et res et necesse talia sunt quae
statim imprimuntur in anima prima impressione, quae non acquiritur ex aliis
notioribus se. »
2. Ibid. 72T b : « Difficile est autem declarare dispositionem necessarii et possi-
bilis et impossibilis certissima cognitione nisi per signa. Quicquid enim dictum est
ab antiquis de ostensione istorum in plerisque reducitur ad circularem, eo quod
ipsi, sicut nosti in logicis, cum volunt diffinire possibile, assumunt in ejus diffini-
tione necessarium vel impossibile, etc. »
3. Ibid., 73 a : « ...ex his tribus id quod dignius est intelligi est necesse, quoniam
necesse significat vehementiam essendi, esse vero notius est quam non esse, esse
enim cognoscitur per se. »
152 LA DISTINCTION RÉELLE ENTRE L'ESSENCE ET L'ÊTRE

Le nécessaire et le possible divisent l'être. Ce qui en effet n'est


pas de soi nécessaire est tout au moins possible, s'il est à un titre
quelconque, car l'impossible est en dehors de l'être 1. Quelles sont
les propriétés qui les distinguent l'un de l'autre ?
Voyons d'abord brièvement celles de l'être nécessaire sans nous
attarder aux preuves données par Avicenne, afin de pouvoir être
plus attentif aux propriétés de l'être possible qui importent plus
à notre étude.
L'être nécessaire 2, de soi n'a pas de cause ; il est nécessaire selon
tout ce qu'il est et de telle façon que sa nécessité ne vient pas comme
s'ajouter à son essence. Son esse ne s'en distingue pas non plus car
c'est lui, si l'on peut dire, qui l'affermit dans son absolue nécessité.
Par ailleurs, à proprement parler, l'être nécessaire n'a pas d'essence;
il n'y a en lui aucune multiplicité, ni changement ; il est parfaite
ment un. Il est aussi unique. Il est de plus cause de tout ce qui
existe en dehors de lui. Tous ces caractères, Avicenne les affirme
clairement à maintes reprises et il les établit longuement.
Le premier caractère affirmé de l'être possible est d'être de soi
un effet, d'être causé par un autre. Entre ces deux caractères il y a
pour Avicenne convertibilité parfaite. Tout possible, s'il existe,
existe par une cause, car de soi un possible est toujours simplement
possible ; tout effet est un être possible et non point nécessaire et
n'a de nécessité que celle qu'il tient de sa cause 3.
Par ailleurs, nous l'avons déjà vu, en dehors du seul être néces
saire il n'y a que de l'être possible. Tout ce qui est, en dehors de
l'être nécessaire, a donc une cause ; et cette cause est en définitive
l'être nécessaire lui-même *. Sa causalité est création, elle s'exerce
sur l'être d'une façon permanente, et non pas seulement sur le
devenir 8 ; dans les substances composées elle agit non pas seule

1. Ibid., I, 7, 73 a.
2. Ibid., I, 7S 73 a et 8, 73Ta ; VIII, 3, 98* b ; IX, 1, 1o1t a et 4, 104T a.
3. Ibid., 1, 7, 73 a : « ...possibile esse per se habet causam » ; — 73 b : « Quicquid
autem possibile est consideratum in se ejus esse et ejus non esse utrumque est per
causam ». — 8, 74 a : « Ejus autem quod est possibile esse jam manifesta est ex hoc
proprietas, scilicet quia ipsum necessario eget alio quod faciat illud esse in effectu
(i. e. in actu). Quicquid enim est possibile esse respectu stri, semper est possibile
esse. Sed fortassis accidet ei necessario esse per aliud a se. »*
4. Ibid., VIII, 3, 98T b : « ...manifestum est quod necesse esse unum numero est,
et patuit quod quicquid aliud est ab illo, cum consideratur per se, est possibile in
suo esse et ideo est causatum. . . Unde quicquid est, excepto uno quod est sibi ipsi
unum et ente quod est sibi ipsi ens, est'acquirens esse ab alio a se per quod est sibi
esse non per se. »
5. Ibid., VI, 1, 91T a : « Et fortasse putabit aliquis quod agente et causa non est
opus nisi ut res habeat esse post non esse, etc... » — conclusion 91 T b : t Jam igitur
AVICENNE 153

ment sur la forme ou sur la matière mais sur leur union même, sur
la « totalité 1 ».
Il n'y a pas lieu d'examiner ici la théorie de la causalité proposée
par Avicenne, ni du côté du mode d'action de la cause première,
ni du côté de la causalité seconde. Nous avons seulement à attirer
l'attention sur la distinction qu'il pose du côté de l'effet dans l'être
possible lui-même, entre l'être qui commence d'être et l'être
étemel.
L'être qui vient à l'existence à un moment quelconque du temps,
avant d'être en acte, doit être en soi réellement possible ; sans quoi
il ne sera jamais. Il doit être possible en soi et non pas seulement
par rapport à une cause en état de le produire, car cette cause elle-
même n'aurait aucune action sur l'impossible 2., Mais puisqu'il
s'agit d'un être qui commence d'exister dans le temps, cette pos
sibilité réelle lui doit être antérieure dans le temps 3. Que sera-t-elle
donc ? Elle ne sera pas une substance, c'est-à-dire quelque chose
qui existe en soi, car elle ne serait pas alors de soi relative comme
doit l'être une possibilité. Elle est donc nécessairement accidentelle
et suppose un sujet où elle existe. Ce sujet, c'est ce que l'on appelle
« ulè » ou matière *. Cependant, remarque Avicenne, l'on ne veut
pas dire qu'entre la matière et la possibilité dont elle est le sujet
il y ait une distinction réelle 8.
Mais s'il en est ainsi, — et nous arrivons par là au point le plus
important de la théorie d'Avicenne — il n'y aura à pouvoir com
mencer d'être que les substances ayant une matière, à savoir les
corps et l'âme humaine qui a besoin d'un corps pour exister. Une
manifestum est quod causatum eget aliquo quod det sibi ipsum esse per se tantum,
sed inceptio et alia hujusmodi surit res quae accidunt ei, et quod causatum eget
datore sui esse semper et incessanter quamdiu habuerit esse ». — Voir aussi le ch. 2.
1. Ibid. VIII, 3, 98T b : « ...et haec intentio de hoc quod res est causata, scilicet
quod est recipiens esse ab alio a se, et habet privationem quae certificatur ei in sua
essentia absolute, non quod certificetur ei privatio propter suam formam absque
sua materia vel propter suam materiam absque sua forma sed per suam totalita-
tem. . . Totum igitur respectu primae causae creatum est. » — Le terme « totalitas »
est un écho certain de Proclus : cf. supra, p. 148.
2. Ibid., IV, 2, 85 a : « Si igitur nulli rei quae non est potentia essendi tune impos-
sibile est eam esse. » — 85T a : « Omne enim quod incipit esse, antequam sit necesse
est ut sit possibile in se. Si enim fuerit non possibile in se, illud non erit ullo modo.
Non est autem possibilitas sui esse eo quod agens sit potens supra illud cum ipsum
non fuerit possibile. »
3. Ibid., 85 b : « Impossibile est autem ut sit intentio quae non est aliquid, alio-
quin non praecederet illud possibilitas sui esse. »
4. Ibid., IV, 2, 85 a ss.
5. Ibid., 85 b.
154 LA DISTINCTION RÉELtE ENTRE L'ESSENCE ET L'ÊTRE

substance, véritablement substance, qui est à elle seule le sujet de


son existence, ne peut pas commencer d'être l.
Et pourtant les substances immatérielles, distinctes de l'être
nécessaire, sont elles-mêmes de soi des êtres possibles, n'ayant
d'existence que par l'être nécessaire. Qu'est-ce donc en elles que
cette possibilité essentielle ?
En ces substances la possibilité est un élément de leur essence
même, et qui introduit dans l'essence une dualité. Par là même
qu'elles sont possibles, ces essences ne sont pas simples 2. Mais,
la nature même de cette possibilité, on ne peut la considérer que
dans ces essences déjà existantes, puisqu'elles n'ont pas commencé
d'être dans le temps. Supposons par conséquent l'existence de l'une
de ces substances. Il y a quelque chose en elle qui est d'elle-même
(à savoir sa nature) et quelque chose en elle qui n'est pas d'elle-
même, mais qui lui vient de l'être nécessaire (à savoir l'esse 3). En
conséquence, à ce qui est d'elle est annexée une privation, une puis
sance, une possibilité, par rapport à l'esse qu'elle tient d'autrui.
Or cette privation, qui est en son essence même, et l'un de ses élé
ments, est logiquement antérieure à son existence. De telle sorte
que, en définitive, si de telles substances ne commencent pas dans
le temps, nous pouvons dire cependant que dans l'ordre logique
elles sont après n'avoir pas été. Par suite, à condition que l'on con
sente à élargir le sens de ce mot : « commencer d'être », il est permis
de dire que tout être créé, par le fait même qu'il est créé, commence
d'être «.
1. Ibid. : o ...igitur non potest esse ut ei quod permanet existens per se non in
subjecto nec de subjecto ullo modo sit esse post non esse, sed oportet ut pendeat
aliquo modo ex subjecto ad hoc ut sit. Cum autem fuerit res quae est existens per
se, sed est ex aliquo vel cum esse alterius a se, primum vero est sicut corpus quod
est ex yle et forma, secundum est sicut animae rationales cum generatione corpo-
rum, tunc possibilitas sui esse pendebit ab illo. »
2. Ibid., I, 8, 74 a : « Istud autem (scil. esse) vel accidet ei semper vel aliquando.
Id autem cui aliquando accidit debet habere materiam cujus esse praecedet illud
tempore... Sed id cui semper accidit, ejus quidditas non est simplex. »
3. Ibid. : 1 Quod enim respectu sui ipsius habet, aliud est ab eo quod habet ab
alio a se, et ex his duobus acquiritur ei esse id quod est, et ideo nihil est quod om-
nino sit exspoliatum ab omni eo quod est potentia et possibilitate respectu suiipsius
nisi necesse esse. »
4. Ibid., VIII, 3, q8t b : « ...id quod est rei ex seipsa prius est eo quod est ei ex
alio a se. Postquam autem est ei ex alio esse et debitum essendi, tunc habet ex se
privationem et possibilitatem et fuit ejus privatio ante esse ejus post privationem
ejus prioritate et posterioritate per essentiam : igitur omnis res excepto primo est
postquam non fuit ens quantum in se est. » — VI, 2, 92 a : « Quod autem est rei
ex seipsa, apud intellectum prius est per essentiam non tempore, eo quod est ei ex
alio a se ; igitur omne creatum est ens post non ens posteritate essentiae. Si autem
laxaverint nomen inceptionis circa omne quod habet esse post non esse, quamvis
AVICENNE 155

Cette doctrine, assez subtile, vient se concrétiser et prendre toute


sa signification dans son application à la Première Intelligence 1.
En conséquence du néo-platonisme qui interfère si fréquemment
avec son aristotélisme, Avicenne est en effet très préoccupé d'expli
quer la production par l'Un du multiple, et il a recours aux inter
médiaires entre la cause première et le monde. Mais il se rend bien
compte que le nœud de la difficulté se trouve dès la première créa
tion. Il faut que celle-ci déjà soit multiple, si elle doit servir à expli
quer le multiple inférieur, et s'il est impossible qu'un être parfaite
ment un soit causé. Mais par ailleurs l' Être nécessaire, absolument
un, ne peut produire que l'unité. Comment donc la Première Intelli
gence, première création de Dieu, sera-t-elle à la fois une et mul
tiple ? Autrement dit puisque l'Intelligence est, elle aussi, un être
possible, comment concevoir que cette possibilité, qui introduit
en son essence même le multiple, ne s'oppose pas à sa production
immédiate par l'Un ? L'on aperçoit facilement l'étroite connexion
des points de vue.
Or voici la réponse d'Avicenne 2.
La seule multiplicité admissible dans l'Intelligence est bien prise
en effet de ce que, étant de soi créature, elle est en soi possible.
Mais ni ce multiple ni la possibilité qui en est la raison ne sont l'effet
propre de l' Être premier. Ce qui est produit par lui c'est l'être même
de l'Intelligence et ce qui en cet être, et par suite de sa production,
est nécessaire, à savoir ce qui la fait être Intelligence. En cet effet
immédiat de l'Un il n'y a que l'essence une et réelle. Le multiple
ne s'introduit en elle que par voie de conséquence. De quelle façon ?
Parce que, étant intelligence, elle se tourne vers l'Un pour le con
templer, et vers soi-même pour se connaître. Telle est la multipli
cité relative de l'intelligence, conséquente à l'être reçu. Mais telle
non sit haec posteritas tempore, tune omne creatum erit incipiens... Nos autem
non curamus de nominibus. »
1. Ibid., IX, 4, I04T ss.
2. Ibid., I04T b : « Intelligentes enim separatis non potest esse aliqua multitudo
nisi quemadmodum dicam : quoniam causatum per se est possibile in seipso. Propter
primum autem est necessarium esse ; sed necessitas sui esse est secundum quod est
intclligentia et intelligit seipsam et intelligit primum necessario ; unde oportet ut
sit in eo multitudo ex hoc quod intelligit se, quod est possibile esse quantum in se,
et ex hoc quod intelligit necessitatem sui esse a primo quod est intellectum per se.
Non est autem ei multitudo ex primo. Nam possibilitas sui esse est ei quiddam
propter se, non propter primum ; sed est ei a primo necessitas sui esse, et deinde
multiplicatur per hoc quod intelligit primum et propter hoc quod intelligit seipsam,
tali multiplicatione quae est comitans esse suae unitatis ex primo. Nos autem non
prohibemus ex uno esse essentiam imam quant postea sequatur multitudo relativa
quae non est ei in principio sui esse... >
156 LA DISTINCTION RÉELLE ENTRE L'ESSENCE ET L'ÊTRE

est donc aussi cette possibilité, racine en elle du multiple, ou mieux


élément de son essence, qui introduit en elle la dualité. Possibilité
et multiplicité lui appartiennent en propre, à cause de ce qu'elle
est elle-même et non pas à cause de l'Être premier. Possibilité et
multiplicité ne peuvent être considérées en elle que son existence
une fois posée, et elles s'identifient avec la relation de connaissance,
qui lui est d'ailleurs essentielle.
Il n'est pas besoin de souligner l'embarras de cette solution. Mais
elle est intéressante parce qu'elle fait bien saisir où se trouve, pour
Avicenne, la composition essentielle à la créature.
Très certainement Avicenne distingue l'existence de l'essence,
et jusqu'à dire que l'esse est accidentel à l'essence. L'essence est
quelque chose ; l'esse, en un sens, quelque chose d'autre qui advient
à l'essence possible, même immatérielle, par l'action de la Cause
première. En cette dernière au contraire, il n'y a aucune distinction ;
et même, en rigueur d'expression, l' Être nécessaire n'a pas d'essence1
Cependant l'Intelligence considérée dans l'union de son essence
à l'être reçu de Dieu, c'est-à-dire dans sa réalisation même, est vrai
ment une. C'est à l'intérieur de son essence qu'il faut déceler le
multiple, à savoir cette composition d'essence et de puissance qui
définit l'être possible.
1. Met. VIII, 4, 99 b : t Igitur omne habens quidditatem causatum est et cetera
alia excepto necesse esse habent quidditates quae sunt per se possibiles esse, quibus
non accedit esse nisi extrinsecus ; primus igitur non habet quidditatem. » — 5,
99T b : « Sed in colore et in yle non evenit secundum hanc formam : yle enim in
quantum est yle et color in quantum est color est aliquid, et in quantum est ens est
aliquid... Sed ibi duae differentiae recipiuntur ad faciendum colorem habere esse,
sed ad hoc ut color sit aliquid, et supra hoc quod est color, et insuper aliquid aliud ;
hoc autem hic non est possibile quoniam necesse esse jam est stabilitum esse, immo
ipsum est stabilimentum essendi. Sed esse est conditio in stabilienda quidditate de
necesse esse... In colore autem esse est consequens quod sequitur quidditatem
quae est color ; igitur quidditas quae per seipsam est color invenitur signata in
effectu inventa per esse. Si'autem esset proprietas non causa quantum ad stabilien-
dum quidditatem necessitatis essendi, sed inquantum'acquiritur sibi esse, et esse
esset aliquid praeter illam quidditatem veluti id quod est praeter quidditatem
coloris... Sed certitudo esse illius quod est necesse non eget aliquo secundo esse quod
sequatur, sicut certitudo coloris eget esse quod sit ei causa essendi... »
CHAPITRE V

AVERROÈS

L'on ne rencontre, à ma connaissance, dans les œuvres d'Averroès


traduites en latin au XIIIe siècle, que quelques allusions à la posi
tion prise par lui, contre Avicenne, dans le problème de la distinc
tion entre l'essence et l'existence. Allusions lointaines et brèves
mais qui n'ont pas entièrement échappé à l'attention des théolo
giens et philosophes latins. La plus explicite se lit au Commentaire
du IVe livre des Métaphysiques au commencement d'un passage
où est discutée l'opinion d'Avicenne sur la distinction de l'unité
et de l'être : « Avicenna autem peccavit multum in hoc quod exis-
timavit quod unum et ens significant dispositiones additas essentiae
rei, etc.. 1 ». Dans le De substantia orbis un autre texte blâme la
distinction, admise par Avicenne, entre le nécessaire par soi et le
possible par soi, nécessaire par un autre a. A s'en tenir donc aux
œuvres d'Averroès, connues des latins, — comme le demande
le point de vue général de nos études — il suffirait de remarquer
que le Commentateur ne fait que suivre fidèlement la lettre d'Aris-
tote 3.
Il y a intérêt pourtant, semble-t-il, à relever ici avec quelle netteté
et quelle précision Averroès s'est prononcé contre la distinction
réelle entre l'essence et l'existence, telle du moins qu'elle se présente
chez Avicenne. Il le fait en deux de ses ouvrages : YEpitome de
Métaphysique et la Destruction des destructions *.
1. In Met. IV, comm. 3, f. 32 a 56-65. Ce texte est cité par Henr1 de Gand,
Quodl. I, q. g, f. 7 (Paris 1518) et par R1chard de Med1av1lla, Quodl. I, q. 8,
f. 12 (Paris 1519).
2. De substantia orbis, cap. 3, f. 5T a 44-52.
3. Sur la question connexe de l'éternité du monde, voir le Comm. d'Averroès,
In Phys. VIII et In De coelo, I, comm. 101 ss. — Cf. M. Worms, Die Lehre von der
Anfanglosigkeit der Welt bei den mittelalterlichen arabischen Philosophen des Orients
und ihre Bekâmpjung durch die arabischen Theologen (MutakallimUn) . Munster, 1900
[Beitr. z. gesch. d. Phil. d. M. A., Bd. III, H. 4)
4. Étudiés par nous et cités d'après leurs traductions : pour VEpitome, trad.
latine de Jacob Mant1no dans le t. VIII des Œuvres d'Averroès, Venise 1550,
f.*168T ss. ; trad. allemande defHoRTEN, Die Metaphysih des Averroès, Halle "a. S.
1912 ; trad. espagnole de C. Cju1RÔs Rodr(guez, Averroès, Compendio de Metafisica,
158 LA DISTINCTION RÉELLE ENTRE L'ESSENCE ET L'ÊTRE

Comme on sait, ce dernier ouvrage fut écrit pour défendre la


philosophie contre la Destruction (ou Vanité) des Philosophes, où le
scepticisme d'Al-Ghazali s'était plu à opposer entre elles, pour les
mieux détruire, les opinions des philosophes. De cette apologie,
Avicenne fait bien souvent les frais. Chaque fois qu'Averroès recon
naît l'une ou l'autre de ses doctrines particulières dans les alléga
tions de Ghazali, il s'empresse de le nommer, comme s'il dénonçait
un coupable, et il le réfute avec soin. C'est le cas de la distinction
admise par Avicenne entre l'essence et le possible, puis entre
l'essence et l'existence.
Il n'est pas évident, remarque Averroès que l'être réel (ens fer
se, par opposition à ens fer accidens) se divise en nécessaire et
en possible, ou bien en être sans cause (l'être nécessaire) et en être
causé (l'être possible) l. Le nécessaire et le possible ne sont pas des
attributs réels qui viennent s'ajouter à i'essence ou des différences
positives qui la déterminent. Ce sont négations ou relations. Être
par un autre est une privation, être réellement possible suppose
simplement une relation à une cause réelle 2.
C'est de même une grave erreur de distinguer l'être de l'essence
et de vouloir que l'être s'ajoute à l'essence du dehors, comme un
accident 3. Il y a là, dans l'esprit d'Avicenne, une confusion entre
Madrid 1919 ; — pour le Tahàfut al-Tahàfut, trad. latine de Calo Calonymos
dans le t. IX des Œuvres d' Averroès, Venise 1550, f. 8 ss. (d'après la préface de
cette édition d'Averroès, t. I, p. 13, de nono volumine, il existe une autre trad. latine
antérieure à celle de Calonymos, mais ne comprenant que 14 discussions, au lieu
de 20. Cf. et. Renan, Averroès et l'Averroïsme, Paris 1866, p. 26 ; Bouyges, Notes
sur les philosophes arabes connus des Latins au moyen âge. Beyrouth 192 1 {Mélanges
de la faculté orientale, t. VIII], p. 401 note ; Duhem, Le système' du monde... t. IV,
p. 496 note) ; trad. allemande, abrégée et paraphrasée, de Horten, Die Hauptlehren
des Averroes nach seiner Schrift : Die Widerlegung des Gazali, Bonn 1913. — D'après
Carra de Vaux (Encyclopédie de l'Islam, au mot Ibn Rushd,p. 436) le titre Tahàfut
al-Tahàfut doit se traduire : Vanité de la vanité. -— Pour plus de facilité nous nous
servirons exclusivement, pour les citations, de la traduction latine, qui ne présente
pas, en ces passages, de divergences notables avec les autres versions.
1. Destr. destr., i. 25 b 14 ; f. 32 a 29-40. — Horten, op. cit., p. 189, 6-26.
2. Destr. destr. , f. 25 a 19-b 25 : « Necessarium enim in esse non est quid additum ipsi
esse extra animam (a 19)... Cum dicimus possibile in esse ex se, non potest intelligi
de eo attributum additum substantiae extra animam (a 30)... Et nemo dubitat
quod istae differentiae non sunt differentiae substantiales i. e. dividentes substantiam,
nec additae substantiae ; sed sunt res negativae et relativae (a 41)... Possibile autem
in quod Avicenna divisit ens, non est quid extra animam in actu, et est praefatio
vilis, ut diximus. Nam ens quod habet causam, in esse suo non intelligitur de eo,
nisi privatio (b 9) ». — Horten, op. cit., p. 167, 12-169, 4 ; cependant H. ne donne
aucun passage parallèle à partir de f. 25 a 50 jusqu'à f. 25* a 1 8 de la traduction latine .
3. Destr. destr., f. 34T a 15-68 : « Attamen iste vir aedificavit sermonem suum in
eis secundum opinionem Avicennae, et est opinio falsa, nam ipse existimat quod
entitas, scilicet quod res sit, est quid additum quidditati extra animam, et quasi
acciditei, etc.. ». — Horten, op. cit., p. 204, 24-205, 15.

S
V

AVERROÈS 159

l'être réel et l'être qui signifie le vrai. Lorsque nous concevons une
essence quelconque sans nous préoccuper de savoir si elle existe,
nous ne faisons rien de plus que de donner une signification à un
mot : l'essence est alors une simple définition nominale. Mais si
nous venons à la penser comme réelle, l'être que nous affirmons de
l'essence, n'ajoute rien sinon que la pensée que nous formons de
l'essence est vraie 1. Prétendre que l'être désigne une réalité dis
tincte de l'essence serait classer l'être à la suite des dix prédicaments
ou faire de lui un accident commun à chacun d'eux 2.
D'ailleurs, ajoute Averroès, il n'est nullement requis de poser
une possibilité réelle dans les êtres incorruptibles pour assurer et
expliquer la pluralité qui les distingue du Premier Principe. Les
êtres incorruptibles sont simples comme le Premier Principe est
simple. Mais ils le sont moins que lui ; et par le seul fait qu'ils en
dépendent 3.
1. Destr. destr., f. 34 b 68-34T a 15 ; 34' a 30-60 ; f. 43T a 16-32 : « ...quod indicavit
quod esse, quo utitur hic, non est esse quod significat substantiam rerum... nec id
quod significat quod res sit extra animam. Nam nomen entis dicitur de duobus,
unum quidem de vero, et alterum etc.. (34T a 30)... Et ens quidem, quod est verum,
est quid in intellectibus, et est esse rei extra animam, prout in anima, quae quidem
scientia praecedit scientiam de quidditate rei, scilicet quod non quaeritur scientia
quidditatis rei, nisi prius sciatur quod sit. Quidditas vero, quae praecedit scientiam
esse in intellectu nostro, non est de verificatione quidditatis, sed est expositio rei
nominis ex nominibus. Et cum scitur quod haec res reperiatur extra animam, scitur
quod sit quidditas et definitio (34T a 44). — Horten, op. cit., p. 204, 7-23 ; 39, p. 205,
15 ; p. 227, 26-228, 3. — Epitome, f. 169 b 33-64. — Horten, Die Metaph. d. Aver.,
p. 11, 2- 12, 21. — Rodr1guez, Compendio, p. 20, n° 21.
2. Destr. destr., i. 34T a 61-70. — Horten, Die Hauptlehren d. Averr., p. 205,
12-17. — Epitome, f. 169 b 50-55. — Horten, Die Metaph. d. Aver., p. 11, 32-12, 1.
— Rodr1guez, Compendio, p. 20, n° 22.
3. Destr. destr., i. 25 b 41-63.
DEUXIEME PARTIE

LES THÉOLOGIENS

CHAPITRE VI

GUILLAUME D'AUVERGNE

La distinction réelle entre l'essence et l'existence dans les créa


tures est clairement enseignée [[par Guillaume d'Auvergne. Jus
qu'à plus ample informé, c'est lui qui inaugure cette doctrine dans
la théologie latine. Il le fait sous l'influence combinée — très faci
lement discernable — de Boèce et d'Avicenne rapprochés l'un de
l'autre à la faveur du terme esse.
Dès le commencement de son premier traité de la science divine 2.
Guillaume utilise, pour expliquer les notions d'ens et d'esse, la dis
tinction posée par Boèce au sujet du bien dans sa lettre au diacre
Jean.
Comme le bien, l'être peut s'attribuer substantiellement ou par
participation, c'est-à-dire accidentellement 3. Car toute attribution
1. Cf. St. Sch1ndele. Beitràge zur Metaphysik des Wilhelm von Auvergne, Mun-
chen, 1900, pp. 10 ss. ; Duhem, op. cit., t. V, p. 300 ss. — Duhem (ibid., p. 299)
croit apercevoir un reflet de la pensée d'Avicenne dans la Somme de Guillaume
d'Auxerre, L. III, Tr. II, q. 10, (Paris, 1500, f. 125 d). Mais le contexte me parait
indiquer clairement qu'il s'agit simplement dans ce passage d'une transposition de
Boèce.
2. C'est-à-dire le De Trinitate, dont le titre complet, d'après l'édition d'Orléans
1674, t. II, Supplem., est le suivant : Primus tractatus divinalis magislri Guilielmi
Parisiensis, scilicet de Trinitate, notionibus et praedicamentis in divinis. Ce traité
est certainement antérieur au De Universo qui le suppose constamment et y renvoie
explicitement à plusieurs reprises. Cf. N. Valo1s, Guillaume d'Auvergne, 2e partie,
ch. 1, p. 196 ; I. Kramp, S. J. Des Wilhelm von Auvergne « Magisterium divinale »,
dans Gregorianum, t. I (1920), p. 550 ss. Duhem a pensé (Op. cit., V, p. 781),
que ces références se rapportaient à une Métaphysique qui ne nous serait point par
venue. Mais l'hypothèse est bien inutile.
3. De Trin., c. 1, p. 1 b : 1Scito quod ens et esse multipliées habent intentiones...
GUILLAUME D'AUVERGNE 101

quelle qu'elle soit peut revêtir l'un ou l'autre de ces deux modes ;
selon que l'attribut fait partie de l'essence du sujet ou bien se trouve
en dehors de l'essence 1. L'attribution accidentelle suppose d'ail
leurs toujours l'attribution essentielle, puisque l'être participé et
relatif est inintelligible sans l'être qui est substantiellement et
par soi 2. A cette première distinction une autre est adjointe :
esse désigne soit l'essence, ou substance, ou quiddité, signifiée par
la définition, soit l'existence 3.
Or, lorsque nous affirmons l'existence de l'être qui est substantielle
ment, nous désignons par là même son essence : car en lui l'existence
et l'essence sont une seule et même chose absolument, son essence
est d'exister *. Sinon il ne serait plus parfaitement simple 8. A lui
revient en propre le nom d'être 6.
Dans les êtres au contraire qui existent par participation, l'exis
tence est en dehors de l'essence, car l'existence n'est comprise dans
la définition d'aucun d'entre eux 7. Ils sont en ce sens de faux
êtres ; et ils ne possèdent l'existence qu'à la surface d'eux-mêmes,
comme une ombre qui les vient couvrir 8. L'existence leur est acci
Videntur autem similes habere intentiones eis quas assignant ei quod est bonum :
bonum namque dicunt, aut substantia, aut participatione, etc... — Le De hebdoma-
dibus de Boèce est cité quelques lignes plus loin.
1. De Trin., 1, p. 2 a.
2. Ibid., a b.
3. Ibid., c. 3, p. 2 b.
4. Ibid., c. 1, p. 2 b : « Ad hune modum et ens cujus essentia est ei esse, et
cujus essentiam praedicamus cum dicimus est : ita ut ipsum et ej us esse quod assi-
gnamus cum dicimus est, sint res una per omnem modum. » — C. 2, p. 2 b.
5. Ibid., c. 1, p. 1 b.
6. Ibid., c. 2, p. 3 b.
7. Ibid., c. 1, p. 1 b : « Aliud vero dicitur participatione in habendo scilicet quod
nullo modo est idem cum essentia ipsius substantiae entis ». — C. 2, p. 2 b : « Secunda
autem intentio bujus quod est esse, est illud quod dicitur per hoc verbum est de
unoquoque, et est praeter uniuscujusque rationem. In nullius autem ratione acci-
pitur esse, quidquid imaginati fuerimus, sive hominem, sive asinum, ' sive aliud,
ut in ratione ejus esse intelligamus ; eo solo excepto de quo essentialiter dicitur. »
— C. 7, p. 8 b : « Quoniam autem ens potentiale est non ens per essentiam, tune
ipsum et ejus esse quod non est ei per essentiam duo sunt revera, et alterum accidit
alteri, nec cadit in rationem, nec quidditatem ipsius. Ens igitur secundum hune
modum compositum est et resolubile in suam possibilitatem et suum esse. »
8. Ibid., c. 6, p. 6 b : 1 Esse vero falsum quod exterius est tantum ; cum vero
interius consideratum fuerit, invénitur nondum habens esse, quemadmodum falsum
argentum nominatur, quod exterius praetendit veritatem speciei, quae est species et
essentia argenti, cum interius eam non inveniatur habere : sic et ens falsum, cum
interius consideratum fuerit, hoc est in quidditate et ratione essentiae suae non
invenietur in eo esse, sed habens ipsum vel superficie tenus, velut operiens et adum-
brans quidditatem ejus. »
162 LA DISTINCTION RÉELLE ENTRE L'ESSENCE ET L'ÊTRE

dentelle. Ils la reçoivent d'un autre, de celui avec lequel elle


s'identifie ».
Lorsque Guillaume décrit la manière dont les créatures parti
cipent ainsi à l'être, il n'évite pas toujours le langage du panthéisme, 2
pas plus que Boèce lui-même ne l'évitait en parlant du bien par
ticipé. Mais ailleurs il se corrige, et parfois par un usage précis de
l'attribution analogique 3. Sa pensée reste foncièrement orthodoxe *.
Il importe plus à notre sujet de remarquer que pour Guillaume,
comme pour Avicenne, l'être participé est aussi l'être possible par
opposition à l'être nécessaire. Guillaume paraît tout d'abord noter
ce caractère au même titre que d'autres : être d'indigence, être
faux, être fluent, être qui commence d'être, être dérivé, soumis,
reçu, multiple, etc., etc 5. Mais par la suite il y revient ; et avec une insis
tance toute spéciale il détermine ce qu'il faut entendre par cette
possibilité d'être. Elle n'est pas une puissance active qui suffise
à donner l!être à l'univers ; c'est une puissance passive qui suppose
nécessairement une cause première en acte, seule capable d'éduire
du possible l'être en acte ; de soi l'univers n'est en acte d'aucune
manière ; l'on ne trouve en lui que possibilité pure ; s'il existe en
fait c'est par l'action de l'être nécessaire 6. Guillaume précise encore.
Il énumère les diverses manières de concevoir les puissances actives
ou passives '. Or la possibilité dont il s'agit ici n'est pas la matière
première, ni une relation quelconque qui dans l'ordre de la nature,
sinon dans l'ordre du temps, précéderait l'univers et la matière elle-
même 8. Il n'y a en réalité d'autre possibilité que celle qui se trouve
1. Ibid., c. 1, p. 2 a b ; c. 2, p. 2 b, 3 ; c. 5, p. 6 ; c. 6, p. 6 ss. ; c. 7, p. 8. .
2. Ibid., c. 7, p. 8 b, 9 a.
3. Ibid., c. 7, p. 8 b : « Non autem conturbet te identitas participât i, quasi
per hoc cogaris omnia aequaliter et univoce confiteri, quia sanitas una praedicatur
de homine et urina et medicina et cibo, non tamen univoce et aequaliter ad hune
modum si habet in primo esse, et si enim ab omnibus participet ur, non tamen aequa
liter nec uno modo. »
4. SCHINDELE, Op. dt., p. 59 SS.
5. Ibid., c. 6, p. 6 b : « Post hoc loquemur de esse secundo, quod nominatur
nominatione expressa et propria esse indigentiae, et esse potentiale, et esse falsum,
et esse fluens, et hujusmodi est esse quod coepit esse. Esse ergo indigentiae est quod
eget alio ad hoc ut sit.nec venit in esse nisi alio dante esse,aut aliter ut veniat adju
vante. Esse vero potentiale quod quidem in se et per se ipsum consideratum inve-
nitur non prohibens suum esse ; verumtamen in hac consideratione nondum inve-
nitur habere esse, sed tamen invenitur prope ut habeat esse, et haec appropin-
quatio nominatur in eo possibilitas. »
6. Ibid., c. 6, p. 7 a b | c. 7, p. 8.
7. Ibid., c. 8, p. 9 et ro.
8. Ibid., c. 8, p. 10 a: « Quoniam autem nisi sint sibi quidam ex nobilibus philo-
sophantium possibilitatem esse relationem quam sustinet materia et propter hoc

i
GUILLAUME D'AUVERGNE 163

dans l'auteur du monde, à moins que par possibilité l'on ne veuille


entendre la privation de tout empêchement d'existence : dans le
concept de la nature humaine, par exemple, rien ne s'oppose à ce
que l'homme existe 1. Cette possibilité n'est d'ailleurs rien de déter
miné qui vienne d'une façon quelconque imposer ses limites à la
toute-puissance du Créateur : c est une possibilité absolue de rece
voir l'être 2.
Que par cette réduction progressive de la possibilité de l'être
créé à la toute-puissance du Créateur, ou à une simple non-répu
gnance logique, Guillaume veuille contredire la doctrine d'Avi-
cenne, cela ressort nettement des derniers paragraphes du chapitre
que nous venons de résumer. Nous en trouvons la confirmation
décisive dans le De Universo.
Ce traité, qui fait suite au De Trinitate, commence par une longue
réfutation du Manichéisme, dans laquelle Guillaume utilise, pour
établir l'unicité du Premier Principe, la preuve donnée par Avi-
cenne au Traité I du ch. vm de sa Métaphysique. Et là tout d'abord
Guillaume reproduit sans atténuation les expressions d'Avicenne :
« Jam ante declaratum est in prima parte primae philosophiae
(scil. in tract, de Trinitate), quia omne hujusmodi causatum est
possibile esse per se, et est recipiens esse supra se quod est aliud
ab ipso, et propter hoc est in eo potentialiter sive possibiliter, quo-
niam est ei accidens, hoc est, adveniens ei, et receptum ab ipso supra
totam completam essentiam suam... Omne autem a quo ejus esse
separabile est, non habet illud nisi possibiliter, s,ive potentialiter,
et ita non habet illud ea necessitate, qua aliquid dicitur necessario
esse per se » 3. De même traitant plus loin de la création des subs
omne quod coepit materiatum esse eo quod in omni quod coepit, non esse praecedit
esse, et ita possibilités effectum, etc.. » — Voir tout ce paragraphe.
1. Ibid., p. 10 b : 1 Quid igitur est ipsa possibilitas et in quo est nisi in artifice
ipso, cum nihil sit aliud sustinens ipsam ; possibilitas enim materialium [fors, imma-
terialium] potentia est efiîcientis vel creatoris ; nisi forte possibilitas dicatur in eis
privatio prohibitionis sui esse, etc.. »
2. Ibid., c, 10, p. 14 b, p. 15 a. « Potentia igitur absolute prima necessario est
super possibile absolutum... »
3. De Universo (Orléans 1674, t. I) I» P. 1, c. 3, p. 594 b. Entre les deux passages
que nous citons, Guillaume affirme à nouveau la distinction de l'essence et de l'exis
tence : « Esse enim omne quod datur a causa hujusmodi suo causato separabile est
ab illa saltem intellectu, et omne receptum a suo recipiente, et generaliter omne esse
cum fuerit aliud a suo ente, separabile est ab ipso modo quo diximus. » On remar
quera la clause : « saltem intellectu », mais aussi le terme qu'elle vient atténuer et
qui est « separabile » et non pas « distinctum ». La même restriction se retrouve
IIa P. 2, c. 9, p. 852 a G. Si elle marque peut-être une hésitation dans l'esprit de
Guillaume, elle ne parvient pas cependant à diminuer le réalisme de la distinction
qu'il affirme si fortement partout ailleurs.
" De ente et essentia "1 13
164 LA DISTINCTION RÉELLE ENTRE L'ESSENCE ET L'ÊTRE

tances spirituelles, Guillaume enseigne que l'action de Dieu s'exerce


sur la possibilité de ces substances : « Sive igitur procedat esse a
creatore naturaliter, sive per electionem et voluntatem largissi-
mam, necesse est ipsum prius cecidisse, vel induxisse, super possi-
bilitatem nobilium substantiarum, cum sit vicinior, sive propin-
quior ipsi fonti essendi, quam possibilitas animarum nostrarum » l.
Cependant entre ces deux passages Guillaume s'explique à deux
reprises sur la nature de cette possibilité. La première fois avec une
référence précise à la pensée d'Avicenne sur l'éternité du monde et
la création de l'Intelligence première : de même que l'antériorité de
Dieu sur l'univers n'est pas une antériorité de temps, mais d'éter
nité, de même en produisant l'Intelligence l'action de Dieu s'exerce
non pas sur une possibilité déterminée, particulière, mais sur la
possibilité absolue de l'existence 2. Puis voulant montrer que les
substances spirituelles n'ont pas de pouvoir créateur, Guillaume
commence par établir que leur possibilité même d'exister n'est rien
d'autre au fond que la puissance du Créateur. Supposons en effet
que l'une quelconque de ces substances n'existe pas : rien n'existe
alors de cette substance, et non pas même une possibilité réelle qui
n'auiait évidemment aucun sujet pour la soutenir 3. Leur pouvoir
de recevoir l'être, dit-il encore ailleurs, n'est rien en vérité et essen
tiellement, dans le créateur, que le pouvoir de leur donner l'être *.
Guillaume estime que si la possibilité d'être était en ces substances
quelque chose de réel, elles auraient par là-même en quelque façon
le pouvoir de se créer elles-mêmes 5.
Il semble aussi vouloir écarter des substances spirituelles tout
soupçon de matière. Car il accumule les preuves de leur immatéria
lité absolue, et il s'élève contre les partisans d'une matière même
spirituelle '.
1. Ibid., II» P. 2, c. 1, p. 845 a CD.
2. Ibid., I" P. 2, c. 9, p. 693 a AB : « Nihilominus tamen declarabo hoc esse
verum, et dicam quia potentia creatoris non est super quoddam possibile tantum,
sed super possibile absolute, et propter hoc super omne possibile vel creabile in se.
Causa autem in hoc est quoniam potentia creatoris non esset in ultiniitate amplitu-
dinis cum esset restricta ad quaedam possibilia : longe enim amplius est possibile
in se simpliciter quam quoddam possibile. »
3. Ibid. IIa P. 1, c. 28, p. 830 b G : « Quod autem possibilitas in hujusmodi subs-
tantiis, hoc est immaterialibus, nihil sit nisi potentia activa vel effectiva eorum
etc.. »
4. Ibid. II» P. 2, c. 20, p. 863 C: « Et feci te scire quia receptibilitas in substanliis
simplicibus abstractis, receptibilitas inquam essendi, non est aliquid apud ipsas,
vel in ipsis, nec est aliud secundum veritatem et essentiam suam quam donabilitas
ipsius creatoris. »
5. Ibid., II» P. 1, c. 28, p. 830 b G, ss. ; II» P. 2, c. 20, p. 863 C.
6. Ibid., II» P. 2, c. 2, 7, et 8.
GUILLAUME D'AUVERGNE l65

Ce dernier point de vue l'amène à mettre en lumière l'identité


qu'il croit reconnaître entre sa doct1ine et celle de Boèce.
Pour démontrer en effet la matérialité des anges, on prétend
avoir recours à l'autorité de Boèce affirmant que tout être, en dehors
de Dieu, est composé de « ceci et de cela » : « primum principium est
hoc tantum, omne autem aliud est hoc et hoc » l. Et l'on voudrait
que ces démonstratifs désignent la matière et la forme. Mais cette
interprétation du texte de Boèce est abusive, rétorque Guillaume ;
à un tel philosophe il n'est pas tolérable de prêter pareille erreur.
Ce que Boèce veut dire, le contexte en fait foi 2, c'est que dans
l'Être absolument simple , l'esse ou l'existence est identique à l'es
sence, ou à ce qu'il est, et n'est séparable en aucune manière, ni en
fait ni par l'esprit, de l'essence ; de tout possible au contraire, ou de
tout être nécessaire seulement par un autre, l'existence, ou esse,
est séparable en fait ou par la raison. En toute chose donc distincte
de Dieu, autre est ce qui est (ens) et autre son esse (ou entitas) ;
autrement dit tout être en dehors de Dieu est en quelque manière
composé de ce qu'il est et de ce par quoi il est, « et omne aliud ens
est quodammodo compositum ex eo quod est et ex eo quo est, sive
esse suo, sive entitate sua ».
Guillaume commente cette dernière formule au moyen d'une com
paraison tout à fait propre, déclare-t-il, à éclairer sa pensée 3. La
composition d'essence et d'existence est semblable à la composition
qui fait une chose blanche. Une chose blanche est blanche du fait
1. Ibid., c. 8, p. 852 a E H.
2. Ibid., G. « Ego vero dico quod ex sermonibus ejus praecedentibus et subse-
quentibus hune sermonem apparet evidenter intentio ipsius in eodem sermone ;
dicit enim in praècedentibus quia omne simplex esse suum et id quod est unum
babet. Quod est dicere quia in vere simplici, de quo ipse loquitur, non est aliud quod
est aliquid et quo est, sive esse... Ab omni vere possibili, et ab omni eo quod est
necesse esse per aliud, est separabile suum esse, aut actu, aut intellectu sive ratione.
In omni igitur alio est aliud ipsum ens aliud ejus esse seu entitas. Et iste est intellec-
tus sapientis illius de hoc et hoc. »
3. Ibid., G : » Et omne aliud ens est quodammodo compositum ex eo quod est
et ex eo quo est sive esse suo, sive entitate sua, quemadmodum album est album
ex subjecto et albedine ; haec autem conjunctio albi et albedinis non est veri nom-
nis et propria compositio, vi delice t per quam aliud novum constituatur, cum mani-
festum tibi sit ex aliis quae alibi didicisti, impossibile esse ex substantia et accidente
aliquid esse vel neri. Accidens enim non advenit substantiae ad constituendum
novum aliquid, sed magis ad ordinandam, decorandamet perficiendam perfce Uonibus
forinsecis ipsam, cui advenit, substantiam... Sollicite autem attendere debes exem-
plum quod posui tibi de albo et albedine. Convenientissimum enim est ad id de quo
agebatur, videlicet de ente creato et entitate, et hoc quoniam esse, sive entitas
unicuique accidit et advenit praeter completant ejus substantiam et rationem,
praeter quam primo principio cui soh essentiale est et unum cum eo in ultimitate
unitatis. » — La comparaison semble être inspirée par Avicenne Met. VIII, 5, t.
99 T b ; cf. supra, p. 156, note 1.
166 LA DISTINCTION RÉELLE ENTRE L'ESSENCE ET L'ÊTRE

de l'union d'un sujet et de la blancheur. Or cette union ne forme


pas un véritable composé, c'est-à-dire ne constitue pas quelque chose
de vraiment nouveau, car il est impossible que quelque chose de
nouveau existe ou surgisse du fait de l'union de la substance et
d'un accident. L'accident n'advient pas à la substance pour cons
tituer un être nouveau mais plutôt pour ordonner, décorer et par
faire du dehors la substance. Ainsi l'être, ou l'entité, advient à cha
cun comme un accident extérieur à sa substance et à sa nature
déjà entièrement constituée.
CHAPITRE VII

L'ÉCOLE FRANCISCAINE

Nous pouvons ici grouper sans inconvénient t sous ce titre :


Alexandre de Halès, Jean de la Rochelle et saint Bonaventure.
L'apport personnel de chacun d'eux dans la solution du problème
qui nous occupe est trop limité pour nous permettre de consacrer
à chacun d'eux un chapitre spécial.
Ils sont avant tout les témoins du sens habituellement donné,
au commencement du XIIIe siècle, aux axiomes de Boèce, avant
l'influence d'Avicenne \ Quod est, pour ces docteurs, c'est le sujet
concret ; quo est, comme ils disent de préférence à esse, c'est l'essence
ou la nature abstraite. Ils conviennent que ces deux principes
s'identifient réellement en Dieu, mais que dans la créature ils se
distinguent 2. Leur union est l'un des modes de composition de
l'être créé. L'un des modes les plus généraux, disent-ils volontiers 3.
Ils le signalent en même temps que bien d'autres, parmi lesquels
est nommé parfois un rapport de ens à esse, ou de l'être créé à
Dieu où l'on peut se demander s'il n'y a pas un écho d'Avicenne *.
1. Voir aussi Gu1llaume d'Auxerre, In Sent. L. I, c. 5, q. 4, ((Paris 1500,
f. 11 a.)
2. Alexandre de Halès. Universae iheologiae Summa (Venise 1576), I, Q. V,
m. 3, p. 13 b ; (Quaracchi, 33) ; Q. XLIX, m. 1, resol., f. 129' b (Quaracchi 348,
p. 516 b) ; Q. LVII, m. 1, ad ult., f. 146 a (Quaracchi 395, p. 584 b) ; II, Q. XII,
m. 1, t. 2, f. 17", 18 a ; m. 2, a. 2, f. 18T ; a. 3, f. 18v b. — Jean de la Rochelle,
Summa de Anima (éd. Domenichelli, Prato 1882), XIII p. 119, 120 ; XIV, p. 121 ;
XXIII, p. 134. — S. Bonaventure, Opera (Quaracchi 1882), In I Sent., Dist. XXIII,
a. 1, q. 1, p. 409. — Cf. G1lson, La philosophie de saint Bonaventure, p. 234 et p.
305 ss.
3. Alexandre de Halès, op. cit., II, Q. XII, m. 2, a. 2, f. 18v a. Ce texte, qui
paraît être un résumé d'Albert le Grand, Summa iheologiae, II, Tr. I, Q. III, m. 3,
a. 2 (t. 32, p. 29 ab (cf. infra, p. 181), se termine ainsi : % Ante vero illud (scil. com-
positum ex materia et forma), compositum ex partibus secundum diffinitionem.
Ante vero illud est compositum ex quo est et quod est : sed ista duo ultima genera
compositionum inveniuntur in formis secundum seipsas acceptis, ubi non invenitur
compositio materiae et formae. » Cette dernière affirmation est contredite partout
ailleurs, cf. p. suiv. Voir aussi l'article 3, resol. f. 19 a b, où Alexandre accentue
la priorité de la distinction quod est et quo est. — S. Bonaventure, op. cit., Dist.
VIII, P. II, q. 2, p. 168 a ; In II Sent., Dist. III, P. I, a. 1, q. 1. p. 90.
4. Alexandre de Halès, op. cit., II, Q. LXI, m. 1, f. 1o3v a : « aliqui etiam
168 LA DISTINCTION RÉELLE ENTRE L'ESSENCE ET L'ÊTRE

Mais en réalité ils s'intéressent peu à la question. Et la raison en est,


pour Alexandre de Halès et saint Bonaventure, qu'ils admettent
dans les substances spirituelles matière et forme ; une matière spi
rituelle sans doute, inétendue, mais une véritable matière 1. Or
cette composition leur paraît plus importante que toute autre pour
assurer la multiplicité essentielle à tout être créé. L'une des autorités
dont ils aiment à fortifier leur opinion est le texte de Boèce : « in
omni eo quod est extra primum est hoc et hoc ». C'est contre Alexandre
de Halès, semble-t-il, que Guillaume d'Auvergne argumente, à ce
propos, avec tant de véhémence.
Jean de la Rochelle, nous l'avons déjà rappelé 2, ne suit pas sur
ce point Alexandre de Halès 3. De ce chef la composition quod est
et quo est prend chez lui plus de relief. *. Il la commente en suivant
de très près le De hebdomadibus. H fait cependant cette concession,
que nous allons retrouver sous la plume d'Albert le Grand en termes
à peu près semblables : quod est fait fonction de matière et quo est
fonction de forme, « quod est autem in anima se habet per modum
materiae, in qua... Quo est vero se habet per modum formae 8 ».
De son côté saint Bonaventure cherche à rapprocher la doctrine
d'Albert de la sienne propre 8. Mais il appartiendrait à une étude
volebant dicere quod anima habet compositionem in hoc tantum quod ipsa est non
seipsa, sed dependens secundum suum esse a Deo... ». — Jean de la Rochelle,
op. cit., XIII, p. 120 : « Praeterea, omne ens creatum est ens a Deo de nihilo. Igitur
in eo quod dicitur quod est creatum, intelligitur quod est ens de nihilo. In eo autem
quod dicitur quo est intelligitur essentia a Deo, sive quam accipit a Deo. » — S. Bo
naventure, In I Sent., Dist. VIII, P. II, q. 2, p. 168 a : « tertia est differentia entis
et esse... : quia enim omne quod est praeter Deum accipit esse aliunde, sive princi-
pium sit, sive principiatum : ideo nihil est suum esse, sicut lux non est suum lucere. »
Cf. etiam In II Sent., Dist. III, P. I, a. 1, q 1, p. 90. — Voir aussi Gu1llaume
d'Auxerre, In I Sent., L. I, c. 2, (Paris 1500, f. 3 a).
1. Alexandre de Halès, op. cit., II, Q. XX, m. 2, f. 34' ; Q. LXI, m. 1, f. 103 b.
— S. Bonaventure, In II Sent., Dist. III, P. I, a. 1, q. 1, p. 90 ; Dist. XVII,
a. 1, q. 2, p. 414.
2. Cf. supra, p. 79.
3. Loc. cit.
4. Cf. G.-M. Manser, O. P. Die Realdistinctio von Wesenheit und Existent bei
Johannes von Ruppella, dans Revue thomiste, t. XIX, 1911, pp. 89-92 ; — Johannes
von Rupella, dans Jahrbuch. f. Philosophie u. spekul. Theologie, t. XXVI, 1912,
pp. 290-324. — Manser ne distingue pas l'opposition quod est et quo est de la relation
essence et existence.
5. Op. cit., XII, p. 118.
6. In II Sent., Dist. XVII, a. 1, q. 2, p. 414 :« Et ideo est tertius modus dicendi,
tenens medium inter utrumque, scilicet quod anima rationalis, cum sit hoc aliquid
et per se nota subsistere et agere et pati, movere et moveri, quod habet intra se
fundamentum suae existentiae et principium materiale a quo habet existere, et
formale a quo habet esse. » Cf. infra, p. 175 et pp. 180, 181.
l'école franciscaine 169
des théories de la matière au XIIIe siècle de préciser davantage
l'opposition des deux écoles. /

Quant à Roger Bacon, il n'y aurait aucunement lieu d'en parler


ici si Duhem n'avait pas cru trouver dans les Questions sur la Méta
physique d'Aristote certaine allusion à la distinction entre l'essence
et l'existence 1. En réalité, bien que très averti sur le double sens du
terme esse, Duhem n'a pas su reconnaître que, dans les passages où
la distinction semble connue de Bacon, celui-ci prend esse au sens
de forme ou d'essence.
Il s'agit des onze questions qui commencent au f. ggv b du ms.
d'Amiens par ces mots : « Quaeritur postea de collatione quidditatis
ad illud cujus est, et primo cujus sit quidditas, et primo an quidditas
sit in simplicibus, an in compositis ? »
Comme l'indique la formule générale qui ouvre cette série,
Bacon se tient au point de vue d'Aristote, recherchant quels sont
les rapports entre la forme ou l'essence et la substance individuelle.
Et l'énoncé des dix autres questions est dans le même sens 2.
Mais Bacon écrit en exposant la solution de la deuxième question :
« Solutio : Quidditas uno modo significat essentiam absolute sive
sit sub esse completo sive subincompleto, et principium materiale suf-
ficienter dat essentiam. Sed loquendum est dupliciter de materiali
principio : aut quod est tantum substantia materiae, et istud non
sufficit ; aut de principio materiali quod aggregat cum substantia
materiae primae potentiam activam, ex qua res educitur per actio-
nem agentis, et sic sufficienter dat essentiam sub esse tamen
incompleto, et importat totam quidditatem rei et essentiam, et sic
tota quidditas significatur per genus, et ideo praedicatur in quid.
Alio modo significat quidditas essentiam sub esse completo essen
1. Le système du monde, t. V, pp. 390-392.
2. Voici la liste de ces questions déjà donnée par Duhem, (op. cit., p. 389) : Quae
ritur de quidditate in compositis, et primo an debeat exprimi per principium mate
riale, et utrum illud faciat totam quidditatem ? — Quaeritur postea an quidditas
sit materia tantum vel forma tantum, vel aggregatum ex materia et forma ? -—
Quaeritur, si non sit aggregatum, an sit materia tantum vel forma tantum ? —
Quaeritur ergo, si quidditas sit forma, utrum sit forma quae est altera pars compo-
siti vel consequens compositum ? — Quaeritur, cum sit compositum materiale
aut genus generalissimum aut species aut individuum, cujus est quidditas ? —
Quaeritur quid sit quidditas substantiae demonstratae ; an species sit quidditas
individuorum ? — Quaeritur de collatione quidditatis ad id cujus est quidditas, et
quaeritur utrum quidditas possit esse aliud ab eo cujus est vel non ? — Quaeritur
utrum in omnibus sit quidditas alia ab eo cujus est quidditas, scilicet in substantiis
et accidentibus ? — Quaeritur utrum in accidentibus sit quidditas eadem cum eo
cujus est quidditas ? — Quaeritur utrum essentia in accidentibus sit prior ipso
esse, vel utrum esse sit prius ?
170 LA DISTINCTION RÉELLE ENTRE L'ESSENCE ET L'ÊTRE

tiae, et sic quidditas exprimitur per diffinitionem, et sic non suffi-


cit genus vel principium materiale, quia genus dicit essentiam, dif-
ferentia dicit esse, et ideo dicit quidditatem et praedicatur in quale,
non in quid, sed illud quale est substantiale, non accidentale. — Ad
objectum dico quod ex additione intenditur quidditas quia per
genus importatur quidditas et essentia, per differentiam esse com-
pletum essentiae. Ad aliud patet quia verum est secundum quod
quidditas significat essentiam sub quolibet esse, sive completo sive
incompleto et ideo non objicit ».
De plus dans la discussion qui précède cette solution, Bacon fait
intervenir la raison suivante : « In productis per naturam productio
fit per materiam, et in illa materia est potentia activa quae fit
forma per agentem universalem et differt solum ab illa forma quae
fit actu secundum esse, et est eadem secundum essentiam. Unde
nihil additur de essentia sed de esse, sicut patet in semine quod
vadit de esse incompleto ad completum. Sed quidditas et essentia
idem. Ergo in naturalibus principium materiale facit totam quid
ditatem et essentiam ».
11 est clair que si dans ses passages l'on croit devoir traduire esse
par existence, comme fait Duhem, l'on admettra que Bacon dis
tinguait, d'une manière assez originale d'ailleurs, l'existence de
l'essence. Mais l'on devra, en conséquence, avouer aussi avec Duhem
que dans les questions qui complètent l'étude de l'essence « Bacon
paraît totalement oublieux de cette théorie » 1.
Une analyse plus attentive met hors de doute, croyons-nous,
que tout le long de sa discussion Bacon entend signifier par esse
l'être même de l'essence. De même que l'esse incompletum donné
par la matière ou le genre, l'esse completum assuré par la différence
venant parfaire le genre, désigne l'essence ou quiddité, mais d'une
manière plus parfaite. Bacon le dit bien clairement : « Alio modo
significat quidditas essentiam sub esse completo essentiae... ex addi
tione intenditur quidditas quia per genus importatur quidditas et
essentia, per differentiam esse completum essentiae... quidditas signi
ficat essentiam sub quolibet esse, sive completo sive incompleto. »
Quant à la raison signalée au cours de, la discussion elle n'est admise
évidemment par Bacon que dans le sens précisé par la solution et
les réponses aux objections.
La suite des questions étudiées par Bacon le confirme, 2. L'on
1. Op. cit., p. 393.
2. Il ne pourrait y avoir d'hésitation qu'au sujet de la dernière question, qui con
clut à la priorité de l'esse de l'accident sur son essence : f. 1ooT b « ergo esse acciden
tés praecedit ejus essentiam. » Mais le sens où B. l'entend est suffisamment éclairé
l'école franciscaine 171

n'y peut relever comme conception vraiment originale, et étran


gère à la pensée d'Aristote, que la manière de concevoir l'union de
l'universel et du singulier dans la substance individuelle, et la
théorie de la matière et de la forme. Nous n'avons pas à nous y
arrêter 1.
par l'explication : « quia accidens unde accidens est habet dependentiam ad subs-
tantiam. » Uesse est ici l'essence de l'accident comme tel, par opposition à sa déter
mination spécifique.
1. Voir sur ces théories Duhem, op. cit., t. V, pp. 375-388 ot pp. 393-399.
CHAPITRE VIII

ALBERT LE GRAND

La pensée d'Albert le Grand sur la composition de l'être crée a


beaucoup varié. Tandis que chez un Guillaume d'Auvergne les in
fluences de Boèce et d'Avicenne convergent immédiatement et se
mêlent, nous voyons venir en suivant toute l'œuvre d'Albert cha
cun des courants qui tour à tour la pénètrent et l'enrichissent, et
nous assistons aux remous qu'ils provoquent dans leur effort pour
se fondre.
Le point de départ d'Albert est l'« autorité » de Boèce alléguée
pour établir l'existence d'une matière spirituelle : « omne quod est
citra primum est hoc et hoc ». Albert, nous l'avons déjà constaté
à propos du principe de l'individualité, n'a jamais admis qu'il y
eût une matière dans les anges. Dès la Summa de Creaturis il signale
cette opinion sur un ton modéré qu'il ne gardera pas toujours, et il
prend position contre elle 1. Quelle est donc la composition de
l'ange et de l'âme 2, s'il n'y a pas en eux matière et forme ?
Albert répond, comme le faisait Guillaume d'Auvergne, par cet
autre texte de Boèce, exprimant les parties composantes de l'être
créé au moyen des termes « id quod est » et « id quo est » ou« esse ».
Mais quel est pour Albert le sens de ces termes ? Il s'en explique
très clairement. « Quod est » c'est le sujet concret du composé, ce
en quoi la forme du composé a l'être et la substance, autrement dit
le suppôt 3. « Quo est » ou « esse » désigne la forme — non pas la
forme qui détermine la matière et qui est une partie du composé —
mais la forme du composé, c'est-à-dire celle qui peut être attribuée
au sujet ; l'homme par ex., et non pas l'âme raisonnable *, non
1. Summa de Creaturis, I. Tr. I, Q. II, a. 5 (t. 34, p. 533 b) ; Tr. IV, Q. XX,
ad 1m (p. 459 a).
2. Ibid., II, Q. VII, a. 3 (t. 35, p. 102 a b).
3. Ibid., I, Tr. I, Q. II, a. 2 (t. 34, p, 325 a) ; Tr. IV, Q. XXI, a. 1 (p. 463 b)
« Id autem quod est intelligo esse id quod substat formae, et praecipue illud ratione
cujus subsistit. Hoc autem est in quo forma compositi habet esse secundum natu-
ram » ; ib., ad ym (p. 464 b) ; ad 2m obj., (p. 465 a b).
4. Ibid., Tr. I, Q. II, a. 5 (p. 334 a) : « quo est est forma totius » ; Tr. IV, Q. XX,
a. 1, ad id quod obj. de Gregorio (p. 460 ab) : « Dico autem forma totius formata
ALBERT LE GRAND 173

pas encore une forme ou essence abstraite, comme l'humanité,


mais cette forme concrète qui existe en fait dans le suppôt, et qui
permet _, de dire : Socrate est homme 1.
Dans les substances matérielles la forme du tout, ou forme du
composé, est distincte de la forme proprement dite, corrélative
de la matière. Mais dans les substances spirituelles il n'y a qu'une
seule forme, qui vient comme la forme du composé déterminer le
suppôt dans lequel elle existe et lui est attribuée. Elle le détermine
non pas à la manière d'un accident mais en ce sens que le sujet ne
peut pas sans elle être en acte. Suppôt et forme constituent un seul
et même être et ils ne peuvent se séparer ; ils sont cependant parties
composantes de l'ange ou de l'âme 2.
Albert interprète donc Boèce à peu près exactement ; esse signifie
bien la forme et non pas l'existence ; mais Albert modifie le sens
de l'axiome de Boèce en distinguant « forme de matière » et « forme du
tout », et il parvient, grâce à cette distinction, à opposer sujet et
forme dans la substance spirituelle.
En ouvrant le Commentaire du Ier livre des Sentences aux articles
de la IIe Distinction qui traitent de la simplicité de Dieu, l'on est
assez surpris de voir qu'Albert n'a pas recours, pour expliquer la
composition des créatures, aux deux principes : id quod est et id
quo est. Il préfère signaler en première ligne le rapport de l'être
créé au Créateur, rapport réel, dit-il, qui ajoute quelque chose à
l'être ; puis, en second lieu, les formes et les déterminations diverses
des choses 3. Mêmes considérations à la Dist. VIIIe *. Albert est ici
illam quae est praedicabilis de toto composite, sicut homo est forma Socratis ; et
dico formam partis formam materiae quae est anima » ; Q. XXI, a. 1 (p. 463 b) :
« Similiter esse voco formam compositi quod praedicatur de ipso composite, sicut
homo est esse Socratis, et Angelus est esse Raphaelis ; et in hoc differt a forma mate
riae quae non praedicatur de toto composite, nec est forma totius, sed partis, scilicet
materiae. »
1. Ibid., Tr. IV, Q. XXI, a. 1 (p. 464 a) : « Nec intelligo quod forma totius sit
idem cum universale cum habeat esse in composite : sed ipsa est illa qua aliquid
est esse, ut dicit Philosophus, et ab illa per intentionem abstrahitur universale. »
2. Ibid. Tr. I, Q. II, a. 5 (p. 334 a) ; Tr. IV, Q. XXI, a. 1 (p. 463 b) ; ad 2"
obj. (p. 465 b).
3. In I Sent., Dist. II, a. 13 (t. 25, p. 68 b) : « Sumatur ipsum ens creatum in
absoluto entis intellectu, de quo dicit Philosophus : Prima rerum creatarum est esse
et non est ante ipsum creatum aliud (cf. De Causis). Istud ens verum est quod non
habet aliquid in se praeter ens : tamen quia creatum est, de necessitate ponit habi-
tudinem ad creantem, et haec habitudo aliquid est in ipso, licet sit respectu alterius ;
unde haec habitudo cum ente creato facit concretionem et compositionem, et sic
non est ei proprium simpliciter esse... Praeterea, in ente creato sumitur adhuc
componibilitas cum alio et determinabilitas per formas et differentias generalissi-
mas et aliarum partium entis. »
4. Ibid., Dist. VIII, a. 15 (p. 242 b) ; a. 24, ad 1" et ad 3"1 (p. 253 a b).
174 LA DISTINCTION RÉELLE ENTRE L'ESSENCE ET L'ÊTRE

sous l'influence des premières propositions du De Causis, attribué


alors par lui à Aristote. La portée générale de la distinction en
quod est et quo est lui échappe encore.
Il la maintient cependant chaque fois qu'il est question de l'ange
ou de l'âme, et avec les mêmes précisions que nous avons déjà ren
contrées : quod est, c'est le suppôt ou hypostase qui donne à la forme
d'être subsistante et individuelle 1 ; quo est ou mieux esse (car la
première expression, remarque justement Albert, est employée par
les Docteurs, et la seconde par Boèce 2), c'est la nature, l'essence en
acte dans le sujet et non pas l'essence abstraite, la forme du tout
et non la forme de la matière s.
Cependant à la Distinction VIIIe une référence à Avicenne * nous
avertit que le point de vue d'Albert va bientôt s'élargir. Et en effet
la Distinction XLIIe introduit l'idée du possible en termes qui
paraissent contenir une allusion à Guillaume d'Auvergne 5. L'allu
sion à Avicenne et à Guillaume se précise nettement au commence
ment du Commentaire au IIe livre des Sentences : « Exception faite,
y lisons-nous • pour les êtres qui commencent d'être par voie de
génération et supposent la matière, il est faux de dire que rien ne
commence d'être qui ne soit d'abord à l'état de possible. Appb'quée
1. Ibid., Dist. II, a. 20 (p. 79 a b) ; Dist. III, a. 33 (p. 138 b), ad 3m (p. 139 a);
Dist. IV, a. 9 (p. 171 a) ; Dist. VIII, a. 3 (p. 224 b), a. 5 (p. 227 b), a. 25 (p. 257 b) ;
Dist. XLVT, a. 12 (t. 26, p. 444 a).
2. Ibid., Dist. III, a. 33 (t. 25, p. 138 b).
3. Voir les références de la note 1, et : Dist. XXIII, a. 4 (p. 592 a).
4. Ibid., Dist. VIII, a. 22 (t. 25, p. 251 b, 252 a) :« Ad hoc autem quod objicitur
quod omne quod est ab alio habeat esse, et ab alio quod hoc est, dicendum quod illa
propositio est Boetii et Avicennae in V primae philosophiae, etc.. »
5. Ibid., Dist. XLII, a. 9 (t. 26, p. 372 b) : « Meo judicio dicendum quod possi-
bile semper ponitur circa aliquid, et secundum formam et materiam illius circa
quod ponitur judicandum est de ipso, non enim res eodem modo in potentia sunt...
Quaedam autem nominant possibile materiae cum dispositione contrariante ad id
quod dicitur posse fieri, sicut cum dicitur : caecus potest videre, et virgo potest
parere. Unde videtur mihi quod taies non sunt possibiles dicendae ante actum,
quia simul datureis potentia et actus. Quaedam autem ordinantur secundum poten-
tiam fiendi tantum sub potentia divina, sicut mundum possibile est fieri, et Angelum
possibile est fieri, et omne creatum possibile ; et in his non supponitur possibilités
nisi obedientiae voluntati creatoris non cum aliquo disponente in contrarium ; et
ideo conceduntur illae possibiles potentiae efficientis tantum, licet minus proprie
potentia efficientis dicitur possibilitas. . . » Comp. Gu1llaume d'Auvergne, DeTri-
nilate, c. 8 ; cf. supra, p. 162 ss.
6. In II Sent., Dist. I, a. 10 (t. 37, p. 29 a) : « ...dicendum est quod haec est falsa :
nihil incipit esse nisi quod ante est in possibilitate. Sed vera est in his quae incipiunt
esse per generationem supposita materia. De creatis autem quae incipiunt per volun-
tatem et electionem creantis falsa est ; nisi intelligatur possibilitas potentiae creantis;
sed hoc est improprie, quia nihil proprie secundum philosophos est in potentia
secundum causam efficientem sed secundum materiam ordinatam aliquo modo ad
formam illam ad quam esse dicitur in potentia. »
ALBERT LE GRAND 175

aux créatures qui commencent d'être par la volonté et le libre choix


du Créateur cette proposition est fausse, à moins que l'on entende
par possibilité la puissance du Créateur, mais c'est là une acception
impropre ». Albert n'accepte donc pas la solution proposée par
Guillaume l. Mais à la distinction suivante ilÉconsent à établir l'équi
valence entre la composition de possible et de nécessaire, enseignée
par les « Philosophes » et la composition de quod est et de quo est ou
esse 2. Le possible, dans les substances spirituelles, c'est le quod
est ; possible qui n'est jamais en puissance, et qui mérite ce nom
parce qu'il dépend dans son être de la cause première, parce qu'il
divise aussi et particularise le quo est, de soi commun et communi-
cable comme l'est toute forme.
Un peu plus loin, 3 Albert rappelle que, d'après Aristote, dans les
êtres éternels il ne peut y avoir, au sens propre, de puissance, sinon
peut-être en vue de l'action, car en eux pouvoir et être s'identifient.
Et il s'autorise de ce texte pour refuser une fois de plus d'admettre
une matière angélique. Au même moment il acceptait du traducteur
d'Avicenne le terme « fundamentum » pour désigner le principe de
cette propriété commune à toutes les substances, spirituelles ou maté
rielles, de soutenir dans l'être la forme *. Le plus surprenant est

1. Le texte cité p. 174, note 5, est dans le même sens.


2. Ibid., Dist. II, a. 2 (p. 48 a) : « Dicendum quod sicut vult Boetius spirïtualium
et corporalium non est materia una, ut supra diximus. Quia etiam secundum philo
sophes spiritualia aut intelligentiae quas nos vocamus angelos habent quidem com-
positionem possibilis et necessarii, quas partes nostri doctores vocant quod est et
quo est, et Boetius videtur vocare quod est etesse. Quia illud possibile nunquam est
in potentia nec potest esse ; sed quia dependet ex alio, scilicet ex causa prima, ideo
in se dicitur esse possibile ; et quia particularizat et dividit ipsum quo est, quod de
se commune est sicut omnis forma. Unde incommunicabile faciunt in angelo com-
positionem, et hoc significatur cum dicitur angelus, et hic angelus. »
3. Ibid., Dist. III, a. 4 (p. 69 a).
4. Ibid., (p. 68 a) : « Mea opinio semper fuit quod angelus sit compositus ex par-
tibus essentialibus, sed non ex materia et forma, quia non dico materiam esse pri-
mum principium composilionis substantiae in genere, sed substantiae motae ; et
ideo ubi non est potentia ad motum non dico esse materiam nisi materia valde
large et improprie sumatur... Bene tamen dico quod si fundamentum vocetur,
quod tunc est ex materia et forma, quia Philosophus dicit in VII primae philoso-
phiae quod fundamentum non est quantum, neque quale, neque aliquid aliorum
praedicamentorum. . . Eodem modo cum quaeritur utrum sit una materia corporalium
et incorpora1! um creaturarum, dicendum quod non una ; quia licet fundamentum
primum in se sit unum, tamen materia non est una... et in hanc opinionem ego
bene concordo, et praecipue propter hoc quia videtur impossibile quod aliqua pro-
prietas sit in diversis quae non gratia alicujus substantiae communis sit in eis ;
proprietas autem multis et spiritualibus et corporalibus communis est substare et
sustinere formam ; ergo necesse est ponere substantiam communem quae sit in eis ;
et haec meo judicio non dicetur materia, sed fundamentum... » — (p. 69 a) : « Et ex
hoc iterum patet quod angelus cum sit hoc aliquid, sine dubio compositus est ex
176 LA DISTINCTION RÉELLE ENTRE L'ESSENCE ET L'ÊTRE

qu'Albert, pour justifier sa concession, indique un texte du VIIe


livre de la Métaphysique, où Aristote définit d'après lui, fundamen
tum : « non est quantum, neque quale, neque aliquid aliorum prae-
dicamentorum » 1, ce qui est, comme on sait, la définition même
de la matière première.
Nous ne trouvons donc pas encore mention dans le Commentaire
des Sentences de la distinction entre l'essence et l'existence.
II n'en devient que plus intéressant de remarquer que malgré
cela, dans le Commentaire du IIIe livre, Albert fut l'un des pre
miers à se poser la question de l'unité d'être dans le Christ et à la
résoudre par l'aflinnative 2. Comme le fera saint Thomas, il relie
cette solution à la deuxième opinion mentionnée par Pierre Lom
bard au sujet de l'union de la nature humaine à la Personne du
Verbe, opinion commune parmi les maîtres, dit Albert s ; et il jus
tifie sa conclusion par le rapport de l'être à l'hypostase : l'unité
de l'hypostase entraîne l'unité de l'être. Nous nous souviendrons
plus loin, à propos de saint Thomas, que tel est bien le fondement
premier de la thèse. Albert est si loin d'invoquer, pour la faire ad
mettre, une distinction entre l'essence et l'existence qu'il ne peut
se tenir d'admirer que l'union se réalise dans l'être et non dans les
natures : « et est mirabile ut unio fiat in esse et non essentiis ». *
A prendre les choses absolument, il n'y a donc qu'un seul être
du Christ. Cependant, ajoute Albert, en dehors de l'être proprement
dit qui est celui de l'hypostase, l'on peut considérer l'esse qui cons
titue telle nature, humaine ou divine, c'est-à-dire cette nature
même, son essence, et de plus l'esse que donne cette nature à l'hy
fundamento et esse quod fundatur in ipso. » — L'objection 8 (p. 66 b) parait bien
attribuer à Avicenne (à son traducteur évidemment) le terme fundamentum.
1. Cf. note précédente. —: La versio antiqua publiée dans les Œuvres de S. Thomas
(t. 24, p. 614 a) porte materia et non pas fundamentum. Même leçon dans les Œuvres
d'Averroès, f. 74T b.
2. In III Sent., Dist.VI, a. 4 et 5 (t. 28, p. 130 b ss.) — Albert semble insinuer
(»'&., p. 131b Ad aliud) que la question a déjà été discutée par d'autres : « Tamen qui
dam dicunt quod esse est un un1 et duo. » A en juger du moins par les imprimés (ce
qui assurément est loin de suffire) l'on se demandait seulement, avant Albert ou en
dehors de son école, si le Christ devait être dit un ou deux, sans faire mention spé
ciale de l'existence des deux natures. Voir par ex. : P1erre de Po1t1ers, Sent. IV,
c. 10 (PL, t. 211, col. 1172 B ss.) ; Gu1llaume d'Auxerre, In Sent. III, Tr. I, c. 1,
q. 3 (Paris 1500, f. noT b) ; Alexandre de Hales, S. Th. III, Q. VI, m. 2, a. 1
(Venise 1575, f. I9T b).
3. In III Sent. Dist. VI, a. 3 (p. 129 a) : « Doctores moderni quasi omnes sunt de
opinione secunda. »
4. Ibid., a. 4 (p. 131 a) : « Sic igitur secundum praedicta dico quod unum est esse
in Christo secundum comparationem ad hypostasim cujus est esse, licet hoc esse
sit duarum essentiarum quae distinctae manent, eo quod hoc esse istius est hoc esse
alterius : et est mirabile ut unio hat in esse, et non essentiis. »
ALBERT LE GRAND 177

postase du fait même de leur relation 1. En ces deux derniers sens


(où manifestement esse ne désigne plus l'existence) il y a un double
esse dans le Christ ; et encore, si l'on voulait être rigoureux, il faudrait
dire à propos de l'esse qui est l'effet de la nature dans l'hypostase,
que de ce point de vue le Christ possède « non pas deux êtres, mais
un seul être, double en ses constituants : non duo esse sed unum
duplex in constituente esse ».

* *

D'une manière générale, dans ses commentaires d'Aristote


Albert ne touche qu'incidemment au problème de la composition
de l'être créé, et selon le point de vue qui se présente : simple rappel
de Boèce dans le commentaire des Catégories 2, réminiscence d'Avi-
cenne et de Guillaume d'Auvergne au Ve livre des Métaphysiques 3,
point de vue et expressions d'Aristote au VIIIe livre, souvenir du
De Causis au XIe *.
Comme toujours cependant son intérêt se ranime lorsqu'il
touche à la composition des substances spirituelles. Soit dans quel
ques-uns des petits traités qui font suite au De anima, soit dans le
Commentaire des Métaphysiques, il accentue son opposition à
Avicebron qu'il sait alors être l'auteur du Fons vitae 8. Et il propose
en ce qui concerne l'intelligence, une solution nouvelle, l'une de celles
qu'il pouvait lire dans la traduction d'Avicenne '. Très certainement
1. Ibid., Ad aluni (p. 131 b) ; a. 5 sol. (p. 132 a).
2. De Praedicam, Tr. II, c. 1 (t. 1, p. 167 a).
3. Met., L. V, Tr. I, c. 6 (t. 6, p. 279 b).
4. Met., L. XI, Tr. II, c. 39 (t. 6, p. 674 b).
5. De intelleciu et intelligibili, L. I, Tr. I, c. 6 (t. 9, p. 486 b) ; Met. L. XI, Tr. II,
c. 8 (t. 6, p. 624 a). Avicebron est nommé dans ce dernier texte.
6. De intellectu et intelligibili, L. I, Tr. I, c. 6 (t. 9, p. 487 a). — De natura et ori
gine animae, Tr. I, c. 8 (t. 9, p. 395 a) : « Id autem quod solerter ex praedictis est
sciendum hoc praecipue est quod, cum anima in intelligibilibus super se reflectatur,
intelligens ea quae in ipsa sunt et seipsam, convincitur procul dubio esse composita.
Si enim non esset composita, oporteret quod totus intellectus esset activus qui pro-
greditur extra se faciendo intelligibilia non in ipso ; aut esset possibilis in quo
fierent tantum, et non esset faciens ea nec convertens se super ea facta, sicut lumen
convertitur super colores. Neutrum autem horum solum est in anima intellectuali,
sed utrumque simul ; et ideo habet compositionem ; et haec sola ratio est quare
peripate tici probant animam esse compositam. . . » (p. 395 b) : « Sed melius dicitur
intellectualis natura esse composita ex eo quod est de natura sua intellectuale et
ex eo quod est perfectio intellectus. Ex intellectu enim possibili, sicut jam ostensum
est, est natura intellectualis id quod est ; sed ex agente est perfectio i psi us secundum
esse intellectuale in actu... Talis igitur est animae compositio ; propter quod omnes
concorditer peripatetici negant in natura animae intelligentis esse materiam et
potentiam materialem. » — Met., L. XI, Tr. II, c. 7 (t. 6, p. 621 a) : c. 19 (p. 642 b).
178 LA DISTINCTION RÉELLE ENTRE L'ESSENCE ET L'ÊTRE

l'âme intelligente n'a pas en elle de matière. Elle est cependant


composée, et l'une de ses parties est une puissance passive. L'intelli
gence réfléchit en effet sur elle-même. Or la réflexion ne lui serait
pas possible si elle était simplement active ou totalement passive.
Elle doit être à la fois l'un et l'autre, passive selon sa nature propre,
en acte sous l'influence de l'agent qui lui donne sa perfection d'être
intellectuel. Et Albert semble insinuer par les expressions dont il
se sert que l'intellect possible correspond au sujet, id quod est, et
l'intellect en acte à la forme, id quo est.
Le De unitate intellectus marque un retour à Avicenne 1 ; et le pre
mier livre du traité De causis et processu universitatis laisse cette
influence se développer largement. Là pour la première fois chez
Albert, en ce problème du moins, nous rencontrons, opposé au terme
quod est signifiant l'essence, le terme esse au sens d'existence, et
nous assistons à un essai de fusion entre la pensée d' Avicenne et
celle de Boèce. En tout ce qui a l'existence par un autre, écrit
Albert 2, autre est le quod est, autre l'esse. Et en effet, que l'animal
soit animal, ou que l'homme soit homme, ils le sont bien certaine
ment d'eux-mêmes, puisqu'ils sont tels l'un et l'autre indépendam
ment de leur existence actuelle. Qu'ils existent en acte, ce n'est
plus le fait de leur propre nature, mais bien de l'être premier de qui
découle toute existence en acte. Car d'eux-mêmes ils n'existent
qu'en puissance. Ainsi, et en ce sens, l'être leur est accidentel.
Lorsqu'on s'interroge à leur sujet pour savoir s'ils existent, la
question n'a de réponse possible que par un appel à la cause de
l'être. Albert étend cette conclusion à tout être créé en général 8,
et, nommément, à l'intelligence * et à l'âme 5. Le quod est et l'esse
1. De unitate intellectus, c. 7, ad 21m, 23m, 25m, 30111 (t. 9, p. 470-473).
2. De causis et processu universitatis, L. I, Tr. I,c. 8 (t. 10, p. 377 a) : « Omne enim
quod ex alio est aliud habet esse et hoc quod est ; quod enim animal sit animal, vel
homo sit homo, quod est pro certo non habet ex alio ; hoc enim aequaliter est, hoc
existente et non existente secundum actum. Quod autem esse habeat in efiectu,
ex se non est sibi, sed potius ex primo esse ex quo fluit omne esse quod est in efiectu.
Hoc ergo quod est ab alio habet esse... et sic esse hoc modo accidit ei quia ab alio
sibi est ; et ideo in ipso quaeri potest an est, an non est, et quaestio determinabilis
est per causam ejus quod est esse. In primo autem propter hoc quod esse non habet
ab alio, esse per se est, et quaestio an est locum nullum habet. ...Patet ergo quod
omne quod est id quod est habet a seipso, esse autem suum in efiectu, si ex nullo
est, a seipso habere non potest. Si enim a seipso haberet, cum tamen sit ex nullo,
non esset in potentia ad esse ; homo enim in potentia est hoc quod est, etc.. Et hoc
est quod dicit Boetius in libro De hebdomadibus etc.. Cf. etiam c. 10 (p. 380 b,
383 b).
3. Ibid., c. 10 (p. 383 b) ; L. II, Tr. I, c. 15 (p. 459 a).
4. Ibid., Tr. IV, c. 5 (p. 419 b) ; L. II, Tr. I, c. 3 (p. 438 a).
5. Ibid., L. II, Tr. I, c. 15 (p. 459 a).
ALBERT LE GRAND 179

ne sont un que dans l'être nécessaire. Et c'est bien là, ajoute-t-il,


ce que veut dire Boèce.
Pourtant ne nous flattons pas de tenir la pensée définitive d'Al
bert. Dans ce même traité le IIe livre, qui est un commentaire du
De causis, nous apporte au sujet de la composition de l'être créé
de nouvelles distinctions, celles-mêmes, cela va sans dire, qu'Albert
pouvait lire, ou croyait lire, dans cet écrit néo-platonicien, attri
bué par lui, à ce moment, à Ibn David (Jean d'Espagne) 1 : la dis
tinction du fini et de l'infini, celle de l'hyleachim et de la forme.
Albert considère la composition de fini et d'infini comme un
aspect de ces relations diverses qui affectent l'être créé et dont il
parlait en commentant le Ier livre des Sentences 2. L'esse, en ques
tion ici, est appelé encore, mais secondairement, ens ou entitas3. C'est
l'existence; ou mieux c'est le concept le plus universel de l'être, en
tendu en ce sens réaliste, fréquent sous la plume d'Albert, qui permet
d'affirmer qu'il est créé le premier, avant toute autre forme, et même
que lui seul est créé puisque tout le reste le suppose avant de pou
voir être produit *. Les relations de l'être sont avec le néant d'une
part, puis avec la puissance du Créateur 5. Relations de raison, plus
que de nature, elles ne forment pas dans l'être composition d'essence
et cependant elles ont en lui leur fondement, elles le concrétisent et
diminuent en quelque manière sa simplicité ; elles l'opposent ainsi
à l'Être premier infiniment simple •. Or à l'égard de son principe
l'être est fini et déterminé ; par comparaison avec tout ce qui vient
après lui, il est d'une virtualité infinie ; il est infini encore si on le
prend en soi-même, car c'est selon soi-même qu'il est toutes choses
en puissance 7.
Affirmée de l'esse ainsi compris, la composition de fini et d'in
fini ne pouvait guère être assimilée par Albert à la composition de
quod est et d'esse. Il n'en allait pas de même de la composition
en hyleachim et en forme. Nous avons eu l'occasion de signaler,
en parlant du De Causis 8, par quel malentendu ce mot barbare,
transcrit plus ou moins habilement de Uarabe, parut aux Latins un
dérivé du grec vKq. Albert le Grand écrit donc : « Ut autem dicit
Aristoteles et Boetius, in incorporalibus hyle non est ; est tamen ibi
1. Ibid., L. II, Tr. I, c. 1 (p. 433 b, 435 b).
2. Cf. supra, p. 173.
3. Ibid., L. II, Tr. I, c. 17 (p. 462 a).
4 et 5. Ibid.
6. Ibid., c. 18 (p. 463 b).
7. Ibid., c. 19 (p. 465 b), c. 23 (p. 472 a).
8. Cf. supra, p. 148.
" De enta et essentia ". U
180 LA DISTINCTION RÉELLE ENTRE L'ESSENCE ET L'ÊTRE

suppositum quod in sustinendo naturam communem hyle habet


proprietatem ; propter hoc a quibusdam philosophis hyleachim
vocatur quod denominatum est ab hyle »1. Ce mot signifiera en con
séquence le sujet, id quod est ; et l'on dira que l'intelligence, l'âme
et toutes choses sont composées d'hyleachim et de forme, c'est-à-
dire de quod est et d'esse 2. Albert revient par ce détour à sa première
interprétation de Boèce, sans abandonner pour autant Avicenne 3.
Sans doute serait-ce l'occasion de rappeler la déclaration qui
termine ce traité De causis et processu universitatis, et qui paraît
bien s'étendre, dans l'intention d'Albert, à toute son activité de
commentateur : « Eligat ergo unusquisque quod sibi placuerit :
ea enim quae dicta sunt non assertionibus nostris inducta, sed assi-
duis postulationibus sociorum ut Aristotelem explanemus, potius
extorta quam impetrata *. »

* *

C'est aussi à la prière de ses compagnons qu'Albert entreprit la


Somme de théologie 5. Mais du moins pouvons-nous espérer trouver
dans ce dernier ouvrage l'exposé de sa pensée personnelle et défi
nitive. Comme nous allons le voir, il y a repris entièrement, et très
en détail, le problème de la composition de l'être créé. Nous ne
pourrons dire cependant, après l'avoir étudié, qu'il ait réussi à uni
fier sa doctrine et qu'il ne laisse plus à ses disciples l'embarras de
choisir entre les solutions diverses qu'il expose. Une équivoque
au moins persistera dans l'emploi des deux termes : id quod est et
esse.
Dans la première partie de la Somme, les passages qui traitent le
plus à fond du problème donnent très nettement à esse le sens
d'existence, accusant l'influence prépondérante d'Avicenne et du
De causis.
Albert approuve 6 l'argumentation d'Avicenne établissant que
l'esse ne dépend pas de l'essence mais lui advient accidentellement
par la création 7. De plus il prend soin d'expliquer comment cette
1. De causis et proc. wniv. L. II, Tï. II, c. 18 (p. 505 b).
2. Ibid. (p. 505 a b), et c. 19 (p. 507 b).
3. Ibid., L. II, Tr. I, c. 3 (p. 438 a) ; c. 14 (p. 456 b) ; Tr. II, c. 2 (p. 481 a)
c. 7 (p. 489 b) ; Tr. IV, c. 5 (p. 577 a).
4. Ibid., L. II, Tr. V, c. 24 (p. 619 b).
5. Summa theologiae, P. II, Tr. I, in principio (t. 31, p. 7).
6. Ibid., Tr. IV, Q. XIX, m. 3, sol. (p. 130).
7. Ibid. (p. 129 a).
M.BERT LE GRAND 181

attribution peut être dite accidentelle 1 : beaucoup de choses sont


accidentelles qui, par nature, ne sont pas des accidents ; il est acci
dentel à l'animal d'être homme, à ce qui est blanc d'être en bois,
sans que l'homme ni le bois soient pour autant des accidents. De
cette manière l'esse est accidentel aux choses qui existent par
création: car il ne leur convient pas selon ce qu'elles sont,mais selon
leur dépendance à l'égard d'un autre. « Lorsque l'on dit 2 : la subs
tance est chose qui existe, cette attribution n'est pas essentielle,
car l'esse n'est pas attribué à la substance comme genre, différence,
puissance ou acte ; il lui est attribué comme premier créé participé
par un autre ». Premier créé, cette expression est empruntée au
Me Causis et confirmerait, s'il en était besoin, qu'il s'agit bien ici
d'esse au sens d'exister.
Mais dans la deuxième partie de la Somme, les textes les plus
précis et les plus développés prennent très certainement esse ou
quo est au sens de principe formel et considèrent id quod est exclusi
vement comme sujet et principe premier de toute réceptivité.
Se proposant d'énumérer méthodiquement les sens multiples de
quod est et de quo est,3 Albert ne trouve guère à chacun de ces termes
que deux sens distincts, au nombre desquels ne figure pas, pour
quod est, essence, ni pour quo est existence.
Quod est * signifie en premier lieu et principalement : « ce qui est
1. Ibid., ad 1m (p. 130 a) ; « ...multa sunt per accidens quae non sunt accidentia
secundum sui naturam, sicut animali accidit quod si t homo, nec tamen est accidens
vel animal vel homo ; et albo accidit quod sit homo vel lignum, nec tamen accidens
est homo vel lignum ; hoc enim modo accidit quod secundum ipsum non convenit.
Et hoc modo esse accidit his quae sunt et creata sunt, quia secundum id quod
sunt non convenit eis, sed secundum hoc quod dependet ad alterum ; secundum
enim id quod sunt, ut di et un1 est, et nihil sunt et ex nihilo sunt, quae ipsius esse non
possunt esse principia. Et ex hoc sequitur quod si de Deo quaeratur an est ? quaestio
per causam terminari non potest, quia nihil habet ante se. Si autem de creato quae
ratur an est i quaestio terminabilis est quia habet ante se id quod est causa esse. »
2. Ibid., ad 2m... « cum dicitur homo est animal, praedicatio est per se et in quid ;
similiter cum dicitur animal est substantia. Cum autem dicitur substantia est ens,
praedicatio nec est per se, nec in quid, ut dicunt Avicenna et Algazel. Esse enim
non praedicatur de substantia ut genus vel difierentia nec ut potentia ejus, nec ut
actus, sed praedicatur ut creatum primum ab alio participatum. Et ex hoc sequitur
de necessitate quod esse accidit omni ei quod est et quod creatum est, et quod
nec genus, nec diflerentia, nec potentia, nec actus est de quo praedicatur. »
3. Ibid. P. II, Tr. I, Q. III, m. 3, a. z (t. 32, p. 36 a) : « Ad illud quod ulterius
quaeritur, utrum omnis creatura composita sit ex quod et quo est ? respondendum
est quod quod est et quo est multipliciter dicuntur. »
4. Ibid. : u Dicitur enim quod est id quod est primum subjectum in unoquoque
quod est ; hoc enim est primum quid sive aliquid 1n ipso, et hoc est primum forma-
b1le in esse generis, speciei et individui in unoquoque genere per differencias com
munes vel proprias vel magis proprias... et hoc est primum quod praedicatur in
quid de omnibus quae sunt in genere illo, et ratione cujus omnia quae sunt in genère
182 LA DISTINCTION RÉELLE ENTRE L'ESSENCE ET L'ÊTRE

le premier sujet en chaque chose qui est » ; le tout premier élément


substantiel déterminable soit par le genre, soit par l'espèce, soit par
l'individu, et en n'importe quel ordre de réalités ; le premier qui
puisse être attribué essentiellement in quid, et à raison duquel tous
les attributs d'un même genre peuvent convenir de cette même
manière.En ce sens on peut l'appeler matériel, car il ressemble à la
matière, bien qu'il ne soit pas matière ; et il n'est pas matière parce
que la détermination qu'il reçoit n'est pas principe immédiat de
l'esse 1. — Quod est désigne aussi tout être naturel concret, distinct
des autres ; mais c'est uniquement au premier sens qu'il entre
en composition avec le quo est 2.
Quo est 3 peut être pris lui-même en un sens causal : ainsi tout
existe par Dieu ; de ce point de vue il ne s'unit au quod est, pour
former une chose, que de l'extérieur et en agissant sur lui. Ce sens
en appelle un autre, qui intéresse plus directement la composition
interne de l'être. Cependant, soit lacune de nos éditions, soit négli
gence de l'auteur, ce deuxième sens n'est pas énoncé. A prendre
le texte à la lettre il faudrait entendre du premier sens — qui serait
unique — toutes les explications qui suivent. Mais cette rigueur
conduirait, il me semble, à un contre-sens *. Albert admet en fait
que quo est signifie aussi, et même principalement, le principe
interne qui détermine le quod est, pour en faire soit un genre distinct,
soit une espèce, soit un individu 5. C'est par exemple ce qui déter
mine le sujet du point à être point, le sujet de l'unité à être unité ••
Le quo est est donc un principe formel bien qu'il ne soit pas une
forme, au sens précis où forme est corrélatif de matière 7.
illo praedicata in quid habent ab isto quod in quid praedicantur... Et hoc modo
formabile est quod est, et formans ipsum est quo est. »
1. Ibid. (p. 37 a) : « ...non est susceptio materiae quia ex suscepto non determi-
natur aliquid ad esse sjmpliciter sicut materia determinatur et perficiturper for
mant ad esse simplicité!. » — Albert reprend aussi le terme fundamentum (cf. supra
p. 175) et l'attribue de nouveau à Aristote, ibid. (p. 32 b), obj. 2 et Tr. I, Q. IV,
m. 1, a. 1, part. 2, ad 31» (p. 65 b).
2. Ibid. (p. 36 b).
3. Ibid. : « Similiter quo est dicitur multipliciter. Dicitur enim quo est aliquid
efficienter sicut dicimus quod omnia sunt Deo vel a Deo... Omnia autem...creata
hoc modo sunt ex quod est et quo est, sed quod est habent intra se, quo est autem
extra se, causa enim efficiens extra efiectum est. »
4. Étant donné : l'annonce de plusieurs sens (supra, note 3) ; le texte de la solution
qui précède (p. 33 a) et l'ad 1m (p. 33 b)où sont distinguées les causes de la compo
sition extra et intra ; la réponse à la 3e question (p. 38 b) où quo est est appelé prin
cipe formel.
5. Ibid. (p. 37 a) « quo est autem similitudinem habet cum forma, quamvis nec
quod est sit materia generaliter, nec quo est forma generaliter. 1
6. Ibid., ad 2» (p. 38 a).
7. Ibid. (p. 38 b).
ALBERT LE QUAND 183

Cette composition de quod est et de quo est est la plus générale qui
soit, et antérieure à la composition matière et forme 1 ; et c'est pour
quoi elle se retrouve dans les substances spirituelles 2. Bien plus,
la matière elle-même est composée de quod et de quo, et de même
encore la forme ; car ni la matière ni la forme ne possèdent d'elles-
mêmes ce qui fait l'une matière et l'autre forme 3. Et même en Dieu
l'on distingue vraiment le Dieu qui est et la déité par laquelle il
est Dieu, encore que ces principes ne soient pas en lui distincts
l'un de l'autre *. Il n'y a que VU quod lui-même et VU quo qui
échappent comme tels à cette composition, sous peine de régression
à l'infini 5. Ils n'ont de composition que celle qui est nécessairement
impliquée dans leur dépendance de créature à l'égard de Dieu •.
Albert le Grand s'explique aussi sur la modalité de cette compo
sition et c'est même par là qu'il commence l'article important que
nous venons de résumer. Il oppose composition de raison et compo
sition de nature T. Parmi les compositions de nature, c'est-à-dire
réelles •, il énumère : le composé dont les parties sont actuelles,
comme le nombre ou le tas ; le composé de matière et forme ; le
continu physique ou mathématique, etc.. La composition de rai
son est de deux sortes • : la première est celle où deux ou plusieurs
éléments s'unissent, selon un rapport de puissance à acte, pour
former une essence ou quiddité, comme il arrive dans la définition ;
la deuxième est précisément celle qui nous intéresse ; Albert la
décrit en ces termes : « Secundum genus compositionis est quando
duo vel plura ita conveniunt ad unum constituendum quod unum
illorum est sicut cujus est actus et esse, et alterum sicut quo effec
tive vel formaliter vel utroque modo est esse in illoret haec vocatur
compositio ex quo est et quod est ; quod enim est non est ex se in
actu essendi, sed dependet ad aliud a quo effective vel formaliter

1. Ibid. (p. 37 a).


2. Cf. Ibid., Tr. IV, Q. XIII, m. 1 (p. 160 a) ! Tr. XII, Q. LXXII, m. 2 (t. 33,
p. 36 b).
3. Ibid., Tr. I, Q. III, m. 3, a. 2 (t. 32, p. 37 a) : « Materia enim non idem habet
quod est et quo est, non enim a seipsa habet esse materiae. Similiter in forma
aliud est quod est et aliud quo est, quia non a seipsa habet esse formae. »
4. Ibid. (p. 37 b).
5. Ibid., ad 1™ (p. 38 a).
6. Ibid. (p. 35 b).
7. Ibid. (p. 29 a) : 1 Et ut intelligatur quod quaeritur, accipiantur modi compo
sitionis qui inveniuntur in rebus. Est enim compositio secundum rationem et com
positio secundum rem. u
8. Ibid. (p. 29 b) : « Est aliud genus compositionis in esse simpliciter, sive secun
dum rem. »
9. Ibid. (p. 29 a).
184 LA DISTINCTION RÉELLE ENTRE L'ESSENCE ET L'ÊTRE

vel utroque modo accipit esse ». La description s'achève par des


citations de Boèce et d'Avicenne. L'on conviendra, sans doute,
qu'elle est loin d'avoir toute la clarté désirable. Comment Albert
peut-il considérer comme un même mode de composition rationnelle
le rapport du sujet avec le principe efficient de son être, et son
rapport avec le principe formel ? Et entend-il efficience de l'effi
cience qui produit l'existence, ou de celle qui donne au sujet d'être
tel ?
Comme nous l'avons vu, les analyses qui suivent cette première
explication considèrent id quod est comme le premier sujet réceptif
ou matériel, et id quo est comme le principe formel correspondant.
Mais à vrai dire, de ce point de vue, quelques passages s'interprètent
mal : ceux, comme toujours, qui s'inspirent plus étroitement
d'Avicenne 1 ; et de même, dans la première partie de la Somme,
plusieurs textes peuvent ou doivent s'entendre au sens qui devient
prépondérant dans la deuxième 2. Faut-il admettre que la deuxième
partie de la Somme de théologie expose la doctrine à laquelle Albert
le Grand s'est arrêté, et qui, sauf quelques précisions intéressantes,
est un retour à la Summa de creaturis ? Devons-nous essayer d'uni
fier les deux parties de la Somme et dire que le dernier sens reconnu
à la composition en quod est et quo est est une généralisation, dont
la composition d'essence et d'existence peut être considérée comme
un cas particulier, l'essence étant principe de réception, l'existence
principe formel ? Ou bien Albert prend-il une conscience nette qu'il
s'agit là de deux points de vue complémentaires ? Aucune de ces
interprétations ne s'impose. Il semble plus conforme à la vérité
historique de laisser à la pensée d'Albert le Grand l'indétermination
que nous avons constatée ; en nous rappelant toutefois que, à pro
pos du principe de l'individualité, nous avons vu aussi Albert
revenir à ses premières idées et insister sur la fonction du premier
sujet, id quod est. Albert le Grand semble avoir été de ces esprits
vastes, ouverts à toutes les influences, d'une mémoire tenace,
incapables d'oublier ou d'abandonner une idée, et qui se trouvent
empêchés par leur étendue même, et leur fidélité, d'unifier leur
pensée.
1. Cf. ibid. (p. 33 b) : « Et ad id quod objicitur etc.. ; (p. 34 b) ad obj. 2 ; (p. 35 b)
ad obj. 2.
2. Ibid. P. I, Tr: IV, Q. incidens, ad 5"» (t. 31, p. 141 b) ; Q. XX, m. 3,ad 1™
(p. 144 a) ; m. 4, ad 3"» (p. 147 a).
CHAPITRE IX

SAINT THOMAS D'AQUIN

La pensée de saint Thomas sur la distinction entre l'essence et


l'être dans les créatures est clairement et définitivement exprimée
dans ses premiers ouvrages. Elle n'a jamais varié. Sa fermeté, sa
précision, son estime très sûre de l'importance du problème s'affir
ment dès le début. De ces qualités l'on prend une impression très
vive après avoir étudié les essais d'Albert le Grand.
Si la date relative que nous avons cru pouvoir assigner au De
ente et essentia est exacte 1, saint Thomas n'a pas attendu l'occasion
qui lui fut offerte par ses « compagnons » d'écrire cet opuscule,
pour prendre position dans ce problème. La IIe Distinction du
Commentaire au Ier livre des Sentences affirme déjà l'identité en
Dieu de la quidditas et de l'esse, et leur distinction en tout être
créé 2. Saint Thomas n'attend pas non plus le De ente pour fixer son
vocabulaire. Il le fait à la Distinction VIIIe 3. Nous commencerons
par cette indispensable précision l'exposé de la doctrine du maître,
sans nous astreindre à l'ordre chronologique, ici, sauf quelques
réserves, sans raison d'être.
« Quod est exprime le sujet même qui a l'être » * ; c'est-à-dire dans
les êtres matériels, non pas la matière qui n'a pas l'être, mais le
composé de matière et de forme car ce composé seul existe ; et dans
les êtres spirituels, la forme. En d'autres termes quod est désigne
l'essence en tant qu'elle est sujet de l'existence. Mais l'essence n'est
vraiment elle-même le sujet de l'existence que dans les êtres spi
rituels, où elle est pure forme * ; dans les êtres matériels le sujet,
ou suppôt, se distingue de l'essence. Aussi saint Thomas n'emploie-
t-il habituellement le terme quod est que pour désigner l'essence
des êtres spirituels, par opposition à leur esse.
1. Cf. Introduction, p. xxv1.
2. In I Sent., Dist. II, Q. I, a. 1 (t. 7, p. 33 b) ; a. 4, ad 1"1 (p. 40 b).
3. In I Sent., Dist. VIII, Q. V, a. 2 (p. 121 b).
4. Ibid. — Voir aussi : De ente et essentia, supra p. 36, 2 ; In Boet. De Trinit.,
Q. V, a. 4 ad 4m (t. 28, p. 539 a) ; C. G. II, c. 54 ; Quodl. IX, Q. IV, a. 6 ; De spir.
creat., a. 1 ad 8m.
5. Nous verrons plus loin (p. 192) que s. Th. dut finalement admettre dans les
anges une certaine distinction entre sujet et essence.
186 LA DISTINCTION RÉELLE ENTRE L'ESSENCE ET L'ÊTRE

Quo est, dans les substances matérielles, signifie soit la forme, qui
donne l'être à la matière (forma partis), soit la nature composée
de matière et de forme (forma totius), soit l'acte d'être, par lequel la
substance existe. Dans les substances spirituelles quo est ne peut
avoir que ce dernier sens; car, d'une part, leur essence n'est pas com
posée, et, d'autre part, leur essence est le sujet qui existe, id quod
est. Là encore saint Thomas se tient à l'emploi du mot tel qu'il est
requis par les substances spirituelles. Quo est, c'est habituellement
pour lui l'esse au sens d'exister.
Ajoutons que si saint Thomas prend soin très souvent de rappeler
cette équivalence entre essence et quod est, existence et quo est, il
se sert beaucoup plus volontiers des termes essentia ou quidditas
et esse. Ces derniers termes font vraiment partie de son vocabulaire
personnel. Il ne mentionne le plus souvent quod est et quo est que
pour signaler leur emploi par Boèce ou par d'autres 1.
Notons enfin que esse est très rarement employé par saint Thomas
au sens de forme. Dans le De ente et essentia, esse ne figure point
parmi les synonymes d'essentia 2, et lorsque, quelques années plus
tard, saint Thomas commente le De hebdomadibus il prend l'esse
dont parle Boèce au sens d'exister, malgré les difficultés auxquelles
cette interprétation l'expose, et les procédés assez subtils auxquels
il est obligé d'avoir recours pour les surmonter s.

1. Loc. cit.
2. Cf. supra, p. 4, n. 4 Bien que le traducteur d'Avicenne emploie couramment
ce terme esse pour signifier l'essence. Cf. Av1cenne, Log. I, passim.
3. Sur le sens donné par s. Thomas à esse dans ce commentaire, voir, par ex. :
ch. 2, p. 471 a (Vives, t. 28) : « Circa ens autem consideratur ipsum esse quasi quod-
dam commune et indeterminatum... » ; p. 471 b, s. Th. interprète ce texte de Boèce:
« sed id quod est, accepta essendi forma » en ajoutant : « scilicet suscipiendo ipsum
actum essendi » ; et p. 473 cet autre texte : « Omne quod est, participat eo quod est
esse ut sit » par ces mots : « ubi dicit quod ad hoc quod aliquid sit simpliciter sub-
jectum, participat ipsum esse » ; p. 472 a « Est ergo primo considerandum » et sq.,
s. Th. a certainement en vue la distinction de l'essence et de l'être ; etc.. — Les
passages où l'on saisit le mieux les difficultés de cette interprétation sont les sui
vants : 1) p. 471 b « Secundam differentiam ponit... » : tandis que Boèce prend tou
jours dans cet écrit le terme « participare » au sens d'une participation accidentelle,
comme s. Th. le reconnaît lui-même, p. 475 b « Ad intellectum... », s. Th. est obli
gé de l'interpréter d'une participation substantielle ; 2) p. 473 b « Est tamen con
siderandum... », s. Th. restreint à Dieu l'application de l'axiome : « Omne simplex
esse suum et id quod est unum habet » alors qu'en fait il admet à ce moment, avec
Boèce, que dans les anges il n'y a pas de distinction entre le sujet et l'essence ;
3) p. 476 a « Deinde cum dicit... », s. Th. convertit adroitement les propositions de
Boèce pour donner un sens à son argumentation ; 4) p. 478 b « Redit ergo ejus solu-
tio... », s. Th. doit convenir que Boèce, par l'« esse bonum » refusé aux créatures,
entend signifier leur essence ; et de même p. 480 b : « Primo quidem quia hoc quod
est bonum significat naturam quamdam sive essentiam. »
SAINT THOMAS D'AQUIN 187

Ces précisions une fois données, saint Thomas s'y tient par la
suite avec rigueur. Or, l'on voit que, dès l'abord, elles coupent court
à toutes les hésitations ou confusions que les influences diverses
de Boèce et d'Avicenne avaient pu produire soit chez Guillaume
d'Auvergne, soit surtout chez Albert le Grand. Les termes tech
niques de Boèce sont conservés mais ils n'expriment plus désormais
que la pensée d'Avicenne l.

* *

Les arguments au moyen desquels saint Thomas établit la dis


tinction de l'essence et de l'être dans les créatures, sont pris soit
des conditions de l'essence telle que nous la concevons, soit des
exigences de l'être divin, soit de la nature de l'être créé comme tel.
Saint Thomas les formule sans préférence marquée pour l'un ou
pour l'autre, dès ses premiers écrits. A partir cependant du Contra
Gentiles il ne fait plus guère usage que des deux premiers groupes
de preuves *.
Avicenne avait souvent remarqué l'autonomie des deux opéra
tions de l'esprit, appréhension et jugement 3, et l'indépendance de
l'essence à l'égard de tout ce qui n'est pas contenu en elle *. A
l'essence comme telle, disait-il, l'être n'est pas dû, mais seulement
à l'essence à laquelle viennent s'ajouter les déterminations individuel
les. L'essence elle-même n'est que possible. Nous trouvons dans le
Commentaire des Sentences un écho certain de ces pensées 5. Mais
lorsque saint Thomas déduit plus directement de la conception de
l'essence sa distinction d'avec l'être il paraît s'inspirer plutôt de
Guillaume d'Auvergne, dont il est peu vraisemblable qu'il ait ignoré
le De Trinitate et le De universo. En tout cas la preuve est bien la
même chez les deux maîtres 9.
Penser une essence, écrit saint Thomas 7, c'est nécessairement la
comprendre en tout ce qu'elle est, avec toutes ses parties ; si donc
1. L'on se rend compte aussi que dès ce moment saint Thomas est très indépen
dant de son maître Albert. Cf. supra p. 172 ss. A la Dist. VIII, Q. V, a. 1 (p. 120 a)
s. Th. refuse positivement d'admettre que de simples relations puissent suffire à
établir la composition de l'être créé.
2. Sans renoncer pourtant à la première : Cf. Quodl. II, Q. II, a. 3.
3. Av1cenne. Log. I, f. 2T a, f. 3 a.
4. Log. I, f. 26 ; Met. I, 7, f. 72 T a ; V, I, f. 86v a ss. — Cf. supra p. 150 ss.
5. In I Sent., Dist. VIII, Q. IV, a. 2 (p. 117 b), ad 2™ (p. 118 a).
6. Gu1llaume d'Auvergne, De Trinitate, c. 2 p. 2 b ; cf. supra p. 160 ss.
7. In I Sent. Dist. VIII, Q. VI, a. 2 (p. 117 b) ; — De ente et essentiel, supra p. 34, 7.
— In II Sent. Dist. I, Q. I, a. 1 (t. 8 p. 7 a) ; Dist. III, Q. I, a. 1 (p. 46 b) ; —
Quodl. II, Q. II, a. 3.
188 LA DISTINCTION RÉELLE ENTRE L'ESSENCE ET L'ÊTRE

une essence est pensée sans tel ou tel caractère, celui-ci n'appartient
pas à l'essence comme telle : s'il vient à lui être attribué, c'est du
dehors. Or toute essence peut être pensée sans son être. L'être est
donc attribué du dehors à l'essence ; leur union forme un composé.
Le schème commun à la plupart des preuves du deuxième groupe
est le suivant 1 :
L'être dans lequel essence et existence ne sont pas distincts,
l'être dont l'essence même est d'exister, est nécessairement unique,
parce qu'il ne pourrait être multiplié sans être différencié, et qu'il
ne peut être différencié d'aucune manière. En conséquence dans
tous les êtres créés, l'être se distingue de l'essence.
Ce schème est celui dont se sert Avicenne pour démontrer que
l'être nécessaire est unique et qu'en dehors de lui toute essence
n'est que possible 2.
Que l'être dont l'essence est d'exister, et qui est son être même, ne
puisse être différencié, saint Thomas l'établit ainsi s : Un tel être
tout d'abord ne peut, par soi-même, être divers puisque, simple
ment, il est. D'autre part s'il était différencié de l'extérieur, ce
serait soit par une forme, soit par une matière, ou par un sujet dans
lequel il serait reçu. Ce sont les seules manières en effet suivant les
quelles une nature absolue, en soi-même parfaitement une, puisse
être diversifiée. Mais l'être en soi, absolu, déterminé par une forme
qui lui serait adjointe, ne serait plus simplement être ; et reçu dans
une matière ou dans un sujet, il ne subsisterait plus en soi et il ne
serait plus infni.
Les preuves prises de la nature de l'être créé viennent corroborer
ces conclusions *.
L'être créé, comme tel ne peut être son être, parce qu'il est causé
par un autre. Or, d'une part, ce qui est par un autre n'est point
par soi : et donc l'être créé ne subsiste point par soi, comme subsiste
nécessairement l'être dont l'essence est d'exister ; d'autre part,
être un effet, ne peut convenir à l'être créé à raison de l'être lui-
même, sinon tout être serait essentiellement effet, et il n'y aurait
pas de cause première ; être effet convient donc à l'être créé à rai
son d'un sujet distinct de son être.
1 . In I Sent. Dist. VIII, Q. V, a. 2 (t. 7, p. 120 a) . — De ente et essentiel, supra p. ^ 4 ,
16. — InBoet.De Hebd. c. 2 ft. 28, p. 473, 474). — C. G. II, c. 52. — Quodl.VII,
Q. III, a. 7 ; IX, Q. IV, a. 6. — S. Th. I, Q. LXI, a. 1. — De spir. creat, a. 1. —
Quodl. III, Q. VIII, a. 20. — De subst. separ. c. 8, Quarta ratio; c. 9.
2. Av1cenne, Met. I, c. 8, f. 73v a. Cf. supra, p. 152.
3. loc. cit.
.. In I Sent. Dist. VIII, Ç>. IV, a. 2 (t. 7. p. 117b); — C. G. I, c. 22 : 43; II,
c. 52. — Comp. Av1cenne, supra p. 152.
SAINT THOMAS D'.AQUIN 189

Ainsi l'être ne peut être identique à l'essence que dans un être


unique, et par ailleurs le créé comme tel exige une essence distincte
de son être: La démonstration de la thèse ne pouvait être plus com
plète. Saint Thomas achève de lui donner force décisive, lorsqu'il
prouve que la cause propre de l'être créé est précisément cet être
unique dont l'essence est d'exister, cet Être en soi, dont il ne peut
y avoir, en dehors de lui, que participations limitées.

***
Sur la nature de ces deux principes, essence et être, et sur leur
lien dans le créé, saint Thomas s'est prononcé avec la même netteté :
ils se composent entre eux comme la puissance et l'acte l. L'être
est acte indubitablement, acte par excellence, actualité de tout
acte, perfection de toute perfection. L'essence est puissance, pour
de multiples raisons : elle ne possède pas l'être qu'elle reçoit d'un
autre, elle participe à cet être, elle en est le sujet ; puis elle s'unit
à l'être qui est acte, bien qu'elle soit autre que lui : tout cela ne peut
convenir qu'à la puissance. D'autre part si l'être est déterminé par
l'essence ce n'est pas comme par une différence positive, puisqu'il
est l'acte suprême, mais c'est plutôt comme par une puissance qui
le resserre et le limite à telle manière d'être.
Saint Thomas distingue avec soin cette potentialité de l'essence
de celle de la matière 2. Assurément, l'on peut appeler matière
n'importe quelle puissance, mais ce sera toujours équivoque. La
matière n'a d'accès à l'être que par l'intermédiaire d'une forme ;
elle n'est pas elle-même et par elle seule en puissance à être ; l'essence
au contraire est en puissance immédiate à exister. Comme telle
l'essence n'exige pas de matière : elle est forme. Certaines formes
seulement, imparfaites, ont besoin de matière ; de cette matière elles
sont l'acte ; mais le composé qui en résulte est lui-même puissance
à l'égard de l'être.
Saint Thomas se devait de préciser ce point contre Ibn Gebirol
et contre l'école franciscaine.
Mais il voulait aussi se garder de concevoir le possible comme
faisait Avicenne.
î. In I Sent. Dist. VIII, Q. V, a. 2 (p. 121 b). — De ente et essentia, supra p. 35,
19. — In II Sent. Dist. III, Q. I, a. 1 (p. 47 a) ; a. 5 (p. 53 a). — In Boet. De
Trin.. Q. V, a. 4, ad 4m (t. 28. p. 539 a). — C. G. I, c. 22 ; II, c. 37, 53, 54, 55. —
De pot., Q. VII, a. 2 ad 9™. — Quodl. VII, Q. III, a. 7 ; IX, Q. IV, a. 6. — S. Th.
I, Q. III, a. 4 ; Q. L, a. 2 ad 3"» ; Q. LXXV, a. 5 ad 4m. — De spir. creat., a. 1. —
De an., a. 6. — Quodl. III, Q. VIII, a. 20. — De subst. sep. c. 8.
2. In II Sent., Dist. III, Q. I, a. 1 (p. 47 a). — C. G. II, c. 54. — Quodl. IX, Q. IV,
a. 5. — De spir. creat., a. 1 — De subst. sep., c. 8.
190 LA DISTINCTION RÉELLE ENTRE L'ESSENCE ET L'ÊTRE

Déjà, il est vrai, contre Avicenne sa position est prise du fait


qu'il conçoit l'essence elle-même comme en puissance à l'acte
d'exister. Avicenne distinguait en effet possibilité et essence 1.
Mais par le fait même Avicenne donnait, ou paraissait donner, à la
possibilité d'être une valeur telle qu'elle semblait à Guillaume
d'Auvergne diminuer la toute-puissance libre du Créateur 2. Saint
Thomas ne relève pas expressément cet aspect de la pensée d'Avi
cenne, mais à plusieurs reprises, et à propos de la création du monde,
il note, à l'exemple de Guillaume, qu'il n'y a à précéder l'existence
du monde que sa possibilité purement logique et la Toute-puis
sance de Dieu *.
Averroès cependant attire l'attention de saint Thomas sur une
autre conséquence de la doctrine d'Avicenne*. La possibilité d'être,
telle que ce dernier la conçoit, est aussi la possibilité de ne pas être.
Or, dit Averroès, les formes pures ne peuvent pas ne pas exister :
selon la pure doctrine aristotélicienne, seule la matière met au sein
d'une substance ce pouvoir de ne plus exister. Averroès, nous
l'avons vu, allait plus loin puisqu'il niait toute puissance dans les
êtres spirituels et refusait de distinguer l'être de l'essence 8. Malgré
cela saint Thomas 6 accepte, comme mieux fondée en raison, l'opi
nion d'Averroès selon laquelle il n'y a aucune puissance à ne pas
être dans les substances spirituelles. N'était-ce pas d'ailleurs mar
quer d'un nouveau trait l'opposition qui sépare l'essence-puissance
de la matière ?
Et en effet, explique saint Thomas*, à le bien prendre, la matière
elle-même ne tend pas, n'est pas ordonnée au non-être ; mais déter
minée par telle forme, elle reste en puissance à la forme contraire ;
et c'est seulement par ce détour que le composé est de nature cor
ruptible. Ainsi il n'y a de corruptible que des natures déterminées :
l'ensemble de l'univers ne l'est pas, ni en lui la matière. Ainsi encore,
s'il est des formes qui déterminent leur matière absolument et ne
laissent en elle aucune tendance à d'autres formes, les êtres ainsi
formés existent sans fin : tels, par exemple, les astres. A plus forte
raison, les formes pures, les substances spirituelles.
1. Cf. supra, p. 154.
2. Cf. supra, p. 162, 163.
3. C. G. II, c. 55 ; — De pot., Q. III, a. 1 ad 2™ ; a. 14. — S. Th. I, Q. XLVI, a. 1
ad 1m.
4. De pot., Q. V, a. 3.
5. Cf. supra, p. 157-
6. Qui était, il est vrai, insuffisamment averti de la pensée d'Averroès.
7. C. G. II, c. 30. — De pet., Q. V, a. 3.
SAINT THOMAS D'AQUIN 191

Dieu, sans doute, reste libre de donner l'être ou de le refuser ;


et nous savons par la révélation que le monde et les anges ont
commencé d'exister. Dieu peut encore, de puissance absolue, cesser
de produire l'être d'une substance quelconque, même spirituelle,
comme il peut prolonger, par grâce, éternellement, l'existence d'un
être corruptible. Mais Dieu ne peut pas faire — car ce serait contra
dictoire — qu'une essence destinée par nature à durer toujours,
naturellement se corrompe. De tels êtres tiennent en fait, de Dieu,
leur existence nécessaire et il n'y aurait aucune contradiction à
ce qu'ils n'existent pas. Mais, sous l'action libre de Dieu, leur nature
est liée nécessairement à l'être.
Ces précisions hardies éclairent ce qu'il faut entendre lorsqu'il
est dit que l'essence est en puissance à l'acte d'être, et indiquent
la limite exacte où la pensée de saint Thomas se sépare de l'ensei
gnement d'Aristote.
En concédant à Averroès, ici le disciple fidèle d'Aristote, qu'il
n'est aucune puissance à ne pas être dans les substances spirituelles,
saint Thomas arrête avec fermeté sa concession au point exact où
elle entraînerait la négation de la contingence absolue de l'être
créé. Il demeure possible que ces substances ne soient pas ; car
leur non-existence n'est pas contradictoire à leur définition. En
revanche l'essence de ces substances, et toute essence, exprime plus
qu'une simple non-répugnance à être. Et là saint Thomas se sépare
peut-être de Guillaume d'Auvergne pour se rapprocher d'Avicenne.
L'essence dit ordre positif à l'être ; ordre positif et déterminé par
la nature de chaque essence ; exigence d'être, et d'être tel.
Cependant Avicenne, par le réalisme excessif de son idée de la
contingence, était amené à faire de l'être un accident de l'essence.
Jusque-là non plus saint Thomas ne le pouvait suivre 1. En un sens
large, sans doute, il est juste de dire que l'être est accidentel à la
substance, puisqu'il ne fait point partie de la définition ; comme
l'accident il est distinct de l'essence ; de la même manière il est
exact que l'attribution : « Socrate est », soit à classer parmi les attri
butions accidentelles ; c'est l'enseignement d'Aristote. Mais l'être
n'est pas surajouté à l!essence comme l'accident à la substance ;
l'être au contraire « est, pour ainsi dire, constitué par les principes
de l'essence 2 ». La substance étant définie par le pouvoir d'être en
soi, l'être est l'accomplissement de ce pouvoir, l'acte de cette puis-
1. De pot., Q. V, a. 4 ad 3m ; Q. VII, a. 4 ad 81». — Quodl. XII, Q. V, a. 5. —
In Met. IV, 1. 1 (t. 24, p. 467 b). — Quodl. II, Q. II, a. 3.
2. In Met., IV, 1. 1 (t. 24, p. 467 b.). La même expression avait déjà été employée
par ». Th., In III Sent., Dist. VI. Q. II, a. 2 (t. 9. p. 1 18 b).
I

192 LA DISTINCTION RÉELLE ENTRE L'ESSENCE ET L'ÊTRE

sance ; par lui toute forme existante reçoit la ressemblance de l'acte


pur et premier, subsistant par soi, cause propre de l'être.

Toutefois il ne faut pas oublier que le rapport de l'essence à


l'être se complique, au moins dans les natures matérielles, du rapport
de l'être au sujet ou hypostase. Bien que l'être soit l'acte de l'essence,
c'est le sujet qui est : le sujet a l'être par l'essence.
Ce sujet est indispensable, explique souvent saint Thomas 1 ;
il se distingue de la nature et il s'ajoute à elle, parce que la nature
n'est pas seulement forme, elle est aussi matière, et matière indivi
dualisée. L'existence vient actualiser ce composé individuel, dont
la forme, et dont l'essence même, n'est qu'une partie. C'est le tout
concret qui existe.
Nous avons dit que, pour les substances spirituelles, il en allait
autrement : en elles, essence et sujet s'identifient parfaitement,
et c'est l'une des raisons pour lesquelles saint Thomas parle plus
volontiers de la composition essence-existence, à propos des anges
ou de l'âme ; dans leur cas, le sens de quod est et de quo est ne donne
lieu à aucune équivoque, et à cause d'eux il est facile de réserver
ces expressions de Boèce à signifier la distinction d'essence et d'être.
Ce fut là du moins l'enseignement habituel de saint Thomas jus
qu'au jour où il étudia de nouveau, et pour elle-même, à l'occasion
d'une dispute quodlibétique, la question des rapports entre le suppôt
et la nature dans les anges 2. Dans ce quodlibet, généralisant la
raison donnée de la distinction entre suppôt et nature dans les
substances matérielles, saint Thomas se rend compte qu'elle vaut
aussi pour l'ange.
La présence à l'intérieur de la substance sensible concrète, de
principes distincts de l'essence, oblige à dire que l'essence n'est qu'une
partie du tout qui a l'existence. Mais dans le cas des anges, s'il n'y a
ni matière ni principe d'individualité qui détermine l'essence, nous
1. In I Sent., Dist. V, Q. I, a. 1 (t. 7 p. 81 a) ; Dist. XXIII, Q. I, a. 1 (p. 28g b) j
Dist. XXXIV, Q. I, a. 1 (p. 408 b). — In II Sent., Dist. III, Q. I, a. 1. — C. G. IV,
c. 48 et 49. — De pot. Q. VII, a. 4 ; Q. IX, a. 1. — In Met., VII, 1. 3 et 5. — S. Th.,
1, Q. III, a. 3. — De an., a. 17 ad 1om. — De unione Verbi, a. 1. — Voir sur cette
question : J. M. Dalmau, S. J . De ratione suppositi et personne secuftdum S. Tàomam,
Barcelone 1923.
2. Quodl., II, Q. II, a. 4. — A vrai dire dans le Commentaire des Sentences, quel
ques textes paraissent distinguer déjà la personne de l'essence, même dans les anges :
In I Sent., Dist. V, Q. I, a. 1 (t. 7, p. 81 a) ; Dist. XXXIV, Q. 1, a. 1 (p. 408 b).
Mais l'équivalent de ces textes, qui parlent des créatures en général, ne se rencon
tre pas avant le De unione Verbi, a. 1 et la I1D P. de la S. Th., Q. II,.a. 2.
SAINT THOMAS D'AQUIN j93

admettrons bien cependant que l'être ne fait pas partie de l'essence


et qu'il compose avec elle pour 'former l'ange qui réellement
existe. Cet ange est donc à sa manière un tout distinct de son essence,
une personne qui ne peut s'identifier absolument avec sa nature, puis
qu'elle comprend aussi son être. D'autres choses en lui d'ailleurs, «alia
quaedam » 1, concernent absolument le suppôt et non pas la nature.
Par conséquent, en toute créature la distinction de l'essence et
de l'être entraine la distinction de suppôt et de nature, lesquels
ne s'opposent pas comme deux choses mais comme deux manières
d'entendre la même réalité : essence signifiant une partie, suppôt
le tout, essence un constituant, suppôt le constitué.
La question des rapports du sujet avec l'essence et l'existence se
posait encore pour saint Thomas dans l'étude théologique de la
Trinité et de l'Incarnation, et principalement à propos de l'unité
d'être du Christ. Il suffira que nous touchions brièvement à ce dernier
problème.
Nous avons vu Albert le Grand enseigner nettement l'unité de
l'être du Christ avant d'avoir pris conscience de la distinction,
dans les créatures, entre l'essence et l'être, et comme conséquence
nécessaire de l'opinion la mieux fondée théologiquement sur le
mode de l'union hypostatique 2. Pareillement saint Thomas ne fait
jamais intervenir ici la distinction de l'essence et de l'être, et, dans
son Commentaire au IIIe Livre des Sentences 3, où il traite la ques
tion pour la première fois, mais avec une décision et une clarté
parfaites, il raisonne ainsi : Puisque des trois opinions énumérées
par le Maître des Sentences, c'est la deuxième qui s'impose, d'après
laquelle le Christ est un substantiellement, la nature humaine étant
unie substantiellement au Verbe, il faut admettre en conséquence
que l'être du Christ est un, car l'unité substantielle est absolument
incompatible avec une dualité d'être substantiel : l'unité est fondée
sur l'être. Et saint Thomas précise qu'il s'agit ici non pas de l'être
au sens logique, ni de l'être au sens d'essence, mais de l'existence,
« de l'acte de ce qui est, acte résultant des principes de la chose ».
Cependant l'être unique du Christ a une double relation (respectus),
l'une à la nature divine, l'autre à la nature humaine ; la relation
à la nature humaine n'étant d'ailleurs dans la personne du Verbe
qu'une relation de raison, bien que, inversement, de l'homme au
Verbe la relation soit réelle.
1. S. Thomas ne précise pas quels sont ces « alia quaedam ». Il s'agit sans doute
des actes personnels de l'ange.
2. Cl. supra, p. 176.
3. In III Sent., Dist. VI, Q. II, a. 2 (t. 9, p. 118 b).
194 LA DISTINCTION RÉELLE ENTRE L* ESSENCE ET L'ÊTRE

Reste la difficulté prise des droits que la nature humaine parait


avoir, comme toute essence, à son être propre. Saint Thomas
l'écarte par cette réflexion énoncée à deux reprises : une essence
n'a droit à son être que si elle peut subsister par soi ; ni l'accident,
ni la partie d'un tout ne sont dans ce cas, ni non plus, dans le
Christ, la nature humaine. Ces formes non subsistantes, en rigueur
n'existent pas : elles déterminent simplement, chacune à sa manière,
l'être du sujet auquel elles appartiennent.
Précision nouvelle et intéressante, on le voit, à la nature du rap
port de puissance à acte qui unit l'essence à l'existence. Ce rapport
est nécessairement conditionné par le sujet ou hypostase, par
l'aptitude de l'essence à exister par soi.
L'on peut dire que l'argumentation de saint Thomas pour le
fond reste la même en tous les passages où il a repris le problème :
toujours il conclut à l'unité de l'être substantiel du Christ à cause
de l'unité de sa Personne.
Cependant l'on a remarqué bien souvent que saint Thomas ne
parle pas toujours dans les mêmes termes de la relation de la nature
humaine du Christ avec son être l.
Le Commentaire des Sentences ne connaît, en dehors de l'être
substantiel du sujet, que des rapports (respedus) du sujet aux formes
diverses qui le déterminent, quelles que soient ces formes, acciden
telles ou non : à sa manière l'être unique du Christ a ainsi un double
rapport, l'un à la nature divine, l'autre à la nature humaine.
Le Quodlibet IX 2 ne mentionne pas ces rapports. Par contre il
met au premier plan l'opposition entre les parties intégrantes
d'un tout substantiel et les accidents, multipliant sans difficulté
l'être des accidents, mais ne donnant aux parties intégrantes que
l'être du tout. La nature humaine est une partie intégrante de ce
tout qu'est le Christ. L'idée de tout intégral est donc ici le moyen
terme de la démonstration 3.
L'article 4 de la Question disputée De unione Verbi incarnati
1. Il suffira de mentionner : P. Mandonnet, O. P, Des écrits authentiques de S.
Thomas d'Aquin, 2e éd., 1910, p. 132 ss. ; J. M. Dalmau, S. J., op. cit., p. 23 ss. ;
F. Pelster, S. J., La Quaestio disputata de saint Thomas « De unione Verbi incar
nati », dans Archives de philosophie, t. III, cahier 2, Paris 1925, pp. 198-245 ; P. Sy-
nave, O. P., c. r. de Pelster dans Bulletin thomiste, III» Année, n° 1, janv. 1926
pp. [I]-[2I].
2. Q. II, a. 3.
3. Ibid. : icUnum scilicet esse resultans ex his ex quibus ejus unitas integratur...
Aliud esse est supposito attributum praeter ea quae integrant ipsum... Quia ergo
in Christo ponimus unam rem subsistentem tantum, ad eujus integritatem concurrit
eiiacn humanitas »... Ad 2m: ... « operatio suppositi non est de inlegritate unitatis
. ejus ».
SAINT THOMAS D'AQUIN 195

distingue des formes accidentelles par lesquelles un être existe sous


un certain aspect, secundum quid, les formes qui constituent l'être
substantiel et par lesquelles la chose subsistante est simplement.
Mais dans le Christ il y a une double forme substantielle, l'une, la
nature divine qui constitue simplement la personne du Verbe, l'autre,
la nature humaine qui, sans augmenter ni perfectionner le Verbe,
contribue cependant à former sa substance 1. En conséquence le
Christ, en l'unité de sa personne, existe d'un seul être qui est l'être
éternel ; mais sa personne possède aussi, en tant qu'elle s'est faite
homme dans le temps, un autre être, lequel n'est ni accidentel,
ni l'être principal de la personne, mais son être secondaire. Ainsi
l'être de la nature humaine n'est pas l'être de la nature divine ; et
pourtant l'on ne doit pas dire simplement : le Christ est deux selon
son être, car l'un et l'autre être ne regardent pa^s ex aequo, le suppôt
éternel 2.
Dans la Somme théologique 3 il n'est plus question de parties inté
grantes d'un tout, ni de substance ou de suppôt constitué par des
formes. Avec beaucoup plus de précaution saint Thomas distingue
formes accidentelles et formes substantielles dans leur rapport au
sujet, en disant des premières : « non pertinent ad esse personale
hypostasis subsistentis », et des secondes : « pertinent ad esse per
sonale » *. L'être des formes accidentelles peut être multiplié sans
inconvénient, mais l'être qui concerne une seule hypostase ou per
sonne, il lui est impossible selon soi d'être multiplié. Or la nature
humaine concerne, dans le Christ, l'unique personne du Verbe ; elle
ne peut donc doubler son être. Saint Thomas reprend alors une
expression analogue à celle du Commentaire des Sentences : « con-
sequens est quod secundum naturam humanam non adveniat sibi
(scil. Filio Dei) novum esse personale, sed solum nova habitudo
personalis praeexistentis ad naturam humanam ».
A son tour le Compendium theologiae 5 laisse de côté l'idée de rap
port et il utilise comme le Quodlibet IX la comparaison du tout
intégral. Mais il ne le fait qu'après une critique très serrée de sa
valeur « ; critique dont les éléments se rencontrent déjà ailleurs,
1. « In Christo... persona FiliiDei quae subsiantificatur per naturam divinam...
Substantificatur autem suppositum aeternum per naturam humanam... »
2. Le P. Synave, op. cit., croit pouvoir identifier cet esse secundarium avec le
respectas à la nature humaine dont il est question dans le Commentaire des Sentences.
Mais son argumentation ne me paraît pas décisive.
3. III, Q. XVII, a. 2.
4. Le mot pertinet ne revient pas moins de sept fois dans le corps de l'article.
5. Cap. CCXX (t. 27, p. 88 a).
6. Cap. CCXVIII et CCXIX.
" De ente et essentia "s ' 15
196 LA DISTINCTION RÉELLE ENTRE L'ESSENCE ET L'ÊTRE

dans le Commentaire des Sentences 1 et la Somme 2, mais dont la


portée s'augmente ici encore du fait que finalement saint Thomas
préfère comparer l'union hypostatique, toute substantielle qu'elle
soit, à l'union du sujet à l'accident 3. La personne du Verbe en effet
n'est en aucune manière un tout constitué par la nature humaine
comme par l'une de ses parties ; elle existe comme tout indépendam
ment de l'Incarnation ; elle ne fait qu'élever vers soi la nature
humaine, comme le sujet attire à soi, pour le faire exister, l'accident.
D'autre part la conclusion de saint Thomas touchant l'être du Christ
est moins affirmative qu'en ses autres œuvres : « unde si esse acci-
piatur secundum quod unum esse est unius suppositi, videtur dicen-
dum quod in Christo sit tantum unum esse » *.
Lequel de ces exposés nous livre la pensée dernière de saint
Thomas ? Il serait téméraire de le décider d'après les simples rap
ports logiques des variations qui les distinguent5. Quoi qu'il en soit,
il paraît clair que le point précis sur lequel saint Thomas a hésité
est le mode suivant lequel il devait concevoir l'appartenance subs
tantielle de la nature humaine à la personne divine. Les précisions
du Compendium écrit pour Raynald de Piperno, en sont peut-être
l'aveu confidentiel. De ce point de vue la question disputée De
unione Verbi trouverait sa place normale après le Quodlibet IX :
ayant commencé de reconnaître l'insuffisance de la comparaison du
tout intégral, saint Thomas aurait pensé un moment pouvoir rap
procher l'union hypostatique du mode de l'union accidentelle, à
ce point qu'il devenait possible de concéder à la personne divine
un être substantiel secondaire, correspondant à la nature humaine.
Puis, peu satisfait de cette solution, saint Thomas, dans cet écrit
privé qu'est le Compendium, aurait laissé entrevoir son hésitation,
et dans la Somme où il devait, comme maître, proposer une solution
ferme, il aurait employé à dessein l'expression plus large et peu com
promettante : pertinet ad, qui lui permettait de revenir, sans autres
précisions, à la conception de son Commentaire des Sentences.
De toutes façons et même s'il fallait reculer le De unione Verbi
après la Somme ou même après le Compendium (ces deux hypothèses
1. In III Sent., Dist. V, Q. I, a. 2 (t. 9, p. 96 a) ; Q. II, a. 1 (p. 99 b).
2. III, Q. II, a. 1, a. 6, ad 2">.
3. Compendium, c. CCXIX (t. 27, p. 86 a).
4. Ibid., c. CCXX (p. 88 a). S. Thomas insiste aussi sur le caractère mystérieux
et ineffable de l'union.
5. Les essais, en ce sens, du P. Pelster et du P. Synave (op. cit.) ont beaucoup
d'intérêt, dans la mesure surtout où ils s'appuient sur les procédés de rédaction de
s. Th. Mais l'étude de ces procédés exigerait, il me semble, pour permettre de con
clure, un champ d'observation beaucoup plus étendu.
SAINT THOMAS D'AQUIN 197

me paraissent peu vraisemblables) l'on ne pourrait s'autoriser en


aucune manière de la modification apportée par cette question
disputée à la pensée de saint Thomas pour amoindrir l'importance
accordée par lui à la distinction entre l'essence et l'être. En fait,
dans son esprit, les deux problèmes ne sont pas liés. En droit, c'est-
à-dire logiquement, donner à la nature humaine du Christ un être
propre, ne revient pas à identifier réellement essence et existence.
Il serait beaucoup plus juste de dire que la conception de l'essence
comme puissance à l'acte d'être — conception dérivée de la dis
tinction de l'être et de l'essence — devait bien plutôt engager
saint Thomas à reconnaître à la nature humaine du Christ l'être
propre auquel elle tendait de soi. Mais saint Thomas avait, dès le
début, obvié à cette difficulté en remarquant que seule peut avoir
droit à son être propre, l'essence capable de subsister par soi.
Du point de vue où nous nous sommes placés dans cette étude,
c'est le seul résultat intéressant que nous ayons à retenir de la dis
cussion qui précède.
* *

Le moment est venu cependant de nous prononcer sur la question


tant débattue depuis la mort de saint Thomas entre l'école thomiste
et ses adversaires : la distinction admise par saint Thomas entre
l'essence et l'être est-elle à ses yeux une distinction réelle ou seule
ment une distinction de raison ?
Or il nous semble, sans vouloir faire intervenir ici la portée pré
cise des arguments dont se sert saint Thomas, que, pour l'historien,
les influences qui, de fait, ont conditionné cette doctrine, et l'enjeu
principal de la controverse avec l'école franciscaine — qui était
de sauvegarder, par opposition à la simplicité absolue de Dieu, la
composition des anges, tout en leur déniant une matière même spi
rituelle ,— ne permettent pas le moindre doute sur les intentions
du Docteur angélique : l'être qui réalise l'essence et trouve en elle
sa limite, forme avec l'essence un véritable composé, dont les élé
ments inséparables demeurent distincts avant toute considération
rationnelle.
Si, en effet, les études qui précèdent permettent une conclusion
assurée, c'est, il nous semble, d'affirmer la dépendance de saint
Thomas à l'égard d'Avicenne et en même temps la pleine liberté
d'esprit que sait conserver le saint Docteur dans le discernement
et le choix des doctrines qu'il emprunte au philosophe arabe. L'on
ne saurait prétendre un instant que pour Avicenne l'être ne soit
pas réellement distinct de l'essence. La contingence du monde, la
198 LA DISTINCTION RÉELLE ENTRE L'ESSENCE ET L'ÊTRE

multiplicité du créé en regard de l'unité absolue de l'Être nécessaire,


le persuadent à ce point de l'indifférence de l'essence comme telle
à être ou à n'être pas, que l'être lui semble accidentel à l'essence.
Il eût été facile à saint Thomas de corriger ce que cette opinion a
d'excessif en lui opposant que, dans le réel, être et essence ne font
qu'un, et ne se distinguent que par notre manière de concevoir
ce qui est. Aussi bien qu'Averroès, semble-t-il, Thomas d'Aquin
pouvait s'apercevoir des facilités que lui offrait, en ce sens, l'enseigne
ment d'Aristote. Et sans doute si saint Thomas avait connu, sur
ce point, les déclarations formelles d'Averroès, il se fût prononcé
explicitement pour ou contre lui, et personne n'eût jamais hésité
sur sa pensée... A quoi tiennent de longues controverses d'école !
Mais c'est un fait, et non moins décisif, que spontanément saint
Thomas ne s'est pas orienté dans le même sens qu'Averroès. Bien
plus, comme s'il avait pressenti la réponse faite par ce dernier à
Avicenne, et pour éviter toute équivoque, il prend soin très souvent
et même presque chaque fois qu'il touche à l'un des problèmes
posés par la nature de l'être, de spécifier qu'il parle de l'être des
choses et non de l'être logique qui signifie le vrai. C'est bien cet
être réel qu'il soutient, contre Avicenne, être constitué par les prin
cipes mêmes de l'essence ; c'est l'être réel auquel l'essence, d'elle
même est en puissance réelle, bien que, comme telle, elle ne soit pas
en puissance au non-être, sinon d'une simple possibilité logique.
Saint Thomas a tracé d'une main sûre la voie qu'il entendait suivre
entre les positions tenues par Aristote ou Averroès, et par Avicenne :
de ce dernier il adopte la thèse que l'être contingent créé s'oppose
nécessairement à l'Être premier, par la distinction de son essence
et de l'être reçu ; et jamais la moindre hésitation n'insinue que saint
Thomas s'éloigne ici du réalisme d'Avicenne.
Guillaume d'Auvergne ou Albert le Grand auraient-ils cependant
incliné l'esprit de saint Thomas vers vin réalisme atténué ? Les
tendances générales de ces deux maîtres, dont la théorie de la con
naissance n'est pas encore entièrement dégagée de l'augustinisme,
feraient bien plutôt soupçonner le contraire. 11 est vrai, nous avons
souligné au passage quelques textes de Guillaume paraissant expri
mer un doute sur le degré de la distinction entre l'être et l'essence,
et nous avons rencontré un article important de la Summa Theo-
logiae où Albert classe très nettement parmi les distinctions de rai
son la distinction entre quod est et quo est. Mais les expressions dubi
tatives de Guillaume portent sur la séparation, en fait ou par l'es
prit, et non sur la distinction, de l'essence et de l'être ; et par ailleurs
Guillaume est clairement lui aussi sous l'influence d'Avicenne.
SAINT THOMAS D'AQUIN 199

D'autre part Albert le Grand a en vue, dans l'article auquel nous


faisons allusion, la distinction entre le sujet premier et ses détermi
nations, distinction qu'il retrouve dans la matière seule et dans la
forme seule aussi bien que dans le composé concret. Si ce texte,
tout tardif qu'il soit, si du moins la doctrine qu'il contient avait pu
influencer saint Thomas, ce ne serait jamais que dans sa conception
des rapports du sujet et de l'essence ; mais nous l'avons vu, tandis
qu'Albert a toujours distingué, dans l'ange lui-même, le sujet pre
mier et l'essence, saint Thomas a identifié longtemps nature et
suppôt angéliques et il n'a jamais pris id quod est au même sens
exactement qu'Albert le Grand. En ces questions, en bien d'autres
aussi peut-être, Thomas d'Aquin est trop nettement libéré de l'in
fluence de son maître pour que celui-ci puisse nous servir à inter
préter la pensée de son génial disciple.
Nous admettrions même assez facilement qu'Albert n'ait pas
eu toujours présente à l'esprit la nécessité de poser dans les créa
tures spirituelles, pour les distinguer du Créateur, une composition
aussi réelle que la composition de matière et de forme défendue par
l'école augustinienne : de simples relations lui paraissaient suffire.
Mais saint Thomas avait une vue plus nette du problème et il n'ad
mit jamais, pour sauvegarder la multiplicité radicale de la substance
spirituelle, d'autre composition que celle de l'essence et de l'être.
Très souvent il met cette composition en parallèle avec la compo
sition de matière et de forme, qu'il refusait aux anges, et pour
signifier qu'elle satisfait mieux que cette dernière à l'autorité de
Boèce, invoquée par ses adversaires pour établir la pluralité essen
tielle à l'être créé. Or personne n'a jamais soutenu, que je sache,
que pour l'école franciscaine primitive la matière et la forme aient
été moins réellement distinctes dans la substance angélique que dans
la substance corporelle. Si saint Thomas avait soupçonné que sa
doctrine pût être interprétée d'une simple distinction de raison, si
surtout saint Bonaventure ou Peckham avaient pensé pouvoir lui
attribuer une telle manière de voir, nous le saurions bien : la con
troverse, qui fut parfois si chaude entre les deux écoles, n'aurait
pas laissé, sans le faire valoir, un tel argument; bien d'autres qui
reparaissent si souvent dans les questions disputées ou quodlibé-
tiques avaient beaucoup moins de force contre la position thomiste.
CHAPITRE X

PREMIERS DISCIPLES ET ADVERSAIRES DE S. THOMAS

Tout au contraire, les controverses doctrinales qui prirent nais


sance autour de ce problème mettent pleinement en lumière le réa
lisme de la distinction admise par saint Thomas. Le R. P. Mandonnet
a mis hors de conteste que les attaques d'Henri de Gand contre la
réalité de la distinction entre l'essence et l'être, dans la question
quodlibétique soutenue par lui pendant l'avent de 1276, visaient
saint Thomas directement, et non pas Gilles de Rome : le Ier
Quodlibet de Gilles, celui où il aborde pour la première fois le pro
blème, est postérieur d'une dizaine d'années (1285 ou 1286) à celui
d'Henri 1. Récemment le R. P. Hocedez, S J., en se ralliant à cette
manière de voir, a proposé de placer aussi le Ier Quodlibet de Richard
de Mediavilla avant celui de Gilles 2. Richard reprend, en la complé
tant légèrement, la doctrine d'Henri de Gand 3. Ces deux adversaires
de la distinction réelle sont ainsi pour nous des témoins irrécusables
du sens que les contemporains donnaient spontanément à l'enseigne
ment de saint Thomas.
Le témoignage d'un disciple fidèle de saint Thomas, Bernard de
Trilia (v. 1240-1292), est dans le même sens *. Lorsqu'il défend contre
Henri de Gand, et peut-être avant Gilles de Rome 5, la distinction
réelle, c'est en se servant des preuves de saint Thomas, de ses textes
mêmes qu'il reproduit littéralement 6.
Mais il est possible de remonter plus haut encore.
1. P. Mandonnet, O. P. Les premières disputes sur la distinction réelle entre l'es
sence et l'existence, dans Revue thomiste, t. XVIII (1910) pp. 741-755.
2. Edgar Hocedez, S. J. Richard de Middleton. Sa vie, ses oeuvres, sa doctrine.
(Spicileg um sacrum Lovaniense, fasc. 7). Louvain 1925, appendice II, p. 397-407.
3. Hocedez, op. cit., Livre II, ch. 1v, p. 189, et appendice II, p. 397 ss.
4. G. S. André, S. J., Les Quodlibeta de Bernard de Trilia, dans Gregorianum,
t. II (1921), pp. 226-265.
5. Avant Gilles, puisque vraisemblablement ses quodlibets sont antérieurs à
1287, date de son élection au provincialat (Cf. André, art. cit., p. 219) ; contre Henri
de Gand, comme il paraît ressortir des extraits publiés par le R. P.André, art. cit.,
notamment p. 250 : « Quidam enim dicunt quod esse et essencia in rebus creatis
sunt idem re, sed differunt sola ratione siue intentione, etc.. »
6. Cf. André, art. cit.
PREMIERS DISCIPLES ET ADVERSAIRES DE SAINT THOMAS 201

Pierre de Tarentaise dont le Commentaire des Sentences est vrai


semblablement antérieur à 1265 1, fait sienne à plusieurs reprises,
ou du moins signale, la doctrine de saint Thomas sur la composi
tion d'être et d'essence dans les créatures 2. Or dans l'un des pas
sages où il en parle, à propos de l'âme humaine, il ajoute, au sujet
de l'essence même des natures simples, une réflexion toute person
nelle, qui, indirectement, nous permet de saisir comment il a com
pris la pensée de saint Thomas. Voici ce texte : 3
« Alii vero dicunt eam (scil. animam) compositam ex quod est et
esse, id est quidditate rei et esse ejus actuali quod habet a Deo :
unde cum habeat illud ab alio, respectu ipsius esse, et respectu
ejus a quo habet illud, est in potentia ; esse vero suum est actus :
unde est ibi compositio ex potentia et actu. In compositis quidem,
quo est dupliciter potest accipi, scilicet forma, sive sit forma partis,
sive totius ; vel actus formae, scilicet actus essendi, seu esse, sicut
quo creditur est actus credendi. In simplicibus vero, quo est solum-
modo dicitur actus essendi. In ipso vero quod est, duo est repe-
rire secundum rationem (quae differant ratione, non re) ex quibus
constat ejus diffinitio ; aliquid per modum generis, scilicet natu-
ram ipsam communem, ut intellectuale ; aliquid per modum diffe-
rentiae, scilicet limitationem naturae ut gradum intellectualitatis :
actus enim existendi, secundum Avicennam, non debet poni in dif-
finitione aliqua proprie sumpta quia res ejusdem naturae differunt
per esse, quamvis conveniant in diffinitione. Sed tamen, cum nul-
Ium terminatum sit suus terminus, videtur quod duo praedicta
necessario differant re, et ita etiam ipsum quod est componitur etiam
in se. »
Pierre de Tarentaise incline donc à admettre dans l'essence même
de l'âme ou de l'ange une distinction réelle entre l'intellectualité
propre à toute substance spirituelle et le mode ou la limite de cette
intellectualité. Cette opinion personnelle importe assez peu : mais
il faut noter la manière dont Pierre l'introduit. La signalant tout
d'abord comme une distinction de raison il semble l'opposer, à ce
titre, à la composition dont il vient de parler, entre l'essence et
1. Cf. Mandonnet, Des écrits authentiques de S. Thomas d'Aquin, 2e édit., 1910,
p. 126.
2. In I Sent., Dist. VIII, Q. VI, a. 1 (Toulouse 1652, p. 78 b), ad 4m (p. 79 a) ;
a. 2 (p. 79 b) ; Expos, lit. (p. 80 b) ; In II Sent., Dist. III, Q. I, a. 2 (p. 29) ; Q. II,
a- 2 (P- 35 a) ; Dist. XVII, Q. I, a. 2 (p. 142). — Parfois Pierre semble vouloir
laisser au lecteur de choisir à son gré entre les opinions qu'il énumère. — Ann1-
baldo de Ann1bald1s, dans son Commentaire des Sentences (Op. S.Th., t. XXX),
ne donne aucune indication intéressante.
3. In I Sent., Dist. VIII, Q. VI, a. 2 (p. 79 b).
202 LA DISTINCTION RÉELLE ENTRE L'ESSENCE ET L'ÊTRE

l'être : « In ipso vero quod est, duo est reperire secundum rationem
(quae differtmt ratione, non re) . » Puis ayant reconnu qu'il faut
pousser plus loin la distinction, il conclut : « et ita etiam ipsum
quod est componitur etiam in se ». Le " non re " de l'incidente « quae
differunt ratione etc. », et le relatif etiam du dernier membre de
phrase paraissent en effet se rapporter à la distinction entre l'être et
l'essence. En tout cas, même si grammaticalement cette interpréta
tion semblait ne pas s'imposer, il resterait évident que Pierre de
Tarentaise n'aurait jamais pu songer à une distinction réelle à l'in
térieur de l'essence, entre l'immatérialité et sa limite, s'il n'avait
tout d'abord attribué une réalité indiscutable à la composition
d'être et d'essence, qu'il emprunte, sans doute possible, à saint
Thomas d'Aquin.
De plus il y a quelques raisons de penser que la discussion de la
distinction réelle que nous pouvons lire dans la Summa philosophiae
éditée par L. Baur parmi les apocryphes de Robert Grossetête l, est
indépendante d'Henri de Gand et antérieure à son premier Quodli-
bet. D'après Baur cette Somme dut être écrite vers 127o, peut-être
un peu après cette date2. L'auteur, qui appartient à l'Université
d'Oxford et dont la doctrine générale se relie étroitement à celle
de l'école franciscaine, se prononce avec une certaine âpreté contre
la distinction réelle ; mais il la comprend mal ; l'on sent que cette
doctrine nouvelle le heurte et qu'il n'a pas réussi à se l'assimiler :
« Iam vero occasione cuiusdam verbi Boetii, qui asserit, in omni
quod est citra primum etc.. quidam moderni compositionem realem
ex quod est et quo est introduxerunt sic, intelligentiasque hoc
solum modo posse componi, cum sint juxta Dionysium penitus
immateriales, dixerunt multisque rationibus probaverunt ; obscure
tamen, quod intendebant declaraverunt. 3 » De ces modernes « posi-
tores compositionis ex quod est et quo est» *, il dit plus loin : « isti
philosophiam potius obnubilaverunt vel venus confuderunt, quam
examinatam veritatem tradiderunt » 5 ; ou encore : « Ideoque
enormiter delirant praedicti suppositores » 6. Pourtant, parmi eux
l'auteur nomme Albert de Cologne auquel, au commencement de
sa Somme, il fait une place à part, à la suite d'Alexandre de Halès,
1. Ludwig Baur, Die philosophischen Werke des Robert Grosseteste, Bischofsvon
Lincoln. (Beitr. z. Gesch. d. Ph. des M. A., Bd. IX). Munster i. W., 1912, p. 275 ss.
2. Op. cit., Prolegom., III. T., p. 137.
3. Sum. Philos., Tr. V, c. 5, (édit. cit. p. 328, 11-21).
4. Ibid., c. 8 (p. 337, 26).
5. Ibid., (p. 337, 35).
6. Ibid., Tr. IX, c. 7 (p. 431, 14).
PREMIERS DISCIPLES ET ADVERSAIRES DE SAINT THOMAS 203

parmi les philosophes modernes 1. Albert est nommé deux fois, à


propos de la distinction réelle 2, et un passage de la Summa de crea-
turis est textuellement cité 3. L'auteur connaît aussi manifestement
saint Thomas * mais il mêle l'enseignement des deux maîtres domi
nicains, et cette confusion n'est pas étrangère au mal qu'il éprouve
à les comprendre.
La difficulté principale qui le détourne de leur théorie est la con
ception de l'essence comme puissance à l'acte d'être. Il affecte de
croire que l'essence est dite en puissance à l'Être de Dieu, et il se
scandalise. Puis il remarque que l'essence étant forme, elle ne pour
rait sans contradiction être conçue comme puissance, si on la consi
dère dans la substance concrète actuellement existante 5. L'auteur
de la Somme n'admet d'ailleurs pas l'immatériahté des intelligences ;
en dehors de Dieu une forme pure ne peut exister ; toute substance
créée suppose une matière, et cette matière est la même pour les
anges et pour toutes les substances corporelles, y compris les astres e.
Il semble admettre que cette composition réelle de matière et de
forme est au principe de la distinction entre quod est et quo est 7,
qui est une simple distinction de raison8. A ce proposée terme inten-
tio revient souvent sous sa plume, mais sans aucune allusion, semble-
t-il, à la distinction intentionnelle telle que la conçoit Henri de Gand.
De même s'il parle de la relation de l'être au Créateur, c'est en termes
1. Ibid., Tr. I, c. 6 (p. 280, 3-8) : « Sunt et alii quam plures eximiae philosophiae
viri, quorum etsi philosophiam inspexerimus, nomina tamen vel ignoramus vel non
sine causa reticemus, quamquam et Iohannem peripateticum et Alfredum moder-
nioresque Alexandrum minorem atque Albertum Coloniensem praedicatorem phi-
losophos eximios censendos reputemus, nec tamen pro auctoritatibus habendos ».
2. Ibid., Tr. V, c. 5 (p. 329, 12 et p. 330, 22).
3. Ibid., (p. 329, 13). Le texte cité : « quod est intelligo dici id quod subsistit
formae et praecipue id ratione cujus subsistit » ne se trouve pas, comme l'indique
Baur (ib., notej, dans la Summa theologiae, I, Tr. IV, Q. 20, mais bien dans la Summa
de creaturis, Tr. IV, Q. 21, a. 1, avec, dans nos éditions du moins, les variantes :
« Quod est intelligo esse id quod substal formae, et praecipue illud ratione cujus sub
sistit » (Paris, t. 34, p. 463 b ; Lyon, t. 19, p. 82 a).
4. Voir en particulier Tr. V, c. 5, p. 328, 21-35 ; P- 329, 3-11 ; où la doctrine de
s. Thomas est facilement reconnaissable. D'ailleurs le résumé de l'opinion critiquée
par l'auteur est suivi de cette remarque : « Et haec sunt verba valde obscuri. —
Albertus autem manifestus [manifestius ?] haec duo evolvere curans... » (suit le
texte cité, cf. note précédente). Cela ne s'entend bien, il me semble, que si le résumé
qui précède n'est pas fait d'après Albert. — Voir aussi : Tr. V, c. 8, p. 337, 26-29 ;
Tr. X, c. 7, p. 431, 14-17.
5. Tr. V, c. 5, p. 329, 27-331, 15 ; Tr. X, c. 7, p. 430, 10-33 ; P- 431, I4.432. 8-
6. Tr. IV, c. 11, p. 315 ; Tr. V, c. 3, p. 325 ; c. 4, p. 327 ; Tr. X, c. 7, p. 428 ss.
7. Tr. X, c. 7, p. 430, 34 ss. ; p. 432, 10 ss. et 26-41.
8. Tr. V, es, p. 329, 27-331,15 ;c. 8, p. 337,37 ; Tr.X, c. 7, p. 429,30-430, 33 ;
p. 431, 14-432, 8.
204 LA DISTINCTION RÉELLE ENTRE L'ESSENCE ET L'ÊTRE

empruntés à Avicenne et non pas au sens précis qui est celui de


Richard de Mediavilla.
Enfin Mgr Grabmann a très justement remarqué 1 que la Question
de Siger de Brabant, — découverte par lui à Munich avec tant
d'autres écrits du célèbre averroïste, et publiée dans les mélanges
offerts au cardinal Ehrle 2 — suppose, sans le dire aussi nettement
que les documents qui précèdent, le réalisme de la distinction tho
miste entre l'être et l'essence. Siger nomme séparément Albert de
Cologne et le Frère Thomas, et il distingue l'une de l'autre leurs
positions. Albert, qui est cité d'après le De causis et processu uni-
versitatis, dit simplement que res et ens ne répondent pas au même
concept et que l'être s'ajoute à l'essence. Et Siger, en rapprochant
Albert d'Avicenne, semble vouloir insinuer que, pour Albert aussi,
l'être est accidentel à l'essence. L'opinion du Frère Thomas est qua
lifiée d'intermédiaire entre l'opinion d 'Avicenne et l'opinion ad
verse de Siger. Elle est d'ailleurs parfaitement résumée, et dans les
termes mêmes de saint Thomas : « Ponunt autem quidam medio
medio quod esse est aliquid additum essentie rei non pertinens
ad essentiam rei nec quod sit accidens sed est aliquid additum per
essentiam constitutum sive ex principiis essentie » 3. Siger s'est aussi
très bien rendu compte des arguments préférés par saint Thomas 4.
La position de saint Thomas est intermédiaire entre celles d'Avi
cenne et de Siger en ce sens que pour saint Thomas le rapport de
l'être à l'essence n'est pas accidentel : il est vraiment essentiel,
bien que l'être se distingue de l'essence comme l'acte de la puis
sance. Pour Siger aussi ce rapport est essentiel, mais il l'est à ce
point que, même dans les créatures, l'être fait partie de l'essence.
Siger déclare ne pas comprendre ce que peut être un rapport essen
tiel dont l'un des termes serait distinct de l'essence : c'est là un rap
port accidentel ; ou bien, ajoute-t-il, on pose dans la réalité, au-delà
de la matière, de la forme et de l'accident, une « quatrième nature»5.
1. M. Grabmann, Neuaufgefundene « Quaestiones » Sigers von Brabant zu den
Werken des Aristoteles. (Clm. 955g), dans Miscellanea Francesco Ehrle, Vol. I,
Rome 1924, p. 102-147. — Voir aussi, du même auteur : Doctrina S. Thomae de
distinctione reali inter essentiam et esse ex documentis ineditis saeculi XIII illustratur,
dans Acta Hebdomadae thomisticae, Rome 1924.
2. Op. cit., pp. 133-138-
3. Op. cit., p. 135, 136.
4. Op. cit., p. 137 : « Istaet ultima ratio movit fratrem Thomam ».
5. Op. cit., p. 136 : « Etsi conclusio vera sit, modum tamen ponendinon intelligo,
quia esse quod pertinet ad rem aut est pars essentie rei ut materia vel forma aut
res ipsa composita ex hiis aut accidens. Sed si sit accidens tune erit additum essentie
rei quod est contra dictam opinionem proximam. Sed dicere quod esse sit aliquid
additum essentie rei ita quod non sit res ipsa neque pars essentie ut materia vel for
PREMIERS DISCIPLES ET ADVERSAIRES DE SAINT THOMAS 205

Pour Siger être et chose désignent la même « intention », mais ils


ne sont pas synonymes, car ils la désignent sous un mode conceptuel
différent. Henri de Gand soutenait, lui, qu'à chacun de ces termes
correspond une « intention » distincte : ces deux opinions voisines
s'éclairent l'une par l'autre.
Nous n'avons pas à suivre ici dans le détail l'opinion de Siger.
Aussi bien convient-il d'attendre la publication intégrale des inté
ressantes découvertes de Mgr Grabmann. Notons seulement cette
impression : tout en combattant le Frère Thomas et avec une grande
lucidité, Siger subit manifestement l'attrait de son génie et il lui
fait plus d'une concession ; d'autre part s'il avait connu la Destructio
destructionum de son maître Averroès, vraisemblablement il se serait
montré beaucoup plus absolu dans sa négation de la distinction
réelle entre l'essence et l'être 1.

Aussi haut que l'on puisse remonter à l'aide des documents •


aujourd'hui mis à jour, il apparaît donc clairement que les contem
porains de saint Thomas, adversaires ou disciples, n'avaient aucun
doute sur sa véritable pensée. Mgr Grabmann a montré qu'il en va
de même pour les disciples et adversaires de la fin du XIIIe siècle
et du commencement du XIVe 2. Ces témoignages, rejoignant les
conclusions auxquelles nous ont amené nos recherches sur les
sources de la doctrine de saint Thomas, devraient suffire désormais,
même aux historiens les plus prévenus par l'esprit d'école.
ma et dicere quod non sit accidens, est ponere quartam naturam in entibus ».
1. L'opinion de Siger est exactement celle d' Averroès, concernant les rapports
de l'être et de l'un, exprimée dans le Commentaire au IVe livre des Metaph.,
où nous lisons.f. 32 b 2:« Nos autem diximus quod significant (ens et unum) eamdem
essentiam, sed modis diversis, non dispositiones diversas essentiae additas. Et se-
cundum hoc non est differentia apud istum nominem (scil. Avicennam) inter signi-
ficationes quae significant eamdem naturam modis diversis, absque quod significent
intentiones additas illi, et inter significationes quae significant in eadem essentia
dispositiones additas illi, scilicet diversas ab ea in actu. »
2. M. Grabmann, Doctrina S. Thomae de distinctione reali inter essentiam et esse
ex documentis ineditis saeculi XIII illustrat-ur, dans Acta Hebdomadae thomisticae,
Rome 1924, pp. 131-190.
TABLES
I. - TABLE DES CITATIONS

ARISTOTE
(Ed. Bekker, Berlin 1831)

Hermen. B 285 a 29 54
18 a 28-19 b 4 140 — 292 a 18 ... 54
21 a 18-28 138
De an.
An. Post. B 412 a 7 118
A 71 a 1 2 429 a 18-b 5 54
b 33 2 — — a 23 . . , 54
— 72 b 26 2 — — b 3 45
B 89 b 24 137 ,— 429 b 10 139
— 92 b 4-35 138 — 430 a 1 36
bg-n 137 — — a 10-15 54
— 93 a 20-25 138 a 23-25 54

Top. De hist. anim.


A 122 b 20 18 8 588 b 4-14 42
Z 144 a 32 18
— 146 b 3 3 De part. anim.
A 642 b 5 - . 42
Soph. el.
166 b 37-167 a 4 138 De gêner.
B 736 b 27 54
Phys.
A 184 b 26-185 a 4 .... 138 Met.
— 185 a 32-b 5 53 a 993 b 24 44
— 186 b 25 22 B 995 b 13 5
B 192 a 9 6 — 998 b 24 18
— 194 a 12 6 r 1003 a 33-b 10 47
— 199 b 34-2o0 b 8 140 — — b 22-33 140
r 204 a 8-12 53 A 1014 b 35 4
A 222 a 7-9 140 — 1015 a 20-b 15 140
Z 231 a 21-b 6 53 — — b 11-15 140
— 232 a 23-25 b 4 .... 53 — — b 16-1017 a 6 . . . 52
6 256 b 20 5 — 1016 b 1-3 51
— 259 a 5 5 — — b 32 52
— 266 a 10 5 — — b 35 52
— 267 b 17-26 ...... 5 — 1017 a 22-35 2
— 1020 a 7-32 53
De coelo. — — a 20 3
A 268 a6 53 — — b 26 47
— 271 b 8-13 1 — 1021 b 30 38
— 278 a 9 ss 52 — 1023 b 17-36 12
— 279 b 4-283 b 22 140 E 1025 b 10-18 138
— 281 a ss 140 — — b 17 137
B 284 b 32 54 — 1026 a 10 5
TABLE DES CITATIONS 209
E 1026 b 27-1027 a 28 . . 140 Z 1037 b 8-27 140
— 1027 b 35 2 — 1038 b 14 6
Z 1028 a 13I 5 — 1041 a 10-b 10 140
— — a 25-31 44 — — b 6-28 140
— — b2 5 H 1043 b 1-4 139
— — b28 5 b5 6
— — b33 ° — 1045 a 7-24 140
— 1029 b 1 2 I• 1052 a 15-1059 a 14 . . . 52
— — b 3 2 — 1053 b 16 2
— 1030 a 6 43 — 1054 a 33 52
— ,— b 14 ss. ..... . 47 — 1057 b 35-1058 a 28 . . 12
— 1031 a 15 139 — 1058 a 29 ss 47.52
— 1033 a 24 ss 6 — — b 5 52
— 1034 a 5-8 52 — — ba1 45
— — b 15 53 K 1069 a 7 5
— — b 20-1038 b 35 . . . 12 — 1071 b 3-1075 a 10 . . . 5
— 1035 b 30 52 A 1073 a 14 ss 54
— 1036 a 2 52 — 1074 a 33 • 52
— 1037 a 5 6 — — a 35 32, 54
— — a 29-b 7 47 — — a 36 54
— — a-34-b 7 139 N 1089 b 30-1090 a 2 . . 53
— — t>8 43

BOECE
(Migne, PL,t. 64 et Brandt, Vienne 1goô)

In Isag. 2 PL 186 B 58
PL 114 A (Br. 233, 21-234, — 202 B 58
") 58
— 116 C (— 241, 9) . . . 57 De Trin.
— 129 B (— 271, 18). . . 57
PL 1249 D 57
— 146 B (— 315, 20). . . 57
— 1250 B 142, 143
— 1252 B 142, 143
In Porph. Dial.
— — C 143, 144
PL 43 B C 9
— 48 A B 12
De hebdom.
— 51 D-52 D 12
PL 1311 A 144
In Porph. Comm. — — BC 145
PL 81 CD 2 — — C 36
— 108, 109 9 — 1312 AB 144
— 115, 116 A B 12 — — C 144, 145
— 125 C-127 A 12 — — D 145

In De interpr. 3 De 2 nât.
PL 462 D-464 C 56 PL 1341 C 4
— 1343 D 56
In Categ. — 1344 C 57
PL 184 A 8 — — D 8

AVICENNE
(Venise 1508)

Log. Suffic.
4, 24, 44, 61, 150, 186, I, c. 1 59
187 — 2 59, l05
210 TABLE DES CITATIONS

I, 6 . . . . 4,44,45,46, III IV, I ,• • 150


— 7 59 —' 2 . ... 99, 150, 153
— 8 59 — 3 • 150
II, 7 64 V, 1 . 23, 24, 28, 59, 150,
187
Dean. —' 2 . • 14, 24, 34, 59, 60,
L. I, c. I 32. 41 61,65
— 2 28 — 3 • ... 12, 14, 59, 60
II, 2 24, 28, 60, 61 — 4 • 59, 61
— 3 60 —' 5 • . 9, 15, 18, 19, 21,
V, 2 31 33,41, 60
— 3 • , • • 34, 39. 61, 65. 66 — 6 . .... 16, 17, 23
— 4 61, 65 — 7 • .... 60, 61, 150
— 8 . 150
Meiaph. — 11 75
L. I, c. 6 1, 4. 151 VI, 1 152
— 7 I51, 187 — 5 , 59
— 8 152, 154, 188 VII, 2 . 23
II, 2 14, 59, 62 VIII, 2 1n
— 3 59,63 — 3 • • 99, 152, 153, i54
— 4 9, 59, 60 — 3-6 150
III, I 59 — 4 • .... 37, 59, 156
— 2 61, 62 — 5 • .... 60, 61, 165
— 3 59 IX, 1 • • • 37, 15°, 152
— 4 32 — 4 • , • 34, 65, 99, 150,
— 5 59,6o 152, 155
— 8 59, 60 x, 75

AVERROES
(Venise 1550)
In Porph. expos 12 III, 20 70
36 70
In Phys. In Met.
L. I 53 L. I, com. 17 12, 20, 67
VIII 157 — 40 67
IV, 3 157, 205
In De cœlo. V, 14 3
l. 1 : 1 — 21 38
— com. 101 157 VII, 3 44
III, 60 m — 17 17, 47
— 20 11
De subst. orb. — 21 7
c1 68, 69, 106 — 27 9
— 28 67
3 !57
— 28 67
— 33 I2
In De an. (Lyon 1542).
— 34 7
L. I, com. 8 28 42 43
II, 8 67 VIII, 6 18, 47
III, 4 1 XII, 14 20, 67, 104
— 5 28, 36, 67, 70
— 14 35, 67, 70 Epit. in Met.
— 18 70 II 67, 68, 69

GUILLAUME D'AUVERGNE
(Orléans 1674)
De Trin. c. 3- • • . 161
c1 160, 161, 162 38,72
2 160, 161, 187 162
TABLÉ t)ES citat1ons 211
c. 6 161, 162 P. I, p. 2, c. 68 7«
7 161, 162 116 • • 73
8 162, 163, 174 II, 28 . . 164
10 163 1 . . 164
2 . . 164
De univ. 7 . . 164
P. I, p. 1, c. 3 163 8 164, 165
— 2 2 32 9 . . 163
9 72. 164 12 . . 21
10 72 20 . . 164
12 72
73 De an.
15 73 c. 6, p. 17. 74
21 73 7 1 ». 74

ALEXANDRE DE HALÈS
(Venise 1575)
Sum. Theol. P. II, Q. XII 3. .... 167
P. 1. Q. v, m. 3 167 XX 2. .... 168
— XII 3- 75 XX m. 4, a1.. 77
— XIV 1. 75,76 . 2 . . 77
— - 6, a 76 LXI 1. . 77, 167, 168
— XLV 3. 76 III VI 2. . . 1 . 176
— XLVIII 1. 76 • 3 • • 77
— XLIX 1 . 167 VII 1 • 3 • • 78
— LVII 1. 167 — 4 .... 77
II XI 2. 76 IV X 1 .... 76
— XII 1. 167 — 7 . . 2 . 76
— — 2. 167

SAINT BONAVENTURE
(Quaracchi 1882)
In Sent. II, III, p. I, a. 2 q. 2. .80, 81
I,D. VIII, p. *, q. 2 .167, 168 — — p. 1, q. 2, a. 3 . 80
— XXIII, a. 1, q. 1 . . 167 — — a. 1, q. 1-3 . . 81
— XXIV, a. 2, q. 2 . . 80 — XVII a. 1, q. 2 . . 30, 168
— XXV, a. 1, q. 1 . . 80 — XVIII a. I, q. 3 . . . 81
a. 1, q. 2 . . 80 III X, a. I, q. 3 . . . 80
II III, p. 1, a. q. I
1, 80
167, 168 De myst. Trin.
p. 1, a. 2, q. 1 80 Q. IV, 1. 1 80, 81
81, 127

ROGER BACON
Quant. (Amiens, me. 406.) 102 T a 83
102 T b 30, 84, 86
i. 8 b 30
84T b 85 103 a 11, 88
99T b 30, 169 103 b. . . 6,7,21,27,30,87
100T a 6, 7, 12, 18
1ooT a 21 Comm. nat. (éd. Steele)
1ooT b 170 L. I, P. II, c. 9 • • 86,88
102 a 83 — — c. 10 . . 27,87
102 b 83 — IV, D. 3, c. 4 30
« D« eut. et «•■•util ". 1S
212 TABLE PE8 CITATIONS

ALBERT LE GRAND
(Ed. Borgnet. Paris, Vives)

Sum . de creat. II III 4 175


P. I, T. I, Q. 2, a. 2 95. I72 — — 5 90,92
172, 173 — IX 7 94
— II 5» 95 — XVII 2 94
78 95 — XIX 1 31
III 7 95 III VI 2 91
IV 20 172 — — 3 176
21 173 — — 4 176
28 90 — — 5 170. J77
— V 28 92 — V 15 91
II 2 94 — X 1 91
2 94 IV XII 16 95
7 172
In De praedicam.
55 89
56 94 T. II, c. 1 177
58 92 — 8 95,96
78 90,93
IV 20 172
De praedicab.
21 172, 203 T. III, c. 3- 12
V 4- 12, 17
In Sent. 7~ 7-
L. I, D. II, a. 13 • 173 In Phys.
19 95, 103
L. I, T. 1, c. 1 2
20 90, 92,
l03, 174
— — 2 95
94. I02>
III 29 89 3 95
174 4 95
33 II 2 12
35 102
III 6 96
— IV 9 174
12 95,96
— VIII 3 174
1oz
13 95
4 IV 8. 96
5 174
7 102 In De ccelo
15 173
22 102, 174
L. I, T. 3, c. 4 95
24 102, 173 In De an.
25 • 174
L. II, T. 3, c. 3 • 95
26 , 93
, 4 92,96
XIX, 12 93, 103
III 11- 97.98
M 102, 103
M • 97
15 • 103
«5 • 98
17 102, 103
17 • 98
XXII 102
19 97.98
XXIII 103
1 • 96
91
4 • 95
4 8, 91
17 - 89
6 91
• 97
14
XXIV 103
1 94, !02
De intelP* et intell*.
3 94
XXVI 91 L I, T. 1, c. 6 177
4
90 — 2 5 89
5
XLII 9 174
XLVI 12 174 De nat. et orig. an.
II I 4 3°,9° T. I, c. 6 . . 98
10 174 7 98
II 2 175 8 177
TABLÉ DÉS CITATIONS 213
In Met. De unit, intell.
L. I, T I, c. 1 95 c. 6 99, 100
— 4 8 95 7 99, 100, 178
III 3 12 95
V 1 6 177
— 2 2 95 Sum. theol.
— 3 95 L. I, T. IV, Q. 20 203
— 6 IO 12 — — — m. 3. . . 184, 102
VII I 8-12 43 — — — 4. . . .184,102
— 3 2 95 — — — 5 102
— — 8 95 — — incid 184
VIII 2 6 12 — VI 24 1 102
XI I 7 95 -— — 29 1, a. 2. . . 100
12 95 — IX 103
2 7 177 — X 103
— . 8 177 — — 43 2 1. . . 102
— 39 • • • 177 — XIII 102
— XIV 102
De causis II I 180
L. I, T. I, C. 8 178 — — 3 32... 167,
— 10 178 181, 184
II I 1 179 — — 4 1 100,
— 3. . . . 178,180 101, 102
— — II 7 101
— 15 178 —- — 8. . . 101, 127
— 17-19 . . . 179 — IV 13 1 183
— 2 — — 14 2 101
— — — 19 3. . . .180, 181
— 18 180 — XII 72 2. . . 100, 101,
— 183
— 4 5 . . . 178, 180 — XIII 77 3 100
— 5 24 . 180

SAINT THOMAS D'AQUIN


(Ed. Frettl. Paris, Vives)
In Sent. I XXVI I I 122
L. I, D. II, Q. a. 1 . . 104,185 — XXXIV I 1 192
V 1. . . . 192 II III I I . . . . 106, 120
4- . . . 185 187, 189, 192
— VIII 2. 37, 187, 188 I 2. . . .118, I20
I. ... 187 -3 36
2. 30, 104, 106, — 4 . . . .53, 106,
m, 118, 185, 118, 120
188, 189 — 5- • • • 17,18,
, . . . 110 ' 40, 189
IX , . . . 105 -6 40
XXIII , 10, 21, 105, — XII I 1 105
123, 124, — 2 Il8
192 — 4 III
124 XVII 1 2 I20
122, 124 2 I. ... 28, Il8
. 124 — 2 Il8
— XXIV 1 125, 126, 192 XVIII 1 2. ... 17, IIO
. 125 XXX 2 I. ... 53, I06
XXV 17, 1o5, XXXVII 2 I 40
123, 124 III I 2 5 I06
123, 124 III I I. . . . . Il6
. 124 V I 2 I96
212 TABLE DES CITATIONS

ALBERT LE GRAND
(Ed. Borgnet. Paris, Vives)

Sum . de creat. II III 4 175


P. I, T. I, Q. 2, a. 2 95. 172 — — 5 90,92
172, 173 — IX 7 94
— II 5« • 95 — XVII 2 94
7« 95 — XIX 1 31
III 7 95 III VI 2 91
IV -,o 172 — — 3 170
21 '73 — — 4 176
28 90 — — 5 17°. '77
28 92 — V 15 91
II 2 94 — X 1 91
2 94 IV XII 16 95
7 172
In De praedicam.
55 89
56 94 T. II, c1.. • '77
5« 92 — 8. . 95.96
7« 90,93
IV 20 172
De praedicab.
-2 1 172, 203 T. III, c. 3 12
V 4 12, 17
In Sent. — 7 12
L. I, D. II, a. 13 • 173 In Phys.
19 95, 103
L. I, T. 1, c. 1 . 2
20 90. 92,
- 2. • 95
94 102^ 103, 174
III 29 . 89 3- - 95
4- • 95
33 174
II 2. 12
35 102
III 6. . 96
IV 9 174
12 95,96
VIII 3 !74 13 • 95
4 102
IV 8. - 96
5 174
7 102 In De ccelo
15 173
22
L. I, T. 3, c. 4 95
102, 174
24 102, 173 In De an.
25 • 174
L. II, T. 3. c. 3 • 95
26 • 93
— 4 92, 96
— XIX, 12 93. 1o3
97.98
III 11-1
M 102, 103
M • 97
15 . 103
15 • 98
17 102, 103
17 • 98
XXII 102
97.98
19
XXIII 103
1 . 96
91
4 • 95
8, 91
17 • 89
91
14 • 97
— XXIV 103
I <M, 102 De intelf et intell*.
3 94
— XXVI 4 91 L I, T. 1, c. 6 177
90 — 2 5 89
5
XLII 9 174
XLVI 12 • 174 De nat. et orig. an.
II I 4 30.9O T. I, c. 6 . . 98
10 • 174 — 7 98
— II 2 • 175 — 8 177
TAftLK t>ÊS CITATIONS 213

In Met. De unit, intell.


L. I, T I, c. I 95 c. 6
—- 4 8 95 7 39, 100, 178
III 3 12 95
V 1 6 177
— 2 2 95 Sum. theol.
— 3 95 L. I, T. IV, Q. 20. ... 203
— 6 IO 12 — -— — m. 3- - . 184, 102
VII 1 8-12 43 — — — 4- • . .184, 102
— 3 2 95 — — — 5- • . . . 102
— — 8 95 — — incid. ... 184
VIII 2 6 12 — VI 24 1 . . . . . 102
XI I 7 95 — — 29 1, a. s . . . 100
— 12 95 — IX - - 103
— 2 7 177 — X ... 103
— 8 177 2 1 . . . 102
— — 43
— 39 177 — XIII . . . 102
— XIV . . . 102
De causis II I . . . 180
L. I, T. I, c 8 178 — — 3 3 2 . . • 167,
— 10 . 178 181, 184
II I 1. . 179 — — 4 1. . . . . 100,
— 3- - 1* 78, 180 IOI, 102
— 14 . 180 — II 7- • . . . IOI
— 15 • 178 — — 8. . 101, 127
— 17-19 179 — IV 13 1. •. • . 183
— 2 2 . 180 — — 14 2. .. . . IOI
7 • 180 — — 19 3- • . .180,181
18 . 180 — XII 72 2. . . 100, IOI,
— 19 . 180 183
— 4 5 • 178, 180 — XIII 77 3- •
— 5 24 . . 180

SAINT THOMAS D'AQUIN


(Ed. Fretti. Paris, Vives)

In Sent. I XXVI 1 I. . 122


L. I, D. II, Q. 1, a. 1. . . 104, 185 — XXXIV 1 I. I92
V 1 II III I I . I06, I20
4- .... 185 187 189, 192
; VIII 4 2. . 37, 187, 188 — — I 2. Il8, I20
— 5 .... 187 — , 3- • 36
2. .30, 104, 106, — — 4- 53, 106,
m, 118, 185, 118, 120
188, 189 — — —
-- 5- 17. 18,
— — 3- .... 110 40, 189
__ IX 1 . 40
XXIII 1 I. . 10, 21, 105, XII
1 1o5
123. 124. — —— 118
192 — —— n1
' — — 2. .... 124 — XVII
1 120
— — 3- . . .122, 124 — 2 28, 118
— —. 4- .... 124 — —- -— . 118
XXIV 1 1 . .125, 126, 192 — XVIII 1 17, 110
— — 3- .... 125 — XXX 2 53. 106
XXV 1 1 . . . .17. 1o5. — XXXVII 2 40
123, 124 III I 2 . 106
— — 2. . . .123,124 — III I . 116
— — — 3- .... 124 — V 1 . 196
214 TABLE DEt CITATIONS

III V 1 3- • .106, 123 De spir. créât.


2 a. 1 185, 188, 189
VI 2 2. . . .191, 193 3 .• "2, 113, 114
XXVT I 8 ". 120
TV XI I 3. q 3 . . 106 9 118, 119
XII I 1 3 .106, 107 n 40
— 2 4 . 106, 107
6 .106, 107 De an.
— 3 I . 106, 107
a. 1 118
XIV I i 6 . . 4o 2 119
XLIV I i I . 106, 107
3 118, 119
— 2 i I . • 40 '6 114, 189
— 2 2 . . . 107
9 ,112,113,114
17 192
C. Oint.
Quodl.
L. I, C. 22 188, 189 I, Q. 4, a. 6 112
— 43 «« — 10 21 115
II 30 190 — — 22 115
— 37 l8° II 2 3 . . . 187, 191
50 120
— — 4 *92
— 51 I2o III 1 2 115
52 188
— 8 20 . . . 188, 189
53 l89 VII 3 7 - • • 188, 189
— 54 185,189 — 1 3 IQ9
— 55 189,190
— 4 10 109
— 75 118, 119 VIII 3 5 . . . 109, no
— 81 118
93 120 IX 2 2 . . . 121, 124
— — 3 194
IV 48 192 — 4 5 189
— 49 IQ2 — — 6 . 185, 188, 189
— 63 109
X 1 1 125
— 65 109,110
— — 3 • • 1o9. II0
— 66 no
XI 6 6 . . . 109, 110
— 82 no XII 5 5 19ï

De verit. In An. post.


Q. IV, a. 1 40 L. II, 1. 13 40
X 2 40
In De ccelo
De pot. L. I, 1. 19 116
Q. III, a. 1 190
— 10 118 In De an.
V 3 190 L. I, 1. 1 4«
— 4 191 II 1 43. "3. "«
VII 2 189
— 4 191, 192 In De gêner.
VIII 3 121 L. 1,1. 15 no
IX 1.8, 109, 120, 121, — 17 no
123, 124, 192 — 24 n»
— 2 . 40, 109, 121, 123,
124 In Met.
— 3 120, 124 L. IV, 1. 1 191
— 5 • • • 1o9, 121, 125 VII 2 40, 113
— 3 192
De tnalo. — 5 1»!
Q. XVI, ». 1 109, 120 — 9
De un. V$rbi. Sum. theol.
a. 1 123, 124, 192 P. I. Q. 3. a- 2 115, 1.
2 122, 124 — — 3 x92
4 194.195 — — 4 189
TABLE DES CITATIONS 215

P. I, Q. 3, a. 8 38 Page 34, 1. 16 188


— r1 1 125 35 19 189
2 125 36 2 185
— — 3 • • • • 121, I25 38 6 121
— 28 121 39 10 147
— 29 I 40, 115, 131, — 16 118
123, 124 42 9 • • 106
— 2 .115,122,123,124
— 3 . . . . 121, 124 In Boet. De Trin.
— 3° 3 125 Q. IV, a. 2 53, 107, 109
— 46 1 190 — 3 m. 115
— , 47 3 120 ,— 4 109
— 50 2 189 V 2 109
— 4 120 — 3 109
— "61 1 188 — 4 185, 189
— 75 5 189
,— 76 2 . . 118, 119, 120 In Boet. De hebdotn.
— — 3 «2
4 H2 C. 2 . . . . 186, 188
— — 6 . . . . 112, 113
— 77 ! 40 De mixt. elem ,112
— 119 1 no
la H»e 49 2 40 De unit. Intel.
III 2 I 196 C. 7 115, 118, 119, 120
.2 2 . . . . 121, 123,
124, 192 Resp. de art. CVIII.
— — 3 Iz4 a. 108 118
— — 6 196
— 17 2 !95 Comp. theol.
— 77 2 . . .110,116,120
CLVI 110
CCXVIII 195
De princ. nat 104
CCXIX 195, 196
CCXX 195, 196
De ente et ess. (Supra, pp. 1-48)
Page 10, 1. 15 106 De subst. sep.
11 15 106 C. 5 116
21 3 106 7 120
30 1 120 8 120, 188, 189
34 7 187 9 188

s;
'.-,
IL - TABLE DES NOMS D'AUTEURS

Abu Hashim 151 Charles .... : 86


Albert le Grand .... xv11, xv111, Chenu vn1, 30, 128
x1x, xx, xx1, 2, 8, 12, 17, 30, 31, 43, Chevalier 140
89-103, 172-184, 203
Alexandre d'Aphrodise 89 Dalmau 192,194
Alexandre de Halès . . 31, 75-78, 104, Denys (Pseudo) 75
167, 168. Descoqs 119
Algazel v1n, 96, 102 Destrez xx1x
Amaury de Bène 37 De Wulf 129
André . 200 Djubba'i (al) 151
Annibaldis (de) A 128, 201 Domenichelli 79
Aristote . . xx1, 1, 2, 3, 4, 5, 6, 12, Duhem . . XIX, 6, 8, 30, 82, 83, 85,
18, 22, 36, 38, 42, 43, 45, 47, 51-55, 139, 142, 146, 147, 158, 160, 169, 170,
86, 118, 137-141. 171.
Augustin (S.) 8,9,118
Averroès. . . . xvn, xxn, xxm, 1, Fabianus (v. Papirius).
3, 7, 9, 11, 12, 17, 18, 20, 28, 35, 36, Farabi (al) .... xx, 86, 150, 151
38, 44, 47, 53, 67-70, 104, 106, m, Fretté 8
150. 151. 157-159.
Avicebron (v. Gebirol). Gebirol (Ibn) 30, 31, 32
Avicenne .... xvn, xx, xx1, xxn, Gilbert de la Porree vn1
xxvn, 1, 4, 6, 9, 11, 14, 15, 16, 17, Gilles de Lessines 129
18, 19, 21, 23, 24, 28, 31, 32, 33, 34, Gilles de Rome (Pseudo) 110, 200
37. 39, 41. 44. 45. 4°. 59-66, 75, 99, Gilson 81, 167
104, 105, m, 150-156, 186, 187, 188, Godefroy de Fontaines ... 129, 133
189, 190. Grabmann. . xv, 3, 129, 130, 204, 205
Grégoire de Nysse 96, 118,
Bacon, R . . . vln, xv1, 6, 7, 11, 12, Grossetête, R. (Pseudo) ... 30, 127
18, 21, 27, 30, 82-88, 110, 169, 170. Guillaume d'Auvergne. . . xvn1, xx,
Baeumker 30, 86 xx1, 21, 32, 38, 72-74, 91, 160-166,
Bardenhewer 32, 38, 148 174. 187.
Baur xxx, 202, 203 Guillaume d'Auxerre . . 160, 167, 168
Bernard (S.) 75 176.
Bernard de Trilia 200 Gundisalvi .... xv111, xx, 1, 59
Boèce . . . xvn, xrx, 2, 3, 4, 5, 8,
9, 11, 12, 36, 56-58, 76, 91, 142-145, Hamelin 140
161. Hannibaldis (v. Annibaldis)
Bonaventure (S.). . 8, 30, 31, 80, 81, Haskins 3
104, 127, 167, 168. Havet xxx
Boninsegnis (de) 130 Henri de Gand 128, 129, 157, 200
Bonitz 4,51,62 Hocedez 200
Bonyges 158 Hôver 86
Hoffmans 129
Calo Calonymos 158 Horten 150, 151, 157, 158
Carra de Vaux 158
Cajetan 131, 133 Islam (Encyclopédie de 1') . . . . 151
Capreolus 110, 131
Carton 87 Jacques de Venise 3
Causis (De) 32, 38, 39, 146, Jean d'Espagne . . . xv111, xx, 179
147, 148. Jean de la Rochelle . . 79, 167, 168
TABLE DES NOMS D'AUTEURS 217

Jourdain 59 Ptolémée de Lucques . . . xv, xxv1


Pythagoriciens 118
Kilwardby vni, 30, 128
Kramp 160 Quintilien 9
Quirôs Rodriguez 157
Lam1nons 151
Renan 158
Macdonald 151 Richard de Mediavilla ... 157, 200
Maier 140 Robin 55
Maimonide vm Roland-Gosselin 40, 100
Mandonnet . . vu, xv, xv1, xvm, 28, Rougier. . . 137, 138, 139, 140, 142,
3o. 53. 59. ï 10. 1 1 2, 127, 128, 129, 130, 146, 147.
194, 200, 201.
Manser 79, 168 Schindele XIX, 160, 162
Mansion 53 Sénèqne 9
Mantino 157 Siger de Brabant . . . . 129,204,205
Masnovo 28 Silvestre xv1, xxvm
Maurice-Denis 140 Spettmann 128
Michel Scot 42 Summa philosophiae . . 30, 127, 129,
More 5 202, 203.
Munk 151 Synave vm, 194, 195, 196
Mutakallim xxx, 151
Themistius 137
Olivi 128 Théry 95
Thomas d'Aquin (S.), xv-xxv1l, 1-48,
Papirius, FI. Fab 9 .53, 104, 126,
Peckham 128 185-199, 204, 205.
Pelster 89, 194, 196 — — (Pseudo). 129, 133, 134.
Pelzer 42 Trevet 37
Philopon 137
Pierre de Poitiers 176 Valois 72, 160
Pierre de Tarentaise .... 128, 201
Platon xx1, 118 Wittmann xx1
Plotin x1x, 5 Worms 157
Porphyre ...... 12, 56, 76, 91 Wûstenfeld 59
Proclus .... 146, 147, 148, 149,
153- Zeller 9,54
III. - TABLE ANALYTIQUE

Accidents xxv, 3, 42,57, 83. Individualité de l'ange. 54, 72, 77, 80,
Ame . . xv11, 29, 36, 39. 54. 65. 69. 101, 120, 127.
71, 73, 81, 94-100, 113, 117-120. — de l'âme. 39, 55, 60, 61, 65.
Ange . . xvn, 29 ss., 39, 73, 77. 80, 69, 72, 79, 81, 94, 117.
81,92,94, 101, 120. — des substances mater. 11.
Augustinisme 3° 21, 42, 52, 56, 60 ss., 67,
Averroïstes (Controverses) . 28, 96 ss. 83 ss., 92, 105 ss., 128 ss.
no. — des accidents. 107, 109, 115
Certitudo 4 Individnation (v. individualité).
Christ (Unité de l'être du) . . 176, 194
Contingence .... 14o. I5I. I9o, 191 Latran (IVe concile de) 38
Corporéité ... 63, 69, 95, 104, 114
Matière . . 6, 7, 18, 20, 31, 52, 67, 77,
Définition 18, 19, 40 83. 93. 97. 133. 168, 175, 189.
Dimensions indéterminées . . xxvn1, Mixte III ss..
69, 85, 95. 106 ss., 130.
Dieu .... xxv, 37, 72, 75, 81, 102, Nature 4
121, I42, 152, 165, 167, 183, 188. Nécessaire 140, 151
Différence xxn, 18 Néo-platonisme x1x, 5

Ens 9 Panthéisme 37
Espèce . . xxn, n, 19. 23, 34. 41 Platonisme 23
101. Possible . . 140, 151-156, 159, 162,
Esse . . XIX, 5, 142 ss., l69. l8° 174, 189-191, 198.
Essence xx11, 21, 24 ss.,
etêtre. . xv111, x1x, xx, 2, Quantité . . n, 53, 62, 64, 69, 85,
34 ss., 135-205. 93.95.104,115,123.
— (Connaissance de 1') . . 4o Quidditas 3
Essentia 3. 8, 9 Quod est et quo est . . x1x, 92, 139,
Être (v. essence) 143, 167, 172 ss., 185.
— logique xx1, 3
Signari, signata, etc. . 11, 58, 59, 60
Fini et infini 39. M7 Substances composées . . xv1, 6
Forma tolius 22, 172 — simples . . . xvn, xxv,
Forme 18, 146 5. 29, 40.
Formes séparées • 23, 32
_ (Pluralité des) . . 17, 110 ss. Tout xxn, 12 ss., 148, 149.

Genre .... xxn, 12 ss., 18 ss., 46 Unité .... 51, 52, 61, 75, 93. 125
Universel xxrv, 26, 27
Helyatin ou hyleachim (v. ylcachim).
Versions latines d'Aristote ... 3
Individu 91. 123 ss. — d'Averroès . 156, 157
Individualité . xvn, 10, 21, 27, 38, 39, — d'Avicenne . 1, 59
51-134-
— de Dieu. 38, 72, 75? 102 Ylcachim 32, 148, 179
IV. — TABLE GENERALE DES MATIERES

Avant-Propos vu
Bibliographie 1x

INTRODUCTION
1. — L'occasion et l'objet du « De ente et essentia » . xv
2. — Date relative du « De ente et essentia » . . . . xxv1
3. — L'établissement du texte xx1x

DE ENTE ET ESSENTIA
Prooem1um I
Cap1tulum pr1mum 2
Cap1tulum secundum 6
Cap1tulum tert1um 23
Cap1tulum quartum 29
Cap1tulum qu1ntum 37
Capitulum sextum 42

ÉTUDES

I. — LE PRINCIPE DE L'INDIVIDUALITÉ

Ire partie
LES PHILOSOPHES

Chap1tre I. — Ar1stote 51
Chap1tre II. — Porphyre et Boèce 56
Chap1tre III. — Av1cenne 59
Chap1tre IV. — Averroès 66
220 TABLE GÉNÉRALE DES MATIERES

IIe Partie
LES THÉOLOGIENS

Chap1tre V. — Gu1llaume d'Auvergne 72


Chap1tre VI. — Alexandre de Halès 75
Chap1tre VII. — Jean de la Rochelle 79
Chap1tre VIII. — Sa1nt Bonaventure 80
Chap1tre IX. — Roger Bacon 82
Chap1tre X. — Albert le Grand 89
Chap1tre XI. — Sa1nt Thomas d'Aqu1n 104
Chap1tre XII. — Prem1ers d1sc1ples et adver
sa1res de S. Thomas. Les
apocryphes 127

II. — LA DISTINCTION RÉELLE


ENTRE L'ESSENCE ET L'ÊTRE
Ire Partie
LES PHILOSOPHES

Chap1tre I. — Ar1stote 137


Chap1tre II. — Boèce 142
Chap1tre III. — Le « De caus1s » 146
Chap1tre IV. — Av1cenne 150
Chap1tré V. — Averroès 157

lie Partie
LES théolog1ens
Chap1tre VI. — Gu1llaume d'Auvergne 160
Chap1tre VII. — L'école franc1sca1ne 167
Chap1tre VIII. — Albert le Grand 173
Chapitre IX. — Sa1nt Thomas d'Aqu1n 185
Chap1tre X. — Prem1ers d1sc1ples et adversa1
res de S. Thomas 200

Tables
Table des c1tat1ons 208
Table des noms d'auteurs 216
Table analyt1que 218
Table générale des mat1ères 219
ADDENDA ET CORRIGENDA

Page x1, ligne 37, ajouter 1 p. 194, n. 2.


xv, note 3, » » ».
5, note 2, ligne 16 de la note, lire 1 Phys. 0
47 » 2 » 2 » après L. X, 1. 4, fermer la parenthèse.
68 » 1 » 5 » supprimer : in.
73, ligne 7, supprimer la dernière virgule.
75, note 2, Kre ; PG, t. 3.
90, ligne 6, i»>e ; préoccupation.
132, » 15 » : elle-même principe de l'être.
140, > 10, après Métaphysique, ajouter une virgule.
169, » 20, lire t sive sub incomplete.
186, note 2, après n. 4, ajouter un point.
204, ligne 18, lire 1 modo quod, et non 1 medio quod.
187, ligne J4, lire : des deux derniers g1oupes.
221, bg»e 1, lire : p. 494.

Imprimé par Oescuée, de Brouwer et Cu, 41, Rue du Metz, Lille. — 3.791
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