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Il est également vrai que je suis le disciple d’époques plus anciennes, notam-
ment de l’Antiquité grecque, et que c’est seulement dans cette mesure que
j’ai pu faire sur moi-même, comme fils du temps présent, des découvertes
aussi inactuelles. Cela, ma profession de philologue classique me donne le
droit de le dire : car je ne sais quel sens la philologie classique pourrait avoir
aujourd’hui, sinon celui d’exercer une influence inactuelle, c’est-à-dire d’agir
contre le temps, donc sur le temps, et, espérons-le, au bénéfice d’un temps à
venir.
Friedrich Nietzsche, Considérations inactuelles, « De l’utilité et des inconvé-
nients de l’histoire pour la vie », tr. fr. P. Rusch, Gallimard, Paris, 1990, p. 94.
1 Éric Geoffroy, Le soufisme. Voie intérieure de l’islam, Fayard, Paris, 2003, p. 47. Parmi les rares
travaux consacrés aux relations du soufisme et du shīʿisme, Richard Gramlich, Die Schiitischen
Derwischorden Persiens, 3 vols., Wiesbaden, Franz Steiner, 1965-1981, et Kāmil Muṣṭafā
al-Shaybī, al-Ṣila bayn al-taṣawwuf wa-l-tashayyuʿ, 2 vol., Bagdad, 1963-1964, rééd. Beyrouth-
Bagdad, Manshūrāt al-jamal, 2011.
2 Des exposés généraux sur le soufisme ne font presque aucune allusion au shīʿisme, comme
Martin Lings, What is Sufism ?, Londres, George Allen and Unwin, 1975, trad. fr. Roger Du
Pasquier, Qu’est-ce que le soufisme ?, Paris, Le Seuil, 1977, et Arthur John Arberry, Sufism. An
account of the Mystics of Islam, Londres, George Allen and Unwin – Mandala Books, 1979,
trad. fr. Jean Gouillard, Le soufisme. La mystique de l’islam, Paris, Le Mail, 1988. L’influence du
deux termes et la réduction de l’un à l’autre n’est pas apparue avec la recherche
scientifique moderne : elle structure de nombreux débats intellectuels et
conflits politiques, dans les milieux soufis comme dans le monde shīʿite et par-
ticulièrement en Iran, de l’époque ilkhanide jusqu’à nos jours.
La période safavide en Iran (1501-1722) est généralement présentée comme
à l’origine du divorce entre la dévotion shīʿite et le soufisme confrérique.
L’imposition du shīʿisme duodécimain comme religion d’État par une dynastie
elle-même d’origine soufie et sunnite aurait entraîné la disparition du soufisme
proprement dit (taṣawwuf ) de l’un de ses foyers d’origine, pour ne laisser place
qu’à un mysticisme philosophique appelé ʿirfān, beaucoup moins influent sur
le plan social3. Après une période de tolérance et d’effervescence spirituelle
sous les shāhs Ṣafī (1629-1642) et ʿAbbās II (1642-1666), la réaction antisoufie,
mais aussi antiphilosophique, l’aurait définitivement emporté dans la seconde
moitié du XIe/XVIIe siècle4. Pourtant, la réimplantation des Niʿmatullāhī en
Iran à la fin du XIIe/XVIIIe siècle est aujourd’hui bien documentée et des études
récentes montrent qu’un soufisme shīʿite demeura vivace en Iran de l’époque
qajare à la période contemporaine, dans les ordres de la Niʿmatullāhīya, de
la Dhahabīya et de la Khāksārīya5. Dès lors, on peut se demander comment
cette renaissance du soufisme en Iran aurait été possible si le phénomène du
soufisme n’avait pas persévéré dans son être au terme de la période safavide.
shīʿisme sur le soufisme est soutenue par Henry Corbin dans En islam iranien, 4 vol., Paris,
Gallimard, 1971-1972, livre IV, « Shî’isme et soufisme », vol. III, p. 147-345. Une thèse critiquée
par Michel Chodkiewicz dans Le sceau des saints. Prophétie et sainteté dans la doctrine d’Ibn
Arabî, Paris, Gallimard, 1986, rééd. 2012, p. 199-200. Voir la mise au point de Geoffroy, Le sou-
fisme, p. 41-47.
3 Sur l’histoire de l’ordre safavide, voir Michel M. Mazzaoui, The Origins of the Safawids. Šīʿism,
Ṣufism, and the Ghulāt, Wiesbaden, Franz Steiner Verlag, 1972.
4 Cette vision s’est imposée dès certains articles fondateurs des études shīʿites : Seyyed Ḥossein
Nasr, « Le shîʿisme et le soufisme. Leurs relations principielles et historiques », in Le shîʿisme
imâmite. Colloque de Strasbourg (6-9 mai 1968), Paris, Presses Universitaires de France, 1970,
p. 215-233, voir p. 231-233 ; Jean Aubin, « La politique religieuse des Safavides », Ibid., p. 235-
244, p. 241-242. Elle se voit confirmée par Said Amir Arjomand dans The Shadow of God and
the Hidden Imam, Chicago, The University of Chicago Press, 1984, p. 112-119. Sur la répression
du soufisme à l’époque safavide, voir aussi Leonard Lewisohn, “Sufism and the School of
Iṣfahān: Taṣawwuf and ʿIrfān in Late Safavid Iran (ʿAbd al-Razzāq Lāhījī and Fayḍ Kāshānī on
the Relation of Taṣawwuf, Ḥikmat and ʿIrfān)”, in The Heritage of Sufism, éd. Leonard Lewisohn
and David Morgan, 3 vol., Oxford, Oneworld, 1999, vol. III, p. 63-134, surtout p. 67-77.
5 Voir Jean Aubin, « De Kūhbanān à Bidar. La famille niʿmatullahī », Studia Iranica 20/2 (1991),
p. 233-255 ; Leonard Lewisohn, “An Introduction to the history of modern Persian Sufism, Part I:
The Niʿmatullāhī order : persecution, revival and schism”, Bulletin of the School of Oriental
and African Studies, 61/3 (1998), p. 437-464.
6 Voir Heinz Halm, Le chiisme, tr. fr. H. Hougue, Paris, PUF, 1995, p. 105-108 et p. 113 ; Andrew J.
Newman, Safavid Iran. Rebirth of a Persian Empire, London – New York, I. B. Tauris, 2006,
p. 96-100 ; Kathryn Babayan, Mystics, Monarchs, and Messiahs, Cultural Landscapes of Early
Modern Iran, London, Center for Middle Eastern Studies of Harvard University, 2002, p. 403-
437; Nasrollah Pourjavady, “Opposition to Sufism in Twelver Shiism”, in Islamic Mysticism
Contested. Thirteen Centuries of controversies and Polemics, éd. Frederick de Jong et Bernd
Radtke, Leiden, Brill, 1999, p. 614-623. Parmi les traités anti-soufis de cette période : attribué à
Aḥmad al-Ardabīlī, Ḥadīqat al-shīʿa, éd. S. Ḥasanzādeh, 2 vol. Qumm, 1377 solaire/1998 ; du
traditionaliste al-Ḥurr al-ʿĀmilī, al-Risālat al-ithnaʿashariyya fī l-radd ʿalā l-ṣūfiyya, éd. A.
al-Jalālī, Anṣāriyān, Qumm, 1390 solaire/2011 ; de Muḥammad Ṭāhir b. Muḥammad Ḥusayn
Qummī, Tuḥfat al-akhyār, Qumm, 1973.
7 Quṭb al-Dīn al-Ashkiwarī (Ashkevarī), Maḥbūb al-qulūb, al-maqālat al-ʿūlā, ed. Ibrāhīm
al-Dībājī et Hāmid Ṣidqī, Téhéran, Mīrāth-e maktūb, 1378 solaire/1999; Maḥbūb al-qulūb,
al-maqālat al-thānya, idem, 1382 solaire/2003. L’édition du troisième volume est encore
attendue. Sur cet ouvrage et son auteur, Mathieu Terrier, « Le Maḥbûb al-qulûb de Quṭb
al-Dîn Ashkevarī : Une œuvre méconnue dans l’histoire de l’histoire de la sagesse en Islam »,
Journal Asiatique 298.2 (2010), p. 345-387 ; le même, « Quṭb al-Dîn Ashkevarî, un philosophe
discret de la Renaissance safavide », Studia Iranica 40 (2011), p. 171-210.
Le chapitre introductif aux notices personnalisées sur les maîtres soufis est
un court manifeste qui nous éclaire autant sur les convictions profondes
d’Ashkevarī que sur le discours antisoufi de son temps, auquel il s’emploie
manifestement à répondre. Il s’ouvre sur la citation d’un célèbre récit du
Kitāb al-Talwīḥāt de Suhrawardī (m. 587/1191), dans lequel celui-ci relate sa
vision spirituelle du « premier maître » Aristote et leur entretien au sujet de
la science. Aristote y atteste que la vérité se trouve chez son maître Platon et
ne témoigne que du dédain à l’égard des philosophes ultérieurs, les falāsifa
de l’islam ; mais quand le shaykh al-ishrāq lui évoque des « maîtres spirituels
du soufisme attestant de l’unicité divine (mashāʾīkh al-ṣūfiyya al-muwaḥḥida),
comme Abū Yazīd al-Basṭāmī, Sahl al-Tustarī et leurs semblables », Aristote
manifeste sa joie et s’exclame : « Ce sont eux les philosophes au sens vrai (hum
al-falāsifa ḥaqqan)13 ! »
La première justification des maîtres soufis repose ainsi sur l’autorité phi-
losophique d’Aristote et sur la valeur éminente de la philosophie elle-même.
La généalogie imamite du soufisme, qui sera développée dans les notices
individuelles, n’est pas d’emblée mise en avant. Avant de faire des premiers
mystiques de l’islam des disciples des imams et des shīʿites plus ou moins
déclarés, Ashkevarī en fait des héritiers des anciens sages grecs et d’authen-
tiques philosophes.
Cette autorité de la philosophie antique ne signifie nullement quelque pré-
séance de la vérité démontrée sur la vérité révélée. Car les plus anciens sages
grecs, d’après une tradition historiographique arabe abondamment relayée
dans le premier volume du Maḥbūb al-qulūb, ont eux-mêmes puisé leur
sagesse à la « niche aux lumières de la Prophétie » (mishkāt al-nubuwwa), une
14 La thèse est récurrente depuis le Xe siècle et les œuvres d’Abū Ḥātim al-Rāzī (m. vers
322/933-4) et d’Abū l-Ḥasan al-ʿĀmirī (m. 381/992). Voir Abū Ḥātim al-Rāzī, Aʿlām al-
nubuwwa (the peaks of prophecy), éd. Ṣalâḥ Al-Ṣāwī et Gholâm-Reḍâ Aʿwānī, Téhéran, 1360
solaire/1982; Everett K. Rowson, A Muslim Philosopher on the Soul and its Fate : Al-ʿĀmirī’s
Kitāb al-Amad 'alā l-abad, New Haven, American Oriental society, 1988.
15 Voir Rainer Brunner, « Le charisme des songeurs : Ḥusayn al-Nūrī al-Ṭabrisī et la fonction
des rêves dans le shiʿisme duodécimain », dans Le shīʿisme imāmite quarante ans après.
Hommage à Etan Kohlberg, éd. Mohammad Ali Amir-Moezzi, Meir M. Bar-Asher, Simon
Hopkins, Brepols, Turnhout, 2009, p. 95-115. Sur ce thème en islam et dans le soufisme,
voir Pierre Lory, Le rêve et ses interprétations en Islam, Paris, Albin Michel, 2003, troisième
partie, p. 193-256.
Vérité pour défendre leur orthopraxie face aux accusations des théologiens16.
Pour notre auteur, la formule pourrait aussi signifier l’accord a priori de la reli-
gion scripturaire, du soufisme authentique et de la vraie philosophie :
16 Voir Ignaz Goldziher, Le dogme et la loi dans l’islam, Paris, Geuthner, 1920, rééd., Paris-Tel-
Aviv, L’éclat, 2005, p. 146; Corbin, Histoire, p. 264 ; Geoffroy, Le soufisme, p. 95-104.
17 Ashkevarī, Maḥbūb, II, p. 486. Hormis la phrase finale en persan dans le texte, l’en-
semble se trouve dans Muḥammad b. ʿAlī b. Abī Jumhūr al-Aḥsāʾī, Mujlī mirʾāt al-munjī fī
l-kalām wa-l-ḥikmatayn wa-l-taṣawwuf, éd. Riḍā Yaḥyā Pūrfārmad, Jamʿīya Ibn Abī Jumhūr
al-Aḥsāʾī li-iḥyāʾ al-turāth, Beyrouth, 2013, p. 1081-1082 ; éd. litho. Aḥmad al-Shīrāzī, repro-
duit et introduit par Sabine Schmidtke, Iranian Institute of Philosophy & Institute of
Islamic Studies, Free University of Berlin, Téhéran, 2009, p. 317. Le début du texte d’Ibn
Abī Jumhūr cité ici est lui-même partiellement emprunté à Ḥaydar Āmolī, Jāmiʿ al-ʾasrār
wa manbaʿ al-anwār, p. 343-344.
18 Sur cette évolution vers le soufisme confrérique, voir l’ouvrage classique de John Spencer
Tirmingham, The Sufi Orders in Islam, London, Oxford University Press, 1973 ; en persan,
très documenté mais confus, Nūr al-Dīn Modarresī Tchahārdahī, Seyrī dar taṣavvof. Dar
sharḥ-e ḥāl-e mashāyekh va aqtāb, Téhéran, Ketābxāne-ye mellī Irān, 1379 solaire/2000 ;
pour un état des lieux des recherches plus récentes, Les Voies d’Allah. Les ordres mys-
tiques dans le monde musulman des origines à aujourd’hui, éd. Alexandre Popovic et Gilles
Veinstein, Paris, Fayard, 1996.
19 Voir Corbin, Histoire, p. 267.
28 Mīrzā Abū al-Qāsim Astarābādī Fendereskī, Resāle-ye ṣenāʾiye, éd. Ḥasan Jamshīdī, Qumm,
Bustān al-ketāb, 1387 solaire/2008, p. 87-91. D'Edward G. Browne, (A Literary History of
Persia, 4 vol., Cambridge, Cambridge University Press, 1969, IV, p. 258), à Seyyed Hossein
Nasr, “The School of Iṣfahān”, in A History of Muslim Philosophy, éd. Mian Mohammad
Sharif , 2 vol., Wiesbaden, 1963-1966, II, p. 922) et Henry Corbin, La philosophie iranienne
islamique aux XVIIe et XVIIIe siècles, Paris, Buchet/Chastel, 1981, p. 37-46), les historiens
qualifiant Mīr Fendereskī de « derviche » ou de « soufi » n’ont pas relevé ce passage.
29 Ṣadr al-mutaʾallihīn Shīrāzī, Kasr al-aṣnām al-jāhilīya, éd. Moḥsen Jahāngirī, Enteshārāt-e
bonyād-e Ḥekmat-e eslāmi-ye Ṣadrā, Téhéran, 1381 solaire/2002, p. 46-50. Lewisohn, “Sufism”,
p. 95-98, Sajjad H. Rizvi, Mullā Ṣadrā Shīrāzī : His Life and Works and the Sources for Safavid
Philosophy, Oxford, Oxford University Press, 2007, p. 31-36, et Babayan, Mystics, p. 416-
421, expliquent ces attaques en arguant qu’il s’agissait pour Ṣadrā de sauver la philoso-
phie et/ou le véritable soufisme. Sur l’attitude ambivalente de Mullā Ṣadrā à l’égard des
maîtres soufis anciens, voir aussi Pourjavady, “Opposition to Sufism”, in Islamic Mysticism
Contested, p. 621.
30 Fayḍ al-Kāshānī, al-Kalimāt al-ṭarīfa, éd. A. J. Golbāghī Māsuleh et Z. Nowruzi Porshokuh,
Téhéran, Dār al-kutub al-islāmīya, 1384 solaire/2005, p. 76-79. Babayan, Mystics, p. 417,
mentionne du même auteur une défense du soufisme intitulée Muḥākama bayn al-
mutaṣawwifa wa ghayrihim.
31 Ashkevarī, Maḥbūb I, p. 323. Voir Frederik de Jong et Hamid Algar, art. “Malāmatiyya”, dans
EI2 ; VI, p. 217-222 Tchahārdahī, Seyrī dar taṣavvof, p. 95-98.
nous le verrons justifier par l’ivresse mystique (sukr) les locutions extatiques
(shaṭḥīyāt) et la transgression de la bienséance (en persan tark-e adab). Enfin,
dans sa notice autobiographique qui conclut le Maḥbūb al-qulūb, il défend la
réputation de son père, shaykh al-islām de Lāhījān avant lui, calomnié pour
avoir fréquenté des derviches qalandars ou assimilés32. La position relative-
ment subalterne d’Ashkevarī dans l’appareil idéologique de l’État safavide n’est
sans doute pas pour rien dans cette liberté de ton dont les grands philosophes
antérieurs, appartenant souvent au premier cercle du pouvoir, semblent
avoir manqué.
32 Traduit dans Terrier, « Quṭb al-Dîn Ashkevarî », Studia Iranica 40 (2011) p. 191-192.
33 Sur les productions doctrinales de ces maîtres soufis : Louis Massignon, La passion de
Husayn ibn Mansûr Hallâj, 4 tomes, Paris, Gallimard, 1975, t. III, « La doctrine de Hallâj » ;
Michel Chodkiewicz dans Le sceau des saints. Prophétie et sainteté dans la doctrine d’Ibn
Arabî ; Farid Jabre, La notion de certitude selon Ghazālī, Paris, Vrin, 1958 ; le même, La
notion de maʿrifa chez Ghazālī, Beyrouth, Librairie orientale, 1958.
34 Voir Heinz Halm, art. “al-Kushayrî”, EI2, V, p. 530.
35 Al-ʿAllāma al-Ḥillī, de l’école de Ḥilla, était une autorité shīʿite très influente chez les
juristes-théologiens du règne safavide. Sur le Manhāj al-karāma, voir Āghā Bozorg Tehrānī,
al-Dharīʾa ilā taṣānīf al-shīʿa, Téhéran-Najaf, 1353-1398/1934-1978, 25 vol, XXIII, p. 172,
n. 8534 ; ʿAllāma Qāḍī Nūr Allāh Shushtarī, Majālis al-muʾminīn, 2 vol., Enteshārāt-e eslā-
miye, Téhéran, 1365 solaire/1986 ; sur cet ouvrage, voir Tehrānī, al-Dharīʿa, XIX, p. 370-371,
n. 1652.
intentions précises. Parmi eux, les personnages les plus anciens sont aussi
les plus consensuels, couramment vénérés en milieu shīʿite. Le premier est
Uways al-Qaranī, compagnon secret ou invisible du Prophète, supposé être
mort à la bataille de Ṣiffīn (37/657) pour la cause du calife ʿAlī b. Abī Ṭālib,
le premier imam du shīʾisme. On sait que les soufis dépourvus de guide
(murshid) visible et contemporain, ayant reçu l’initiation de la « forme spiri-
tuelle » (rūḥānīya) d’un saint défunt, s’appellent eux-mêmes ou sont appelés
Uwaysīya36. Vient ensuite Kumayl b. Ziyād, l’intime et le confident de ʿAlī b. Abī
Ṭālib, auquel remontent les chaînes initiatiques de confréries shīʿites comme
la Niʿmatullāhīya et la Dhahabīya. Ashkevarī rapporte le fameux dialogue que
l’imam eut avec lui au sujet de la Vérité spirituelle (al-ḥaqīqa)37, ainsi que son
exécution sur ordre du gouverneur Ḥajjāj b. Yūsuf, ennemi juré des shīʿites. Ces
deux notices illustrent un thème développé par Ashkevarī dans son chapitre
introductif : les « soufis au sens vrai » sont ceux qui traduisent leur science en
actions, se vouent à la pratique non moins qu’à la connaissance. Morts en mar-
tyrs pour le droit de l’imam, les deux hommes apparaissent comme soufis et
shīʿites au sens le plus vrai des deux termes. À travers eux, Ashkevarī ancre le
soufisme dans la matrice du shīʿisme : l’allégeance spirituelle et physique à ʿAlī,
mais aussi la réception de son enseignement secret38. Tout se passe comme si
le soufisme authentique, à la fois militant et ésotérique, prenait naissance avec
le shīʿisme lui-même dont il est une émanation.
Cette généalogie shīʿite du soufisme est confirmée par trois notices. La
première est consacrée à Maʿrūf b. Fayrūz al-Karkhī (m. 200/815), « client »
(mawlā) et ami intime du huitième imam ʿAlī b. Mūsā al-Riḍā (m. 203/818) ;
une relation également affirmée par les confréries soufies qui ont fait de Maʿrūf
Karkhī un maillon de leur chaîne initiatique, comme les Niʿmatullāhīya39.
Après lui, Bishr al-Ḥāfī (m. 226/841) est présenté comme un disciple du sep-
tième imam Mūsā b. Jaʿfar (m. vers 183/799), entre les mains duquel il se serait
36 Corbin, En islam iranien, I, p. 264 ; IV, p. 453-454 ; le même, L’imagination créatrice dans
le soufisme d’Ibn ʿArabī, Paris, 1958, rééd. Paris, Médicis-Entrelacs, 2006, p. 52-53, tient
Bastāmī et ʿAttār pour des Owaysīs.
37 Traduit par Corbin dans En islam iranien, I, p. 110-111. Ce texte, qui ne figure pas dans le
Nahj al-balāgha, est rapporté par de nombreux auteurs shīʿites comme Ḥaydar Āmolī,
Jāmiʿ al-asrār, p. 170, qui pourrait être à la source de la citation d’Ashkevarī.
38 Ashkevarī se distingue de ses sources en substituant, comme premier soufi disciple de
ʿAlî, Uways al-Qaranī à la figure classique et plus historique de Ḥasan al-Baṣrī. Voir Ḥaydar
Āmolī, Jāmiʿ al-ʾasrār, p. 4 et p. 223-224, et Ibn Abī Jumhūr, al-Mujlī, p. 1245 et p. 1341 (éd.
litho. p. 376 et p. 409).
39 Ashkevarī, Mahbūb, II, p. 499-500. Sayyed Hossein Nasr, “Spiritual Movements, Philosophy
and Theology in the Safavid Period”, in The Cambridge History of Iran, VI, 1986, p. 656-697,
voir p. 663; Hamid Algar, art. “Niʿmat-allāhiyya”, EI2, VIII, p. 44-48.
Dans ses notices sur les maîtres soufis, Ashkevarī rapporte donc des récits
pseudo-historiques faisant de ceux-ci des disciples des imams, tout comme
il rapportait, dans le premier livre du Maḥbūb al-qulūb, les données historio-
graphiques anciennes faisant des premiers sages grecs des disciples des pro-
phètes. Il est permis de se demander dans quelle mesure notre auteur croyait
sincèrement à ces récits, mais il importe surtout de comprendre leur fonction
de légitimation et d’intégration. Ainsi, quand il manipule ses sources pour
faire d’Abū Yazīd al-Basṭāmī un disciple direct de l’imam Jaʿfar al-Ṣādiq, l’enjeu
semble être d’accueillir un certain soufisme extatique dans la « religion vraie »
shīʿite. Al-Basṭāmī est en effet le premier représentant du soufisme « ivre »,
réputé pour ses excentricités et ses shaṭḥīyāt, ces « locutions théopathiques »
dans lesquelles le soufi parle au nom de Dieu ou Dieu par la bouche du soufi42.
Des paroles qui firent l’objet de condamnations innombrables, tant en milieu
40 Ashkevarī, Maḥbūb, II, p. 511. Ashkevarī se réfère ici au Manhāj al-karāma d’al-ʿAllāma
al-Ḥillī.
41 Ashkevarī, Maḥbūb, II, p. 517-518. Ashkevarī emprunte ici sans le dire une bonne part de
son argumentation à Nūr Allāh Shushtarī : voir Majālis, II, p. 20-24. La tradition faisant
d’Abū Yazid al-Basṭāmī le disciple et le porteur d’eau de l’imam Jaʿfar se trouve d’abord
chez Ḥaydar Āmolī, Jāmiʿ al-asrār, p. 224.
42 Sur les shaṭaḥāt, voir Carl W. Ernst, Words of Ecstasy in Sufism, New York, State University
of New York Press, 1985 ; Pierre Lory, « Les paradoxes mystiques (shaṭaḥāt) dans la tradi-
tion soufie des premiers siècles », Annuaire de l’EPHE, Sciences religieuses, t. 102 (1994-95),
et t. 103 (1995-96).
sunnite que shīʿite, et même chez des soufis comme al-Hujwīrī, Ibn ʿArabī ou
al-Jurjānī43. Des paroles d’autant plus problématiques en milieu shīʿite qu’elles
ne sont pas sans analogie avec certaines traditions rapportées des imams,
notamment du sixième Jaʿfar al-Ṣādiq44.
Or, la notice consacrée à Manṣūr al-Ḥallāj dans le Maḥbūb al-qulūb exprime
la sympathie d’Ashkevarī pour le soufisme extatique et fait grand cas de ses
locutions théopathiques. Si souvent anathémisé en milieu shīʿite comme
sunnite et en particulier à l’époque safavide, Ḥallāj se voit ici non seulement
converti au shīʿisme, mais encore élevé au rang de sage et de saint. On com-
prend pourquoi Louis Massignon, dans son œuvre majeure, mentionne inci-
demment Ashkevarī comme l’un des seuls docteurs imamites à n’avoir pas
excommunié mais canonisé Ḥallāj45.
Alors que la shīʿitisation des premiers maîtres passait par leur allégeance
personnelle à certains imams historiques, la récupération de Ḥallāj, contem-
porain de l’« occultation mineure » du douzième imam, s’appuie sur sa pro-
clamation du retour du Mahdī. Ashkevarī cite ici expressément l’information
de Shushtarī dans ses Majālis al-mu’minīn : « Ḥusayn b. Manṣūr appela les
hommes à adopter la cause de notre patron, le Maître de l’ordre [le douzième
imam, le Mahdī], en leur disant que le maître apparaîtrait près de Tāleqān
dans le Daylam. Ils rapportèrent son discours au calife, qui ordonna de le pré-
senter au palais du califat. Ils lui imputèrent les charges d’impiété et d’hérésie
et le mirent à mort46. » Cette tradition, écho déformé de la première arres-
tation de Ḥallāj et de ses relations avec les « extrémistes » qarmates47, fait
certes d’une conviction shīʿite le motif de sa condamnation. Mais un tel récit
devait être plutôt inopportun dans le contexte religieux d’Ashkevarī : alors
que la dynastie safavide refoulait son messianisme originel et que les juristes-
théologiens uṣūlīs prétendaient être les délégués temporels de l’imam occulté,
l’exacerbation de l’attente du Mahdī, surtout de la part des soufis, n’était sans
43 Massignon, Passion, I, p. 431-432 ; III, p. 359-367 ; sur la position d’Ibn ʿArabī, voir
Chodkiewicz, Le sceau des saints, p. 115, et Pierre Lory, La science des lettres en islam,
Paris, Dervy, 2004, p. 129-131. Voir la définition du shaṭḥ dans ʿAlī b. Muḥammad al-Sharīf
al-Jurjānī, K. al-Taʿrīfāt, éd. Gustav Flügel, Leipzig, 1845, p. 132.
44 Voir Mohammad Ali Amir-Moezzi, « Aspects de l’imamologie duodécimaine I. Remarques
sur la divinité de l’Imam », Studia Iranica, 25, 2 (1996), p. 193-216, repris dans La religion
discrète, Paris, Vrin, 2006, p. 97-98, p. 89-108.
45 Massignon, Passion, I, p. 87; II, p. 44-45. L’affiliation de Hallāj au shīʿisme est encore
admise par Nasr, « Le shîʿisme et le soufisme », dans Le shîʿisme imâmite, p. 227.
46 Ashkevarī, Maḥbūb, II, p. 539 ; Shushtarī, Majālis II, p. 38. Sur cette tradition, voir
Massignon, Passion, I, p. 209 et p. 217-221.
47 Massignon, Passion, I, p. 208-210 et p. 245-249.
Ibn Jumhūr, que son secret soit sanctifié, déclara dans son livre al-Mujlī
que l’âme, quand elle se conjoint à quelques lumières immatérielles en
certaines occasions furtives et se dépouille de son corps, par la puissance
de ce qui s’attache à elle de délectations intellectuelles et de jouissances
spirituelles, par l’intensité des aurores lumineuses, s’absente de son
essence et de la conscience de son essence. Le Souverain des lumières
immatérielles intellectuelles s’empare d’elle et elle disparaît alors de sa
propre essence (tafnā ʿan dhātihā). Ils expriment cet état comme « uni-
fication » (ittiḥād). Quand le cheminant vers Dieu atteint cette station,
que la lumière plus faible s’anéantit dans la lumière plus intense et plus
puissante, quand [le cheminant] est ivre des plaisirs tirés des lumières
victoriales, quand ces lumières immatérielles deviennent les lieux de
manifestation de ces âmes rationnelles unies à elles, alors l’âme dont
l’état est tel ne voit plus que le lieu de manifestation et parle par la langue
de ce lieu de manifestation. Au point qu’al-Ḥusayn al-Ḥallāj, ayant atteint
cette station, pria Dieu et Lui dit : « Ô Seigneur, mon “c’est moi” me tient
à distance, lève donc par Ton “c’est Moi” mon “c’est moi” ! » Dieu exauça
sa prière et il dit : « Je suis Dieu-Vrai »49.
tion amoureuse (shawqīyya) telle que le « Je » divin s’empare du « c’est moi »
humain50. Une citation du fameux Golshān-e rāz du poète mystique Maḥmūd
Shabestarī (m. 720/1320) vient conclure ce développement : « S’il est permis à
un arbre de dire “Je suis Dieu” / Pourquoi ne serait-ce pas permis à un bienheu-
reux (nīkbaxtī)51 ? »
En résumé, écrit Ashkevarī, « cette parole peut être interprétée de deux
manières : ou bien elle advient sur la langue [du soufi] comme lieu d’imitation
(fī maʿriḍ al-ḥikāya) de Dieu Très-Haut, en état d’ivresse ou sous l’emprise d’un
état spirituel (fī sukr wa ghalabāt ḥāl); ou bien [l’homme] est absorbé en Dieu-
Vrai (mustaghriqan bi-l-ḥaqq) au point qu’il ne contient plus que [Dieu]52. »
Les deux interprétations sont ensuite développées. Tout d’abord, l’absorption
(istighrāq) n’est dite « unification » (ittiḥād) que de manière métaphorique :
dans cet état, « le cœur devient comme s’il était Lui, non qu’il soit Lui en
vérité ». Il s’agit là de disculper le locuteur du shaṭḥ d’une prétention à l’iden-
tification littérale avec Dieu qui serait synonyme d’associationnisme (shirk) ;
cette justification classique se trouve déjà dans le commentaire du « verset de
la lumière » d’al-Ghazālī53, et Ashkevarī l’applique à d’autres shaṭḥīyāt attri-
bués à Basṭamī comme à Ḥallāj : « Los à moi ! Que Ma gloire est immense ! »,
« Il n’y a dans mon manteau que Dieu54 !». Une telle interprétation fait de ces
maîtres soufis d’authentiques saints ou « amis de Dieu » (awliyāʾ), sur la foi de
leurs paroles extatiques pris comme reflets fidèles de leurs états spirituels. Le
penseur shīʾite assume ici une position conférant au maître soufi, ne serait-ce
que par intermittence, un statut analogue à celui de l’imam ; une position
propre à rapprocher autant qu’à confronter le soufisme et le shīʿisme, comme
l’illustrera l’histoire de l’ordre niʿmatullāhī à la période qajare55.
50 Ashkevarī, Maḥbūb, II, p. 541. L’analogie avec le buisson ardent est proclamée par al-Ḥallāj
dans son Kitāb al-Ṭawāsīn, III, p. 6-7, éd. Louis Massignon, Paris, 1913, p. 23 ; Massignon,
Passion, III, p. 310. Elle est reprise par Farīd al-Dīn ʿAṭṭār pour justifier la parole d’al-Ḥallāj
dans Tadhkirat al-awliyā’, éd. Reynold Nicholson, Téhéran, Enteshārāt-e Asāṭir, 1379
solaire/2000, p. 610.
51 Shaykh Maḥmūd Shabestarī, Golshān-e rāz, Sherkat-e enteshārāt-e ʿelmi va farhangī,
Téhéran, 1377 solaire/1998, p. 70. Le passage est un commentaire de la locution ḥallājienne.
52 Ashkevarī, Maḥbūb II, p. 541.
53 Abū Ḥāmid al-Ghazālī, Mishkāt al-anwār, Téhéran, Enteshārāt-e Mawlā, 1389 solaire/2010,
p. 72-73 ; Le tabernacle des lumières, trad. fr. Roger Deladrière, Paris, le Seuil, 1981, p. 54-55.
54 Ce dernier fut prononcé en réalité par Abū Saʿīd Ibn Abī al-Khayr (m. 440/1049). Sur le
premier, voir la justification de ʿAṭṭār, Tadhirat al-awliyā’, p. 213.
55 Voir Olivier Scharbrodt, “The quṭb as Special Representative of the Hidden Imam:
The Conflation of Shiʿi and Sufi Vilāyat in the Niʿmatullāhī Order”, in Shiʿi Trends and
Dynamics in Modern Times, éd. Denis Hermann et Sabrina Mervin, Beirut, Ergon Verlag
Würzburg, 2010, p. 33-49.
56 Ibn ʿArabī, Fuṣūṣ al-ḥikam, éd. Abū l-ʾAlâ ʿAfīfī, Dār al-kitāb al-ʿarabī, Beyrouth, 2002, p.
54. Parmi les innombrables commentaires persans de cette œuvre d’Ibn ʿArabī, je n’ai pu
retrouver la source d’Ashkevarī. Mais dans son commentaire de ce passage des Fuṣūṣ al-ḥi-
kam, al-Qayṣarī fait également référence à Ḥallāj : Dāvud Qayṣarī, Sharḥ-e Qayṣarī bar
fuṣūṣ al-ḥikam-e Ebn ʿArabī, trad. pers. Moḥammad Khāju’ī, 2 vol., Enteshārāt-e Mowlā,
Téhéran,1387 solaire/2008, II, p. 208.
57 Ashkevarī, Maḥbūb, II, p. 542. Sur cette notion d’« emprise » (ghalaba), voir Abū Bakr
Muḥammad al-Kalābādhī, Al-taʿarruf li-madhhab ahl al-taṣawwuf, éd. Yuḥanna al-Jayb
Ṣādir, Beyrouth, Dār Ṣādir, 1427/2006, p. 82 ; Kalâbâdhî, Traité de soufisme, trad. fr. Roger
Deladrière, Paris, Sinbad, 1981, p. 126.
58 Ashkevarī, Maḥbūb, II, p. 542-543. Jalāl al-Dīn Mowlavī (Rūmī), Mathnavī ma’navī, éd.
Reynold Nicholson, Téhéran, Hermes, 1390 solaire/2011, p. 194.
n’est pas avant tout une stratégie de défense du soufisme extatique, une conver-
sion de circonstance pour parer aux attaques d’une partie du clergé shīʿite. De
même, la shīʿitisation des maîtres suivants, identifiés pour deux d’entre eux au
soufisme sunnite, semble être l’occasion de discuter subtilement le shīʿisme
rationalisé et institutionnalisé.
Parmi les derniers grands maîtres du soufisme non confrérique, Abū Ḥāmid
al-Ghazālī (m. 505/1111) est celui qui consacra le soufisme comme « science
religieuse » au sein de l’orthodoxie sunnite. Les auteurs shīʿites lui témoignent
généralement du respect, comme Ḥaydar Āmolī qui voit en lui un des rares
sunnites à avoir reconnu la préexcellence de ʿAlī en matière de science59. Mais
Ashkevarī va plus loin en faisant d’al-Ghazālī tout à la fois un soufi intégral et
un shīʿite déclaré, incarnant l’identité foncière d’un certain soufisme et d’un
certain shīʿisme.
Le titre de la notice désigne al-Ghazālī comme « savant entre les savants,
reconnu par la masse [ou les sunnites (al-ʿāmma)60] comme « preuve de l’is-
lam » (ḥujjat al-islām)61. » Son intégration à la « religion vraie » shīʿite s’effec-
tue suivant deux axes stratégiques : tout d’abord, la relation improbable de ses
convictions shīʿites ; ensuite, l’identification du soufisme véridique au shīʿisme.
Dans cette notice, Ashkevarī emprunte sans le dire une grande part de ses cita-
tions aux Majālis al-mu’minīn de Nūr Allāh Shushtarī. On peut se demander s’il
a l’intention de faire croire qu’il a lui-même puisé aux textes d’al-Ghazālī ou s’il
préfère taire sa source à cause de la réputation d’exagérateur de Shushtarī. La
première tradition est la plus étonnante : elle rapporte d’abord d’un certain ʿAlī
al-Qāsim al-Ṭūsī, disciple d’al-Ghazālī, la conversion de celui-ci à l’imamisme
entre les mains du théologien shīʿite Sayyid al-Murtaḍā:
Mettre dans la bouche d’al-Ghazālī que les sunnites ne valent pas mieux que
les mazdéens (affublés du terme péjoratif de « guèbres »), et que les shīʿites
sont les authentiques musulmans, est pour le moins piquant. Quant au récit
de la rencontre avec le théologien imamite rationaliste al-Sharīf al-Murtaḍā
(m. 436/1044), il est invraisemblable, celui-ci étant mort soixante-cinq ans
avant al-Ghazālī. Shushtarī s’emploie d’ailleurs à résoudre cette incohérence
dans la suite de sa notice consacrée à al-Ghazālī, mais Ashkevarī ne la repro-
duit pas, préférant ici faire silence sur le hiatus chronologique.
Une autre « preuve » du shīʿisme d’al-Ghazālī est tirée d’un ouvrage consi-
déré comme authentique, « La balance juste » (al-Qisṭās al-mustaqīm), une
polémique dirigée contre les ismāʿīliens63. Al-Ghazālī y condamne le recours à
l’opinion personnelle (ra’y) et au raisonnement par analogie (qiyās) en matière
de droit canonique, ce qui, pour Ashkevarī, confirme son accord avec « les prin-
cipes de la doctrine du Vrai » (uṣūl madhhab al-ḥaqq)64. Si une telle position
ne suffit naturellement pas à faire d’al-Ghazālī un shīʿite, le plus intéressant est
de savoir quel genre de shīʿite cela pourrait en faire. Or, la double condamna-
tion du ra’y et du qiyās, dans l’imamisme, est surtout le fait des traditionnalistes
akhbārīs contre les rationalistes uṣūlīs partisans de l’ijtihād, lesquels sont des
disciples du même Sharīf al-Murtaḍā65. C’est donc un shīʿisme bien ambigu,
tiraillé entre rationalisme et traditionalisme, qui est prêté à al-Ghazālī.
Enfin, une référence à l’épisode de Ghadīr Khumm est censée attester du
shī’isme d’al-Ghazālī. Elle provient d’une épître attribuée à al-Ghazālī et intitu-
lée Sirr al-ʿālamayn, laquelle contient un chapitre sur les controverses relatives
à la succession du prophète Muḥammad : « Enfin, dans son livre du « Secret
des deux mondes » (Sirr al-ʿālamayn) composé à la fin de sa vie, dans lequel il
divulgue son secret et sa croyance, il dit : « la preuve brille par son visage, les
masses se sont réunies pour la parole [du Prophète] à Ghadīr Khumm : « Celui
dont j’étais le patron, ʿAlī est son patron ». Et ʿUmar déclara : « Très bien, bravo !
Ô Abū al-Ḥasan, tu es donc devenu mon patron comme celui de tout croyant et
de toute croyante66. » » Cette référence à l’évènement de Ghadīr Khumm s’ins-
crit dans une polémique classique entre sunnites et shīʿites. Mais faire recon-
naître en ces termes la walāya de ʿAlī à ʿUmar b. al-Khaṭṭāb, futur deuxième
calife, vénéré par les sunnites et honni par les shī’ites, est pour le moins inat-
tendu. Rappelons toutefois que la déclaration du Prophète à Ghadīr Khumm
est reconnue par les sunnites mais interprétée en un sens restreint. Même en
admettant son authenticité, le propos rapporté n’établirait donc pas de façon
incontestable l’adhésion d’al-Ghazālī au shīʿisme.
Un argument plus décisif en faveur du shīʿisme d’al-Ghazālī se trouve dans
l’exposé de son soufisme par lui-même, un soufisme présenté comme non seu-
lement compatible avec la doctrine des imams, mais encore dérivé de celle-ci.
Dans un passage emprunté aux Majālis al-mu’minīn de Shushtarī, se référant
lui-même à l’ouvrage Ḥujjat al-kalām de Ghiyāth al-Dīn Manṣūr al-Shirāzī
(m. 948/1540), al-Ghazālī se voit shīʿitisé au moyen d’une subtile manipula-
tion d’un extrait de son autobiographie spirituelle al-Munqidh min al-ḍalāl. Il
y raconte comment il fut sauvé de la sophistique par « une lumière que Dieu
projeta dans [sa] poitrine » (bi-nūr qadhafahu Allāh taʿālā fī l-ṣadr) en citant
une parole du Prophète sur « l’ouverture de la poitrine » de la sourate XCIV67.
Dans le Maḥbūb al-qulūb comme dans les Majālis al-mu’minīn, on lit qu’il s’agit
là d’un acte de résipiscence à l’égard du kalām sunnite et de la philosophie ;
plus encore, le ḥadīth prophétique est remplacé une parole du sixième imam :
« Je dis que son propos est peut-être emprunté à ce qui est rapporté de notre
patron al-Ṣādiq : « La science profitable n’est pas acquise par l’enseignement,
c’est une lumière que Dieu projette dans les cœurs de Ses amis quand Il leur
veut du bien » (nūr yaqdhifuhu Allāh taʿālā fī qulūb awliyāʾihi idhā arāda bihim
khayran)68. » L’autorité scripturaire se voit ainsi transférée du prophète à
l’imam, faisant d’al-Ghazālī un shīʿite qui ne dit pas son nom.
Ashkevarī cite ensuite l’épître al-Risālat al-ladunīya, sur la science « reçue
directement de Dieu », un texte aux influences néoplatoniciennes prononcées,
66 Ashkevarī, Maḥbūb, II, p. 448 ; Shushtarī, Majālis, II, p. 196 ; al-Ghazālī, Sirr al-ʿālamayn wa
kashf mā fī l-dārayn, dans Majmūʿa rasā’il al-imām al-Ghazālī, 6e partie, p. 10.
67 Al-Ghazālī, al-Munqidh, p. 14 du texte arabe.
68 Ashkevarī, Maḥbūb, II, p. 48 ; Shushtarī, Majālis, II, p. 193.
dont l’attribution à al-Ghazālī a inspiré des doutes aux chercheurs69. Dans une
première citation, le pseudo-Ghazālī définit la révélation (al-waḥy) comme
une effusion de l’Intellect universel et l’inspiration (ilhām) comme une illu-
mination émanant de l’Âme universelle, ce qui relève encore d’un shīʿisme
modéré et « orthodoxe », confirmant la supériorité du prophète (nabī) doté de
la révélation sur le saint (walī) doué d’inspiration70. Mais la suite de la citation
rapporte deux ḥadīths remontant à l’imam ʿAlī qu’il est pour le moins étonnant
de trouver sous la plume d’al-Ghazālī :
Ces deux traditions sont de celles qui, pour leur irrationalité et/ou leur
opposition radicale aux dogmes de l’islam sunnite, se voient taxées d’
« exagération » (ghuluww) et censurées par les religieux shīʿites rationa-
listes ; mais aussi de celles qui conservent l’esprit de la tradition imamite
originelle non-rationnelle72. Dans la première, la Science inhérente à la per-
69 Voir Louis Gardet, L’islam, Paris, Desclée de Brouwer, 2002, p. 265 ; Farid Jabre dans
al-Ghazālī, al-Munqidh, p. 53.
70 Ashkevarī, Maḥbūb, II, p. 453. Ces citations pourraient être empruntées à Ḥaydar Āmolī,
voir Jāmiʿ al-’asrār, p. 451.
71 Ashkevarī, Maḥbūb, II, p. 454 ; Abū Ḥāmid Muḥammad Ghazālī Ṭūsī, Risāla fī l-ʿilm al-la-
dunī, dans Majmūʿe-ye falsafī-e Marāgheh, éd. N. Pourjavady, Téhéran, Markaz-e nashr-e
dāneshgāhi, 1380 solaire/2002, p. 100-120, p. 115-116.
72 La première tradition apparaît à la lettre dans Ḥaydar Āmolī, Jāmiʿ al-asrār, p. 451, mais ne
se trouve ni dans le Kitāb Uṣūl al-kāfī d’al-Kulaynī, ni dans la somme de traditions imamites
primitives d’al-Ṣaffār al-Qummī, (m. 290/903), Baṣā’ir al-darajāt fī ʿulūm āl Muḥammad,
éd. A. Zakī Zādeh-Ranānī, 2 vol., Enteshārāt-e vosuq, Qumm, 1389 solaire/2010, sinon dans
ce dernier sous une forme « édulcorée » : II, section 6, bāb 16, n°, p. 145-157. Sur les tra-
ditions relatant un tel mode d’initiation, voir Amir-Moezzi, Le guide divin, p. 192-194. La
deuxième tradition citée par Ashkevarī se trouve avec quelques différences dans al-Ṣaffār
al-Qummī, Baṣā’ir al-darajāt, I, section 3, bāb 9, p. 493-500.
Je dis : il y a des gens qui croient que parmi les soufis, certains placent la
sainteté au-dessus de la prophétie, mais il n’en est pas ainsi. Ils n’ont pas
énoncé une chose pareille, mais ce qui est rapporté de certains d’entre
eux signifie seulement que la station de la sainteté est échelonnée, dans
la personne du Prophète, au-dessus de la station de sa prophétie, car la
prophétie ne va pas sans la sainteté. Cela ne veut pas dire que la station de
la sainteté, indépendamment de la prophétie, soit au-dessus de celle-ci ;
soutenir cela serait une impiété75.
73 Sur cette notion dans le soufisme, voir Bernd Radtke, “The Concept of Wilāya in Early
Sufism”, in The Heritage of Sufism, I, p. 483-496.
74 Voir Chodkiewicz, Le sceau des saints, p. 39-40 et p. 61-62.
75 Ashkevarī, Maḥbūb, II, p. 455.
Le Prophète est celui qui voit l’Ange en songe, l’entend, mais ne le voit
pas par ses yeux. L’Envoyé [de Dieu] est celui qui entend la voix de l’Ange,
le voit en songe et aussi par ses yeux. L’Imam entend la voix [de l’Ange]
mais ne le voit ni [en songe] ni par les yeux. L’Entretenu (al-muḥaddath)
est celui à qui parle [l’Ange] (yuḥaddath) et qui [l’]entend, mais sans
[le] voir par les yeux ni en songe ». Il est rapporté que Fāṭima était de
ceux à qui est entretenu [par l’Ange], tout comme Marie. On dit encore
que l’Envoyé est celui auprès de qui est missionné l’Ange par la révélation,
et que le Prophète reçoit la révélation en songe76.
Najm al-Dīn al-Kubrā (m. 618/1220-1) est l’un des rares shaykhs de la période
tardive à avoir droit à sa notice dans le Maḥbūb al-qulūb. Dans l’historiogra-
phie classique, ce mystique iranien représente d’abord un maître du soufisme
savant, auteur de nombreux livres, mais aussi le maître éponyme de la confré-
rie des Kubrāwīya. Cette confrérie, dont l’identité primitive et les penchants
shīʿites ont fait l’objet d’études et de discussions, donna naissance par sa scis-
sion à plusieurs branches ouvertement shīʿites, encore actives en Iran à l’époque
76 Ashkevarī, Maḥbūb, II, p. 456 ; la citation entre guillemets est d’al-Kulaynī, ʾUṣūl al-Kāfī,
Kitāb al-ḥujja, bāb al-farq bayn al-rasūl wa-l-nabī wa-l-muḥaddath, ḥadīth n° 3, p. 99.
Sur la notion imamite du muḥaddath, voir Amir-Moezzi, Le guide divin, p. 176-179 : Etan
Kohlberg, “The term Muḥaddath in Twelver Shîʿism”, in Belief and Law in Imâmi Shîʿism,
Angleterre, Variorum Reprints, 1991, article V. Sur l’interprétation de hadīths imamites
analogues chez Mullā Ṣadrā, voir Corbin, En islam iranien I, p. 235-251.
77 Marijan Molé, « Les Kubrawiya entre Sunnisme et Shi’isme aux huitième et neuvième
siècles de l’Hégire », Revue des Études Islamiques, XXIX, 1961, p. 61-142 ; Trimingham, The
Sufi Orders in Islam, p. 55-58 ; Hamid Algar, art. “Kubrâ”, EI2.
78 Hamid Algar, article "Nûrbakhshiyya", EI2, VIII, p. 136-139, L’une de ses branches schisma-
tiques, la Dhahabīya, existe toujours à Shirāz. À son sujet, voir Gramlich, Die Schiitischen
Derwischorden Persiens, I, p. 14-26; Leonard Lewisohn, “An Introduction to the History
of Modern Persian Sufism, part II: a Socio-Cultural Profile of Sufism, from the Dhahabī
Revival to the Present Day”, BSOAS 62/1 (1999), p. 36-59.
79 Ashkevarī, Maḥbūb, II, p. 548.
s’isoler du commun des hommes (al-ʿuzla ʿan al-warā). Je dis que la façon
dont le shaykh a compris [le nom] d’al-Jannāb est l’interprétation consis-
tant à faire passer la chose de l’exotérique au secret caché (min al-ẓāhir ilā
l-sirr), de même que l’interlocuteur [de Dieu, Moïse], a compris l’enlève-
ment des sandales dans Sa parole : « Enlève tes sandales » (Coran, XX, 12)
comme le rejet des deux mondes (iṭṭirāḥ al-kawnayn), en homologuant
l’exotérique de l’enlèvement des sandales à l’ésotérique (bāṭinan) du rejet
des deux mondes80.
80 Ashkevarī, Maḥbūb, II, p. 549. La tradition est empruntée à Shushtarī, Majālis II, p. 72-73,
mais le commentaire est d’Ashkevarī.
81 À son sujet, voir Corbin, Histoire, p. 450-451 ; Tehrānī, Dharîʾa, XIII, p. 266.
82 Ashkevarī, Maḥbūb, II, p. 549-550 ; Shushtarī, Majālis, II, p. 72 ; Qāḍī Kamāl al-Dīn Mīr
Ḥusayn b. Muʿīn al-Dīn Maybudī Yazdī, Sharḥ dīwān mansūb beh amīr al-mu’minīn ʿAlī b.
Abī Ṭālib (composé en 890/1485-6), Téhéran, Mirāth-e maktūb, 1391 solaire/2012, p. 187.
possible, comme cela l’était encore avec al-Basṭāmī, de manipuler les dates
pour faire du maître soufi un disciple de l’imam historique, l’autorité du rêve
visionnaire suffit à établir le lien concret et vivant du soufi avec l’imam, un
lien tout à la fois spirituel et corporel. Notons que c’est l’imam ʿAlī lui-même
qui atteste la véracité du dire prophétique remémoré en rêve et que ce dire
ne porte en vérité que sur lui-même, ce qui fait de l’imam à la fois le sujet et
l’objet de l’exégèse. Relevons enfin que dans ce dispositif d’argumentation tra-
ditionnelle, le maître soufi et l’imam apparaissent chacun comme le témoin et
la preuve du charisme de l’autre : si la sainteté de Najm al-Dīn Kubrā garantit
la véridicité du songe, cette sainteté est reçue ou du moins confirmée par le
songe, l’apparition de l’imam et sa poignée de main. Encore une fois, c’est un
ensemble de conceptions assimilées à de l’« exagération » en milieu shīʿite, à
de l’hérésie pure et simple chez les sunnites, qu’Ashkevarī présente comme la
vérité commune du shīʿisme et du soufisme.
En conclusion de cette notice, Ashkevarī paraît rompre discrètement le
tabou du confrérisme observé dans l’ensemble de la série, avec cette allusion
à la postérité de Najm al-Dīn Kubrā : « Il a – que son corps subtil soit sanctifié
(quddisa laṭīfuhu) –, dans la droite direction et l’éducation des pèlerins spiri-
tuels, un rang particulier : à la suite de son éducation, de nombreuses parentés
de direction spirituelle et de droite voie (min ahl al-irshād wa-l-rashâd) se sont
ramifiées83. » Si aucun ordre n’est nommé et si le mot de ṭarīqa n’est pas utilisé,
ce propos semble bien être une allusion, sur un mode apologétique, à l’héri-
tage vivant du shaykh Kubrā. C’est donc un choix osé de la part d’Ashkevarī que
d’intégrer Najm al-Dīn al-Kubrā dans son histoire des sages.
Enfin, le shaykh al-akbar Ibn ʿArabī (m. 638/1240), fréquemment cité dans
l’ensemble des deux premiers volumes du Maḥbūb al-qulūb, est le sujet d’une
longue notice au titre de « soufi attestant l’unicité divine ». Dénué de toute
donnée biographique, ce texte consiste en un exposé doctrinal faisant la part
belle aux citations poétiques et aux commentaires persans de l’œuvre du
shaykh al-akbar. Ashkevarī l’introduit ainsi : « Il s’est élevé, depuis l’abîme des
attachements et des entraves, jusqu’au faîte de l’absoluité et du témoignage
(awj al-iṭlāq wa-l-shuhūd). C’est dans cet état qu’il professait l’unicité de l’Être
(waḥdat al-wujūd)84. » Rappelons que l’expression de waḥdat al-wujūd n’ap-
paraît pas chez Ibn ʿArabī, mais seulement chez ses disciples et adversaires
posthumes85. Les philosophes iraniens du début du XIe/XVIIe siècle, Mīr
Dāmād et Mullā Ṣadrā en tête, en adoptent parfois l’esprit sans la profes-
ser à la lettre ; Ibn ʿArabī est l’une des principales bêtes noires des juristes-
théologiens antisoufis de l’époque safavide, et la doctrine de l’unicité de l’être se
voit condamnée comme hérétique et impie par les plus importantes autorités
religieuses de la dernière période86. Cela n’empêche pas Ashkevarī de consa-
crer la majeure partie de sa notice à cette idée, qu’il relie à un autre thème de la
pensée d’Ibn ʿArabī, moins subversif peut-être : le dépassement de l’antinomie
entre l’anthropomorphisme (tashbīh) et la théologie négative (tanzīh)87.
Plus surprenante encore est la manière dont Ashkevarī suggère les convic-
tions ou inclinations shīʿites d’Ibn ʿArabī. La question de la position du shaykh
al-akbar à l’égard du shīʿisme n’a cessé de diviser les disciples de sa pensée et
de ses œuvres, comme les chercheurs de notre époque88. À la fin de sa notice,
Ashkevarī reprend une longue citation d’un chapitre des Futūḥāt al-makkīya
sur « les ministres du Mahdī qui apparaîtra à la fin des temps », un chapitre
bien connu des disciples shīʿites d’Ibn ʿArabī comme Ḥaydar Āmolī et Ibn Abī
Jumhūr89. Cette citation est en fait un collage de différents passages discontinus
dans le texte d’Ibn ʿArabī ; est notamment éludée la mention de Jésus revenant
85 Voir Michel Chodkiewicz dans Ibn Arabī, Les illuminations de la Mecque. Anthologie
présentée par Michel Chodkiewicz (2e éd.), Paris, Albin Michel, p. 288-289 n. 81 ; Claude
Addas, Ibn Arabī et le voyage sans retour, Paris, Le Seuil, 1996, p. 85-88.
86 Sur le thème de la waḥdat al-wujūd chez les philosophes de l’Iran safavide, voir Christian
Jambet, « “L’essence de Dieu est toute chose”. Identité et différence selon Ṣadr al-Dīn
Shīrāzī », dans Le shīʿisme imamite quarante ans après, p. 269-292 ; Mathieu Terrier,
« Aspects d’une lecture philosophique du Coran dans l’œuvre de Mīr Dāmād », Mélanges
de l’Université Saint-Joseph, vol. LXIV, Beyrouth, 2012. Sur la condamnation de cette
doctrine par Muḥammad Bāqir Majlisī, voir Rizvi, Mullā Ṣadrā Shīrāzī, p. 33 ; Babayan,
Mystics, p. 423.
87 Sur ces thèmes chez Ibn ʿArabī, voir Corbin, L’imagination créatrice dans le soufisme d’Ibn
ʿArabī, p. 279 ; Toshihiko Izutsu, Unicité de l’existence et Création perpétuelle, trad. fr. Marie
Charlotte Grandry, Paris, Les Deux Océans, 1980, p. 49-83.
88 Corbin, En islam iranien, I, p. 94 et p. 219-285, fait siennes les thèses de Ḥaydar Āmolī,
représentant des disciples shīʿites d’Ibn ʿArabī, jusque dans la critique d’un soufisme
« oublieux de ses origines » shīʿites. Chodkiewicz critique des propos qui « réduisent le
taṣawwuf, particulièrement dans le cas d’Ibn Arabī, à n’être qu’un crypto-shīʾisme », dans
Le sceau des saints, p. 31 et passim. Deladrière, lui, s’efforce de démontrer « la pure ortho-
doxie doctrinale, le « sunnisme » du Cheikh al-akbar », dans Ibn ʿArabī, la Profession de
foi, traduit de l’arabe, présenté et annoté par Roger Deladrière, Arles, Actes Sud, 1985, p. 67.
89 Ḥaydar Āmolī, Jāmiʿ al asrār, p. 440-442 ; Ibn Abī Jumhūr, al-Mujlī, p. 1063-1064 (éd. litho.,
p. 309-310).
90 Shushtarī, Majālis II, p. 61-62 ; Shaykh Bahāʾī, al-Arba'īn ḥadîthan, Téhéran, Enteshārāt-e
eslāmiye, 1431/2012, p. 434-435.
91 L’édition courante des Futūḥāt donne al-Ḥasan b. ʿAlī, mais les disciples shīʿites d’Ibn
ʿArabī (voir supra, note 88) donnent tous al-Ḥusayn. La différence est capitale d’un point
de vue shīʿite.
92 Ashkevarī, Maḥbūb, II, p. 561-562 ; Ibn ʿArabī, al-Futūḥāt al-makkīya fī maʿrifat
al-asrār al-mālikīyya wa-l-mulkiyya, 4. Vol., Le Caire, Būlāq, 1329/1911, réimpression en
4 vol., Beyrouth, Dār Ṣādir, sans date, III, p. 327.
Ils entreront sous son autorité contraints et forcés, par crainte de son épée.
Les musulmans du commun (ʿāmmat al-muslimīn) se réjouiront de lui
davantage que l’élite parmi eux (khawāṣṣihim). Les théosophes (al-ʿārifūn
bi-Allāh) parmi les gens des vérités spirituelles (min ahl al-ḥaqāʾiq),
découvertes par témoignage et dévoilement divins, lui prêteront ser-
ment. Il aura [avec lui] des hommes divins (rijāl ilāhīyūn) qui suivront
son appel et combattront pour sa victoire93.
Sachant que pour un auteur ou un lecteur shīʿite, les termes ʿāmma et khawāṣṣ
évoquent respectivement « les sunnites » et « les shīʿites », ce passage semble
suggérer que les partisans déclarés des imams pourraient s’avérer indignes du
retour du Mahdī. Après une importante et inapparente coupure dans le texte
d’Ibn ʿArabī, la citation reprend sans transition pour un développement tout
aussi troublant et inattendu dans le contexte d’Ashkevarī :
Conclusion
96 Ashkevarī semble enclin au mahdisme, comme le montre sa notice sur Zarathushtra dans
Maḥbūb, p. 355-359, commentée en ce sens par Henry Corbin dans Face de Dieu, face de
l’homme. Herméneutique et soufisme, Paris, Flammarion, 1983, rééd. Paris, Entrelacs, 2008,
p. 315-360, « L’idée du Paraclet en philosophie iranienne ».
97 C’est ainsi que l’étiquette étrangement Massignon dans Passion, IV, p. 52, n° 813.
98 Maʿṣūm ʿAlī Shāh, Ṭarāʾiq al-ḥaqāʾiq, 3 vol., Téhéran, Enteshārāt-e Sanāʾi, 1387 solaire/2008.