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Studia Islamica 109 (2014) 240-273

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Apologie du soufisme par un philosophe shīʿite


de l’Iran safavide. Nouvelles remarques sur le
Maḥbūb al-qulūb d’Ashkevarī
Mathieu Terrier
École pratique des hautes études, Paris

Il est également vrai que je suis le disciple d’époques plus anciennes, notam-
ment de l’Antiquité grecque, et que c’est seulement dans cette mesure que
j’ai pu faire sur moi-même, comme fils du temps présent, des découvertes
aussi inactuelles. Cela, ma profession de philologue classique me donne le
droit de le dire : car je ne sais quel sens la philologie classique pourrait avoir
aujourd’hui, sinon celui d’exercer une influence inactuelle, c’est-à-dire d’agir
contre le temps, donc sur le temps, et, espérons-le, au bénéfice d’un temps à
venir.
Friedrich Nietzsche, Considérations inactuelles, « De l’utilité et des inconvé-
nients de l’histoire pour la vie », tr. fr. P. Rusch, Gallimard, Paris, 1990, p. 94.

Les liens historiques et doctrinaux du soufisme et du shīʿisme ont rarement été


au centre des recherches islamologiques, et le soufisme se voit couramment
défini comme la dimension ésotérique ou mystique de l’islam sunnite1. Si les
travaux sur le soufisme ont longtemps ignoré ses relations avec le shīʿisme, cer-
taines études shīʿites ont au contraire tendu à faire valoir une influence unila-
térale du shīʿisme sur le soufisme2. Cette antinomie entre la dissociation des

1 Éric Geoffroy, Le soufisme. Voie intérieure de l’islam, Fayard, Paris, 2003, p. 47. Parmi les rares
travaux consacrés aux relations du soufisme et du shīʿisme, Richard Gramlich, Die Schiitischen
Derwischorden Persiens, 3 vols., Wiesbaden, Franz Steiner, 1965-1981, et Kāmil Muṣṭafā
al-Shaybī, al-Ṣila bayn al-taṣawwuf wa-l-tashayyuʿ, 2 vol., Bagdad, 1963-1964, rééd. Beyrouth-
Bagdad, Manshūrāt al-jamal, 2011.
2 Des exposés généraux sur le soufisme ne font presque aucune allusion au shīʿisme, comme
Martin Lings, What is Sufism ?, Londres, George Allen and Unwin, 1975, trad. fr. Roger Du
Pasquier, Qu’est-ce que le soufisme ?, Paris, Le Seuil, 1977, et Arthur John Arberry, Sufism. An
account of the Mystics of Islam, Londres, George Allen and Unwin – Mandala Books, 1979,
trad. fr. Jean Gouillard, Le soufisme. La mystique de l’islam, Paris, Le Mail, 1988. L’influence du

© koninklijke brill nv, leiden, ���4 | doi 10.1163/19585705-12341304


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deux termes et la réduction de l’un à l’autre n’est pas apparue avec la recherche
scientifique moderne : elle structure de nombreux débats intellectuels et
conflits politiques, dans les milieux soufis comme dans le monde shīʿite et par-
ticulièrement en Iran, de l’époque ilkhanide jusqu’à nos jours.
La période safavide en Iran (1501-1722) est généralement présentée comme
à l’origine du divorce entre la dévotion shīʿite et le soufisme confrérique.
L’imposition du shīʿisme duodécimain comme religion d’État par une dynastie
elle-même d’origine soufie et sunnite aurait entraîné la disparition du soufisme
proprement dit (taṣawwuf ) de l’un de ses foyers d’origine, pour ne laisser place
qu’à un mysticisme philosophique appelé ʿirfān, beaucoup moins influent sur
le plan social3. Après une période de tolérance et d’effervescence spirituelle
sous les shāhs Ṣafī (1629-1642) et ʿAbbās II (1642-1666), la réaction antisoufie,
mais aussi antiphilosophique, l’aurait définitivement emporté dans la seconde
moitié du XIe/XVIIe siècle4. Pourtant, la réimplantation des Niʿmatullāhī en
Iran à la fin du XIIe/XVIIIe siècle est aujourd’hui bien documentée et des études
récentes montrent qu’un soufisme shīʿite demeura vivace en Iran de l’époque
qajare à la période contemporaine, dans les ordres de la Niʿmatullāhīya, de
la Dhahabīya et de la Khāksārīya5. Dès lors, on peut se demander comment
cette renaissance du soufisme en Iran aurait été possible si le phénomène du
soufisme n’avait pas persévéré dans son être au terme de la période safavide.

shīʿisme sur le soufisme est soutenue par Henry Corbin dans En islam iranien, 4 vol., Paris,
Gallimard, 1971-1972, livre IV, « Shî’isme et soufisme », vol. III, p. 147-345. Une thèse critiquée
par Michel Chodkiewicz dans Le sceau des saints. Prophétie et sainteté dans la doctrine d’Ibn
Arabî, Paris, Gallimard, 1986, rééd. 2012, p. 199-200. Voir la mise au point de Geoffroy, Le sou-
fisme, p. 41-47.
3 Sur l’histoire de l’ordre safavide, voir Michel M. Mazzaoui, The Origins of the Safawids. Šīʿism,
Ṣufism, and the Ghulāt, Wiesbaden, Franz Steiner Verlag, 1972.
4 Cette vision s’est imposée dès certains articles fondateurs des études shīʿites : Seyyed Ḥossein
Nasr, « Le shîʿisme et le soufisme. Leurs relations principielles et historiques », in Le shîʿisme
imâmite. Colloque de Strasbourg (6-9 mai 1968), Paris, Presses Universitaires de France, 1970,
p. 215-233, voir p. 231-233 ; Jean Aubin, « La politique religieuse des Safavides », Ibid., p. 235-
244, p. 241-242. Elle se voit confirmée par Said Amir Arjomand dans The Shadow of God and
the Hidden Imam, Chicago, The University of Chicago Press, 1984, p. 112-119. Sur la répression
du soufisme à l’époque safavide, voir aussi Leonard Lewisohn, “Sufism and the School of
Iṣfahān: Taṣawwuf and ʿIrfān in Late Safavid Iran (ʿAbd al-Razzāq Lāhījī and Fayḍ Kāshānī on
the Relation of Taṣawwuf, Ḥikmat and ʿIrfān)”, in The Heritage of Sufism, éd. Leonard Lewisohn
and David Morgan, 3 vol., Oxford, Oneworld, 1999, vol. III, p. 63-134, surtout p. 67-77.
5 Voir Jean Aubin, « De Kūhbanān à Bidar. La famille niʿmatullahī », Studia Iranica 20/2 (1991),
p. 233-255 ; Leonard Lewisohn, “An Introduction to the history of modern Persian Sufism, Part I:
The Niʿmatullāhī order : persecution, revival and schism”, Bulletin of the School of Oriental
and African Studies, 61/3 (1998), p. 437-464.

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En réalité, les débats sur la nature et la légitimité du soufisme, comme sur


ses « relations historiques et principielles » avec le shīʿisme, n’ont pas connu
de fin à l’époque safavide. Le dernier quart de cette période, sous les règnes de
Shāh Sulaymān (1666-1694) et de Sulṭān Ḥusayn (1694-1722), voit certes se mul-
tiplier les écrits antisoufis et les persécutions contre les mystiques, en même
temps que s’impose l’autorité du théologien Muḥammad Bāqir ­al-Majlisī
(m. 1111/1699), « maître de l’islam » (shaykh al-islām) de la capitale Ispahan et
farouche adversaire du soufisme comme de la philosophie6. Mais une autre
voix était encore possible en Iran, comme le montre une réflexion sur les liens
du shīʿisme, du soufisme et de la philosophie menée par un savant appartenant
lui-même à l’appareil idéologique de l’État safavide : Quṭb al-Dīn Ashkevarī
(m. entre 1088/1677 et 1095/1684), shaykh al-islām de Lāhījān dans la province
du Gīlān. Ce clerc shīʿite de second rang, sur lequel on sait peu de choses outre
ce qu’il a lui-même confié, composa à la fin de sa vie une histoire monumentale
de la sagesse en arabe et en persan, le Maḥbūb al-qulūb, qui va d’Adam, premier
homme et premier prophète, à Mīr Dāmād (m. 1041/1631), philosophe et savant
religieux dont notre auteur passe pour avoir été l’élève7. Puisant à des sources
diverses, l’œuvre se compose de trois livres : le premier consacré aux sages de
l’Antéislam, parmi lesquels un panthéon de philosophes grecs ; le deuxième
aux savants de la période islamique, toutes branches et écoles confondues ; le
troisième aux douze imams et à autant de grandes autorités théologiques du
shīʿisme imamite.

6 Voir Heinz Halm, Le chiisme, tr. fr. H. Hougue, Paris, PUF, 1995, p. 105-108 et p. 113 ; Andrew J.
Newman, Safavid Iran. Rebirth of a Persian Empire, London – New York, I. B. Tauris, 2006,
p. 96-100 ; Kathryn Babayan, Mystics, Monarchs, and Messiahs, Cultural Landscapes of Early
Modern Iran, London, Center for Middle Eastern Studies of Harvard University, 2002, p. 403-
437; Nasrollah Pourjavady, “Opposition to Sufism in Twelver Shiism”, in Islamic Mysticism
Contested. Thirteen Centuries of controversies and Polemics, éd. Frederick de Jong et Bernd
Radtke, Leiden, Brill, 1999, p. 614-623. Parmi les traités anti-soufis de cette période : attribué à
Aḥmad al-Ardabīlī, Ḥadīqat al-shīʿa, éd. S. Ḥasanzādeh, 2 vol. Qumm, 1377 solaire/1998 ; du
traditionaliste al-Ḥurr al-ʿĀmilī, al-Risālat al-ithnaʿashariyya fī l-radd ʿalā l-ṣūfiyya, éd. A.
al-Jalālī, Anṣāriyān, Qumm, 1390 solaire/2011 ; de Muḥammad Ṭāhir b. Muḥammad Ḥusayn
Qummī, Tuḥfat al-akhyār, Qumm, 1973.
7 Quṭb al-Dīn al-Ashkiwarī (Ashkevarī), Maḥbūb al-qulūb, al-maqālat al-ʿūlā, ed. Ibrāhīm
al-Dībājī et Hāmid Ṣidqī, Téhéran, Mīrāth-e maktūb, 1378 solaire/1999; Maḥbūb al-qulūb,
al-maqālat al-thānya, idem, 1382 solaire/2003. L’édition du troisième volume est encore
attendue. Sur cet ouvrage et son auteur, Mathieu Terrier, « Le Maḥbûb al-qulûb de Quṭb
al-Dîn Ashkevarī : Une œuvre méconnue dans l’histoire de l’histoire de la sagesse en Islam »,
Journal Asiatique 298.2 (2010), p. 345-387 ; le même, « Quṭb al-Dîn Ashkevarî, un philosophe
discret de la Renaissance safavide », Studia Iranica 40 (2011), p. 171-210.

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C’est à la fin du deuxième volume qu’Ashkevarī consacre une suite de trente


et une notices aux « maîtres soufis attestant l’unicité divine » (mashāʾikh
al-ṣūfiyya al-muwaḥḥida), comme il les appelle. Il fait précéder cette série
d’un important chapitre introductif justifiant la présence des soufis dans
l’histoire de la sagesse, un discours apologétique déjà amorcé dans les notices
consacrées auparavant à Abū Ḥāmid al-Ghazālī (m. 505/1111) et Shihāb al-Dīn
al-Suhrawardī (m. 587/1191)8. Ramassés au milieu du Maḥbūb al-qulūb, ces
textes forment comme une œuvre dans l’œuvre, un véritable traité de soufisme
d’une centaine de pages, ouvertement apologétique et mêlant volontiers la
doxographie à l’hagiographie9. L’ensemble tend à établir l’harmonie préétablie
du soufisme authentique et du shīʿisme authentique, ce qui signifie, nous le
verrons, qu’il existe pour notre auteur un soufisme et un shīʿisme inauthen-
tiques. Cette harmonisation doctrinale a pour corollaire l’allégation historique
d’un contact vivant entre les premiers maîtres soufis et les imams du shīʿisme.
C’est donc par une argumentation philosophique et historique, en un sens bien
particulier de ces deux termes, qu’Ashkevarī entend convaincre son lecteur de
l’accord parfait du shīʿisme et du soufisme.
En apparence, le compositeur du Maḥbūb al-qulūb ne fait là que réactiver
une tradition intellectuelle léguée par des penseurs shīʿites comme Ḥaydar
Āmolī (VIIIe/XIVe s.), Ibn Abī Jumhūr al-Aḥsāʾī (m. 906/1501) et Nūr Allāh
Shushtarī (m. 1019/1610-1611) : le rapprochement du shīʿisme imamite, du sou-
fisme et de la théosophie mystique10. Ashkevarī emprunte d’ailleurs nombre
de ses propos, parfois sans le dire, à ces auteurs. Mais il le fait avec les enjeux
de son temps et ses intentions semblent aller doublement à contre-courant :

8 Ashkevarī, Maḥbūb, II, p. 345-369, sur al-Suhrawardī ; p. 446-456, sur al-Ghazālī ;


p. 485-493, chapitre introductif ; p. 493-564, sur les trente et un maîtres soufis.
9 Sur l’hagiographie soufie, voir Leili Anvar-Chenderoff, « Le genre hagiographique à tra-
vers la Tadhkirat al-awliyāʾ de Farīd al-Dīn ʿAttār », in Saints orientaux, éd. Denise Aigle,
Paris, De Boccard, 1995, p. 39-53.
10 Sur le rôle des deux premiers penseurs dans l’intégration d’Ibn ʿArabī à la métaphy-
sique shīʿite, voir Henry Corbin, Histoire de la philosophie islamique, Paris, Gallimard,
coll. « Folio Essais », 1986, p. 455-459. Sur le premier, voir l’introduction de Corbin à
Sayyed Ḥaydar Āmolī, La philosophie shi’ite ( Jāmiʿ al-asrār wa manbaʿ al-anwār), éd.
Henry Corbin et Osma Yahia Téhéran, Institut Français de Recherche en Iran, Centre
de Publications Scientifiques et Culturelles, 1968-1989. Sur Ibn Abī Jumhūr, voir Wilferd
Madelung, “Ibn Abī Jumhūr al-Aḥsāʾī synthesis of kalām, philosophy and sufism”, in
Actes du 8e Congrès de l’Union européenne des arabisants et islamisants (Aix-en-Provence,
1976), Aix-en-Provence, 1978, réédité dans Religious Schools and Sects in Medieval Islam,
Londres, Variorum, 1985, n° XIII ; Sabine Schmidtke, Theologie, Philosophie und Mystik im
zwölferschiitischen Islam des 9./15. Jahrhunderts. Die Gedankenwelten des Ibn Abī Ğumhūr
al-Aḥsāʾī. Sur Qāḍī Nūr Allāh Shushtarī, voir Corbin, Histoire, p. 441-442.

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sauver le soufisme de l’élimination en réfutant les accusations d’impiété et


d’aberration prononcées contre lui, mais aussi lutter contre l’hégémonie crois-
sante du courant rationaliste au sein du shīʿisme imamite. Car la religion ima-
mite, dont l’ésotérisme originel a été partiellement et progressivement gommé
depuis la période bouyide (IVe/Xe-Ve/XIe siècles), connaît en Iran à l’époque
safavide une institutionnalisation et une politisation sans précédent, sous
l’impulsion de savants religieux originaires des grands foyers shīʿites arabes.
Suivant une rationalité avant tout pragmatique, ces juristes-théologiens appe-
lés uṣūlīs revendiquent la « délégation » (niyāba) du douzième imam durant
l’Occultation majeure, s’attribuent le monopole de l’interprétation de la loi
(ijtihād) et instrumentalisent à leurs fins l’appareil d’État. Leurs opposants, les
savants traditionalistes akhbārīs, rejettent la validité de l’ijtihād, réservent l’au-
torité théologique aux ḥadīths des imams et conservent la ligne apolitique de
ceux-ci11. Mais par-delà cette ligne de fracture, uṣūlīs et akhbārīs se rejoignent
souvent dans l’hostilité à l’égard des soufis. Entre ces deux grands courants,
Quṭb al-Dīn Ashkevarī suit une voie singulière : sa shīʿitisation de certains
grands maîtres soufis s’appuie sur des arguments philosophiques comme sur
des traditions imamites ésotériques ; se faisant l’écho de conceptions fréquem-
ment taxées d’« exagération » (ghulūw) en milieu imamite12, elle aboutit à une
remise en question du shīʿisme « rationaliste » sans adhérer à des positions
purement « traditionalistes ». L’apologie ouverte du soufisme, prononcée d’un
point de vue apparemment externe, se double ainsi d’une discussion implicite
du shīʿisme d’un point de vue interne.
Les pages qui suivent présenteront ces considérations inactuelles d’un phi-
losophe et clerc de la dernière période safavide sur les relations du shīʿisme
et du soufisme. Souvent exprimées par des paroles d’emprunt, elles appa-
raissent principalement dans le chapitre introductif sur les soufis et dans les
notices bio-doxographiques consacrées à des maîtres que notre auteur entend
faire passer pour des shīʿites, comme Ḥusayn b. Manṣūr al-Ḥallāj, Abū Ḥāmid
al-Ghazālī, Najm al-Dīn al-Kubrā et Muḥyi al-Dīn b. ʿArabī. Tous ces textes

11 Sur la rationalisation et l’institutionnalisation du shīʿisme, ainsi que sur l’opposition uṣūlī-


akhbārī, voir Mohammad Ali Amir-Moezzi, Le guide divin dans le shîʿisme originel, Paris,
Verdier, 2007, introduction, surtout p. 33-48 ; Mohammad Ali Amir-Moezzi et Christian
Jambet, Qu’est-ce que le shîʿisme ?, Paris, Fayard, 2004, p. 181-239 ; Arjomand, Shadow of
God, p. 122-159 ; Andrew J. Newman, “The nature of the Akhbārī/Uṣūlī Dispute in Late
Safawid Iran, part I : ʿAbdallāh al-Samahijī’s ‘Munyat al-Mumārisīn’ ”, BSOAS 55/1 (1992),
p. 21-51, et “The nature of the Akhbārī/Uṣūlī Dispute in Late Safawid Iran, part II : The
Conflict Reassessed”, BSOAS 55/2 (1992), p. 250-261.
12 Sur ces conceptions, voir Marshal G.S. Hodgson, art. “Gulāt” dans EI2, II, p. 1119-1121 et les
importantes remarques d’ Amir-Moezzi dans Le guide divin, p. 310-317.

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abordent des thèmes situés à l’intersection du shīʿisme et du soufisme, comme


le langage « théopathique », les rapports de la sainteté (walāya) et de la pro-
phétie, ou encore la figure du Mahdī. Si Ashkevarî n’est pas toujours l’auteur
original de ces textes, il leur confère un sens nouveau et souvent détonant dans
le contexte particulier qui est le sien.

L’harmonie préétablie de la Loi (sharīʿa), de la Voie (ṭarīqa) et de la


Vérité (ḥaqīqa)

Le chapitre introductif aux notices personnalisées sur les maîtres soufis est
un court manifeste qui nous éclaire autant sur les convictions profondes
d’Ashkevarī que sur le discours antisoufi de son temps, auquel il s’emploie
manifestement à répondre. Il s’ouvre sur la citation d’un célèbre récit du
Kitāb al-Talwīḥāt de Suhrawardī (m. 587/1191), dans lequel celui-ci relate sa
vision spirituelle du « premier maître » Aristote et leur entretien au sujet de
la science. Aristote y atteste que la vérité se trouve chez son maître Platon et
ne témoigne que du dédain à l’égard des philosophes ultérieurs, les falāsifa
de l’islam ; mais quand le shaykh al-ishrāq lui évoque des « maîtres spirituels
du soufisme attestant de l’unicité divine (mashāʾīkh al-ṣūfiyya al-muwaḥḥida),
comme Abū Yazīd al-Basṭāmī, Sahl al-Tustarī et leurs semblables », Aristote
manifeste sa joie et s’exclame : « Ce sont eux les philosophes au sens vrai (hum
al-falāsifa ḥaqqan)13 ! »
La première justification des maîtres soufis repose ainsi sur l’autorité phi-
losophique d’Aristote et sur la valeur éminente de la philosophie elle-même.
La généalogie imamite du soufisme, qui sera développée dans les notices
individuelles, n’est pas d’emblée mise en avant. Avant de faire des premiers
mystiques de l’islam des disciples des imams et des shīʿites plus ou moins
déclarés, Ashkevarī en fait des héritiers des anciens sages grecs et d’authen-
tiques philosophes.
Cette autorité de la philosophie antique ne signifie nullement quelque pré-
séance de la vérité démontrée sur la vérité révélée. Car les plus anciens sages
grecs, d’après une tradition historiographique arabe abondamment relayée
dans le premier volume du Maḥbūb al-qulūb, ont eux-mêmes puisé leur
sagesse à la « niche aux lumières de la Prophétie » (mishkāt al-nubuwwa), une

13 Ashkevarī, Maḥbūb, II, p. 485-486. Shihāboddīn Yaḥyā Sohravardī, Œuvres philosophiques


et mystiques, éd. Henry Corbin, Téhéran-Paris, Bibliothèque iranienne, nouvelle série, t. 1,
1976, p. 73-74. Sur ce récit, voir Christian Jambet, Qu’est-ce que la philosophie islamique ?,
Paris, Gallimard, 2011, p. 112-114.

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référence au « verset de la Lumière » (Coran, XXIV, 32) ; les premiers d’entre


eux, Empédocle et Pythagore, passent pour avoir été les disciples du sage
Luqmān (Coran, XXXI, 12) et de Salomon14. De même, la suite du texte va affir-
mer que les premiers maîtres soufis ont été des disciples des imams de la des-
cendance de ʿAlī, que la tradition shīʿite tient pour les vrais légataires (awṣiyāʾ)
du prophète Muḥammad. Héritiers des sages grecs et des imams, les maîtres
soufis se verront ainsi deux fois connectés à la source métahistorique de toute
sagesse.
De plus, l’idée de la philosophie présente chez Suhrawardī est déjà pénétrée
d’une forme d’ésotérisme non-rationnel caractéristique du soufisme comme du
shīʿisme originel. Ashkevarī fait ici fonctionner le récit visionnaire du shaykh
al-ishrāq comme une tradition dont l’autorité repose à la fois sur le « charisme
du songeur » Suhrawardī et sur le charisme post-mortem d’Aristote, le maître vu
en rêve15. Ce récit nous place d’emblée dans un climat surnaturel commun à
l’hagiographie soufie et aux plus anciens recueils de ḥadīths shīʿites, climat qui
traversait déjà les notices consacrées aux philosophes grecs dans le premier
livre du Maḥbūb al-qulūb. C’est cette idée ésotérique de la philosophie comme
connaissance gnostique et supra-rationnelle, mais aussi comme mode de vie
commandé par un idéal de perfection humaine, qui établit en retour, dans le
deuxième volume du Maḥbūb al-qulūb, la légitimité du soufisme. Autrement
dit, si les maîtres du soufisme primitif peuvent apparaître comme les héritiers
des anciens sages grecs, c’est parce que ceux-ci, dans l’historiographie isla-
mique recueillie et développée par Ashkevarī, présentent déjà un air de famille
avec les maîtres soufis.
Une longue citation d’Ibn Abī Jumhūr al-Aḥsāʾī fournit à Ashkevarī l’argu-
ment principal de sa défense du soufisme : l’unité fondamentale de la Loi révé-
lée (sharīʿa), de la Voie initiatique (ṭarīqa) et de la Vérité spirituelle (ḥaqīqa).
Les soufis ont souvent mis en avant cette triade de la Loi, de la Voie et de la

14 La thèse est récurrente depuis le Xe siècle et les œuvres d’Abū Ḥātim al-Rāzī (m. vers
322/933-4) et d’Abū l-Ḥasan al-ʿĀmirī (m. 381/992). Voir Abū Ḥātim al-Rāzī, Aʿlām al-­
nubuwwa (the peaks of prophecy), éd. Ṣalâḥ Al-Ṣāwī et Gholâm-Reḍâ Aʿwānī, Téhéran, 1360
solaire/1982; Everett K. Rowson, A Muslim Philosopher on the Soul and its Fate : Al-ʿĀmirī’s
Kitāb al-Amad 'alā l-abad, New Haven, American Oriental society, 1988.
15 Voir Rainer Brunner, « Le charisme des songeurs : Ḥusayn al-Nūrī al-Ṭabrisī et la fonction
des rêves dans le shiʿisme duodécimain », dans Le shīʿisme imāmite quarante ans après.
Hommage à Etan Kohlberg, éd. Mohammad Ali Amir-Moezzi, Meir M. Bar-Asher, Simon
Hopkins, Brepols, Turnhout, 2009, p. 95-115. Sur ce thème en islam et dans le soufisme,
voir Pierre Lory, Le rêve et ses interprétations en Islam, Paris, Albin Michel, 2003, troisième
partie, p. 193-256.

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Vérité pour défendre leur orthopraxie face aux accusations des théologiens16.
Pour notre auteur, la formule pourrait aussi signifier l’accord a priori de la reli-
gion scripturaire, du soufisme authentique et de la vraie philosophie :

La raison de l’accusation d’impiété et de dualisme (al-kufr wa-l-zandaqa)


adressée à cette secte [des soufis attestant de l’unicité divine], d’après ce
qu’a évoqué, parmi nos docteurs [shīʿites], Ibn al-Jumhūr dans son livre
al-Mujlī, n’est rien d’autre que la méconnaissance de leurs principes et
de leurs règles (bi-uṣūlihim wa qawānīnihim). En effet, si [les docteurs de
la loi] connaissaient les fondements et les principes [des soufis], s’ils réa-
lisaient que la Loi révélée (sharīʿa), la Voie initiatique (ṭarīqa) et la Vérité
spirituelle (ḥaqīqa) sont des synonymes véridiques pour une seule et
même vérité qui est celle de la Révélation (sharʿ), ils ne tiendraient pas
de tels propos, ils renonceraient à l’intolérance (taʿaṣṣub), à la polémique,
au rejet et à l’opposition, ils dépouilleraient leurs cœurs de la parole de
légèreté et d’envie, ils sortiraient leurs âmes du gouffre des sophismes et
des soupçons.
Voyant [les soufis] privés de ce bonheur et bannis de cet État, nous
avons voulu, avec l’assistance de Dieu Très-Haut, faire profiter [les doc-
teurs] de ces stations, leur faire entendre ces discours émanant d’âmes
intègres, de cœurs purs et polis, pour que cela agisse sur leurs esprits
épais et leurs tempéraments grossiers comme les infusions digestives sur
les résidus inférieurs et les humeurs corrompues, en préparant la nature
à recevoir la boisson. Oui, car s’ils ne sont pas guidés par là, ils diront que
c’est un mensonge ancestral.
Ce qu’ils ne connaissent pas, ils l’accusent d’impiété17.

Si ce texte est entièrement emprunté à une autorité shīʿite, il gagne une


résonnance nouvelle à l’époque où Ashkevarī compose son Maḥbūb al-qulūb.
Car depuis la mort d’Ibn Abī Jumhūr, à la veille de l’instauration en 1501, par le

16 Voir Ignaz Goldziher, Le dogme et la loi dans l’islam, Paris, Geuthner, 1920, rééd., Paris-Tel-
Aviv, L’éclat, 2005, p. 146; Corbin, Histoire, p. 264 ; Geoffroy, Le soufisme, p. 95-104.
17 Ashkevarī, Maḥbūb, II, p. 486. Hormis la phrase finale en persan dans le texte, l’en-
semble se trouve dans Muḥammad b. ʿAlī b. Abī Jumhūr al-Aḥsāʾī, Mujlī mirʾāt al-munjī fī
l-kalām wa-l-ḥikmatayn wa-l-taṣawwuf, éd. Riḍā Yaḥyā Pūrfārmad, Jamʿīya Ibn Abī Jumhūr
al-Aḥsāʾī li-iḥyāʾ al-turāth, Beyrouth, 2013, p. 1081-1082 ; éd. litho. Aḥmad al-Shīrāzī, repro-
duit et introduit par Sabine Schmidtke, Iranian Institute of Philosophy & Institute of
Islamic Studies, Free University of Berlin, Téhéran, 2009, p. 317. Le début du texte d’Ibn
Abī Jumhūr cité ici est lui-même partiellement emprunté à Ḥaydar Āmolī, Jāmiʿ al-ʾasrār
wa manbaʿ al-anwār, p. 343-344.

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248 Terrier

tout jeune Shāh Ismāʿīl, du shīʿisme duodécimain comme religion d’État en


Iran, l’hostilité des clercs shīʿites à l’égard des soufis et des philosophes s’est
accrue dans la même mesure que leur pouvoir. À travers les mots d’Ibn Abī
Jumhūr, Ashkevarī exprime bien sa conviction personnelle : l’intolérance des
docteurs de la loi à l’égard des soufis est le fait de leur ignorance de la vérité
dans son univocité essentielle, une ignorance coupable de la part de savants
auto-proclamés. Le shaykh al-islām de Lāhījān appelle donc ses pairs, on ne
sait avec quel espoir d’être entendu, à la raison et à l’esprit de tolérance, et pré-
sente son anthologie comme une planche de salut destinée à la fois aux soufis
et aux docteurs shīʿites.
Il faut pourtant remarquer que le soufisme défendu ici est exempt des deux
vices majeurs, aux yeux des clercs antisoufis, que sont l’organisation confré-
rique et l’antinomisme. Le terme de ṭarīqa, tel que l’emploie Ashkevarī dans
ses développements personnels comme dans ses citations, a toujours le sens
de « voie spirituelle », jamais celui de « confrérie » qu’il a progressivement reçu
lors de l’évolution historique du soufisme18. On sait que les savants shīʿites ont
généralement refusé au courant mystique le droit de s’organiser en confréries
ou congrégations ; sans doute, comme le souligne Henry Corbin, parce que le
shīʿisme imamite se représente lui-même comme la voie spirituelle19 ; sans
doute aussi parce que les ʿulamāʾ shīʿites, organisés en une certaine forme
de clergé depuis l’ère safavide, ont voulu assurer leur hégémonie temporelle
sur la société shīʿite. Cette opposition se durcit encore sous le règne de Shāh
Sulaymān (1666-1694), période d’activité d’Ashkevarī. Il est signifiant que parmi
les maîtres soufis recensés dans le Maḥbūb al-qulūb, à une exception près,
aucun ne fonda en personne un ordre mystique, bien que plusieurs appar-
tiennent aux chaînes initiatiques (silsila, pl. salāsil) des confréries ; même le
fondateur éponyme de la Ṣafawīya, Ṣafī al-Dīn Ardabīlī (m. 735/1334), n’est pas
mentionné. Volens nolens, le seul soufisme ouvertement défendable pour notre
auteur était un soufisme individuel appartenant à un passé lointain.
D’autre part, l’éloge des « maîtres soufis attestant de l’unicité divine »
­s’accompagne, dans ce chapitre introductif, d’une sévère condamnation des

18 Sur cette évolution vers le soufisme confrérique, voir l’ouvrage classique de John Spencer
Tirmingham, The Sufi Orders in Islam, London, Oxford University Press, 1973 ; en persan,
très documenté mais confus, Nūr al-Dīn Modarresī Tchahārdahī, Seyrī dar taṣavvof. Dar
sharḥ-e ḥāl-e mashāyekh va aqtāb, Téhéran, Ketābxāne-ye mellī Irān, 1379 solaire/2000 ;
pour un état des lieux des recherches plus récentes, Les Voies d’Allah. Les ordres mys-
tiques dans le monde musulman des origines à aujourd’hui, éd. Alexandre Popovic et Gilles
Veinstein, Paris, Fayard, 1996.
19 Voir Corbin, Histoire, p. 267.

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Apologie du soufisme par un philosophe shī ʿ ite de l ’ Iran safavide 249

soufis antinomistes (ibāḥīya). L’on sait que dans l’interprétation et l’applica-


tion des prescriptions cultuelles et morales de l’islam, l’attitude des soufis a
pu varier de la plus grande rigueur à un détachement apparent total, certains
estimant – d’après leurs censeurs – que la connaissance supérieure les affran-
chissait des œuvres formelles de l’islam20. En Iran, le nom de ṣūfī est encore
fréquemment associé à la figure du derviche errant, appelé qalandar, au com-
portement licencieux. Dans sa condamnation attendue de ce soufisme dévoyé,
Ashkevarī se réfère à des autorités et à des arguments traditionnels du sou-
fisme comme du shīʿisme. Il cite une tradition orale du grand maître soufi de
Bagdad Junayd (m. 298/911), affirmant que la connaissance de Dieu (al-maʿrifa
bi-Allāh) ne dispense pas des obligations cultuelles et sociales. Il emprunte à
Ibn Abī Jumhur la thèse selon laquelle les œuvres extérieures (ṣuwar) sont les
« lieux de manifestation » (maẓāhir) des « réalités spirituelles » (al-maʿānī)21.
Il reprend à la lettre la plainte du soufi al-Qushayrī (m. 465/1072), six siècles
plus tôt, sur la disparition des maîtres authentiques et la dérive licencieuse
des pseudo-soufis modernes22. Enfin, il rapporte ce ḥadīth du sixième imam
d’après le Kitāb al-Kāfī d’al-Kulaynī : « Dieu n’agrée une action qu’avec la
connaissance et Il n’agrée une connaissance qu’avec une action. Ainsi, celui
qui connaît Dieu, la connaissance lui montre l’action. Celui qui n’agit pas, n’a
pas de connaissance, mais dans la foi, l’une vient de l’autre23. »
Le principe d’unité de la Loi, de la Voie et de la Vérité entraîne alors une
double dissociation : d’une part, à l’égard des mystiques inactifs ou licencieux,
négligeant la sharīʿa au nom de la ṭarīqa ; de l’autre, à l’égard des juristes-
théologiens littéralistes et légalistes, condamnant la ṭarīqa au nom de la sharīʿa.
Les deux critiques se font écho : tout comme les derviches antinomistes ne
méritent pas le nom de soufis, les docteurs de la loi condamnant les sciences
rationnelles et la voie spirituelle sont des usurpateurs du titre de fuqahāʾ.
Ashkevarī écrit lui-même dans sa notice sur le shaykh al-ishrāq Suhrawardī :

20 À ce sujet, voir Goldziher, Le dogme, p. 138-139, faisant sien le jugement de l’orthodoxie


sunnite sur les ordres soufis prétendument antinomistes comme la Bektashīya.
21 Ashkevarī, Maḥbūb, II, p. 489 ; Ibn Abī Jumhūr, Mujlī, p. 939 (éd. litho. p. 261-262).
22 Ashkevarī, Maḥbūb, II, p. 489-490; Abū al-Qāsim al-Qushayrī, Al-risālat al-qushayriyya,
Dār-Ṣādir, Beyrouth, 2001, p. 10-11. Ce passage est traduit et commenté par Goldziher dans
Le dogme p. 147.
23 Ashkevarī, Maḥbūb, II, p. 490 ; Abū Jaʿfar Muḥammad b. Yaʿqūb al-Kulaynī, Uṣūl al-Kāfī,
Beyrouth Mu’assasat al-Aʿlamī li-l-maṭbūʿāt, 1426/2005, Kitāb faḍl al-ʿilm, bāb man ʿamila
bi-ghayr ʿilm, ḥadīth n° 2, p. 29.

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250 Terrier

Je dis qu’il est manifeste que de nombreux ignorants, prétendant possé-


der la science en quelqu’une de ses espèces, peuvent refuser une autre
espèce [de science] en diffamant ceux qui l’enseignent et ceux qui s’en
instruisent. Ainsi la plupart des transmetteurs des règles de la jurispru-
dence (aḥkām al-fiqh), de ceux qui ont l’initiative de l’avis juridique
(fatwā) et du jugement (qaḍāʾ) parmi les gens, à notre époque comme
dans le passé, mettent tout leur zèle à rejeter les sciences rationnelles
(al-ʿulūm al-ʿaqlīya), délivrent des avis qualifiant [leur] étude d’illicite et
ceux qui s’en instruisent d’impies. Ils ignorent qu’aucun d’eux ne mérite
d’être nommé jurisconsulte (faqīh) s’il ne possède pas quelque matière
de cette science rationnelle, à laquelle il revient d’exposer la véracité de
l’Envoyé et de présenter la prophétie, avant l’établissement certain de
laquelle on ne saurait prononcer aucun des préceptes juridiques dans
lesquels ils prétendent que se trouve toute science. Cela est manifeste à
qui possède un peu de connaissance et de discernement24.

Ashkevarī entend donc défendre le soufisme contre le même légalisme


obtus que la « science rationnelle », c’est-à-dire la philosophie et les sciences
naturelles. Dans son apologie conjointe de la philosophie et du soufisme, il se
montre fidèle à l’enseignement de Suhrawardī, qui liait les deux dans la figure
du « Pôle » (quṭb)25, et s’oppose sur les deux fronts au courant dominant du
clergé shīʿite de son temps.
Cette double dissociation inspire même à notre auteur une exégèse ori-
ginale des derniers versets de la sourate al-Fātiḥa, la première du Coran :
« Guide-nous sur la voie de rectitude / la voie de ceux que Tu as gratifiés, non
pas celle des réprouvés, non plus que de ceux qui s’égarent »26. « Les réprou-
vés » (al-maghḍūb ʿalayhim) sont ceux qui rompent avec l’exotérique des lois
divines au nom d’une connaissance de leurs vérités spirituelles (ḥaqāʾiq), soit
les mystiques antinomistes. « Ceux qui s’égarent » (al-ḍāllīn) sont ceux qui se
détournent des vérités spirituelles et des sciences ésotériques au nom de la
lettre de la Loi, soit les docteurs légalistes et littéralistes27.

24 Ashkevarī, Maḥbūb, II, p. 349.


25 Shihāboddīn Yaḥyā Sohravardī, Œuvres philosophiques et mystiques, éd. Henry Corbin,
Bibliothèque iranienne, nouvelle série, t. 2, Téhéran-Paris, 1355 solaire/1976, p. 11-12 ;
Shihāboddīn Yaḥyā Sohravardī, Le livre de la sagesse orientale, trad. fr. Henry Corbin, Paris,
Verdier, 1986, rééd. Folio essais, prologue de l’auteur, p. 90.
26 Traduction Jacques Berque, Le Coran, 2e éd., Paris, Albin Michel, 1995, p. 24.
27 Ashkevarī, Maḥbūb, II, p. 492.

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Apologie du soufisme par un philosophe shī ʿ ite de l ’ Iran safavide 251

La condamnation des soufis antinomistes est en réalité un lieu commun,


voire un exercice imposé chez les philosophes gnostiques de l’Iran safavide.
Mais à comparer les textes, la réprobation d’Ashkevarī paraît bien moins
sévère que celle de grandes figures de la génération précédente, dont l’époque
était pourtant plus clémente à l’égard du soufisme. Ainsi Mīr Fendereskī
(m. 1050/1640-41), passant lui-même pour avoir été un soufi, n’hésite pas à prô-
ner l’élimination physique des derviches et qalandars improductifs dans sa
Resāle-ye ṣenāʾiye28. De même Mullā Ṣadrā (m. 1050/1640-41), dans son Kasr
al-aṣnām al-jāhilīya, appelle à ostraciser les derviches, condamne les « locu-
tions théopathiques » (shaṭḥīyāt) des soufis et justifie la mise à mort des
soufis antinomistes29. Quant à Fayḍ Kāshānī (m. 1091/1680), contemporain
­d’Ashkevarī et membre supposé de la confrérie Nūrbakhshīya, il formule lui
aussi de violentes attaques à l’encontre des derviches et soufis licencieux dans
son livre al-Kalimāt al-ṭarīfa30. Sans doute s’agit-il là, chez ces philosophes,
d’une tactique de défense ou de dissimulation, comme y insistent les commen-
tateurs depuis Henry Corbin. Mais l’indulgence d’Ashkevarī à l’égard des soufis
transgressifs, en divers lieux du Maḥbūb al-qulūb, n’en est alors que plus remar-
quable. Ainsi fait-il des « gens du blâme » (al-malāmīya), ancêtres des qalan-
dars, les dignes héritiers de Diogène le Cynique, consacré comme un sage dans
le premier livre du Maḥbūb al-qulūb31. Dans la notice qu’il consacre à Ḥallāj,

28 Mīrzā Abū al-Qāsim Astarābādī Fendereskī, Resāle-ye ṣenāʾiye, éd. Ḥasan Jamshīdī, Qumm,
Bustān al-ketāb, 1387 solaire/2008, p. 87-91. D'Edward G. Browne, (A Literary History of
Persia, 4 vol., Cambridge, Cambridge University Press, 1969, IV, p. 258), à Seyyed Hossein
Nasr, “The School of Iṣfahān”, in A History of Muslim Philosophy, éd. Mian Mohammad
Sharif , 2 vol., Wiesbaden, 1963-1966, II, p. 922) et Henry Corbin, La philosophie iranienne
islamique aux XVIIe et XVIIIe siècles, Paris, Buchet/Chastel, 1981, p. 37-46), les historiens
qualifiant Mīr Fendereskī de « derviche » ou de « soufi » n’ont pas relevé ce passage.
29 Ṣadr al-muta⁠ʾallihīn Shīrāzī, Kasr al-aṣnām al-jāhilīya, éd. Moḥsen Jahāngirī, Enteshārāt-e
bonyād-e Ḥekmat-e eslāmi-ye Ṣadrā, Téhéran, 1381 solaire/2002, p. 46-50. Lewisohn, “Sufism”,
p. 95-98, Sajjad H. Rizvi, Mullā Ṣadrā Shīrāzī : His Life and Works and the Sources for Safavid
Philosophy, Oxford, Oxford University Press, 2007, p. 31-36, et Babayan, Mystics, p. 416-
421, expliquent ces attaques en arguant qu’il s’agissait pour Ṣadrā de sauver la philoso-
phie et/ou le véritable soufisme. Sur l’attitude ambivalente de Mullā Ṣadrā à l’égard des
maîtres soufis anciens, voir aussi Pourjavady, “Opposition to Sufism”, in Islamic Mysticism
Contested, p. 621.
30 Fayḍ al-Kāshānī, al-Kalimāt al-ṭarīfa, éd. A. J. Golbāghī Māsuleh et Z. Nowruzi Porshokuh,
Téhéran, Dār al-kutub al-islāmīya, 1384 solaire/2005, p. 76-79. Babayan, Mystics, p. 417,
mentionne du même auteur une défense du soufisme intitulée Muḥākama bayn al-­
mutaṣawwifa wa ghayrihim.
31 Ashkevarī, Maḥbūb I, p. 323. Voir Frederik de Jong et Hamid Algar, art. “Malāmatiyya”, dans
EI2 ; VI, p. 217-222 Tchahārdahī, Seyrī dar taṣavvof, p. 95-98.

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252 Terrier

nous le verrons justifier par l’ivresse mystique (sukr) les locutions extatiques
(shaṭḥīyāt) et la transgression de la bienséance (en persan tark-e adab). Enfin,
dans sa notice autobiographique qui conclut le Maḥbūb al-qulūb, il défend la
réputation de son père, shaykh al-islām de Lāhījān avant lui, calomnié pour
avoir fréquenté des derviches qalandars ou assimilés32. La position relative-
ment subalterne d’Ashkevarī dans l’appareil idéologique de l’État safavide n’est
sans doute pas pour rien dans cette liberté de ton dont les grands philosophes
antérieurs, appartenant souvent au premier cercle du pouvoir, semblent
avoir manqué.

La généalogie shīʿite du soufisme

Voici le sommaire des notices personnalisées d’Ashkevarī sur les « maîtres du


soufisme attestant l’unicité divine ». Sont indiqués en caractères gras les dix
maîtres dont notre auteur affirme, sinon l’appartenance déclarée au shīʿisme,
du moins les sentiments pro-ʿalides :

Uways al-Qaranī (m. 37/657), Kumayl b. Ziyād al-Nakhaʿī (m. 83/702-03),


Maʿrūf al-Karkhī (m. 200/815), Dhū al-nūn al-Miṣrī (m. 245/860), Ibrāhīm
b. Adham (m. 160-1/777), al-Fuḍayl b. al-ʿIyād (m. 187/803), Sarī al-Saqatī (m.
253/867), Bishr al-Ḥāfī (m. 226/841), Ḥārith b. Asad al-Muḥāsibī (m. 243/857),
Dāwud al-Ṭāʾī (m. 165/782), Shaqīq al-Balkhī (m. 194/809), Abū Yazīd Ṭayfūr
al-Basṭāmī (m. 234/848 ou 261/874), Sahl al-Tustarī (m. 283/896), Abū Sulaymān
al-Dārānī (m. 215/830), Ḥātim b. Yūsuf al-Aṣamm (m. 237/851), Yaḥyā b. Muʿādh
al-Rāzī (m. 256/869-70), Aḥmad b. Khiḍrūya (m. 240/854), Abū Ḥafs al-Ḥaddād
(m. 265/879), Junayd b. Muḥammad al-Baghdādī (m. 298/911), Abū Muḥammad
Ruwaym al-Baghdādī (m. 303/915), Abū ʿAbd Allāh b. al-Fuḍayl al-Baghdādī
(m. 187/803), Abū Muḥammad al-Jurayrī (m. 311/923), Abū Bakr al-Shiblī
(m. 334/946), Ḥusayn b. Manṣūr al-Fārisī « Ḥallāj al-ʾasrār » (m. 309/922), Abū
ʿAlī al-Rudhabārī (m. 322/933), Abū Muḥammad ʿAbd Allāh b. Muḥammad
al-Murtaʿish (m. 328/939), ʿAbd al-Wahhāb al-Thaqafī (m. 328/939), Abū
Muḥammad ʿAbd Allāh al-Mubārak (m. 329/940), Najm al-Dīn al-Kubrā
(m. 617/1220 ou 618/1221), Muḥyi al-Dīn b. ʿArabī al-Andalusī (m. 638/1240),
Majd al-Dīn al-Sanāʾī (m. 525/1131 ou 545/1150), auxquels il convient d’ajouter
Abū Ḥāmid al-Ghazālī (m. 505/1111).

32 Traduit dans Terrier, « Quṭb al-Dîn Ashkevarî », Studia Iranica 40 (2011) p. 191-192.

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Apologie du soufisme par un philosophe shī ʿ ite de l ’ Iran safavide 253

Trente-deux mystiques qualifiés de « maîtres soufis » se voient donc inté-


grés dans une histoire de la sagesse orientée par et vers l’imamologie shīʿite.
À l’exception des quatre derniers, tous ces maîtres appartiennent à la première
période de la mystique musulmane (IIe-IVe/VIIIe-Xe), antérieure à l’émergence
des confréries (XIIe-XIIIe), à l’insertion doctrinale du soufisme dans le sunn-
isme, ainsi qu’à la fixation dogmatique du shīʿisme imâmite avec l’Occultation
majeure du douzième imam (à partir de 329/940-41) ; une époque, donc, où
les identités sunnite, shīʿite et soufie étaient loin d’être nettement définies et
séparées. Le portrait idéal du maître soufi  se décline en quatre personnages
conceptuels successifs : l’ascète militant et martyr (Uways al-Qaranī et Kumayl
b. Ziyād) ; l’ascète pénitent, adepte des exercices spirituels et volontiers misan-
thrope (de Maʿrūf al-Karkhī à Shaqīq al-Balkhī) ; le soufi ivre ou « absorbé en
Dieu », locuteur de paroles extatiques (al-Basṭāmī, al-Shiblī, al-Ḥallāj) ; enfin,
le savant gnostique, détenteur lucide d’un savoir supra-rationnel (al-Ghazālī,
Najm al-Dīn al-Kubrā, Ibn ʿArabī). À partir d’al-Ḥallāj surtout, nous laissons
aussi les maîtres de l’oralité pour entrer dans un soufisme scripturaire, savant
voire doctrinal, a priori plus difficile à intégrer pour un penseur shīʿite33.
La principale source d’Ashkevarī sur les vies et les paroles des maîtres soufis
est l’épître d’al-Qushayrī, un sunnite shāfiʿite, composée en 437/104534. Notre
auteur utilise aussi des sources imamites quand il entreprend de shīʿitiser
certains mystiques : le Manhāj al-karāma d’al-ʿAllāma al-Ḥillī (m. 726/1325) et
surtout les Majālis al-muʾminīn de Qāḍī Nūr Allāh Shushtarī (m. 1019/1610), un
ouvrage rassemblant tous les maîtres spirituels prétendument shīʿites dans
l’histoire de l’islam35. Ses citations étant souvent de seconde main, il n’est
pas sûr qu’Ashkevarī ait lui-même disposé de livres des maîtres du soufisme
« savant » comme al-Ghazālī et Ibn ʿArabī.
Si le nombre des soufis présentés comme shīʿites dans le Maḥbūb al-qulūb
est somme toute assez restreint, leur choix et leur traitement expriment des

33 Sur les productions doctrinales de ces maîtres soufis : Louis Massignon, La passion de
Husayn ibn Mansûr Hallâj, 4 tomes, Paris, Gallimard, 1975, t. III, « La doctrine de Hallâj » ;
Michel Chodkiewicz dans Le sceau des saints. Prophétie et sainteté dans la doctrine d’Ibn
Arabî ; Farid Jabre, La notion de certitude selon Ghazālī, Paris, Vrin, 1958 ; le même, La
notion de maʿrifa chez Ghazālī, Beyrouth, Librairie orientale, 1958.
34 Voir Heinz Halm, art. “al-Kushayrî”, EI2, V, p. 530.
35 Al-ʿAllāma al-Ḥillī, de l’école de Ḥilla, était une autorité shīʿite très influente chez les
juristes-théologiens du règne safavide. Sur le Manhāj al-karāma, voir Āghā Bozorg Tehrānī,
al-Dharīʾa ilā taṣānīf al-shīʿa, Téhéran-Najaf, 1353-1398/1934-1978, 25 vol, XXIII, p. 172,
n. 8534 ; ʿAllāma Qāḍī Nūr Allāh Shushtarī, Majālis al-muʾminīn, 2 vol., Enteshārāt-e eslā-
miye, Téhéran, 1365 solaire/1986 ; sur cet ouvrage, voir Tehrānī, al-Dharīʿa, XIX, p. 370-371,
n. 1652.

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254 Terrier

intentions précises. Parmi eux, les personnages les plus anciens sont aussi
les plus consensuels, couramment vénérés en milieu shīʿite. Le premier est
Uways al-Qaranī, compagnon secret ou invisible du Prophète, supposé être
mort à la bataille de Ṣiffīn (37/657) pour la cause du calife ʿAlī b. Abī Ṭālib,
le premier imam du shīʾisme. On sait que les soufis dépourvus de guide
(murshid) visible et contemporain, ayant reçu l’initiation de la « forme spiri-
tuelle » (rūḥānīya) d’un saint défunt, s’appellent eux-mêmes ou sont appelés
Uwaysīya36. Vient ensuite Kumayl b. Ziyād, l’intime et le confident de ʿAlī b. Abī
Ṭālib, auquel remontent les chaînes initiatiques de confréries shīʿites comme
la Niʿmatullāhīya et la Dhahabīya. Ashkevarī rapporte le fameux dialogue que
l’imam eut avec lui au sujet de la Vérité spirituelle (al-ḥaqīqa)37, ainsi que son
exécution sur ordre du gouverneur Ḥajjāj b. Yūsuf, ennemi juré des shīʿites. Ces
deux notices illustrent un thème développé par Ashkevarī dans son chapitre
introductif : les « soufis au sens vrai » sont ceux qui traduisent leur science en
actions, se vouent à la pratique non moins qu’à la connaissance. Morts en mar-
tyrs pour le droit de l’imam, les deux hommes apparaissent comme soufis et
shīʿites au sens le plus vrai des deux termes. À travers eux, Ashkevarī ancre le
soufisme dans la matrice du shīʿisme : l’allégeance spirituelle et physique à ʿAlī,
mais aussi la réception de son enseignement secret38. Tout se passe comme si
le soufisme authentique, à la fois militant et ésotérique, prenait naissance avec
le shīʿisme lui-même dont il est une émanation.
Cette généalogie shīʿite du soufisme est confirmée par trois notices. La
première est consacrée à Maʿrūf b. Fayrūz al-Karkhī (m. 200/815), « client »
(mawlā) et ami intime du huitième imam ʿAlī b. Mūsā al-Riḍā (m. 203/818) ;
une relation également affirmée par les confréries soufies qui ont fait de Maʿrūf
Karkhī un maillon de leur chaîne initiatique, comme les Niʿmatullāhīya39.
Après lui, Bishr al-Ḥāfī (m. 226/841) est présenté comme un disciple du sep-
tième imam Mūsā b. Jaʿfar (m. vers 183/799), entre les mains duquel il se serait

36 Corbin, En islam iranien, I, p. 264 ; IV, p. 453-454 ; le même, L’imagination créatrice dans
le soufisme d’Ibn ʿArabī, Paris, 1958, rééd. Paris, Médicis-Entrelacs, 2006, p. 52-53, tient
Bastāmī et ʿAttār pour des Owaysīs.
37 Traduit par Corbin dans En islam iranien, I, p. 110-111. Ce texte, qui ne figure pas dans le
Nahj al-balāgha, est rapporté par de nombreux auteurs shīʿites comme Ḥaydar Āmolī,
Jāmiʿ al-asrār, p. 170, qui pourrait être à la source de la citation d’Ashkevarī.
38 Ashkevarī se distingue de ses sources en substituant, comme premier soufi disciple de
ʿAlî, Uways al-Qaranī à la figure classique et plus historique de Ḥasan al-Baṣrī. Voir Ḥaydar
Āmolī, Jāmiʿ al-ʾasrār, p. 4 et p. 223-224, et Ibn Abī Jumhūr, al-Mujlī, p. 1245 et p. 1341 (éd.
litho. p. 376 et p. 409).
39 Ashkevarī, Mahbūb, II, p. 499-500. Sayyed Hossein Nasr, “Spiritual Movements, Philosophy
and Theology in the Safavid Period”, in The Cambridge History of Iran, VI, 1986, p. 656-697,
voir p. 663; Hamid Algar, art. “Niʿmat-allāhiyya”, EI2, VIII, p. 44-48.

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Apologie du soufisme par un philosophe shī ʿ ite de l ’ Iran safavide 255

repenti de sa première vie licencieuse40. Enfin, contre toute vraisemblance his-


torique, Abū Yazīd al-Basṭāmī (m. 234/848 ou 261/875) est présenté comme le
disciple du sixième imam, Jaʿfar al-Ṣādiq, mort un siècle plus tôt (en 148/765).
Refusant de faire de al-Basṭāmī un uwaysī, Ashkevarī déploie une argumenta-
tion ad hoc pour établir le contact physique entre les deux hommes41. D’Uways
à al-Basṭāmī, tous les soufis ainsi shīʿitisés ne sont connus que par des tradi-
tions orales, ce qui rend certainement plus aisée leur appropriation.
Quant aux derniers maîtres présentés comme shīʿites, Ḥallāj, al-Ghazālī et
Ibn ʿArabī, ils sont trop tardifs pour avoir croisé la vie historique des imams.
Ils sont aussi plus inattendus, voire peu recommandables en milieu imamite,
surtout auprès des uṣūlīs. Ce ne sont plus des héros de tradition orale, mais
des auteurs de corpus contenant parfois des textes apocryphes ; aussi est-ce en
« philologue » et non plus seulement en traditionniste qu’Ashkevarī les aborde,
toujours en vue de démontrer l’accord foncier du shīʿisme et du soufisme.

Al-Ḥallāj et les droits du soufisme extatique

Dans ses notices sur les maîtres soufis, Ashkevarī rapporte donc des récits
pseudo-historiques faisant de ceux-ci des disciples des imams, tout comme
il rapportait, dans le premier livre du Maḥbūb al-qulūb, les données historio-
graphiques anciennes faisant des premiers sages grecs des disciples des pro-
phètes. Il est permis de se demander dans quelle mesure notre auteur croyait
sincèrement à ces récits, mais il importe surtout de comprendre leur fonction
de légitimation et d’intégration. Ainsi, quand il manipule ses sources pour
faire d’Abū Yazīd al-Basṭāmī un disciple direct de l’imam Jaʿfar al-Ṣādiq, l’enjeu
semble être d’accueillir un certain soufisme extatique dans la « religion vraie »
shīʿite. Al-Basṭāmī est en effet le premier représentant du soufisme « ivre »,
réputé pour ses excentricités et ses shaṭḥīyāt, ces « locutions théopathiques »
dans lesquelles le soufi parle au nom de Dieu ou Dieu par la bouche du soufi42.
Des paroles qui firent l’objet de condamnations innombrables, tant en milieu

40 Ashkevarī, Maḥbūb, II, p. 511. Ashkevarī se réfère ici au Manhāj al-karāma d’al-ʿAllāma
al-Ḥillī.
41 Ashkevarī, Maḥbūb, II, p. 517-518. Ashkevarī emprunte ici sans le dire une bonne part de
son argumentation à Nūr Allāh Shushtarī : voir Majālis, II, p. 20-24. La tradition faisant
d’Abū Yazid al-Basṭāmī le disciple et le porteur d’eau de l’imam Jaʿfar se trouve d’abord
chez Ḥaydar Āmolī, Jāmiʿ al-asrār, p. 224.
42 Sur les shaṭaḥāt, voir Carl W. Ernst, Words of Ecstasy in Sufism, New York, State University
of New York Press, 1985 ; Pierre Lory, « Les paradoxes mystiques (shaṭaḥāt) dans la tradi-
tion soufie des premiers siècles », Annuaire de l’EPHE, Sciences religieuses, t. 102 (1994-95),
et t. 103 (1995-96).

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256 Terrier

sunnite que shīʿite, et même chez des soufis comme al-Hujwīrī, Ibn ʿArabī ou
al-Jurjānī43. Des paroles d’autant plus problématiques en milieu shīʿite qu’elles
ne sont pas sans analogie avec certaines traditions rapportées des imams,
notamment du sixième Jaʿfar al-Ṣādiq44.
Or, la notice consacrée à Manṣūr al-Ḥallāj dans le Maḥbūb al-qulūb exprime
la sympathie d’Ashkevarī pour le soufisme extatique et fait grand cas de ses
locutions théopathiques. Si souvent anathémisé en milieu shīʿite comme
sunnite et en particulier à l’époque safavide, Ḥallāj se voit ici non seulement
converti au shīʿisme, mais encore élevé au rang de sage et de saint. On com-
prend pourquoi Louis Massignon, dans son œuvre majeure, mentionne inci-
demment Ashkevarī comme l’un des seuls docteurs imamites à n’avoir pas
excommunié mais canonisé Ḥallāj45.
Alors que la shīʿitisation des premiers maîtres passait par leur allégeance
personnelle à certains imams historiques, la récupération de Ḥallāj, contem-
porain de l’« occultation mineure » du douzième imam, s’appuie sur sa pro-
clamation du retour du Mahdī. Ashkevarī cite ici expressément l’information
de Shushtarī dans ses Majālis al-mu’minīn : « Ḥusayn b. Manṣūr appela les
hommes à adopter la cause de notre patron, le Maître de l’ordre [le douzième
imam, le Mahdī], en leur disant que le maître apparaîtrait près de Tāleqān
dans le Daylam. Ils rapportèrent son discours au calife, qui ordonna de le pré-
senter au palais du califat. Ils lui imputèrent les charges d’impiété et d’hérésie
et le mirent à mort46. » Cette tradition, écho déformé de la première arres-
tation de Ḥallāj et de ses relations avec les « extrémistes » qarmates47, fait
certes d’une conviction shīʿite le motif de sa condamnation. Mais un tel récit
devait être plutôt inopportun dans le contexte religieux d’Ashkevarī : alors
que la dynastie safavide refoulait son messianisme originel et que les juristes-­
théologiens uṣūlīs prétendaient être les délégués temporels de l’imam occulté,
­l’exacerbation de l’attente du Mahdī, surtout de la part des soufis, n’était sans

43 Massignon, Passion, I, p. 431-432 ; III, p. 359-367 ; sur la position d’Ibn ʿArabī, voir
Chodkiewicz, Le sceau des saints, p. 115, et Pierre Lory, La science des lettres en islam,
Paris, Dervy, 2004, p. 129-131. Voir la définition du shaṭḥ dans ʿAlī b. Muḥammad al-Sharīf
al-Jurjānī, K. al-Taʿrīfāt, éd. Gustav Flügel, Leipzig, 1845, p. 132.
44 Voir Mohammad Ali Amir-Moezzi, « Aspects de l’imamologie duodécimaine I. Remarques
sur la divinité de l’Imam », Studia Iranica, 25, 2 (1996), p. 193-216, repris dans La religion
discrète, Paris, Vrin, 2006, p. 97-98, p. 89-108.
45 Massignon, Passion, I, p. 87; II, p. 44-45. L’affiliation de Hallāj au shīʿisme est encore
admise par Nasr, « Le shîʿisme et le soufisme », dans Le shîʿisme imâmite, p. 227.
46 Ashkevarī, Maḥbūb, II, p. 539 ; Shushtarī, Majālis II, p. 38. Sur cette tradition, voir
Massignon, Passion, I, p. 209 et p. 217-221.
47 Massignon, Passion, I, p. 208-210 et p. 245-249.

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Apologie du soufisme par un philosophe shī ʿ ite de l ’ Iran safavide 257

doute pas la bienvenue. En outre, le messianisme de Ḥallāj apparaît fonciè-


rement hétérodoxe d’un point de vue shīʿite, s’il est vrai, comme l’écrit Louis
Massignon, que le Mahdī annoncé par lui était un Saint « de la parenté adop-
tive, non de la parenté charnelle »48.
Quoi qu’il en soit, Ashkevarī se garde bien d’appuyer personnellement la
shīʿitisation du maître soufi. L’enjeu de sa notice paraît être ailleurs : dans la
justification des « locutions théopathiques » (shaṭḥīyāt) de Ḥallāj et leur inté-
gration au corpus de la sagesse universelle. À cette fin, notre auteur procède à
une ample exégèse de la fameuse déclaration attribuée à Ḥallāj, « Je suis Dieu-
Vrai » (Anā l-ḥaqq), et d’autres propos analogues. Il commence par une nou-
velle citation d’Ibn Abī Jumhūr :

Ibn Jumhūr, que son secret soit sanctifié, déclara dans son livre al-Mujlī
que l’âme, quand elle se conjoint à quelques lumières immatérielles en
certaines occasions furtives et se dépouille de son corps, par la puissance
de ce qui s’attache à elle de délectations intellectuelles et de jouissances
spirituelles, par l’intensité des aurores lumineuses, s’absente de son
essence et de la conscience de son essence. Le Souverain des lumières
immatérielles intellectuelles s’empare d’elle et elle disparaît alors de sa
propre essence (tafnā ʿan dhātihā). Ils expriment cet état comme « uni-
fication » (ittiḥād). Quand le cheminant vers Dieu atteint cette station,
que la lumière plus faible s’anéantit dans la lumière plus intense et plus
puissante, quand [le cheminant] est ivre des plaisirs tirés des lumières
victoriales, quand ces lumières immatérielles deviennent les lieux de
manifestation de ces âmes rationnelles unies à elles, alors l’âme dont
l’état est tel ne voit plus que le lieu de manifestation et parle par la langue
de ce lieu de manifestation. Au point qu’al-Ḥusayn al-Ḥallāj, ayant atteint
cette station, pria Dieu et Lui dit : « Ô Seigneur, mon “c’est moi” me tient
à distance, lève donc par Ton “c’est Moi” mon “c’est moi” ! » Dieu exauça
sa prière et il dit : « Je suis Dieu-Vrai »49.

Ashkevarī commente en faisant l’analogie avec l’adresse du buisson ardent à


Moïse. Si un arbre a pu dire en vérité « Je suis Dieu, le Seigneur des mondes »,
rien n’empêche qu’une âme humaine n’entre, avec son Créateur, dans une rela-

48 Massignon, Passion, I, p. 248 et p. 358-359.


49 Ashkevarī, Maḥbūb, II, p. 540 ; Ibn Abī Jumhūr, al-Mujlī, p. 649 (éd. litho., p. 165-166), citant
lui-même Shams al-Dīn al-Shahrazūrī, Rasā’il al-shajarat al-ilāhiyya, Téhéran, éd. Najafquli
Ḥabībī, 3 vol., 1385/2006, III, p. 474-475. Dans l’avant-dernière citation de Ḥallāj, Ashkevarî
omet, peut-être volontairement, la première proposition : « Mon “c’est moi” estTon “c’est moi” ».

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258 Terrier

tion amoureuse (shawqīyya) telle que le « Je » divin s’empare du « c’est moi »
humain50. Une citation du fameux Golshān-e rāz du poète mystique Maḥmūd
Shabestarī (m. 720/1320) vient conclure ce développement : « S’il est permis à
un arbre de dire “Je suis Dieu” / Pourquoi ne serait-ce pas permis à un bienheu-
reux (nīkbaxtī)51 ? »
En résumé, écrit Ashkevarī, « cette parole peut être interprétée de deux
manières : ou bien elle advient sur la langue [du soufi] comme lieu d’imitation
(fī maʿriḍ al-ḥikāya) de Dieu Très-Haut, en état d’ivresse ou sous l’emprise d’un
état spirituel (fī sukr wa ghalabāt ḥāl); ou bien [l’homme] est absorbé en Dieu-
Vrai (mustaghriqan bi-l-ḥaqq) au point qu’il ne contient plus que [Dieu]52. »
Les deux interprétations sont ensuite développées. Tout d’abord, l’absorption
(istighrāq) n’est dite « unification » (ittiḥād) que de manière métaphorique :
dans cet état, « le cœur devient comme s’il était Lui, non qu’il soit Lui en
vérité ». Il s’agit là de disculper le locuteur du shaṭḥ d’une prétention à l’iden-
tification littérale avec Dieu qui serait synonyme d’associationnisme (shirk) ;
cette justification classique se trouve déjà dans le commentaire du « verset de
la lumière » d’al-Ghazālī53, et Ashkevarī l’applique à d’autres shaṭḥīyāt attri-
bués à Basṭamī comme à Ḥallāj : « Los à moi ! Que Ma gloire est immense ! »,
« Il n’y a dans mon manteau que Dieu54 !». Une telle interprétation fait de ces
maîtres soufis d’authentiques saints ou « amis de Dieu » (awliyāʾ), sur la foi de
leurs paroles extatiques pris comme reflets fidèles de leurs états spirituels. Le
penseur shīʾite assume ici une position conférant au maître soufi, ne serait-ce
que par intermittence, un statut analogue à celui de l’imam ; une position
propre à rapprocher autant qu’à confronter le soufisme et le shīʿisme, comme
l’illustrera l’histoire de l’ordre niʿmatullāhī à la période qajare55.

50 Ashkevarī, Maḥbūb, II, p. 541. L’analogie avec le buisson ardent est proclamée par al-Ḥallāj
dans son Kitāb al-Ṭawāsīn, III, p. 6-7, éd. Louis Massignon, Paris, 1913, p. 23 ; Massignon,
Passion, III, p. 310. Elle est reprise par Farīd al-Dīn ʿAṭṭār pour justifier la parole d’al-Ḥallāj
dans Tadhkirat al-awliyā’, éd. Reynold Nicholson, Téhéran, Enteshārāt-e Asāṭir, 1379
solaire/2000, p. 610.
51 Shaykh Maḥmūd Shabestarī, Golshān-e rāz, Sherkat-e enteshārāt-e ʿelmi va farhangī,
Téhéran, 1377 solaire/1998, p. 70. Le passage est un commentaire de la locution ḥallājienne.
52 Ashkevarī, Maḥbūb II, p. 541.
53 Abū Ḥāmid al-Ghazālī, Mishkāt al-anwār, Téhéran, Enteshārāt-e Mawlā, 1389 solaire/2010,
p. 72-73 ; Le tabernacle des lumières, trad. fr. Roger Deladrière, Paris, le Seuil, 1981, p. 54-55.
54 Ce dernier fut prononcé en réalité par Abū Saʿīd Ibn Abī al-Khayr (m. 440/1049). Sur le
premier, voir la justification de ʿAṭṭār, Tadhirat al-awliyā’, p. 213.
55 Voir Olivier Scharbrodt, “The quṭb as Special Representative of the Hidden Imam:
The Conflation of Shiʿi and Sufi Vilāyat in the Niʿmatullāhī Order”, in Shiʿi Trends and

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Apologie du soufisme par un philosophe shī ʿ ite de l ’ Iran safavide 259

Au sujet de l’ivresse mystique et de l’emprise des états spirituels, Ashkevarī


s’appuie sur certains commentaires persans des Fuṣūṣ al-ḥikam d’Ibn ʿArabī56.
Dans cet état, écrit-il, « le pèlerin sur le chemin de Dieu (. . .) sort du cercle du
devoir et du champ de la raison (az dā’ire-ye taklīf va ṭūr-e ʿaql bīrūn oftād) ; (. . .)
son cœur ne peut plus respecter les usages bienséants du Saint (marāsem-e
ādāb-e ḥaḍrat rā) ; mais dans cet état, l’abandon de la bienséance est la bien-
séance même (tark-e adab ʿeyn-e adab bāshad)57. » L’antinomisme apparent ou
exotérique (ẓāhir) pourrait ainsi masquer une compréhension et un respect
supérieurs de la Loi sur le plan de l’ésotérique (bāṭin). Ashkevarī conclut par
un appel à la tolérance à l’égard des propos extatiques des soufis, soutenu par
un vers persan de Jalāl al-Dīn Rūmī :

Si ces hommes ivres du pur breuvage de la jonction, sous l’emprise de


l’ivresse et de l’état spirituel, s’expriment de manière telle que, si on les
compare aux états des gens lucides et instruits des écoles, ils présentent
une espèce de malséance (sū’-ye adab), il ne faut pas les admonester pour
cela. Conformément au lieu et à l’état d’où ils parlent, il faut accepter et
ne pas leur chercher querelle.
Celui que Tu as Toi-même enivré et sevré
S’il dévie à cause de l’ivresse, pardonne-lui58.

Reconnaissant les droits de l’ivresse mystique jusqu’à légitimer des formes


apparentes d’antinomisme, Ashkevarī se dissocie radicalement de la rhéto-
rique antisoufie des docteurs shīʿites de son temps, toutes tendances confon-
dues. On peut même se demander si la shīʿitisation de Basṭāmī et de Ḥallāj

Dynamics in Modern Times, éd. Denis Hermann et Sabrina Mervin, Beirut, Ergon Verlag
Würzburg, 2010, p. 33-49.
56 Ibn ʿArabī, Fuṣūṣ al-ḥikam, éd. Abū l-ʾAlâ ʿAfīfī, Dār al-kitāb al-ʿarabī, Beyrouth, 2002, p.
54. Parmi les innombrables commentaires persans de cette œuvre d’Ibn ʿArabī, je n’ai pu
retrouver la source d’Ashkevarī. Mais dans son commentaire de ce passage des Fuṣūṣ al-ḥi-
kam, al-Qayṣarī fait également référence à Ḥallāj : Dāvud Qayṣarī, Sharḥ-e Qayṣarī bar
fuṣūṣ al-ḥikam-e Ebn ʿArabī, trad. pers. Moḥammad Khāju’ī, 2 vol., Enteshārāt-e Mowlā,
Téhéran,1387 solaire/2008, II, p. 208.
57 Ashkevarī, Maḥbūb, II, p. 542. Sur cette notion d’« emprise » (ghalaba), voir Abū Bakr
Muḥammad al-Kalābādhī, Al-taʿarruf li-madhhab ahl al-taṣawwuf, éd. Yuḥanna al-Jayb
Ṣādir, Beyrouth, Dār Ṣādir, 1427/2006, p. 82 ; Kalâbâdhî, Traité de soufisme, trad. fr. Roger
Deladrière, Paris, Sinbad, 1981, p. 126.
58 Ashkevarī, Maḥbūb, II, p. 542-543. Jalāl al-Dīn Mowlavī (Rūmī), Mathnavī ma’navī, éd.
Reynold Nicholson, Téhéran, Hermes, 1390 solaire/2011, p. 194.

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n’est pas avant tout une stratégie de défense du soufisme extatique, une conver-
sion de circonstance pour parer aux attaques d’une partie du clergé shīʿite. De
même, la shīʿitisation des maîtres suivants, identifiés pour deux d’entre eux au
soufisme sunnite, semble être l’occasion de discuter subtilement le shīʿisme
rationalisé et institutionnalisé.

Al-Ghazālī et l’équivocité de la walāya

Parmi les derniers grands maîtres du soufisme non confrérique, Abū Ḥāmid
al-Ghazālī (m. 505/1111) est celui qui consacra le soufisme comme « science
religieuse » au sein de l’orthodoxie sunnite. Les auteurs shīʿites lui témoignent
généralement du respect, comme Ḥaydar Āmolī qui voit en lui un des rares
sunnites à avoir reconnu la préexcellence de ʿAlī en matière de science59. Mais
Ashkevarī va plus loin en faisant d’al-Ghazālī tout à la fois un soufi intégral et
un shīʿite déclaré, incarnant l’identité foncière d’un certain soufisme et d’un
certain shīʿisme.
Le titre de la notice désigne al-Ghazālī comme « savant entre les savants,
reconnu par la masse [ou les sunnites (al-ʿāmma)60] comme « preuve de l’is-
lam » (ḥujjat al-islām)61. » Son intégration à la « religion vraie » shīʿite s’effec-
tue suivant deux axes stratégiques : tout d’abord, la relation improbable de ses
convictions shīʿites ; ensuite, l’identification du soufisme véridique au shīʿisme.
Dans cette notice, Ashkevarī emprunte sans le dire une grande part de ses cita-
tions aux Majālis al-mu’minīn de Nūr Allāh Shushtarī. On peut se demander s’il
a l’intention de faire croire qu’il a lui-même puisé aux textes d’al-Ghazālī ou s’il
préfère taire sa source à cause de la réputation d’exagérateur de Shushtarī. La
première tradition est la plus étonnante : elle rapporte d’abord d’un certain ʿAlī
al-Qāsim al-Ṭūsī, disciple d’al-Ghazālī, la conversion de celui-ci à l’imamisme
entre les mains du théologien shīʿite Sayyid al-Murtaḍā:

Il arriva une fois à al-Ghazālī d’accompagner le sayyid al-Murtaḍā (. . .)


sur la route de la maison sacro-sainte de Dieu [à la Mecque]. Il entra avec
lui dans une controverse au sujet de la doctrine. Le sayyid digne de foi
(al-sanad) établit pour lui à la perfection, par des preuves décisives et

59 Ḥaydar Āmolī, Jāmiʿ al-asrār, p. 229 et p. 439.


60 Dans leur sens technique shīʿite, les termes ʿāmma, « masse » et khāṣṣa, « élite », signi-
fient respectivement « les sunnites » et « les shīʿites ». Voir Etan Kohlberg, art. « ʿĀmma »,
Encyclopaedia Iranica 1, p. 976-7.  
61 Ashkevarī, Maḥbūb, II, p. 446.

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éclatantes, la vérité (ḥaqqīya) des principes de la foi imamite. Al-Ghazālī


revint alors de sa conviction première et récita ce vers :
L’ami avec nous a exposé la foi et puis s’en est allé
Le maître a fait du guèbre un musulman et s’en est allé62.

Mettre dans la bouche d’al-Ghazālī que les sunnites ne valent pas mieux que
les mazdéens (affublés du terme péjoratif de « guèbres »), et que les shīʿites
sont les authentiques musulmans, est pour le moins piquant. Quant au récit
de la rencontre avec le théologien imamite rationaliste al-Sharīf al-Murtaḍā
(m. 436/1044), il est invraisemblable, celui-ci étant mort soixante-cinq ans
avant al-Ghazālī. Shushtarī s’emploie d’ailleurs à résoudre cette incohérence
dans la suite de sa notice consacrée à al-Ghazālī, mais Ashkevarī ne la repro-
duit pas, préférant ici faire silence sur le hiatus chronologique.
Une autre « preuve » du shīʿisme d’al-Ghazālī est tirée d’un ouvrage consi-
déré comme authentique, « La balance juste » (al-Qisṭās al-mustaqīm), une
polémique dirigée contre les ismāʿīliens63. Al-Ghazālī y condamne le recours à
l’opinion personnelle (ra’y) et au raisonnement par analogie (qiyās) en matière
de droit canonique, ce qui, pour Ashkevarī, confirme son accord avec « les prin-
cipes de la doctrine du Vrai » (uṣūl madhhab al-ḥaqq)64. Si une telle position
ne suffit naturellement pas à faire d’al-Ghazālī un shīʿite, le plus intéressant est
de savoir quel genre de shīʿite cela pourrait en faire. Or, la double condamna-
tion du ra’y et du qiyās, dans l’imamisme, est surtout le fait des traditionnalistes
akhbārīs contre les rationalistes uṣūlīs partisans de l’ijtihād, lesquels sont des
disciples du même Sharīf al-Murtaḍā65. C’est donc un shīʿisme bien ambigu,
tiraillé entre rationalisme et traditionalisme, qui est prêté à al-Ghazālī.
Enfin, une référence à l’épisode de Ghadīr Khumm est censée attester du
shī’isme d’al-Ghazālī. Elle provient d’une épître attribuée à al-Ghazālī et intitu-
lée Sirr al-ʿālamayn, laquelle contient un chapitre sur les controverses relatives
à la succession du prophète Muḥammad : « Enfin, dans son livre du « Secret
des deux mondes » (Sirr al-ʿālamayn) composé à la fin de sa vie, dans lequel il

62 Ashkevarī, Maḥbūb, II, p. 447; Shushtarī, Majālis, II, p. 192-193.


63 Al-Ghazālī, al-Qisṭās al-mustaqīm, dans Majmūʿa rasāʾil al-imām al-Ghazālī, Beyrouth, Dār
al-kutub al-ʿilmiyya, 2011 (5e édition), 3e partie, p. 3-44. Pour l’authenticité de cette épître,
voir Farid Jabre, introduction à al-Ghazālī, al-Munqidh min al-ḍalāl (Erreur et délivrance),
Beyrouth, Commission libanaise pour la traduction des chefs-d’œuvre, 1969, p. 53.Traduction
française de cette épître par Victor Chelhot dans BEO, 15 (1958), p. 7-981, Paris, 19982.
64 Ashkevarī, Maḥbūb, II, p. 448 ; Shushtarī, Majālis, II, p. 194; al-Ghazālī, al-Qisṭās
­al-mustaqīm, p. 3.
65 Sur le rôle d’al-Sharīf al-Murtaḍā dans le tournant rationalisant du shīʿisme, voir Amir-
Moezzi et Jambet, Qu’est-ce que le shīʿisme ?, p. 187-193.

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divulgue son secret et sa croyance, il dit : « la preuve brille par son visage, les
masses se sont réunies pour la parole [du Prophète] à Ghadīr Khumm : « Celui
dont j’étais le patron, ʿAlī est son patron ». Et ʿUmar déclara : « Très bien, bravo !
Ô Abū al-Ḥasan, tu es donc devenu mon patron comme celui de tout croyant et
de toute croyante66. » » Cette référence à l’évènement de Ghadīr Khumm s’ins-
crit dans une polémique classique entre sunnites et shīʿites. Mais faire recon-
naître en ces termes la walāya de ʿAlī à ʿUmar b. al-Khaṭṭāb, futur deuxième
calife, vénéré par les sunnites et honni par les shī’ites, est pour le moins inat-
tendu. Rappelons toutefois que la déclaration du Prophète à Ghadīr Khumm
est reconnue par les sunnites mais interprétée en un sens restreint. Même en
admettant son authenticité, le propos rapporté n’établirait donc pas de façon
incontestable l’adhésion d’al-Ghazālī au shīʿisme.
Un argument plus décisif en faveur du shīʿisme d’al-Ghazālī se trouve dans
l’exposé de son soufisme par lui-même, un soufisme présenté comme non seu-
lement compatible avec la doctrine des imams, mais encore dérivé de celle-ci.
Dans un passage emprunté aux Majālis al-mu’minīn de Shushtarī, se référant
lui-même à l’ouvrage Ḥujjat al-kalām de Ghiyāth al-Dīn Manṣūr al-Shirāzī
(m. 948/1540), al-Ghazālī se voit shīʿitisé au moyen d’une subtile manipula-
tion d’un extrait de son autobiographie spirituelle al-Munqidh min al-ḍalāl. Il
y raconte comment il fut sauvé de la sophistique par « une lumière que Dieu
projeta dans [sa] poitrine » (bi-nūr qadhafahu Allāh taʿālā fī l-ṣadr) en citant
une parole du Prophète sur « l’ouverture de la poitrine » de la sourate XCIV67.
Dans le Maḥbūb al-qulūb comme dans les Majālis al-mu’minīn, on lit qu’il s’agit
là d’un acte de résipiscence à l’égard du kalām sunnite et de la philosophie ;
plus encore, le ḥadīth prophétique est remplacé une parole du sixième imam :
« Je dis que son propos est peut-être emprunté à ce qui est rapporté de notre
patron al-Ṣādiq : « La science profitable n’est pas acquise par l’enseignement,
c’est une lumière que Dieu projette dans les cœurs de Ses amis quand Il leur
veut du bien » (nūr yaqdhifuhu Allāh taʿālā fī qulūb awliyāʾihi idhā arāda bihim
khayran)68. » L’autorité scripturaire se voit ainsi transférée du prophète à
l’imam, faisant d’al-Ghazālī un shīʿite qui ne dit pas son nom.
Ashkevarī cite ensuite l’épître al-Risālat al-ladunīya, sur la science « reçue
directement de Dieu », un texte aux influences néoplatoniciennes prononcées,

66 Ashkevarī, Maḥbūb, II, p. 448 ; Shushtarī, Majālis, II, p. 196 ; al-Ghazālī, Sirr al-ʿālamayn wa
kashf mā fī l-dārayn, dans Majmūʿa rasā’il al-imām al-Ghazālī, 6e partie, p. 10.
67 Al-Ghazālī, al-Munqidh, p. 14 du texte arabe.
68 Ashkevarī, Maḥbūb, II, p. 48 ; Shushtarī, Majālis, II, p. 193.

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Apologie du soufisme par un philosophe shī ʿ ite de l ’ Iran safavide 263

dont l’attribution à al-Ghazālī a inspiré des doutes aux chercheurs69. Dans une
première citation, le pseudo-Ghazālī définit la révélation (al-waḥy) comme
une effusion de l’Intellect universel et l’inspiration (ilhām) comme une illu-
mination émanant de l’Âme universelle, ce qui relève encore d’un shīʿisme
modéré et « orthodoxe », confirmant la supériorité du prophète (nabī) doté de
la révélation sur le saint (walī) doué d’inspiration70. Mais la suite de la citation
rapporte deux ḥadīths remontant à l’imam ʿAlī qu’il est pour le moins étonnant
de trouver sous la plume d’al-Ghazālī :

La science reçue directement de Dieu échoit donc aux hommes de la pro-


phétie et de la sainteté, comme il est advenu à Khaḍir et à ʿAlī b. Abī Ṭālib,
lequel informa de ceci : « L’Envoyé introduisit sa langue dans ma bouche,
alors mille portes [ou « chapitres » (bāb)] de la Science s’ouvrirent dans
mon cœur, et avec chacune, mille autres portes » ; et de cela : « Si le trône
était dressé pour moi, j’y siègerais et jugerais parmi les fidèles de la Torah
selon la Torah, parmi les fidèles de l’Évangile selon l’Évangile, parmi les
fidèles des Psaumes [le livre de David] selon les Psaumes et parmi les
fidèles du Coran [al-furqān, « le Critère », nom de la sourate XXV] selon
le Coran »71.

Ces deux traditions sont de celles qui, pour leur irrationalité et/ou leur
opposition radicale aux dogmes de l’islam sunnite, se voient taxées d’
« exagération » (ghuluww) et censurées par les religieux shīʿites rationa-
listes ; mais aussi de celles qui conservent l’esprit de la tradition imamite
originelle non-­rationnelle72. Dans la première, la Science inhérente à la per-

69 Voir Louis Gardet, L’islam, Paris, Desclée de Brouwer, 2002, p. 265 ; Farid Jabre dans
al-Ghazālī, al-Munqidh, p. 53.
70 Ashkevarī, Maḥbūb, II, p. 453. Ces citations pourraient être empruntées à Ḥaydar Āmolī,
voir Jāmiʿ al-’asrār, p. 451.
71 Ashkevarī, Maḥbūb, II, p. 454 ; Abū Ḥāmid Muḥammad Ghazālī Ṭūsī, Risāla fī l-ʿilm al-la-
dunī, dans Majmūʿe-ye falsafī-e Marāgheh, éd. N. Pourjavady, Téhéran, Markaz-e nashr-e
dāneshgāhi, 1380 solaire/2002, p. 100-120, p. 115-116.
72 La première tradition apparaît à la lettre dans Ḥaydar Āmolī, Jāmiʿ al-asrār, p. 451, mais ne
se trouve ni dans le Kitāb Uṣūl al-kāfī d’al-Kulaynī, ni dans la somme de traditions imamites
primitives d’al-Ṣaffār al-Qummī, (m. 290/903), Baṣā’ir al-darajāt fī ʿulūm āl Muḥammad,
éd. A. Zakī Zādeh-Ranānī, 2 vol., Enteshārāt-e vosuq, Qumm, 1389 solaire/2010, sinon dans
ce dernier sous une forme « édulcorée » : II, section 6, bāb 16, n°, p. 145-157. Sur les tra-
ditions relatant un tel mode d’initiation, voir Amir-Moezzi, Le guide divin, p. 192-194. La
deuxième tradition citée par Ashkevarī se trouve avec quelques différences dans al-Ṣaffār
al-Qummī, Baṣā’ir al-darajāt, I, section 3, bāb 9, p. 493-500.

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sonne métaphysique du Prophète ou de l’Imam se transmet par une sécrétion


de sa personne physique ; la transmutation de l’esprit en matière est suivie
d’une reconversion de la matière en esprit, sans enseignement didactique ni
révélation verbale. Là encore, c’est une conception shīʿite des plus ésotériques –
certains diraient des plus extrémistes – qu’Ashkevarī présente comme inhé-
rente au véritable soufisme.
À la fin de la notice, Ashkevarī défend à nouveau les soufis contre l’accu-
sation de placer la « sainteté » ou l’« amitié de Dieu » (walāya), au-dessus de
la « prophétie » (nubuwwa). La défense du soufisme sur ce thème est a priori
délicate pour un auteur shīʿite, car la walāya, qui comprend dans le soufisme
le charisme spirituel des plus grands maîtres, désigne en milieu shīʿite l’au-
torité spirituelle et temporelle des seuls prophètes et imams impeccables
(maʿṣūmūn)73. Croire en la supériorité de la walāya sur la nubuwwa est un
cas typique de ghuluww, vilipendé par l’opinion majoritaire tant shīʿite que­
sunnite ; le grief en est classiquement adressé aux shīʿites par les sunnites
et aux soufis par les fuqahā’ de toutes tendances. C’est ici le soufisme, dont
al-Ghazālī est le représentant, qu’Ashkevarī défend, sans préciser à quels accu-
sateurs il pense. Tout se passe comme si défendre le soufisme à l’encontre des
fuqahā’ en général, shīʿites ou sunnites, et défendre le shīʿisme à l’encontre des
fuqahā’ sunnites en particulier, revenaient rigoureusement au même, si bien
qu’on lit entre les lignes une véritable identification du soufisme et du shīʿisme.
Ashkevarī reprend ici un argument éprouvé par les soufis depuis al-Ḥakīm
al-Tirmidhī (m. vers 318/930) : c’est dans la personne du prophète que la station
de la sainteté est supérieure à celle de la prophétie, car il n’y a pas de prophétie
sans sainteté74:

Je dis : il y a des gens qui croient que parmi les soufis, certains placent la
sainteté au-dessus de la prophétie, mais il n’en est pas ainsi. Ils n’ont pas
énoncé une chose pareille, mais ce qui est rapporté de certains d’entre
eux signifie seulement que la station de la sainteté est échelonnée, dans
la personne du Prophète, au-dessus de la station de sa prophétie, car la
prophétie ne va pas sans la sainteté. Cela ne veut pas dire que la station de
la sainteté, indépendamment de la prophétie, soit au-dessus de celle-ci ;
soutenir cela serait une impiété75.

73 Sur cette notion dans le soufisme, voir Bernd Radtke, “The Concept of Wilāya in Early
Sufism”, in The Heritage of Sufism, I, p. 483-496.  
74 Voir Chodkiewicz, Le sceau des saints, p. 39-40 et p. 61-62.
75 Ashkevarī, Maḥbūb, II, p. 455.

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Ashkevarī conclut sa notice par un ḥadīth remontant à l’imam Jaʿfar, tiré du


Kāfī d’al-Kulaynī, sur les attributs respectifs de l’envoyé, du prophète, de l’imam
et de l’entretenu [par l’Ange] (muḥaddath) :

Le Prophète est celui qui voit l’Ange en songe, l’entend, mais ne le voit
pas par ses yeux. L’Envoyé [de Dieu] est celui qui entend la voix de l’Ange,
le voit en songe et aussi par ses yeux. L’Imam entend la voix [de l’Ange]
mais ne le voit ni [en songe] ni par les yeux. L’Entretenu (al-muḥaddath)
est celui à qui parle [l’Ange] (yuḥaddath) et qui [l’]entend, mais sans
[le] voir par les yeux ni en songe ». Il est rapporté que Fāṭima était de
ceux à qui est entretenu [par l’Ange], tout comme Marie. On dit encore
que l’Envoyé est celui auprès de qui est missionné l’Ange par la révélation,
et que le Prophète reçoit la révélation en songe76.

Cette tradition achève de brouiller les pistes : du thème de la « sainteté »


(walāya), notion commune au soufisme et au shīʿisme, on passe sans tran-
sition à l’imamat et à la dignité des interlocuteurs de l’Ange, comme si ces
notions étaient interchangeables. L’apologie du soufisme débouche sans
transition sur une apologie du shīʿisme, ce qui équivaut de fait à identifier les
deux. Qu’Ashkevarī ait sincèrement cru ou non à la conversion au shīʿisme d’al-
Ghazālī, sa récupération cherche surtout à démontrer cette équation.

Najm al-Dīn Kubrā et le charisme du songeur

Najm al-Dīn al-Kubrā (m. 618/1220-1) est l’un des rares shaykhs de la période
tardive à avoir droit à sa notice dans le Maḥbūb al-qulūb. Dans l’historiogra-
phie classique, ce mystique iranien représente d’abord un maître du soufisme
savant, auteur de nombreux livres, mais aussi le maître éponyme de la confré-
rie des Kubrāwīya. Cette confrérie, dont l’identité primitive et les penchants
shīʿites ont fait l’objet d’études et de discussions, donna naissance par sa scis-
sion à plusieurs branches ouvertement shīʿites, encore actives en Iran à l’époque

76 Ashkevarī, Maḥbūb, II, p. 456 ; la citation entre guillemets est d’al-Kulaynī, ʾUṣūl al-Kāfī,
Kitāb al-ḥujja, bāb al-farq bayn al-rasūl wa-l-nabī wa-l-muḥaddath, ḥadīth n° 3, p. 99.
Sur la notion imamite du muḥaddath, voir Amir-Moezzi, Le guide divin, p. 176-179 : Etan
Kohlberg, “The term Muḥaddath in Twelver Shîʿism”, in Belief and Law in Imâmi Shîʿism,
Angleterre, Variorum Reprints, 1991, article V. Sur l’interprétation de hadīths imamites
analogues chez Mullā Ṣadrā, voir Corbin, En islam iranien I, p. 235-251.

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safavide77. La principale est la Nūrbakhshīya fondée par Muḥammad


Nūrbakhsh (m. 869/1464), dont le ferment shīʿite teinté de messianisme pré-
para l’avènement des Safavides, ce qui lui valut d’être protégée par Shāh Ismāʿīl
avant d’être réprimée sous ses successeurs ; d’éminents philosophes de la
période safavide, comme Shaykh Bahā’ī (m. 1030/1621) et Fayḍ al-Kāshānī, sont
supposés avoir appartenu à la Nūrbakhshīya ; vraies ou fausses, ces allégations
indiquent que cette confrérie resta vivace jusqu’à la fin du XIe/XVIIe siècle78.
Sa notice, cependant, fait à peine allusion au soufisme savant de Najm
al-Dīn al-Kubrā et à sa postérité confrérique. Elle commence par relater la
mort du maître lors de l’invasion mongole du Khwarazm, un récit qui fait écho
aux martyres d’Uways al-Qaranī et de Kumayl b. Ziyād79. Puis elle fournit une
explication de ses surnoms (alqāb et kunya) : celui d’al-kubrā, « le très grand »,
d’après l’expression coranique al-ṭāmmat al-kubrā, « le très grand cataclysme »
(LXXIX, 34), lui aurait été donné en raison de son triomphe lors de maintes
controverses ; quant à sa kunya d’Abū al-Jannāb (al-jannāb signifiant littérale-
ment « celui qui se met très à l’écart »), elle lui aurait été révélée en rêve par le
prophète Muḥammad. Intervient ici un premier récit ésotérique qu’Ashkevarī
commente personnellement :

Pendant ses études, le shaykh avait quitté son pays de naissance du


Khwarazm afin d’apprendre oralement les traditions prophétiques à
Hamedān puis à Alexandrie. Quand il fut autorisé par les maîtres et revint
[dans son pays], il vit une nuit en songe l’Envoyé de Dieu et lui demanda
instamment un surnom. « Abū al-Jannāb », lui répondit-il. « Veux-tu dire,
ô Envoyé de Dieu, al-Janāb (“son excellence”) sans le redoublement [du
n] ? » Il répondit : « Non, mais avec le redoublement [du n]» Quand le
shaykh se réveilla, il comprit la signification d’al-Jannāb avec le redou-
blement [du n] : s’éloigner du bas-monde (al-tajannub min al-dunyā) et

77 Marijan Molé, « Les Kubrawiya entre Sunnisme et Shi’isme aux huitième et neuvième
siècles de l’Hégire », Revue des Études Islamiques, XXIX, 1961, p. 61-142 ; Trimingham, The
Sufi Orders in Islam, p. 55-58 ; Hamid Algar, art. “Kubrâ”, EI2.
78 Hamid Algar, article "Nûrbakhshiyya", EI2, VIII, p. 136-139, L’une de ses branches schisma-
tiques, la Dhahabīya, existe toujours à Shirāz. À son sujet, voir Gramlich, Die Schiitischen
Derwischorden Persiens, I, p. 14-26; Leonard Lewisohn, “An Introduction to the History
of Modern Persian Sufism, part II: a Socio-Cultural Profile of Sufism, from the Dhahabī
Revival to the Present Day”, BSOAS 62/1 (1999), p. 36-59.
79 Ashkevarī, Maḥbūb, II, p. 548.

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s’isoler du commun des hommes (al-ʿuzla ʿan al-warā). Je dis que la façon
dont le shaykh a compris [le nom] d’al-Jannāb est l’interprétation consis-
tant à faire passer la chose de l’exotérique au secret caché (min al-ẓāhir ilā
l-sirr), de même que l’interlocuteur [de Dieu, Moïse], a compris l’enlève-
ment des sandales dans Sa parole : « Enlève tes sandales » (Coran, XX, 12)
comme le rejet des deux mondes (iṭṭirāḥ al-kawnayn), en homologuant
l’exotérique de l’enlèvement des sandales à l’ésotérique (bāṭinan) du rejet
des deux mondes80.

À ce premier récit conférant déjà un charisme certain au shaykh Kubrā,


Ashkevarī joint un second qui le rattache directement, par contact spirituel, à
la personne de l’imam ʿAlī. Ce récit est tiré d’un commentaire du Dīwān attri-
bué à ʿAlī b. Abī Ṭālib, rédigé par Mīr Ḥusayn al-Maybudī (m. 904/1498-99 ou
911/1505-6), un contemporain d’Ibn Abī Jumhūr partageant les mêmes ten-
dances ishrāqīes, shīʿites et soufies81.

Le qāḍī al-Maybudī rapporta, dans son Commentaire du Dīwān, que [le


shaykh Kubrā] déclara : « Je perdis connaissance, puis je vis le Prophète
et ʿAlī avec lui. Je m’empressai vers ʿAlī, pris sa main et la serrai. Je fus alors
inspiré comme si j’avais entendu, dans les informations rapportées au
sujet du Prophète élu, qu’il avait déclaré : « Celui qui serre la main de ʿAlī
entrera au paradis ». Je l’interrogeai alors sur ce dire : était-il véridique ?
Et ce fut comme s’il disait : « Oui, l’Envoyé de Dieu a dit vrai, qui me serre
la main entrera au paradis »82.

Cette anecdote est doublement ésotérique : comme la première, elle illustre


l’aptitude visionnaire du shaykh, capable ici de voir conjointement l’envoyé de
Dieu et son légataire ʿAlī ; mais elle exprime aussi, comme d’autres traditions
au sujet de Kumayl b. Ziyād et d’Abū Yazid al-Basṭāmī, l’idée d’une transmis-
sion magique de la Gnose, la science sacrée et salvifique, par la voie du contact
corporel avec l’imam. Qu’il se produise en rêve n’enlève rien ici à la réalité et au
pouvoir de ce contact, du fait de la dignité des deux acteurs. Là où il n’est plus

80 Ashkevarī, Maḥbūb, II, p. 549. La tradition est empruntée à Shushtarī, Majālis II, p. 72-73,
mais le commentaire est d’Ashkevarī.
81 À son sujet, voir Corbin, Histoire, p. 450-451 ; Tehrānī, Dharîʾa, XIII, p. 266.
82 Ashkevarī, Maḥbūb, II, p. 549-550 ; Shushtarī, Majālis, II, p. 72 ; Qāḍī Kamāl al-Dīn Mīr
Ḥusayn b. Muʿīn al-Dīn Maybudī Yazdī, Sharḥ dīwān mansūb beh amīr al-mu’minīn ʿAlī b.
Abī Ṭālib (composé en 890/1485-6), Téhéran, Mirāth-e maktūb, 1391 solaire/2012, p. 187.

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possible, comme cela l’était encore avec al-Basṭāmī, de manipuler les dates
pour faire du maître soufi un disciple de l’imam historique, l’autorité du rêve
visionnaire suffit à établir le lien concret et vivant du soufi avec l’imam, un
lien tout à la fois spirituel et corporel. Notons que c’est l’imam ʿAlī lui-même
qui atteste la véracité du dire prophétique remémoré en rêve et que ce dire
ne porte en vérité que sur lui-même, ce qui fait de l’imam à la fois le sujet et
l’objet de l’exégèse. Relevons enfin que dans ce dispositif d’argumentation tra-
ditionnelle, le maître soufi et l’imam apparaissent chacun comme le témoin et
la preuve du charisme de l’autre : si la sainteté de Najm al-Dīn Kubrā garantit
la véridicité du songe, cette sainteté est reçue ou du moins confirmée par le
songe, l’apparition de l’imam et sa poignée de main. Encore une fois, c’est un
ensemble de conceptions assimilées à de l’« exagération » en milieu shīʿite, à
de l’hérésie pure et simple chez les sunnites, qu’Ashkevarī présente comme la
vérité commune du shīʿisme et du soufisme.
En conclusion de cette notice, Ashkevarī paraît rompre discrètement le
tabou du confrérisme observé dans l’ensemble de la série, avec cette allusion
à la postérité de Najm al-Dīn Kubrā : « Il a – que son corps subtil soit sanctifié
(quddisa laṭīfuhu) –, dans la droite direction et l’éducation des pèlerins spiri-
tuels, un rang particulier : à la suite de son éducation, de nombreuses parentés
de direction spirituelle et de droite voie (min ahl al-irshād wa-l-rashâd) se sont
ramifiées83. » Si aucun ordre n’est nommé et si le mot de ṭarīqa n’est pas utilisé,
ce propos semble bien être une allusion, sur un mode apologétique, à l’héri-
tage vivant du shaykh Kubrā. C’est donc un choix osé de la part d’Ashkevarī que
d’intégrer Najm al-Dīn al-Kubrā dans son histoire des sages.

Ibn ʿArabī et le mahdisme subversif

Enfin, le shaykh al-akbar Ibn ʿArabī (m. 638/1240), fréquemment cité dans
l’ensemble des deux premiers volumes du Maḥbūb al-qulūb, est le sujet d’une
longue notice au titre de « soufi attestant l’unicité divine ». Dénué de toute
donnée biographique, ce texte consiste en un exposé doctrinal faisant la part
belle aux citations poétiques et aux commentaires persans de l’œuvre du
shaykh al-akbar. Ashkevarī l’introduit ainsi : « Il s’est élevé, depuis l’abîme des
attachements et des entraves, jusqu’au faîte de l’absoluité et du témoignage
(awj al-iṭlāq wa-l-shuhūd). C’est dans cet état qu’il professait l’unicité de l’Être
(waḥdat al-wujūd)84. » Rappelons que l’expression de waḥdat al-wujūd n’ap-

83 Ashkevarī, Maḥbūb, II, p. 550.


84 Ashkevarī, Maḥbūb, II, p. 550.

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Apologie du soufisme par un philosophe shī ʿ ite de l ’ Iran safavide 269

paraît pas chez Ibn ʿArabī, mais seulement chez ses disciples et adversaires
­posthumes85. Les philosophes iraniens du début du XIe/XVIIe siècle, Mīr
Dāmād et Mullā Ṣadrā en tête, en adoptent parfois l’esprit sans la profes-
ser à la lettre ; Ibn ʿArabī est l’une des principales bêtes noires des juristes-
théologiens antisoufis de l’époque safavide, et la doctrine de l’unicité de l’être se
voit condamnée comme hérétique et impie par les plus importantes autorités
religieuses de la dernière période86. Cela n’empêche pas Ashkevarī de consa-
crer la majeure partie de sa notice à cette idée, qu’il relie à un autre thème de la
pensée d’Ibn ʿArabī, moins subversif peut-être : le dépassement de l’antinomie
entre l’anthropomorphisme (tashbīh) et la théologie négative (tanzīh)87.
Plus surprenante encore est la manière dont Ashkevarī suggère les convic-
tions ou inclinations shīʿites d’Ibn ʿArabī. La question de la position du shaykh
al-akbar à l’égard du shīʿisme n’a cessé de diviser les disciples de sa pensée et
de ses œuvres, comme les chercheurs de notre époque88. À la fin de sa notice,
Ashkevarī reprend une longue citation d’un chapitre des Futūḥāt al-makkīya
sur « les ministres du Mahdī qui apparaîtra à la fin des temps », un chapitre
bien connu des disciples shīʿites d’Ibn ʿArabī comme Ḥaydar Āmolī et Ibn Abī
Jumhūr89. Cette citation est en fait un collage de différents passages discontinus
dans le texte d’Ibn ʿArabī ; est notamment éludée la mention de Jésus revenant

85 Voir Michel Chodkiewicz dans Ibn Arabī, Les illuminations de la Mecque. Anthologie
présentée par Michel Chodkiewicz (2e éd.), Paris, Albin Michel, p. 288-289 n. 81 ; Claude
Addas, Ibn Arabī et le voyage sans retour, Paris, Le Seuil, 1996, p. 85-88.
86 Sur le thème de la waḥdat al-wujūd chez les philosophes de l’Iran safavide, voir Christian
Jambet, « “L’essence de Dieu est toute chose”. Identité et différence selon Ṣadr al-Dīn
Shīrāzī », dans Le shīʿisme imamite quarante ans après, p. 269-292 ; Mathieu Terrier,
« Aspects d’une lecture philosophique du Coran dans l’œuvre de Mīr Dāmād », Mélanges
de l’Université Saint-Joseph, vol. LXIV, Beyrouth, 2012. Sur la condamnation de cette
doctrine par Muḥammad Bāqir Majlisī, voir Rizvi, Mullā Ṣadrā Shīrāzī, p. 33 ; Babayan,
Mystics, p. 423.
87 Sur ces thèmes chez Ibn ʿArabī, voir Corbin, L’imagination créatrice dans le soufisme d’Ibn
ʿArabī, p. 279 ; Toshihiko Izutsu, Unicité de l’existence et Création perpétuelle, trad. fr. Marie
Charlotte Grandry, Paris, Les Deux Océans, 1980, p. 49-83.
88 Corbin, En islam iranien, I, p. 94 et p. 219-285, fait siennes les thèses de Ḥaydar Āmolī,
représentant des disciples shīʿites d’Ibn ʿArabī, jusque dans la critique d’un soufisme
« oublieux de ses origines » shīʿites. Chodkiewicz critique des propos qui « réduisent le
taṣawwuf, particulièrement dans le cas d’Ibn Arabī, à n’être qu’un crypto-shīʾisme », dans
Le sceau des saints, p. 31 et passim. Deladrière, lui, s’efforce de démontrer « la pure ortho-
doxie doctrinale, le « sunnisme » du Cheikh al-akbar », dans Ibn ʿArabī, la Profession de
foi, traduit de l’arabe, présenté et annoté par Roger Deladrière, Arles, Actes Sud, 1985, p. 67.
89 Ḥaydar Āmolī, Jāmiʿ al asrār, p. 440-442 ; Ibn Abī Jumhūr, al-Mujlī, p. 1063-1064 (éd. litho.,
p. 309-310).

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assister le Résurrecteur (al-qā’im) depuis le minaret oriental de la mosquée


des Omeyyades de Damas. Cette opération n’est pas l’œuvre d’Ashkevarī lui-
même : on trouve la même citation caviardée dans les Majālis al-muʾminīn de
Shushtarī ainsi que dans le « Commentaire des quarante ḥadīths » de Shaykh
Bahāʾī90. Mais comme précédemment, ces paroles d’emprunt semblent réson-
ner encore plus fortement à l’époque d’Ashkevarī, si bien qu’on pourrait les
croire écrites pour ou plutôt contre son temps.

Parmi ses paroles sur les attributs du Résurrecteur et les signes de sa


manifestation, ce qu’il a mentionné dans le 366e chapitre du livre des
« Conquêtes mecquoises » : « Dieu a un lieutenant qu’il fera sortir de la
famille de Son Envoyé, au sein de la descendance de Fāṭima, dont le nom
s’accorde avec le nom de l’Envoyé de Dieu et dont l’aïeul est Ḥusayn b.
ʿAlī 91. Il lui sera prêté allégeance entre la « pierre d’angle » [ou la pierre
noire] (al-rukn) et la « station » [d’Abraham] (al-maqām). Il ressemblera
à l’Envoyé de Dieu en physionomie ( fī l-khalq) et descendra de lui en
caractère ( fī l-khulq). Les hommes qui lui seront les plus favorables seront
les habitants de Kūfa. Il vivra cinq, sept ou neuf ans. Il imposera la capita-
tion, prêchera Dieu par l’épée et balaiera les doctrines de la terre, de sorte
qu’il ne restera plus que la religion pure (al-dīn al-khāliṣ). Ses adversaires
seront les imitateurs des savants (muqallidat al-ʿulamāʾ), les hommes
de l’interprétation personnelle (ahl al-ijtihād), comme ils en jugeront
d’après leur opinion au contraire de ce qu’ont professé leurs Imams92.

Dans le milieu intellectuel de l’Iran safavide, cette citation pouvait apparaître


comme une attaque contre les juristes-théologiens uṣūlīs, qui revendiquaient
justement d’être les « hommes de l’ijtihād » et les sources d’imitation des
croyants. Dans le même contexte, la suite de la citation contient une redou-
table ambiguïté :

90 Shushtarī, Majālis II, p. 61-62 ; Shaykh Bahāʾī, al-Arba'īn ḥadîthan, Téhéran, Enteshārāt-e
eslāmiye, 1431/2012, p. 434-435.
91 L’édition courante des Futūḥāt donne al-Ḥasan b. ʿAlī, mais les disciples shīʿites d’Ibn
ʿArabī (voir supra, note 88) donnent tous al-Ḥusayn. La différence est capitale d’un point
de vue shīʿite.
92 Ashkevarī, Maḥbūb, II, p. 561-562 ; Ibn ʿArabī, al-Futūḥāt al-makkīya fī maʿrifat
al-asrār al-mālikīyya wa-l-mulkiyya, 4. Vol., Le Caire, Būlāq, 1329/1911, réimpression en
4 vol., Beyrouth, Dār Ṣādir, sans date, III, p. 327.

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Ils entreront sous son autorité contraints et forcés, par crainte de son épée.
Les musulmans du commun (ʿāmmat al-muslimīn) se réjouiront de lui
davantage que l’élite parmi eux (khawāṣṣihim). Les théosophes (al-ʿārifūn
bi-Allāh) parmi les gens des vérités spirituelles (min ahl al-ḥaqāʾiq),
découvertes par témoignage et dévoilement divins, lui prêteront ser-
ment. Il aura [avec lui] des hommes divins (rijāl ilāhīyūn) qui suivront
son appel et combattront pour sa victoire93.

Sachant que pour un auteur ou un lecteur shīʿite, les termes ʿāmma et khawāṣṣ
évoquent respectivement « les sunnites » et « les shīʿites », ce passage semble
suggérer que les partisans déclarés des imams pourraient s’avérer indignes du
retour du Mahdī. Après une importante et inapparente coupure dans le texte
d’Ibn ʿArabī, la citation reprend sans transition pour un développement tout
aussi troublant et inattendu dans le contexte d’Ashkevarī :

S’il ne tient pas l’épée dans sa main, les juristes-théologiens prononceront


des avis juridiques en faveur de sa mise à mort. Mais Dieu le manifes-
tera avec l’épée et la noblesse, de sorte qu’ils convoiteront, craindront et
accepteront son autorité sans avoir la foi. En leur for intérieur, ils s’oppo-
seront à lui et seront convaincus, quand il jugera pour eux autrement que
la doctrine de leurs imams, qu’il s’égare dans cette autorité. Ceci parce
qu’ils croient que le temps de l’interprétation de la Loi (ijtihād) est révolu
et qu’il ne demeure plus d’interprète de la Loi (mujtahid) dans le monde,
sous prétexte que Dieu Tout-puissant ne ferait exister personne, après
leurs imams, possédant la dignité de l’interprétation de la loi. Celui qui
prétend à l’enseignement divin par des décrets révélés (al-taʿrīf al-ilāhī
bi-l-aḥkām al-sharʿīya) passe auprès d’eux pour un fou à l’imagination
gâtée et ils se détournent de lui94.

L’intention d’Ashkevarī, en reproduisant ce propos comme une parole d’auto-


rité, est-elle de critiquer indirectement les traditionalistes akhbārīs pour leur
refus obstiné de l’ijtihād 95 ? On ne saurait l’affirmer, mais il est impossible

93 Ashkevarī, Maḥbūb, II, p. 562. 


94 Ashkevarī, Maḥbūb, II, p. 562 ; Futūḥāt III, p. 336. Le texte de l’édition du Maḥbūb al-qulūb
est lacunaire et incompréhensible sans se référer à l’original des Futūḥāt.
95 Ashkevarī semble lui-même défendre l’ijtihād dans sa notice consacrée à Mīr Dāmād à
la fin du troisième livre du Maḥbūb al-qulūb. Voir dans Mīr Dāmād, Kitāb al-Qabasāt, éd.
Mehdi Mohaghegh et Toshihiko Izutsu, Téhéran, Enteshārāt-e dāneshgāh-e Tehrān, 1977,
introduction, p. 38-43.

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qu’il n’ait pas perçu le potentiel subversif et polémique de ce texte du shaykh


al-akbar en milieu shīʿite. Par cette longue citation, notre auteur semble vou-
loir renvoyer dos à dos prétendants et opposants à l’ijtihād, les premiers usur-
pant les droits de l’imam, les seconds refusant d’envisager son retour. Ainsi le
mahdisme attribué à Ibn ʿArabī, superficiellement accordé aux dogmes ima-
mites, donne-t-il l’occasion à Ashkevarī de remettre discrètement en question
le shīʿisme institutionnel sous toutes ses formes96.

Conclusion

Les considérations d’Ashkevarī sur le soufisme et le shīʿisme, souvent expri-


mées sous couvert de citations, sont inactuelles au sens de Nietzsche en ce
qu’elles entreprennent d’« agir contre le temps », de sauver ce qui est en train
de disparaître et de repousser ce qui est en voie de triompher. L’apologie du
soufisme « authentique » est l’occasion d’une subtile dissociation à l’égard du
shīʾisme institutionnel, tandis que la shīʿitisation des maîtres soufis convoque
un ésotérisme traditionnel à contre-courant du rationalisme dominant.
L’auteur du Maḥbūb al-qulūb et shaykh al-islām de Lāhījān n’était donc ni un
juriste rationaliste uṣūlī97, ni un pur traditionaliste akhbārī, comme le montre
assez son éloge de la philosophie et du soufisme, mais peut-être un soufi dissi-
mulé et, plus certainement, un esprit indépendant de toute orthodoxie.
Mais si Ashkevarī s’efforce de conserver et de revivifier un passé condamné
par les vainqueurs du présent, c’est aussi pour « agir sur le temps et au bénéfice
d’un temps à venir », comme le dit encore Nietzsche. Un siècle après la mort
d’Ashkevarī, le soufisme confrérique réapparaît en Iran depuis l’Inde et, deux
siècles après lui, un membre éminent de l’ordre niʿmatullāhī, Maʿṣūm ʿAlī Shāh
(m. 1344/1926), compose une histoire monumentale de la sagesse du point de
vue soufi en trois volumes, intitulée Ṭarāʾiq al-ḥaqāʾiq (« Les voies des vérités
essentielles »), qui répond aux discours antisoufis de la période safavide et pré-
sente certaines analogies formelles avec le Maḥbūb al-qulūb98. Il serait pourtant
exagéré de dire que l’œuvre d’Ashkevarī est devenue moins inactuelle qu’elle

96 Ashkevarī semble enclin au mahdisme, comme le montre sa notice sur Zarathushtra dans
Maḥbūb, p. 355-359, commentée en ce sens par Henry Corbin dans Face de Dieu, face de
l’homme. Herméneutique et soufisme, Paris, Flammarion, 1983, rééd. Paris, Entrelacs, 2008,
p. 315-360, « L’idée du Paraclet en philosophie iranienne ».
97 C’est ainsi que l’étiquette étrangement Massignon dans Passion, IV, p. 52, n° 813.
98 Maʿṣūm ʿAlī Shāh, Ṭarāʾiq al-ḥaqāʾiq, 3 vol., Téhéran, Enteshārāt-e Sanāʾi, 1387 solaire/2008.

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ne l’était. De la période qajare à nos jours, les relations du shīʿisme ­clérical et


du soufisme en Iran n’ont pas évolué dans le sens de la réconciliation pour
laquelle notre auteur a travaillé, bien que les œuvres de Ḥallāj, d’al-Ghazālī
et d’Ibn ʿArabī y soient aujourd’hui honorées par de nombreuses éditions et
études. Le manifeste d’Ashkevarī pour une union sacrée du shīʿisme et du sou-
fisme demeure ainsi un pont lancé entre un passé idéalisé et un avenir attendu.

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