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QUAND on parle de l’œuvre de Michel Foucault, on pense le plus souvent à ses théories sur le
pouvoir, la sexualité, la folie, le système carcéral. Les implications politiques, philosophiques,
sociales et épistémologiques de son travail ont permis de mettre en résonance des domaines
culturels traditionnellement considérés comme autonomes et distincts, et d’instaurer une
transversalité qui défie la séparation et le cloisonnement du travail intellectuel dans des
disciplines spécialisées. C’est dans ce contexte d’une œuvre polyvalente et hybride, toujours
en mouvement, que s’inscrit la pensée esthétique de Michel Foucault. Par esthétique, il ne
faut pas entendre un système particularisé de réflexion sur les phénomènes artistiques, mais
plutôt une tentative de réinscription de l’image dans un réseau plus large de représentations
et de rapports de pouvoir. L’approche de l’œuvre d’art qui est celle de Foucault est
inséparable de sa réflexion sur l’ordre du discours et la manière dont il départage le réel en
objectivant le sujet et en distribuant des identités - d’où, peut-être, la raison pour laquelle elle
est moins connue, ou moins analysée, dans le cadre des sciences humaines [1] .
AINSI, on peut grossièrement distinguer deux approches. D’une part, des textes comme Ceci
n’est pas une pipe [2]. ou La peinture de Manet [3] se focalisent, à travers une analyse
sémiologique et formelle, sur l’image en tant qu’objet relativement autonome par rapport à
son contexte et sur ses rapports visuels et sémantiques internes. D’autre part, si l’on pense au
commentaire de Las Meninas de Vélasquez dans le premier chapitre de Les mots et les
choses [4], ou encore à l’approche de Manet dans « La Bibliothèque fantastique » [5], on se
rend compte que Foucault a permis d’aborder l’œuvre d’art en tant que partie intégrante d’un
ensemble de systèmes de représentation et de discours culturels, dont elle a souvent été
séparée par le formalisme plastique. Contrairement à une approche (moderniste) de l’objet
artistique qui vise à démontrer sa particularité irréductible et son unicité en tant
qu’expression de la capacité créative d’une subjectivité transcendantale, Michel Foucault est
concerné par le caractère conventionnel des œuvres d’art, leur tendance à se conformer à
certains modèles institutionnels devenant par là même des représentations de ces modèles.
L’image se trouve prise dans un réseau d’intérêts et d’affiliations qui l’informent et
l’investissent : l’art de Manet se donne comme « peinture de musée », c’est-à-dire comme
manifestation de l’existence des musées et de l’interdépendance particulière que les peintures
acquièrent dans les musées. Cependant, l’investigation des systèmes représentationnels - en
tant que moyens à travers lesquels s’exerce le pouvoir - ne renvoie ni à l’étude de leur
appropriation par ceux qui possèdent le pouvoir à des buts de propagande, ni au déchiffrage
des messages idéologiques qui y sont encodés. Foucault doit être distingué de ces critiques
(marxistes, post-marxistes ou autres) qui visent à interpréter le contenu implicite d’une
œuvre. Il ne s’agit pas d’interpréter l’objet artistique, si l’interpréter équivaut à lui assigner
une signification. Foucault est intéressé moins par ce que l’image dit, et plus par ce qu’elle
fait. Ainsi, la représentation cesse d’être une simple manifestation du pouvoir et se donne
comme faisant partie intégrante des processus sociaux de différentiation, d’exclusion,
d’assimilation et de contrôle. Les rapports de domination et d’assujettissement - loin d’être a
posteriori imposés - sont inscrits à l’intérieur même des systèmes de représentation
occidentaux [6].
Vangelis ATHANASSOPOULOS
[1] Pour une exception, voir Michel Foucault, la littérature et les arts, sous la direction de Philippe Artières, Kimé,
Paris, 2004.
[2] Michel Foucault, Ceci n’est pas une pipe, Fata Morgana, Paris, 1973
[3] La conférence sur Manet : Michel Foucault, un regard, sous la direction de Maryvonne Saison, Seuil, Paris,
2004.
[4] Michel Foucault, Les mots et les choses, Gallimard, Paris, 1966.
[5] Michel Foucault, « La Bibliothèque fantastique », (1970), dans Dits et écrits I, 1954-1975, sous la direction de
Daniel Defert et François Ewald, Gallimard, Paris, 2001.
[6] Voir Craig Owens, « Representation, Appropriation, and Power », Art in America, mai 1982, p. 9-21.