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Birth of a Nation ou la naissance du langage cinématographique] Quelle

flamboyante ingéniosité que l’invention du cinéma, cet ensemble d’images


mouvantes sur une surface plane, cette parfaite illusion qu’un fragment de
réalité a été pris au piège dans un écran ! Rapidement exploité par les
grandes firmes, il n’en demeure pas moins que, dans les années 1900, le
cinéma essaie de se défaire de sa réputation de « divertissement vulgaire »,
afin d’étendre son marché au public des classes moyennes. Ce sera chose
faite en 1915 où le succès retentissant de « Birth of a nation » du réalisateur
David Wark Griffith érige le cinéma au rang d’industrie potentiellement
viable. Le cinéma détient son propre langage visuel et est désormais reconnu
comme un art. La question est de savoir pourquoi Griffith est-il reconnu
comme l’instigateur du langage cinématographique ? Certes, le film rend
davantage lisible un épisode de l’Histoire américaine resté dans l’ombre,
mais ce sont surtout les techniques de narration visuelle qui participent au
processus d’une identification parfaite entre le spectateur et le récit filmique
qui instaure une véritable rupture avec le cinéma dit « primitif ». La dernière
séquence du film rend d’ailleurs admirablement compte des prouesses du
cinéaste.
[Le contexte historique et l’arrivée de Griffith] Il ne fait guère de doute
que, baignées dans l’euphorie d’une découverte d’un haut degré de
technicité tel que le cinéma dans les années 1900, moult sociétés telles que
Gaumont, Pathé ou Eclair en France, sont soucieuses de rentabiliser au
maximum, tout en répondant à une demande qui part en flèche, des courts
métrages diffusés de manière intensive dans les nikelodéons. Ces cinémas
publics, pourtant fleurissants ne jouissent plus d’une grande reconnaissance.
Les couches sociales les plus favorisées, justement susceptibles d’influencer
l’opinion souvent habituée à fréquenter les grands théâtres, n’y voient là que
des « daguerréotypes galopants », une vulgaire appellation pour désigner ces
images en mouvements agencées par le principe du cinématographe des
frères Lumière. Pourquoi une telle aversion pour un divertissement jugé
manifestement beaucoup trop futile ? Simplement, à l’époque, le cinéma
peine à se frayer un chemin, à se construire une place d’honneur en étant
constamment endigué par un art reconnu, le théâtre. A l’époque, celui que
l’on nomme aujourd’hui le septième art, n’est qu’un piètre artisanat, « un
montage photographique de vaudeville » comme nous le confie Lillian Gish,
l’actrice fétichisée par Griffith, qui s’appuie largement sur le théâtre pour
façonner des courts métrages insipides, où la gestuelle exagérée et les
mimiques emphatiques des acteurs afin de pallier le manque de son, rendent
peu crédibles à l’image une histoire d’une puissante vacuité intellectuelle, en
témoignent les nombreux courts métrages des grands sociétaires tels que
Gaumont ou Pathé. La composition frontale de l’image, l’absence de
changement de plan, de point de vue (les acteurs sont souvent filmés en plan
d’ensemble ou plan moyen, instaurant une certaine distance avec le
spectateur comme au théâtre), l’unicité spatio-temporelle et narrative
contenue dans un seul plan, un seul « tableau » (le nom est plus approprié
pour caractériser le décors des images à l’époque), sont autant d’éléments
qui ne diffèrent guère d’une représentation théâtrale.
Le cinéma s’enlise ainsi dans ses propres limites. À force de lustrer les
esprits naïfs de l’époque, comme un vieux chiffon décousu, il finit par
s’user. La composition trop « brouillon » et « confuse » lasse, et le public
s’en désintéresse.
Cependant, des cinéastes tels que, Porter ou Griffith, mais bien d’autres
également comme les réalisateurs de l’école anglaise de Brighton, conscients
des potentialités artistiques du cinéma vont peu à peu monter toute une série
d’expériences annonçant déjà les prémisses d’un renouveau du cinéma sans
pour autant se détacher complètement du cinéma dit « primitif » de l’époque.
Par exemple, « L’assassinat du Duc de Guise » en 1907 est plus raffiné dans
le jeu de ces acteurs, plus sobre et épuré que la gestuelle grandiloquente
habituelle, de même, les décors sont véritablement construits et non peints,
mais la grande tradition théâtrale de la Comédie Française étouffe
indubitablement l’image et rapproche davantage l’œuvre d’une pièce de
théâtre filmée.
Peut-être Porter et son « Great Train Robbery » se sera le plus rapproché
d’un langage propre au cinéma avec ses travellings, panoramiques
d’accompagnement, montage parallèle et le sublime plan rapproché, assez
déroutant, du chef des gangsters ressuscité interpellant le public.
Seulement, à bien des égards, ce film ne constitue pas comme « Naissance
d’une nation », la confirmation que le cinéma a bien son langage singulier.
En effet, la fragmentation de plans discontinus pour donner l’illusion d’une
continuité spatiotemporelle semble manquer de fluidité et rend l’histoire
ambiguë si bien que le spectateur peine à crédibiliser ce qu’il voit.

À défaut de m’imbriquer dans des détails fastidieux, j’entreprendrai une


comparaison plus poussée avec « Birth of nation » par la suite pour bien
comprendre l’innovation radicale du film de David Wark Griffith, ce
comédien passionné de théâtre, scénariste et réalisateur atypique qui déjà
avant « Birth of nation » avait entrepris quelques intéressantes
expérimentations. Il travaille pour la société de Porter, la Biograph, en tant
qu’acteur et script. À l’heure où les ventes s’essoufflent, à cause notamment
d’une concurrence exacerbée entre les firmes peu scrupuleuses d’avoir
recours au piratage de courts métrages, Griffith se fait remarquer pour ses
qualités de scénariste et se voit offrir un poste de metteur en scène. À partir
de là, il peut, à loisir, s’exercer sur l’outil cinématographique et en exploiter
toutes ses potentialités. C’est le cas par exemple avec son premier succès, «
Aventures of Dolly » où il s’essaie au gros plan. Ensuite, dans « After many
years », il fait fi des règles d’unité de temps et de lieu, dans « Ramona », il
utilise le panoramique. Appliqué, perfectionniste et novateur, il dira : « J’ai
commencé à cette époque à rechercher une atmosphère, à relier la cause à
l’effet, à mettre en évidence les indices. » Cette volonté de s’extirper du joug
théâtral se retrouvera dans les flamboyants « Julie de Bethuly » et « La
conscience vengeresse ».
Les cinéphiles ne furent pas longs à reconnaître la supériorité de Griffith,
mais c’est en 1915, avec « Birth of nation » qu’il défraiera la chronique sur
tous les plans (sans mauvais jeu de mots). Immense succès commercial, le
film révèle le cinéma au rang d’œuvre artistique et pose désormais les jalons
d’un langage unique, visuel, le langage cinématographique. Premier film
aussi à être projeté dans une salle de théâtre, à un prix équivalent aux places
de théâtre, ce long métrage de douze bobines n’en finira pas de faire parler
de lui en influençant dès lors par la suite de très grands cinéastes tels que
Eisenstein ou Renoir. Les théoriciens ont eu grand soin de lui accorder les
honneurs pour entretenir le mythe, pourtant comme on l’a vu précédemment,
dans sa manière d’agencer les plan dans « Birth of nation », Griffith n’est
pas un innovateur dans le sens où ces découvertes visuelles existaient avant
(gros plan, champ contre-champ, montage alterné…). Seulement, comme le
souligne Jean Mottet dans son livre « David Wark Griffith », « Griffith
contribua à leur mise au point, leur réglage et surtout leur systématisation
», ce qui suggère d’autant plus un éloignement radical, une rupture avec le
cinéma artisanal de l’époque et les expérimentations hétéroclites, dispersées
avec l’outil cinématographique. On peut donc voir une volonté chez Griffith
d’affirmer ses découvertes, de les améliorer pour les rendre solides et
pérennes. Ainsi, en entrant dans une étude plus détaillée du film de Griffith,
tout en présentant une séquence clé justifiant tous les arguments évoqués, on
peut dès lors justifier cette idée de rupture évidente soulignée plus haut.
[« The Birth of a nation », une rupture radicale : De la genèse du film au
triomphe d’une fidèle reconstitution historique] En cette année 1914,
alors que Griffith a quitté la Biograph pour monter sa propre entreprise, la
Mutual, il décide un soir, après un tournage, de réunir plusieurs de ses
comédiens dont son actrice fétiche Lilian Gish, pour leur annoncer ceci : «
J’ai acheté un ouvrage de Thomas Dixon, « The Clansman », je vais en faire
un film qui dira toute la vérité sur la guerre de Sécession. » Ce sujet lui tient
particulièrement à cœur, puisque dans son esprit résonne encore, comme de
lointains coups de fusils de la délégation sudiste, les multiples récits
héroïques narrés par un grand-père qui avait combattu du côté des
confédérés. Un projet déjà novateur à l’époque puisque faramineux, il
nécessite en effet l’utilisation de douze bobines ce qui ne manque pas
d’attirer les foudres d’apporteurs de capitaux. Lillian Gish nous dira
d’ailleurs : « The Birth of a nation a marqué un tournant dans la vie de
Monsieur Griffith. Alors qu’il plaisantait souvent en parlant de ses
nouveaux films, ici il semblait nous dire : « Vous allez voir ce que vous allez
voir » », comme si finalement, en parfait visionnaire, il avait pressenti
l’ampleur d’un tel projet et le bouleversement qu’il allait susciter. »
De ce fait, Griffith commence à construire l’histoire de « Birth of a nation »,
une fiction comme on le verra par la suite qui regorge de mise en parallèle.
Un résumé bref permet de mieux comprendre déjà les ambitions de son
créateur. Le film nous narre l’histoire de plusieurs destins individuels pris
dans le tumulte de la guerre de Sécession, une page mouvementée de
l’histoire américaine. En effet, les Etats-Unis entre 1861 et 1865 sont scindés
en deux blocs antagonistes. D’un côté les Nordistes, favorables à l’union et
aux états dits « libres » au sein d’une fédération où l’esclavage serait aboli.
De l’autre, les Sudistes réunis au sein de la confédération attachée à des
valeurs aristocratiques et contre l’abolition de l’esclavage. Enrôlés malgré
eux dans ce conflit, la première partie du film met en scène les aventures de
deux familles, les Stoneman, favorables à l’union, et les Cameron,
parangons idéalisés de la bonne vieille famille sudiste. Bien sûr, la guerre
viendra corroder peu à peu le lien solide entre ces deux groupes, mais c’est
aussi l’occasion de voir se tisser une histoire d’amour entre Ben Cameron, le
frère aîné, et la fille Stoneman, Elsie. La fin du conflit marque aussi la fin de
la première partie du film, le Nord et le Sud enfin réunis dans un accord de
paix instigué par l’immense figure du vénéré Président Lincoln. Pourtant, les
tensions demeurent. Stoneman, poussé par de sombres pulsions
revanchardes, s’entretient avec Lincoln quant à sa volonté farouche
d’empêcher le Sud de pratiquer l’esclavagisme. Lincoln, soucieux
contremaître d’une usine américaine en surchauffe, s’efforce de maintenir
paix et équilibre au sein d’un état qu’il gouverne, mais son assassinat
réveillera les tensions et l’on passe doucement dans la deuxième partie du
film où le conflit prend une autre forme, plus raciste et idéologique. Nord et
Sud désormais réunis combattent le fléau noir qui s’est abattu sur
l’Amérique depuis certains droits que Stoneman et son sbire Lynch, le «
grand patron des noirs » leur ont accordés. Bien évidemment, plus sombre et
plus engagé, la seconde partie montrera aussi l’évolution des deux familles,
et l’ingénieuse idée de Ben Cameron de créer une société secrète, le Ku
Klux Klan, après la mort inopinée de sa jeune sœur échappant à l’assaut
d’un noir, afin de délivrer l’Amérique de cette insidieuse menace.
Ainsi par la restitution de ces épisodes clés de l’Histoire américaine, le film
donne ses lettres de noblesse à un nouveau genre, l’épopée historique. En
effet, Lilian Gish nous dit que cette « fidélité historique était tout à fait
nouvelle au cinéma ». Sans doute, le réalisme de la représentation de
l’histoire par la véracité des faits contés ainsi que la volonté de percer un
tabou historique à l’époque telle que la guerre de Sécession, fut un élément
qui ne manqua pas de séduire le public et par là même de changer la vision
restreinte du cinéma que l’on pouvait avoir. Sans doute était-ce l’un des
premiers facteurs qui instaura cette idée de « rupture ». Par exemple, pour la
première partie du film, qui dépeint directement la guerre, Griffith s’est
largement inspiré des œuvres comme « Pictural history of the civil war », «
Confederate and Union veterans », « A pictural history of the conflict 1861-
1865 », et d’autres encore… Pour la seconde partie, relatant la
reconstruction, il a consulté le Président Wilson et Thomas Dixon (auteur de
la pièce « The Clansman ») et a lu des livres sur la genèse du Ku Klux Klan.
« Le souci d’authenticité tournait chez M. Griffith à l’obsession, et il alla
même jusqu’à exhumer le monument de « Our continental cousin », la pièce
que l’on jouait le jour de l’assassinat de Lincoln. De même, il se référait
sans cesse aux photos de Brady et en transposa même très fidèlement à
l’écran pour camper de grands moments », nous rapporte Lilian Gish.
Griffith se renseigne aussi très scrupuleusement pour les décors : il étudie
des cartes d’état major, inspecte les terrains potentiels qui serviront de
formidables écrins pour les grandes batailles. C’est le cas du dernier long
siège et de la bataille décisive de la guerre, sur le site de Petersburg, en
Virginie. Pour reproduire exactement les lieux, l’équipe de tournage
construit des tranchées, des parapets, des immeubles, crée des routes et des
ruisseaux. De même l’auteur de l’ « Avant scène cinéma », spécialement
dédié à Griffith, rend compte de l’insistance particulière du cinéaste à
utiliser de manière récurrente documents, journaux, dessins de l’époque. De
plus, les trois évènements historiques majeurs, la signature de l’appel aux
volontaires, la capitulation du Sud et l’assassinat de Lincoln, se parent d’une
temporalité filmique différente des autres évènements. Ici, pour accentuer et
surligner la véracité des évènements narrés, Griffith utilise le montage
continu narratif, sans coupe dans les plans, sans doute aussi pour rappeler la
solennité et l’importance de telles situations. Griffith sera ainsi loué pour ses
prouesses d’historien. Pour Margaret Mitchell, l’auteur de « Autant en
emporte le vent », son film à elle ne ressemble qu’à un divertissement
musical dont la guerre de Sécession n’est qu’un vague prétexte, une toile de
fond qui sert la fiction reléguée au premier plan. Au contraire, « Birth of
nation » épure complètement la question idéologique et historique.
[L’Histoire : un élément insuffisant pour expliquer la singularité du
film] Seulement, est-ce le réalisme patent de l’Histoire américaine enfin
sortie de l’oubli, épurée, reconstituée et flamboyante qui enchante, fascine et
crée ce nouveau langage en question, ou bien le réalisme évoqué n’est pas
uniquement contenu dans l’Histoire mais plutôt l’histoire, je veux par là dire
la fiction ? Certes, l’épopée historique est une raison qui peut expliquer le
changement de statut du cinéma, mais elle n’est pas suffisante. En effet, dans
la reconstitution historique de Griffith, on peut observer certaines failles. Les
effets de la guerre sont essentiellement personnels, le film ne fait état
d’aucun dommage profond à l’économie ou à la société du Sud. De même,
l’opposition Nord / Sud se limite uniquement au seul contraste du montage
parallèle et aussi à l’ingéniosité du cinéaste à faire entrer l’armée de la
confédération à gauche de la caméra et celle de l’Union à droite. Or
l’opposition entre les deux parties est bien mince quand plusieurs facteurs
historiques et plus parlants rendent compte de la scission entre les deux
camps. Griffith ne montre pas d’un côté l’Amérique industrialisée,
urbanisée, abolitionniste et de l’autre une Amérique agricole et fidèle aux
grands domaines. Aussi, chaque évènement, politique ou non, s’impose
comme allant de soi. L’assassinat de Lincoln par exemple fait figure de pur
hasard. En fait, chez Griffith, ce qui est intéressant, ce n’est pas l’Histoire,
mais la manière d’organiser la présentation de cette Histoire et tout de suite
entre en jeu la question fondamentale de la place du spectateur, celui
finalement qui va accréditer l’importance de l’œuvre en question. Jean
Mottet dira lui-même que Griffith a plutôt obéi à une attente du spectateur
par l’imbrication d’évènements grandioses et fictionnels et a répondu au
désir de conférer aux évènements du passé un vécu que ne peut lui donner
l’Histoire. Le récit de Griffith est une sorte d’activité historique minimale
qui se contente de flatter un peuple par la reconstitution d’évènements du
passé qu’un historien n’aurait pu expliquer surtout qu’à l’époque, l’histoire
du Ku Klux Klan se résume à une série de légendes plus invraisemblables
les une que les autres.
De ce fait, Griffith, comme l’ingénieux sophiste chez Socrate, s’amuse à «
flatter l’essence », en répondant à l’attente du spectateur. Or n’est-ce pas là
le véritable pouvoir, la réelle fonction du cinéma que d’immobiliser le
spectateur dans un fauteuil pour qu’il se fonde radicalement dans ces images
qui se meuvent en face de lui ? Le mythe de la caverne de Platon mettait en
évidence le pouvoir d’illusion qu’entretenait ce halo de lumière projeté sur
des parois où gesticulaient des ombres tout comme le cinéma qui joue
constamment avec ce spectateur naïf dont il s’amuse à flatter l’égo. Ainsi ce
processus hypnotique, fomenté chez le spectateur est à la base du cinéma de
Griffith, un cinéma qui donne à voir avant tout, adressé à un spectateur qui
doit s’identifier aux personnages et pénétrer complètement dans la fiction.
Voilà une des raisons majeures qui marque une rupture avec le cinéma
primitif, l’IDENTIFICATION devient l’enjeu essentiel pour enrôler le public
qui dès lors reconnaît le cinéma comme l’art parfait d’une illusion de la
réalité. Griffith crée ici la diégèse propre du cinéma classique où la caméra
sait se faire oublier. C’est de ce fait ici que se joue toute l’expressivité et le
rôle créateur de la caméra. Comme le souligne Michel Martin, le spectateur
n’est plus considéré comme un témoin passif, mais comme un individu
capable de prendre parti à l’histoire, de s’y impliquer moralement. De ce
fait, un certain nombre de facteurs créent et conditionnent l’expressivité de
l’image qui fomente cette implication. Ces facteurs, qui font de la réalité
extérieure un matériau artistique, je vais plus amplement les mettre en
évidence à travers l’étude de la dernière séquence du film. Ainsi, on verra
que les techniques visuelles élaborées conditionnent le déroulement du récit
et détermine notre degré de participation à l’image.
[Une séquence démonstrative : la naissance du langage
cinématographique] Dans cette séquence de dénouement, trois épisodes
s’entrecroisent judicieusement : Dans le premier, Elsie est aux prises avec
Lynch et sa volonté farouche de la prendre pour femme. Face au refus de la
demoiselle, celui-ci la ligote et la maltraite comme un bourreau sanguinaire.
Il fera subir les même sévisses au père de celle-ci, qui, entrant en scène
refuse de marier Elsie à Lynch. Dehors, à proximité de la maison Cameron,
unité et pilier central sur lequel s’érigera la future famille d’une Amérique
unie et purifiée, des noirs se révoltent dans les rues contre les blancs. Dans le
second épisode, la famille Cameron, persécutée par les noirs, trouvent refuge
dans une masure retranchée dans les collines environnantes et habitée par
deux nordistes, un père et sa petite fille. Ensemble ils lutteront contre leurs
assaillants qui prennent d’assaut la cabane. Le troisième épisode s’ouvre sur
l’organisation et la chevauchée mythique du Ku Klux Klan volant à la
rescousse des blancs persécutés, jusqu’à ce que la scène finale se cloue par
une victoire des preux chevaliers délivrant la ville du fléau noir. Pour les
trois épisodes, la tension dramatique est à son paroxysme, on parlera de
climax pour caractériser ce suspense. Or, pour que celui-ci fonctionne, il faut
user d’un art fondamental dans le langage cinématographique, le montage.
Par la surenchère du montage alterné, l’originalité du cinéma de Griffith
réside dans le fait qu’il suspend perpétuellement le cours de l’action en
instaurant volontairement une coupe en plein climax, de telle façon qu’il
sème le doute, la tension en alternant successivement des fragments de ces
épisodes au lieu de les montrer entièrement les uns à la suite des autres.
L’angoisse n’en est que plus vive et le dénouement sans cesse repoussé,
comme une intense valse qui donnerait mal à la tête. Un, deux, trois / Un,
deux, trois… Les plans se suivent mais les décors, personnages changent
dans un rythme effréné. Ceci permet d’autant plus au cinéaste de
parfaitement rendre compte d’une simultanéité narrative. « Le montage
alterné est l’agencement syntagmatique qui a fait les beaux jours de Griffith
» dira Jean Mottet, puisque ici le spectateur se fond complètement dans
l’action, le souffle coupé avec ce point d’interrogation perpétuel suspendu
au-dessus de lui.
Lorsque Lynch veut forcer Elsie à l’épouser, elle n’a pas d’autre alternative
que de fuir devant la perversité affichée de son interlocuteur. Or, par une
coupe brutale, Griffith suspend le cours des évènements, pour nous montrer,
dans un travelling arrière, deux membres du Ku Klux Klan, fendant l’espace
dans leur attitude chevaleresque. Au rythme du galop soutenu par une
musique trépidante, le spectateur immobilisé dans son fauteuil prie pour
qu’ils arrivent à temps, les accompagne mentalement dans leur ascension,
d’où le choix judicieux de rendre compte d’une certaine dynamique, d’une
prouesse héroïque par le travelling arrière . Puis, par un nouveau raccord,
une coupe abrupte rompt l’envolée fantastique pour revenir dans l’intimité
glaciale du couple Lynch/ Elsie. Lynch, non content du refus de la belle, la
ligote et lui fait subir toute une série de sévisses. Etendue sur la chaise, en
parfaite victime, elle attend, le visage bâillonné, la peur embusquée dans le
regard. Toutes les nuances de ses émotions sont admirablement rendues par
un gros plan de son visage. Nous sommes loin de cette distanciation entre le
spectateur et l’acteur de théâtre filmée frontalement et en entier. Le gros plan
est ici fondamental pour accentuer le naturalisme de la représentation,
puisqu’il confère une meilleure promiscuité avec l’héroïne. Renoir, un
fervent admirateur de Griffith vantera cette utilisation « L’enchantement des
enchantements, c’était le gros plan. Un pincement de lèvre nous révèle un
peu de l’intérieure de cette femme idéale (parlant de L.Gish) ».
Certes, le gros plan avait déjà été utilisé avant « Birth of Nation », mais avec
Griffith, les personnages en gros plan sont complètement dans l’action, à la
différence de « The Great Train Robbery » où le personnage de Barns
semble avoir été greffé dans une scène finale sans logique apparente dans la
narration. Or ici, Elsie est l’héroïne du mélodrame par excellence, victime
parfaite, faible, innocente dominée par un bourreau et au centre des
préoccupations du public quant à son devenir dans l’histoire. Un nouveau
raccord cette fois-ci dans le même espace montre un plan moyen d’Elsie
bâillonnée pour que se détache à l’arrière plan, par la profondeur de champ,
un dialogue houleux entre Stoneman qui survient et Lynch lui demandant la
main de sa fille. Griffith déplace donc la caméra en plusieurs points d’un
lieu unique pour enregistrer les points de vues diversifiés d’une action
unitaire. « En filmant les héros, les actes, les choses selon des points de vues
différents, il plaçait le spectateur au sein de l’action, parmi les personnages
du drame, dans l’espace du drame. »
On retrouvera ce procédé dans cette même séquence lorsque par une
nouvelle coupe, nous sommes emportés au cœur de la cabane dans laquelle
s’est réfugiée la famille Cameron. Dans un plan moyen sec et nerveux, les
personnages tentent de résister aux noirs qui détruisent la maison puis
l’affolement se tarie lorsqu’un changement de point de vue survient pour
laisser place au pathos : la sœur aînée des Cameron, filmée en plan
rapproché, rassure la petite fille apeurée blottie dans ses bras. Ces coupures
dans le même espace consistent à se démarquer des décors filmiques
primitifs où un plan équivaut à un décor, une action, d’autant plus que
l’espace théâtral semble restreint et limité. Or dans cette séquence, lorsque
l’on suit la chevauchée du Klan en pleine nature, surtout dans le plan
d’ensemble où le groupe s’organise pour libérer la ville, devant nous se
déploie un espace infini, réel puisque naturel. Cette réalité spatiale vient du
fait que le cinéma a « le monde entier pour scène » selon Griffith. Aussi, le
morcellement de la vision globale de cette scène intervient par un effet d’iris
qui montre dans un plan moyen deux chevaliers qui se substituent au groupe.
Cet effet amplifie l’importance du personnage à l’écran et lui confère toute
sa grandeur. L’action salvatrice n’en est que plus amplifiée. D’ailleurs, c’est
à ce moment précis que nous suivons ces cavaliers, grâce au fameux
travelling d’accompagnement, pénétrer dans la ville pour libérer d’une part
Elsie et son père, et de l’autre, assiéger les noirs qui pillent la ville. Dans une
dernière vague de tension brillamment échafaudée par Griffith, Le Ku Klux
Klan se précipitera, par delà la plaine pour porter secours en dernier lieu à la
famille Cameron prisonnière dans la cabane qui menace de tomber en
lambeaux. Après cette chevauchée plastiquement sublime, par la diversité et
la richesse des techniques visuelles évoquées jusqu’à maintenant, cette
longue séquence découpée en trois épisodes aboutit à la fusion spatio-
temporelle de toutes ses composantes. C’est le triomphe du suspense dans le
récit, du souffle coupé pour le spectateur, et de la bonne cause pour l’aspect
moral. J’aimerais d’ailleurs insister sur ce dernier point.
En effet, si cette capacité de synthèse remarquable pour l’époque rend
compte de toute la virtuosité du cinéaste, elle nous amène aussi au postulat
suivant, à savoir que le développement des codes filmiques agencés par
Griffith sont capables de transmettre à eux seuls, le contenu moral et
psychologique de la narration. Par le montage, on peut appréhender les
positions politiques du cinéaste notamment sa volonté d’édifier les valeurs
sudistes en faisant l’éloge de la famille « pure », exclue de tous mélange,
cette famille même qui donnera naissance à la nation Américaine. Par
exemple, on peut reprendre quelques éléments de l’étude de cette séquence
pour déceler le point de vue idéologique de son auteur à travers le matériau
filmique. Dans le plan d’ensemble où le Ku Klux Klan fomente sa
résistance, tous ces cavaliers se présentent comme des maîtres conquérants
de l’espace, ordonnés et organisés. Ils « possèdent » le territoire américain
dont ils font la conquête progressive (ils affluent de manière rangée de toutes
les parties de l’écran). Le travelling arrière des deux cavaliers est assimilé à
une sorte de croisade avec la croix et la torche portées par l’un et l’autre. De
même à la fin du film apparaîtra en surimpression l’image de Jésus Christ.
C’est l’image du bien, opposé à la noirceur de l’enfer. Les noirs, comparés à
des sauvages sont quasiment repoussés de l’écran, leur organisation est
désordonnée, leur violence manifeste, surtout lorsqu’ils encerclent la cabane
où sont réfugiés les Cameron. L’image de la petite fille candide et innocente
en gros plan légitime complètement l’action des preux chevaliers blancs.
Ainsi, la vision manichéenne de Griffith prouve que le cinéma lui-même
peut être moral et donc avoir son propre langage pour véhiculer des idées.
Ce n’est plus un divertissement futile, mais un élément idéologique,
politique qui propose une réflexion. Or, Antonioni disait justement qu’on ne
fait pas d’art sans s’engager sérieusement et religieusement.

Le cinéma ne se restreint plus qu’à sa seule définition d’outil technique


capable de reproduire matériellement la réalité, c’est aussi un art par ces
moyens créatifs qui dessinent un langage et donc transmet des idées, qui
peuvent être comme dans ce cas précis un intense objet de controverse, car
comme l’a dit L. Gish, « The Birth… devait susciter une fantastique levée de
bouclier en même temps que des louanges. ». N’est-ce pas le propre de l’art
que d’être perpétuellement à l’origine de désaccords ?

[Conclusion] Ainsi, je laisserai conclure Raoul Walsh, l’assistant de


Griffith : « Il fallut « Naissance d’une nation » pour convaincre Hollywood
que le cinéma était arrivé à maturité. Ce long métrage fut un tournant dans
l’histoire du cinéma. L’opinion publique se débarrassa de l’idée répandue
jusqu’alors que le cinéma n’était qu’un art mineur de divertissement, un
rejeton illégitime du théâtre ». En effet, la véracité de la reconstitution
historique à travers une épopée où évoluent plusieurs destins individuels,
impressionnait déjà. Mais ce n’est pas tant dans l’Histoire avec un grand H
que les prouesses de Griffith sont remarquables et la dernière séquence nous
le prouve. En utilisant systématiquement les nouvelles techniques visuelles
propres au cinéma, il embarque le spectateur dans un suspense haletant par
l’entremêlement de trois épisodes d’une rare acuité dramatique, tout en
véhiculant une idéologie propre. Et dans ce cas précis, l’écran devient une
tribune répandant des idées politiques qui ne manquèrent pas de choquer une
partie de l’opinion. D’ailleurs pour se débarrasser de cette image de pro
sudiste conservateur, Griffith réalisera par la suite « Intolérance », un long
métrage dont la mise en scène confirme les prouesses du démiurge.
[Florence Valéro]

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