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Trinh Xuan Thuan, Origines, Fayard, 2003.
les cultures. A mon sens, elle est même ce qui nous
définit comme humains : elle montre que nos
préoccupations dépassent la simple survie, elle fait
appel à « quelque chose de plus ». Toutes les
civilisations ont cette recherche en commun. Les
alignements de Stonehenge, les peintures rupestres des
grottes de Lascaux et de Chauvet, les statues
polynésiennes de l'île de Pâques, la cité inca de Machu
Picchu ou le complexe religieux khmer d'Angkor, tous
les vestiges du passé le plus lointain nous offrent les
manifestations d'une quête de la transcendance.
En quel sens ?
Ne peut-on considérer comme quelque peu
miraculeuse cette majestueuse structure cosmique dont
témoigne l'univers, riche aussi de désordre, de chaos,
d'incertitude ; mais si parfaitement réglée qu'elle a
donné naissance à la conscience ?
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Trinh Xuan Tuan, La Mélodie secrète, Gallimard, 1991.
l'autre « faible ». Sa version faible, acceptée par tous les
chercheurs ou presque, équivaut à énoncer une
tautologie : l'univers se trouve avoir exactement les
propriétés nécessaires pour que nous existions. Nous,
c'est-à-dire une intelligence capable d'appréhender – ne
serait-ce que par ses questions – l'univers qui l'a
engendrée. Cette version faible est évidente, n'est-ce
pas, puisque nous sommes là pour en parler! Mais il
existe aussi une version forte du principe anthropique
qui suppose une intention dans la Nature : l'univers est
réglé de façon extrêmement précise pour qu'il mène à la
vie et à la conscience et afin que surgisse un
observateur capable d'apprécier sa beauté et son
harmonie. Selon le principe anthropique fort, l'homme
reprend la première place dans l'univers – non pas au
centre physique de l'univers, mais étant la raison même
pour laquelle l'univers a été conçu. Vous vous doutez
bien que la version forte du principe anthropique est
beaucoup plus controversée que sa version faible. Je
trouve pour ma part que le terme « anthropique » est
mal choisi, car il sous-entend que l'univers est réglé
pour la seule apparition de l'homme. Or, cet
anthropomorphisme n'est pas de mise. En fait, l'univers
est réglé pour l'émergence de n'importe quelles vie et
conscience, qu'elles soient terrestres ou extraterrestres.
Bien sûr, jusqu'à ce que nous entrions en contact avec
une intelligence d'un autre monde, nous sommes la
seule forme d'intelligence consciente que nous
connaissions. Un terme plus approprié que « principe
anthropique » serait peut-être « principe de
complexité », comme l'a suggéré Hubert Reeves.
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Jacques Monod, Le Hasard et la Nécessité, Editions du Seuil, 1970.
trancher entre ces deux propositions. Toutes deux sont
aussi possibles qu'invérifiables. Considérons d'abord la
thèse du hasard. La précision du réglage de l'expansion
de l'univers étant de 10-60, si nous invoquions le hasard
pour en rendre compte, il nous faudrait postuler l'exis-
tence de quelque 1060 univers différents, chacun avec sa
propre combinaison de conditions initiales et de
constantes physiques. Une vaste majorité de ces univers
parallèles posséderait une combinaison perdante et
serait stérile, dépourvue de vie et de conscience, sauf le
nôtre où, par hasard, la combinaison gagnante est sortie.
Nous sommes en quelque sorte le gros lot. Si on joue à
la loterie une infinité de fois, on finit invariablement par
décrocher le gros lot.
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Trinh Xuan Thuan, Le Chaos et l'Harmonie, Fayard, 1998.
inertes, soumises à des forces aveugles. À partir d'un
petit nombre de lois physiques, l'histoire d'un système
pouvait être tout entière expliquée et prédite si l'on
pouvait le caractériser à un instant donné. L'univers
était enfermé dans un carcan rigide qui lui ôtait toute
créativité et lui interdisait toute innovation. Ce qui
provoqua la célèbre phrase de Friedrich Hegel : « Il n'y
a jamais rien de nouveau dans la Nature. » C'était un
monde où le réductionnisme régnait en maître. Il
suffisait de décomposer tout système complexe en ses
éléments les plus simples et d'étudier le comportement
de ses parties pour comprendre le tout. Car le tout
n'était ni plus ni moins que la somme de ses
composantes.
Ce déterminisme contraignant et stérilisant, ce
réductionnisme rigide et déshumanisant furent
bousculés, transformés et, en fin de compte, balayés par
une vision beaucoup plus exaltante et libératrice au XXe
siècle. On réalisa que le Réel n'était plus seulement
déterminé par des lois naturelles appliquées à des
conditions initiales particulières ; il était aussi modelé
par la contingence, c'est-à-dire une suite d'événements
historiques. Certains de ces épisodes contingents,
modifiant et bouleversant la réalité à son niveau le plus
profond, étaient à l'origine même de notre existence.
Ainsi celui de l'astéroïde venu percuter la Terre il y a 65
millions d'années : en provoquant la disparition des
dinosaures et en favorisant ainsi la prolifération de nos
ancêtres les mammifères, ce choc contingent fut
responsable de notre émergence.
L'intrusion de l'histoire ne fut pas seule responsable
de la libération de la Nature. Les lois physiques
perdirent elles-mêmes de leur rigidité. Avec
l'avènement de la mécanique quantique au début du
XXe siècle, le hasard et le flou quantiques entrèrent en
force dans le monde subatomique. Ainsi, si le physicien
n'active pas son instrument de mesure, les particules de
matière ne peuvent être décrites que par des ondes de
probabilité : on aura plus de chances de les rencontrer
aux crêtes des ondes qu'à leurs creux. Contrairement à
ce que Einstein pensait, Dieu joue aux dés dans le
monde subatomique. De plus, le monde des atomes est
soumis au principe d'incertitude énoncé par le physicien
allemand Werner Heisenberg. Ce principe dit que nous
ne pouvons pas déterminer précisément la position d'un
électron sans le perturber avec nos instruments de
mesure, rendant sa vitesse aléatoire et imprévisible.
Plus la position de l'électron sera précise, plus sa vitesse
sera incertaine. Cette incertitude ne dépend pas de la
sophistication de nos instruments de mesure, mais est
inhérente à la Nature. La représentation de l'électron qui
se déplace sur une orbite avec une position et une
vitesse bien déterminées est donc fausse : il faudrait le
représenter partout à la fois, sous forme d'ondes de
probabilités. Le rêve de Laplace de mesurer
précisément la position et la vitesse de toute particule
dans l'univers pour prédire son évolution vole en éclats.
A la stérile certitude déterministe se substitue la
stimulante incertitude du flou quantique. L'acte même
de déterminer engendre l' indétermination. Parler d'une
réalité « objective » qui existerait en l'absence de toute
observation n'a donc pas de sens, car on ne peut jamais
l'appréhender. On ne peut percevoir qu'une réalité
subjective de l'électron qui dépend de l'observateur et
de ses instruments de mesure. La forme que prend cette
réalité est inextricablement liée à notre présence. Nous
ne sommes plus des spectateurs passifs devant le drame
tumultueux du monde des atomes, mais des acteurs à
part entière. La mécanique quantique a ainsi introduit
un nouveau couplage entre d'une part le monde
physique fait de matière, d'énergie et d'information, et
d'autre part la conscience. C'est l'interaction de notre
conscience avec le monde physique à l'échelle atomique
et subatomique qui détermine les propriétés de ce
dernier. Mais cela n'est plus vrai à l'échelle
macroscopique : cette table ne disparaît pas si je ne la
regarde pas. En revanche, dans le monde sub-
atomique, si je n'observe pas une particule, elle prend
des allures d'onde.
Le réductionnisme étroit et simpliste du monde
newtonien et laplacien fut aussi balayé. Dans le monde
atomique et subatomique, la réalité morcelée et
localisée devint non séparable, globale et holistique.
Deux particules de lumière qui ont interagi restent en
contact (sans aucune transmission de signal lumineux)
même si elles sont séparées par des millions d'années-
lumière8.
Le monde macroscopique ne fut pas épargné : avec
la théorie du chaos née à la fin du XIXe siècle avec le
mathématicien français Henri Poincaré puis développée
dans les années 70, le hasard et l'indétermination
envahirent non seulement la vie de tous les jours, mais
aussi le domaine des planètes, des étoiles et des
galaxies. L'aléatoire fit irruption dans un monde par
trop minutieusement réglé. Une simple relation de
cause à effet n'était plus de mise. L'ampleur des effets
n'est plus toujours proportionnée à l'intensité des
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Ce phénomène est appelé « intrication quantique ». Il a été démontré
expérimentalement par des expériences de type EPR, d'après les initiales des
noms des physiciens qui les ont proposées, Einstein, Podolsky et Rosen.
causes, comme le pensait Newton. Certains
phénomènes sont si sensibles aux conditions initiales
qu'un infime changement au début peut entraîner des
conséquences d'une extrême ampleur. C'est ce qu'on
appelle le « chaos » ou, en termes populaires, l’ « effet
papillon » : un battement d'ailes d'un papillon dans la
forêt amazonienne au Brésil peut déclencher un orage à
Paris. Ici, « chaos » n'a pas le sens courant de
« absence complète d'ordre », mais « absence de
prédictibilité ». Les propos tenus par Henri Poincaré en
1908 – « Une cause très petite, qui nous échappe,
détermine un effet considérable que nous ne pouvons
pas voir, et alors nous disons que cet effet est dû au
hasard » – ne peuvent être plus éloignés des formules
laplaciennes.
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Considéré par certains comme le plus grand logicien depuis Aristote, Kurt
Gödel (1906-1978), Autrichien émigré aux États-Unis pendant la Seconde
Guerre mondiale, est surtout connu pour son théorème d'incomplétude.
pas démontrer qu'un système est cohérent et non contra-
dictoire sur la seule base des axiomes contenus dans ce
système ; pour ce faire, il faut sortir du système et
imposer un ou des axiomes supplémentaires qui lui sont
extérieurs. Ce qui veut dire que le système est
incomplet en lui-même. C'est pourquoi le théorème de
Gödel est souvent aussi appelé « théorème
d'incomplétude ».
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L'Allemand Werner Karl Heisenberg (1901-1976), prix Nobel de physique
1932, fut l'un des fondateurs de la mécanique quantique, au sein du groupe
appelé « École de Copenhague ». Son apport le plus fameux est le principe
d'incertitude qui stipule entre autres qu'on ne peut jamais savoir à la fois la
vitesse et la position d'une particule.
rien ne devient qualitatif. Mais nous devons accepter
qu'il existe fondamentalement une part d'incertitude et
de chaos dans la Nature.
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