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MARX : QUELLE CRITIQUE DE L'UTOPIE ?

Miguel Abensour

Editions Hazan | « Lignes »

1992/3 n° 17 | pages 43 à 65
ISSN 0988-5226
ISBN 2850253022
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-lignes0-1992-3-page-43.htm
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MIGUEL ABENSOUR

MARX: QUELLE CRITIQUE DE L'UTOPIE ?

La question proposée peut paraître académique, vieillotte et pour tout dire


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dépassée. Cette question qui avait un sens politique et philosophique évident
dans les années 1970, paraît maintenant, dans la conjoncture présente, sous le
signe du « réalisme >>, du retour du droit et de l'État de droit, un objet de
controverse érudite, un point d'histoire de la philosophie ou des doctrines,
tout juste bon à retenir l'attention de quelques marxologues et de quelques
« utopiologues >>, hors service actif, si j'ose dire.
Ne serait-ce pas, en outre, une question crépusculaire qui consisterait à
disserter doctement sur deux formes de la vie qui auraient l'une et l'autre
irrémédiablement vieilli. Bref nous serions en pleine grisaille.
Or, à mes yeux, il n'en est rien. Il s'agit plutôt d'une question intempestive
-contre l'esprit du temps- inactuelle, autre que l'actuel. Du côté de Marx:
on peut, en effet, considérer que l'effondrement des régimes qui se récla-
maient du marxisme a eu paradoxalement pour effet de nous restituer Marx.
Je veux dire que la lecture philosophique, critique que quelques-uns seule-
ment ont tentée jusqu'ici- M. Rubel, M. Henry, P. Ansart, C. Lefort-
devient désormais un mode de lecture accessible à tous pour autant que ces
tous veuillent bien rompre avec l'idéologisation à laquelle a été soumise
l'œuvre de Marx. Cette œuvre nous est de nouveau offerte comme une
œuvre de pensée, avec ses ambiguïtés, ses contradictions, son inachèvement,
ses opacités. Elle nous apparaît désormais comme s'élaborant à l'épreuve de
sa propre division. Elle nous retient plus par les chemins de pensée qu'elle a
ouverts, suivis jusqu'à un certain point, que par les « thèses >> auxquelles elle
aurait abouti. Nous redécouvrons un Marx susceptible de relancer notre
interrogation, plutôt que de nous fournir un foyer de certitudes. En l'oc-

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currence, cela signifie qu'il nous est désormais possible de réexaminer la
question de la critique de l'utopie, de sa véritable portée, à l'écart des diverses
orthodoxies qui s'en sont emparées, de faire réémerger l'opération complexe
de Marx à l'égard des utopies. Comme invitation à redécouvrir cette
complexité, rappelons cette phrase d'Adorno, presque un aphorisme, dans
Dialectique Négative: «Ils (Marx, Engels) étaient ennemis de l'utopie dans
l'intérêt même de sa réalisation1• »
Du côté de l'utopie : face aux discours nécrologiques qui pullulent sur la
fin de l'utopie, malgré «l'attraction du futur» ou l'attraction de l'altérité, il
peut apparaître honorable mais assez vain d'en affirmer la permanence. A
moins de s'engager dans une autre voie qui mène à s'interroger sur la persé-
vérance de l'utopie, soit que le penseur de l'utopie se tourne vers une pensée
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de l'être comme inachèvement, le Pas-encore-être, l'utopie ayant pour visée
l'accomplissement, l'achèvement de l'essence; soit que l'utopie qui a priori-
tairement affaire avec la socialité, avec le lien humain - le lien entre les
hommes et le lien des hommes à l'humanité - apparaisse comme une dimen-
sion constitutive de l'humain, à l'écart des catégories ontologiques. A savoir
qu'il n'y aurait pas de socialité humaine sans rapport à une altérité sociale,
sans mouvement irrépressible vers une socialité autre. L'humain, non pas la
nature humaine, non pas la destination humaine, mais l'énigme de la coexis-
tence humaine - ce que Levinas appelle « nos relations avec les hommes ... ce
champ de recherche à peine entrevu » - serait inséparable de la transcen-
dance utopique.
Si l'on accorde ces deux derniers points: la présence de Marx comme pen-
seur vivant, comme théoricien critique avec lequel nous ne pouvons cesser de
dialoguer et la permanence de l'utopie, même sous d'autres noms -le nou-
vel esprit utopique par exemple - alors la question de départ quitte le terrain
de l'académisme, se transforme et se complique. Il ne s'agit plus tant de la cri-
tique de l'utopie chez Marx que du rapport de l'utopie à Marx, du rapport
que l'utopie peut entretenir avec l'œuvre marxienne. Ou plutôt, la question
de la critique marxienne de l'utopie n'apparaît plus que comme un passage
obligé, un préalable nécessaire pour déboucher sur une autre question : quels
rapports l'utopie peut-elle encore nouer à Marx, quels sont les choix qui
s'offrent à elle ?

1. T.W. Adorno, Dialectique Négative, Payot 1978, p. 252.

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Dans un premier temps je résumerai brièvement le résultat de recherches
antérieures sur la critique marxienne de l'utopie et ce qui me paraît être sa
véritable orientation. Puis, je tenterai de décrire ce que me paraissent être les
rapports entre le « communisme critique » - le nom exact de la théorie de
Marx - et l'utopie. Rapports qu'il faut s'efforcer de penser positivement,
c'est-à-dire à l'encontre de la thèse selon laquelle le communisme de Marx
marquerait purement et simplement la fin de l'utopie. Enfin, cette dimension
du communisme de Marx revisitée, je renverserai comme annoncé la question
de départ pour aboutir à cette autre question : comment penser les rapports
de l'utopie à Marx ?
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La critique marxienne de l'utopie :
portée et signification

S'interroger, sans présupposition, sur la cntlque marxienne de l'utopie


comprend deux moments étroitement liés : d'abord la question du sens de
cette critique et, ce sens retrouvé, la question des rapports du communisme
critique à l'utopie.
Sur le premier mouvement, la signification de la critique marxienne, quel-
ques thèses :

Thèse 1: La fameuse oppos1t10n socialisme scientifique/socialisme uto-


pique fonctionne comme un énoncé dominant, c'est-à-dire comme une véri-
table institution de censure politique et intellectuelle qui, dans l'histoire du
marxisme, s'est prêtée aux visées organisationnelles les plus diverses. Par le
recours à cet énoncé, il s'est agi à chaque fois d'éliminer les énoncés en rup-
ture qui tentaient de dénoncer le mythe de la séparation radicale.

Thèse 2 : Pour dissoudre le mythe de la séparation et la méconnaissance


qu'il suppose, il convient de lutter contre le privilège accordé aux deux textes
canoniques, le Manifeste Communiste (1848) et le fameux opuscule de 1880,
Socialisme Utopique et Socialisme Scientifique, dont la confrontation souvent
portée par le seul désir d'orthodoxie relève plus de l'exégèse que d'un véri-
table travail interprétatif. Ces deux textes réinsérés dans la totalité des écrits
portant sur l'utopie (écrits philosophiques, politiques, critiques) et mis en

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relation avec l'intégralité de la théorie, il apparaît que ce n'est pas au nom
d'un quelconque «réalisme» que s'élabore cette critique, mais qu'elle se
constitue exclusivement du point de vue du communisme critique et qu'elle
est indissociable d'une nouvelle théorie de l'histoire et de la révolution.

Thèse 3 : Au terme de cette réinsertion contextuelle, outre le doute que


l'on peut légitimement jeter sur l'existence même du signifiant fondamental
-l'opposition utopie/sciences-, on observe que la matrice critique décou-
verte dès 1843 dans l'Introduction à la critique de la philosophie du droit de
Hegel est formée par le couple révolution partielle/révolution totale; à vrai
dire, le contraste entre l'utopie et la science, apparu pour la première fois lors
d'une controverse entre A. Comte et les saint-simoniens, appartient à l'his-
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toire du positivisme.

Thèse 4 : Aussi Marx ne critique pas les utopies pour leur excès et leur
irréalisme, mais pour leur défaut de radicalité -l'utopie, révolution partielle,
ne bouleverse pas les racines de la société existante - et leur trop grand
asservissement au réel, faute d'avoir su distinguer entre les manifestations
phénoménales et l'essence d'une formation sociale donnée.

Thèse 5 : Selon Marx, la nouveauté de la révolution sociale du xrx• siècle


consistera à tirer sa poésie non du passé mais de l'avenir. Il s'ensuit que l'opé-
ration qu'est la critique marxienne des utopies ne peut être unifiée ; elle est
d'autant plus complexe qu'elle s'effectue différemment selon que Marx cri-
tique une utopie en tant « qu'ombre portée du monde présent >> ou selon
qu'il y reconnaît« l'expression imaginative d'un monde nouveau>> (Fourier).

Thèse 6: Si l'on considère, contrairement aux affirmations de Marx, que


l'utopie ne prend pas fin en 1848, mais se prolonge bien au-delà- jusqu'à
nos jours-, il ne s'agit plus de comparer l'utopie et le communisme critique,
mais d'apprécier le communisme critique au regard d'un espace utopique
pluriel, comprenant le socialisme utopique« à beaucoup d'égards révolution-
naire >>, le néo-utopisme et le nouvel esprit utopique.
En conclusion de cette critique du mythe de la séparation radicale, nous
aboutissons à deux propositions :
- Le communisme critique est différent de l'utopie, ce qui fait apparaître

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l'inanité de l'expression «l'utopie marxiste» qui révèle l'incapacité de nos
contemporains à distinguer l'utopie de la pensée de Marx.
- Le communisme critique ne signifie pas pour autant la fin de l'utopie.

Les rapports du communisme critique et de l'utopie

Le double refus de l'identification entre l'utopie et le marxisme et, aussi


bien, de la séparation radicale implique donc l'existence d'une relation posi-
tive entre le communisme critique et l'utopie, qu'il reste à explorer. Relation
complexe, selon laquelle la critique des utopies va de pair non avec l'affirma-
tion d'un quelconque « réalisme » mais avec une dimension occultée par la
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plupart des interprètes, à savoir, la tension vers le futur communiste qui
forme en quelque sorte l'épine dorsale de la théorie de Marx. Ce dernier écrit
dans les Manuscrits de 1844: «Le communisme pose le positif comme néga-
tion de la négation, il est donc le mouvement réel de l'émancipation et de la
reprise de soi de l'homme, le moment nécessaire pour le développement à
venir de l'histoire. Le communisme est la forme nécessaire et le principe éner-
gétique du futur prochain, mais le communisme n'est pas en tant que telle
but du développement humain -la forme de la société humain&.»
La problématique que nous proposons n'est pas totalement inconnue. On
en trouve le fondement le plus solide dans l'œuvre de Labriola. Un philo-
sophe marxiste, H. Lefebvre, un marxologue, M. Rubel, la reprennent dans
des perspectives différentes3 •
La critique des utopies désormais mise en rapport avec l'intégralité de la
théorie révolutionnaire, en quel lieu y retrouver l'utopie ? Une nouvelle
topique n'est-elle pas requise ? En effet, le sens de la critique des utopies
dépend de la topique dans laquelle on l'énonce. La relation entre Marx et les
utopies se conçoit d'après un modèle d'interprétation radicalement différent,
selon que l'on affirme ou que l'on rejette la présence d'une théorie du
communisme dans l'œuvre de Marx. Dans un cas - topique propre à la thèse
classique - dont une des présuppositions essentielles est que la théorie de
Marx ne contient pas une description de la société communiste, on met en

2. K. Marx, Les Manuscrits de 1844, édit. sociales, 1962, p. 99.


3. H. Lefebvre, Critique de la vie quotidienne, T. Il, pp. 40-42. M. Rubel, Utopie
et Révolution in Marx critique du marxisme, Payot, 1974, pp. 290-298.

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rapport seulement deux instances: la critique des utopies et l'analyse du capi-
talisme. C'est dans la mesure où Marx a critiqué les utopies qu'il a produit
une analyse scientifique du capitalisme et mis au jour sa structure et ses lois.
Le Capital serait le dernier grand livre de l'économie bourgeoise et ne serait
que cela. Dans cette perspective, le marxisme d'où l'on évacue toute orienta-
tion vers le futur représenterait bien la fin de l'utopie puisqu'il n'offrirait plus
de terme de comparaison avec elle.
Une autre topique qui vise à reconquérir la totalité de la théorie est conce-
vable. Elle dévoile et présuppose une autre structure de base. Elle comprend
trois termes : critique des utopies, analyse du capital en tant que procès histo-
rique, théorie du communisme. La théorie unitaire de la révolution sociale
porte en elle, non la description de la société communiste, mais, pour parler
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comme Labriola, la prévision morphologique du communisme. Le Capital
ou « critique de l'économie politique » serait le premier grand livre du
communisme critique. De là, la spécificité des concepts de Marx qui définit
très exactement la théorie critique, selon H. Marcuse : « Ce sont des concepts
constructifs qui ne comprennent pas seulement la réalité existante, mais aussi
la suppression de celle-ci et son remplacement par une nouvelle réalité. Dans
la reconstruction théorique des rapports sociaux, les éléments qui se rap-
portent au futur sont aussi des composantes nécessaires de la critique de la
situation actuelle et de l'analyse de ses tendances. La transformation vers
laquelle ce processus tend et l'existence que l'humanité libérée doit se créer
déterminent dès le départ, la mise en place et le développement des catégories
économiques » 4 • C'est en cela que réside précisément la structure unitaire de
la théorie radicale. Science de la société et prévision du communisme ne sont
pas juxtaposées mais réciproquement conditions de possibilité. L'horizon du
communisme permet de décrypter les mystères de l'économie bourgeoise;
l'analyse critique de l'économie bourgeoise permet de pré-voir les formes du
commurusme. En un sens, Marx ne cesse jamais de parler de la société
communiste5 •

4. H. Marcuse, « La Philosophie et la théorie critique >>, in Culture et Société, édit.


de Minuit, Paris 1970, p. 160.
5. Cf Le Capital (L. 1. 1" section, chap. 1) Pour venir à bout des mystères de
l'économie bourgeoise, Marx introduit d'autres modes de production, dont la forme
communiste. Cette méthode est très exactement définie dans les Grundrisse en relation
avec la possibilité de connaître la forme de la nouvelle « Wirklichkeit >>. << En outre,

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Dans le cadre de cette nouvelle topique, le terrain du débat est transformé de
part en part. La critique des utopies prend un sens autre que purement négatif,
puisqu'un terme de comparaison apparaît. Une nouvelle question surgit: quelle
relation existe entre la tension vers le futur des grandes utopies socialistes et la
prévision morphologique du communisme? L'enjeu du débat est à vrai dire
beaucoup plus fondamental que la simple mise en valeur d'une connexion litté-
raire entre les grands utopistes et Marx. Trop souvent, même quand l'interprète
reconnaît l'existence du problème, il a tendance à le réduire à cette question
purement génétique. Le communisme critique ne se contente pas, pour
reprendre les termes de Labriola, d'élever, de faire «monter en grade» la riche
suggestion éthique, psychologique, pédagogique des utopies. Il ne s'agit pas
seulement d'une intégration à la théorie de Marx d'éléments ou de thèmes uto-
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piques venus de Saint-Simon, Fourier ou Owen. Affirmer que le communisme
critique n'est pas la fin de l'utopie, mais le lieu de sa transformation implique
l'existence d'une relation différentielle quant à la forme même de la théorie. Ce
qui peut également s'énoncer ainsi : par rapport aux grandes utopies dont
l'œuvre contient un tableau de la société future, quelle place originale occupe la
prévision de la société communiste dans la théorie de Marx? Quelle est l'arti-
culation spécifique de cette prévision dans la théorie unitaire de la révolution
sociale par rapport à celle qui particularise l'utopie de Fourier, Owen ou Saint-
Simon ? Rappelons brièvement que critique des utopies et prévision du commu-
nisme sont indissolublement liées, ou en d'autres termes que le communisme est
ce qui « agit » la critique des utopies. De très nombreux textes de Marx sont
construits sur le rythme de cette liaison : critique d'une utopie donnée et affir-
mation du communisme. Ainsi dans les Manuscrits de 1844, la critique du
communisme grossier et la position du communisme critique; ainsi dans l'Idéo-
logie Allemande, la critique du vrai socialisme et l'affirmation du mouvement
communiste, du communisme massif; ainsi dans la Circulaire contre Kriege, la
critique du communisme d'amour au nom du communisme matérialiste. C'est
donc bien du point de vue du communisme dont il perçoit le mouvement réel

cette juste conception nous fait découvrir le mouvement du devenir et les points qui
font pressentir l'abolition de la forme actuelle de la production et préfigurent la
société future ... Les conditions actuelles de la production se manifestent dans le mou-
vement de leur abolition, et donc sous la forme de conditions historiques d'un mode
nouveau de la société. » Les Grundrisse, éd. Anthropos, T. I. pp. 424-425.

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dans le sol de la société moderne que Marx critique les utopies. Le point de vue
de la critique des utopies ainsi redéfini, une première réponse peut être apportée
à la question énoncée plus haut.
La prévision morphologique du communisme représente un double sauve-
tage par transfert:6 :
- Sauvetage de l'orientation utopique vers le futur par transfert à l'intérieur
d'une forme moniste reprise de Hegel, mais simultanément soumise à un pro-
fond travail de transformation ;
-Sauvetage de la tendance à l'altérité propre à l'utopie par réinsertion dans
une théorie dialectique, expression de l'ensemble du mouvement qui tend à
l'hétérogénéité radicale du communisme.
La théorie de Marx n'est pas le lieu où l'énergie utopique viendrait s'éteindre
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pour laisser place à la science, mais celui où s'opère une transcroissance de l'uto-
pie socialiste au communisme critique. Marx n'est pas le fossoyeur de l'utopie ;
il en a repris et porté l'énergie à un plus haut niveau en la projetant dans le
mouvement réel du communisme, «principe énergétique du futur prochain ».
Je retiendrai plus particulièrement ici le premier sauvetage évoqué. Les élé-
ments en sont: 1) le sauvetage de l'orientation utopique vers le futur; 2) le
transfert de cette orientation dans une pensée de l'histoire de forme moniste ; 3)
et, en conséquence, la transformation de cette forme tant par les Jeunes Hégé-
liens de gauche que par Marx.
Ce sauvetage par transfert effectué par Marx se situerait donc à l'entre-
croisement d'une double transformation, transformation de l'utopie et trans-
formation de la pensée de l'histoire héritée de Hegel. Ou, si l'on préfère, il y
aurait eu simultanément de la part de Marx « injection » de Hegel - d'une
pensée moniste- dans l'utopie ; « injection » de l'utopie -la tension vers le
futur - dans Hegel. Pour bien prendre la mesure de cette double transfor-
mation, il convient d'abord de se tourner vers la thèse fréquente, pour la cri-
tiquer en pleine connaissance de cause, selon laquelle Marx aurait purement
et simplement repris le « réalisme hégélien » pour lui faire produire ses effets
critiques à l'encontre d'un nouvel objet, à savoir, l'utopie socialiste. Bref, le

6. Nous empruntons cette expression à K. Korsch qui emploie le terme de<< Hinü-
berretung >> pour rendre compte du sauvetage par transfert de la dialectique à l'inté-
rieur de la conception matérialiste de l'histoire. Marxisme et Philosophie, Paris, 1964,
p. 184.

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travail critique de Hegel à l'égard de toute forme de dualisme serait la source
de la critique marxienne et en livrerait le sens. Thèse classique que l'on
retrouve même chez un interprète, membre de l'École de Francfort et qui
n'est pourtant pas tourmenté par des questions d'orthodoxie. A. Schmidt
écrit dans Le Concept de Nature chez Marx: «Sa vie durant Marx a critiqué
les utopistes : dans sa jeunesse, les Hégéliens de gauche, les vrais socialistes,
des auteurs tels que Proudhon, Owen, Hess et Grün ; ultérieurement le sys-
tème de Comte. En énonçant cette critique, Marx s'est montré le disciple de
Hegel (plus précisément de la Préface de La Philosophie du Droit); ce dernier
s'est toujours opposé à la description d'un état futur, à toute exhortation vide
se dressant contre ce qui est sans médiation7• » On s'étonnera d'abord qu'un
théoricien aussi scrupuleux qu'A. Schmidt puisse pratiquer l'amalgame en
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mettant sur le même plan Owen et Proudhon, alors que Marx s'est servi
d'Owen pour montrer que l'utopie proudhonienne, contrairement à celle du
socialiste anglais, ne portait pas véritablement atteinte au mode de produc-
tion capitaliste. A vrai dire, cette thèse pose plus de problèmes qu'elle n'en
résout, car enfin que faut-il entendre par « réalisme hégélien » ? De surcroît
en séparant Marx de ceux avec lesquels il a fait un bout de chemin - les
Jeunes Hégéliens, M. Hess -, elle occulte complètement la double trans-
formation opérée par Marx, comme si ce dernier s'était contenté, sans plus,
de reprendre la critique hégélienne du dualisme kantien et de toute forme de
pensée opposant le devoir-être à l'être pour l'appliquer à cette résurgence du
devoir-être que serait l'utopie socialiste.
Faute de temps, je n'examinerai pas la question du «réalisme» de Hegel.
Qu'il me suffise de souligner que ce réalisme est d'un genre tout à fait spécial,
qui se tient à égale distance du moralisme et du positivisme, aussi énigma-
tique en un sens que celui que la tradition prête hâtivement à Machiavel.
Qu'il me suffise de rappeler à cet effet que pour juger ce fameux réalisme, E.
Weil, contre le critique libéral Haym, insistait toujours sur la distinction si
importante chez Hegel entre réalité et existence8• En dépit des différences
entre les deux auteurs, la même interprétation se rencontre chez Marcuse.
L'unité immédiate de la Raison et du réel n'est pas donnée. «Tant que sub-
siste un hiatus entre le possible et le réel, celui-ci doit être traité et transformé

7. Alfred Schmidt, The Concept of Nature in Marx, N.L.B. London, 1971, p. 127.
8. Eric Weil, Hegel et l'État, Paris, 1950, p. 25, notamment la très précieuse note 3.

51
afin de s'accorder à la Raison. Et tant que le " réel " n'est pas façonné par la
Raison, il demeure sans réalité. On voit combien la notion de réalité est
transformée dans le système hégélien : " réel " y signifie, non pas tout ce qui
existe en fait (qu'il faudrait appeler apparence), mais ce qui existe sous une
forme accordée aux normes de la Raison. Le " réel " est le rationnel, le rai-
sonnable et seulement cela9 • >> De même, à propos de La Philosophie du
Droit, s'opposant aux interprétations qui y voient une absolutisation du
présent, E. Weil considère que la philosophie, pensée de son époque et en
tant que telle théorie de l'État 10 moderne, comprend l'État comme une
forme historique, entendons comme une forme qui apparaît dans l'histoire,
une forme passagère qui n'est pas présentement dépassée mais destinée à
l'être. De là les limites et la force de la philosophie. La philosophie n'est
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forte que si elle sait reconnaître ses propres limites. La philosophie mène à
la réconciliation avec le réel dans la mesure où, pensée de la réalité efficiente,
elle perçoit qu'une nouvelle forme de la vie s'annonce. On connaît depuis
H. Heine l'ambiguïté des fameuses formules sur le réel et le rationnel. Le
sourire de Hegel n'indique-t-il pas que tout ce qui est raisonnable doit
être ?
C'est sur le terrain de ce réalisme spécifique que les Jeunes Hégéliens ont
élaboré leur travail critique. Ou plutôt ce n'est pas tant le «réalisme hégé-
lien >> - instance critique de la vision morale du monde et de toute philo-
sophie du devoir-être - qui a servi de matrice à la critique marxienne de
l'utopie que l'ambiguïté de ce réalisme qui a donné aux Jeunes Hégéliens et
à Marx et Engels l'occasion historique et philosophique d'effectuer un tra-
vail de transformation sur la pensée de Hegel, tel qu'ils ont fait produire à la
philosophie de Hegel des effets nouveaux et inconnus de son auteur, mais
non étrangers à l'esprit vivant de cette philosophie - ce que H. Marcuse
dans sa thèse sur L'Ontologie de Hegel a mis en valeur, à savoir, l':Ëtre
comme mobilité, l':Ëtre comme advenir".
Contrairement donc à la thèse d'A. Schmidt, il n'y a pas eu de la part de
Marx, reprise du réalisme hégélien et de sa critique du devoir-être (Kant,

9. H. Marcuse, Raison et Révolution, p. 60. Également du même auteur, sur le


concept de réalité effective, L 'Ontoloqie de Hegel, Paris, 1972, pp. 97-111.
10. E. Weil, Hegel et l'État, op.cit. p. 103.
11. H. Marcuse, L'Ontologie de Hegel et la Théorie de l'Historicité, Paris, 1972, p.
54 et p. 254.

52
Fichte) pour en extraire un réalisme marxien et l'appliquer à une résurgence
du devoir-être, sous forme de l'utopie socialiste. Cette thèse est d'autant
moins acceptable qu'il est impossible et illégitime de concevoir un passage,
une transition directe de Hegel à Marx, car entre ces deux derniers intervient
le groupe des Jeunes Hégéliens de gauche d'où Marx et Engels sont issus.
C'est ce groupe composé d'« esprits de la même famille » que Hegel, qui a
effectué un véritable travail de critique dialectique et qui contre l'ossification
du système hégélien- ou la réduction de la philosophie en histoire de la phi-
losophie - a eu pour tâche de << faire jouer » la théorie de Hegel pour mettre
au jour son esprit, relancer son mouvement, la faire aller plus loin que son
fondateur lui-même n'avait jamais été. Bref, il s'agissait par ce jeu, et grâce à
ce jeu, de libérer les virtualités révolutionnaires de cette œuvre, tenter de pen-
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ser ce que Hegel lui-même n'avait pas pensé, mais ce qu'il avait rendu pos-
sible de penser, en l'occurrence, la forme à venir, la forme du futur prochain.
Il convient de noter que pour les Hégéliens de gauche, l'ambiguïté du réa-
lisme hégélien ne provenait pas d'un quelconque infléchissement positiviste,
mais du recours de Hegel à la médiation spéculative -la réconciliation dans
et par l'esprit. Aussi leur travail critique consistait-il non à pourchasser les
traces de positivisme au sein de ce réalisme pour l'en purifier, mais à dégager
la véritable question à laquelle devait se mesurer la philosophie après Hegel,
celle de sa réalisation.
Il nous reste donc à comprendre comment la pensée de l'histoire effective-
ment présente a servi de tremplin - une fois que la médiation spéculative a
été rejetée - pour une théorie de la prévision morphologique qui donne à
penser le communisme comme le mouvement présent d'un nouvel advenir
social. Prévision donc qui ne se résoud pas en une fin de l'utopie, mais en sa
transformation, son émigration dans un autre élément, l'historicité. A l'ori-
gine de la spécificité de la critique marxienne des utopies qui est inversion de
la critique conservatrice et de la critique réaliste au sens classique du terme,
c'est bien le travail critique des Jeunes Hégéliens sur la philosophie de Hegel
que nous retrouvons, la prévision morphologique du communisme étant la
réponse de Marx et Engels à une problématique qu'ils ont traversée, ou
encore, étant la transformation marxienne de l'orientation utopique vers le
futur par immersion de cette dernière dans l'historicité. Feuerbach dans les
Thèses Provisoires pour la Réforme de la Philosophie (1842) et dans les Prin-
cipes de la Philosophie de l'Avenir (1843) exprima le désir commun de tour-

53
ner l'orientation hégélienne vers l'avenir. B. Groethuysen l'a bien montré: les
Jeunes Hégéliens sensibles à l'intuition fondamentale de Hegel, la mobilité de la
vie («Le devenir est le seul principe de toute philosophe.» M. Hess), déci-
dèrent d'appliquer la méthode dialectique afin d'être en mesure de prévoir
l'avenir, ou plutôt décidèrent de mettre cette méthode en pratique pour aider à
la réalisation d'une nouvelle organisation de la société. Le mot d'ordre hégélien
de « réunion avec le temps » devint réunion avec l'intégralité du temps, le temps
pris dans sa triple dimension, incluant donc aussi le futur 12• Transformations
réciproques de la pensée de l'histoire et de l'utopie, disions-nous. Examinons
d'abord« l'injection de l'utopie» dans le texte de Hegel. Tel est le terrain nour-
ricier du travail accompli par Marx et Engels. Sur ce chemin, nous rencontrons
le petit livre d'A. Von Cieszkowski publié en 1838, Prolégomènes à l'Historia-
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sophie qui, exigeant une transformation de la pensée hégélienne de l'histoire,
nous permet de comprendre au mieux cette mutation de l'utopie en prévision.
Le temps présent ne serait-il pas l'âge de l'utopie ? A. Von Cieszkowki salue
la présence et la force de cette dernière sur la scène politique et philosophique.
«C'est à partir de là (le passage de la philosophie de l'esotérisme à l'exotérisme)
que peut se comprendre le goût furieux, porté de nos jours jusqu'à la mono-
manie, d'édifier des systèmes sociaux et de construire la société a priori, mais ce
goût n'est encore que le vague pressentiment d'une exigence qui n'est pas
encore parvenue à la conscience claire 13 • >> Mais en même temps qu'il salue
l'utopie, Cieszkowski n'annonce-t-il pas la révolution copernicienne qu'elle va
connaître ? « Ainsi, l'avenir n'appartient pas au système de Fourier, comme il
l'a cru, mais son système lui-même appartient à l'avenir, c'est-à-dire qu'il
constitue un moment significatif dans l'élaboration de la réalité vraie ... >> 14 En
anticipant un instant sur nos développements, traduisons en termes marxiens ce
deuxième moment de la transformation : ce n'est plus le mouvement social qui
doit tourner autour de l'utopie - vision fausse qui caractérise ce que Marx
appelle le « substitutionisme utopique >> (la conscience d'un penseur ou d'un
groupe prétend se substituer à la masse du mouvement)- mais c'est l'utopie,
moment ineffaçable, qui doit désormais tourner autour du mouvement social.

12. B. Groethuysen, <<Les Jeunes Hégéliens et les origines du socialisme contem-


porain en Allemagne >>, Revue Philosophique, 1923, pp. 379-402.
13. et 14 A. Von Cieszkowski, Prolégomènes à l'historiosophie, trad. par M. Jacob,
édit. Champ Libre, 1973.

54
Livre remarquable que celui de Cieszkowski, car nous y trouvons déployé
et rassemblé l'ensemble de la problématique des Jeunes Hégéliens, sous le
signe de la réalisation de la philosophie.
Tout en reconnaissant le génie de Hegel, héros de la philosophie moderne,
Cieszkowski lui reproche de n'avoir professé dans sa philosophie de l'his-
toire qu'une interprétation rétrospective de l'histoire et de s'être contenté en
même temps d'une réconciliation spéculative qui laissait en l'état la réalité
effective. A son insu, Hegel, philosophe intrinsèquement moniste aurait
abouti à un nouveau dualisme en posant cette inaccessibilité du futur :
« En effet, dans ses ouvrages, on ne trouve pas une seule allusion au futur ;
et même suivant son opinion, la philosophie quand elle examinait l'histoire
n'avait qu'un pouvoir rétroactif, en revanche, le futur devait être exclu du
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domaine de la spéculation>> (Prolégomènes, p. 15).
Or, la fidélité à Hegel, à la philosophie de Hegel et non à son opinion,
exige de combler cette lacune, car comprendre la totalité de l'histoire pour la
philosophie c'est comprendre la totalité du temps, donc aussi le futur, et
accéder à une puissance prospective :
« Or, la totalité de l'histoire est nécessairement constituée du passé et du
futur, du chemin déjà parcouru et du chemin encore à parcourir, et il en
résulte pour la spéculation cette première exigence : connaître l'essence du
futur.>> (... ) «Cependant, de notre côté, il nous faut d'emblée affirmer que,
sans la possibilité de connaître le futur, sans le futur conçu comme une partie
intégrante de l'histoire et représentant la réalisation de la destinée humaine, il
est impossible de parvenir à la connaissance de la totalité idéale et organique
ainsi que du processus apodictique de l'histoire universelle. » (Prolégomènes,
pp. 14-15).
Précisons que pour Cieszkowski, il s'agit de connaître l'essence du futur -
sa forme générale- non de prédire ou de deviner tel ou tel fait particulier, ce
que Marx abandonnera« à la cuisine de l'avenir>>, Il est donc question d'une
préscience, détermination de l'avenir par la pensée ou « historiosophie ? et
non d'un présage. Cette historio-sophie ne peut se concevoir qu'en relation
avec le thème essentiel pour les Jeunes Hégéliens de l'achèvement-dépasse-
ment de la philosophie. Dans l'histoire universelle, Hegel représente « le
commencement de la fin >> de la philosophie. « A coup sûr, chez Hegel la
pensée a achevé sa tâche essentielle, et même si le cours de son développe-
ment n'est nullement terminé, elle doit cependant redescendre de son apogée

55
et s'effacer en partie devant la montée d'une étoile nouvelle.» (Prolégomènes,
p. 94). Encore: «De cette façon, la philosophie future sera le dépassement de
la philosophie au-delà d'elle-même mais toujours à l'intérieur de son
domaine et sous sa forme propre. » (ibid. p. 115). La philosophie donc, pour
se poursuivre, doit changer d'élément, émigrer et devenir praxis, à savoir la
synthèse de la conscience subjective et de la conscience objective s'opérant
dans le registre de la volonté.
« La philosophie, abandonnant le point de vue qui lui est le plus propre et
conforme, se transportera sur un terrain qui lui est étranger, mais qui condi-
tionne entièrement son évolution ultérieure, à savoir le terrain absolument
pratique de la volonté.» (ibid. pp. 104-105).
L'humanité a atteint la conscience de soi, elle doit donc désormais, par l'ac-
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tion consciente et libre, orientée en tant qu'action vers le futur, réaliser dans
l'effectivité historique la réconciliation pensée, mais seulement pensée, par la
philosophie. Cieszkowski annonce explicitement un dépassement de la philo-
sophie qui n'est pas tant sa fin que sa métamorphose, dans la mesure où elle
doit répondre à la « suprématie universelle >> dans le moment présent de la vie
politique.
« :Ëtre la philosophie pratique ou, plus exactement, la philosophie de la
praxis, avec une influence la plus concrète possible sur la vie et les rapports
sociaux, être le développement de la vérité dans l'activité concrète, tel est le
sort futur de la philosophie en général. >> (ibid. p. 16).
Tout est lié, car c'est grâce à cette émigration, à ce changement de terrain,
cette transformation de la philosophie en praxis que s'ouvre la possibilité
d'accéder à la connaissance du futur. Autant une phénoménologie de l'esprit
est exposée (pas nécessairemant) à produire une philosophie de l'histoire
tronquée, autant une phénoménologie de la volonté peut accéder à une philo-
sophie de l'histoire intégrale, donc aussi prospective. C'est bien sous le signe
du dépassement de la philosophie qu'un hommage est rendu, pour finir à
Fourier, grâce auquel un pas important a été fait « en vue de développer la
vérité organique au sein de la réalité>>, c'est-à-dire de permettre la connais-
sance de la totalité de l'histoire, même si c'est sous forme d'utopie. Telle est
l'« injection » de l'utopie dans la philosophie de l'histoire de Hegel destinée à
lui faire produire des résultats nouveaux, à savoir la connaissance de l'essence
du futur. Nul doute que l'élan communiste de Marx ne porte des traces de ce
choc de l'utopie et de la philosophie.

56
J'en viens maintenant à la seconde transformation annoncée: «l'injection»
de Hegel (un Hegel lui-même transformé) et de la pensée de l'histoire dans le
champ de l'utopie. Pour mieux la percevoir, je me tourne vers Marx et les
Manuscrits de 1844 où nous rencontrons l'affirmation du communisme cri-
tique sur fond de critique du «communisme grossier», Je précise qu'il ne
s'agit nullement pour moi de faire de Marx le disciple de ce maître peu connu
de nous qu'est Cieszkowski, mais seulement de faire apparaître la probléma-
tique qu'a traversée Marx, au moment de son passage par le jeune hégélia-
nisme de gauche, et comment l'on peut trouver là, même sans prendre en
compte les relations entre Marx et M. Hess, auteur d'une Philosophie de l'Ac-
tion, le mouvement même du sauvetage par transfert de l'utopie.
Lorsque dans les Manuscrits de 1844, Marx critique la réappropriation abs-
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traite visée par Hegel - toute l'histoire de l'aliénation et toute la reprise de
cette aliénation se termine par le savoir absolu - il instaure du même coup
une relation entre le présent effectif et le futur prochain. En faisant redes-
cendre la réappropriation du ciel spéculatif sur la terre, la terre massive, Marx
établit une nouvelle réunion avec le temps. Une réunion avec le mouvement
réel du temps qui lui permet de voir non seulement qu'une forme de la vie a
vieilli, mais de connaître en s'élevant au-dessus de l'horizon bourgeois la
forme de la nouvelle Wirklichkeit. La réunion avec le temps, avec la tri-
dimensionnalité du temps se réalise dans et par la jonction avec le prolétariat.
C'est dans la prise en considération de « l'être du prolétariat » que Marx a
renoué le fil du temps brisé par Hegel 15 • C'est également en posant la nou-
velle et extraordinaire question du rapport du travail aliéné à la marche du
développement humain que Marx a pu lire dans la société moderne le mouve-
ment vers l'alternative historique du communisme ou de la barbarie.
«Comment cette aliénation (l'aliénation du travail) est-elle fondée dans l'es-
sence du développement humain? Nous avons déjà fait un grand pas dans la
solution de ce problème en transformant la question de la propriété en celle
du rapport du travail aliéné à la marche du développement de l'humanité...
Cette nouvelle façon de poser la question implique déjà sa solution >> 16 •
Ce passage est décisif : le sauvetage par transfert a eu pour effet de recen-
trer l'utopie sur le mouvement social. Révolution copernicienne, avons-nous

15. Marx, La Sainte Famille, édit. Sociales, p. 48.


16. Marx, Manuscrits de 1844, pp. 68-69, souligné par nous M.A.

57
déjà observé : la nouvelle conception de l'histoire, au lieu de faire tourner le
mouvement social autour de l'utopie, fait tourner l'utopie autour du mouve-
ment social. « La révolution communiste ne se laissera pas guider par les ins-
titutions sociales de réformateurs ingénieux mais bien par l'état des forces
productives 17 • » Le symbole de Thémistocle aide à rendre compte de l'opéra-
tion, même du sauvetage par transfert 18 • Contre les divers néo-utopismes,
êtres de demi-mesure, le communisme critique pour « sauver » les formules
positives des grands utopistes sur la société future, procède à leur réappro-
priation en les transférant dans une théorie qui donne le mouvement histo-
rique de l'essence humaine. Ou encore, le critique fait émigrer les vérités de
l'utopie socialiste par transplantation dans un autre «élément», celui d'une
ontologie dialectique ayant pour centre le concept de travail, non dans un
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sens étroit du terme comme catégorie économique, mais en tant que catégorie
ontologique, puisqu'il est défini «comme l'acte d'engendrement de l'homme
par lui-même». (Manuscrits, p. 144) et ceux corrélatifs d'objectivation, d'alié-
nation et d'appropriation 19• Marx subordonne l'anthropologie à une ontolo-
gie : « Si les sensations, les passions, etc. de l'homme, ne sont pas seulement
des déterminations anthropologiques au sens (étroit) mais sont vraiment des
affirmations ontologiques essentielles ... >> (Manuscrits, p. 119). Entendons des
affirmations qui se donnent pour objet l'unité essentielle de l'homme et de la
nature et au-delà la production du Monde lui-même. Pour l'élaboration
d'une telle forme d'ontologie, permettant entre autres le sauvetage par trans-
fert, la relation critique à Hegel est déterminante. Même si Hegel n'a trouvé
que l'expression abstraite, logique, spéculative du mouvement de l'histoire, il

17. L'Idéologie allemande, éd. Sociales, p. 418.


18. Marx, Différence de la philosophie de la nature chez Démocrite et Épicure, éd.
Ducros, 1970, p. 178.
19. Pour une mise en valeur des fondements ontologiques de la pensée de Marx,
voir H. Marcuse,« Les Manuscrits Économico-Philosophiques de Marx>> (1932) Phi-
losophie et Révolution, Paris, 1969, pp. 41-120. Également le texte très important de G.
Grane! où il dégage d'une confrontation des textes de 1844/45 une ontologie fonda-
mentale de la production. «Production est, dans l'ontologie marxiste des années
1844/45, le terme qui désigne le sens même de l'être ... La production ne signifie donc
pas ici l'activité de travail intra-mondaine qui transforme les matériaux en" produits "
industriels mais cette production qui a pour seul " objet" le Monde lui-même, ou ce
qui revient au même, "la vie générique de l'homme" ... >> L'Endurance de la Pensée,
Plon, 1968, pp. 304-306.

58
a eu le mérite, d'après Marx, de saisir« la production de lui-même comme un
processus, l'objectivation comme désobjectivation, comme aliénation et sup-
pression de cette aliénation » (Manuscrits, p. 132).
Pour mieux saisir la réalité de ce sauvetage par transfert, un exemple est
particulièrement topique. Il se réfère précisément à cette translation de l'uto-
pie socialiste dans une théorie qui prend pour point de départ le travail, caté-
gorie ontologique, à savoir, « le devenir pour soi de l'homme à l'intérieur de
l'aliénation ou en tant qu'homme aliéné>> (Manuscrits, p. 133 ), et qui, selon
la belle analyse de G. Grane! renvoie à la« notion originelle de production>>.
Revenons, en effet, à la transformation de la question de l'origine de la pro-
priété privée en celle du rapport du travail aliéné à la marche du développe-
ment humain. C'est le passage de l'une à l'autre qui ouvre très exactement le
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lieu où peut s'effectuer le sauvetage par transfert : Marx transporte les
conquêtes de l'utopie de la première forme dans la seconde forme de ques-
tionnement. D'abord, démontre-t-il, la propriété privée est le produit, la
conséquence nécessaire du travail aliéné. « Cette propriété privée matérielle,
immédiatement sensible, est l'expression matérielle sensible de la vie aliénée >>
(Manuscrits ; p. 88). Aussi Marx rompt-il avec la vision réifiée de la propriété
privée qui la représente comme une chose, ou comme « un état en dehors de
l'homme>> (Manuscrits p. 79). La propriété privée n'est ni un état, ni une
essence objective, ni un accident fortuit : elle apparaît comme le résultat his-
torique d'une certaine praxis sociale de l'homme, être objectivant. Et de
même que la propriété privée est le résultat de l'activité de l'homme, de même
son auto-suppression apparaît comme le produit d'une pratique spécifique. Il
s'ensuit que la transformation de la question entraîne une transformation de
la réponse. Une phrase fondamentale le souligne:« Car lorsqu'on parle de la
propriété privée, on pense avoir affaire à une chose extérieure à l'homme. Et
lorsqu'on parle du travail on a directement affaire à l'homme lui-même>>
(Manuscrits, p. 69).
A la question de l'origine de la propriété privée, question pseudo-histo-
rique et qui caractérise assez bien le point de départ de maints systèmes uto-
piques (on coupe la propriété privée de ce qui l'engendre, l'aliénation du tra-
vail, et on ne la connaît que comme une essence objective), on ne peut
répondre que par une formule utopique de type classique proposant une
« solution de la question sociale >>, sous la forme, par exemple, d'un modèle
de la non-propriété. A la propriété privée, état en-dehors de l'homme, chose

59
extérieure à l'homme, on oppose de même le communisme comme un « état
qui doit être créé >>, ou bien comme un idéal sur lequel la réalité devra se
régler. La correspondance est terme à terme: des deux côtés on évacue letra-
vail, la production de l'homme par lui-même en tant qu'être objectif. En
outre, posant ainsi la question et ne s'attaquant qu'à un résultat du processus
et non au processus lui-même, l'utopiste ne peut aboutir qu'à une formule
partielle et unilatérale.
A l'inverse, la nouvelle conception de l'histoire qui refuse tout autant
d'écrire l'histoire que d'y intervenir d'après une norme située en dehors
d'elle, énonce une nouvelle question et donne une nouvelle réponse. Il s'agit
désormais de comprendre comment le mouvement universel de la propriété
privée, en passe de devenir « une puissance historique mondiale >> (Manus-
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crits, p. 83 ), ou mieux, le mouvement du travail aliéné, produit naturellement
son auto-suppression et tend vers une réappropriation positive de la commu-
nauté humaine. Considéré dans la perspective très nouvelle du rapport du
travail aliéné à la marche du développement humain, le communisme, comme
auparavant la propriété, est réintégré dans le mouvement historique de l'es-
sence humaine, de la production de l'essence humaine. Tel est le terrain de la
rupture avec la représentation réifiée, historique ou pseudo-historique du
communisme : ni modèle, ni idée, ni même extrapolation à partir de forma-
tions historiques isolées, ni état extérieur à l'homme, ni idéal transcendant, le
communisme perd son caractère d'essence objective, d'avenir-chose pour
devenir le mouvement réel qui abolit l'état actuel. Les conditions de ce mou-
vement résultent des prémisses actuellement existantes.
En relation avec ce mouvement, on peut désormais connaître la forme de la
nouvelle Wirklichkeit :
« Mais, au fait, que sera la richesse une fois dépouillée de sa forme bour-
geoise encore limitée ? Ce sera l'universalité des besoins, des capacités, des
jouissances, des forces productives etc., des individus, universalité produite
dans l'échange universel. Ce sera la domination pleinement développée de
l'homme sur les forces naturelles, sur la nature proprement dite aussi bien
que sur sa nature à lui. Ce sera l'épanouissement entier de ses capacités créa-
trices, sans autre présupposition que le cours historique antérieur qui fait de
cette totalité du développement un but en soi ; en d'autres termes, développe-
ment de toutes les forces humaines en tant que telles sans qu'elles soient
mesurées d'après un étalon préétabli. L'homme ne se reproduira pas comme

60
unilatéralité, mais comme totalité. Il ne cherchera pas à demeurer quelque
chose qui a déjà été, mais s'insèrera dans le mouvement absolu du devenir20 • »
Ce texte, ainsi que d'autres qui se réfèrent à une connaissance du commu-
nisme, montrent combien l'opposition classique science/utopie reste loin en-
deçà du travail critique effectué par Marx et Engels sur le corpus des utopies
socialistes et combien en conséquence elle mutile la théorie unitaire de la
révolution, résultat de cette critique, en l'amputant de la dimension de la pré-
vision. Contrairement à la thèse simplificatrice qui sous-tend cette opposition
classique, il n'y a pas eu passage linéaire et progressif de l'utopie à la science.
Ce qui s'est effectué à la fondation de la théorie critique est une opération
beaucoup plus complexe -le sauvetage par transfert qui implique un détour
par les fondements ontologiques de la théorie. Ainsi même dans les déclara-
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tions les plus ami-utopiques de Marx s'exprime un élan utopique que l'on
ignorerait complètement si on confondait cette critique avec une quelconque
volonté de destruction ou d'exclusion de l'utopie. «Ils étaient ennemis de
l'utopie dans l'intérêt même de sa réalisation. »

Au terme de ce parcours, je reviens à la question annoncée au départ, ques-


tion inversée : quels rapports l'utopie, à tout jamais présente, car constitutive
de l'humain, peut-elle aujourd'hui nouer avec Marx, est-elle fondée à entrete-
nir avec l'œuvre de Marx toujours vivante?
Pour le moment et très brièvement, deux voies apparaissent possibles :

1. Si vous m'accordez l'hypothèse que j'ai proposée dans la seconde partie,


celle du sauvetage par transfert de l'utopie dans la prévision morphologique
du communisme, à partir d'une immersion de l'utopie dans l'ontologie de
Marx, l'être étant pensé comme production, la voie paraît alors ouverte pour
un rapprochement avec le travail persévérant de E. Bloch. Le rapport de
l'utopie à Marx pourrait se penser à travers la relation que E. Bloch sut ins-
taurer d'un double mouvement entre «l'esprit de l'utopie>> et la révolution
marxienne, donnant du même coup naissance à un nouvel esprit utopique.
Dans un premier temps, il conviendrait de voir comment la réhabilitation
blochienne de l'utopie, qui ne se limite pas à l'utopie socialiste mais embrasse

20. Marx, Grundrisse ... Ed. Anthropos, 1967, T. 1. p. 450.

61
toute forme d'utopie - même les étincelles utopiques dont le monde four-
mille -, s'accorde avec le traitement marxien de l'utopie. Plongée dans
l'œuvre blochienne- entrelacs de l'utopie et de l'esprit de Marx- pour
juger jusqu'à quel point le Principe Espérance est en continuité avec le sauve-
tage effectué par Marx, même si à l'évidence, il le déborde et de loin. La
volonté permanente, réitérée de Bloch de passer d'une utopie abstraite à une
utopie concrète s'inspire-t-elle du travail critique de Marx? Ou bien s'agit-il
plutôt de révéler une dimension cachée de Marx, ou de conquérir un nouvel
espace à la frontière de l'œuvre marxienne? Questions d'autant plus légi-
times que cette double injection - injection de l'utopie dans Marx, injection
de Marx dans l'utopie - repose également sur une ontologie explicitement
déployée par Bloch dans Experimentum Mundi. Aussi, dans un second temps
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conviendrait-il pour décider des rapports possibles de l'utopie à Marx de
confronter l'ontologie de Bloch à celle de Marx, la première étant sans
conteste plus développée et plus complexe que la seconde (les différentes
catégories de possible, le pas-encore-être, l'être inachevé ... ). Continuité ou
discontinuité entre ces deux pensées de l'être ? Quelle justice rendue à l'uto-
pie par l'une et par l'autre ontologie ?

2. Une autre orientation est pensable: au lieu d'ontologiser une nouvelle


fois l'utopie, de l'immerger dans une ontologie dialectique, que ce soit celle
de Marx ou celle de Bloch, ne conviendrait-il pas plutôt de faire décrocher
l'utopie de toute ontologie, de la libérer de l'emprise des catégories ontolo-
giques?
Qu'entendre par ce projet?
Benjamin Constant, dans un texte de 1796, citait une femme d'esprit qui
avait coutume de dire que la grandeur de la vie, c'est simplement qu'elle est.
«N'est-ce donc rien que d'être ?21 »Mais la grandeur de l'utopie ne tient-elle
pas à ce que dans son impulsion même, elle révèle que parallèlement à la vie, à
cette manifestation de l'être, à cette affirmation de l'être, à ce conatus essendi,
existe au cœur de l'humain, au plus profond de son énigme, dans la responsa-
bilité pour l'autre homme, dans la structure de l'un-pour-l'autre, dans la non-
indifférence à la souffrance d'autrui, un autre mouvement, le mouvement de

21. B. Constant, De la force du Gouvernement actuel (1796). Champs, Flamma-


rion, 1988, p. 38.

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«l'autrement qu'être» ? En termes de Fourier, un «écart absolu» par rap-
port au vivant, par rapport à cette simple grandeur d'être. N'est-ce pas à
«l'autrement qu'être» que l'utopie, purement utopie, a chance d'accéder
grâce à son évasion, grâce à sa sortie de l'être. Le non-lieu de l'utopie, son
excentricité n'est-elle pas ouverture sur une autre dimension que le lieu -
«Non-lieu préalable au là de l'être-là»- autre que le foyer, que le séjour,
que la demeure, que la terre natale, tous lieux de l'affirmation de soi, du
retour chez soi - n'est-elle pas ouverture sur «l'étrangeté à l'être» ?22
«Dépassement dans l'humain de l'effort animal de la vie purement vie- du
conatus essendi de la vie - et percée de l'humain à travers le vivant : de l'hu-
main dont la nouveauté ne se réduirait pas à un effort plus intense dans son
" persévérer à l'être " ... se réveillerait en guise de responsabilité pour l'autre
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homme ... de l'humain où l'inquiétude pour la mort d'autrui passe avant le
souci pour soi ... Appel de la sainteté précédant le souci d'exister, le souci
d'être-là et d'être-au-monde, utopie, désintéressement23 ••• » Conjonction et
condensation de ce que Lévinas appelle «l'utopie de l'humain».
En regard, le sauvetage marxien ou blochien de l'utopie, n'est-il pas
aveugle à la nature même de l'utopie, n'est-il pas refoulement sous forme de
transfert dans l'ontologie des extraordinaires facultés de « désertion » de
l'être, propres à l'utopie? Que l'on ne se méprenne pas. Il ne s'agit pas au
terme de ce parcours de revenir à Fourier contre Marx, encore moins de faire
de Fourier le juge de Marx. La question est plus profonde : ces sauvetages de
l'utopie grâce à une ontologie ne font-ils pas violence à l'utopie ? Et ne
s'agit-il pas plutôt comme Lévinas l'a fait, à la suite de M. Buber, de faire
émigrer en sens inverse l'utopie des lieux où elle s'égare et de la rendre à l' élé-
ment qui est le sien, celui de la Rencontre, rencontre de l'autre homme
accueilli dans son altérité radicale ?
Ainsi réorientée l'utopie est une forme de pensée autre que savoir, que
savoir de l'histoire, que savoir de la société ou des finalités de l'être, car - et
n'est-ce pas une des découvertes de Lévinas - il existe dans le fait d'être
proche de quelqu'un, de répondre à l'appel de quelqu'un, une possibilité de
pensée qui n'est pas savoir, mais autrement que savoir.

22. E. Lévinas, Humanisme de l'Autre Homme, Fata Morgana, 1972, p. 96.


23. E. Lévinas, Mourir pour... in Heidegger Questions Ouvertes C.I.P.H. 1988,
p. 263.

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Rencontre, l'utopie appartient au domaine de la relation Je/Tu et non aux
rapports objectivants de la relation Je/Cela, ce qui n'implique pas pour autant
que l'utopie doive nécessairement céder aux pièges de la réversibilité. De la
rencontre d'autrui enfin, l'utopie garde les deux caractères, proximité mais
séparation. Ainsi le sauvetage par transfert ne se situe-t-il pas à l'exact opposé
de ce qu'il convient de faire ? Affirmation de la prééminence de l'ontologie
puisqu'il se constitue d'y immerger l'utopie, il ignore le fait utopique comme
événement éthique -la réponse, la non-indifférence à la nudité, à la morta-
lité d'autrui- et du même coup il ignore la priorité de l'ordre éthique. Pour
en juger, il n'est que de revenir au très beau texte de Lévinas: <<Sur la mort
dans la pensée de Ernst Bloch 24 . Lévinas, d'une part, y reconnaît sans réserve
la grandeur de Ernst Bloch et son geste intellectuel très remarquable - l'op-
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position homme/être-, de l'autre il souligne l'ambiguïté de cette pensée qui
dans sa persévérante réhabilitation de l'utopie, l'inscrit à la fois dans le champ
de l'ontologie et dans le champ de l'éthique. «L'ontologie et l'éthique sont
en surimpression» écrit Lévinas. Aussi Lévinas va-t-il s'efforcer, jouant de la
division de la pensée blochienne, d'arracher l'utopie à l'emprise de l'ontolo-
gie et va-t-il nous inviter à la penser autrement - non pas comme sortie de
l'être devenu, ni comme sortie de l'être inachevé, mais comme sortie de l'être
en tant qu'être.
Oublier Marx? Pas nécessairement. Plutôt averti de l'élan utopique qui s'y
fait jour, le compliquer et par le rappel de l'inversion de l'émancipation,
pointer l'aliénation de la désaliénation, comme si l'utopie dans son exposition
à l'autre, dans sa fragilité, voire dans sa défaillance découvrait peut-être là les
lieux nouveaux d'une intervention possible « Depuis longtemps, certes cette
aliénation était sensible aux hommes ... On expliquait surtout avec Marx par
l'aliénation sociale, ces écarts de la volonté ; en exaltant les espoirs socialistes,
on rendait paradoxalement plausible l'idéalisme transcendental ! L'angoisse
d'aujourd'hui est plus profonde. Elle provient de l'expérience des révolutions
sombrant dans la bureaucratie et la répression, et des violences totalitaires se
faisant passer pour révolution. Car, en elles, s'aliène la désaliénation elle-
même25. » Complication, car loin de céder aux fantasmes de la réconciliation,

24. Lévinas, «Sur la mort dans la pensée>> de Ernst Bloch, in Utopie, Marxisme
selon Ernst Bloch, dirigé par G. Raclet, Payot, 1976, pp. 318-326.
25. Lévinas, L'humanisme de l'autre homme, op. cit., p. 87.

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l'utopie de par le rapport qu'elle noue avec l'infini, accepterait l'épreuve
continuée de la séparation. Complication, car ce pas hors de l'humain, ce
non-lieu préalable et pourtant signe de l'humain, ramène à l'humain, ramène
vers l'autre homme, mais dans une nouvelle clarté, la clarté de l'utopie26 •
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26. Pour de plus amples développements, je me permets de renvoyer à mon texte


Penser l'Utopie Autrement, in Cahier de l'Herne, Emmanuel Lévinas, 1991, pp. 477-
495.

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