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Miguel Abensour
1992/3 n° 17 | pages 43 à 65
ISSN 0988-5226
ISBN 2850253022
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-lignes0-1992-3-page-43.htm
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currence, cela signifie qu'il nous est désormais possible de réexaminer la
question de la critique de l'utopie, de sa véritable portée, à l'écart des diverses
orthodoxies qui s'en sont emparées, de faire réémerger l'opération complexe
de Marx à l'égard des utopies. Comme invitation à redécouvrir cette
complexité, rappelons cette phrase d'Adorno, presque un aphorisme, dans
Dialectique Négative: «Ils (Marx, Engels) étaient ennemis de l'utopie dans
l'intérêt même de sa réalisation1• »
Du côté de l'utopie : face aux discours nécrologiques qui pullulent sur la
fin de l'utopie, malgré «l'attraction du futur» ou l'attraction de l'altérité, il
peut apparaître honorable mais assez vain d'en affirmer la permanence. A
moins de s'engager dans une autre voie qui mène à s'interroger sur la persé-
vérance de l'utopie, soit que le penseur de l'utopie se tourne vers une pensée
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Dans un premier temps je résumerai brièvement le résultat de recherches
antérieures sur la critique marxienne de l'utopie et ce qui me paraît être sa
véritable orientation. Puis, je tenterai de décrire ce que me paraissent être les
rapports entre le « communisme critique » - le nom exact de la théorie de
Marx - et l'utopie. Rapports qu'il faut s'efforcer de penser positivement,
c'est-à-dire à l'encontre de la thèse selon laquelle le communisme de Marx
marquerait purement et simplement la fin de l'utopie. Enfin, cette dimension
du communisme de Marx revisitée, je renverserai comme annoncé la question
de départ pour aboutir à cette autre question : comment penser les rapports
de l'utopie à Marx ?
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relation avec l'intégralité de la théorie, il apparaît que ce n'est pas au nom
d'un quelconque «réalisme» que s'élabore cette critique, mais qu'elle se
constitue exclusivement du point de vue du communisme critique et qu'elle
est indissociable d'une nouvelle théorie de l'histoire et de la révolution.
Thèse 4 : Aussi Marx ne critique pas les utopies pour leur excès et leur
irréalisme, mais pour leur défaut de radicalité -l'utopie, révolution partielle,
ne bouleverse pas les racines de la société existante - et leur trop grand
asservissement au réel, faute d'avoir su distinguer entre les manifestations
phénoménales et l'essence d'une formation sociale donnée.
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l'inanité de l'expression «l'utopie marxiste» qui révèle l'incapacité de nos
contemporains à distinguer l'utopie de la pensée de Marx.
- Le communisme critique ne signifie pas pour autant la fin de l'utopie.
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rapport seulement deux instances: la critique des utopies et l'analyse du capi-
talisme. C'est dans la mesure où Marx a critiqué les utopies qu'il a produit
une analyse scientifique du capitalisme et mis au jour sa structure et ses lois.
Le Capital serait le dernier grand livre de l'économie bourgeoise et ne serait
que cela. Dans cette perspective, le marxisme d'où l'on évacue toute orienta-
tion vers le futur représenterait bien la fin de l'utopie puisqu'il n'offrirait plus
de terme de comparaison avec elle.
Une autre topique qui vise à reconquérir la totalité de la théorie est conce-
vable. Elle dévoile et présuppose une autre structure de base. Elle comprend
trois termes : critique des utopies, analyse du capital en tant que procès histo-
rique, théorie du communisme. La théorie unitaire de la révolution sociale
porte en elle, non la description de la société communiste, mais, pour parler
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Dans le cadre de cette nouvelle topique, le terrain du débat est transformé de
part en part. La critique des utopies prend un sens autre que purement négatif,
puisqu'un terme de comparaison apparaît. Une nouvelle question surgit: quelle
relation existe entre la tension vers le futur des grandes utopies socialistes et la
prévision morphologique du communisme? L'enjeu du débat est à vrai dire
beaucoup plus fondamental que la simple mise en valeur d'une connexion litté-
raire entre les grands utopistes et Marx. Trop souvent, même quand l'interprète
reconnaît l'existence du problème, il a tendance à le réduire à cette question
purement génétique. Le communisme critique ne se contente pas, pour
reprendre les termes de Labriola, d'élever, de faire «monter en grade» la riche
suggestion éthique, psychologique, pédagogique des utopies. Il ne s'agit pas
seulement d'une intégration à la théorie de Marx d'éléments ou de thèmes uto-
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cette juste conception nous fait découvrir le mouvement du devenir et les points qui
font pressentir l'abolition de la forme actuelle de la production et préfigurent la
société future ... Les conditions actuelles de la production se manifestent dans le mou-
vement de leur abolition, et donc sous la forme de conditions historiques d'un mode
nouveau de la société. » Les Grundrisse, éd. Anthropos, T. I. pp. 424-425.
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dans le sol de la société moderne que Marx critique les utopies. Le point de vue
de la critique des utopies ainsi redéfini, une première réponse peut être apportée
à la question énoncée plus haut.
La prévision morphologique du communisme représente un double sauve-
tage par transfert:6 :
- Sauvetage de l'orientation utopique vers le futur par transfert à l'intérieur
d'une forme moniste reprise de Hegel, mais simultanément soumise à un pro-
fond travail de transformation ;
-Sauvetage de la tendance à l'altérité propre à l'utopie par réinsertion dans
une théorie dialectique, expression de l'ensemble du mouvement qui tend à
l'hétérogénéité radicale du communisme.
La théorie de Marx n'est pas le lieu où l'énergie utopique viendrait s'éteindre
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6. Nous empruntons cette expression à K. Korsch qui emploie le terme de<< Hinü-
berretung >> pour rendre compte du sauvetage par transfert de la dialectique à l'inté-
rieur de la conception matérialiste de l'histoire. Marxisme et Philosophie, Paris, 1964,
p. 184.
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travail critique de Hegel à l'égard de toute forme de dualisme serait la source
de la critique marxienne et en livrerait le sens. Thèse classique que l'on
retrouve même chez un interprète, membre de l'École de Francfort et qui
n'est pourtant pas tourmenté par des questions d'orthodoxie. A. Schmidt
écrit dans Le Concept de Nature chez Marx: «Sa vie durant Marx a critiqué
les utopistes : dans sa jeunesse, les Hégéliens de gauche, les vrais socialistes,
des auteurs tels que Proudhon, Owen, Hess et Grün ; ultérieurement le sys-
tème de Comte. En énonçant cette critique, Marx s'est montré le disciple de
Hegel (plus précisément de la Préface de La Philosophie du Droit); ce dernier
s'est toujours opposé à la description d'un état futur, à toute exhortation vide
se dressant contre ce qui est sans médiation7• » On s'étonnera d'abord qu'un
théoricien aussi scrupuleux qu'A. Schmidt puisse pratiquer l'amalgame en
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7. Alfred Schmidt, The Concept of Nature in Marx, N.L.B. London, 1971, p. 127.
8. Eric Weil, Hegel et l'État, Paris, 1950, p. 25, notamment la très précieuse note 3.
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afin de s'accorder à la Raison. Et tant que le " réel " n'est pas façonné par la
Raison, il demeure sans réalité. On voit combien la notion de réalité est
transformée dans le système hégélien : " réel " y signifie, non pas tout ce qui
existe en fait (qu'il faudrait appeler apparence), mais ce qui existe sous une
forme accordée aux normes de la Raison. Le " réel " est le rationnel, le rai-
sonnable et seulement cela9 • >> De même, à propos de La Philosophie du
Droit, s'opposant aux interprétations qui y voient une absolutisation du
présent, E. Weil considère que la philosophie, pensée de son époque et en
tant que telle théorie de l'État 10 moderne, comprend l'État comme une
forme historique, entendons comme une forme qui apparaît dans l'histoire,
une forme passagère qui n'est pas présentement dépassée mais destinée à
l'être. De là les limites et la force de la philosophie. La philosophie n'est
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Fichte) pour en extraire un réalisme marxien et l'appliquer à une résurgence
du devoir-être, sous forme de l'utopie socialiste. Cette thèse est d'autant
moins acceptable qu'il est impossible et illégitime de concevoir un passage,
une transition directe de Hegel à Marx, car entre ces deux derniers intervient
le groupe des Jeunes Hégéliens de gauche d'où Marx et Engels sont issus.
C'est ce groupe composé d'« esprits de la même famille » que Hegel, qui a
effectué un véritable travail de critique dialectique et qui contre l'ossification
du système hégélien- ou la réduction de la philosophie en histoire de la phi-
losophie - a eu pour tâche de << faire jouer » la théorie de Hegel pour mettre
au jour son esprit, relancer son mouvement, la faire aller plus loin que son
fondateur lui-même n'avait jamais été. Bref, il s'agissait par ce jeu, et grâce à
ce jeu, de libérer les virtualités révolutionnaires de cette œuvre, tenter de pen-
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ner l'orientation hégélienne vers l'avenir. B. Groethuysen l'a bien montré: les
Jeunes Hégéliens sensibles à l'intuition fondamentale de Hegel, la mobilité de la
vie («Le devenir est le seul principe de toute philosophe.» M. Hess), déci-
dèrent d'appliquer la méthode dialectique afin d'être en mesure de prévoir
l'avenir, ou plutôt décidèrent de mettre cette méthode en pratique pour aider à
la réalisation d'une nouvelle organisation de la société. Le mot d'ordre hégélien
de « réunion avec le temps » devint réunion avec l'intégralité du temps, le temps
pris dans sa triple dimension, incluant donc aussi le futur 12• Transformations
réciproques de la pensée de l'histoire et de l'utopie, disions-nous. Examinons
d'abord« l'injection de l'utopie» dans le texte de Hegel. Tel est le terrain nour-
ricier du travail accompli par Marx et Engels. Sur ce chemin, nous rencontrons
le petit livre d'A. Von Cieszkowski publié en 1838, Prolégomènes à l'Historia-
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Livre remarquable que celui de Cieszkowski, car nous y trouvons déployé
et rassemblé l'ensemble de la problématique des Jeunes Hégéliens, sous le
signe de la réalisation de la philosophie.
Tout en reconnaissant le génie de Hegel, héros de la philosophie moderne,
Cieszkowski lui reproche de n'avoir professé dans sa philosophie de l'his-
toire qu'une interprétation rétrospective de l'histoire et de s'être contenté en
même temps d'une réconciliation spéculative qui laissait en l'état la réalité
effective. A son insu, Hegel, philosophe intrinsèquement moniste aurait
abouti à un nouveau dualisme en posant cette inaccessibilité du futur :
« En effet, dans ses ouvrages, on ne trouve pas une seule allusion au futur ;
et même suivant son opinion, la philosophie quand elle examinait l'histoire
n'avait qu'un pouvoir rétroactif, en revanche, le futur devait être exclu du
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et s'effacer en partie devant la montée d'une étoile nouvelle.» (Prolégomènes,
p. 94). Encore: «De cette façon, la philosophie future sera le dépassement de
la philosophie au-delà d'elle-même mais toujours à l'intérieur de son
domaine et sous sa forme propre. » (ibid. p. 115). La philosophie donc, pour
se poursuivre, doit changer d'élément, émigrer et devenir praxis, à savoir la
synthèse de la conscience subjective et de la conscience objective s'opérant
dans le registre de la volonté.
« La philosophie, abandonnant le point de vue qui lui est le plus propre et
conforme, se transportera sur un terrain qui lui est étranger, mais qui condi-
tionne entièrement son évolution ultérieure, à savoir le terrain absolument
pratique de la volonté.» (ibid. pp. 104-105).
L'humanité a atteint la conscience de soi, elle doit donc désormais, par l'ac-
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J'en viens maintenant à la seconde transformation annoncée: «l'injection»
de Hegel (un Hegel lui-même transformé) et de la pensée de l'histoire dans le
champ de l'utopie. Pour mieux la percevoir, je me tourne vers Marx et les
Manuscrits de 1844 où nous rencontrons l'affirmation du communisme cri-
tique sur fond de critique du «communisme grossier», Je précise qu'il ne
s'agit nullement pour moi de faire de Marx le disciple de ce maître peu connu
de nous qu'est Cieszkowski, mais seulement de faire apparaître la probléma-
tique qu'a traversée Marx, au moment de son passage par le jeune hégélia-
nisme de gauche, et comment l'on peut trouver là, même sans prendre en
compte les relations entre Marx et M. Hess, auteur d'une Philosophie de l'Ac-
tion, le mouvement même du sauvetage par transfert de l'utopie.
Lorsque dans les Manuscrits de 1844, Marx critique la réappropriation abs-
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déjà observé : la nouvelle conception de l'histoire, au lieu de faire tourner le
mouvement social autour de l'utopie, fait tourner l'utopie autour du mouve-
ment social. « La révolution communiste ne se laissera pas guider par les ins-
titutions sociales de réformateurs ingénieux mais bien par l'état des forces
productives 17 • » Le symbole de Thémistocle aide à rendre compte de l'opéra-
tion, même du sauvetage par transfert 18 • Contre les divers néo-utopismes,
êtres de demi-mesure, le communisme critique pour « sauver » les formules
positives des grands utopistes sur la société future, procède à leur réappro-
priation en les transférant dans une théorie qui donne le mouvement histo-
rique de l'essence humaine. Ou encore, le critique fait émigrer les vérités de
l'utopie socialiste par transplantation dans un autre «élément», celui d'une
ontologie dialectique ayant pour centre le concept de travail, non dans un
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a eu le mérite, d'après Marx, de saisir« la production de lui-même comme un
processus, l'objectivation comme désobjectivation, comme aliénation et sup-
pression de cette aliénation » (Manuscrits, p. 132).
Pour mieux saisir la réalité de ce sauvetage par transfert, un exemple est
particulièrement topique. Il se réfère précisément à cette translation de l'uto-
pie socialiste dans une théorie qui prend pour point de départ le travail, caté-
gorie ontologique, à savoir, « le devenir pour soi de l'homme à l'intérieur de
l'aliénation ou en tant qu'homme aliéné>> (Manuscrits, p. 133 ), et qui, selon
la belle analyse de G. Grane! renvoie à la« notion originelle de production>>.
Revenons, en effet, à la transformation de la question de l'origine de la pro-
priété privée en celle du rapport du travail aliéné à la marche du développe-
ment humain. C'est le passage de l'une à l'autre qui ouvre très exactement le
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extérieure à l'homme, on oppose de même le communisme comme un « état
qui doit être créé >>, ou bien comme un idéal sur lequel la réalité devra se
régler. La correspondance est terme à terme: des deux côtés on évacue letra-
vail, la production de l'homme par lui-même en tant qu'être objectif. En
outre, posant ainsi la question et ne s'attaquant qu'à un résultat du processus
et non au processus lui-même, l'utopiste ne peut aboutir qu'à une formule
partielle et unilatérale.
A l'inverse, la nouvelle conception de l'histoire qui refuse tout autant
d'écrire l'histoire que d'y intervenir d'après une norme située en dehors
d'elle, énonce une nouvelle question et donne une nouvelle réponse. Il s'agit
désormais de comprendre comment le mouvement universel de la propriété
privée, en passe de devenir « une puissance historique mondiale >> (Manus-
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unilatéralité, mais comme totalité. Il ne cherchera pas à demeurer quelque
chose qui a déjà été, mais s'insèrera dans le mouvement absolu du devenir20 • »
Ce texte, ainsi que d'autres qui se réfèrent à une connaissance du commu-
nisme, montrent combien l'opposition classique science/utopie reste loin en-
deçà du travail critique effectué par Marx et Engels sur le corpus des utopies
socialistes et combien en conséquence elle mutile la théorie unitaire de la
révolution, résultat de cette critique, en l'amputant de la dimension de la pré-
vision. Contrairement à la thèse simplificatrice qui sous-tend cette opposition
classique, il n'y a pas eu passage linéaire et progressif de l'utopie à la science.
Ce qui s'est effectué à la fondation de la théorie critique est une opération
beaucoup plus complexe -le sauvetage par transfert qui implique un détour
par les fondements ontologiques de la théorie. Ainsi même dans les déclara-
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toute forme d'utopie - même les étincelles utopiques dont le monde four-
mille -, s'accorde avec le traitement marxien de l'utopie. Plongée dans
l'œuvre blochienne- entrelacs de l'utopie et de l'esprit de Marx- pour
juger jusqu'à quel point le Principe Espérance est en continuité avec le sauve-
tage effectué par Marx, même si à l'évidence, il le déborde et de loin. La
volonté permanente, réitérée de Bloch de passer d'une utopie abstraite à une
utopie concrète s'inspire-t-elle du travail critique de Marx? Ou bien s'agit-il
plutôt de révéler une dimension cachée de Marx, ou de conquérir un nouvel
espace à la frontière de l'œuvre marxienne? Questions d'autant plus légi-
times que cette double injection - injection de l'utopie dans Marx, injection
de Marx dans l'utopie - repose également sur une ontologie explicitement
déployée par Bloch dans Experimentum Mundi. Aussi, dans un second temps
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«l'autrement qu'être» ? En termes de Fourier, un «écart absolu» par rap-
port au vivant, par rapport à cette simple grandeur d'être. N'est-ce pas à
«l'autrement qu'être» que l'utopie, purement utopie, a chance d'accéder
grâce à son évasion, grâce à sa sortie de l'être. Le non-lieu de l'utopie, son
excentricité n'est-elle pas ouverture sur une autre dimension que le lieu -
«Non-lieu préalable au là de l'être-là»- autre que le foyer, que le séjour,
que la demeure, que la terre natale, tous lieux de l'affirmation de soi, du
retour chez soi - n'est-elle pas ouverture sur «l'étrangeté à l'être» ?22
«Dépassement dans l'humain de l'effort animal de la vie purement vie- du
conatus essendi de la vie - et percée de l'humain à travers le vivant : de l'hu-
main dont la nouveauté ne se réduirait pas à un effort plus intense dans son
" persévérer à l'être " ... se réveillerait en guise de responsabilité pour l'autre
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Rencontre, l'utopie appartient au domaine de la relation Je/Tu et non aux
rapports objectivants de la relation Je/Cela, ce qui n'implique pas pour autant
que l'utopie doive nécessairement céder aux pièges de la réversibilité. De la
rencontre d'autrui enfin, l'utopie garde les deux caractères, proximité mais
séparation. Ainsi le sauvetage par transfert ne se situe-t-il pas à l'exact opposé
de ce qu'il convient de faire ? Affirmation de la prééminence de l'ontologie
puisqu'il se constitue d'y immerger l'utopie, il ignore le fait utopique comme
événement éthique -la réponse, la non-indifférence à la nudité, à la morta-
lité d'autrui- et du même coup il ignore la priorité de l'ordre éthique. Pour
en juger, il n'est que de revenir au très beau texte de Lévinas: <<Sur la mort
dans la pensée de Ernst Bloch 24 . Lévinas, d'une part, y reconnaît sans réserve
la grandeur de Ernst Bloch et son geste intellectuel très remarquable - l'op-
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24. Lévinas, «Sur la mort dans la pensée>> de Ernst Bloch, in Utopie, Marxisme
selon Ernst Bloch, dirigé par G. Raclet, Payot, 1976, pp. 318-326.
25. Lévinas, L'humanisme de l'autre homme, op. cit., p. 87.
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l'utopie de par le rapport qu'elle noue avec l'infini, accepterait l'épreuve
continuée de la séparation. Complication, car ce pas hors de l'humain, ce
non-lieu préalable et pourtant signe de l'humain, ramène à l'humain, ramène
vers l'autre homme, mais dans une nouvelle clarté, la clarté de l'utopie26 •
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