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Frizot Michel. Le diable dans sa boite ou la machine à exploiter le sens (la photographie est-elle un art au milieu du XIXème
siècle ?). In: Romantisme, 1983, n°41. La machine fin-de-siècle. pp. 57-73;
doi : 10.3406/roman.1983.4654
http://www.persee.fr/doc/roman_0048-8593_1983_num_13_41_4654
1. Démontage de la mécanique
(1) Terme souvent préféré à celui de photographie dans les années 1850.
(2) La Lumière, 15 mai 1851, p. 56.
58 Michel Frizot
(3) Rapport sur le Diagraphe, Journal des Artistes, 9, 1831, p. 486 et suiv.
(4) Commentaire sur le physionotype, procédé de "moulage" pour le portrait,
Journal des Artistes, 16, 1834, p. 402 et suiv.
(5) Ph. Buřty, "Exposition de la Société Française de Photographie", Gazette des
Beaux-Arts, 1859, 2, p. 209-221.
(6) Cf. la série des "Manuels Roret".
60 Michel Frizot
"Je crois que l'art est et ne peut être que la reproduction exacte
de la nature [...], ainsi l'industrie qui nous donnerait un résultat
identique à la nature serait l'art absolu" (14). C'est là le Credo des
idolâtres de la photographie vilipendés par Baudelaire qui poursuit dans
le même registre de la fustigation : "puisque la photographie nous
donne toutes les garanties désirables d'exactitude (ils croient cela,
les insensés), l'art, c'est la photographie". La première implication
de la photographie à laquelle on fera reproche de ne pas requérir
l'imagination, c'est d'avoir quelque chose à reproduire ; c'est donc
la nature, qui se trouve affirmée de tout temps comme le support
de l'art, l'objet premier sans lequel l'art ne pourrait surgir. D'où
l'intérêt de la controverse sur la notion d'imitation qui implique une
certaine manière de connaissance du réel par l'intermédiaire de l'art.
Dans ce débat, le même argument, celui de l'exactitude foncière de
la photographie est tiré du côté de l'éloge ou du côté du blâme selon
que l'on s'arrête ou non à la seule formulation art = imitation.
(15) F. Wey, "Du naturalisme dans l'art, de son principe et de ses conséquences",
La Lumière, 1,6 avril 1851, p. 34-35.
( 1 6) Miroir des Spectacles, 1 822.
(17) M. A. Gaudin, Traité pratique de photographie, Paris, 1844.
(18) Rapporté par Van Deren Coke, The Painter and the photograph from
Delacroix to Warhol, University of New Mexico Press, Albuquerque, 1964, p. 7.
(
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(20) Mayer et Pierson, ouvr. cit., p. 107.
(21) P. Périer, ouvr. cit.
(22) Delacroix, "Le dessin sans maître par Mme Elisabeth Cave", Revue des Deux
Mondes, sept. 1850, p. 1 139 et suiv.
(23) Disdéri, L 'Art de la photographie, Paris, 1862.
Le diable dans sa boite ou la machine à explorer le sens 63
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nous rend ce service en passant par le corps de tous les objets qu'il
cerner le savoir de la machine, même s'il est indéniable qu'il lui est
conféré par l'homme. Apparaissent ainsi certaines différences qui
font le pouvoir (ou la sujétion) de la photographie par rapport à la
peinture.
Tout d'abord, la chambre noire a un pouvoir biographique :
"il faut que (le photographe) biographie" pour faire un bon portrait,
dit Disdéri;il faut aussi pour cela "que le modèle oublie qu'il est
devant l'objectif (43). La machine sait ce que nous sommes, nous qui
posons devant l'objectif, individu, couple, groupe, elle en donne une
traduction parfois inattendue (on ne se reconnaît pas, surtout au
XIXème siècle) ; elle a pour cette fonction un oeil, organe de vision
rapporté sur son grand corps (trépied, chambre, voile noir) qui nous
regarde en face - "les yeux de verre de la machine" dit Champ-
fleury (44). D'où le refus fréquent, même de nos jours, de se laisser
photographier, comme s'il s'en suivait une perte d'identité. Maxime
Ducamp note ainsi l'attitude d'un membre de son équipage lors de son
voyage photographique en Egypte avec Flaubert : "II ne pouvait
souffrir d'être employé à porter un appareil et il se livrait alors à une
expression pantomime pour expliquer qu'il était bon pour ramer, pour
pousser à la perche mais que pour cette invention du Diable, il n'y
comprenait rien" (45). La peur de l'appareil est une fuite devant son
savoir supposé. Il serait utile de faire une histoire des attitudes de
pose : au début de la photographie, le regard de l'objectif est le témoin
principal de la vie, de la situation sociale de chacun, il prend et est pris à
témoin de l'honneur, de la dignité, et l'on pose de face. Le pouvoir du
regard est encore un pouvoir d'effraction (l'expression "prendre la vue
d'un monument" se trouve dans le rapport d'Arago du 3 juillet 1839 et
appartient déjà au vocabulaire de la peinture et du dessin).
La machine est dotée, aux yeux des contemporains, d'un autre
savoir singulier par rapport à la peinture : elle peut (et doit) opérer
un choix. "Quand un photographe prend une vue, vous ne voyez
jamais qu'une partie découpée d'un tout" (46). "Ce n'est pas chose
facile que de choisir dans l'espace que le regard peut embrasser le
coin privilégié qui réunisse toutes les conditions indispensables de
lumière, de ligne et de perspective pour composer un tableau" (47).
La particularité de la photographie est de découper dans la réalité
un rectangle auquel il faut se tenir, sans possibilité d'arrangement
à l'intérieur de cette limite où s'inscrit la nature : "tandis que le
peintre choisit à son gré dans la nature et rassemble les objets les
plus divers [...] le photographe ne saurait se passer de la présence
des objets qu'il veut reproduire" [...] "il faut donc qu'il trouve dans la
réalité tous ces éléments réunis" (48).
sera parfaite, mais elle n'aura nul sentiment" (60). Plus sérieusement,
l'art se définit d'abord, devant la machine, comme une
interprétation qui s'oppose à la reproduction, quelque parfaite qu'elle puisse
être : "il est donc facile d'affirmer que, l'homme n'étant pas machine,
ne peut rendre les objets machinalement. Subissant la loi de son moi,
il ne peut que les interpréter" (Champfleury). La photographie se
reconnaît volontiers un handicap dans une certaine impossibilité
de "composer", c'est-à-dire d'arranger sur la surface des éléments
qui deviennent l'un par rapport à l'autre des symboles, mais elle entend
en user lorsque cela est possible, en particulier dans la pose du modèle
pour le portrait. Il faudrait pouvoir distinguer précisément entre les
différents "genres" qui se jugent diversement face à l'art. Le portrait
revendique nettement, à travers les écrits de Disdéri, et les premiers
clichés d'Adam-Salomon et Nadar à l'Exposition de 1855,
abondamment commentés dans leurs particularités rivales, une autonomie
d'expression qui en fait l'égale, sinon la triomphatrice de la peinture.
Mayer et Pierson font ainsi l'éloge du portrait photographique d'Abd el
Kadeř, "tête si belle, si calme, si vivante dans sa mélancolique et
puissante résignation" opposé au "front sans génie, regard sans flamme,
teint bilieux" du Bonaparte d'Ingres (61).
L'idée assez neuve du "style" trouve ici sa définition dans la
supériorité de la peinture. Edmond About, dans un texte trop long
pour être cité ici, imagine les attitudes d'écrivains, de peintres, et
d'un photographe dans la forêt de Fontainebleau pour faire ressortir
le caractère transformateur de la création : "Et maintenant,
comprenez-vous le sens de ces mots : le style, c'est l'homme ? Le style est
la transformation des choses par l'esprit de l'homme" (62). Tôppfer,
en 1841, cherchait à légitimer le rejet du daguerréotype par une
argumentation détaillée, réflexion précieuse sur la nature de l'art. Il
y introduit également la notion de style, qui est la différence entre
les productions de divers artistes, tandis que "dans les plaques Daguerre,
le faire manque" ; c'est "le corps moins l'âme". Derrière la
perfection se manifeste une absence, celle de la pensée : "cette chose qui
sépare à jamais les merveilles du procédé des simples produits d'une
création (63).
individuelle" intelligente,
Tout le c'est
statutle de
sceau
l'art deselajoue
pensée
danshumaine
cette inégalité
et de
Г "identité qui est l'espèce d'imitation propre à la plaque (daguer-
rienne), et la ressemblance, qui est l'espèce d'imitation propre à tout
produit de l'art". La ressemblance se définit comme "un ensemble
de signes rappelant des objets et des rapports nombreux et complexes".
La profession de foi de Tôppfer prend ici une valeur théorique en
fonction du reproche sous-jacent qui est fait à la machine (64) : "aucune
6. La machine a un sens
Reste une ombre qui n'a pas été évoquée : toutes définitions
de l'art données à seule fin d'en interdire ou minimiser l'accès à la
photographie, une production soi-disant mécanique peut-elle signifier
quelque chose dans le domaine flou du "sentiment", de Г "âme",
de la "pensée"? Vers 1850, la peinture bénéficie d'une théorie de
ses lois et buts, qui permet à la critique de parler le tableau ; novatrice
en technique, la photographie propose, quelque mauvais gré qu'on en
ait, une image autre qui déconcerte, une image sans clés, sans code
d'analyse. D'où cette difficulté de parole, cette absence d'une lecture
de la photographie au milieu du XIXème siècle. Nous y décèlerons
cependant la volonté d'investir d'un sens le produit d'une machine,
quitte à le gratifier timidement au passage de ce qui fait pour d'autres
commentateurs la singularité de la peinture.
Que signifie donc photographier ? C'est ici agir avec un
instrument, conjointement avec ses limites et ses possibilités : "l'objectif est
un instrument comme le crayon ou le pinceau" (L. Figuier). On voit
paraître à travers les commentaires des expositions de 1855 et 1859
l'idée d'une manière personnelle à chaque photographe, donc d'un
style, et la nette séparation des "écoles" françaises et anglaises (65).
On réclame pour la photographie l'autonomie des lois de
représentation et une "esthétique particulière" (Disdéri). "Tout un art, un grand
art est (66).
tout" à créer;
La notion
nous essayons
de composition,
d'en pénétrer
de rassemblement
les premières d'éléments
lois, voilà
disparates en un tout signifiant qui voulait rester l'apanage de la
peinture peut devenir pour certains une caractéristique de la photographie
par "le travail minutieux de l'opérateur qui "dirige l'action de la lumière"
(Mayer et Pierson) et met à profit "un moment favorable à saisir"
(Claudet). Le portrait photographique n'entend pas en rester à un
7. De Dieu, derechef
(Université de Dijon)