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Romantisme

Le diable dans sa boite ou la machine à exploiter le sens (la


photographie est-elle un art au milieu du XIXème siècle ?)
Michel Frizot

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Frizot Michel. Le diable dans sa boite ou la machine à exploiter le sens (la photographie est-elle un art au milieu du XIXème
siècle ?). In: Romantisme, 1983, n°41. La machine fin-de-siècle. pp. 57-73;

doi : 10.3406/roman.1983.4654

http://www.persee.fr/doc/roman_0048-8593_1983_num_13_41_4654

Document généré le 26/05/2016


Michel FRIZOT
Le diable dans sa boite ou la machine à explorer le sens
(la photographie est-elle un art au milieu du XIXème siècle ?)

"Nous, artistes, qui avons reçu et accepté avec enthousiasme l'hélio-


graphie (1), cet auxiliaire puissant que la science met entre nos mains,
nous considérons toujours notre rôle comme tout tracé et nous
trouverons encore notre part assez belle. Où finit la science, l'art
commence." (Ch. Nègre) (2). Proclamation d'innocence naïve, aveugle espoir
du progrès technique et fuite dans le vierge ailleurs de l'art ; le Diable
serait-il sorti de sa boîte pour se moquer de l'art et des artistes et
les pousser au retranchement barricadé, ou bien Dieu a-t-il voulu
manifester sa puissance par une certaine inviolabilité de la réalité ?
Car à parler de Diable, il importe aussi de convier Dieu au dialogue
et à la polémique de ce milieu du XIXème siècle sur la signification
de telle intrusion diabolique porteuse d'espérances quasi-théologales :
une machine à produire instantannément et durablement des images
de la nature.

1. Démontage de la mécanique

Charles Nègre, peintre et photographe (élève de Delaroche), dont


l'oeuvre unit symptomatiquement la recherche d'un style propre
à Fhéliographie et la sauvegarde de l'esthétique picturale ambiante,
est à la croisée de ces réflexions : un juste milieu qui voit en la
technique une aide précieuse laissant le champ libre à une expression
renouvelée de la personnalité de l'artiste. Il se produirait ainsi une sorte
de déplacement de l'art vers des régions inconnues, la science se
chargeant des tâches annexes jusqu'alors malheureusement dévolues à la
main du créateur. Le déplacement des fonctions de l'art invite alors
(principalement entre 1839 et 1865) à une interrogation accrue sur
la nature précise et intrinsèque de l'art et la mutation, réelle ou
imaginaire, vécue ou théorique, qui s'ensuit dans le monde de la peinture,
est perçue comme un dérangement, ou une déviation, ou une éviction,
ou une injure. Il nous faudrait montrer premièrement que la cause
du problème photographie-peinture est la présence d'une machine,
et secondement que son rôle n'est pas neutre puisqu'il condamne
finalement l'art à une réflexion sans doute salutaire sur lui-même
et sur sa différence. S'offre ainsi à la lecture une double analyse :
dénoncer, à travers le refus, un intrus, et ensuite trouver un refuge où

(1) Terme souvent préféré à celui de photographie dans les années 1850.
(2) La Lumière, 15 mai 1851, p. 56.
58 Michel Frizot

bercer de douces illusions idéalistes. Il nous serait inutile de présenter


l'intégralité d'une documentation où se désigne nommément le
machinisme photographique par le biais de la terminologie, puisque c'est
la règle générale, et il nous a paru plus fécond d'interroger l'attitude
de la critique, des commentateurs, pour cerner les implications du refus
(ou de l'acceptation) d'une technologie assez simpliste qui,
nouvellement, envahit un domaine intouchable : celui des sens, ou du sens ;
capter ce qui se dit, ou veut se dire, à travers ou par dessus la boîte à
images. Nous ne trouverons dans ces textes aucune définition de la
machine, seulement une dénonciation qui sert de base à un énoncé de
rejet et d'explication ; cet énoncé que nous analysons pour en extraire
les composantes induites de la machine, ce qui se joue au-delà et en
constitue le fantôme agissant. La machine, de fait, est seulement
nommée, jamais décrite comme telle, mais au contraire contournée en
tant qu'objet pour mieux en dire les soins qu'elle nécessite, la
sollicitude qu'inspire un rite physico-chimique à l'orée d'une naissance ;de
telle sorte que ce qui, matérialisant un influx, paraît dans cette boîte
couverte d'un voile noir est la translation, sans plus d'objectivité, d'une
apparition à la Robert Houdin : une image.
Sans doute faut-il rappeler brièvement les étapes de l'épopée
photographique : après l'invention (ou divulgation) du daguerréotype
en 1839, se maintiendra pendant une dizaine d'années la suprématie
de la "plaque Daguerre", plaque de cuivre argenté constituant en soi
un miroir porteur d'une image aux reflets gênants ; concurremment,
à la fin des années 1840, mais avec un succès moindre auprès du public,
se généralisera (surtout chez les amateurs avertis) la photographie sur
négatif-papier de Fox-Talbot, le calotype, que les photographes-artistes
préfèrent au daguerréotype autour de 1850; puis dans les années 50
et 60 on pratique le procédé au collodion, avec négatif sur plaque
de verre, qui détrône rapidement le calotype après 1855. Se souvenir
que tous ces procédés nécessitent bien sûr une chambre noire pour
la prise de vue, appareil souvent encombrant, mais aussi tout un ins-
tramentarium annexe comprenant notamment les produits chimiques
et récipients de traitement du support-image, que la chambre se
présente sous forme d'une boîte, ou plutôt de deux boîtes inégales
imbriquées et coulissant en tiroir, dressée sur un trépied (le soufflet remplace
le tiroir dans les années 60). Se souvenir aussi que la photographie
naît indéniablement sous doubles auspices, et de la réunion obligée
des deux principes : physique - optique (la camera oscura) pour former
l'image, chimique pour la fixer et la conserver (déjà, à n'en pas douter,
la marque du masculin-féminin, qui tient large place dans la fascination
du photographique). Le photographe, donc, est celui qui dispose
d'un important matériel, d'autant plus mystérieux qu'il est simple et
exempt de tous rouages ou bruits; qu'il paraît, en un mot, ne pas vivre,
car il ne s'y produit aucun mouvement (pas même au niveau de
l'obturation de l'objectif dont le mécanisme n'apparaît que plus tard). Le
photographe de 1840-1860 n'est cependant pas réductible au seul
éclat novateur de sa machine ; il est issu d'une longue lignée d'appareils
à dessiner et il supporte le poids de la réputation, bonne ou mauvaise,
de ses ancêtres. La photographie dérive, manuellement parlant, et
Le diable dans sa boite ou la machine à explorer le sens 59

c'est en cela qu'elle inquiète immédiatement les (mauvais) peintres,


des "machines à dessiner" du XVIème siècle, d'une part des divers
procédés de réduction plane de la perspective illustrés par Durer
(fenêtre à treillis), d'autre part de la camera oscura déjà décrite par Léonard
de Vinci et dont l'usage, difficile à suivre aux XVHIème et XIXème
siècles, s'est cependant largement étendu autour de 1 800 avec le
goût grandissant pour le paysage et le croquis d'après nature. S'y
ajoutent, depuis la fin du XVHIème siècle, diverses inventions
techniques destinées à mécaniser le dessin et à le soustraire à l'appréciation
jugée incertaine de l'artisan-artiste : le physionotrace, moyen de
report, en gravure, d'un profil (proche du pantographe) où intervient
aussi la notion de projection lumineuse propre au "profil à la
silhouette", le coordonographe de Boucher (mise en perspective), le diagraphe
de Gavard (années 1839), instrument de dessin d'après nature dont
on vante la précision et blâme la sécheresse à la fois. Déjà le monde
des arts s'est inquiété de la "perfection de mécanisme" d'un appareil
accusé de "faire le dessin lui-même" et de "porter dommage à l'art"
(3). Le Panorama et le Diorama (ce dernier popularisé par Daguerre),
en montrant de très grandes toiles peintes avec des effets
il usionnistes d'animation et d'éclairage, sont venus brouiller encore le jeu de
cache-cache qui se trame entre batteleurs de foire et hérauts du grand art
de la peinture. Dès l'abord, la photographie souffre d'une telle
assimilation forcée, comme elle ne peut s'affranchir, du reste, de l'a
priori répulsif qu'ont exercé les machines dès la fin du XVIIIème
siècle (métiers à tisser, machine à vapeur) pour des raisons
principalement sociales mais aussi par appréhension physiologique. La
condamnation d'une machine qui pourrait "faire les arts à la mécanique"
s'accompagne de la dénonciation d'une "conspiration" (4) qui signifie
bien la séparation plus que traditionnelle entre les "arts industriels"
et les "arts libéraux", alors que les essais de passage des premiers
vers les seconds sont vécus comme effraction.
Dès son invention, la photographie est nommée en termes de
"machine", "mécanisme", "mécanique",
Daguerre" dans le texte de Tôppfer, 1841) "machinisme"
aisément déviés
(la "machine
en
subconscience vers celui de la "machination" par les défenseurs de la
peinture (libérale, donc parfaitement libre de toute ingérence) :
mécanique"
"la photographie
(5) écrit
porteencore
avec elle
un les
"photophile"
traces indélébiles
en 1859.
de son
Tout
action
cela
s'inscrit dans un temps de valorisation des arts industriels, de l'objet
d'art,
"l'art" du
de "fait
l'opticien,
main"duqui
chimiste,
perduredujusqu'à
verrier,nos
du jours
papetier,
(on de
parle de
l'ébéniste, du galvanoplaste) (6), où la notion d'art conserve une valeur

(3) Rapport sur le Diagraphe, Journal des Artistes, 9, 1831, p. 486 et suiv.
(4) Commentaire sur le physionotype, procédé de "moulage" pour le portrait,
Journal des Artistes, 16, 1834, p. 402 et suiv.
(5) Ph. Buřty, "Exposition de la Société Française de Photographie", Gazette des
Beaux-Arts, 1859, 2, p. 209-221.
(6) Cf. la série des "Manuels Roret".
60 Michel Frizot

manuelle, mais où la photographie fait d'emblée figure marginale par


l'incertitude du niveau d'intervention de la main et du corps de
l'opérateur; là est encore la voie d'une inquiétude, donc d'une pensée à
cerner, car la machine, on le sait encore avec les ordinateurs, n'agit
jamais tout à fait seule, mais alors, avec, et par qui ?
La place réservée à la photographie dans le domaine de la
production des images au milieu du XIXème siècle est hésitante et trouve
difficilement une assise dans les controverses journalistiques. Ainsi, lorsqu'il
s'agit, en 1850, d'exposer les photographies sur papier de Gustave Le
Gray, les range-t-on parmi les lithographies, c'est-à-dire les oeuvres
d'art, puis, se ravisant, les ramène-t-on dans l'enclos des produits de la
science (7). A l'Exposition Universelle de 1855, les photographies
seront présentées conjointement avec les appareils, parmi les arts
industriels, et ce n'est qu'en 1859 que la photographie se verra offrir
une sorte de "réhabilitation" par un espace qui jouxte le Salon de
Peinture, mais avec, il est vrai, une entrée séparée ; l'événement est
accueilli comme une victoire, un signe de reconnaissance et une
marque de libéralisme au double sens artistique et moral du terme.
Le procès qui oppose en 1862, Mayer et Pierson,
photographes de l'Empereur, à des contrefacteurs de leurs clichés est très
symptomatique, par ses attendus contradictoires, non seulement
d'une attitude intellectuelle versatile parce que sans fondements
éthiques, mais encore de la malléabilité de l'argumentation pro ou
contra. La question est en effet de savoir si la photographie,
assimilable ou non à une oeuvre d'art, peut ou non bénéficier de la
protection de la loi à rencontre de la contrefaçon. Le premier jugement
(8) distingue entre "les productions qui appartiennent aux Beaux-
Arts et celles qui sont du domaine des arts industriels". "Attendu
que la photographie est l'art de fixer l'image des objets extérieurs
au moyen de la chambre noire [...], que c'est là une opération
purement manuelle [...], qu'en effet la photographie n'invente et ne crée
pas", elle se voit assimilée à l'industrie. Le plaidoyer de l'avocat de
Mayer et Pierson fixe nettement l'enjeu : "Qu'est-ce donc que l'art ?
Qui le définira ?" (9). Le second jugement, en appel, admet au
contraire que "les dessins photographiques quoique obtenus à l'aide
de la chambre noire et sous l'influence de la lumière, peuvent, dans
un certain degré, être le produit de la pensée, de l'esprit, du goût et
de l'intelligence de l'opérateur" et reconnaît "à l'oeuvre du
photographe, l'empreinte de sa personnalité" (10) lui accordant le
bénéfice de la protection de l'oeuvre d'art.
Notons que ce n'est qu'en 1862 que l'ancienne "héliographie"
se voit finalement et in extremis nantie de ce brevet de bonne conduite

(7) F. Wey, "De l'influence de l'Héliographie sur les Beaux-Arts", La Lumière 1


1851, p.2-3, 6-7. ' '
(8) Recueil Général des Lois et Arrêts, Cour de Paris, 1863, p. 41, et Mayer et
Pierson, La Photographie considérée comme art et comme industrie, Paris, 1862,
p. 217etsuiv.
(9) Le Moniteur de la Photographie, 2, 1862-63, p. 38 et Mayer et Pierson, ouvr.
cit.
(10) Recueil . . ., ouvr. cit., p. 42 et Mayer et Pierson, ouvr. cit.
Le diable dans sa boite ou la machine à explorer le sens 61

tandis que Paul Perrier, en 1855, fait mine de se demander : "la


photographie est-elle un art ou un métier ?" (1 1) mais que Charles Blanc dans
la Gazette des Beaux-Arts écrit en marge d'un article de Claudet (12) :
"il est extrêmement important de fixer le point où le machinisme
finit, où l'art commence". Quand Tiphaigne de la Roche écrivait
prophétiquement en 1760 dans sa Giphantie un texte considéré depuis
comme l'annonce idéale de ce que sera la photographie (13) il en fixait
visionnairement les paramètres futurs et les principaux termes du
lexique photographie-peinture; successivement l'action de la lumière, la
peinture des images, la fixation de l'image, la notion d'identité associée
à celle du miroir, l'instantanéité de l'opération. C'est à travers ces
quelques instruments verbaux, auxiliaires grossissants, que nous
débusquerons brièvement les implications ambiguës de la machine dans sa
fonction imageante.

2. Ce que raconte la nature

"Je crois que l'art est et ne peut être que la reproduction exacte
de la nature [...], ainsi l'industrie qui nous donnerait un résultat
identique à la nature serait l'art absolu" (14). C'est là le Credo des
idolâtres de la photographie vilipendés par Baudelaire qui poursuit dans
le même registre de la fustigation : "puisque la photographie nous
donne toutes les garanties désirables d'exactitude (ils croient cela,
les insensés), l'art, c'est la photographie". La première implication
de la photographie à laquelle on fera reproche de ne pas requérir
l'imagination, c'est d'avoir quelque chose à reproduire ; c'est donc
la nature, qui se trouve affirmée de tout temps comme le support
de l'art, l'objet premier sans lequel l'art ne pourrait surgir. D'où
l'intérêt de la controverse sur la notion d'imitation qui implique une
certaine manière de connaissance du réel par l'intermédiaire de l'art.
Dans ce débat, le même argument, celui de l'exactitude foncière de
la photographie est tiré du côté de l'éloge ou du côté du blâme selon
que l'on s'arrête ou non à la seule formulation art = imitation.

(11) P. Périer, Exposition Universelle, Bulletin de la Société Française de


Photographie, 1855, 2ème article.
(12) Claudet, "La Photographie dans ses relations avec les Beaux- Arts", Gazette
des Beaux-Arts, 1861, 1, p. 101-114.
(13) Tiphaigne de la Roche, Giphantie, 1760 : "Tu sais que les rayons de lumière
réfléchie par divers corps font un tableau et peignent les corps sur toutes les
surfaces polies, par exemple sur la rétine de l'oeil, sur l'eau, sur les miroirs. Les esprits
élémentaires ont cherché le moyen de fixer ces images fugitives, et ils ont à cet
effet composé une matière subtile, assez visqueuse, qui en un temps très bref
sèche et durcit. Ils enduisent de cette substance une espèce de toile et la placent
devant les objets qu'ils veulent reproduire. Le premier effet de cette toile est
celui du miroir, mais à cause de sa couche visqueuse, la toile retient les simulacres,
ce que ne peut faire un miroir. Ce dernier prend fidèlement les objets mais n'en
garde aucun. Nos toiles les copient aussi fidèlement, mais les gardent tous. Cette
impression est affaire d'un instant", cité par G.M. Coissac, Histoire du
Cinématographe, Paris, 1925, p. 66.
(14) Ch. Baudelaire, "Le public moderne et la photographie", Salon de 1859,
II, Oeuvres Complètes, t. II, "Pléiade", 1976, p. 614 et suiv.
62 Michel Frizot

Au moins reconnaît-on à la photographie le bénéfice de la pure vérité


au-delà de la vision physiologique : "ce prodigieux mécanisme rend
ce que l'on voit et ce que l'oeil ne peut distinguer" (15). Déjà le
Diorama s'était attiré cet éloge du plus fort degré de réalité :
"l'on n'était pas arrivé, selon nous, à ce point de réalité, qui peut
faire croire, non pas à une première inspection des ouvrages, mais
après un mûr examen de leurs différentes parties, que la vue n'est
pas reposée sur des imitations, mais sur les objets imités eux-mêmes"
(16). L'étonnement du contemporain des premiers daguerréoty-
pistes invite à considérer cette question de la représentation de la
réalité avec une acuité qui n'est plus d'actualité aujourd'hui ; nous
assistons cependant à cette époque à une sorte d'extase du
déchiffrement : "il s'extasiait devant des tuyaux de poêle, il ne cessait de
compter les tuiles des toits et les briques des cheminées ; il s'étonnait
de voir ménagée entre chaque brique la place du ciment ; en un mot,
la plus pauvre épreuve lui causait une joie indicible, tant ce procédé
était nouveau alors et paraissait à juste titre merveilleux" (17).
L'Américain Samuel Morse, qui introduisit le daguerréotype en Amérique
y voyait, poussant la mimésis à son comble "non des copies de la
nature, mais des portions de la nature elle-même" (18), tandis
qu'Edgar Poe s'illusionnait sur la notion d'identité : "si l'on examine (une
peinture) avec un puissant microscope, toute ressemblance à la nature
disparaît, mais l'examen précis d'une photographie ne parviendrait
à établir qu'une
représentée" (19).
plus Ilgrande
s'agit vérité,
tout une
d'abord
plus au
grande
minimum,
identité d'accorder
à la chose
à la photographie cet avantage qu'"elle est la vérité" (20); mais
l'accord ne peut se faire sur la nature artistique de l'imitation : "Les
daguerréoty peurs [...] n'ont pu jusqu'ici produire une oeuvre
complètement artistique et ils en seront toujours empêchés par cette
impitoyable uniformité de perfection qui les distingue" (2 1 ). La perfection
est devenue un handicap, que ne pourrait surmonter l'art lui-même,
peu disposé à traiter avec une telle précision qui l'aveuglerait et le
mènerait à la fausseté : "le daguerréotype ne peut être considéré
que comme un traducteur chargé de nous initier plus avant dans les
secrets de la nature ; car malgré son étonnante réalité dans certaines
parties, il n'est encore qu'un reflet du réel, qu'une copie, fausse en
quelque sorte à force d'être exacte" (22). Pourtant la nature est
bien ce fonds commun "où le photographe doit puiser les éléments
de son art, c'est la nature visible" (23). Le carcan de la réalité est

(15) F. Wey, "Du naturalisme dans l'art, de son principe et de ses conséquences",
La Lumière, 1,6 avril 1851, p. 34-35.
( 1 6) Miroir des Spectacles, 1 822.
(17) M. A. Gaudin, Traité pratique de photographie, Paris, 1844.
(18) Rapporté par Van Deren Coke, The Painter and the photograph from
Delacroix to Warhol, University of New Mexico Press, Albuquerque, 1964, p. 7.
(
()
(20) Mayer et Pierson, ouvr. cit., p. 107.
(21) P. Périer, ouvr. cit.
(22) Delacroix, "Le dessin sans maître par Mme Elisabeth Cave", Revue des Deux
Mondes, sept. 1850, p. 1 139 et suiv.
(23) Disdéri, L 'Art de la photographie, Paris, 1862.
Le diable dans sa boite ou la machine à explorer le sens 63

perçu comme une condamnation par le praticien : "le photographe


est lié à la réalité, dans la composition, il ne peut s'en débarasser
et dans l'exécution, il est condamné à l'exacte imitation" (Disdéri).
A la rigueur pourrait-on lui accorder d'accéder à un invisible qui
serait, lui, du domaine de l'art, si ce n'était avec l'indifférence, donc
l'inconscience de la machine : "la photographie est impersonnelle.
Elle n'interprète pas, elle copie; là est sa faiblesse comme sa force,
car elle rend avec la même indifférence le détail oiseux et ce rien à
peine visible, à peine sensible, qui donne l'âme et fait la
ressemblance" (24). C'est dans le texte étonnant de Rodolphe Tôppfer que
l'on suit le débat le plus précis sur les notions d'identité et de
ressemblance,
l'art" (25). "qui
La photographie
font toute la est
différence
coupableentre
de la
n'être
copieque
sansl'identité
âme et
absolue, d'"imiter la nature", opinion la plus vulgaire qui puisse être
portée sur l'art, selon Tôppfer. Pour les besoins de la démonstration,
on exagère le fini de la photographie : "j'y admire une exécution à
laquelle on ne saurait comparer rien de ce que peut faire la main de
l'homme [...] l'imitation portée à son plus haut degré de perfection",
et lui donne un avantage passager : "jusque là, tout est commun au
peintre et à la machine Daguerre : il y a seulement cette différence
que, procédé pour procédé, celui de la machine est incomparablement
supérieur à celui du peintre, puisque, sauf les couleurs, il donne
l'imitation identique des objets. Mais au-delà, la machine est
impuissante, et On
commence" voicis'en
son prendra
oeuvre finie,
explicitement
au moment
au temps
où celledes
de machines,
l'artiste "le
temps où vous aviez foi au miroir, à l'identité, à la règle, au compas,
au physionotrace, au moule, à la figure de cire", pour asséner une
vérité de porteur d'eau qui "Pont Neuf pour Pont Neuf, aimait autant
le véritable Pont Neuf que son sosie daguerréotype". Faillite de
l'image exacte, puisque la preuve est faite que la nature n'a rien à
dire. Au moins ce débat quelque peu stérile mettant en cause le
perfectionisme de la machine nous montre-t-il que ce qui peut parler
dans la nature, ce n'est pas la nature elle-même, du moins pas dans
sa réalité propre à quelque degré de précision que ce soit, pas même
dans le nouveau courant du Réalisme, contemporain de ces réflexions
photographiques. On a trop souvent, en première approximation,
gratifié la photographie d'être à l'origine du réalisme pictural de
Courbet et de Millet, mais ce courant affirme avant tout sa nature
sociale et se définit comme une attitude, non une copie que brocarde
le théoricien Champ fleury dans l'exemple des dix daguerréoty peurs
qui ont rendu "dix fois le même objet sans la moindre variation de
forme et de coloration" (26). Alors, la nature restée seule s'étant
tue, inefficace à force de babillage, c'est la machine qui est sollicitée
pour dire le subterfuge.

(24) Ph. Buřty, ouvr. cit., 1859.


(25) Ces citations et suivantes, R. Tôppfer, "De la plaque Daguerre, à propos
des Excursions Daguerriennes", dans Mélanges, Paris, 1852, p. 233-277, texte
daté de 1841.
(26) Champfleury, Le Réalisme, Paris, 1857, p. 91.
64 Michel Frizot

3. Ce que veut Dieu

Bien conscient que la machine n'a pas de libre arbitre, l'homme


du XIXème siècle qui ne veut s'attribuer personnellement l'entière
faveur de la réussite en fait l'un des rouages de l'univers-machine
dont Dieu est le grand mécanicien, et où l'homme agit lui-même
comme le plus parfait des mécanismes. Il s'agirait en quelque sorte
de répartir les pouvoirs en n'attribuant à la machine qu'un rôle
minimum, celui de l'intermédiaire qui "est agi" par des forces extérieures
hors de sa compétence. Et, dans le champ des possibles acteurs, ce
qui ne peut être expliqué, ou tout simplement ce qui ne peut être
dit sous peine de fausser un certain équilibre institutionnel et
philosophique, se trouve dévié vers une forme d'inexplicable ou du moins
vers un e'noncé évacuant les problèmes d'interprétation : un
immanent qu'il vaudrait mieux désigner ici comme un émanent. L'acteur
implicitement désigné serait Dieu, bien sûr, qui paraîtrait à différents
niveaux ou sous différents états émanant de la matière : la lumière,
l'image, le spontané. Dans une optique néo-platonicienne issue de
la Renaissance, l'homme est ici assimilé à sa machine pour devenir
le relais entre la matière et Dieu, pour faciliter la traduction de Dieu en
matière ou en extraire ce qui est Dieu.
L'agent primordial de la photographie est sans conteste la
lumière, à laquelle on prête volontiers un comportement anthropo-
morphique ou animiste, et, par-delà les rayons lumineux, le soleil.
Tous les auteurs ont insisté sur cette constatation encore entachée
d'un mystère alchimique mais déjà nourrie de découvertes récentes
comme la vitesse de la lumière dont parle Arago dans son rapport
sur le daguerréotype en 1839 : la photographie est l'oeuvre du soleil,
"dessinée par le soleil en personne" (27). Disdéri parle de la chambre
solaire, donnant à la chambre noire la qualité de son agent actif (28),
Jules Janin imagine le photographe donnant des ordres, comme le
Créateur : "le soleil obéira", "dire à la lumière : tu n'iras pas plus
loin", "forcer le jour à agir", "c'est le soleil lui-même qui produit
ces travaux incroyables" (29). Soleil et lumière sont assimilés à des
animaux ou des esclaves et "l'homme reste toujours le maître" (30).
Mais le soleil, lui, ne sait pas très bien ce qu'il fait : "la lumière peint,
dessine, elle ne pense pas; voilà ce qu'il ne faut pas oublier" (31).
"Le soleil produit une photographie sans choix et par hasard" (32),

ce n'est
il impressionne
beau animé
soleil n'en
d'aucune
intimement
sait pas
pensée
encore
un : papier
"par
aussimalheur,
long. Ilqu'on
blanc noircit,
tout divin
luiouprésente.
du
qu'il
moins,
soit,
Il

nous rend ce service en passant par le corps de tous les objets qu'il

(27) E. About, Voyage à travers l'exposition des Beaux-Arts, Paris, 1855.


(28) Disdéri, ouvr. cit.
(29) J. Janin, "Le daguerotype", L 'Artiste, 2, 1838-1839, p. 145.
(30) J. Janin, ibid.
(31) Disdéri, Renseignements photographiques, Paris, 1855.
(32) Magasin Pittoresque, 22, p. 266.
Le diable dans sa boite ou la machine à explorer le sens 65

éclaire et dont la lentille de nos chambres noires amène l'image sur


ce papier" (33). Langage animiste et mécaniste à la fois où tout se
réalise par ordre avec une régularité de machine; on croit voir, au
cirque, le lion-soleil sautant dans un cercle de feu. La machine est
apprivoisée, puisqu'il faut, coûte que coûte lui donner de quelque
façon une âme. Jules Janin dit ailleurs, à l'apparition du
daguerréotype, que "la lumière est domptée" (34) et s'étonne de "l'instinct"
de la vapeur de mercure. En 1860, la Revue Photographique parle
encore des "collaborateurs du soleil" pour désigner les photographes,
et nombre de vignettes publicitaires montrent la présence du soleil
ou des rayons de lumière parmi les emblèmes de la photographie,
comme cette publicité de Southworth et Hawes (Boston) qui figure
un Soleil armé d'une palette reproduisant sur une toile le portrait
d'un personnage à tête de mappemonde (35).
La mythologie est appelée à la rescousse pour déification de
l'intervenant : "ce Prométhee qui dérobe la lumière du Soleil",
photographe"
"Phébus-Apollon
(Ph. Burty).
s'est Dieu
réfugié
lui-même
sur la serait
terre, donc
sous les
le créateur
habits d'un
de l'image
par machine interposée, moyennant le médium d'un flux immatériel.
Si l'on sait que les premières locomotives anglaises ont porté des
noms mythologiques, puis des noms de constellations et de héros
romantiques de Walter Scott (36), le besoin d'une déification
détournée vise sans doute à décharger l'homme d'une responsabilité,
d'un pouvoir (c'est-à-dire d'un rôle dévolu au divin) qu'il a peine
à assumer. Ceci paraît net pour la photographie puisque ni la machine
ni l'opérateur ne sont considérés comme responsables de
l'apparition de l'image ("apparition" autre mot divin). Parfois, le
commentaire évite de s'interroger sur la nature des agents; en quelque sorte,
tout ceci se fait tout seul, spontanément. "C'est la figure même
qui se retrace et revit telle qu'elle est" (37) (mais que serait une
"figure" naturelle ?). Henry Fox Talbot, dans Pencil of Nature assure
avoir trouvé "un procédé chimique par lequel les objets naturels
peuvent se délimiter d'eux-mêmes sans l'aide d'un crayon". "Toutes
ces choses se gravent à l'instant même dans cette espèce de chambre
obscure qui conserve toutes les empreintes", "le soleil frappe tout d'un
coup", écrit encore Jules Janin en 1839. La croyance en la spontanéité
miraculeuse du procédé est bien exprimée par cette caricature de
Daumier, "les bons bourgeois", où l'on voit un homme présentant
à sa femme
" — Tiens,
un daguerréotype
ma femme, voilà
: mon portrait au daguerréotype que
je te rapporte de Paris.
— Pourquoi donc que tu n'as pas aussi fait faire le mien pendant
que tu y étais ! ... égoïste, va !"

(33) P. Périer, ouvr. cit., p. 170.


(34) J. Janin,/, 'Artiste, 3, 1839, p. 277 et suiv.
(35) W. Welling, Photography in America, the formative years, T. Y. Crowell,
1839-1900, New- York, 1978, p. 66.
(36) G. Metken, Catalogue, Les Machines Célibataires, Musée des Arts Décoratifs,
Paris, 1976, p. 54.
(37) F. Wey, 'Théorie du portrait", La Lumière, 1 , 1 85 1 , p. 46 et suiv.
66 Michel Frizot

Et dans le camp photographique, on se plaindra de cette gênante


réputation de facilité : "on nous oppose que nos dessins se produisent
tout seuls, pendant que nous baillons aux corneilles" (38).
Si Dieu intervient manifestement ici sous forme déguisée, c'est
que la machine photographique s'attaque à un domaine sacré : celui
de la production de l'image qui, si l'on s'en tenait à une
interprétation parfaitement mécaniste serait une production presque
entièrement automatique. Nous avons souligné déjà que l'on reproche à
l'image photographique sa trop grande perfection, parce qu'elle n'a
pas l'imperfection de l'humain, qui serait alors "l'expression". Et
toute image, surtout parfaite, est, d'une certaine manière, celle de
Dieu (l'ultime sacrilège serait, pour le futur, la production
automatique du texte). Il ne peut donc y avoir, en filigrane de ces
opérations pour l'homme de 1850, que Dieu ou Diable.
Témoin ce texte étonnant publié par le Leipziger Anzeiger à
l'annonce de la daguerréotypie : "Non seulement fixer de fugitifs
reflets est une impossibilité [...] mais le vouloir confine au sacrilège.
Dieu a créé l'homme à son image, et aucune machine humaine ne
peut fixer l'image de Dieu. Il lui faudrait trahir tout à coup ses propres
principes pour permettre qu'un français, à Paris, lançât dans le monde
une invention aussi diabolique" (39). Tout y est : Dieu, le Diable,
l'image de Dieu et la machine. Le commentaire du fait
photographique se réfugie donc dans la contemplation d'une magie opératoire :
"oui, c'est là un solennel instant de poésie et de magie, auquel on ne
peut rien comparer dans les arts" (40). Gaudin, un daguerréotypiste
de la première heure avait trouvé quant à lui le moyen de doter la
machine d'une âme frivole puisqu'il serait l'inventeur (41) du petit
oiseau sortant de l'objectif à l'intention des enfants farouches, juste
retour instantané de la captation d'une partie du sujet par la
diabolique machine.

4. Ce que sait la machine

Précisément, cette machine qui ne peut parler par elle-même,


ne laisse pas d'inquiéter car elle "prend" ("la nature en liberté, il
faut que le photographe la prenne sur le fait") (42), "saisit", "trace",
"reporte". Elle sait donc quelque chose, elle est dépositaire d'un
certain savoir sur les hommes et les choses, d'un certain pouvoir,
et elle éveille le soupçon. Que fera-t-elle de ce qu'elle sait ? Car elle
sait déjà "avant", mais elle sait davantage encore après l'acte
photographique et l'on ignore ce qu'elle a capté de Findividu-sujet ou de
l'opérateur. L'énoncé de la-photographie-se-faisant cherche donc à

(38) P. Périer, ouvr. cit.


(39) P. Bourdieu, Un Art moyen, essai sur les usages sociaux de la photographie, Paris,
Minuit, 1965, p. 290 et G. Freund, Photographie et société, Paris, Seuil, 1974, p. 71.
(40) J. Jmin, L'Artiste, 3, 1839, p. 277 et suiv.
(41) Traité pratique de photographie, Pans, 1844, p. 156.
(42) Disdéri, L 'art de la photographie, Paris, 1862, p. 305.
Le diable dans sa boite ou la machine à explorer le sens 67

cerner le savoir de la machine, même s'il est indéniable qu'il lui est
conféré par l'homme. Apparaissent ainsi certaines différences qui
font le pouvoir (ou la sujétion) de la photographie par rapport à la
peinture.
Tout d'abord, la chambre noire a un pouvoir biographique :
"il faut que (le photographe) biographie" pour faire un bon portrait,
dit Disdéri;il faut aussi pour cela "que le modèle oublie qu'il est
devant l'objectif (43). La machine sait ce que nous sommes, nous qui
posons devant l'objectif, individu, couple, groupe, elle en donne une
traduction parfois inattendue (on ne se reconnaît pas, surtout au
XIXème siècle) ; elle a pour cette fonction un oeil, organe de vision
rapporté sur son grand corps (trépied, chambre, voile noir) qui nous
regarde en face - "les yeux de verre de la machine" dit Champ-
fleury (44). D'où le refus fréquent, même de nos jours, de se laisser
photographier, comme s'il s'en suivait une perte d'identité. Maxime
Ducamp note ainsi l'attitude d'un membre de son équipage lors de son
voyage photographique en Egypte avec Flaubert : "II ne pouvait
souffrir d'être employé à porter un appareil et il se livrait alors à une
expression pantomime pour expliquer qu'il était bon pour ramer, pour
pousser à la perche mais que pour cette invention du Diable, il n'y
comprenait rien" (45). La peur de l'appareil est une fuite devant son
savoir supposé. Il serait utile de faire une histoire des attitudes de
pose : au début de la photographie, le regard de l'objectif est le témoin
principal de la vie, de la situation sociale de chacun, il prend et est pris à
témoin de l'honneur, de la dignité, et l'on pose de face. Le pouvoir du
regard est encore un pouvoir d'effraction (l'expression "prendre la vue
d'un monument" se trouve dans le rapport d'Arago du 3 juillet 1839 et
appartient déjà au vocabulaire de la peinture et du dessin).
La machine est dotée, aux yeux des contemporains, d'un autre
savoir singulier par rapport à la peinture : elle peut (et doit) opérer
un choix. "Quand un photographe prend une vue, vous ne voyez
jamais qu'une partie découpée d'un tout" (46). "Ce n'est pas chose
facile que de choisir dans l'espace que le regard peut embrasser le
coin privilégié qui réunisse toutes les conditions indispensables de
lumière, de ligne et de perspective pour composer un tableau" (47).
La particularité de la photographie est de découper dans la réalité
un rectangle auquel il faut se tenir, sans possibilité d'arrangement
à l'intérieur de cette limite où s'inscrit la nature : "tandis que le
peintre choisit à son gré dans la nature et rassemble les objets les
plus divers [...] le photographe ne saurait se passer de la présence
des objets qu'il veut reproduire" [...] "il faut donc qu'il trouve dans la
réalité tous ces éléments réunis" (48).

(43) Disdéri, Renseignements photographiques, Paris, 1855.


(44) Le Réalisme, Paris, 1857.
(45) Catalogue, En Egypte au temps de Flaubert, Kodak-Pathé, 1980, p. 27.
(46) E. Delacroix, Journal, 1er septembre 1859.
(47) E. Lacan, Esquisses photographiques à propos de l'Exposition Universelle
et delà guerre d'Orient, Paris, 1856.
(48) Disdéri, ouvr. cit., 1862, p. 255-257.
68 Michel Frizot

On pourrait dire aussi que la machine photographique jouit


d'un pouvoir personnel, en ce sens qu'elle donne l'impression de
travailler d'une manière autonome, sans intervention extérieure
majeure ; de là, qu'elle a mauvaise réputation d'être maniable par
n'importe qui : "c'est une gravure à la portée de tous et de chacun" (49).
Arago soulignait déjà lors de la divulgation du procédé que le
daguerréotype est "à la portée de tout le monde" ; ainsi, "chacun peut en
faire autant", entend-on dire (50). Tous les arguments sont bons
pour dénigrer la nouvelle venue : trop simple ou trop compliqué,
trop beau ou trop laid, etc. , parce qu'on ne sait ce qui se passe dans
la machine, ce qui s'y produit : tout simplement une reproduction
inquiétante si on l'entend au sens physiologique, ou une production
au sens économique ; dans les deux cas, une action anti-divine, une
action d'autonomie qui crée une interrogation. L'appareil
photographique est, à certains égards, un domaine clos et complet qui
constitue une "machine célibataire" avec un ensemble sexualisé à deux
éléments : masculin (l'objectif), féminin (la boite). Il ne fait pas de
doute que la lumière, ou le soleil, y jouent un rôle fécondateur. La
matrice est alors le lieu d'une production d'image, quasi-instantanée,
spontanée, sans manifestation énergétique, qui prend alors le sens d'un
engendrement divin, où la reproduction se joue à deux niveaux :
à l'intérieur de l'appareil (la nature se reproduit), à l'extérieur (la
reproductibilité infinie du négatif photographique, sur papier ou
verre). Mais on aura noté que l'engendrement requiert la présence
médiatrice de l'homme qui assure ici sa fonction créatrice (rejetée
dans sa traduction mécaniste) en dernier ressort sur le plan du texte :
c'est lui qui parle et qui va nous dire, non ce que fait la machine
car il ne veut pas le savoir, mais ce qui fait sa différence dans
l'immanent, dans l'indéfinissable ; il parlera donc d'art.

5. Ce que dit l'homme

Le premier réflexe de refuge face à l'inexpliqué est de ne


considérer que ce que l'on voit. L'homme se borne donc dans un premier
temps à voir seulement une image très matérielle, mais avec hésitation,
car il assimile le produit de la machine à la machine même ; il lui en
transfère les qualités d'exactitude ou de rapidité comme nous l'avons vu. Mais
il ne sait donner une traduction de sa nouveauté que dans la
comparaison avec ce qu'il connaît. L'expression "dessin héliographique"
est constante dans les écrits, même pour le daguerréotype dont la
surface métallique est loin de rappeler le papier : "enfin, quel est l'objet
de l'examen? un dessin" (51). De fait, la limitation aux valeurs de
gris dans la photographie l'assimile d'emblée davantage à la gravure
ou au dessin qu'à la peinture, malgré les velléités à l'imitation
picturale manifestées par la pratique du coloriage (surtout dans le portrait).

(49) J. Janin, L 'Artiste, 3, 1839, p. 277 et suiv.


(50) P. Périer, ouvr. cit.
(51) Ibid.
Le diable dans sa boîte ou la machine à explorer le sens 69

La photographie emprunte à la gravure ou à la photographie la


présentation sur papier et sa reproductibilité (but poursuivi par Niepce
qui voulait par ce moyen éditer des oeuvres d'art à bon marché).
L'assimilation à des catégories connues donne à la photographie un statut
certes logique mais qui n'est pas sans arrière-pensée : c'est l'intégrer
au domaine de l'art sans lui reconnaître une autonomie, en la
maintenant proche des "arts industriels" : "mystérieux problème d'un
lien entre ce qui est l'art et ce qui n'est pas tout à fait l'art" (52),
difficile définition. Le commentaire veut en tout cas persuader
de l'apparence d'un dessin comme ces palmiers de Méhédin "qui
semblent une mine de plomb de Marilhat estompée par places" (53);
on prête même aux peintres le désir de rivaliser : Buřty désigne
les photographies de paysages d'Ildefonse Rousset comme "cent
tableaux que les artistes les plus fins de l'école moderne signeraient
des deux mains" (54). Cette attitude, par contre, rejette la
photographie dans une fonction inférieure qui est celle du dessin au XIXème
siècle : "Prendre
"études" elle sera une
sur le
aidefait
pour
desle groupes
peintre, des
en lui
attitudes
fournissant
qu'ildes
pouvait
conserver comme de précieux croquis" (55); on sait en effet que
Delacroix lui-même copiait des photographies de nus, que beaucoup
d'artistes en possédaient dans leurs cartons et que certains
photographes étaient spécialisés dans la production de tels documents
(paysages, scènes de genre, nus) comme Valou de Villeneuve, Moulin,
Quinet, Famin, jusqu'à Atget inclus. La photographie en effet
"rappelle l'artiste à la nature" (F. Wey) et certains, loin de l'en blâmer,
voient ici la preuve de son intégration au domaine de l'art ; aide et
accessoire, elle est un moyen d'accès : "l'héliographie aura pour but
définitif de faire ressortir plus éclatant et plus senti le côté idéal de
l'art en s'emparant de tout ce qui est du ressort de la réalité sèche
et crue" (56). Au moins ce débat permet-il d'accéder à une définition
de l'art. Disdéri souhaite pour la photographie une reconnaissance
qui se manifeste par "les honneurs de la classification" : "il y a des
photographes de portrait, de paysage, de nature morte, de genre,
d'intérieur, comme il y a des peintres d'intérieur, de genre, etc." (57).
A scruter le raisonnement de la critique, il est bien difficile de
trouver une liaison entre les diverses invocations sensées définir l'art,
celui de la peinture, face à la production machiniste. Le premier
recours est pour Dieu : "ce qui fait l'artiste, c'est la mens divinor,
c'est la divine inspiration" (58) ou pour l'âme : "les beaux-arts ont
leur source dans l'âme" (59) ou pour le sentiment : "la delineation

(52) Ph. Buřty, "La gravure, la lithographie et la photographie au Salon de 1865",


Gazette des Beaux-Arts, 19, 1865, p. 92.
(53) Ph. Burty, "La photographie en 1861", Gazette des Beaux-Arts, 11, 1861,
p. 247.
(54) Ph. Burty, art. cit. supra, n 52.
(55) E. Lacan, à propos de Charles Nègre.
(56) F. Wey, Du naturalisme, op. cit.
(57) Disdéri, Renseignements photographiques, Paris, 1855.
(58) F. Wey, Du naturalisme, art. cit. supra, n 15.
(59) Claudet, art. cit.
70 Michel Frizot

sera parfaite, mais elle n'aura nul sentiment" (60). Plus sérieusement,
l'art se définit d'abord, devant la machine, comme une
interprétation qui s'oppose à la reproduction, quelque parfaite qu'elle puisse
être : "il est donc facile d'affirmer que, l'homme n'étant pas machine,
ne peut rendre les objets machinalement. Subissant la loi de son moi,
il ne peut que les interpréter" (Champfleury). La photographie se
reconnaît volontiers un handicap dans une certaine impossibilité
de "composer", c'est-à-dire d'arranger sur la surface des éléments
qui deviennent l'un par rapport à l'autre des symboles, mais elle entend
en user lorsque cela est possible, en particulier dans la pose du modèle
pour le portrait. Il faudrait pouvoir distinguer précisément entre les
différents "genres" qui se jugent diversement face à l'art. Le portrait
revendique nettement, à travers les écrits de Disdéri, et les premiers
clichés d'Adam-Salomon et Nadar à l'Exposition de 1855,
abondamment commentés dans leurs particularités rivales, une autonomie
d'expression qui en fait l'égale, sinon la triomphatrice de la peinture.
Mayer et Pierson font ainsi l'éloge du portrait photographique d'Abd el
Kadeř, "tête si belle, si calme, si vivante dans sa mélancolique et
puissante résignation" opposé au "front sans génie, regard sans flamme,
teint bilieux" du Bonaparte d'Ingres (61).
L'idée assez neuve du "style" trouve ici sa définition dans la
supériorité de la peinture. Edmond About, dans un texte trop long
pour être cité ici, imagine les attitudes d'écrivains, de peintres, et
d'un photographe dans la forêt de Fontainebleau pour faire ressortir
le caractère transformateur de la création : "Et maintenant,
comprenez-vous le sens de ces mots : le style, c'est l'homme ? Le style est
la transformation des choses par l'esprit de l'homme" (62). Tôppfer,
en 1841, cherchait à légitimer le rejet du daguerréotype par une
argumentation détaillée, réflexion précieuse sur la nature de l'art. Il
y introduit également la notion de style, qui est la différence entre
les productions de divers artistes, tandis que "dans les plaques Daguerre,
le faire manque" ; c'est "le corps moins l'âme". Derrière la
perfection se manifeste une absence, celle de la pensée : "cette chose qui
sépare à jamais les merveilles du procédé des simples produits d'une
création (63).
individuelle" intelligente,
Tout le c'est
statutle de
sceau
l'art deselajoue
pensée
danshumaine
cette inégalité
et de
Г "identité qui est l'espèce d'imitation propre à la plaque (daguer-
rienne), et la ressemblance, qui est l'espèce d'imitation propre à tout
produit de l'art". La ressemblance se définit comme "un ensemble
de signes rappelant des objets et des rapports nombreux et complexes".
La profession de foi de Tôppfer prend ici une valeur théorique en
fonction du reproche sous-jacent qui est fait à la machine (64) : "aucune

(60) Rapport sur le Diagraphe, Journal des Artistes, 9, 1 83 1 .


(61) Mayer et Pierson, op. cit., p. 108-109.
(62) E. About, op. cit.
(63) Toutes ces citations et suivantes, R. Tôppfer, ouvr. cit.
(64) Notons cependant que Tôppfer ne connaît pas à cette époque la photographie
sur papier et que son analyse est soumise à l'apparente précision et aux
inconvénients des reflets du daguerréotype, indices mécaniques s'il en est.
Le diable dans sa boite ou la machine à explorer le sens 71

machine quelque parfaite qu'on la suppose, quelque miraculeuse qu'on


la puisse imaginer, ne saurait produire jamais le moindre des
phénomènes qui appartient à l'Art. En particulier, la machine Daguerre, alors
même qu'elle aura été perfectionnée jusqu'au point de reproduire
l'image colorée des objets immobiles, et aussi celle des objets en
mouvement, ne se sera pas rapprochée de l'art d'un seul pas, car toujours,
nécessairement et de plus en plus, elle donnera l'identité au lieu de
donner la ressemblance, l'image du visible au lieu du signe de l'invisible,
la matière par et pour la matière, au lieu de la matière par et pour
l'esprit". Une ultime distinction entre la "ressemblance matérielle" et la
"ressemblance morale", présente chez plusieurs auteurs (dont Disdéri à
propos du portrait), clôt cette réflexion idéaliste en plaçant à nouveau
l'homme-objet en intercession entre matière et divin.

6. La machine a un sens

Reste une ombre qui n'a pas été évoquée : toutes définitions
de l'art données à seule fin d'en interdire ou minimiser l'accès à la
photographie, une production soi-disant mécanique peut-elle signifier
quelque chose dans le domaine flou du "sentiment", de Г "âme",
de la "pensée"? Vers 1850, la peinture bénéficie d'une théorie de
ses lois et buts, qui permet à la critique de parler le tableau ; novatrice
en technique, la photographie propose, quelque mauvais gré qu'on en
ait, une image autre qui déconcerte, une image sans clés, sans code
d'analyse. D'où cette difficulté de parole, cette absence d'une lecture
de la photographie au milieu du XIXème siècle. Nous y décèlerons
cependant la volonté d'investir d'un sens le produit d'une machine,
quitte à le gratifier timidement au passage de ce qui fait pour d'autres
commentateurs la singularité de la peinture.
Que signifie donc photographier ? C'est ici agir avec un
instrument, conjointement avec ses limites et ses possibilités : "l'objectif est
un instrument comme le crayon ou le pinceau" (L. Figuier). On voit
paraître à travers les commentaires des expositions de 1855 et 1859
l'idée d'une manière personnelle à chaque photographe, donc d'un
style, et la nette séparation des "écoles" françaises et anglaises (65).
On réclame pour la photographie l'autonomie des lois de
représentation et une "esthétique particulière" (Disdéri). "Tout un art, un grand
art est (66).
tout" à créer;
La notion
nous essayons
de composition,
d'en pénétrer
de rassemblement
les premières d'éléments
lois, voilà
disparates en un tout signifiant qui voulait rester l'apanage de la
peinture peut devenir pour certains une caractéristique de la photographie
par "le travail minutieux de l'opérateur qui "dirige l'action de la lumière"
(Mayer et Pierson) et met à profit "un moment favorable à saisir"
(Claudet). Le portrait photographique n'entend pas en rester à un

(65) L. Figuier, La Photographie au Salon de 1859, Paris, 1860, et E. Lacan,


ouvr. cit.
(66) Disdéri, L 'Art de la photographie, Paris, 1862, p. 21.
72 Michel Frizot

surplus de ressemblance matérielle et s'attaque directement à une


institution, le portrait peint de l'aristocratie, pour le divulguer dans
d'autres classes sociales : "La position de la figure, l'arrangement des
draperies, le choix des accessoires convenables, toutes choses
constituant la composition d'une peinture ne sont pas exclusivement
l'apanage du peintre" (67). Chacun s'efforce de désigner l'apport personnel
intellectuel du photographe, sa part d'initiative (Burty) : "La
photographie est arrivée à rendre des aspects de la nature tellement
particuliers et personnels, qu'on doit se demander aujourd'hui où finit
la volonté pure, où commence la manipulation" (68). "La théorie
de l'esthétique daguerrienne est à faire" dit Francis Wey. Il faudra
mental"
admettre accessible
que la ressemblance
aussi au photographe
est "unequi,
idéeloin
abstraite",
de se sentir
"unenchaîné
travail
par l'exactitude de la machine, profitera de sa liberté de choix pour
faire preuve de sentiment artistique : "La théorie des sacrifices, si
largement pratiquée par Van Dyck, par Rubens et par Le Titien, doit
être encore plus rigoureusement entendue par l'artiste héliographe"
(69), "sacrifices portant sur la distribution de la lumière et sur la
suppression de certains détails". Un opposant de la photographie comme
Lamartine réintroduit en effet, sous l'influence d'Adam-Salomon,
la présence essentielle du photographe : "la photographie, c'est le
photographe [...], c'est mieux qu'un art, c'est un phénomène solaire
où l'artiste collabore avec le soleil". Nous n'en sommes pas encore
à cette "image différente de celles que nous avons l'habitude de voir,
singulière et pourtant vraie" (Proust), mais déjà l'image photographique
s'est trouvé un public et a reconsidéré un oublié : le spectateur, en
poussant dans d'autres retranchements la fonction du voir et la volonté
de voir : "la photographie quant aux apparences des corps, l'étude
photographique quant aux effets de la lumière, ont changé la plupart des
manières de voir, de sentir et de peindre" (70).
Parler la photographie, vers 1850, est un exercice de style périlleux
à la limite de l'iconoclasme, mais le voile noir est d'ores et déjà déchiré,
qui laisse voir ce qui fait le sens de cette image dérobée : la vérité nue
de la nature et le regard direct du sujet, tout ensemble trahis par un
autre regard, non plus celui du peintre, mais celui d'une énigmatique
prothèse à forme d'oeil.

7. De Dieu, derechef

"A l'aspect des premières analyses photographiques que nous lui


présentions, il eut un cri d'étonnement et accusa notre appareil de voir
faux". C'est un peintre, Meisonnier, confiant dans sa vision d'artiste,
qui crie et accuse lorsque Demeny lui montre vers 1882 des chrono-
photographies de chevaux au galop. L'oeil de la machine qui voit

(67) Claudet, art. cit.


(68) Ph. Burty, art. cit. supra, n 52.
<69) F. Wey, "Théorie du portrait", art. cit. supra, n. 37.
(70) E. Fromentin, Les Maîtres d'Autrefois, Paris, 1875.
Le diable dans sa boite ou la machine à explorer le sens 73

différemment, ne peut être qu'un mauvais oeil, celui du Diable, venu


répandre la profanation de l'Art, et donc s'attaquer à ce qui est Dieu
parmi les hommes. La mécanique du XVIIIème siècle, celle des
automates, a rompu avec le merveilleux et s'est douloureusement convertie
à l'utilitaire. L'ardeur des photographes à trouver une rédemption
ira jusqu'à doter la machine d'une âme en l'acceptant pour médiatrice.
Déjà Léonard de Vinci préconisait, pour s'assurer de la vérité d'un
tableau, de diriger vers la nature représentée un miroir et de comparer
ce qu'on voit là avec le tableau; le rôle pratique du miroir est tenu
plus tard par la chambre noire qui reproduit elle-même en son sein un
"miroir de la nature".
Le sens naissait dans la présence impérieuse et salvatrice de ce
miroir, support et médiateur de la réalité, qui ne peut se "fixer" des
yeux, vers l'imagnaire portatif de l'image. La chambre noire est ce
lieu de passage ; pour permettre une telle révélation, Dieu serait donc
revenu dans la boîte. Lorsque cette espérance hésitante du XIXème
siècle sera devenue certitude, l'appareil photographique pourra figurer
par sa matérialité même, l'ultime image animée du divin, se faire
portrait, et Francis Picabia pourra représenter Alfred Stieglitz sous les
traits de sa machine, une "camera" désarticulée, avec cette inscription
sans équivoque : "Idéal / Ici, c'est ici Stieglitz foi et amour" (71).

(Université de Dijon)

(71) Couverture de la revue 291, New- York, 1915.

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