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APPAREILS POSTIDÉOLOGIQUES DE MARCHÉ : INTERPELLATIONS

PUBLICITAIRES ET DETTE IMPAYABLE

Maria Kakogianni

Presses Universitaires de France | « Actuel Marx »

2012/2 n° 52 | pages 164 à 178


ISSN 0994-4524
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ISBN 9782130586999
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deleuze/guattari

M. KAKOGIANNI, Appareils Postidéologiques de Marché : interpellations publicitaires et dette impayable

Appareils Postidéologiques
de Marché :
interpellations
publicitaires
et dette impayable
Par Maria KAKOGIANNI

Dans les parages de Mai 68, en 1970, Louis Althusser tire de ses travaux
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en cours, demeurés inachevés, l’article « Idéologie et appareils idéologiques
d’État ». Sous-titré « Notes pour une recherche », le corps du texte est
marqué par des lignes entières de points de suspension1. Aujourd’hui, les
marchés financiers spéculent sur la faillite des États et ordonnent des cures
d’austérité. Si la coercition de l’État est toujours active dans le processus de
_
production des « sujets », toute la question est de savoir comment et dans
164 quelle mesure, à présent, la question de la subjectivité peut être reposée en
_ termes d’interpellation non seulement par le policier, comme dans la scène
althussérienne, mais aussi par la publicité. Il s’agit donc d’essayer de penser
non seulement la coercition d’État et l’appareillage entre Interdit et culpa-
bilisation, mais aussi le conditionnement de Marché et l’appareillage entre
permissivité hédoniste et victimisation. Si les « sujets » sont des effets pro-
duits par les normes, des normes de reconnaissance qui règlent et excluent,
il s’agit d’analyser comment et dans quelle mesure ce qui « normalise »
aujourd’hui les individus relève moins des idéaux universalistes (idéologie)
de la raison d’État que du pragmatisme fétichiste (post-idéologie) de la fo-
lie marchande. Je propose de commencer à partir de deux grands lecteurs
contemporains d’Althusser : Slavoj Žižek et Judith Butler.

L’idéologie de la post-idéologie
La leçon officielle du XXe siècle est que les rêves de changement radical de
la société ayant tourné au cauchemar, il ne faut plus rêver, mais gérer. Si nous
vivons dans une époque qui se perçoit comme post-idéologique, une des
stratégies majeures de la pensée de Žižek consiste à montrer, point par point,
le caractère idéologique de cette perception. Il ne cesse de souligner que le

1. Pour Étienne Balibar, la fécondité intellectuelle du texte « est liée justement à cette suspension de la pensée au voisinage de
l’articulation décisive, à la fois signalée et dérobée, que matérialisent les points de suspension », p. 13, Préface d’É. Balibar pour la
réédition : Louis Althusser, De la reproduction, Paris, Puf, 2011.

Actuel Marx / no 52 / 2012 : Deleuze/Guattari

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« pragmatisme post-idéologique » relève de la pure idéologie, au même titre


que le rejet des utopies émancipatrices, au motif qu’elles sont propices aux
totalitarismes, aboutit à l’imposition de l’utopie libérale2. Puisque le fossé
entre l’idéologie et la post-idéologie relève lui-même de l’idéologie, il s’agit
d’examiner comment, par quel mécanisme, par quels appareils, l’idéologie
de la post-idéologie soutient et prescrit des pratiques. « L’idéologie n’est pas
constituée de propositions abstraites, elle est plutôt cette texture même du
monde-de-vie qui ’schématise’ les propositions et, partant, les rend viables »3.
Rappelons ici les deux thèses d’Althusser : 1) Il n’est de pratique que par et
sous une idéologie ; 2) Il n’est d’idéologie que par le sujet et pour des sujets4.
Nous arrivons ainsi à un premier énoncé : dans le capitalisme « post-
soixante-huitard », l’idéologie dominante est l’idéologie de la post-
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idéologie. À partir de là, il s’agit d’examiner les modifications quant aux
appareils d’interpellation, les pratiques ritualisées et la question de la sub-
jectivité au sein de ce nouveau dispositif.
Dans son texte, issu de la conférence de Berlin, L’Idée du communisme
comme universel concret, Žižek parle d’une transformation générale des
_
modalités hégémoniques de l’interpellation idéologique. Selon son ana-
lyse, l’Église constituait au Moyen Âge l’Appareil idéologique d’État (AIE) 165
principal. En revanche, la modernité capitaliste a imposé la domination _
bicéphale de l’idéologie juridique et de l’éducation : « Les sujets étaient
dès lors interpellés en tant que citoyens libres et patriotes, soumis à l’ordre
légal, et ces sujets juridiques résultaient eux-mêmes de l’éducation univer-
selle obligatoire imposée aux individus. L’écart était ainsi maintenu entre le
bourgeois et le citoyen, entre l’individu égoïste et utilitariste uniquement
préoccupé de ses intérêts privés et le citoyen dévoué à la sphère universelle
de l’État – et dans la mesure où, dans la perception idéologique spontanée,
l’idéologie est limitée à la sphère universelle de la citoyenneté, alors que
la sphère privée des intérêts égoïstes est considérée comme ’pré-idéolo-
gique’, le fossé même entre l’idéologie et le non-idéologique est transposé
dans l’idéologie »5. À ce déplacement entre le Moyen Âge et la modernité
capitaliste, Žižek va ajouter un second déplacement : « À la dernière étape
du capitalisme ’post-moderne’ et post-soixante-huitard, l’économie elle-
même (la logique du marché et de la compétition) s’impose progressive-
ment comme l’idéologie hégémonique »6.

2. S. Žižek, Après la tragédie, la farce !, Paris, Flammarion, 2010, p. 122 : « Dans le capitalisme global contemporain, la naturalisa-
tion idéologique a atteint un niveau sans précédent : rares sont ceux qui osent ne serait-ce que rêver utopiquement d’alternatives
possibles. (…) Ce fait, loin de prouver que l’ère des utopies idéologiques est derrière nous, laisse au contraire à penser que cette
hégémonie incontestée du capitalisme est soutenue par le noyau précisément utopique de l’idéologie capitaliste. Les utopies de
mondes alternatifs ont été exorcisées par l’utopie du pouvoir, elle-même déguisée en réalisme pragmatique ».
3. S. Žižek, Vivre la fin des temps, Paris, Flammarion, 2011, p. 24.
4. L. Althusser, « Idéologie et appareils idéologiques d’État », Positions, Paris, Éditions sociales, 1976, p. 122.
5. S. Žižek, L’idée du communisme II, Paris, Lignes, 2011, p. 336.
6. Id.

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Žižek évoque la « perception idéologique spontanée » qui consiste en


cette distinction fondatrice entre, d’un côté, l’intérêt égoïste et la sphère
privée, considérés comme le domaine « pré-idéologique », et, de l’autre, le
bien commun et la sphère universelle de l’État en tant que domaine propre-
ment « idéologique ». Au fond, ce qui est reconnu comme pré-idéologique
n’est autre que l’économie avec des individus égoïstes et utilitaristes. C’est
à travers les appareils idéologiques d’État que les individus sont interpellés
en sujets. Que se passe-t-il alors lorsque l’économie devient l’idéologie
principale sous forme d’une post-idéologie ?
Suivant Althusser, l’idéologie est une « représentation » du rapport
imaginaire des individus à leurs conditions réelles d’existence. Or, Žižek
pointe que, lorsque « le cours normal des choses est traumatiquement
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interrompu, le champ s’ouvre alors à la compétition idéologique ’dis-
cursive’ »7. C’est le cas de la présente crise financière. Elle a commencé
comme une crise de l’endettement privé pour se transformer en crise des
dettes souveraines avec la prophétie autoréalisatrice des marchés quant à
la « faillite des États ». Les marchés s’inquiètent du risque de faillite de tel
_
ou tel État qui a de plus en plus de mal à accéder au crédit et pour qui il
166 devient de plus en plus difficile d’éviter le défaut de paiement. Tout cela
_ dans un contexte où le seul remède proposé est d’inspiration néolibérale :
réduction de l’État, privatisations, démantèlement des acquis sociaux.
Bien que conjoncturelle, la présente crise n’est pas un accident. Le néo-
libéralisme est le nom d’une gouvernance par la dette. À partir du milieu
des années 1970, à travers des lois qui obligent les collectivités locales
et les États à recourir aux marchés financiers pour leur financement et
non plus à la Banque centrale, s’établissent petit à petit le creusement des
dettes souveraines et la dépendance aux marchés. Ce creusement des défi-
cits publics devient le cheval de Troie de ce nouveau sujet collectif – « les
marchés » – et de ses sautes d’humeur – « les marchés sont inquiets » – qui
s’introduit pour gagner la bataille contre le grand ennemi des néolibéraux :
l’État-providence8.
Cette gouvernance par la dette ne se limite évidemment pas aux États
ou aux collectivités. L’endettement privé est son autre versant. Crédits de
consommation, crédits autos, crédits immobiliers, prêts étudiants, cartes
de fidélité – à crédit – des supermarchés, la liste est longue. À partir du
moment où, vers le milieu des années 1970, la consommation devient
« moteur de croissance », nous rentrons dans l’économie de la dette. Il sera
ici question de ce que nous appellerons les Appareils Postidéologiques de
Marché et de la manière dont ils dressent les individus à vivre sans Idées

7. S. Žižek, Après la tragédie, la farce !, op. cit., p. 32.


8. Voir M. Lazzarato, La fabrique de l’homme endetté : essai sur la condition néolibérale, Paris, Éditions Amsterdam, 2011, pp. 23-24.

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(monde-de-vie post-idéologique) mais avec des dettes.


Il s’agira de voir comment, dans une nouvelle forme d’interpellation,
l’interpellation publicitaire, la victimisation généralisée, le spectacle
des souffrances vécues, et la reconnaissance d’une dette impayable en-
vers les victimes, aménagent la demande inconditionnelle des crédits.
Engels soulignait il y a bien longtemps que l’économie avait pris un
caractère philanthropique, et qu’elle avait « retiré sa faveur au producteur
pour l’accorder au consommateur »9. Dans l’hypothèse des Appareils
Postidéologiques de Marché, il s’agit précisément d’essayer d’analyser
comment cette « philanthropie » envers le consommateur est appareillée,
comment la reconnaissance des souffrances et la victimisation généralisée
deviennent sources de profit, une condition de reproduction du système
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plutôt qu’une menace. Si le Capital est le grand créancier, tout un en-
semble de techniques est mis en œuvre pour que ses sujets demandent
« librement » des crédits.
Le premier diagnostic de Žižek selon lequel l’économie s’impose pro-
gressivement comme idéologie hégémonique s’accompagne d’un second :
_
« L’ennemi n’est plus l’État qu’il faut saper à partir de son point de torsion
symptômale, mais un flux d’autorévolution permanente »10. À la place de 167
l’Interdit, c’est l’injonction « Jouis ! » qui régule et discipline les individus _
et leurs pratiques. Après le citoyen dévoué à la sphère universelle de l’État,
le nouveau personnage est le consommacteur, sa singularité absolue et son
pouvoir. D’achat. Tout est permis, à condition qu’il rentre dans la circula-
tion marchande. La nouveauté et l’altérité se consomment. La culture de
la contestation vend et fait vendre. En témoignent l’apparition de tous les
produits dérivés de Mai 68 au moment de son quarantième anniversaire.
Le capitalisme avancé présente cette puissante capacité de re-présenter la
contestation dans le marché non seulement pour en annuler les effets,
mais aussi pour en faire profit. Toute inscription contestataire s’expose
à sa réinscription marchande. Dans le capitalisme post-soixant-huitard,
on assiste à un recyclage permanent à but lucratif des « symboles » de la
contestation, de l’émancipation, de la révolte.
D’où un deuxième énoncé : si l’ennemi n’est plus l’État, mais ce flux
d’autorévolution permanente, ce qu’il s’agit d’interroger aujourd’hui ce
sont les Appareils Postidéologiques de Marché (APM). Qu’en est-il des su-
jets ? Qu’est-ce qui change entre l’incorporation de la loi à travers l’Interdit
et cette nouvelle régulation à travers la permissivité hédoniste ? Il est temps
d’aller visiter notre deuxième lectrice d’Althusser, Judith Butler.

9. F. Engels, Esquisse d’une critique de l’économie politique (1843-1844), publié avec Les Manuscrits de 1844 de K. Marx sous le titre :
Critique de l’économie politique, Paris, éditions 10/18, 1972, p. 33 (préface de K. Papaioannou).
10. S. Žižek, Après la tragédie, la farce !, op. cit., p. 202.

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Sujets coupables
Dans La Vie psychique du pouvoir, Butler consacre un chapitre à l’assujet-
tissement selon Althusser. L’orientation de lecture de Žižek porte sur les
transformations des modalités d’interpellation idéologique. Butler, quant
à elle, pose au texte d’Althusser des questions qui portent sur les moyens
linguistiques et les procédés rhétoriques, concernant plus particulièrement
l’exemple de l’Église et les métaphores touchant à l’autorité religieuse. Bien
qu’Althusser introduise l’Église comme exemple, Butler pointe qu’il ne
s’agit pas juste d’un exemple, la conception même des AIE étant formée
à partir de celle de l’Église. Autrement dit, l’exemple a un statut de para-
digme. Butler énonce ainsi son orientation de lecture du texte d’Althusser :
« Le présent chapitre cherche à produire une relecture de cet essai qui
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tente de comprendre comment l’interpellation est essentiellement don-
née à voir à travers l’exemple religieux »11. Plusieurs points de l’analyse
de Butler peuvent nous servir de pivot dans l’hypothèse des Appareils
Postidéologiques de Marché.
Premier point : la nomination. Pour illustrer comment les individus
_
sont interpellés en sujets, Althusser recourt à l’exemple de « la voix di-
168 vine » qui nomme et qui, en nommant, amène ses sujets à l’être. Butler
_ parle ainsi de la force performative de la voix de l’autorité religieuse qui
est le paradigme de la théorie de l’interpellation. « Cette théorie attribue
ainsi, par cet exemple, la puissance de nomination divine aux autorités qui
appellent le sujet à l’être social »12.
Dans la scène de l’interpellation, le policier personnifie l’autorité de
l’État, la voix de la loi vers laquelle l’individu se tourne et qu’il reconnaît
comme lui étant adressée. En revanche, dans ce que nous appellerons la
« scène de la publicité », ce qui interpelle les individus est un discours
anonyme, sans voix ni signature. L’ennemi n’est plus l’État, le maître est
devenu anonyme, à l’image de ses « sociétés ». Capital sans queue ni tête.
Je soumettrai l’hypothèse qu’il y existe un certain nœud entre l’injonction
à la permissivité hédoniste et la victimisation. Disons que ce qui appelle
les sujets à l’être, non pas social, mais marchand, à l’être de la consommac-
tion, c’est une nomination victimaire. Car, à une victime, tout est dû et
tout est permis.
Deuxième point : l’adhésion coupable à la loi. La formation du sujet
paraît avoir lieu seulement à condition d’endosser la culpabilité. Comme
le remarque Butler, c’est comme s’il n’y avait pas de « je » susceptible de
s’attribuer un lieu, dans le discours et dans l’existence sociale, sans une
auto-attribution préalable de culpabilité.

11. J. Butler, La Vie psychique du pouvoir, Paris, Éditions Léo Scheer, 2002, p. 174.
12. Ibid., p 176.

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« Hé, vous, là-bas ! » Sur la scène de l’interpellation, le piéton se re-


tourne vers la voix de la loi et se constitue avant tout comme sujet cou-
pable. Si ce retournement renvoie à un certain désir d’être reconnu, c’est
au prix d’une culpabilité endossée. Ce n’est que dans un deuxième temps
qu’advient la nécessité de prouver son innocence. « Devenir ’sujet’, c’est
donc avoir été présumé coupable, puis jugé et déclaré innocent »13. Butler
parle ainsi d’une « compulsion d’acquittement ». Le citoyen respectable
doit sans cesse prouver son innocence en obéissant à la loi.
« Osez », « Faites-vous plaisir », « No regrets », « Consommer respon-
sable, aujourd’hui c’est possible »… Sur la scène de la publicité, ce n’est
plus l’adhésion coupable à l’interdit de la loi dont il est question, les APM
nouent l’adhésion victimaire et la permissivité hédoniste. Devenir un bon
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consommateur, c’est avoir été présumé victime, puis discipliné au « souci
de soi », au changement responsable, à une révolte privatisée qui s’intègre
au flux de l’autorévolution permanente. « Je souffre, donc je suis » : c’est
le cogito du marché pour aligner la transgression à la consommation et
maîtriser la contestation au profit de sa propre reproduction. Car s’il y a
_
une forme de discipline qui consiste à faire taire la contestation, la critique,
la provocation, il y en a aussi une autre qui, pour annihiler leurs effets, 169
consiste plutôt à laisser parler. Ici, ce qui fait symptôme, c’est moins la _
blessure masquée, inexprimée, qu’une sorte de fétichisation de la blessure
adossée au fétichisme de la marchandise comme « remède ». Les identi-
tés subversives se vendent bien et servent à vendre. Le système arrive à
maîtriser sa propre contestation et à la réinvestir au profit de sa propre
reproduction. Ce que les Appareils Postidéologiques de Marché doivent
cultiver, c’est la « compulsion de transgression » pour que les consommac-
teurs marchent tout seuls.
Troisième point : maîtrise et soumission. Butler souligne qu’Althusser
conçoit la maîtrise du « bien parler » comme une sorte de soumission. La
question de la maîtrise des savoir-faire, dont le savoir bien-parler, renvoie
à l’idéologie. Or, le cadre binaire maîtrise/soumission est, dit-elle, battu
en brèche par Althusser, qui montre que la soumission est une maîtrise
paradoxale d’un type particulier14.
Ce que nous pouvons traduire de la sorte : moins les consommateurs
sont dupes, cherchent les bonnes affaires, maximisent leur pouvoir d’achat,
plus l’assujettissement s’accomplit de manière complète. Dans le marché,
tout est permis, toutes sortes de pratiques excentriques et subversives, à
une condition : que cela rentre dans le flux de la circulation marchande. La
13. Ibid., p 181.
14. Ibid., p. 179 : « Plus une pratique est maîtrisée, plus l’assujettissement s’accomplit de manière complète. Soumission et maîtrise
ont lieu simultanément ; cette simultanéité paradoxale constitue l’ambivalence de l’assujettissement. Bien qu’on puisse s’attendre à
ce que la soumission consiste à s’incliner devant un ordre dominant imposé de l’extérieur, qu’elle se marque par une perte de contrôle
et de maîtrise, elle est elle-même paradoxalement une forme de maîtrise ».

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soumission consiste à s’incliner devant l’impératif de consommer, toujours


plus ; en même temps, l’efficacité de l’appareil consiste en ce que cette
soumission est vécue comme une transgression. Si l’idéologie est inscrite
dans des actes qui sont des pratiques réglées par des rituels, l’idéologie
marchande de la post-idéologie est une matrice de dérèglement où tout
doit être transgressé. Le seul rituel à respecter, sans Dieu ni maître, est
celui de la consommaction.
Disons que, si la force de travail sert à produire, le pouvoir d’achat sert
à reproduire les rapports de production. Un crédit, dans sa signification
la plus simple, est une promesse de paiement. Il prescrit l’avenir. Dans ce
sens, octroyer des crédits permet de disposer à l’avance les comportements
futurs. La « gouvernance par la dette » dans le capitalisme post-soixante-
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huitard produit des profits, mais en même temps reproduit ses propres
conditions de persévérance. Ce que les APM doivent assurer, c’est que les
individus marchent tout seuls vers les crédits.

Interpellations publicitaires et culture de la


_
contestation
170 Comme nous l’avons vu tout à l’heure avec Žižek, les AIE, dans la
_ modernité capitaliste, opèrent sur la base d’une séparation entre la figure
de l’individu égoïste uniquement préoccupé de ses intérêts privés et le ci-
toyen interpellé qui est dévoué à la sphère universelle de l’État. Or, à partir
du moment où l’économie s’impose progressivement comme l’idéologie
principale, il n’y a plus d’écart ni de discontinuité entre l’intérêt privé et
la sphère universelle. Le bien commun est un continuum du bien privé.
Dans le cadre de cette rhétorique qui se présente comme postidéologique,
l’homme est un automate de profit. La coopération résulte d’un calcul
égoïste. L’individu ne s’engage, rationnellement, pour le bien commun que
lorsqu’il peut en tirer un bénéfice privé. Le reste n’est que de l’idéologie et
des rêveries utopiques qui finissent, toujours, en cauchemar.
« Faire de soi-même une entreprise » : Foucault parlait ainsi d’une
nouvelle modélisation de la subjectivité. Une des métaphores-types de
« la rhétorique de la compétitivité », c’est que les États sont comme des
entreprises en concurrence dans le marché mondial. Si les banques ne
peuvent pas faire faillite, les États, en revanche, le peuvent, au même titre
que les ménages. Cette répartition entre possible et impossible indique
que la vieille séparation entre la sphère universelle de l’État et la sphère
privée des ménages est remplacée par la séparation entre, d’un côté, les
États, les entreprises, les ménages, toutes sortes d’acteurs économiques,
et, de l’autre, la scène de la mondialisation avec ses règles postidéolo-
giques sur lesquelles nul n’a vraiment prise. Car le point principal, et

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la condition assujettissante, c’est qu’il n’y a pas de metteur en scène.


Aujourd’hui, le maître est devenu anonyme, il n’est pas prohibitif,
il permet tout, à condition d’avoir suffisamment de pouvoir. D’achat.
Frédéric Lordon souligne toute la différence avec la possibilité de l’assigna-
tion à une cause localisée et imaginée libre – le parti, l’État, le Gosplan – et
à laquelle peut être prêtée une intentionnalité contingente. En revanche,
les forces du marché capitaliste « apparaissent sous l’espèce d’un ’effet de
système’, comme tel inassignable, sans centre, sans ingénieur délibéré,
donc assimilable à une quasi-nécessité »15.
L’interpellation des sujets décrite par Althusser ne marche pas sans
l’Autre Sujet. Lorsqu’il analyse l’idéologie religieuse chrétienne, Althusser
établit que la multitude de sujets religieux est possible « sous la condition
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absolue qu’il y ait un Autre Sujet Unique, Absolu, à savoir Dieu »16. Ainsi,
« l’interpellation des individus en sujets suppose l’existence’ d’un Autre
Sujet, Unique et central, au Nom duquel l’idéologie religieuse interpelle
tous les individus en sujets »17. En partant de son exemple, Althusser ré-
sume ensuite la structure de l’idéologie en général. La remarque de Butler
_
quant au statut de paradigme est donc tout à fait exacte.
Du point de vue de notre hypothèse, une série de questions peuvent 171
être posée au texte althussérien : si l’interpellation des individus en sujets _
suppose l’« existence » d’un Autre Sujet, qu’en est-il du Marché ? L’exemple
religieux peut être transposé à la sphère de l’État. Dans ce cas, les citoyens
et le jeu de reconnaissance supposent un Autre Sujet, unique et central,
l’État. Mais alors qu’en est-il de ce flux d’autorévolution permanente, ce
maître anonyme, inassignable, sans centre ?
Dans l’hypothèse d’Appareils Postidéologiques de Marché (APM), il
est évident qu’il ne s’agit pas d’un simple remplacement de l’instance de
l’État par celle du Marché. Le raisonnement par l’analogon ne marche
pas. Plutôt que d’établir une analogie, il s’agit, tout au long de ce texte,
de creuser l’écart différentiel entre l’interpellation classique et ce qui a reçu
le nom d’interpellation publicitaire. Déjà, Marx soulignait que le capita-
lisme fonctionne à l’envers des autres formations sociales. Il ne cesse de
se révolutionner lui-même, tous les rapports sociaux traditionnels et figés
se dissolvent et tous ceux qui les remplacent vieillissent avant même de
pouvoir s’ossifier. Dans ce sens, on dirait que l’interpellation publicitaire
marche à l’envers de l’interpellation par la loi.
En simplifiant, la fonction des AIE consiste, à travers le processus de
l’interpellation, à former des « bons sujets », c’est-à-dire des sujets dociles et
obéissants qui incorporent l’interdit de la loi. Dans ce processus se nouent
15. F. Lordon, Capitalisme, désir et servitude, Paris, La fabrique, 2010, p. 125.
16. L. Althusser, « Idéologie et appareils idéologiques d’État », op. cit., p. 130.
17. Id.

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une culpabilité présumée et une pulsion d’acquittement. Interpellé en tant


que sujet coupable, le citoyen respectable devient un exemple d’obéissance
à la loi. Butler souligne que l’expression « mauvais sujets » est un oxymore.
Car pour autant qu’il y a sujet, il y a assujettissement. « Être mauvais, c’est
ne pas encore être sujet, ce n’est pas s’être encore acquitté de l’allégation
de culpabilité »18.
Je soumettrai l’hypothèse, en tout point paradoxale, que la fonction
des APM consiste à former des « mauvais sujets ». Dans le capitalisme
post-soixante-huitard, le « rebelle » est devenu une figure emblématique
dans ce qui se présente comme une « culture de la contestation ». Le prin-
cipe à incorporer n’est plus l’obéissance à la loi, mais la permissivité hédo-
niste. Ce que l’interpellation publicitaire doit appareiller, c’est la pulsion
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de transgression. Les AIE sont toujours présents, et plus que jamais. Mais
leur rôle tend progressivement à se réduire à la fonction policière. Car si
l’on se met à produire des « mauvais sujets », si l’on exalte et célèbre les
« rebelles », il faut qu’ils restent dans l’espace de la consommaction. C’est-à-
dire qu’il faut s’assurer que la contestation ou la transgression s’inscrivent
_
dans l’espace marchand et ne deviennent pas dangereuses par la création
172 de nouveaux lieux. Les « mauvais sujets » doivent être des « bons consom-
_ mateurs », sinon il y a intervention de tel ou tel détachement de l’appareil
répressif d’État. La prévision de Deleuze est confirmée : « Toutes sortes
de catégories professionnelles vont être conviées à exercer des fonctions
policières de plus en plus précises : professeurs, psychiatres, éducateurs en
tout genre, etc. »19
C’est en 1972, dans les circonstances du long Mai 68, que Deleuze
formule cette prévision. Dans son Séminaire (1972-1973), Lacan marque
un petit détour durant la séance du 13 février 1973 pour évoquer la
question de la culture. Son discours prend, l’espace d’un instant, l’allure
d’un conseil aux jeunes : « La culture en tant que distincte de la société, ça
n’existe pas. La culture, c’est justement que ça nous tient. Nous ne l’avons
plus sur le dos que comme une vermine, parce que nous ne savons pas
qu’en faire, sinon nous en épouiller. Moi je vous conseille de la garder,
parce que ça chatouille et que ça réveille. Ça réveillera vos sentiments qui
tendent plutôt à devenir un peu abrutis, sous l’influence des circonstances
ambiantes, c’est-à-dire de ce que les autres, qui viendront après, appelleront
votre culture à vous. Ce sera devenu pour eux une culture parce que depuis
longtemps vous serez là-dessous, et avec vous tout ce que vous supportez
de lien social »20.

18. J. Butler, La Vie psychique du pouvoir, op. cit., p. 182.


19. Entretien de M. Foucault avec G. Deleuze (4 mars 1972), « Les intellectuels et le pouvoir », in Dits et écrits I, Paris, Gallimard
(édition Quarto), 1994, p. 1180.
20. J. Lacan, Encore, Séminaire, t. 20, Paris, Seuil, 1975, p. 70 (je souligne).

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présentation DOSSIER interventions entretien livres

À présent, le capitalisme s’enrichit de la culture de la contestation. Nous


assistons à un recyclage permanent des symboles de la rébellion et de la ré-
volte. Le « culte de la personnalité » de type communiste-révolutionnaire
devient, dans sa version marchande, produits dérivés de « personnalités
cultes ». Cette excroissance de la rébellion, pour autant qu’intégrée dans la
circulation marchande, risque, pour ceux qui viennent après, de donner
lieu à un appel au retour de l’autoritarisme, à un conservatisme de plus en
plus offensivement xénophobe et raciste.
Dans la période ouverte par la crise économique de 1929, il y a eu les
configurations idéologiques du national-socialisme et du fascisme. Suivant
Žižek, la présente crise économique est une interruption traumatique qui
ouvre le champ à la compétition idéologique. Mais rien ne laisse préjuger
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pour l’instant de son issue. Tout dépend de la manière dont l’interrup-
tion traumatique va être subjectivée. D’où aussi l’importance d’examiner
l’appareillage de production des subjectivités au sein de cette idéologie
marchande qui se perçoit comme post-idéologie ou absence d’idéologie.
Car « c’est précisément ce recours au monde-de-vie non idéologique qu’il
_
faudrait abandonner »21.
L’ennemi n’est plus l’État, mais un flux d’autorévolution permanente. 173
Le Marché s’enrichit de la « culture » de la contestation. Tentant d’échap- _
per au recyclage marchand, l’émancipation est en phase de désintégration
symbolique. Le problème n’est pas seulement que tout un réseau de si-
gnifiants, tout un langage d’émancipation semble hors d’usage (direction
prolétarienne de lutte, Parti d’avant-garde, etc.). À présent les pratiques
contestataires se matérialisent vite en consommaction. Le mouvement an-
ti-pub dans le métro parisien a vite donné lieu à des affiches publicitaires
qui incorporaient le style anti-pub. L’anti-consumérisme des vieux pan-
talons déchirés a été vite intégré par les multinationales qui vendent des
pantalons déchirés encore plus cher que les « bons pantalons ». En 2008,
après les émeutes à Athènes, une grande chaîne de magasins de vêtements
a proposé des vitrines avec des poupées cagoulées, des masques à gaz et des
bouteilles cassées. Je pense qu’on ne va pas tarder à voir « Indignez-vous »
dans une publicité de voiture. La contestation crée de la plus-value, c’est
le cas de le dire.
À moins de manipuler des symboles vides de sens, c’est-à-dire des sym-
boles mathématiques, la part imaginaire est présente à partir du moment
où l’on parle. Or, il faut distinguer la captation imaginaire de la relation
symbolique. Suivant Lacan, une relation à deux est toujours plus ou moins
marquée par l’imaginaire ; en revanche, « toute relation analysable, c’est-à-
dire interprétable symboliquement, est toujours inscrite dans une relation

21. S. Žižek, Vivre la fin des temps, Paris, Flammarion, 2011, p. 118.

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à trois »22. Pour qu’une relation prenne sa valeur symbolique, il faut la


médiation d’un tiers personnage qui, par rapport au sujet, « représente un
personnage transcendant, autrement dit une image de maîtrise »23. Mais
que se passe-t-il lorsque le tiers personnage est un maître anonyme qui, au
lieu d’interdire, ordonne la jouissance sans nom ?
Althusser propose une théorie de la constitution imaginaire du sujet
comme effet de l’idéologie dominante. Comme le remarque Balibar, chez
Althusser, le symbolique reste une fonction intérieure de l’imaginaire24.
Autrement dit, la conception althussérienne demeure dans une relation
à deux : d’un côté, la réalité de la lutte des classes et, de l’autre, la consti-
tution imaginaire par les appareils idéologiques. Et dans cette relation à
deux, il a toujours soutenu le primat de la lutte des classes. Ce qu’Althusser
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ne peut penser, c’est l’événement en tant qu’interruption traumatique, le
réel comme impossible qui laisse une part non-symbolisable. Et pourtant.
Imaginer se rendre pleinement compte de l’erreur d’Althusser, c’est juste-
ment l’erreur elle-même. C’est prétendre à une articulation aboutie qui
défait le nœud. S’il y a un vide constitutif, il y a juste plusieurs manières
_
d’échouer à le combler.
174 Le problème le plus pesant, aujourd’hui, ce n’est pas que la contestation
_ fasse fausse route à cause d’un brouillage idéologique qu’une science révo-
lutionnaire pourrait éclairer, c’est la remarquable puissance de l’ordre exis-
tant à récupérer toute forme contestataire. Si l’on admet qu’aujourd’hui la
contestation, par la mise en circulation marchande, crée de la plus-value,
la question est d’analyser les relations symboliques qui interviennent et en
particulier celle de créancier-débiteur.

La dette impayable et les consommacteurs


défectueux
Nous avons vu que la scène de l’interpellation classique est le site d’un
sujet coupable. L’hypothèse ici esquissée est que l’interpellation publici-
taire, ce discours anonyme sans voix ni signature, est le site d’une victimi-
sation généralisée. Cette identification première recouvre différentes sortes
d’identités.
Car un coupable ne consomme pas bien. Une victime oui.
Le « gouvernement » des consommateurs est stylisé par la « reconnais-
sance » victimaire. Sans cesse, les oreilles du « pauvre petit moi » sont ca-
ressées pour que chacun consomme plus, mieux, sans inhibition ni réserve.
Plutôt qu’une menace, ouvrant à la possibilité d’une révolte, plutôt qu’un
secret qu’il faut faire taire, le récit de la victime et la promesse de libération

22. J. Lacan, Des Noms-du-Père, Paris, Seuil, 2005, p. 38.


23. Ibid., p. 39.
24. Préface d’É. Balibar, op. cit., p. 17.

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présentation DOSSIER interventions entretien livres

sont ce qui sans cesse doit être renforcé, décliné dans ses multiples façades,
afin d’aligner les individus au désir de marchandise. Si, pendant longtemps,
l’émancipation était liée à une forme de « prise de conscience », réservant
par là un rôle fondamental aux avant-gardes (politiques, artistiques, etc.)
en tant qu’éclaireurs, aujourd’hui le discours de la plainte et la conscience
malheureuse sont disciplinés par la consommaction.
« Je souffre, donc je me permets une petite folie avec mon pouvoir d’achat ».
On peut citer en exemple comment un certain discours féministe se
récupère par la rhétorique consumériste, comment l’interpellation publi-
citaire échange l’émancipation des femmes en consumérisme. Il ne s’agit
plus de masquer ou de dissimuler, mais de faire profit de la femme-victime
et de sa libération25. Lorsque nous parlons de victimisation, il ne s’agit
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nullement de nier le fait qu’il y a réellement des victimes ; le point visé est
l’appareillage en fonction duquel le marché tire profit de la « reconnais-
sance victimaire » et comment cela se noue avec la permissivité hédoniste.
Sur la scène de la publicité, l’injonction « Jouis ! » fait couple avec cette
procédure de reconnaissance. La gouvernance par la dette implique que les
_
consommacteurs marchent tout seuls, librement, vers le crédit. Comment ?
Par la « reconnaissance » d’une dette inversée. L’identification victimaire 175
se noue avec une dette symbolique impayable envers la victime, et si cha- _
cun a sa part, individualisée, de victime, cela permet la multiplication de
crédits comme récompense. À une victime, tout est dû et tout est permis.
Dans le cadre de la permissivité hédoniste, ce que les individus doivent
intérioriser n’est pas une culpabilité primaire, c’est une victimisation pre-
mière donnant lieu à une pulsion de transgression et de libération en tant
que consommaction.
Petit détour. Publié en 1972, L’Anti-Œdipe de Deleuze et Guattari
revisite l’intuition de Nietzsche selon laquelle le paradigme du social n’est
pas donné par l’échange, mais par le crédit. À la place de l’échange sym-
bolique, c’est la relation créancier-débiteur qui instaure le lien social. Par
rapport à la dette finie dans les sociétés archaïques (envers les ancêtres,
les dieux, etc.), le christianisme réinvente le régime de la dette : Dieu se
sacrifiant pour l’homme, la dette devient infinie et ne peut plus être rache-
tée. Le coup décisif est donné par l’intériorisation de la dette qui, dès lors,
devient culpabilité.
D’une certaine manière, il s’agit d’une autre version de l’interpellation
d’Althusser, placée sur le régime de la dette. Au même titre que le chrétien
a une dette impayable envers Dieu, le bon citoyen a une dette impayable
25. N. Power, La femme unidimensionnelle, Paris, Les prairies ordinaires, 2010, pp. 49-50 : « Presque tout s’avère être ’féministe’ – le
shopping comme le pole-dancing, et même le chocolat. (…) il existe une remarquable similitude entre le féminisme ’libérateur’
et le capitalisme ’libérateur’, et comment le désir d’émancipation semble de plus en plus interchangeable avec le simple désir de
consommer toujours davantage ». La lecture de cet extrait ne doit pas être unidimensionnelle, il ne s’agit en rien d’une attaque du
« féminisme » comme s’il avait une dimension ; le point souligné est une certaine jonction entre libéral et libérateur.

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envers l’État. Dans Nietzsche et la philosophie, Deleuze distingue la res-


ponsabilité-dette et la responsabilité-culpabilité. « L’une a pour origine
l’activité de la culture ; elle est seulement le moyen de cette activité, elle
développe le sens externe de la douleur, elle doit disparaître dans le produit
pour faire place à la belle responsabilité. Tout dans l’autre est réactif : elle a
pour origine l’accusation du ressentiment, elle se greffe sur la culture et la
détourne de son sens, elle entraîne elle-même un changement de direction
du ressentiment qui ne cherche plus un coupable au-dehors, elle s’éternise
en même temps qu’elle intériorise la douleur »26. Si le lien social relève de
la relation créancier-débiteur et non pas de l’échange, la culture en tant
qu’activité renvoie à la responsabilité-dette. Puis, Deleuze parle de ce gref-
fage sur la culture lorsque la dette devient intériorisée et donc culpabilité.
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Mais que se passe-t-il lorsque la culture prend la forme d’une culture
de contestation ? S’agit-il du même type de greffage ? Que se passe-t-il
lorsque l’État n’est plus la figure du Grand Créancier, mais devient simple
débiteur et n’arrive pas à payer ses dettes aux marchés ? Et qu’en est-il de
la dette impayable envers les éternelles victimes ? Nous avons vu que, chez
_
Althusser, l’interpellation des individus en sujet suppose l’« existence »
176 d’un Autre Sujet. Dieu, ou l’État, c’est le Sujet Unique et central qui fait
_ figure de Grand Créancier. Mais qu’en est-il des marchés ? De cet Autre
Sujet multiple et décentré, le Marché avec un grand M ?
À travers les Appareils Postidéologiques de Marché s’opère un autre
type de greffage. Il ne s’agit plus de produire des sujets coupables qui ont
intériorisé la dette. Dans une culture de contestation, la figure qui doit
être stylisée est celle du « rebelle » qui, en « éternel jeune », passe outre les
vieilles dettes. Ce n’est pas la culpabilité, mais la victimisation qui s’éter-
nise. Plutôt qu’un secret qu’il faut faire taire, le récit de la victime est ce
qui doit être sans cesse réactivé et multiplié pour être transféré au désir de
marchandise. Aujourd’hui, il ne s’agit pas de faire semblant d’être docile et
obéissant, il s’agit de faire semblant d’être rebelle, libre de toute inhibition.
D’où les interpellations publicitaires : « Jouis ! », « Libère ton esprit ! »,
« Interdit de s’interdire », « Parce que vous le valez bien », « Maintenant je
peux »…
L’anti-capitalisme, l'anti-conformisme, et même l’anti-n’importe-
quoi, tout cela se vend bien. Quoi de plus normal, tout cela relève d’une
« culture » de contestation. Précisément, la contestation se cultive, s’ex-
ploite et fructifie avec des produits dérivés. Il faut juste que l’action des
« mauvais sujets » demeure circonscrite dans l’espace de la consommation.
Et encore, l’expression « mauvais sujets » garde son paradoxe. Comme le
souligne Butler, être mauvais c’est ne pas encore être sujet. Dans la mesure

26. G. Deleuze, Nietzsche et la philosophie, Paris, Puf (« Quadrige »), 1999 (1re édition 1962), p. 162.

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où les individus ne sont pas convoqués à titre d’une idée, mais à titre d’un
monde-de-vie postidéologique, la « scène de la publicité » renvoie plutôt à
un dispositif qui désubjectivise les individus.
Žižek écrit que « l’individu est constamment appelé à se ‘recréer’ lui-
même »27. Là où impératif et dette se rejoignent, on pourrait ajouter qu’il
doit se recréer. Encore une fois, il ne s’agit pas d’un simple remplacement
des AIE par des APM. Le Marché n’est pas un Autre Sujet comme Dieu ou
l’État. Il ne s’agit pas non plus de proposer un nouveau processus de for-
mation des sujets avec des sujets-victimes à la place des sujets-coupables.
Ce que j’essaie ici d’articuler avec le plus de consistance possible, c’est que
la gouvernance par la dette opère à travers des interpellations publicitaires
qui mettent en scène l’identification victimaire et une dette primaire im-
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payable pour discipliner les consommacteurs.
Aujourd’hui, face à la « crise », le vocabulaire médicalisé et moralisa-
teur revient en force. L’idéologie néolibérale propose comme seul remède
des cures d’austérité et l’injonction de se serrer la ceinture. Ainsi, nous
avons vu en Grèce, mais aussi petit à petit dans d’autres États surendettés,
_
la « culpabilité » reprendre du service (« Nous avons vécu au-dessus de
nos moyens », « Nous ne sommes pas assez travailleurs », etc.). Sans doute 177
la capacité du système à supporter les réactions violentes qu’il engendre _
lui-même va se jouer dans la capacité à faire intérioriser l’injonction à
l’austérité alors qu’il dresse depuis longtemps les individus au « toujours
plus, jamais assez ». Le troisième terme de cette équation, c’est l’exalta-
tion des nationalismes et l’appareillage de la xénophobie : si le peuple
se sent victime, alors il faut localiser l’ennemi et épargner le système et
ses experts-comptables. C’est ce qui se cache aujourd’hui sous le vocable
« problème d’immigration » et évoque des mémoires horribles sur d’autres
« problèmes ». Ici encore, la situation en Grèce est assez symptomatique :
les mesures de démantèlement du droit du travail pour tous les travailleurs
s’accompagnent d’une culture de la haine contre les travailleurs immigrés,
le démantèlement des services publics s’accompagne du diagnostic qu’« ils
nous coûtent cher » (à nos hôpitaux, écoles, etc.).28 Les uns ne s’opposent
pas aux autres, c’est plutôt que les appareils de culpabilité marchent en-
semble avec les appareils d’une victimisation proto-fasciste.
L’indignation est une chose : comme le cri ou la colère, c’est un premier
pas vers le rassemblement contre ce qu’il y a. Mais la puissance collective
se mesure moins par ce qu’elle ne veut pas que par ce qu’elle peut. Ce
qu’elle peut faire et ce qu’elle peut dire. Symboliser son désir de manière
affirmative. Après une période atonale, aujourd’hui les cris de protestation

27. S. Žižek, Vivre la fin des temps, op. cit., p. 72.


28. Il faut noter le projet de construction d’un mur anti-migrants à Evros, et le projet de multiplication des centres d’« hospitalité »
dans tout le territoire, projets financés par les créanciers et les « plans de sauvetage ».

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s’amplifient, le temps des émeutes est revenu, mais aussi celui des grands
rassemblements populaires pacifiques. La philosophie n’a pas à donner
des leçons à la politique réelle, mais devant ce qui arrive pour autant qu’il
arrive, elle peut soumettre des hypothèses provisoires et tenter de formuler
des outils conceptuels. Pour terminer, je citerai un extrait de l’article que
Slavoj Žižek a consacré aux émeutes de Londres :

Zygmunt Bauman a caractérisé les émeutes comme des


actes de « consommateurs défectueux et disqualifiés » : avant
tout, elles ont été la manifestation d’un désir consumériste
qui passe à l’acte violemment lorsqu’il ne peut se réaliser
« proprement » – par le shopping. Comme telles, elles com-
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prennent également un moment de véritable révolte, sous
forme d’une réponse ironique à l’idéologie consumériste :
« Vous nous appelez à consommer, mais en même temps
vous nous privez des moyens pour le faire proprement – alors
nous le faisons de la seule manière dont nous pouvons ! » Les
_
émeutes sont un exemple de la force matérielle de l’idéologie
178 – tellement, peut-être, pour la société post-idéologique29.
_
Platon déjà avait mis en doute ce qu’on appelle communément les
« échanges philosophiques » et cette idée que le maître possède ou fait le
plein du Savoir, de la vérité, de la vertu, de la valeur, et n’a qu’à laisser cou-
ler un peu vers le vide de l’élève. Si l’échange est précédé par les rapports
créancier-débiteur, il faut rappeler que Socrate est aporos. Étrange figure
en effet de maître-créancier. Puis, il y a le Zarathoustra de Nietzsche, qui
lance à ses élèves : c’est mal récompenser un maître que de rester toujours
son disciple. Il a été question ici, non pas de faire comme Althusser, mais
de faire avec lui, et avec Balibar, Butler, Deleuze, Žižek.
Dès qu’on parle d’idéologie, la question des avant-gardes est omnipré-
sente non moins qu’une certaine vision pédagogique du monde politique.
Les « savants » et les « avant-gardes » sont là pour éclairer le brouillage
idéologique dans lequel vivent les masses crétinisées. Il n’a pas été question
ici de remédier aux points de suspension ni de clore la leçon. Devant l’évé-
nement présent ou à venir, la philosophie est un écolier… n

29. http://www.lrb.co.uk/2011/08/19/slavoj-zizek/shoplifters-of-the-world-unite.

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