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PHILOSOPHIE DE L'ESPRIT

COLLECTION, 'FONDÉE PAR L. LAVELLE ET R. LE SENNE

BEREEL S

QUATRE ÉTUDES il
SUR LA PERCEPTION
ET SUR DIEU

par

MARTIAL GUEROULT

AUBIER
ÉDITIONS MONTAIGNE
THOMAS J. BAT A U BRARY
TRENT UNIVERSITY
.

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in 2019 with funding from
Kahle/Austiri Foundation

https://archive.org/details/berkeleyquatreetOOOOguer
BERKELEY
DU MÊME AUTEUR

L’évolution et la structure de la Doctrine fichtéenne de la


Science. Paris, Les Belles-Leltres, igbo, 2 vol. (couronné par
l’Institut).

La philosophie transcendantale de Salomon Malmon Paris,


Presses Universitaires, 1981, 1 vol. (couronné par l’Institut).

Dynamique et Métaphysique leibniziennes. Paris, Les


Belles-Lettres, 1934, 1 vol.

Etendue et Psychologie chez Malebranche. Paris, Les Belles-


Lettres, 1939, 1 vol.

Descartes selon l’ordre des raisons. I : L’âme et Dieu; II :


L’âme et le corps. Paris, Aubier, ig53, 2 vol.

Nouvelles Réflexions sur la Preuve ontologique de Descartes.


Paris, J. Vrin, 1955, 1 vol.

Malebranche. I : La vision en Dieu. Paris, Aubier, 1955,


1 vol.
PHILOSOPHIE DE L’ESPRIT
COLLECTION FONDÉE PAR LOUIS LAVELLE ET RENÉ LE SENNE

MARTIAL GUEROLLT
PROFESSEUR AU COLLÈGE DE FRANCE

BERKELEY
QUATRE ÉTUDES
Sur LA PERCEPTION et sur DIEU

AUBIER
ÉDITIONS MONTAIGNE
Copyright 1956 by Éditions Montaigne.
Droits de reproduction réservés pour tous pays.
INTRODUCTION

Les deux problèmes d’interprétation


de la philosophie de Berkeley

Les quatre études que nous réunissons ici en un


volume portent, les deux premières, sur la percep¬
tion, les deux dernières sur Dieu. Ces deux thèmes
sont comme les pôles de la philosophie de Berkeley.
Ils ne se peuvent concevoir l’un sans l’autre. La
moindre modification dans l’un se répercute aussi¬
tôt sur l’autre et vice versa. Ils sont de plus fonda¬
mentaux. Leur méditation suffit amplement à celui
qui ne vise qu’à se saisir de l’essentiel de la doctrine
sans vouloir en poursuivre minutieusement l’étude
exhaustive, partie par partie.
C’est à leur propos que se posent avec le maxi¬
mum de clarté les deux problèmes d’interprétation
qui sont traditionnellement soulevés : celui de l’u¬
nité de la philosophie de Berkeley, celui des condi¬
tions historiques de sa formation1. Touchant le

i. Bibliographies de Berkeley : Jessop T. E. A., Bibliography of


George Berkeley, London, Oxford, Univ. press, tg3k. — Archi-
bald R. C., Bibliography of George Berkeley, in Scripta Mathema-
tica, New-York, ig35. — Jean Lameere et un groupe de ses éleves,
Bibliographie de G. Berkeley, dans Revue Int. de Philosophie,
Bruxelles, ig53, pp. i5a-i56 (complément à la bibliographie du pro¬
fesseur Jessop).

28S908
8 BERKELEY

premier, il s’agit de savoir si la doctrine a évolué


ou non, et, dans l’affirmative, de quelle façon. Tou¬
chant le second, se pose la question des influences,
en particulier celle du dosage exact de deux d’entre
elles, qui sont dominantes et assurément opposées,
celle de Locke et celle de Malebranche.

*
* *

Le problème de l’unité et de la stabilité de la doc¬


trine est lié au problème des influences. D’une fa¬
çon générale, les tenants de la simplicité une de
la philosophie de Berkeley tendent à nier en elle
le conflit des influences, et à se prononcer sur leur
fusion immédiate et sans heurt. Mais ils sont ame¬
nés souvent, dans un but de simplification, à effa¬
cer pratiquement l’une des deux influences au béné¬
fice de l’autre.
C’est ainsi que M. Luce2, partisan de l’unité ori¬
ginelle de la doctrine, estime que l’influence de
Malebranche est prédominante. Berkeley, à son sens,
s’est contenté de simplifier l’intuition malebran-
chiste pour en conserver l’essentiel; il procède selon
la même méthode que Malebranche, essayant de
réaliser, sous le nom de Regulae angelicae, les six
règles formulées dans la deuxième partie de la Re¬
cherche; il est persuadé, comme Malebranche, qu’il
en sera récompensé par la découverte d’un principe
infaillible : le nouveau principe, source de l’imma¬
térialisme, du panenthéisme; que Dieu par les qua-

3. A. A. Luce [Trinity College, Dublin], Berkeley and Malebran¬


che, Oxford, iq33. The unity of Berkeley’s philosophy, Mind,
1937, pp. lik-68, 180-196. The alleged development of Berkeley’s
philosophy, Mind, iq43.
INTRODUCTION 9
lités sensibles, spécialement visuelles, nous parle un
langage commun à tous; enfin qu’il y a un con¬
traste entre les rapports particuliers établis par
l’homme et les rapports universels établis par Dieu.
Les arguments tendant à prouver qu’il est impossi¬
ble de démontrer qu’il y a des corps doivent natu¬
rellement conduire chez Berkeley à l’immatéria-
lisme. L’analyse malebranchiste des qualités sen¬
sibles, la théorie de leur relativité, l’extériorisation
des qualités secondes et l’objectivation des idées sont
comme la préfiguration de la doctrine berkeleyenne
des idées et de leur rapport avec l’archétype intel¬
ligible. Les deux philosophes soutiennent qu’il n’y
a rien dans les qualités sensibles qui ne soit entiè¬
rement perçu par nous. L’un et l’autre admettent
contre Locke une conscience sans idées (Dieu). L’un
et l'autre identifient connaissance de soi et cons¬
cience de soi. L’un et l’autre conçoivent la cons¬
cience d’autrui par l’analogie. Enfin et surtout,
Berkeley ne fait qu’affirmer avec plus de force et de
cohérence les deux motifs principaux de son prédé¬
cesseur : la vision en Dieu et la causalité spirituelle.
La négation de la matière et corrélativement celle
des causes occasionnelles ne font que l’amener à
s’attacher plus fortement à la présence intérieure de
la divinité et à voir d’une certaine façon tout en Dieu,
seule cause réelle de toutes nos perceptions et de
leurs changements. Il soutient avec Malebranche la
passivité complète des choses sensibles, et s’il diffère
de lui en professant que ce n’est pas Dieu, mais nous
qui agissons lorsque nous mouvons notre corps, il
admet d’autre part l’occasionnalisme sans les causes
occasionnelles, lorsqu’il fait d’une idée visible (par
ex. le feu que je vois) le signe, c’est-à-dire l’occa-
1Ô BERKELEY

sion, de l’idée tangible (de la douleur) que Dieu im-


prime en nous à l’occasion du mouvement par le¬
quel je rapproche mon doigt de la flamme.
Ainsi Berkeley aurait simplifié Malebranche en
acceptant la présence de Dieu sans la matière, et
l’efficace de Dieu sans les causes occasionnelles. Il
ne devrait à peu près rien à Locke malgré son empi¬
risme absolu initial qui n’est pour lui qu’un moyen
d’alléger l’intuition malebranchiste de toutes les
complications superflues qui en troublent la pureté.
Mais à l’opposé de M. Luce, M. Jessop3, non
moins soucieux que lui de mettre en évidence l’u¬
nité, la stabilité et la parfaite fidélité à elle-même de
la doctrine, établit une opposition radicale entre les
deux philosophies, n’apercevant entre elles que des
analogies, qui, si intéressantes qu’elles puissent être,
n’en sont pas moins superficielles. Pour lui, Berke¬
ley est avant tout un disciple de Locke, et Malebran¬
che, avant tout, un disciple de Descartes. Avec Des¬
cartes, Malebranche admet a priori que le monde
des corps est comme les physiciens se le repré¬
sentent. Le problème qu’il se propose, c’est de
trouver une justification théologico-philosophique de
cette cosmologie. Son platonisme en fait plus qu’un
cartésien et le conduit à envisager métaphysiquement
ce que Descartes avait envisagé physiquement. Aussi
accorde-t-il beaucoup moins d’attention que Descartes
au système des corps existants, système que Des¬
cartes cherchait à élucider. Son intérêt se déplace du
point de vue de l’existence à celui de l’essence (du
notionnel) et le conduit à une métaphysique d’où

3. T. E. Jessop, The Influence of Malebranche on Berkeley, dans


Revue Internationale de Philosophie, Bruxelles, iq38.
INTRODUCTION II

l’existentiel est banni. Berkeley, malgré l’influence


de Malebranche, pose le problème dans les termes de
Locke. Il veut trouver une justification théologico-
philosophique du monde des sens. Aussi le pro¬
blème capital est-il pour lui celui de l’existentiel.
S’il admet l’aide de théories mathématico-physiques
des corps, il veut que les corps perceptibles soient
décrits en termes perceptibles. Malebranche et Ber¬
keley ne sont d’accord que dans les motifs ultimes :
ils voient dans l’épistémologie la réfutation du scep¬
ticisme et dans la métaphysique la démonstration
de la dépendance immédiate de toutes choses à l’é¬
gard de Dieu. Pour tout le reste, ils sont très loin
l’un de l’autre. Selon Malebranche, les plus hautes
certitudes ne peuvent avoir que les plus hauts fon¬
dements. Selon Berkeley, elles reposent sur le juge¬
ment naturel et les sensations composées, auxquels
Malebranche n’accorde nulle valeur de vérité. Ber¬
keley n’est donc qu’un disciple de Locke qui ne
reçoit de Malebranche que des suggestions.

*
* *

L’opposition radicale des thèses de M. Luce et de


M. Jessop suffirait par elle-même pour nous avertir
de ce qu’elles ont chacune d’unilatéral, et d’excessif.
Cet anéantissement d’une influence au profit exclu¬
sif et l’autre est tentante parce qu’elle simplifie la
physionomie de la doctrine et permet par la même
de lui conférer plus facilement une unité originelle
définitive. Il est évident que Locke et Malebranche
se situent aux antipodes l’un de l’autre. Constater
l’influence simultanée des deux penseurs sur la phi¬
losophie de Berkeley, c’est sans conteste se poser
12 BERKELEY

nécessairement le problème ardu de leur conci¬


liation possible dans une pensée qui, contrainte,
ou plutôt amenée, à unir des contraires, doit évi¬
demment résoudre de difficiles conflits; et il est bien
évident que, par ces conflits mêmes, son équilibre
risque d’apparaître comme précaire et instable. Sa
fidélité à elle-même risque alors d’être mise en ques¬
tion, même si l’on admet la présence constante,
immanente, d’une intuition unificatrice qui sert de
fil conducteur.
Le mérite de l’interprétation d’Emmanuel Le¬
roux4, en ce qui concerne les influences, est d’avoir
précisément rappelé à l’attention des interprètes la
nécessité de bannir la prévention, la précipitation,
et la tentation d’identifier des pensées différentes
en se fondant sur des formules extérieurement ana¬
logues. Si l’on doit, selon lui, admettre entre Male-
branche et Berkeley une communauté d’inspiration
religieuse, une égale conviction que la vraie reli¬
gion ne saurait avoir de meilleur auxiliaire qu’un
droit usage de la raison, si l’on doit admettre, con¬
tre M. Jessop, qu’en faisant une place à une forme
de connaissance sans idées, qu'en fondant directe¬
ment les idées en Dieu, et qu’en niant l’existence
des choses matérielles, Berkeley adopte des thèses
malebranchistes, rompt avec l’épistémologie de
Locke, et même avec certaines conceptions maîtres¬
ses de celui-ci, on doit en revanche reconnaître que
les raisons invoquées de part et d’autre sont bien
différentes : c’est faute d’avoir une idée intelligible
de l’âme que pour Malebranche nous n’en avons

h. E. Leroux, L’influence de Malebranche sur Berkeley, dans


Bev. Métaph., juillet j03§.
INTRODUCTION i3

qu’une connaissance obscure par conscience, tandis


que c’est parce que l’idée est inerte et passive et
lame active que selon Berkeley nous ne pouvons
pas la connaître par le moyen d’une idée. Argumen¬
tation qui implique chez Berkeley une conception
et de l’idée et de l’âme différente de la conception
malebranchiste. Alors que l’idée est pour Malebran-
che un archétype intelligible qui a son siège en
Dieu, l’idée est pour Berkeley une image sensible
qui a en Dieu sa cause et non son siège. De là résulte
que, lorsque nous voyons nos idées, pour Berkeley
nous ne les voyons pas en Dieu, contrairement à ce
qu’affirme Malebranche, et que si Dieu est perpé¬
tuellement présent en nous, c’est pour Berkeley par
son action, et non, comme pour Malebranche, par
sa lumière. Pour Berkeley, si nous voyons Dieu
en regardant le monde, ce n’est pas immédiatement,
mais c’est en déchiffrant le langage visible que nous
parle la nature5.
On ne peut donc, selon M. Leroux, admettre avec
M. Luce une identité parfaite entre l’inspiration
malebranchiste et l’inspiration berkeleyenne. Au
point de vue épistémologique, Malebranche part de
l’opposition entre le sensible et l’intelligible, il
exalte la science abstraite (mathématiques), il y voit
un monde supérieur. Berkeley part, lui, de l’oppo¬
sition entre l’immédiat et le construit. En critiquant
l’idée abstraite, il détruit le privilège des sciences
abstraites et ne voit en elles rien qui diffère de l’ex-

5. En ce qui concerne l’âme, Berkeley, en accord avec sa concep¬


tion de la pleine activité de l’esprit, lui attribue le pouvoir effi¬
cace causal de mouvoir le corps, et par là il s’écarte de la théorie
malebranchiste des causes, qui conduisait à imposer aux âmes
comme aux corps une impuissance causale absolue.
l4 BERKELEY

périence sensible concrète, rien qui lui soit supé¬


rieur. Au point de vue de l’être, Malebranche part
de l’opposition entre le fini et l’infini, creuse entre
Dieu et l’homme un abîme qui n’existe pas aux
yeux de Berkeley. Alors que le péché fait de
l’homme pour Malebranche une nature corrompue,
il ne joue aucun rôle chez Berkeley. Enfin, même
dans la dernière philosophie où il reprend l’oppo¬
sition entre sensible et intelligible, Berkeley ne mar¬
que avec Malebranche aucun rapprochement véri¬
table, l’ordre supra-sensible n’étant pas, pour lui,
un monde intelligible d’idées immuables, objets
d’intuition, mais un monde intellectuel où des prin¬
cipes actifs sont saisis par nous à la façon dont nous
saisissons les actes de l’esprit.

*
* *

Cette mise au point excellente est nécessaire


comme un rappel à l’objectivité de l’analyse et à
la véritable difficulté. Mais elle nous laisse devant
la difficulté elle-même sans la résoudre : comment
se concilient en Berkeley des influences aussi oppo¬
sées que celle de Locke et de Malebranche. S’v con¬
cilient-elles vraiment? D’autre part, malgré une
allusion à la dernière philosophie de Berkeley, elle
tend à considérer implicitement qu’au moins dans
sa première phase (du Commonplctce Book à la Siris
exclue) la doctrine reste parfaitement homogène,
étant constituée une fois polir toutes dans l’en¬
semble de ses parties et de ses thèses. Or la question
se pose de savoir si les différentes théories arrivent
à se combiner dès le début sous la forme d’une doc¬
trine qui se maintiendrait à peu près identique à
INTRODUCTION r5

elle-même jusqu’à la Siris, ou si cette fusion se fait


progressivement au cours d’une évolution plus ou
moins conditionnée par la puissance interne des
concepts en présence. Cette évolution aurait pour
résultat de limiter certaines thèses primitives au
profit de thèses nouvelles, de refouler telle influence
au profit d’une autre, d’opérer peu à peu une sorte
de retournement des positions primitives, sans que,
bien entendu, le spiritualisme et la religiosité essen¬
tiels qui animent Berkeley et teintent sa doctrine
d’une couleur propre sui generis subissent la moin¬
dre altération. Cette évolution, notons-le, si elle
était mise en relief, rendrait plus intelligible l’appa¬
rition de la <( seconde philosophie », celle de la Siris,
qui ne se manifesterait plus alors comme un inex¬
plicable et soudain revirement, mais comme le point
d’aboutissement d’un long procès de confrontation
et de méditation. Par là ne serait pas niée l’unité de
la pensée de Berkeley, mais serait substituée une
unité dynamique à une unité statique.
Cette évolution mise en évidence par les change¬
ments qui interviennent, soit dans les thèses fon¬
damentales, soit dans la signification que l’auteur
leur attribue, qui d’autre part explique le jeu d’in¬
fluences réciproques opposées tout en étant com¬
mandée par lui, nous paraît permettre la meilleure
interprétation de la doctrine. Nous nous rencontrons
sur ce point, du moins pour l’essentiel, avec cer¬
taines vues développées en Angleterre par Johnston®
et en Amérique par M. J. Wild6 7.

6. Johnston, The development of Berkeley’s philosophy, Londres,


1933.
7. J. Wild, George Berkeley, Harvard, 1936; George Berkeley.
A Study of his life and philosophy, London, Oxford University
i6 BERKELEY

Cependant la thèse de l’unité statique a pour elle,


outre la caution de spécialistes comme MM. Luce et
Jessop, celle de Bergson8.

*
♦ *

On sait que Bergson réduit l’œuvre de Berkeley


à la combinaison de quatre thèmes principaux :
i) l’idéalisme, sous forme d’immatérialisme (la
matière n’est qu’un ensemble d’idées), thème occa-
sionaliste malebranchiste-cartésien; 2) le nomina¬
lisme, thème que l’on peut rattacher à Hobbes;
3) le spiritualisme et le volontarisme (réalité des
esprits caractérisée par la volonté), thème se rat¬
tachant à Descartes et à Duns Scot; 4) le théisme :
existence de Dieu fondée sur la considération de la
matière : thème de plusieurs théologiens.
Aperçus du dehors, ces thèmes apparaissent
comme une coalition inintelligible d’éléments dis¬
parates; aperçus du dedans, par participation avec
l’intuition qui anime le philosophe, nous les voyons
se fondre aisément les uns dans les autres : l’idéa-

Press, 1936. (L’article de M. Luce (Mind, 1937) signalé plus haut en


est une critique. Voir aussi, même revue, même année, l’analyse
critique de M. Jessop, et la réplique de M. Wild à M. Luce.) —
Berkeley’s théories of perceptions, dans Revue Int. de Phil.,
Bruxelles, 1953. — Nous nous accordons avec M. J. Wild sur le
principe d’une évolution chez Berkeley, non sur la façon dont il
la conçoit. En particulier, nous ne pouvons souscrire au passage
soudain du déisme à l’antidéisme nue M. J. Wild croit découvrir
dans les Sermons de 1729 à 1731. Cf. sur ce point les corrections
de M. Luce dans les Proceedings (1936), pp. 271-293.
8. Bergson, L’Intuition philosophique (Congrès de Bologne,
1911). Cf. La Pensée et le Mouvant, pp. i35 sq.
INTRODUCTION
*1
lisme, qui consiste à ramener la chose à l’idée, ab¬
sorbe et réalise entièrement la chose dans l’idée pré¬
sente en nous, sans que subsiste au-delà ou au-des¬
sous de celle-ci la moindre virtualité; il rejoint donc
le nominalisme dans la mesure où celui-ci nie les
idées générales abstraites, c’est-à-dire extraites de la
matière : car la matière n’étant rien hors des sensa¬
tions et rien n’existant hors des sensations, il est évi¬
dent qu’on ne peut extraire de la sensation quoi que
ce soit d’autre qu’elle-même. On ne peut abstraire de
la sensation visuelle rien qui soit commun avec la
sensation tactile : d’où la théorie de la vision; ni, a
fortiori, d’aucune sensation rien qui soit commun
à toutes les autres : l’étendue abstraite de Descartes
n’est donc qu’un mythe ou, plutôt, qu’un mot.
Ainsi l’idéalisme se confond avec le nominalisme :
esse est percipi. D’autre part, si les corps ne sont
que des idées inertes, ils ne peuvent agir sur d’autres
corps : d’où la nécessité d’un Dieu actif et intelli¬
gible pour fonder les corps et leurs mouvements
selon l’ordre dont l’univers témoigne : le théisme
est appelé par l’idéalisme. Et si Dieu est derrière les
idées-corps, les mouvant selon certaines règles, il
y a derrière les corps des intentions de Dieu qui sont
des idées intelligibles réelles, toutes différentes des
idées générales que nous croyons posséder, et qui,
nous servant à relier les corps les uns aux autres, se
réduisent à des mots. Ainsi, le nominalisme de Ber¬
keley appelle, loin de l’exclure, le complément pla¬
tonicien de la Siris. Enfin, si Dieu imprime en nous
des perceptions, l’esprit qui les accueille est l’in¬
verse de ces perceptions : au percipi, à la passivité
pure, s’oppose le percipere, l’activité pure. L’esprit
est ainsi une volonté limitée par la volonté de Dieu,
i8 BERKELEY

et la matière ou le percipi n’est que le point de ren¬


contre de ces deux volontés.
D’où l’on voit que, esprit humain, matière, esprit
divin, sont des termes qui ne peuvent être exprimés
qu’en fonction l’un de l’autre, et le spiritualisme
volontariste apparaît comme l’aspect de l’une quel¬
conque des trois autres thèses. La matière, mince
pellicule transparente entre l’homme et Dieu, de¬
vient au contraire opaque dès que les métaphysiques
introduisent derrière elle l’écran des mots : force,
étendue abstraite, substance. Dès que le langage
que Dieu nous parle par la matière cesse d’être con¬
sidéré dans sa signification authentique, les méta¬
physiques détournent en quelque sorte notre atten¬
tion du sens des symboles pour la reporter sur le
son de chaque syllabe érigée en entité indépendante.

*
**

Cette brillante interprétation a servi de caution à


certains tenants de l’unité originelle de la pensée
berkeleyenne, par exemple à M. Baladi, dans son
ouvrage9 sur la Pensée religieuse de Berkeley et l’u-
nité de sa philosophie. Mais il faut remarquer :
i) Que Bergson ici prétend moins donner une in¬
terprétation de la doctrine de Berkeley que l’exemple
d’une méthode générale pour l’interprétation de
toute doctrine. Cette méthode consiste à s’installer
au cœur de la pensée du philosophe, pour essayer,

9. Naguib Baladi, La Pensée religieuse de Berkeley et l’unité


de sa philosophie (thèse présentée à la Faculté des Retires de l’th
ïùversjté de Paris), Le Caire, 1945,
INTRODUCTION
*9

à partir de cette pensée intérieurement saisie, de


comprendre la variété de tous ses thèmes, au lieu
d’envisager de reconstituer du dehors sa pensée par
une synthèse extérieure des différents motifs qu’elle
expose. Cette méthode, que pratique d’emblée tout
historien de la philosophie, ne doit donc pas exclure
a priori, au cours de la carrière d’un philosophe, la
constatation d’un changement interne, lorsqu’un tel
changement s’impose avec évidence.
2) A propos de cet exemple même, Bergson sem¬
ble témoigner que l’unité interne de l’intuition
n’exclut nullement l’évolution, et, dans ces condi¬
tions, il faudrait concevoir cette intuition comme
dynamique : c’est, dit-il10, « un centre de force inac¬
cessible d’où part l’impulsion qui donne l’élan; les
quatre thèses de Berkeley sont sorties de là parce
que ce mouvement a rencontré sur sa route les idées
et les problèmes que soulevaient les contempo¬
rains ». Ailleurs11, il parle des « images qui accom¬
pagnent pas à pas le philosophe à travers les évolu¬
tions de sa pensée ». C’est là, semble-t-il, reconnaî¬
tre un caractère dynamique, à l’intuition imma-
mente aux doctrines du philosophe et par là même
ne pas exclure a priori son évolution.
3) Toutefois, il est évident que pour Bergson cette
évolution est plus apparente que réelle. Si, dit-il,
le mouvement de la pensée de Berkeley avait ren¬
contré d’autres idées et d’autres problèmes que
ceux qui étaient soulevés par les contemporains,
bref, « en d’autres temps », il « eût sans doute for-

10. Op. cit., p. i5a,


in Ibid,, p. 1
20 BERKELEY

mule d’autres thèses : mais le mouvement étant le


même, ces thèses eussent été situées de la même
manière par rapport les unes aux autres... et c’eût
été la même philosophie12 ».
C’est ici qu’il convient de s’entendre : c’eût été
la même philosophie parce qu’un philosophe ap¬
porte toujours avec lui son tempérament, sa fa¬
çon d’être, de sentir, de raisonner, etc., bref sa
manière. Que Berkeley soit sensualiste ou non, idéa¬
liste ou non, partisan ou non des idées intelligibles,
etc., ce sera toujours à sa manière, mais s’il pro¬
fesse, par exemple, d’abord le sensualisme absolu,
la négation, sous toutes ses formes, de la réalité
des facultés humaines, de la substance spirituelle,
de l’archétype intelligible, s’il affirme ensuite,
au contraire, la réalité des facultés, de la subs¬
tance spirituelle, de l’archétype intelligible, etc.,
peut-on dire qu’il n’ait pas changé, bien que
chacune de ces affirmations contraires reste dans sa
manière propre? Assurément non. C’est pourquoi
Bergson est au fond plutôt partisan d’une intuition
statique. Tous les philosophes, déclare-t-il, ne font
que répéter la même chose d’un bout à l’autre de
leur vie, et tout leur effort consiste en des tentatives
variées pour faire passer leur intuition dans une
expression extérieure, socialement communicable.
En vérité, cette inébralable fidélité à la même doc¬
trine s’observe chez certains génies, par exemple
chez Descartes, — du moins à peu près —, mais
pas chez tous. Souvent il y a lutte interne entre des
tendances et des motifs discordants, entre des thè¬
mes plus ou moins opposés, lutte qui a pour résul¬

ta. Ibid., p. i5a.


INTRODUCTION 21

tat d’infléchir et de tranformer ces tendances et


ces thèmes et parfois de faire éclater les cadres d’une
première doctrine. Le penseur se trouve en face de
problèmes internes de constitution dont la solution
progressive peut, au cours de l’évolution, modifier
essentiellement des attitudes initiales13. Tel est le
cas de Berkeley.
C’est pourquoi la fusion aisée des quatre thèmes
que nous propose Bergson n’est vraie qu’en partie,
ou qu'épisodiquement, à un certain moment fugitif
d’une évolution qui ne cesse de se poursuivre au
prix du reniement partiel, voire total, de thèses
primitivement affirmées de façon absolue. Berkeley
a d’abord nié toute autre existence possible que celle
de ma perception; il a admis ensuite une existence
hors d’elle, une perception autre que la mienne :
celle que Dieu a en lui. Il a d’abord nié tout autre
mode de connaissance de la réalité extérieure que
la connaissance sensible, et attribué à ce mode une
valeur absolue; plus tard il a vu dans celle-ci un
mode de connaissance inférieur à la connaissance
des idées intelligibles en Dieu. Il a d’abord nié la
possibilité d’un archétype en général; il s’est ensuite
résolu à concevoir en Dieu les archétypes de nos idées
sensibles. Il a d’abord nié la substantialité de l’es¬
prit et celle de la volonté, il les a plus tard affir¬
mées, etc. C’est démentis successifs attestent, on s’en
rendra compte ultérieurement, l’existence d’une évo¬
lution continuelle. Mais, en même temps cette évolu-

i3. Nous laissons ici de côté les difficultés métaphysiques géné¬


rales soulevées par la thèse de Bergson, les conflits qu’elle suscite
à l'intérieur de sa propre philosophie. Nous avons examiné ces
problèmes dans un article : Bergson en face des Philosophies, dans
Bevista brasileira de Filosofia, Sâo Paulo, iq5i, n° 3.
22 BERKELEY

tion nous montrera une modification profonde dans


l’ordre des influences. Nous verrons le malebran-
chisme accroître sans cesse sa prévalence sur l’élé¬
ment sensualiste empirique hérité de Locke. Par là
recevront une solution simultanée les deux problè¬
mes posés par la pensée de Berkeley : celui des in¬
fluences qu’elle a subies, et celui de son évolution 14.

i4. Le lecteur ignorant l’anglais utilisera avec fruit la traduction


française du professeur André Leroy, précédée d’une substantielle
et solide introduction : Œuvres choisies de Berkeley, 2 vol. in-12,
Paris (Aubier), 1944.
ÉTUDE I

La transformation des idées en choses

Le Nouveau Principe : esse est percipi aut perci-


pere, enveloppe en ce qui concerne les choses exté¬
rieures deux propositions différentes que Berkeley
formule lui-même dans les Dialogues d’Hylas et de
Philonous. C’est d’abord une opinion du vulgaire :
« Les choses qu’on perçoit immédiatement sont les
choses réelles »; c’est ensuite une opinion de philo¬
sophe : « Les choses immédiatement perçues sont
des idées qui existent seulement dans l’intelli¬
gence. » <( Ces deux opinions, ajoute-t-il, si on les
unit l’une à l’autre, forment la substance de ce que
je soutiens1. »
Par là sont indiqués les deux problèmes auxquels
le philosophe doit faire face : i° réduire les choses
aux idées; 2° démontrer que les idées sont les cho¬
ses. Ce dernier problème semble plus important
que l’autre, si l’on en croit le IIIe Dialogue : « Je
ne transforme pas les choses en idées, mais plutôt

1. Dial. H. P., II, p. 262, 1. 20 sq. (Références à l’édition Luce,


Jessop, ig48-ig5i.)
24 BERKELEY

les idées en choses2. » Ainsi, sachant que les choses


ne sont que des idées, je pourrai continuer de les
appeler des choses; je « penserai comme les sa¬
vants », tout en « parlant comme le peuple3 ».
Tout l’ensemble comprenant la critique des idées
abstraites, la théorie de la vision, la critique des
qualités secondes et des qualités premières, la des¬
truction du concept de substance matérielle, etc.,
constitue une phase destinée avant tout à effectuer
la réduction de la chose extérieure à l’idée, c’est-à-
dire à la sensation. Cette réduction une fois acquise,
et la chose étant absorbée par l’idée sensible, le
problème de la convenance de l'idée avec la chose,
ou, comme dit Locke, du critérium, de cette con¬
venance4, est supprimé par là même.
Ce processus réducteur est le plus visible. C’est
lui, à peu près exclusivement, qui a frappé les con¬
temporains et la postérité; c’est lui qui a entraîné
les jugements portés sur Berkeley par Kant et ses
successeurs : « idéalisme délirant » (sckwàrmend),
qui « transforme en simples représentations les cho¬
ses réelles », « idéalisme mystique et extravagant »,
où les choses deviennent des fictions (EinbUdun-
gen)5.
Mais ce processus, purement critique et destruc¬
teur, n’a qu’un résultat négatif. Les choses une fois
ramenées aux idées, on s’aperçoit que les idées n’en
sont pas, pour autant, transformées en choses; que
cette transformation — et c’est là le plus difficile —

a. Dial. H. P., p. ikh, 1. 3o sq.


3. Principes, § 51, p. 6a, 1. 3i-3a; Corri. p. Book, n° 807.
h- Locke, Essay, IV, ch. îv, S 3.
5. Kant, Prolegomena (Hartenstein), IV, p. 4a; Krit. d. V., III,
p. 198-
LA TRANSFORMATION DES IDEES EN CHOSES 25

reste à accomplir. Ce problème : transformer les


idées en choses, est le substitut du problème de la
convenance des idées avec les choses, imposé à tous
ceux (Descartes, Malebranche, Locke, etc.) qui dis¬
tinguent les idées et les choses.
Il échappe à Kant que Berkeley a voulu aussi
transformer les idées en choses. Cette seconde sorte
de transformation ne lui agrée d’ailleurs pas plus
que la première. Elle est, en opposition avec l'idéa¬
lisme délirant, un idéalisme rêveur, repoussé avec
une égale vigueur par Yidéalisme critique6 qui vise
à transformer les représentations, non en choses,
mais en phénomènes. Cependant, cette épithète
d'idéalisme rêveur ne conviendrait guère mieux que
la première, puisque les choses ne sont pour Ber¬
keley, ni des choses en soi, ni non plus des phéno¬
mènes, mais les choses en nous.
Sans doute, à certains égards, la réduction des
choses aux idées aide-t-elle à la transformation des
idées en choses. Mais les deux problèmes n’en sont
pas moins distincts; et si leur solution n’est pas
expressément séparée, on peut dire qu’ils posent au
philosophe des exigences diamétralement opposées
et qu’ils l’écartèlent, en quelque sorte, en des
efforts souvent contraires.

*
* *

Tant qu’il s’agit d’expliquer la constitution des


choses particulières : cerise, table, cheval, etc., la
perception de leurs formes, grandeurs, volumes,

6. Proiegomena, ibid.
2Ô BERKELEY

reliefs, distances, etc., de fonder la distinction du


rêve et de la réalité à l’intérieur du cosmos de mes
idées, il apparaît que la tâche de la philosophie n’a
jamais été aussi aisée. Tout se résout sans peine sur
le plan du Nouveau Principe, grâce à la combinai¬
son des idées sensibles (sensations visuelles, tactiles,
olfactives, etc.), grâce au mécanisme de l’associa¬
tion des idées, qui permet la lecture à vue des si¬
gnifications tactiles acquises par les sensations vi¬
suelles, grâce aux critères de la vivacité des idées,
de la régularité de leur séquence, de la contrainte
subie par mon esprit dans la perception du réel, etc.
On comprend que Berkeley puisse déclarer alors
que tout est être de raison, si l’on veut dire par là
que tout est simplement idée : « Selon ma doctrine
toutes les choses sont des êtres de raison, c’est-à-
dire elles n’ont d’existence que dans l’entende¬
ment7 »; ajouter qu’il n’y a pas lieu de distinguer
entre êtres de raison et êtres réels, puisque les êtres
de raison (idées) sont les choses réelles : « Êtres
réels et êtres de raison, sottes distinctions des sco¬
lastiques8 »; préciser enfin que, les critères de la
vivacité et de la régularité des séquences fondant la
distinction entre la réalité (êtres réels) et le rêve
(êtres de raison), « selon ma doctrine, toutes [les
choses] ne sont pas des êtres de raison ». « La dis¬
tinction entre être de raison et être réel est aussi
bien établie par elle que par aucune autre doc¬
trine9. » La « distinction de l’idée et de l’idéat,

7. Com. p. Book, n° 474. Nous conservons l’appellation de


Commonplace Book, consacrée par un long usage (Philosophical
Commentaries, dans l’édition Luce).
8. Ibid., n° 546.
9. Ibid., n0B 474 a, 535.
LA TRANSFORMATION DES IDEES EN CHOSES ‘l'J

je ne puis pas la comprendre autrement qu’en fai¬


sant de l’un, l’effet et la conséquence du rêve, de la
rêverie, de l’imagination, de l’autre, l’effet et la
conséquence du sens et des lois constantes de la
nature10 ».
Jamais la tâche de la philosophie n’a été au con¬
traire aussi rude lorsque, ce résultat étant acquis,
il faut aborder le problème inverse, c’est-à-dire
constituer l’idée comme la chose même, en tant
que mon esprit la voit indépendante de lui, opposée
à lui, subsistant hors de lui sans lui.

*
* *

Pour transformer les choses en idées, Berkeley


était parti de quelques propositions de Locke : tou¬
tes les idées des choses extérieures viennent des
sens11, les choses extérieures ne sont que des com¬
binaisons d’idées simples et ces idées ne sont rien
d’autre que les sons, les goûts, les odeurs, les cou¬
leurs, et les sensations tactiles. L’esprit est à cet
égard purement passif. Les idées s’introduisent en
nous que nous le voulions ou non12. Mais Berkeley
rejette la distinction entre la perception, comme
idée de la réflexion, et l’idée de sensation, car « en
quoi, je vous prie, la perception du blanc diffère-
t-elle du blanc13? D’une façon générale, il récuse
la distinction commune à Malebranche et à Locke
— mais qu’ils entendaient de façon différente —

10. Ibid., n° 843; cf. n° 8a3.


11. Locke, Essay, II, ch. r, S a3.
ia. Ibid., ch. h, SS i-3; ch. xxm, S 6, etc.
i3. Com. p. Book, n° 585.
28 BERKELEY

entre l’idée et la perception de l’idée14. Il va tenter


de ramener l’une et l’autre à une seule et même
modification du moi, réduisant ce que Malebranche
appelle idée à ce que celui-ci appelle perception ou
modification (passive), et ce que Locke appelle per¬
ception (opération active) à l’idée-sensation (pas¬
sivité).
En conséquence, la transformation des choses en
idées s’opère en trois temps : à) les choses ne sont
que des sensations, c’est-à-dire des affections, des
passions de l’intelligence, des états que l’âme subit
malgré elle et où elle se sent passive15; b) les qua¬
lités sensibles, qui sont les seuls constituant de ce
qui est perçu, sont toujours plus ou moins doulou¬
reuses ou agréables; or, il est impossible qu’une
douleur ou un plaisir se trouve ailleurs que dans
l’esprit qui les ressent16; c) ces qualités sont rela¬
tives à mon état : la même eau paraîtra au même
moment chaude et froide, lorsque mes deux mains

14- Ibid,., n° 609. -— Il voit dans cette distinction l’une des gran¬
des causes de l’invention des substances matérielles (ibid.), mais
ailleurs, il voit dans la croyance aux choses existantes hors des
idées la cause de la distinction entre l’idée et sa perception (entre
l’idée de sensation et l’idée de réflexion). Ibid., n° 656.
15. « Lumière et couleurs, qualités tangibles, saveurs, sons, etc.,
ne sont-ils pas tous également des états passifs (passions) ou des
sensations dans l’âme. » Dial. H. P., I, p. 197, 1. i5 sq. « Je suis
un être pensant affecté (affected) de sensations diverses », ibid.,
1. 24. « Je perçois telle odeur particulière... et en cela je suis [sou¬
ligné par nous] complètement passif, ibid., p. 196, 1. 28. — « Les
idées sont des passions périssables (perishable passions). Principes
(ire éd.), p. 79, 1. 37 (supprimé dans la seconde édition), etc.
16. Dial. H. P., pp. 178 sq., 194 sq., 197, etc. « Si le feu réel est
très différent de l’idée de feu, il en est de même de la douleur
réelle que produit le feu réel et de l’idée de cette même douleur;
personne pourtant ne prétendra que la douleur réside ou pourrait
résider dans une chose non pensante, hors de l’intelligence, plus
que son idée », Principes, S 4, pp. 57-58.
LA TRANSFORMATION DES IDEES EN CHOSES

étant plongées en elle, l’une est froide, l’autre


chaude17. Ainsi, avoir une idée ne peut être rien
d’autre que percevoir18. C’est pourquoi « les cou¬
leurs ne peuvent convenir qu’à une substance per¬
cevante19. » La passivité de la sensation, c’est la
passivité du moi percevant, les perceptions étant
des modifications du moi où celui-ci est passif :
« Rien de ce qui est perçu ou perçoit [souligné par
nous] ne veut20. » « L’entendement diffère toto
coelo de la volonté21. »
Berkeley souscrit donc originellement à la thèse
de Locke. Certes, disait Locke, le verbe passif « être
perçu » ne concerne que la sensation en tant que
différente du moi, mais le verbe actif « je perçois »
ne doit pas nous abuser et nous porter à croire que
le moi percevant n’est pas, lui aussi, passif; la sen¬
sation n’est rien d’autre que sa propre passivité
d’être percevant22. L'entendement, en tant que lieu
des sensations, doit donc être, comme le voulait,

17. Dial. H. P., I, p. 178. Sur l’interprétation lockienne d’un


exemple voisin, cf. Essay, II, ch. vin, S 21.
18. Principes, S 7, p. 44, 1. 3.
19. Dial. H. P., p. 187, 1. 16 sq.
30. Com. p. Book, n° 65g.
ai. « Tis [the Will] toto coelo different from the Understanding
i. e. from ail our Ideas », ibid., n° 643.
33. « Ces propositions : je vois la lune, ou une étoile, je sens la

chaleur du soleil, quoique exprimées par un verbe actif, ne signi¬


fient en moi aucune opération par où j’opère sur ces substances,
mais seulement la réception des idées de lumière ou de rondeur et
de chaleur; en quoi je ne suis pas actif, mais puretnent passif; de
sorte que, posé l’état où sont mes yeux ou mon corps, je ne saurais
éviter de recevoir ces idées. Mais, lorsque je tourne mes yeux d’un
autre côté ou que j’éloigne mon corps des rayons du soleil, je
suis proprement actif parce que, de mon propre choix et par un
pouvoir que j’ai en moi-même, je me donne ce mouvement-là et
une telle action est la production d’un pouvoir actif, » Locke,
Essay, I, ch. xxi, $ 12,
3o BERKELEY

mais seulement à cet égard, Locke, entièrement pas¬


sif23 : <(Tout ce qui possède en soi l’une de nos idées
doit percevoir, car c’est cette possession même, cette
réception passive des idées [souligné par nous] qui
fait que l’intelligence perçoit, car c’est l’essence
de la perception, ce en quoi consiste la percep¬
tion24. » Sur ce plan, l’entendement ne peut se dis¬
tinguer de ses perceptions ou idées25. Berkeley avait
été d’abord si loin sur cette voie qu’il avait cru
pouvoir constituer, non seulement l’entendement,
mais le moi tout entier par un amas de sensations26.
(Ce qui le conduisait nécessairement à poser contre
Locke27 que l’âme pense toujours28, car si l’âme
est constituée par des idées, comment pourrait-elle
subsister sans idées, c’est-à-dire sans penser?) Il
ne songeait pas encore que, par là, il supprimait
l’esprit, car si les sensations sont les choses mêmes,
l’esprit ne serait plus qu’un amas de choses. Mais
s’il n’apercevait pas pour le moment cette consé¬
quence, c’est qu’elle lui était masquée du fait
qu’étant préoccupé d’abord de réduire toutes les
choses en sensations ou idées, il faisait s’évanouir
entièrement l’être des choses hors de nos idées, sans
pour autant manifester par là que les idées fussent
des choses « dont la nature n’a rien de commun

33. Locke, ibid., II, ch. i, S 35.


3!x. Berkeley, Com. p. Book, n° 3oi. — « La pure réception
passive des idées... s’appelle perception. » Ibid., n° 378, art. 10. —
« Quoi que ce soit qui ait en lui une idée, bien qu’il ne puisse
jamais être aussi passif, et qu’il ne témoigne à cet égard d’au¬
cune sorte d’activité, doit percevoir. » Ibid., art. 11.
35. Ibid., nos 587, 614.
26. Ibid., n° 58o.
37. Locke, Essay, II, ch. 1, SS 7-19.
38, Berçeley, Com. p. Book, nes 65o, 65a; Principes, $ 98,
LA TRANSFORMATION DES IDÉES EN CHOSES 3l

avec celle de l’esprit29 ». Ces idées, en effet, n’é¬


taient aperçues que comme de simples états du
moi, des passions de mon intelligence, douloureuses
ou agréables, n’ayant même pas, de par leur rela¬
tivité, quelque consistance ou autonomie propre.
On pouvait donc concevoir le moi comme constitué
par la suite de ces états subjectifs, coulant les uns
dans les autres, inséparables en vertu de leur rela¬
tivité réciproque, portant éminemment, de par leur
caractère toujours agréable ou douloureux, la mar¬
que du moi.
C’est assez dire que, par ce premier effort, les
choses étaient converties en idées en tant qu’elles
sont conçues comme de simples modifications du
sujet. Or, rien de plus étranger à des idées-choses,
éléments simples, indépendants, minima indivi¬
sibles, en eux-mêmes passifs et inertes, atomes sen¬
sibles, non affectifs, invariables, s’agrégeant en
substances corporelles, que ces états du moi, tou¬
jours affectifs, inséparables et Huent30. Quel rapport
entre des choses inertes et passives, opposées à mon
moi actif, et des états passifs, qui ne sont tels que
parce que le moi y est passivement modifié et se
sent passif?
Par là se définit la tâche que devra accomplir le
processus qui doit transformer les idées en choses.

29. Principes, S 98; Com. p. Book, n° 872.


30. « The succession of ideas in my mind, which flows uni-
formly. » Principes, 5 98. — Berkeley a eu le sentiment de cette
difficulté, comme en témoignent ces deux questions : « Question :
le minimum visible est-il fixe ? » Com. p. Book, n° 66. ■— « Quesr
tion : Qu’y a-t-îl de difficile à imaginer un minimum ? Réponse :
Parce que nous n’avons pas l’habitude de le regarder isolément.
Isolés, ils ne sont pas capables de nous procurer un plaisir et une
peine ; par là, ils ne méritent pas notre attention. » Ibid., n° 3a 1,
32 BERKELEY

Il devra parvenir à opposer au moi ces idées-mo¬


difications, comme j’ai conscience que les choses
s’opposent à mon esprit lorsque je perçois. Le moi
devra s’opposer à lui-même sa sensation, d’abord
définie comme son état passif, en la détachant de
lui pour la constituer, non comme son état, mais
comme une entité mentale, en soi radicalement
différente de lui, et différente d’une simple modi¬
fication de lui. L’idée devra donc cesser d’appa¬
raître comme l’accident de la substance pensante,
car l’accident d’une substance ne saurait avoir une
nature telle qu’elle n’ait rien de commun avec la
nature de cette substance. Pourtant, on ne devra
pas perdre le gain du premier processus. Cette idée-
chose, opposée à mon esprit, et qui n’a rien de
commun avec mon esprit, devra conserver sa na¬
ture d’entité mentale, de perception, qui ne lui per¬
met d’être nulle part ailleurs que dans mon esprit
ou dans un esprit. Tâche éminemment ardue et
contradictoire : tout en transformant les choses en
modifications du moi, il faut transformer ces modi¬
fications en entités irréductibles à de telles modi¬
fications, sans que pourtant ces entités cessent par
là d’être des modifications de ma substance.


* *

Le point de départ de ce difficile processus se


trouve, comme d’ailleurs celui du premier, dans
VEssay de Locke. L’entendement n’a pas le pouvoir
de refuser, d’altérer ou d’effacer les idées simples
qu’il reçoit. Il est absolument incapable d’en pro¬
duire par lui-même, pas plus qu’il n’a la force
LA TRANSFORMATION DES IDÉES EN CHOSES 33

de détruire celles qu’il trouve en lui81. L’idée est


donc tout ce qui est objet de notre entendement,
lorsque nous pensons82. Et cet objet manifeste son
indépendance et son irréductibilité à l’égard de l’es¬
prit qui le pense par ce fait qu’il lui impose sa pré¬
sence, et qu’il se présente à lui comme un bloc in¬
frangible que ma pensée est impuissante à entamer
de quelque façon. Il a, à cet égard, toutes les pro¬
priétés que Descartes attribuait à la « vraie et im¬
muable nature » et qu’il accordait d’ailleurs à la
sensation elle-même, reconnue comme nature pri¬
mitive.
Toutefois, ajoute Locke, cet objet n’est pas encore
la chose, car il est évident que « l’esprit ne peut pas
connaître les choses immédiatement, mais seule¬
ment par l’intermédiaire des idées qu’il en a33 ».
« Je crois que tout le monde tombe d’accord, avait
également écrit Malebranche, que nous n’aperce¬
vons point les objets qui sont hors de nous par eux-
mêmes...34; nous ne pouvons les apercevoir que par
le moyen des idées35. » Ainsi, pour Locke,—comme
pour Descartes et Malebranche, — les idées sont les
seules réalités immédiatement visibles par l’enten¬
dement, en conséquence, les seuls objets immédia¬
tement certains. Berkeley, supprimant toute chose
hors de cet objet, en vertu de son invisibilité ou
irreprésentabilité, pose l’objet comme la vraie
chose, et la chose devient par là même immédiate-

3i. Locke, Essay, II, ch. n, SS a-3.


3a. Ibid., Avant-propos, S 8.
33. Locke, Essay, IV, ch. iv, S 3.
34. Malebranche, Rech. de la Vérité, III, IIe partie, ch. i, S i,
éd. Lewis, I, p. a34.
35. Ibid., p. a35.
3
34 BERKELEY

ment certaine. Or, s’il n’y a aucune affinité entre


la passion du moi et la chose, il y en a une entre
la chose et l’objet, en ce que l’une comme l’autre
sont conçus comme opposés au sujet.
C’est en accusant cette notion d’objet de l’en¬
tendement que Berkeley, tout en réduisant les
choses en sensations ou passions du moi, tente de
les transformer en choses, c’est-à-dire en idées
n’ayant rien de commun avec les modifications de
l’esprit. Là encore, il supprime la différence entre
la perception de l’idée et l’idée, mais alors que,
dans le premier processus, il absorbe l’idée dans la
sensation, comme idée-modification, dans le se¬
cond, il tend à absorber la sensation dans l'idée,
comme idée-chose.
Bref, en réduisant la chose, par exemple, cette
tulipe que je vois comme chose hors de moi, à des
affections de mon moi, il devrait faire évanouir par
là précisément l’opposition de la chose à moi-même.
La possibilité d’une telle opposition devient alors
un problème pour la philosophie, mais ce pro¬
blème est esquivé, car la sensation conserve le ca¬
ractère de chose, en dépit de la réduction qui de¬
vrait le faire évanouir36. Les sensations (idées) sont
ainsi posées d’emblée comme les qualités consti¬
tuantes de la chose, et non comme les affections
du sujet pensant.
Le Commonplace Booh nous permet de suivre à
cet égard les diverses étapes de la méditation de
Berkeley.
Après avoir noté avec Locke que « toute connais-

36. Berkeley, Dial. H. P., I, p. jg5.


LA TRANSFORMATION DES IDÉES EN CHOSES 35

sance porte sur des idées87, relevé que « Descartes


appelle idée tout ce qui a un être objectif dans
l’entendement38 », il remarque que « l’idée est l’ob¬
jet de la pensée » : « la maison elle-même, l’église
elle-même, c’est une idée, c’est-à-dire un objet, un
objet immédiat de la pensée39 ». En conséquence,
« l’idée est l’objet ou matière de la pensée : ce que
je pense, quoi que ce soit, je l’appelle idée, tandis
que la pensée elle-même, l’acte de penser, n’est
pas un idée, c’est un acte -— c’est-à-dire une voli-
tion, c’est-à-dire, en tant qu’on l’oppose à ses ef¬
fets — la volonté40 ».
Par là est accompli le pas décisif qui sépare radi¬
calement le moi percevant, c’est-à-dire l’entende¬
ment. lui-même, de l’idée perçue, qui permet de
l’opposer en tant qu’actif et volontaire, à l’idée
perçue comme objet, et en même temps comme
chose ou entité passive, s’avérant par sa passivité
d’une nature n’ayant plus rien de commun avec
l’esprit percevant, lequel est actif.
Cette séparation a des conséquences considé¬
rables. Il est en premier lieu évident que l’esprit
ne peut plus être conçu comme constitué par les
idées, puisqu’il est actif et que les idées sont pas¬
sives41; que mon âme ne saurait être connue par
une idée, car le passif ne peut connaître l’actif42;
qu’elle serait inconnaissable s’il n’y avait d’autre

37. Com. p. Book, n° 5aa.


38. Ibid., n° 819.
39. Ibid., n° 427 a.
Ixo. Ibid., n° 808 : « Ideas is ye objett or Subject of thought. »
Subject a ici le sens de matière : ce qui est soumis à la pensée.
4i. Ibid., n°" 478 a, bbg, 8o8, etc.
4a. Ibid., n°" 657, 684, 701, 706.
36 BERKELEY

mode de connaissance que l’idée43; qu’un autre


mode de connaissance que l’idée doit être admis,
grâce auquel je connais l’actif et la substance spi¬
rituelle 44.
L’accès à ce nouvel ordre de connaissance se fait
progressivement. Tout d’abord, Berkeley estime
que l’esprit peut être connu, mais seulement de
façon indirecte, par les effets de son activité (le
mouvement et le changement volontaires des idées
de la fantaisie)45. Ensuite, cessant de voir « une
vaine distinction » dans l’affirmation de Male-
branche que nous connaissons l’esprit par cons¬
cience et non par idée46, il admet lui aussi que
nous le saisissons directement par une certaine
« conscience intérieure » (conscientia qnadam inter¬
na)*7, qu’il appelle d’abord à la fois, comme Male-
branche, « sentiment intérieur » (inward feeling)
et, comme Locke « réflexion » (reflexion)*8. Enfin,
pour des raisons que nous apercevrons plus loin,
il pousse à l’extrême l’assimilation de cette con¬
science avec la réflexion lockienne, et voit en elle
une intuition intellectuelle parfaitement claire et
transparente, une notion 49, entièrement différente
du sentiment confus malebranchiste.
Mais la fêlure qui sépare dans l’esprit ce qui est
esprit et ce qui ne l’est pas s’avance beaucoup plus
loin. Perceptions (idées ou sensations), images, sou-

43. Ibid., n°* 576 a, 67a, 701, 828.


44. Principes, 2e éd., S 27.
45. Ibid., ire éd., S 27.
46. Com. p. Book, n° 888.
47. De Motu, 5 21, p. 16, 1. 3.
48. Principes, 2e éd., 5 89.
4g. Ibid., a® éd., S 37.
LA TRANSFORMATION DES IDEES EN CHOSES 87

venirs, paraissaient situés sur le même plan, ne


différer que par le degré, celui de l’état fort et celui
de l’état faible. Cette différence me révélait la fic¬
tion, l’eus rationis, l’idée, au sens vulgaire comme
copie de la chose extérieure, comme « pâle reflet »
du réel, de l’eus reale, de 1 ’ideatum, de l’archétype,
qui est constitué par l’état fort, sensation ou per¬
ception 50. Cette simple différence de degré ne peut
plus maintenant subsister. En effet, l’expérience
quotidienne me révèle que l'image, le souvenir
relèvent de ma volonté créatrice, capable de les
susciter à sa guise51. Je découvre qu’ils appartien¬
nent à l’ordre de l’activité absolue. Ils sont donc
sans commune mesure avec la perception ou idée
qui appartient à l’ordre de la passivité absolue. Il
y a entre eux et elle une différence de nature52. Les
idées constituent le monde physique des corps
inertes, les souvenirs et images appartiennent au
monde de ma conscience, de mon activité créa¬
trice spirituelle, grâce à laquelle je puis par ana¬
logie concevoir l’activité créatrice de Dieu lui-
même, grâce à laquelle donc je suis l’image même
de Dieu53. Aussi devrait-on distinguer entre les
pensées et les perceptions : « Pensées signifie très
pertinemment et représente parfaitement les opé¬
rations internes de l’intelligence. Celles qui n’o¬
béissent pas aux actes de volition et dans lesquelles

50. Ibid.., n08 8a3, 843; Dial. H. P., III, p. 235, 1. 18-20.
51. Principes, SS 27-28, 36; Dial. H. P., II, p. 2i5, 1. 9 sq.
52. « Il y a deux sortes de choses : actives et passives. L’exis¬
tence des choses actives, c’est agir, des inactives, c’est d’être per¬
çues. » Ibid., n° 673.
53. Principes, Ire partie, S 2; Dial. H. P., II, p. 215, 1. 8 sq.;
III, pp. a31-232, en part. p. 232, 1. 1-2.
38 BERKELEY

l’intelligence est passive sont plus proprement ap¬


pelées sensations ou perceptions54. » « Simple dif¬
férence de mots », ajoute Berkeley, mais qui recou¬
vre une différence essentielle. Ici s’introduit, en effet,
ce qui deviendra, chez Bergson, l’opposition entre la
perception pure et le souvenir pur, expression en moi
de l’opposition radicale entre la matière et l’esprit,
entre le corps et « l’énergie spirituelle ».
L’importance de cette conséquence semble entière¬
ment échapper à Berkeley. Sans doute pour deux rai¬
sons. La première est que la distinction de l’état fort
et de l’état faible continue à maintenir sur le même
plan perception et image : « Avoir des idées [au sens
large] n’est pas identique à percevoir, par exemple
quand on imagine. Mais alors cette imagination
présuppose la perception55. » La seconde, c’est que
l’image, en tant qu'effet de la volonté, peut appa¬
raître comme inerte et inefficace, puisque tout
effet est passif. Mais la passivité de l’image comme
effet n’a rien à voir avec celle de la perception par
laquelle moi-même je suis rendu passif : l’image
et le souvenir ne sont pas comme les perceptions
les choses corporelles mêmes.
Cette opposition entre l’acte de penser et l’idée
qui est être pensé a pour conséquence d’abroger la
conception de l’entendement passif. On doit re¬
connaître que « l’entendement lui-même est en
quelque sorte une action56 »; que « considéré
comme faculté [il] n’est pas réellement distinct
de la volonté57 », etc. Une opposition radicale sur-

54- Corn. p. Book, n° a86.


55. Ibid., n° 58a.
56. Ibid., n° 821.
57. Ibid., n08 Ci4 a, 854; Principes, S 37.
LÀ TRANSFORMATION DES IDÉES EN CHOSES ^9

git alors entre l’idée ou perception et l’entende¬


ment. L’entendement étant pure activité ne peut
plus être dit « ne pas différer de ses perceptions ou
idées58 ». Il serait absurde de faire non seulement
du moi, mais même du seul entendement un con¬
glomérat d’idées, puisqu’on en ferait un conglo¬
mérat d’entités passives, c’est-à-dire de choses
sans commune mesure avec l’esprit59. On ne peut
plus prétendre que rien de ce qui perçoit ne veut60.
Ou du moins, on doit concevoir que l’esprit, qu’il
soit entendement ou volonté, est un être simple,
sans division, actif61. Après avoir entièrement ré¬
duit l’entendement à l’idée sensation, c’est-à-dire
à celle de ses parties que Locke considérait comme
passive, il le réduit tout entier à l’activité de l’idée
lockienne de la réflexion, « la réflexion sur l’opé¬
ration de l’âme par laquelle je perçois » donnant
pour Locke « l’idée d’ apercevoir », c’est-à-dire l’i¬
dée de l’une des différentes « actions de notre
âme62 ». Le « percevoir », tel qu’il s’exprime dans
la forme active « je perçois », est contrairement à
l’opinion de Locke considéré maintenant comme
actif.
De là résultent deux conséquences :
i° La notion du percipere devient d’une inextri¬
cable confusion. D’une part, le percipere est conçu

58. Ibid., n» 587.


59. « Je ne dois pas parler de l’entendement comïne d’une faculté
ou partie de l’intelligence. Je dois comprendre l’entendement et la
volonté dans le mot esprit, par lequel j’entends tout ce qui est
actif. Je ne dois pas dire que l’entendement ne diffère pas des
idées particulières. » Corn. p. Boolc, n° 8AS, cf. n° 871.
60. Ibid., n° 05g,
61. Principes, S 27.
63. Locke, Essay, II, ch. 11, S k-
4o BERKELEY

comme le corrélatif nécessaire du percipi passif, et


radicalement opposé à lui comme actif. Néanmoins,
je n’ai conscience de mon activité qu’en tant que
je veux, que j’imagine, que je me souviens; là seu¬
lement je suis actif et créateur. Cette conscience
s’oppose à celle du moi percevant qui s’aperçoit
comme inactif et passif en tant qu’il est percipere.
Ainsi le percipere doit comme actif s’identifier dans
l’esprit avec le moi actif de la volonté : il est « opé¬
ration » ou (( acte )>, distingué de la perception
comme idée, opposé à elle. Mais en même temps,
il s’oppose à l’être voulant, seul actif et créateur,
il est rejeté du côté de l’idée passive, en tant qu’il
est conscience de la passivité dans le fait de perce¬
voir63. Berkeley reste écartelé entre ces deux con¬
ceptions contradictoires : il faut l’activité du per¬
cipere pour une perception, en revanche, la passi¬
vité de l’idée perçue implique la totale passivité
de l’esprit dans la perception. Mais une passion de
l’esprit est impensable, puisque l’esprit est action.
En outre, Berkeley ne se sauve pas en divisant la
perception en deux parts, l’une passive : la sensa¬
tion comme affection, l’autre active : « l’opéra¬
tion » de percevoir, car on verra que les éléments
volontaires que l’on peut découvrir à propos de la
perception ne font que nous placer et nous main¬
tenir dans la situation de la recevoir, mais ne la
constituent d’aucune façon.
2° En tout cas, si la passivité est entièrement
rejetée du moi, les sensations ou idées ne sauraient
plus être considérées simplement comme des affec¬
tions ou des passions du moi. Le moi n’est toujours

63. Principes, §5 a, a6 à ag, i3g.


LA TRANSFORMATION DES IDEES EN CHOSES !\ I

qu’activité : dès que cesse l’activité, dès qu’apparaît


la passivité, il n’y a plus le moi, mais le corps,
c’est-à-dire l’idée. Or, l’idée exclut le moi, et le
moi l’idée, comme l’activité exclut la passivité et
réciproquement. En conséquence, la passivité est
reportée de la sensation comme état du moi à la
sensation comme entité distincte du moi quoique
présente en lui : « Je vous accorderai : on peut dire
que l’étendue, la couleur, etc., existent hors de
l’intelligence à deux égards, elles sont indépen¬
dantes de notre volonté et distinctes de l’intelli¬
gence [souligné par nous] 64. » « Les corps existent
hors de l’intelligence, c’est-à-dire ils ne sont pas
dans l’intelligence, ils s’en distinguent. J’en con¬
viens, car l’intelligence en est complètement dif¬
férente65. » On ne dira donc plus l’intelligence est
passive dans la perception, mais elle a en elle des
idées passives et inertes66. Il en va de même pour
l’affectivité. L’incorporation de la douleur et du
plaisir à la sensation permet de ramener toutes les
sensations à l’intérieur du moi comme sensations
douloureuses ou agréables : le feu et sa brûlure,
l’eau tiède, l’eau chaude avec leur agrément et leur

64. Com. p. Book, n° 88a.


65. Ibid., n° 863.
66. « II semble non moins évident que les sensations variées ou
idées imprimées dans les sens... ne peuvent exister autrement que
dans une intelligence qui les perçoit. » Principes, SS 3, 25, 27, 137,
etc. : « Tous les objets non pensants s’accordent sur ce point
qu’ils sont entièrement passifs et leur existence consiste unique¬
ment en la perception qu’on en a. » Ibid., S 139. — « Nos idées
sont des choses complètement passives et inertes. » Dial. H. P.,
II, p. 213, 1. 35-36; II, p. a3i, 1. g-11, etc. La deuxième édition des
Principes supprime l’expression perishable passions pour ne laisser
subsister que l’expression inert beings, art. 89. — Cf. Alciphron,
VII, art. 18-20.
42 ËERKELEŸ

désagrément, l’épingle et la piqûre. Mais la sensa¬


tion étant rejetée hors du moi percevant, comme
une entité mentale entièrement différente de l'in¬
telligence qui la renferme, elle emmène avec elle,
dans cette « chose » opposée à mon esprit, l’affec¬
tivité qui s’y trouve prisonnière. Ainsi, je puis
dire, contrairement à Malebranche, que « la dou¬
leur est dans mon doigt67 », la piqûre dans l’épin¬
gle, la brûlure dans le feu68.
La passivité devenant la propriété essentielle de
l’idée comme entité mentale, et non plus le carac¬
tère du moi dans la perception, oppose radicalement
et irrémédiablement cette idée au moi défini comme
pure activité. Le passif marqué par la forme passive
être perçu, c’est Vobjet-idée, le moi qui n’est toujours
que percipere est pure action. Ainsi, par définition,
le moi ne saurait percevoir sa propre passivité quand
il perçoit, mais la passivité de Vidée; autrement il
ne serait plus moi. C’est pourquoi, ainsi qu’on l’a
vu, l’âme, pure activité, ne peut être connue par
l’idée.
On aboutit donc à une différence de nature entre
l’idée et le moi qui perçoit cette idée. Le moi peut
s’opposer à l’idée aussi radicalement que chez Des¬
cartes ou chez Malebranche l’âme s’opposait à la
matière. Ce sont deux natures « parfaitement dis¬
cordante et dissemblables » (perfectly disagreeing
and unlike)69. « Les esprits et les idées sont des
choses si complètement différentes que lorsqu’on
dit ils existent, ils sont connus, et autres énoncia-

67. Com. p. Book, p. 444.


68. Dial. H. P., I, pp. 179 sq.
69. Principes, $ i3q, p. io5, 1. ij
LA TRANSFORMATION DES IDEES EN CHOSES 43

tions analogues, on ne doit pas penser que ces mots


signifient rien de commun aux deux natures. Il
n’y a rien de semblable en elles, ni rien de com¬
mun70. » (( Les corps, quelles que soient leur struc¬
ture et leur organisation sont uniquement des idées
passives dans l’intelligence et celle-ci en est plus
distante et plus hétérogène que la lumière de l’obs¬
curité71. »
La métamorphose semble achevée : de l’idée, mo¬
dification du moi, on est passé à l’idée, entité sans
commune mesure avec le moi. Dans un premier
temps, les choses sont converties en leurs qualités
sensibles, celles-ci en sensations affectives, celles-ci
à leur tour posées comme affections du moi ou le
moi se sent passif, étant rendu tel par l’action d’une
cause extérieure : ainsi les choses sont muées en
idées. Dans un second temps, la sensation est déta¬
chée du moi. Elle cesse d’être conçue comme un
état de ce moi. Elle devient son objet. Le moi
expulse de lui la passivité de la sensation. Il devient
tout actif et la sensation s’instaure en face de lui
comme un être passif. Ainsi, l’idée est devenue une
chose en elle-même inerte et passive. Mais le béné¬
fice du premier temps ne doit pas être perdu pour
cela. L’idée reste une entité mentale, sans quoi
elle ne pourrait pas être objet immédiat de l’en¬
tendement. Elle ne peut donc résider ailleurs que
dans mon moi, étant enveloppée dans ce moi actif
comme un corps étranger enrobé dans de la ouate.
D’où les expressions : « Le bois, les pierres, le feu,
l’eau, la chair, le fer, sont des idées en nous72. »

70. Ibid., art. 1&3.


71. Ibid., S i4i, p. 106, 1. i-3.
7a. Dial. H. P., pp. a3o, 1. ia; a^ç, 1. 3o-3i.
44 BERKELEY

Toutes ces choses existent dans mon intelligence, ce


qui est conforme au langage usuel des philosophes
qui parlent des objets immédiats de l’entendement
comme de choses qui existent dans l’intelligence73.
Elles sont « supportées » par des intelligences qui
sont des substances hétérogènes à elles74. Le retour¬
nement est complet, car les modifications d’une
substance pensante sont dites, en tant qu’idées iner¬
tes, sans commune mesure avec cette substance,
choses passives, hétérogènes à elle. En même temps,
les idées restent des modifications de cette subs¬
tance, car, autrement, comment pourraient-elles
lui appartenir encore au titre d'affections ?
En outre, Berkeley ne sépare pas les deux proces¬
sus opposés, il les mène de front, de même qu’il
emploie concurremment comme un seul et même
langage les deux langages opposés. Tout en affirmant
que le moi n’est pas passif dans la perception, que
son entendement est actif, que l’idée seule est passive
comme chose inerte, il continue d’affirmer que le
moi reconnaît l’idée comme étrangère à lui, parce
qu’il se sent passif lorsqu’il l’éprouve et doit con¬
venir qu’elle lui est imposée par une cause exté¬
rieure qui 1 ’affecte : « Quand je parle d’objets qui
existent dans l’intelligence ou qui s’impriment
dans le sens, j’entends seulement que l’intelligence
les comprend ou les perçoit, qu’elle est affectée de
l’extérieur par un être distinct d’elle-même75. »

73. Ibid.., p. a5o, 1. 16 sq.


7h. Principes, art. i35.
75. Dial. H. P., III, p. 35o, 1. h sq. [mots soulignés par nous].
Cf. II, p. ai5 : « Il y a une intelligence qui m’affecte à tout
moment de toutes les impressions sensibles que je perçois. »
Principes, S 90.
LA TRANSFORMATION DES IDÉES EN CHOSES f\5

On voit ici identifiées des expressions radicalement


incompatibles : comprendre (exister dans) qui
n’implique que l’activité de l’intelligence et per¬
cevoir (ce qui est imprimé dans les sens), c’est-à-
dire le fait d’être affecté de l’extérieur, qui impli¬
que la passivité de cette même intelligence76.
Bien que par la transformation de la sensation,
affection passive, en idée-chose, inerte et passive, et
par l'affirmation de l’absolue activité du moi per¬
cevant, Berkeley obtienne entre l’idée et le moi,
c’est-à-dire le corps et l’âme, une différence de
nature comparable à celle que les cartésiens établis¬
sent entre la substance étendue et la substance pen¬
sée, cependant, de son aveu exprès, la perception
reste un accident de ma substance. Il y a ainsi,
entre l’âme et l’idée, à la fois la différence de nature
qui sépare deux substances et la communauté de
nature qui fonde le rapport de la substance et de
l’accident. Sur la première, se fonde leur opposi¬
tion : celle du sujet et de l’objet, de l’esprit et du
corps; sur la seconde, se fonde leur relation : celle
du moi et de son état perceptif auquel a été réduite
la chose. Certes, Berkeley a le droit de soutenir que
l’idée ne peut représenter l’esprit, en arguant qu’un
accident ne peut représenter la substance qui le
supporte77. Mais tout accident, retenant quelque
chose de sa substance, peut la représenter dans une
certaine mesure : ainsi le carré et le rond représen¬
tent dans une certaine mesure l’étendue. Lorsque
Berkeley, reprenant à Malebranche une comparai-

76. L’expression « comprehended by (that is, exists in) », est


employée ailleurs (Dial. H. P., III, p. 235, 1. 6) pour désigner la
présence en Dieu des choses, laquelle ne comporte nulle passivité.
77. Principes, S 135.
46 BERKELEY

son que celui-ci appliquait tout autrement78, dé¬


clare qu’il est aussi absurde de prétendre connaî¬
tre l’esprit par une idée que d’affirmer un carré
rond79, il témoigne qu’il a en fait établi entre idée
et esprit une tout autre différence que celle de la
substance et de l’accident, car le carré et le rond
sont deux essences qui s’excluent radicalement, soit
comme accidents d’une même substance, soit
comme deux substances réellement séparées. Or l’i¬
dée et l’esprit, ne sont opposés entre eux, ni comme
deux accidents répulsifs d’une même substance, ni
comme deux substances répulsives, mais comme la
substance et l’accident. Le rond n’est pas l’accident
du carré, ni le carré celui du rond.
C’est en constituant toute l’essence de l’âme par
la pure activité et toute l’essence de l’idée par la
pure passivité que Berkeley peut établir entre elles
une différence de nature les séparant l’une de l’au¬
tre comme des substances. Mais il en résulte pour
elles la même incompatibilité réciproque qu’entre
des substances. On ne voit plus alors comment l’i¬
dée peut être un mode de l’esprit, car le passif
absolu n’a rien de commun avec l’actif absolu et
l’exclut entièrement. La perception devient alors
inconcevable. Comment le moi percevant, en tant
que pure activité pourra-t-il renfermer la passivité
absolue de l’idée? Comment pourra-t-il souffrir en
lui une passion quelconque? Il faudrait que l’acti¬
vité du moi percevant fût, sous le même rapport,
passivité de la perception. Dira-t-on que toute per-

78. Malebranche, Entretien d’un philosophe chrétien et d’un


philosophe chinois, éd. de Genoude et Lourdouex, II, p. 368 b.
79. BERKELFY, Principes, 5 i36.
LA TRANSFORMATION DES IDEES EN CHOSES

ception suppose au moins un acte d’accueil et d’ac¬


quiescement, lequel est volontaire ? « Tant que
j’existe ou que j’ai une idée, sans cesse, sans arrêt,
je suis en train de vouloir; j’accepte l’état présent,
c’est vouloir80. » Toute idée n’étant jamais indiffé¬
rente engendre toujours désir ou répulsion : « Il
semble qu’il ne puisse y avoir de perception
— d’idée — sans volonté, car il n’y a pas d’idées
indifférentes au point qu’on ne les préfère à l’an¬
nihilation ou qu’on ne préfère l’annihilation à ces
idées81. » Mais cet acte volontaire ne fait qu’accom¬
pagner la ((réception passive)) qui, on l’a vu, consti¬
tue l’essence delà perception même. Ce qui fait toute
la perception, c’est un résidu irréductible d’absolue
passivité qui sans doute, constitue le caractère propre
à l’idée (percipi), mais qui comporte la passivité
même du moi : « And therein I asm altogether pas¬
sive82. » Certes, je puis détourner ma vue, et cela dé¬
pend de ma volonté, mais si je ne la détourne pas, je
ne peux pas ne pas sabir la perception visuelle83. Cet
état passif, du moi, distinct de l’acte volontaire qui
peut l’accompagner, entre en collision avec l’acti¬
vité du moi, du fait que l’activité, de la même façon
que la pensée chez Descartes, en définit toute l’es¬
sence. Le moi ne peut donc pas plus être passif qu’il
ne peut être étendu.
Berkeley s’est débattu en vain contre la diffi¬
culté : « L’étendue, bien qu’elle existe uniquement
dans l’intelligence, n’en est pas une propriété. L’in¬
telligence peut exister sans elle bien qu’elle ne

80. Com. p. Book, n° 791.


81. Ibid., n° 833.
83. Dial. H. P., I, p. 196, 1. 3o.
83. Ibid.
48 BERKELEY

puisse exister sans l’intelligence84. » Mais n’est-ce


pas précisément le propre de la distinction modale
de ne pouvoir exister sans ce dont elle est le mode,
tandis que la substance peut exister sans elle ? Tout
ce que nous permet d’affirmer cette relation unila¬
térale, c’est que la sensation, l’idée inerte, l’éten¬
due n’est pas une propriété essentielle de l’intelli¬
gence, c’est-à-dire toujours et nécessairement pré¬
sente là où est l’esprit, qu’elle n’en est qu’une pro¬
priété accidentelle, non qu’elle n’en est pas une
propriété. Au surplus, comment concevoir une in¬
telligence capable d’exister sans idée, c’est-à-dire
n’ayant nulle perception, ne percevant pas, alors
que la définition de l’existence, c’est percevoir ou
être perçu? Berkeley a aussi essayé de nous faire
concevoir comment ce qui n’est que dans l’intelli¬
gence peut être extérieur à elle : « Si les yeux fer¬
més on se représente imaginativement le soleil et
le firmament, vous ne direz pas que l’intelligence
est le soleil, qu’on est étendu, bien que ni le soleil,
ni le firmament ne soient extérieur à l’intelli¬
gence85. » Cet appel à l’expérience psychologique
ne résout rien, car l’image dépend de mon acti¬
vité créatrice, et j’ai conscience qu’elle m’appar¬
tient. Le soleil perçu ou réel, c’est, au contraire,
la passivité, que le moi rejette hors de lui et pose
comme extérieure à son intelligence. Le souvenir
(ou Yimage) de l’étendue n’est pas Vétendue, ni
étendu, c’est l’esprit. L’embarras du philosophe a
toujours été, sur ce point, extrême : « Les couleurs,
les sons, etc., n’existent pas hors de l’intelligence,

8b- Com. p. Book, n° 878.


85. Ibid., p. 886.
LA TRANSFORMATION DES IDÉES EN CHOSES 49

de l’aveu général, bien qu’on ne l’ait pas prouvé.


Pourquoi ne pas admettre mon principe qui le
prouve86? » Mais en même temps : « Question : Ne
ferai-je pas mieux d’accorder que les couleurs exis¬
tent hors de l’intelligence, en faisant de l’intelli¬
gence la chose active que j’appelle « Je », « Moi »
— qui semble pourtant distincte de l’entende¬
ment87 ? »
Finalement, la difficulté n’est surmontée que de
façon extérieure et toute formelle : d’une part, je
connais par intuition que je suis activité pure et par
conséquent un principe autre que mes idées qui
sont passives88; d'autre part, je sais qu’une sensa¬
tion ne peut percevoir une sensation et que ce qui
perçoit doit différer des idées perçues; en troisième
lieu, les idées étant des choses mentales ne peuvent
exister que dans un esprit, et pourtant cet esprit et
ces idées doivent différer, car la substance ne sau¬
rait être semblable à ses accidents : « L’esprit est
la seule substance dans laquelle puissent exister des
idées et il serait absurde que la substance qui sup¬
porte ou perçoit les idées fût elle-même une idée ou
semblable à une idée89. » Enfin l’esprit ne saurait
être sans idées, pas plus que les idées sans l’esprit,
car <( il ne me semble pas moins absurde de suppo¬
ser une substance sans accidents que des accidents
sans substance90 ». Comme on le voit, le problème
n’est résolu que par une suite de définitions for¬
melles, non par un examen au fond. Car, sans

86. Ibid., n° 363.


87. Ibid., n° 36a a.
88. Dial. H. P., III, pp. a3i, a3a.
89. Principes, 5 i35.
90. Ibid., S 67; Com. p. Book, n° 547.

4
5o BERKELEY

doute, la substance ne saurait être semblable à ses


accidents, mais on ne peut jamais tirer de là cette
conclusion que l’accident et la substance sont deux
natures qui n’ont « rien de commun, ni de sem¬
blable », et sont « plus hétérogènes, l’une à l’autre,
que la lumière et l’obscurité ». On ne voit pas non
plus comment le moi peut, sans sortir de son inté¬
riorité, c’est-à-dire de la conscience de son activité,
prendre conscience d’une chose passive, incommen¬
surable avec lui.
C’est pourquoi dans la Siris, Berkeley, reprenant
le problème de la perception du corps, finira, con¬
formément à la logique interne de son système,
par concevoir que le corps doit être connu avant
tout par la notion, c’est-à-dire par ce mode de cons¬
cience qui convient à l’activité et à la relation. La
notion saisira en effet l’acte du moi et la relation
entre le sujet actif et ses accidents passifs : « On
oppose le corps à l’esprit et à l’intelligence. Nous
avons une notion du corps par la résistance. Tant
qu’il y a un pouvoir réel, c’est l’esprit. Tant qu’il
y a de la résistance, il y a incapacité et défaut de
puissance, c’est-à-dire négation de l’esprit. Nous
sommes incarnés, c’est-à-dire nous sommes alour¬
dis par un poids et embarrassés par une résistance.
Mais pour un parfait esprit, il n’y a rien de dur,
ni d’impénétrable : aucune résistance à Dieu qui
n’a pas de corps91. » Pourquoi s’étonnerait-on que
la notion apte à nous faire connaître l’activité pût
nous faire connaître le corps, si le sentiment de
résistance qui nous le révèle n’est que la conscience
de notre activité, mais enrayée, finie ? Ce sentiment

qi. Siris, 5 390.


LA TRANSFORMATION DES IDEES EN CHOSES 5l

enveloppe la conscience de l’effort, c’est-à-dire


d’une activité qui s’éprouve du dedans comme
« alourdie et embarrassée ». Si le moi n’est qu'acti¬
vité, n’est-il pas évident que toute conscience n’est
possible en lui que par celle d’une activité? La cons¬
cience du corps elle-même ne saurait donc être que
celle d’un certain caractère de notre activité.
Mais, antérieurement à la Siris, la résistance
n’est-elle pas conçue comme le propre de la sensa¬
tion tactile, purement passive, et sans aucun rapport
avec la notion ? Le corps serait donc saisi de deux
façons opposées, et cette dualité n’est-elle pas cho¬
quante? Moins sans doute qu’il ne semble. Dans la
résistance, le corps est saisi du dedans comme la
borne que rencontre du dedans mon esprit, non
comme objet extérieur à l’esprit. L’esprit s’aper¬
çoit là lui-même, comme contraint et limité, tan¬
dis que par la sensation tactile, il perçoit la qualité
d’un objet en tant que celui-ci est autre que le su¬
jet. L’impénétrabilité ou la résistance a donc une
double face : la sensation de résistance étant en moi
le contact avec l’autre que moi-même, la notion de
la résistance étant la présence pour moi de ma pro¬
pre limite, de mon activité limitée. Par là, on
comprendrait que la qualité perçue (sensation) fût
rejetée hors de moi comme chose inerte et passive.
Cette conception de la limitation de notre moi
actif par l’activité d’un autre que moi doit nous
avertir que le cheminement décrit jusqu’à présent
n’est sans doute pas le seul.

*
* *

Au cours du précédent cheminement, on partait


52 BERKELEY

du moi affecté et passif pour aboutir à détacher de


lui son affection et à instaurer celle-ci face à lui-
même, comme idée-objet-chose, sans commune me¬
sure avec lui. Cette métamorphose de l’idée en
chose s’autorisait de deux caractères de la sensa¬
tion : son caractère de passivité; son caractère d’ob¬
jet immédiat de la pensée. De là, Berkeley a conclu
que cette affection passivement subie par le moi est
une chose passive et inerte, que cet objet immédiat
de ma pensée est l’objet que le moi s’oppose à lui
comme réalité extérieure. Ainsi l’affection s’est
muée en corps (passif), opposé à Vesprit (actif).
Toutefois, pour nous autres, qui ne sommes pas
Irlandais92, la passion, loin d’être une « chose »
passive, est l’état passif de l’être qui la subit. Le
moi en tant qu’il a des sensations ne peut se conce¬
voir comme actif. Et si l’entendement, lieu des
sensations, est instauré comme purement actif, on
ne voit plus comment la sensation peut être en lui.
Mais Berkeley a essayé une autre voie, celle qui,
partant de l’action exercée sur moi par l’autre que
moi-même, descend jusqu’à l’effet produit, y ab¬
sorbe la passion du moi, la transforme en cet effet,
produit inerte et inefficace, pour la muer en corps
physique. La mutation se fait alors, non plus à la
faveur d’une opposition tranchée entre la substance
active et l’accident passif, mais à la faveur d’une
opposition non moins tranchée entre la cause active
et l’effet passif. La notion clef n’est pas ici comme
précédemment celle d'objet, mais celle de pouvoir.

92. « J© ne publie ceci que pour savoir si d’autres hommes ont


les mêmes idées que nous autres Irlandais. Tel est mon dessein et
non pas d’exprimer mon opinion particulière. » Com. p. Book,
n° 398.
LA TRANSFORMATION DES IDÉES EN CHOSES 53

Considéré comme ne venant pas de nous, l’effet


est détaché de nous et rapporté à sa cause hors de
nous. Or l’effet, pur produit, est en lui-même im¬
puissant. A cet égard, il s’oppose à sa cause, pou¬
voir proprement actif et pensant. On retrouve ainsi
hors de moi la même opposition que l’on décou¬
vrait en moi entre la sensation, l’idée, chose pure¬
ment passive et l’esprit (moi), être uniquement ac¬
tif, mais cette opposition a lieu entre la sensation
comme effet : le corps, en lui-même inerte, impuis¬
sant, inefficace, et sa cause : l’esprit, pouvoir actif,
efficace, Dieu. Il y a de part et d’autre la même
incommensurabilité : celle du corps et de l’esprit,
et la même commune mesure93 : celle de l’idée et de
l’esprit, car de même que seule une idée peut être
dans un esprit et que seul un esprit peut recevoir
une idée, de même seule une idée peut être pro¬
duite par un esprit et seul un esprit peut produire
une idée. Ce qui, du côté du sujet, fonde l’opposi¬
tion de l’esprit avec l’idée, c’est la différence de
nature que l’on établit entre l’accident et la subs¬
tance; du côté de l’objet, en quelque sorte a parte

93. On retrouve ici la transposition d’une difficulté propre au


système de Malebranche. D’une part, l’idée en Dieu peut, selon
Malebranche, agir sur mon esprit, car, étant idée, elle est de
l’ordre de l’esprit, et seul un esprit peut agir sur un esprit.
D’autre part, l’idée, comme étendue intelligible, a des propriétés
intelligibles qui excluent radicalement les propriétés de toute
pensée; elle ne peut être participée de la pensée, mais seulement
des corps matériels, elle est l’expression dans le Verbe de l’immen¬
sité divine qui est le lieu des corps par opposition à la raison
divine qui est le lieu des intelligences. Cf. Entretiens sur la Mort,
II, éd. Cuvillier, p. 245. Cette hétérogénéité entre la pensée et
l’essence participable des corps permet à l’idée d’affecter ma pensée
et de causer en elle une modification. Pour pouvoir agir sur mon
esprit, l’idée doit donc être à la fois coramensurable et incommen¬
surable avec lui.
54 BERKELEY

rei (ou dei), c’est la différence de nature que l’on


instaure entre la cause et l’effet. Il y a donc deux
sortes d’activité : l’activité du percipere, de la subs¬
tance percevante, et l’activité productrice de la subs¬
tance efficace; et deux sortes de passivité : la passi¬
vité de la passion subie : la sensation qui constitue
le pcrcipi, et la passivité de l’effet produit : le corps
inefficace, inerte. La mutation de l’idée en chose
n’est définitivement accomplie que par l’identifi¬
cation de ces deux sortes de passivités. De cette
coalescence de la modification passive du moi avec
le produit physique, inefficace, d’une cause exté¬
rieure efficace (Dieu) naît l’être pleinement cons¬
titué de l’idée-chose, qui est à la fois mental et phy¬
sique, sensation et corps, ou plutôt la sensation
muée en corps.
Les thèses de Locke sont au point de départ de ce
second cheminement, comme nous avons vu qu’elles
étaient au point de départ du premier : « La forme
ronde est dans l’intelligence une perception ou une
sensation, mais dans le corps, c’est un pouvoir,
voir Locke II, ch. vin, § 8 », note Berkeley94. Plus
loin, il insiste en un memento : « Étudier de ma¬
nière serrée Locke II, ch. vm, § 8 95. » « J’appelle
idée, écrivait Locke dans cette section, tout ce que
l’esprit aperçoit en lui-même, tout ce qui est objet
immédiat de sa perception, de sa pensée, de son
entendement; et j’appelle qualité du sujet le pou¬
voir {power) qu’il a de produire une certaine idée
dans notre esprit. Ainsi, j’appelle idées, la blan¬
cheur, la froideur, la rondeur en tant qu’elles sont

ÿk- Com. p. Book, n° na.


ç5. Ibid., n° 3a6.
LA TRANSFORMATION DES IDÉES EN CHOSES 55

des sensations ou des perceptions dans notre enten¬


dement; et, en tant qu’il y a dans une boule de
neige les pouvoirs de produire ces idées en nous,
je les appelle qualités. Que si je parle quelquefois
de ces idées comme si elles étaient dans les choses
mêmes, on doit supposer que j’entends par là les
qualités qui se rencontrent dans les objets qui pro¬
duisent ces idées en nous96. » Ce texte est étroite¬
ment lié dans la pensée de Locke à un autre que
l’on découvre au chapitre xxiii97, où Locke explique
que les diverses substances corporelles : or, fer, che¬
val, pain, vitriol, homme ne sont rien d’autre que
des (c combinaisons diverses d’idées simples : au¬
trement dit de qualités sensibles, lesquelles ne sont
en soi que des pouvoirs d’exciter immédiatement en
nous ces idées98. » Ces pouvoirs sont d’ailleurs de
deux sortes selon qu’ils produisent immédiatement en
nous une idée sensible, ou selon qu’ils sont capables
de produire dans d’autres sujets des qualités sensi¬
bles nouvelles. « Ainsi dans le feu, nous y apercevons
immédiatement, par le moyen des sens, de la cha¬
leur et de la couleur, qui, à bien considérer la
chose, ne sont dans le feu que des pouvoirs de
produire ces idées en nous. De même nous aper¬
cevons par nos sens la couleur et la friabilité du
charbon, par où nous venons à connaître un autre
pouvoir du feu qui consiste à changer la couleur et
la consistance du bois. » Ces différents pouvoirs

96. Locke, Essay, ch. rai, S 8.


97. Les deux textes n’en font qu’un dans la première rédaction
de l’Essay retrouvée dans les papiers du dernier comte de Love-
lace, et publiée par B. Rand, Harvard University Press, 1931. Ces
deux textes constituent la matière du S 61 de cette première rédac¬
tion, pp. 122-12/i de l’édition Rand.
98. Locke, Essay, II, ch. xxiii, 5 6,
56 BERKELEY

du feu se découvrent à nous immédiatement, dans


le premier cas, et médiatement dans le second".
Il y a donc dans les corps une pluralité de pou¬
voirs.
Locke distingue en outre entre des pouvoirs ac¬
tifs qui sont capables de produire des changements
et des pouvoirs passifs qui sont des capacités de
recevoir quelque changement. Les êtres sensibles
nous fournissent amplement l’idée du pouvoir pas¬
sif. Ils nous donnent aussi de nombreux exemples
de pouvoir actif, car l’esprit doit conclure de tout
changement à un pouvoir capable de l’effectuer,
aussi bien qu’à une disposition dans la chose même
à le recevoir. Cependant les corps ne nous fournis¬
sent pas une idée aussi claire ni distincte du pouvoir
actif que les réflexions sur les opérations de notre
esprit. Ils ne nous donnent d’autre idée de l'action
que par le mouvement. Or, nous ne voyons jamais
un corps produire de lui-même un mouvement,
mais toujours le recevoir d’ailleurs et le transférer
à un autre. Nous n’obtenons donc grâce à eux
qu’une idée obscure du pouvoir actif, puisque cette
idée ne s’étend point jusqu’à la production de l’ac¬
tion, mais n’atteint qu’à la simple continuation
d’une passion. Au contraire, en réfléchissant sur
notre esprit, nous découvrons en lui le pouvoir
actif qu’il a de commencer, ou de ne pas commen¬
cer, de continuer ou de terminer plusieurs actions
dans l’âme ou plusieurs mouvements de notre
corps. Nous obtenons ainsi une idée très claire du
pouvoir actif. La volonté est l’un de ces pouvoirs
actifs. Mais le pouvoir qu’a la pensée de recevoir

99. Ibid., S 7.
LA TRANSFORMATION DES IDÉES EN CHOSES 57

des idées par l’opération de quelque substance exté¬


rieure n’est que passif100.
Ce pouvoir passif implique corrélativement un
pouvoir actif dans les substances corporelles. Ce
pouvoir actif ne peut être attribué qu’à leurs qua¬
lités premières (solidité, étendue, figure, nombre,
mouvement ou repos), qui leur appartiennent effec¬
tivement, que nous les apercevions ou non. Les
sensations que ces qualités premières ou pouvoirs
déterminent en nous sont les qualités secondes
(couleurs, odeurs, sons, etc.) qui ne sont qu’en nous
et non dans les corps. Ces qualités premières ont
également le pouvoir actif de modifier les qualités
premières des autres corps de telle sorte que les
pouvoirs actifs de ces corps engendrent en nous
d’autres sensations, c’est-à-dire d’autres qualités se¬
condes 101.
Le Commonplace Book permet de suivre pas à
pas, à partir de ces textes, le cheminement de la
pensée de Berkeley.
Tout d’abord, la réduction des qualités premières
à certaines qualités secondes (visuelles, tactiles)102,
ne laisse rien d’autre comme éléments définissant
les corps que les pouvoirs et les sensations. D’où la
double définition des corps comme « des combinai¬
sons de pensées », et comme « des combinaisons de
pouvoirs103 ». Les sensations, ainsi que les change-

100. Ibid., II, ch. xxi, SS 1-6; S 16; S 73 (deuxième partie d«


ce S).
101. Ibid., II, ch. vm, SS a3-24.
102. Com. p. Book, n° 287 : « Puisque l’étendue est la collection
et la coexistence de minima, c’est-à-dire des perceptions introduites
par la vue et le toucher, on ne peut se la représenter hors d’une
substance percevante. »
jo3. Ibid., noe 383, 293, 80,
58 BERKELEY

ments de sensations, ne pouvant résider qu’en


nous, on ne saurait plus concevoir avec Locke, hors
de notre propre passivité, dans les corps, un pou¬
voir passif de recevoir un changement de qualités.
Il ne peut donc y avoir en eux que des pouvoirs ac¬
tifs : « Toutes les choses que nous pouvons nous
représenter sont : T des pensées; 20 des pouvoirs de
recevoir des pensées; 3° des pouvoirs de produire
des pensées104. » Finalement la notion de pouvoir
passif disparaît, absorbée dans la pure passivité de
la sensation 105.
Reste à concevoir ces pouvoirs actifs, distingués
des sensations : « Aucune de toutes ces choses, con¬
cluait Berkeley, dans la note 228, précédemment
citée, ne peut exister dans une chose inerte, privée
de sens. » Les pouvoirs doivent donc exister dans
une chose intelligente. Or, ils ont une double fonc¬
tion : d’abord, expliquer en tant que causes actives
ma perception actuelle, qui est passive; ensuite,
permettre de rendre compte de l’existence des
choses en dehors du temps où je les perçois. Si ces
pouvoirs n’agissent pas actuellement sur moi, je
suppose qu’ils demeurent toujours aptes à m’im¬
poser une affection qui me rendra passif. Pour les
concilier avec le Nouveau Principe, on peut, soit
décider de ne pas affirmer leur existence, en posant
que seul existe ce qui est perçu, soit poser qu’ils

104. Ibid., n° 238.


105. Ibid., n° 286. Berkeley, dès l’origine, met beaucoup d’es¬
poir dans cette notion de pouvoirs, comme l’atteste la note 80 :
« Je suis plus certain de l’existence et de la réalité des corps que
M. Locke; car il prétend seulement à ce qu’il appelle une con¬
naissance sensitive, alors que je pense avoir une connaissance
démonstrative de leur existence — en entendant par corps des
combinaisons de pouvoirs dans un substratum inconny, »
LA TRANSFORMATION DES IDÉES EN CHOSES

existent hors de moi en tant qu'activités d’une


intelligence. Cette deuxième conception étend la
portée de l’esse est percipi aut percipere, car il s’a¬
git alors d’un percipere étranger au percipere de
ma propre intelligence.
Berkeley opte d’abord pour la première solution.
Locke avait lui-même prié son lecteur de lui per¬
mettre de « compter ces pouvoirs au nombre des
idées simples qui entrent dans la composition des
espèces particulières de substances106 ». Si les
choses se réduisent à des combinaisons de qualités,
celles-ci à des idées simples, ou perceptions, à quoi
bon doubler les idées-choses de qualités conçues
comme pouvoirs distincts des perceptions ? D’où la
décision première d’abolir toute existence actuelle
des pouvoirs. Le pouvoir, c’est alors seulement la
conscience que j ai que ma perception se reproduira,
si je me place dans certaines conditions : « Les
corps, si l’on entend par là les pouvoirs, existent
quand on ne les perçoit pas, mais ils n’ont pas
d’existence actuelle. Quand je dis qu’un pouvoir
existe, je ne veux rien dire de plus que si, en pleine
lumière, j’ouvre les yeux et regarde dans cette di¬
rection, je le verrai, c’est-à-dire le corps107. » Fi¬
nalement, je n’ai le droit d’affirmer que les effets,
c’est-à-dire les sensations, car l’existence des corps,
c’est celle de mes sensations. D’où la résolution :
« Ne pas parler de combinaisons de pouvoirs, mais
dire que les effets eux-mêmes existent réellement,
même quand ils ne sont pas perçus actuellement,
mais toujours par rapport à la perception108. » Ce

106. Locke, Essay, II, ch. xxiii, 5 7; ch. xxi, S 3.


107. Com. p. Book, n° 394.
jo8. Ibid., n° 803,
6o BERKELEY

qui veut dire que l’existence des corps, hors de


la perception actuelle que j’en ai, n’est pas celle
de leurs pouvoirs, mais consiste dans les percep¬
tions (effets) qu’éprouvent d’autres intelligences
que la mienne. Les corps ne sont plus alors défi¬
nissables que comme des combinaisons d’idées,
soit en moi, soit dans d’autres intelligences que
moi.
Est-ce à dire qu’il faille renoncer sans retour à
l’idée de pouvoir? L’expression dont se sert Ber¬
keley prouve immédiatement que non : « Dire que
les effets eux-mêmes existent réellement », c’est
laisser entendre que l’on conçoit hors de nous un
pouvoir, une cause capable de les produire. Notre
affirmation de la chose comporte deux éléments
qu’on ne peut effacer : la conscience que nos per¬
ceptions sont des passions; la conscience que la
chose continue d’exister hors de la perception que
j’en ai actuellement. La passivité me contraint de
chercher hors de moi une cause active de la pas¬
sion, et par cette cause je m’explique la subsis¬
tance de la chose, lorsque je cesse de la percevoir.
La passion et l’action, l’effet et la cause ramènent
donc invinciblement à la notion de pouvoir, « le
pouvoir étant, selon Locke, la source d’où pro¬
cèdent toutes les actions », si bien qu’ « on donne
le nom de cause aux substances où ces pouvoirs
résident lorsqu’elles amènent leurs pouvoirs à l’acte,
[qu’jon nomme effets les substances produites par
ce moyen, ou plutôt les idées simples qui, par
suite de tel ou tel pouvoir, sont introduites dans
un sujet. Ainsi l’efficace par laquelle une nouvelle
substance est produite s’appelle action dans le su¬
jet qui exerce ce pouvoir, et on la nomme passion
LA TRANSFORMATION DES IDÉES EN CHOSES 6l

dans le sujet où quelque idée simple est altérée ou


produite109. »
Mais la notion de pouvoir n’est-elle pas obs¬
cure? « L’idée simple appelée pouvoir, observe
Berkeley, semble obscure, ou plutôt il n’y en a
pas; il y a seulement la relation entre la cause et
l’effet. Quand je demande si A peut mouvoir B;
si A est une chose intelligente, je n’entends rien de
plus que : la volonté de A que B se meuve, s’ac¬
compagne-t-elle du mouvement de B ? Si A est privé
de sens, l’impulsion de A sur B est-elle suivie du
mouvement de B110? » D’où vient ce désaccord avec
Locke, qui admet l’obscurité de l’idée de pouvoir
quand on la tire de la considération des corps maté¬
riels, mais juge claire et distincte celle que nous
tirons de la réflexion sur notre activité? Certai¬
nement de Malebranche qui, plaçant toute efficace
en Dieu, retire par là même tout pouvoir aux corps
aussi bien qu’à ma propre volonté : « Tu peux juger
que tes volontés sont ordinairement accompagnées
de certaines idées, tu en es convaincu par le senti¬
ment intérieur que tu as de ce qui se passe en toi.
Mais par quelle raison jugeras-tu que tu en es véri¬
tablement la cause111? » « Tu fais véritablement un
effort pour te représenter tes idées : ou plutôt tu
veux malgré la peine et la résistance que tu trouves,
te les représenter. Mais cet effort que tu fais est ac-

109. Locke, Essay, II, ch. xxn, 5 11. Par substance, Locke entend
une collection de plusieurs idées simples unies ensemble; par
sujet, ce en quoi nous pensons que ces qualités sont attachées, ce
qui ne signifie rien d’autre que la cause inconnue de leur union
et de leur coexistence. Première esquisse de l'Essay, S 61, éd.
Rand, p. 123.
no. Berkeley, Com. p. Book, n° /461.
in. Malebranche, /re Médit, chrét., $ 6.
6a BERKELEY

compagné d’un sentiment par lesquel Dieu te mar¬


que ton impuissance et te fait mériter ses dons.
Vois-tu clairement que cet effort est une marque
certaine de l’effîcace de tes volontés? Prends-y gar¬
de I Cet effort est souvent inefficace, et tu ne vois
point clairement qu’il soit efficace par lui-
même112. » Il en va de même pour les mouvements
volontaires : « C’est Dieu seul qui fait, comme cause
véritable, par des lois générales de l’union de l’âme
et du corps, ce que les hommes font comme causes
occasionnelles ou naturelles113. » C’est pourquoi,
de même que Malebranche juge que nous n’avons
point d’idée (intelligible), mais un sentiment obscur
de la volonté, Berkeley estime que nous n’avons
point d’idée (sensible) du vouloir, c’est-à-dire du
pouvoir. Et, tant qu’il croyait que l’idée était le
seul objet possible de connaissance et de certi¬
tude114, il devait juger que le pouvoir en moi, c’est-
à-dire la volonté était inconnaissable.
Mais il est évident qu’il lui était impossible d’en
rester là, et que ce désaccord avec Locke ne pou¬
vait être que provisoire. Si, en effet, ma perception
se définit comme passivité, la passivité est incon¬
cevable sans activité, la conscience de l’une impli¬
que celle de l’autre et réciproquement. Or, si je ne
saisissais en moi aucune réelle efficace, je ne pour¬
rais avoir conscience d’aucune véritable activité.
Si tout pouvoir efficace résidait en Dieu seul, moi-
même ne serait comme les corps qu’un produit inef¬
ficace, qu’une chose inerte et passive. Il n’y aurait

112. Ibid.., S 5.
n3. Titre de la VIe Médit, chrêt.
ii h- « Nous devons avec le peuple (the mob) placer la certitude
dans le sens. » Com. p. Book, n° 760.
LA TRANSFORMATION DES IDEES EN CHOSES 63

donc aucune différence entre eux et moi, et toute


la doctrine s’effondrerait dans une confusion irré¬
médiable. Si donc je puis et dois concevoir les
corps, en vertu de la création continuée, comme des
produits, en eux-mêmes inefficaces, de la divinité,
et par conséquent comme des choses entièrement
passives, je dois me concevoir, moi, comme un être
entièrement actif, efficace, et par conséquent la
création continuée ne saurait s’appliquer à moi
de la même façon qu’à eux. L’acte de ma volonté
ne saurait se réduire à une occasion pour Dieu d’a¬
gir en moi, occasion aussi inefficace en elle-même
que le choc des corps dans le monde matériel. C’est
ma volonté et non Dieu qui produit l’effet succé¬
dant à ma volition. Et lorsque Dieu agit sur moi,
c’est à l’encontre de ma volonté efficace : je suis
alors passif et je perçois115. Il peut donc subsister
un résidu de l’occasionalisme de Malebranche dans
la nature, non en moi-même. D’où cette remarque :
« Nous devons distinguer soigneusement deux sor¬
tes de causes — physiques et spirituelles116. » « Les
causes physiques peuvent s’appeler plus proprement
des occasions. Pourtant (par condescendance) nous
pouvons les appeler des causes, mais alors nous
devons entendre des causes qui ne font rien117. »
Certes, Dieu, par sa création, doit toujours me sou¬
tenir moi-même, mais Berkeley ne précise pas com¬
ment. Il se contente d’affirmer que nous en sommes
« dépendants ». Il est en tout cas hors de doute que

r 15. Com. p. Book, n° 4gg. « Nous mouvons nos jambes nous-


mêmes; c’est nous qui voulons leur mouvement. Là-dessus je dif¬
fère de Malebranche », n° 548; cf. Dial. H. P., p. 237.
116. Ibid., n° 855.
117. Ibid., n° 856.
64 BERKELEY

Dieu me laisse une activité autonome, efficace, un


pouvoir créateur qui est à ce point l'image de sa
toute-puissance que c’est en réfléchissant sur cette
activité créatrice que je puis concevoir le pouvoir
divin. Finalement la volonté retrouve à peu près
le statut qu’elle avait chez Descartes, redevenant en
moi l’image de Dieu, mais n’étant cette image pré¬
cisément que parce qu’elle est efficacement agis¬
sante, cause et non occasion 118.
Alors est entièrement concevable l’opposition du
corps et de l’esprit, la passivité de la perception fai¬
sant contraste avec l’activité efficace de mon vou¬
loir. Parallèlement, le pouvoir actif cesse d’être
une idée obscure, et je ne saurais plus le saisir sim¬
plement par une conscience, qui serait un senti¬
ment confus. A fortiori dois-je me refuser à le tenir
pour inconnaissable. Car si cette efficace est réelle
en moi, je ne puis pas ne pas la saisir immédiate¬
ment dans la conscience intime de mon vouloir.
Je ne puis même plus me contenter, comme dans
la première édition des Principes, de considérer
que ma volonté créatrice n’est saisie qu’indirecte-
ment par ses effets, ce qui la laisserait inconnaissa¬
ble directement. Des effets sont toujours inertes et
passifs, produits inefficaces, et il est impossible de
connaître l’actif dans le passif, l’efficace dans l’inef¬
ficace. Il est donc absolument nécessaire que je l’ap¬
préhende directement : «Je sais ce que j’entends par
les termes «je » et « moi »; je le sais immédiatement
et intuitivement ». Et cette intuition immédiate, par
définition, ne peut plus rien laisser d’obscur ni de
caché dans l’activité créatrice ainsi saisie dans son

118. Dial. H. P., III, p. 23i.


LA TRANSFORMATION DES IDÉES EN CHOSES 65

[intimité. Rien donc ne saurait m’échapper de mon


pouvoir (pas plus que rien ne m’échappe de ce qui
se trouve dans l’idée sensible). Puisqu’il s’agit de
la conscience d’une activité, le nom de réflexion,
que Locke réserve à la conscience des opérations
actives de l’esprit, est tout indiqué pour elle119.
C’est finalement par la notion, c’est-à-dire par une
connaissance intellectuelle directe que je connaîtrai
mon pouvoir actif120. En outre, comme ce pouvoir
constitue l’essence de l’esprit, la connaissance que
j’ai de lui ne saurait être inférieure au mode de
connaissance par lequel je connais ma passivité,
essence des corps. Elle ne tardera pas à être consi¬
dérée comme lui étant supérieure. Par là Berkeley,
d’un côté s’évade de Malebranche, et d’un autre côté,
s’en rapproche, amorçant ce renversement de pôles
qui, abaissant la connaissance sensible devant la
connaissance intellectuelle, le conduira vers les
nouvelles voies de la Siris. Mais dans le Common-
place book, il se contente seulement de mettre au
même niveau l’intuition sensible des corps (passif)
et l’intuition intellectuelle de mon esprit (actif)121.
Ce point étant acquis, et la notion de pouvoir
étant parfaitement claire dès que nous réfléchissons
sur notre volonté, il s’agit maintenant de concevoir
ce que sont ces pouvoirs que nous attribuons aux
corps. De toute évidence, il ne reste plus d’autres
ressources que de les penser comme étant en eux-
mêmes des pouvoirs spirituels. En effet, « ce qui

ng. Ibid., pp. a3i-a3a; Alciphron, VII, S 5, p. aga, 1. 18.


iao. Principes, ae éd., S 8g; a® éd., S 37.
i3i. « Je suis plus éloigné du scepticisme qu’aucun homme. Je
connais de connaissance intuitive l’existence des autres choses aussi
bien que celle de mon âme propre, etc. » Com. p. Book, n° 563.
5
66 BERKELEY

nous affecte, ce doit être une chose pensante, car


ce qui ne pense pas ne peut pas exister122 ». Les
pouvoirs sont alors définis comme « générateurs
de pensées », ce qui est pensant pouvant seul pro¬
duire des pensées. Cette hypothèse « permet d’ex¬
pliquer la création123 ». Or, notre expérience per¬
sonnelle nous apprend que l’activité d’une subs¬
tance pensante, c’est la volonté124. Il n’y a donc
« aucun autre pouvoir actif que la volonté, donc
si la matière existe elle ne nous touche pas125 ». Cer¬
tes, <( il y a une différence entre la volition et le
pouvoir, car il peut y avoir volition sans pouvoir,
mais non pouvoir sans volition126 ». Renversement
de la thèse lockienne, selon laquelle il peut bien y
avoir des pouvoirs sans action, mais non des actions
sans pouvoir127. Et ce renversement, identifiant ac¬
tion et pouvoir, convertit l’entendement humain
tout entier en pouvoir actif, car l’entendement
comme l’avait dit Locke, étant pouvoir même
quand il perçoit — mais alors seulement pouvoir
passif — ne saurait être pouvoir sans être par là
même actif, puisque tout pouvoir est action. D’où
nous sommes assurés que partout où se manifestent
des pouvoirs se manifestent des voûtions.
Reste à savoir, étant donné que l’on est parti
d’une <( combinaison de pouvoirs » répondant à
une « combinaison d’idées », « s’il y a plusieurs

122. Com. p. Book, n° 107.


123. Ibid., n° 293.
124. Principes, § 28, p. i5o. Comparer avec Locke, Essay, II,
ch. xxi, S 5.
125. Com. p. Book, n° 131 ; Lettre à Johnson, ab novembre 1729,
S 2; Dial. II. P., pp. 237-238.
126. Ibid., n° 699.
127. Locke, Essay, II, ch. xxi, SS 2, 7.
LA TRANSFORMATION DES IDÉES EN CHOSES 67

pouvoirs ou un seul128 ». Or, malgré la multiplicité


des idées, c’est-à-dire des effets, « il n’existe vrai¬
semblablement a parte dei qu’un pouvoir simple
parfait129 », car <c il n’y a pas de différences entre
les voûtions, mais seulement entre leurs effets130 » :
« Ail Potentiae alike indifferent131. » La multitude
des pouvoirs supposés dans les corps se réduit donc
à un, à savoir, une volonté simple. Cette unification
des pouvoirs en un seul pouvoir actif avait d’ail¬
leurs été amorcée par Locke lui-même132. Mais elle
entraîne ici des conséquences considérables : tous
les pouvoirs plus ou moins inconnus que Locke
mettait au fond des substances, qui servaient à lier
dans les sujets hors de moi leurs divers prédicats
ou propriétés, qui s’attestaient aussi par l’action
qu’ils exercent sur moi dans la perception, sont
ramenés à l’unité de la volonté divine simple :
« L’esprit, la chose active, ce qui est l’âme et Dieu,
c’est la volonté seule, les idées sont les effets, les
choses impuissantes133. » La dissolution dans la
volonté de Dieu des pouvoirs attribués aux corps
fait que ceux-ci en réalité ne possèdent plus fina¬
lement le moindre pouvoir propre, et qu’ils n’ont
plus d’autres réalités que ce que l’on considérait
comme les effets de leurs pouvoirs, c’est-à-dire que

128. Ibid., n° Six.


129. Ibid., n° 282.
130. Ibid., n° 788.
131. Ibid., n° i4i. Allusion à King. — L’indifférence n’est pas
l’indifférenciation, mais y conduit.
132. « Quelque diverse que soit cette efficace, et quoique les
effets qu’elle produit soient presque infinis, nous pouvons cepen¬
dant reconnaître, à mon avis, que, dans les agents intellectuels, ce
n’est autre chose que différents modes de penser et de vouloir... »
Locke, Essay, II, ch. xxi,
§ n.
133. Com. p. Book, n° 713.
68 BERKELEY

les sensations éprouvées par le moi. Berkeley a


achevé par là de parcourir l’itinéraire qu’il avait
dès le début mesuré d’un coup d’œil : « Rien hors
de nous ne correspond à nos idées premières que
des pouvoirs. On en tire une démonstration directe
et courte de l’existence d’un être actif, puissant,
distinct de nous, dont nous dépendons, etc.134 »
Les Principes et les Dialogues d’Hylas et de Phi-
lonous ne font qu’achever de mettre en forme l’ar¬
gumentation, en insistant sur l’impossibilité de con¬
cevoir la matière comme le pouvoir cause de nos
perceptions : nous ne connaissons que des idées,
et de ces idées nous ne pouvons conclure à des cho¬
ses matérielles qui en seraient la cause, puisque
les délires des fébricitants et des fous attestent que
nous pouvons avoir des idées se rapportant à des
corps qui n’existent pas. La matière étant une subs¬
tance sans commune mesure avec l’esprit, comment
pourrait-elle agir sur lui ? Tout corps étant passif
ne peut ni se mouvoir, ni en mouvoir un autre,
comment pourrait-il ébranler l’esprit135? A ces ar¬
guments tirés de Malebranche136 s’ajoutent des rai¬
sons plus personnelles. Le concept d’une matière
hors de toute intelligence est non seulement impen¬
sable, puisqu’on ne peut la définir que par des né¬
gations137, mais contradictoire, puisqu’on prétend
se représenter comme existant hors de l’intelligence

i34- Ibid., n° 4i; Dial. H. P., III, p. a3g, 1. 6-i3, 33-4o; p. a4o,
1. 1-16.
135. Principes, $$ 18-19, 73! Dial. H. P., II, p. a 16, etc.
136. Malebranche, Bech. de la Vérité, III, II® partie, ch. i, $ i;
Entretiens sur la Métap., I et VII; Entretiens avec un philosophe
chinois, etc.
j37. Principes, SS 68, 81; Dial. H P., pp. aaj-aa3, a4g sq.
LA TRANSFORMATION DES IDÉES EN CHOSES

ce qui n’existe que par et pour l’intelligence138. La


matière se réduit en fait à des idées (étendue, figure,
mouvement) qui étant inactives ne sauraient, ni
produire, ni modifier une autre idée139. Le cerveau
étant une idée ne saurait produire toutes les idées,
y compris lui-même140. La cause de nos idées, ne
pouvant être ni une qualité, ni une idée, ni une
combinaison d’idées, ne peut être qu’une substance;
et cette substance ne peut être que spirituelle, puis¬
qu’il n’y a pas de matière141.
Ainsi, pas plus qu’elles ne peuvent résider ail¬
leurs que dans une intelligence, les idées ne peu¬
vent être produites en nous par rien d’autre que
par une intelligence : « De tout cela je conclus qu’il
y a une intelligence qui m’affecte à tout moment
de toutes les impressions sensibles que je perçois.
Et de la variété, de l’ordre et du genre de ces im¬
pressions je conclus que leur auteur est sage, puis¬
sant, et bon au-delà de toute compréhension142. »
A partir du moment où les pouvoirs sont enlevés
aux corps et donnés à Dieu seul, comme pouvoir
unique et volonté simple, cause permanente des
corps, selon un système de création continuée car¬
tésien, ces corps, comme dans tout système de ce
genre, incapables de se mouvoir eux-mêmes et de
mouvoir quoi que ce soit, — leur mouvement n’é¬
tant, comme dit Malebranche, que leur création ici
puis là — sont dépouillés de toute force propre, de

i38. Principes, S 33, p. 5o, 1. 3i sq.; SS 54, 88; Dial. H. P., II,
pp. 234-226; III, p. 232, 1. 3o sq.
i3g. Principes, S 25, etc.
140. Dial. H. P., II, p. 209, 1. 18-33.
141. Principes, S 26.
142. Dial. II. P., p. 2i5, 1, 16 sq.; cf. Principes, S 39,
7o BERKELEY

toute causalité efficiente; les lois qui les lient selon


leurs changements ne font qu’enregistrer la régu¬
larité à laquelle Dieu s’astreint dans leur création,
de par sa bonté et sa sagesse143. Ces choses corpo¬
relles, vidées de tout contenu et de toute vertu in¬
ternes, sont entièrement réduites à ce que l’on con¬
sidère ordinairement comme l’enveloppe sensible
de leur substance. Elles deviennent, pour employer
l’expression de Schelling, des « dehors sans de¬
dans ».
De là résultent deux conséquences.

À. — Tout d’abord, l'idée sensible est entièrement


pénétrée par ma connaissance. Elle ne saurait com¬
porter quelque dessous mystérieux ou inconnu :
d’un côté parce qu’elle n'est rien de plus qu’une
modification du moi144; de l’autre parce que, prise
comme qualité constitutive de la chose, il n’y a
au-dessous d’elle que l’activité divine qui n’a rien
à voir avec les corps, puisqu’elle est purement spi¬
rituelle. Comment les sensations ne seraient-elles
pas fort bien connues, comment comporteraient-
elles des dessous mystérieux, puisque, comme le
remarque Malbranche, « elles ne sont que dans
l’âme et n’en sont que les modifications 145 ». Mais,
pour Malebranche, elles étaient l’enveloppe de l’I-

i43. Principes, §§ 102, io4-io5; De Motu, § 34.


i44- « La couleur, la forme, le mouvement, l’étendue et les
autres qualités, si on les considère comme autant de sensations
dans l’intelligence, sont parfaitement connues, il n’y a rien en
elles qu’on ne perçoive. » Principes, § 87. « Puisqu’elles existent
uniquement dans l’intelligence, il n’y a rien en elles que ce que
nous y percevons. » Ibid-, § s5.
145. Malebranche, Rech. de la Vérité, II, ch. xm, S 2, éd.
Lewis, p. 67.
LA TRANSFORMATION DES IDÉES EN CHOSES 71

dée intelligible, au lieu que pour Berkeley, les qua¬


lités premières recevant le statut des qualités se¬
condes, elles constituent le tout de la chose.
Cette réduction du corps physique à un « dehors
sans dedans » liquide ainsi la notion lockienne de
substances inconnues, d’essences réelles, de consti¬
tutions intimes des différentes choses matérielles146.
Elle exclut les qualités occultes qui sont, pour
Locke, censées se cacher derrière les qualités pre¬
mières, bref, tous ces arrière fonds mystérieux de
la nature, qui devaient séduire Voltaire et d’autres,
qui autorisaient Locke à ne pas exclure l’éventualité
qu’il y eût de la pensée dans la matière et de la
matière dans la pensée147. La passivité radicale de
la matière, que Locke ne se risquait pas à affirmer,
est définitivement assurée par la passivité absolue
de l’idée comme affection du moi et de l’idée
comme corps, effet inerte de l’efficace divine. L’i¬
dentification de l’idée, de la sensation, et du corps,
permet de résoudre le problème que Locke décla¬
rait insoluble tant qu’on se contente de chercher
l’origine des idées : celui de « savoir si la matière
n’est pas entièrement destituée du pouvoir actif,

146. Locke, Essay, IV, ch. vi, § 11 : « Si nous avions de telles


idées des substances que nous puissions connaître quelles constitu¬
tions réelles produisent les qualités sensibles que nous y remar¬
quons, et comment les qualités en découlent, nous pourrions,
par les idées spécifiques de leurs essences réelles que nous aurions
dans l’esprit, déterrer plus certainement leurs propriétés et décou¬
vrir les qualités que les substances ont ou n’ont pas, que nous ne
pouvons le faire présentement par le secours de nos sens... Mais
tant s’en faut que nous ayons été admis dans les secrets de la
nature, qu’à peine avons-nous jamais approché l’entrée de ce
sanctuaire. » — Cf. ibid., §§ io-i5, et II, ch. xxm, §§ 5 et 15, 32,
23; III, ch. vi, S§ 6, 18, 21, etc.
147. Locke, ibid., IV, ch. m, § 6,
72 BERKELEY

tout ainsi que Dieu, qui l’a créée, est au-dessus de


tout pouvoir passif; et si les esprits créés, qui tien¬
nent comme le milieu entre la matière et cet être
suprême, ne sont pas les seuls qui sont capables du
pouvoir actif et du pouvoir passif148 ». On retrouve,
sous une autre forme, l’hétérogénéité radicale que
Descartes et Malebranche instituaient entre la ma¬
tière et l’esprit149. Elles sont l’une et l’autre, con¬
trairement à la thèse de Locke, aussi clairement et
distinctement connues que chez Descartes, bien que
contrairement à Descartes la clarté de l’idée qui
nous fait connaître la chose n’ait rien à voir avec
la clarté de la conscience qui me fait connaître l’ac¬
tivité, le moi. L’opposition malebranchiste entre
l’idée et la conscience demeure, mais la conscience
intérieure érigée en intuition pleinement adéquate
à l’esprit n’est plus comme chez Malebranche dépré¬
ciée par rapport à l’idée.
Par cette adéquation totale de l’idée sensible au
corps (comme de la conscience à l’esprit) est con¬
juré le scepticisme qui s’alimentait à l’agnosticisme
lockien relatif à la nature des choses, sous pré¬
texte que « les qualités internes et la structure du
plus petit objet est cachée à notre vue », qu’il y
aurait dans chaque objet « une essence intime qui
serait la source d’où découlent les qualités percep¬
tibles et dont elles dépendent150 ». Mais pourtant,
et contrairement à celle de Descartes, la physique
ne s’instaure pas par là comme une science exacte
absolument certaine, elle se constitue seulement

i48. Ibid., II, ch. xxi, 5 a.


iig. Cf. dans le De Motu, S 3o, l’opposition de l’idée à l’esprit

assimilée à l’opposition de la res extensa et de la res cogitans,


j5o. Berkeley, Principes, SS ioi-io3,
LA TRANSFORMATION DES IDÉES EN CHOSES 73

comme une discipline n’atteignant qu’à des conjec¬


tures très probables relativement aux règles, ana¬
logies et accords que decèlent les œuvres de la na¬
ture, règles qui nous rendent capables d’expliquer
des effets particuliers. Les mathématiques émanées
elles-mêmes de l’expérience ne nous confèrent au¬
cun privilège capable de la dominer a priori; elles
ne nous font pas connaître les prétendues lois néces¬
saires auxquelles la volonté de Dieu s’astreindrait.
Instrument abstrait conventionnel et inadéquat,
leur relation à l’expérience n’est que la relation
accidentelle de l’abstrait au concret. La seule cause
efficiente étant la volonté de l’esprit divin, le phy¬
sicien n’y accède pas et ne peut qu’observer du
dehors la succession de ses effets151. Il s’efforce de
proposer des interprétations qui permettent de dé¬
chiffrer le texte de la nature. Or, comme l’a dit Des¬
cartes lui-même, toute physique qui se présente
comme un système plausible permettant de perlus-
trer un cryptogramme, ne donne lieu qu’à une cer¬
titude morale152. Il n’y a donc pas plus de dogma¬
tisme de la science qu’il n’y a de scepticisme.

B. — Mais la seconde conséquence est encore plus


importante, du moins pour le problème qui nous
occupe. Du fait que le corps, effet inerte de la cau¬
salité divine, est réduit aux qualités sensibles,
comme d’autre part ces qualités ont été réduites
aux sensations dont le moi est affecté, la « chose
inerte et inefficace » du monde physique s’identifie

151. Ibid., S io5.


i5a. Descartes, Discours de la Méthode, VIe partie, A. T., VI,
p. 76, 1. 6-a6; Principes, IV, art. ao5,
74 BERKELEY

intégralement à la « sensation passive » du monde


psychique. Je puis alors passer indifféremment de
la passivité de ma sensation à la passivité des corps
et réciproquement. Et pourtant ces deux passivités
n’ont en soi rien de commun, puisque l’une est
celle de mon moi passif, c’est l’affection d’une
substance, l’autre est celle d’un effet inerte et inef¬
ficace, c’est la passivité du produit en tant qu’elle
est opposée à l’activité de l’agent producteur. La
création continuée suscitant et supportant directe¬
ment, non les corps dont j’ai les idées, mais les
idées qui sont les corps mêmes, permet d’investir
mes propres sensations de tous les caractères que la
physique cartésienne et malebranchiste de la créa¬
tion continuée confère nécessairement aux corps :
incapacité de se mouvoir et de mouvoir, inefficacité,
inertie. Ainsi le cheminement qui s’est accompli à
partir de la passivité de l’effet, et qui, grâce à l’éla¬
boration de la notion de pouvoir, découvre la voie
royale et directe allant de la volonté divine aux
choses, se trouve aboutir exactement en ce point
où menait l’autre cheminement qui, parti de la
passivité de l’affection subie par le moi, aboutissait,
grâce à Vélaboration de la notion d’objet, à faire de
l’idée une chose opposée à moi-même et sans com¬
mune mesure avec l’esprit. La passivité de l’effet
vient coïncider strictement avec la passivité de l’é¬
tat. De la sorte paraît consommée l’intégration de
l’idée et de la chose qui, d’abord établie au point
de vue de l’affection de mon moi, est maintenant
établie a parte dei (ou rci), au point de vue de l’effet
de la cause spirituelle.
LA TRANSFORMATION DES IDÉES EN CHOSES

*
* *

Les deux cheminements que nous venons de dé¬


crire nous ont montré comment en fait Berkeley
identifie la passion de mon esprit, ou perception,
avec la chose inerte et inefficace, bref avec le corps
de la physique, tel qu’il est à chaque instant pro¬
duit par la volonté de Dieu. Mais cette identification
se trouve-t-elle par là justifiée en droit? Elle suppose
entre la nature de l’effet et celle de sa cause une
hétérogénéité aussi radicale que celle qui est suppo¬
sée entre l’accident et la substance. On dira peut-
être que la supposition d’une telle hétérogénéité est
dans les deux cas parfaitement concevable, puis¬
que Kant la tient pour évidente et en fait la mar¬
que des catégories dynamiques. Mais une telle évi¬
dence n’a aucune raison de s’imposer dans un sys¬
tème où font défaut les conditions qui dans celui
de Kant la rendent possible, à savoir la distinction
entre les objets de l’intuition (pure ou empirique)
et l’existence de ces objets. On observera alors que
d’une façon générale l’hétérogénéité absolue paraît
plus acceptable entre la cause et l’effet qu’entre la
substance et l’accident, car l’effet peut se concevoir
hors de sa cause et non l’accident hors de sa subs¬
tance. Cette différence a précisément conduit Kant
à établir à cet égard une distinction entre la catégo¬
rie de substance et d’accident et celle de cause et
d’effet, la première rentrant sous le titre des rap¬
ports plutôt comme condition de ces rapports que
comme contenant elle-même un rapport153. Mais

153. Kant, Krit. d, r. V., éd. Hartenstein, III, p. 173.


?6 BERKELEY

peu importe qu’on puisse concevoir plus facile¬


ment une hétérogénéité entre la cause et l’effet,
car, du moment que l’on porte cette hétérogénéité
à l’absolu, on rend la liaison entre les deux ter¬
mes tout aussi inconcevable que pour la substance
et l’accident. Si toute l’essence de l’effet est définie
par la passivité absolue, et toute l’essence de la
cause par l’activité absolue, ces deux essences se
nient réciproquement. L’effet est pur néant par rap¬
port à la pleine réalité absolument efficace de la
cause. Mais une cause qui produit le néant ne pro¬
duit rien et n’est pas cause. La chose-effet doit
avoir une réalité par laquelle elle se rapporte à la
réalité de la cause, et grâce à laquelle celle-ci est
cause, c’est-à-dire produit quelque chose. L’ineffi¬
cacité et l’inertie ne peuvent donc être que des
caractères de l’effet, non constituer son essence.
Ainsi, la pure passivité ne peut pas plus définir
toute l’essence de l’effet qu’elle ne peut définir
toute l’essence de l’accident. Et de même qu’une
telle définition entraînait l’impossibilité de conce¬
voir comment l’accident peut être l’accident de la
substance, de même elle entraîne l’impossiblité de
concevoir comment l’effet peut être l’effet de la
cause. Entre l’accident et la substance, l’effet et la
cause, une différence doit, certes, être affirmées,
mais qui suppose toujours une commune mesure.
Or, il n’y a aucune mesure entre le passif et l’ac¬
tif, le corps et l’esprit, l’idée et la volonté. Ils sont
donc radicalement incomparables, disparates,
comme dirait Leibniz : « Comparer, dit Berkeley,
c’est considérer deux idées ensemble, c’est remar¬
quer en quoi elles s’accordent et en quoi elles ne
s’accordent pas. L’esprit ne peut donc comparer
LA TRANSFORMATION DES IDEES EN CHOSES

que ses propres idées154. » L’esprit, ajoutera-t-on,


ne peut donc comparer l’esprit et l’idée.
La définition de l’essence de l’esprit par l’activité
a pour résultat d’expulser hors de lui comme in¬
compatibles avec lui le passif et la sensation,
comme elle a pour résultat de rejeter l’idée, comme
chose produite, hors de la substance productrice
(Dieu). L’opposition entre l’idée et l’esprit est bien
alors celle de la chose et de l’esprit, mais le lien
étant entièrement/ rompu entre eux, on ne voit plus
comment la chose peut encore être une idée.
Le second des deux cheminements que nous ve¬
nons de décrire semble pourtant, au premier abord,
apporter la solution souhaitée, grâce à la notion de
limite. Si, en effet, l’idée est le résultat de l’action
de Dieu sur ma propre activité, elle n’est qu’une
limite entre deux activités opposées. Or, une limite
n’est rien de réel, et n’appartient pas plus à la subs¬
tance limitante qu’à la substance limitée; ce qui ne
l’empêche pas pourtant de ne pouvoir être conçue,
ni sans l’une, ni sans l’autre. Ainsi, l’idée, passi¬
vité pure, et par conséquent pur néant, — car seul
est vraiment ce qui est actif et ce qui pense — qu’on
la conçoive comme sensation, affection de mon
moi, ou comme effet produit par Dieu, doit être à
la fois hors de Dieu et hors de moi, sans pouvoir
être conçue, ni sans Dieu, ni sans moi. Elle n’est
donc absolument, ni l’un, ni l’autre, car elle est
négation de leur activité, tout en étant par l’un et
par l’autre. Elle est bien à l’égard des deux « perfec-
tly disagreeing and unlike », néant radical en face de
la pleine réalité active, à la fois effet de Dieu, et

i54. Com. p. Book, n° 378, art. 16, 17, 18.


?8 BERKELEY

passion en moi. C’est ce que semble nous indiquer


Berkeley dans le Commonpla.ce Book : « Rien d’au¬
tre n’existe que des personnes, c’est-à-dire des cho¬
ses conscientes. Toutes les autres choses ne sont pas
tant des êtres que des manières d’être des person¬
nes155. » Berkeley a effectivement abouti à un
monde, sinon de personnes — il déclare dans la
suite vouloir éviter ce terme156 — du moins d’es¬
prits, dont les idées, que vulgairement on appelle
choses, ne constituent pas des êtres, mais des ma¬
nières d’être marquant l’action exercée sur eux par
la volonté divine. Ces manières d’être sont les li¬
mites où leur activité et celle de Dieu entrent en
contact et en opposition. On voit comment pourra
naître de là la thèse de la Siris : « Tant qu’il y a
un pouvoir réel, c’est l’esprit. Tant qu’il y de la
résistance, il y a incapacité et défaut de puissance,
c’est-à-dire négation de l’esprit ». On obtient alors
cette vision parfaitement simple à laquelle Bergson
a cru pouvoir ramener toute la philosophie de Ber¬
keley : « Si Dieu imprime en chacun de nous des
perceptions ou, comme dit Berkeley, des « idées »,
l’être qui recueille ces perceptions ou, plutôt, qui
va au-devant d’elles est tout l’inverse d’une idée :
c’est une volonté, d’ailleurs limitée sans cesse par
la volonté divine. Le point de rencontre de ces deux
volontés est justement ce que nous appelons la ma¬
tière. Si le percipi est passivité pure, le percipere
est pure activité. Esprit humain, matière, esprit
divin, deviennent donc des termes que nous ne pou¬
vons exprimer qu’en fonction l’une de l’autre. » La

155. Ibid., n° 25.


156. Ibid., n° 713.
LA TRANSFORMATION DES IDÉES EN CHOSES

matière « est cette mince pellicule transparente »


située entre l’homme et Dieu « et qui reste trans¬
parente tant que nous ne l’obscurcissons pas par la
poussière des mots, par l’écran des idées abstrai¬
tes 157 ».
En même temps, on voit combien Berkeley s’est
rapproché de Malebranche et éloigné de Locke. Ce
rapprochement ne lui échappe pas, puisqu’il nous
conjure de ne pas confondre sa doctrine avec celle
de la vision en Dieu, soulignant ce qui l’en sé¬
pare : « Il y a une intelligence qui m’affecte à tout
moment de toutes les impressions sensibles que je
perçois, etc. Notez-le bien, je ne dis pas, je vois les
choses en percevant ce qui les représente dans la
substance intelligible de Dieu. Cette assertion, je
ne la comprends pas; mais je dis, les choses que je
perçois sont connues par l’entendement et produi¬
tes par la volonté d’un esprit infini158. » L’intuition
de Malebranche, malgré tout, serait là, mais selon
M. Luce159, simplifiée à l’extrême. Plus de matière
hors des idées, plus d’idées intelligibles entre la vo¬
lonté de Dieu et mes sensations. Cette volonté simple
agit directement sur nous selon une suite de voû¬
tions particulières, qui ne compromettent en rien la
simplicité indivisible de ce vouloir, puisqu’une plu¬
ralité de voûtions ou d’effets comporte l’unité de la
volonté. Ces volontés sont ordonnées avec sagesse.
Il n’y a plus entre les modifications de mon âme et
la volonté de Dieu l’écran de l’archétype qui, chez

157. Bergson, La Pensée et le Mouvant, pp. i48-i5o.


158. Berkeley, Dial. H. P., p. 107.
i5g. Luge, Berkeley and Malebranche, Oxford University Press,
ig34; Malebranche et le Trinity College de Dublin, dans Revue
phil., mars-avril ig38. «
8o BERKELEY

Malebranche était seul directement efficace en moi,


bien que cette efficace provînt de la substance abso¬
lue de Dieu où elle se dérobait entièrement à ma
vue.
*
* *

Si l’on peut accorder que la vision de deux vo¬


lontés en conflit marque l’un des moments de la
philosophie de Berkeley, il est certain qu’elle ne
saurait nous permettre de la résumer telle qu’elle
se présente à nous dans son ensemble, dès avant l’a¬
vènement des doctrines de la Siris. La théorie de
l’archétype et de l’ectype va détruire à peu près,
quoiqu’on en dise, cette perspective commode.
D’autre part, le fruste et terrestre langage de l’Ir¬
landais cède peu à peu à un autre, plus subtil et
céleste, où nous percevons comme l’écho affaibli
du Verbe — tel qu’il parle dans les Conversations
chrétiennes. Berkeley est en train d’abandonner
l’orbite de Locke pour entrer dans celle de Male¬
branche. Mais il est encore loin du nouvel astre
central; et pour l’instant, loin de simplifier l’in¬
tuition malebranchiste, qui primitivement lui était
si étrangère, il la bouleverse de fond en comble.
Rien n’est plus loin d’elle, en effet, que cette vo¬
lonté réellement efficace qui constitue tout mon es¬
prit, qui, non seulement ne nous est pas donnée
comme le mouvement ou l’impulsion de Dieu en
nous, mais est présentée comme activité créatrice
indépendante, comme opposée à la volonté de Dieu,
se heurtant à elle qui imprime directement ses
effets en nous. Non seulement est rayé d’un trait
de plume l’occasionalisme qui régissait l’union de
LA TRANSFORMATION DES IDÉES EN CHOSES Si

mon âme avec le corps et celle de mon intelligence


avec la raison universelle, non seulement je deviens
entièrement la cause des idées que j’invente et des
mouvements que je décide, mais le gouvernement
de la nature où règne encore par rapport à nous un
succédané d’occasionalisme, n’a plus rien à voir
avec le principe de la simplicité des voies et déplace
de Dieu vers l’homme le centre de toute la physi-
cotéléogie.
Pour nous borner au problème de la transforma¬
tion des idées en choses, sans insister sur les inter¬
prétations de Bergson, de MM. Luce et Jessop160,
il n’est pas besoin d’une longue réflexion pour s’a¬
percevoir que ce problème n’est nullement résolu
par le conflit de deux volontés opposées dont ma
perception passive marquerait les limites commu¬
nes. En effet, dans la mesure où la chose limitée
résiste et n’est pas anéantie, elle est en même temps
limitante, d’où il résulterait que Dieu, activité li¬
mitante, devrait être corrélativement aussi activité
limitée. Il devrait en conséquence éprouver la ré¬
sistance de nos esprits. Or, Dieu ne connaît, ni li¬
mite, ni résistance, il imprime des perceptions en
nous sans que rien ne résiste à son activité impri¬
mante. Aussi n’a-t-il aucune perception sensible,
car la sensibilité implique passion et affectivité
(douleur), donc imperfection, et Dieu ignore toute
imperfection 161. Si Dieu éprouvait une résistance il
aurait comme nous un corps : « Nous sommes in¬
carnés, c’est-à-dire nous sommes alourdis par un
poids et embarrassés par une résistance. Mais pour

160. Cf. l’Introduction.


161. Dial. H. P., III, pp. aio-aii.
6
82 BERKELEY

un parfait esprit, il n’y a rien de dur, ni d’impéné¬


trable : aucune résistance à Dieu qui n’a pas de
corps162. » Si j’essaye de concevoir comment Dieu
produit les idées, je dois me référer à mon expé¬
rience quotidienne. Je conçois aisément que les
idées « existent dans un esprit, et qu’elles soient
produites par un esprit; car ce n’est rien de plus
que ce que j’expérimente quotidiennement en moi,
je perçois en effet de nombreuses idées; et par un
acte de ma volonté je puis en former une grande
variété et les éveiller dans mon imagination163 ».
Toutefois ces idées que j’évoque sont des copies de
la perception que j’ai subie, non produite. On doit
concevoir que les idées que Dieu forme par sa vo¬
lonté, et met en nous, sont, au contraire, ces per¬
ceptions archétypes dont mes libres images sont les
copies. A cette différence près, la faculté que j’ai de
produire en moi des idées imaginatives, faculté où
je me sens actif me représenterait authentiquement
la faculté qu’a Dieu de produire des idées sensibles
ou choses réelles. De l’existence de ce pouvoir en
moi, Berkeley conclut immédiatement à notre re¬
présentation du pouvoir créateur des choses en
Dieu164.
Mais si l’expérience quotidienne me donne la no¬
tion d’un pouvoir producteur d’idées en moi, elle
ne me donne nullement la notion d’un esprit qui
aurait le pouvoir de produire immédiatement des
idées dans un autre esprit; qui les y imprimerait
sans éprouver lui-même la moindre résistance, alors

162. Siris, § 290, texte cité plus haut, p. 5o.


163. Dial. H. P., p. 2i5, 1. g sq.; Principes, S 38.
i6/j. Ibid., p. 3i5, 1. 16.
LA TRANSFORMATION DES IDEES EN CHOSES 83

que l’esprit actif que ces idées affecteraient, éprou¬


verait, lui, une résistance165. Les idées ne peuvent
donc se réduire, si on les envisage du côté de leur
cause hors de moi, à de simples limites entre deux
pouvoirs opposés, ni même à des limites de mon
seul esprit. Elles semblent devoir comporter un
contenu propre irréductible à la seule passivité sen¬
tie. Ainsi malgré le coalescence de fait de l’état pas¬
sif et de la chose inerte, le problème de droit posé
par l’hétérogénéité de ces deux notions demeure
entier.
On le retrouve entier également dans la défini¬
tion des idées comme « manières d’être des es¬
prits », définition qui rejoint d’ailleurs celles des
idées comme affections de l’intelligence ou acci¬
dents de la substance pensante. L’identification de
la sensation avec la chose inerte suppose résolu le
problème de savoir si et comment l’esprit peut arri¬
ver à se représenter ses propres modifications
comme des choses étrangères à lui. La passivité de
ces modifications ne suffît nullement à rendre
compte de cette métamorphose. Sans doute, de l’im¬
puissance que j’éprouve à modifier les idées per¬
çues, puis-je conclure, comme le faisait d’ailleurs
Descartes, à l’existence d’une cause de ces idées,
étrangères à moi. Mais poser une cause extérieure
à un état que je ressens, ce n’est nullement aperce¬
voir cet état lui-même comme une chose différente
de moi et opposée à moi. Au surplus, en vertu du
principe de commune mesure, porté à l’absolu ici
comme chez Malebranche, j’ai dû faire de cette
cause extérieure, non le corps, mais Dieu, car seule

i65. Ibid., III, p. ilii, 1. 4-5.


84 BERKELEY

une intelligence peut agir sur une intelligence.


Pourquoi l’affection de mon intelligence par une
autre intelligence se représenterait-elle à moi-même
comme une chose?
Pour échapper à la difficulté, Berkeley se risque
à déclarer que les qualités perçues (étendue, figure,
couleurs, etc.) sont dans l’intelligence, non sous
forme de mode et d’attribut, mais seulement sous
forme d’idée. Si, en effet, le rouge, par exemple,
était un mode de l’âme et non une idée, l’âme ne
pourrait s’en distinguer : elle se sentirait rouge au
lieu de voir le rouge comme objet166.
C’est là exactement le langage de Malebranche
qui, pour la même raison, distingue radicalement
l’Idée de la modification du moi, mais qui, pour
ce motif aussi, se refuse à identifier la perception
et l’idée167.
Toutefois, Berkeley ne serait autorisé à tenir ce
langage que s’il établissait que l’idée n’est pas une
affection de l’esprit et qu’à ce titre la sensation est
une idée. Mais il serait bien en peine d’une telle
démonstration, vu qu’il a passé son temps à faire
la démonstration inverse. Il a établi que les choses
se réduisaient aux idées en les réduisant à des pas¬
sions plus ou moins affectives de mon esprit. Si
donc il n’a pas réussi à transformer les idées en cho¬
ses, c’est parce qu’il n’a même pas transformé les
perceptions en idées, se contentant de leur confé¬
rer, par un acte de baptême, les caractéristiques qui
opposent l’idée à la modification. Or, les percep-

166. Principes, art. 4çj.


167. Malebranche, Bech. de la Vérité, Xe Ecl; Recueil, I, pp. 8â,
88, 8g, 338 sq.; IV, pp. 21 sq.; Conv. chrét., IIIe Ent., éd. Bridet,
pp. 73 sq., etc.
LA TRANSFORMATION DES IDEES EN CHOSES 85

tions, réduites aux sensations, ne sauraient jamais


apparaître par elles seules comme des choses dis¬
tinctes de mon esprit, car il n’y a rien en elles
qui puisse fonder pour le moi une connaissance
d’objet.
Berkeley échoue donc dans sa tentative, faute
de pouvoir satisfaire à la fois à deux exigences in¬
conciliables : prouver que les choses se réduisent
à des affections du moi pour établir qu’elles n’ont
point d’être hors de toute intelligence; prouver que
les idées ne sont point des modifications de mon
intelligence, car autrement, elles ne sauraient m’ap¬
paraître comme des choses hors de moi.
ÉTUDE II

Perception, idée, objet, chose

Le dessein de Berkeley, c’est, nous dit-il, de


transformer les idées en choses U Mais il a dû aussi
transformer les choses en idées. Les idées, ce sont
pour lui des perceptions, c’est-à-dire des affections
de l’intelligence par lesquelles je suis passif. Le
problème consiste donc à transformer en choses
opposées à mon esprit des passions de mon intelli¬
gence. Problème ardu, car une passion subie est
bien différente d’une chose vue hors de moi, d’un
objet que je m’oppose, et même d’une idée.
Cette métamorphose de l’idée-perceplion en chose
s’opère selon deux processus. L’un se déroule a
parte subjecti. Il détache du moi la modification,
l’érige en entité mentale distinguée de mon intelli¬
gence, en opposant l’activité de ma substance per¬
cevante à la passivité de l’accident (percipi ou idée).
La notion-clef est ici celle d’objet immédiat du su¬
jet percevant. L’autre se déroule a parte rei (ou
dei) : l’être perçu est posé comme effet d’une cause
hors de moi. Il consiste à opposer l'inefficacité et

i. Dial. II. P., III, p. a44, 1. 3o sq.


88 BERKELEY

l’inertie de l’effet à l’efficacité et à l’activité de la


cause (Dieu). La notion-clef est ici celle de pouvoir.
Les résultats de ces deux processus se combinent en
un seul : la passivité de ma modification, érigée en
objet opposé à mon esprit actif, vient coïncider
exactement avec la passivité de l’effet inerte et inef¬
ficace qui est celle des corps de la physique, réduits
à l’ensemble de leurs qualités perçues. Leur iden¬
tification s’achève dans la notion d’une limite de
deux activités opposées : celle de mon moi, celle de
Dieu m’affectant à tout moment de toutes les im¬
pressions sensibles que je perçois. D’où l’on voit
que, finalement, les idées ne pourront jamais être
autre chose que « des manières d’êtres des per¬
sonnes » ou plutôt « des esprit ».
Reste à savoir si cette identification de fait entre
des modifications de mon esprit et l’objet ou la
chose opposée à mon esprit, entre la passivité de
ma perception et l’inertie des corps, est fondée. Car,
si la réduction des corps créés aux seules qualités
perçues suffit à me persuader qu’ils ne sont rien
d’autre que des modifications passives de mon intel¬
ligence, elle est absolument incapable de me faire
comprendre comment de telles modifications peu¬
vent être aperçues comme des objets distincts de
mon esprit. La passivité d’un état est sans doute
opposée à l’activité d’un pouvoir, mais cette oppo¬
sition n’a rien à voir avec celle de l’objet et du
sujet, car l’état passif n’est précisément qu’un état
du sujet.
Par là prend un sens valable la critique de Kant2,

2. Kant, Prolegomena z. j. k. Metaph., § i3. Remarque III, éd.


Ilartenstein, IV, p. 4a.
PERCEPTION, IDÉE, OBJET, CHOSE 89

qui pourtant, dans sa teneur littérale, paraît si gros¬


sièrement inexacte. Rien de plus faux, en effet, que
ce reproche adressé à Berkeley de nier la réalité du
monde sensible au profit d’un monde suprasensible
dont il aurait l’intuition mystique; car Berkeley fait
exactement le contraire : il affirme que le premier
seul existe et se désintéresse totalement de la con¬
naissance du second, du moins jusqu’à la Siris.
Mais cette critique signifie en réalité : si le kantisme
est vrai, le monde tel que l’a conçu Berkeley n’est
en fait qu’une fantasmagorie, et il doit y avoir chez
son auteur une tendance mystique. En effet, l’éten¬
due réduite à la qualité sensible est incapable d’ob-
jectiver le phénomène. L’extériorité par rapport au
moi ne peut plus être justifiée et n’est qu’illusoire.
Berkeley a beau avoir voulu affirmer la réalité du
monde sensible, il n’y a rien de fondé dans le
monde qu’il conçoit. L’intuition sensible étant ainsi
privée de tout fondement, on comprend que, selon
Kant, l’esprit philosophique ait voulu se venger de
la non-valeur de cette intuition en se réfugiant dans
une intuition intellectuelle et mystique. Sans doute,
Kant fait-il lui aussi de l’espace une entité
« idéale », mais cette entité n’a rien d’une modifica¬
tion du moi empirique. C’est une loi intérieure qui
en moi-même oppose les phénomènes au sens in¬
terne du temps, et qui, fondant leur extériorité,
fonde du même coup leur réalité. Il y a un abîme
entre la subjectivité et l’idéalité de l’espace.
Il n’est pas nécessaire de descendre jusqu’à Kant
pour que soit évoquée cette difficulté fondamentale,
car elle a été, dès l’époque de Berkeley, lumineuse¬
ment aperçue et fortement soulignée par Malebran-
che lui-même.
BERKELEY

La conscience d’un objet comme extérieur à


l’âme n’est possible, remarque-t-il, que par une dis¬
tinction réelle entre le sujet et l’objet. Or, il est clair
qu’une telle distinction ne saurait exister entre le su¬
jet et ses modifications ou attributs. Toute moda¬
lité n’est, en effet, que l’être même d’une telle ou
telle façon. « La rondeur, par exemple, d’un corps
n’est que le corps même, figuré de telle façon que
toutes les parties de la surface soient également éloi¬
gnées de celle qu’on appelle centre. Et ainsi, la moda¬
lité de l’âme ne peut1 point représenter les objets, mais
seulement la façon d’ëtre, c’est-à-dire la perception
qu’elle a de l’objet3. » Or, le plaisir, la douleur, la sa¬
veur, la chaleur, toutes nos sensations (et toutes nos
passions), ne sont que des modifications confuses de
notre âme. De là il résulte que nous ne pouvons
connaître — confusément — par elles que notre
âme, et non des choses qui seraient distinctes
d'elle4. En conséquence, nos perceptions ne sont
point représentatives des objets. Elles ne sont pas
des Idées. Les Idées, objets immédiats de nos per¬
ceptions, étant ce par quoi nous nous représentons
des choses distinguées de nous, ne sauraient être
« des attributs ou des modifications de notre âme,
c’est-à-dire les perceptions elles-mêmes ». Objets de
notre entendement, elles appartiennent, non à moi-

3. Malebranche, Recueil des Réponses à Arnauld, 1712, I, p. 83,

etc.; Rech. de la Vérité, III, IIe partie, ch. 1, éd. Lewis, I, p. 235;
Entretiens sur la Métap. et la Relig., I, éd. Cuvillier, p. 64 : « La
modification d’une substance n’est que la substance même de telle
ou telle façon. »
4. Recueil, ibid., p. 84. « Nos sensations ne sont point distin¬

guées de nous, et... par conséquent ne peuvent jamais représenter


rien de distingué de nous. » Rech. de la Vérité, Xe Ëcl., éd.
Lewis, III, p. 85.
PERCEPTION, IDÉE, OBJET, CHOSE gi

même, mais à Dieu où elles résident. Quand je les


aperçois, je connais quelque chose d’autre que mon
âme et que ses modilications, quelque chose qui de
plus me renvoie à une existence créée ou créable
hors d’elle et de mon esprit. Ainsi, le principe
grâce auquel est fondée dans le moi et pour le moi
son opposition à un objet, bien que présent en lui,
est et doit être autre que lui. Sans ce principe (l’I¬
dée de l’étendue ou l’étendue intelligible), le moi
resterait enseveli dans ses propres modifications; il
ne parviendrait jamais à la conscience d’une chose
autre que lui. C’est précisément parce que cette
étendue et ses modifications sont absolument irré¬
ductibles à l’âme et à ses modifications que l’âme
peut avoir l’Idée de l’étendue sans se juger elle-
même étendue. Les sensations, il est vrai, bien que
modifications de mon moi, apparaissent ordinaire¬
ment (à tort) comme des propriétés de l’objet hors de
moi. Mais une telle objectivation n’est possible que
parce que l’Idée nous donne préalablement cons¬
cience de l’objet. Il suffit que je parvienne à la
connaissance claire et distincte de la chose étendue
pour apercevoir que les qualités sensibles ne sont
que des modifications de mon âme5. Ainsi, Male-
branche soutient ce que Kant, selon d’autres pers-

5. Malebranche, Rech. de la Vérité, Xe Êcl.; Recueil, I, pp. 88-


89, 338sq.; IV. pp. ai sq.; Conv. chrét., IIIe Ent., éd. Bridet,
pp. 73 sq., etc. Malebranche s’est également attaché à démontrer
que la représentation de l’objet extérieur était entièrement diffé¬
rente de l’objectivation du moi par lui-même, lorsque celui-ci réflé¬
chit sur lui pour se connaître. Le moi dans une telle réflexion n’est
jamais véritablement objet, parce qu’il ne peut se séparer réelle¬
ment de lui. C'est pourquoi il ne parvient dans cette réflexion
qu’à une connaissance confuse de soi, qui reste sentiment et n’est
jamais connaissance claire et distincte. Cf. Recueil, IV, pp. 47-48.
BERKELEY
92

pectives, affirmera cent ans plus tard, à savoir que


l’idéalité de l’espace — par opposition à sa subjec¬
tivité — est fondement nécessaire pour le moi de la
conscience d’une chose hors de lui.

*
* *

Cette observation que la conscience d’objet doit


être fondée dans l’âme par un principe distinct de
ses propres modifications, que de telles modifica¬
tions ne sauraient jamais par elles-mêmes être con¬
verties en objets hors de moi, ne pouvait demeurer
complètement étrangère à Berkeley, qui avait mé¬
dité la philosophie de Malebranche, sans toutefois
l’avoir toujours bien comprise. En gros, le pro¬
blème du fondement de l’objet semble se poser en
termes analogues chez l’un comme chez l’autre.
Tous les deux n’ont affaire qu’à un cosmos de re¬
présentations dans le moi, et tous deux doivent,
sans aucun recours à une matière extérieure (ici,
invisible, inintelligible, inefficace; là, inexistante),
rendre compte de l’affirmation d’un monde d’ob¬
jets. « Par ces mots [d’âme, de moi] je désigne,
écrit Berkeley dès la Première Edition des Prin¬
cipes, non l’une de mes idées, mais une chose com¬
plètement différente6. » Ainsi, ajoute-t-il dans la
Seconde Edition, je connais mon âme par senti¬
ment intérieur (inward feeling) et non par idée7.
« C’est en elle qu’existent les idées8 », et « cette
existence, c’est celle de la table sur laquelle j’é-

6. Berkeley, Principes, § a.
7. Ibid., 5 89.
8. Ibid., S 2.
PERCEPTION, IDÉE, OBJET, CHOSE ()3

cris9 ». Le langage de Malebranche, par exemple


dans le Premier Entretien sur la Métaphysique et
sur la Religion, est (en apparence) à peu près le
même : « Cette chambre matérielle que je regarde »
et que je crois voir hors de moi, « ce plancher qui
me résiste », c’est à l’intérieur de moi que je les
vois et non hors de moi. Il s’agit de savoir pour¬
quoi je les vois comme des choses hors de moi et
non comme des propriétés de mon âme. C’est que,
dit Malebranche, les choses sont des Idées, et que les
Idées sont entièrement différentes de mon âme que
je connais, non par Idée, mais par sentiment inté¬
rieur. Or, précise-t-il, étant radicalement différentes
de mon âme, les Idées ne sauraient en être des mo¬
difications. De là, il conclut que les sensations (ou
qualités), modifications de mon âme, sont incapa¬
bles de nous faire connaître les choses différentes
de moi, qu’il y a une différence de nature entre les
Idées et les sensations, et que c’est à tort qu’on at¬
tribue aux choses des qualités sensibles.
Comment Berkeley raisonne-t-il, lui qui ramène
les idées aux sensastions, lui qui établit ces sensa¬
tions comme des passions de mon âme ? A notre
grande surprise, à peu près comme Malebranche.
C’est que, ayant ramené l’idée à la sensation, mais
investi la sensation du statut de l’idée-objet, il
conclut que les idées, étant des êtres indépendants
de la pensée qui les découvre en elle, ne sauraient
être de celle-ci des qualités ou des modes : « On ac¬
corde de toute part, déclare-t-il, que les qualités ou
modes des choses ne possèdent pas réellement cha¬
cune l’existence indépendante et séparée, mais

9. Ibid., S 4.
BERKELEY
9*

qu’elles sont pour ainsi dire mêlées et fondues en¬


semble, étant plusieurs dans le même objet10. » Il
est donc nécessaire que « ces qualités [étendue, fi¬
gures, couleurs, etc.] soient dans l’intelligence
telles que celles-ci les perçoit — c’est-à-dire non
sous forme de mode et d’attribut, mais seulement
sous forme d’idée11 ». Par là, on comprend que
l’intelligence ne soit elle-même, ni étendue, ni fi¬
gurée, ni rouge, bien que ces qualités n’existent
qu’en elle; ce qui serait impossible si ces idées en
étaient des modes, car une chose ne peut se distin¬
guer de ses modes : « Un dé, me semble-t-il, ne se
distingue en rien de ces choses qu’on appelle ses
modes ou ses accidents. Dire qu’un dé est dur,
étendu et carré, ce n’est pas attribuer ces qualités
à un sujet qui s’en distingue et les supporte, c’est
seulement expliquer le sens du mot dé12. »
C’est strictement le langage de Malebranche, con¬
forme d’ailleurs à celui de Descartes : la rondeur
du corps n’est que le corps même, figuré de telle
façon qu’il est un corps rond. Et Malebranche ne
saurait rien voir d’autre dans la proposition la
boule est ronde, que l’explication du mot boule.
Mais il concluait que les perceptions, n’étant, que
des modifications de l’âme, ne pouvaient être des
Idées, puisque les Idées sont différentes de l’âme. Il
comprenait par là pourquoi l’âme, avant l’idée
étendue, ne se jugeait pas elle-même étendue; ce
qui ne manquerait pas d’arriver si l’Idée d’étendue
était sa modification. Berkeley, au contraire, con-

10. Ibid., Introduction, § 7.


11. Ibid., Ire partie, S 6g.
13. Ibid., Ire partie, $ 6g.
PERCEPTION, IDÉE, OBJET, CHOSE 95

dut que les perceptions étant des idées ne sauraient


être des modifications de l’âme, puisque les idées
ne peuvent être de telles modifications. Conclusion
pour le moins audacieuse, puisque, tout au long
de son Traité et de ses Dialogues d’Hylas et Philo-
nous, il s’est efforcé d’établir avec la plus irlandaise
des énergies que les perceptions sont des sensations,
des affections, des passions, des « manières d’être »,
bref des modifications de notre intelligence, ar¬
guant de l’affectivité de toute sensation pour con¬
traindre son interlocuteur de n’y voir que des états
du moi. L’imbroglio est patent et la puissance d’un
mot (celui d’idée) semble bien efficace chez quel¬
qu’un qui professe tant se méfier des mots.
On voit alors le problème de l’identification de la
perception et de la chose nous ramener au pro¬
blème de l’identification de la perception et de
l’idée, bref s’effacer derrière le problème des Vraies
et des Fausses Idées, qui avait mis aux prises, en
une controverse célèbre, Arnauld et Malebranche.
Berkeley soutient paradoxalement, du même souffle,
les thèses des deux adversaires. Avec Arnauld, il
ramène les idées à des modifications de notre âme,
modifications plus que représentatives, puisqu’elles
sont les choses même perçues, c’est-à-dire exis¬
tantes. Avec Malebranche, il soutient que les idées
ne sont pas des manières d’être du moi, mais des
entités immatérielles indépendantes, réellement dis¬
tinctes de l’âme et de ses modifications. Ces entités,
toutefois, ce sont les sensations. En conséquence, ce
qui lui incombait, c’était, non point d’affirmer que
les idées ne sont pas des modes et attributs de ma subs¬
tance pensante, du fait qu’elles en sont réellement
indépendantes et séparées, mais d’expliquer pour-
BERKELEY
9^

quoi, bien qu’étant des modifications de ma subs¬


tance, elles se posent devant elle comme indépen¬
dantes et séparées d’elle.
En second lieu, il devait faire voir pourquoi,
parmi ces modifications, les unes (les qualités pre¬
mières) ne sont pas « volontiers » ni « ordinaire¬
ment » attribuées au sujet percevant, contrairement
aux autres (les qualités secondes).

*
* *

Or, selon que l’idée est réduite à la modification


ou qu’elle en est distinguée, ce dernier problème
se spécifie de deux façons différentes.
Si l’idée est distinguée de la modification, on
devra expliquer pourquoi, alors que toutes les idées
sont réellement différentes du moi, certaines d’entre
elles sont rapportées au moi comme ses modifica¬
tions. Le rejet de l’idée hors du moi comme objet
ne pose, lui, aucun problème. Par exemple, si l’Idée
d’étendue est, comme le veut Malebranche, réelle¬
ment distincte de mon âme et de ses modifications,
il est tout naturel que l’âme, percevant l’étendue,
ne se voie pas elle-même étendue. Si toutes mes
perceptions, comme l’estime Berkeley, sont réelle¬
ment distinctes des modifications de mon âme, il
est tout naturel que l’âme percevant le rouge ne se
voie pas elle-même rouge. Mais pour Berkeley le
problème surgit alors à propos des sensations af¬
fectives : si la douleur, à titre de perception, est
une idée différente de mes modifications, pourquoi
la vois-je non comme une propriété de la chose,
mais comme une modification du moi, comme un
PERCEPTION, IDÉE, OBJET, CHOSE 97

sentiment que j’éprouve et qui me fait juger mien


le corps où je la localise ? Bref, le problème se pose
pour les qualités dites secondes et non pour les
qualités dites premières.
Si, au contraire, l’idée est identifiée à la modi¬
fication de l’âme, en tant qu'affection du moi (Ber¬
keley), ou si toutes les perceptions sont exclues de
l’Idée et ramenées à des affections (Malebranche),
ce sera l’inverse. Il faudra expliquer pourquoi et
comment une modification du moi, par exemple la
couleur rouge, est vue comme une chose, ou comme
constituant l’un des éléments de l’objet hors du
moi, et non vue en moi comme un mode de ma
substance; bref, pourquoi l’âme ne se voit pas
rouge et ne s’attribue pas le rouge.
Lequel des deux problèmes Berkeley doit-il choi¬
sir de traiter? Si l’idée se réduit à une modifica¬
tion du moi, ce ne peut être que le dernier. Si
l’idée lui est irréductible, ce ne peut être que le
premier.
Constatons que Berkeley s’est cru obligé de choi¬
sir le premier. Il le traite au cours du Premier
Dialogue entre Hylas et Philonous13. Choix para¬
doxal en apparence, car le § 4g des Principes cou¬
pait court à ce problème. Si le rouge n’est pas une
modification de mon moi, mais une entité (men¬
tale) distincte de mon intelligence, et rejetée hors
d’elle, il est tout naturel que je le voie comme une
qualité de la chose, et non comme une propriété de
mon âme.
Mais, à vrai dire, il s’agit dans ce Dialogue d’une
question assez différente : non pas de savoir pour-

i3. Dial. H. P., I, p. 191, 1. ai sq.

7
BERKELEY
98

quoi je perçois le rouge comme qualité de la chose,


mais pourquoi j’accorde au rouge, aux qualités pre¬
mières en général, et à la chose, une existence réelle
hors de toute intelligence, ce qui ne se produit pas,
ou beaucoup moins, à l’égard des qualités dites se¬
condes. Bref, il ne s’agit pas de l’objectivation lé¬
gitime de l’idée comme chose, mais de sa conver¬
sion illégitime en propriété d’une chose matérielle
hors de toute idée.
Toutefois, il est évident que (cette conversion
n’est que l’aspect hyperbolique de l’objectivation.
Si je convertis plus facilement les qualités pre¬
mières en choses hors de toute idée, c’est que ces
qualités ou idées sont objectivées comme distinctes
de mon intelligence, tandis que les qualités se¬
condes n’apparaissent pas nettement à moi-même
comme des objets (mentaux), distincts de mes
modifications : Berkeley pose donc la question
à propos des qualités premières et non des qua¬
lités secondes, parce que ce sont surtout les qua¬
lités premières qui donnent lieu à la croyance que
des choses existent hors de toute idée. Mais il n’en
demeure pas moins que, pour lui, la vraie diffi¬
culté ne peut concerner que les qualités secondes
et non les qualités premières. Si, en effet, toutes
les sensations sont en moi des entités mentales op¬
posées au sujet comme des objets distincts de mon
intelligence, pourquoi suis-je porté à considérer
certaines d’entre elles (les qualités secondes ), plu¬
tôt que les autres (les qualités premières), comme
des modifications de mon âme et non comme des
objets, si bien qu’il ne m’arrive pas — comme
lorsqu’il s’agit d’une couleur — d’en faire des
propriétés inhérentes à une chose extérieure à
PERCEPTION, IDÉE, OBJET, CHOSE 99

toute intelligence : « Toutes les sensations ne sont-


elles pas également des sensations et également
réelles14 ? »
On peut, néanmoins, considérer comme subsi¬
diaire la question de savoir lequel des deux ordres
de perceptions pose le problème. De toute façon,
il s’agit toujours d’un seul et même problème :
pourquoi les sensations qui sont toutes également
idées ne sont-elles pas toutes également rapportées
soit à l’objet, soit au sujet?
Afin de le résoudre, il faut de toute évidence dé¬
couvrir dans les sensations mêmes une différence
fondamentale justifiant leur comportement opposé.
Pour découvrir cette différence, Berkeley se dé¬
tourne de Locke15 et s’inspire de Malebranche. On
le comprend sans peine, car il est comme Male¬
branche enfermé exclusivement dans le cosmos des
idées (au sens ordinaire du mot). Mais Malebranche
paraît inverser le problème. Ayant distingué fon¬
damentalement Idées et modifications du moi, il
doit expliquer pourquoi l’on réduit si souvent les
premières aux secondes, de sorte que, ou bien on
réduit l’Idée d’étendue au néant, ou bien on con¬
fère aux choses sensibles les propriétés de l’Idée
pour professer comme Spinoza l’éternité et l’infi¬
nité de la matière16. Néanmoins, il doit aussi trai¬
ter un problème analogue à celui que se pose Ber¬
keley : pourquoi tenons-nous à tort nos sensations
pour des propriétés inhérentes à la chose hors de

14. Principes, S 99, p. 84, 1. 11-12.


15. Pour la solution de Locke, cf. Essay, II, ch. vm, $ a5.
16. Malebranche, Rech. de la Vérité, I, ch. xix, S 1, éd. Lewis, I,
p. 88; Entretiens sur la Métaph., I, S 8; III; Entretiens sur la Mort,
II, éd. Cuvillier, p. a4g.
IOO BERKELEY

nous ? La solution de ce problème étant incluse pour


une bonne part dans celle du précédent, car cette
confusion suppose précisément, pour Malebranche,
que l’on ait préalablement confondu perceptions
et Idées.
Deux questions d’un ordre assez voisin se posent
donc pour les deux philosophes :

A) Pourquoi devons-nous, selon Malebranche,


affirmer que la réalité des choses autres que moi ré¬
side dans les Idées et non dans nos sensations (mo¬
difications) ? — Pourquoi devons-nous, selon Ber¬
keley, affirmer que la réalité des choses distinctes
de mon intelligence réside dans nos sensations (mo¬
difications) et non dans une étendue (« abstraite »)
hors de toute sensation?
B) Pourquoi prenons-nous à tort, selon Male¬
branche, nos sensations pour des propriétés de la
chose hors de moi ? Pourquoi prenons-nous à tort,
selon Berkeley, nos sensations (idées) pour des qua¬
lités de choses existant hors de toute intelligence ?

La première de ces questions se résout par l’insti¬


tution du critère de la réalité d’une chose autre
que moi. Ce critère, c’est selon Malebranche, la
rationalité de l’Idée (étendue intelligible), qui me
révèle clairement et distinctement son infinité, sa
nécessité, son immutabilité. Cette Idée est réelle,
puisqu’elle a des propriétés; infiniment réelle, puis¬
qu’elle est infinie; réelle hors de moi, puisque je
suis fini; réelle hors de mes modifications confuses
qui sont des modes finis d’une âme finie17. Mais le

17. Malebranche, Rech. de la Vérité, Xe ËcL; Entretiens sur la


Mêtaph., I et II, etc.
PERCEPTION, IDÉE, OBJET, CHOSE IOI

péché a fait que la voix du sentiment couvre celle


de la raison 18. D’où un renversement des critères :
je considère alors comme réel hors de moi ce que
je sens avec force et vivacité. En conséquence, l’é¬
tendue intelligible ou Idée, ne donnant lieu qu’à
une perception non sensible et purement intellec¬
tuelle, est jugée une abstraction sans réalité; tan¬
dis que je juge réelle l’étendue sensible, c’est-à-
dire celle que je sens lorsque, en corrélation avec
les lois de l’union de l’âme et du corps, l’Idée s’im¬
prime assez profondément dans le moi pour y déter¬
miner des sensations qui se répandent sur elle. On
attribue alors la réalité exclusivement à la ma¬
tière 19.
Pour Berkeley, le critérium de lai réalité des
choses distinctes de mon intelligence, c’est ce qui
est senti avec force et vivacité. C’est parce qu’elles
sont des sensations « distinctes, fortes, vives, du¬
rables », que les choses perçues par les sens sont
dites (c choses réelles20 ». L’étendue géométrique
comme être homogène, infini, etc., distinct de toute
sensation étant une entité abstraite, est insensible.
Elle est donc irréelle. L’abus des mots qui ont un
sens indéfini et ne sont rien par eux-mêmes con¬
duit au renversement des critères : il me fait pren¬
dre pour réel l’abstrait que je ne sens pas, et pour
irréel le concret que je sens21.

18. Rech. de la Vérité, XVe Ëcl., 7e preuve; Méd. chrét., XIV,


S 7, etc.
19. Rech. de la Vérité, ch. xii, §§ 6-5; ch. xvm, 5 1; ch. xix,

S i, etc.; Entretiens sur la Métaph., II, éd. Cuvillier, p. 96;


Entretiens sur la Mort, II, p. 269, etc.
20. Berkeley, Dial. H. P., I, p. 2i5, 1. i6-i5.

ai. Principes, Introduction, SS 18 sq.


102 BERKELEY

La position des deux penseurs est ici rigoureu¬


sement symétrique et antagoniste.
La seconde question concerne au fond la trans¬
formation des perceptions en choses. Pour Male-
branche, cette transformation, qui consiste à méta¬
morphoser les sensations en Idées, est une erreur
capitale. Elle provient de la combinaison d’un mé¬
canisme normal avec une aberrance issue du pé¬
ché. L’Idée, qui rend possible la position en moi
d’un objet autre que moi, permet au moi de pro¬
jeter sur elle les modifications qu’elle y déter¬
mine. Le péché, qui obscurcit ma lumière, me fait
glisser ensuite à cette erreur que ces modifications
projetées sont les propriétés memes de l’Idée ou de
la chose.
Pour Berkeley, la transformation de la percep¬
tion en chose, loin d’être une erreur, n'est que la
reconnaissance par le philosophe d’une vérité du
sens commun, qui ne voit rien d’autre dans la
chose que ses qualités sensibles. Les sensations sont
originellement objectivées devant 1 intelligence. De
cette objectivation, à vrai dire, on n’a pas encore
rendu compte, puisqu’on n'a pu expliquer com¬
ment une modification de l'esprit doit, en même
temps, à titre d’idée, être tout autre chose qu’un
mode ou une propriété de cet esprit. En tout cas, le
jugement de « choses » porté sur les sensations est
légitime. L’erreur ne commence que lorsqu’on fait
de ces sensations des propriétés de choses existant
hors de toute sensation et de toute intelligence.
Mais d’où vient que cette erreur ait lieu pour
certaines sensations (les qualités premières) et non
pour les autres (les qualités secondes) ? Pour ré¬
pondre à cette question, Berkeley recourt à une
PERCEPTION, IDÉE, OBJET, CHOSE Io3

explication que lui suggère Malebranche. Male¬


branche avait dû, en effet, résoudre ce problème :
pourquoi parmi nos sensations les unes sont-elles
projetées sur l’étendue et d’autres rapportées au
moi ? Il avait découvert le fondement de cette iné¬
galité dans la présence en elles d’un caractère dif¬
férentiel : l’affectivité. Selon que le degré affectif
du sentiment causé en moi par l’idée est plus ou
moins fort, ce sentiment est, ou rapporté à la
chose, ou attribué à moi-même. Lorsque la per¬
ception sensible est « assez indifférente », la modi¬
fication est projetée sur l’Idée chose, par exemple la
couleur dont « je ne sens nullement qu’elle m’ap¬
partienne, parce qu’elle ne me fait ni bien, ni
mal ». Au contraire, lorsque l’affection va jusqu’à
la douleur, nous l’attribuons à nous-même et con¬
sidérons comme nôtre le corps où nous la locali¬
sons, car « nous sentons bien que la douleur [nous
appartient] parcequ’elle [nous] rend malheureux ».
Il en va de même pour le plaisir22. Ces différences
ont leur raison d’être dans une finalité bienveil¬
lante. Ainsi, les couleurs étant nécessaires pour dis¬
tinguer les parties de l’étendue, c’est-à-dire la dif¬
férence des objets, il était expédient que nous les
vissions dans cette étendue; la douleur étant néces¬
saire pour nous informer immédiatement que telle
partie de notre corps est lésée et mise en péril, il
était utile que nous la sentissions dans ce corps lui-

22. IIe Ent. sur la Mort, p. 25o; Rech. de la Vérité, I, ch. xxi,
pp. 63-65; ch. xviii, p. 86; Recueil, IV, pp. 229 sq.; Conv. chrét.,
III, éd. Bridet, p. 84; Entretiens sur 'la Métaph., Préface, éd.
Cuvillier, pp. 4o-4i; I, § 10, pp. 76-77; II, § 12, p. g5; Rech. de
la Vérité, Xe Ecl., IIIe Obj., éd. Lewis, III, pp. 91-93; Rép. à
Régis, II, nos 4-5; A Mairan, IIIe Rép. à Malebranche, éd. Moreau,
pp. 137 sq.
BERKELEY
io4

même et fussions ainsi étroitement unis à lui ~3. Si


nous consultions la raison, nous ne prendrions ja¬
mais pour des propriétés de la nature des corps ces
modifications de notre moi qui, par leur corrélation
avec les modalités de notre corps, ne servent à rien
d’autre qu’à nous permettre de faire ce qu’il faut
pour le conserver.
Si les philosophes, dit de son côté Berkeley, re¬
fusent aux qualités secondes l’existence réelle et
l’accordent aux qualités premières, c’est entre autres
raisons que le plaisir et la douleur sont plutôt unis
à celles-là qu’à celles-ci : « La chaleur et le froid,
les saveurs elles odeurs ont quelque chose de plus vi¬
vement agréable ou désagréable que l’action qu exer-
centsurnous les idées d étendue, de forme et de mou¬
vement. Comme il est trop visiblement absurde de
soutenir que la douleur ou le plaisir peuvent exister
dans une substance qui ne perçoit pas, on se laisse
plus facilement sevrer de la croyance à l’existence ex¬
terne des qualités secondes que de celle des qualités
premières. Vous conviendrez qu'il y a vraiment quel¬
que chose de cela si vous vous rappelez la différence
que vous faisiez entre un degré intense et un degré
plus modéré de chaleur, en accordant à l’un une
existence réelle que vous refusiez à l’autre24. » C’est
bien là l’explication malebranchiste.
Et, quoiqu’elle soit utilisée pour rendre compte
de l’illusion qui fait considérer les qualités pre¬
mières comme les propriétés de choses hors de
toute intelligence, nous pensions que nous allions,

a3. Bech. de la Vérité, I, ch. xx, p. 61; ch. xn, p. 65, etc.; Entre¬
tiens sur la Mort, p. a5o.
a4. Berkeley, Dial. H. P., I, p. igi.
PERCEPTION, IDÉE, OBJET, CHOSE 105

enfin, pouvoir par elle comprendre aussi pourquoi


le moi oppose à lui-même le rouge comme idée
ou objet mental distinct de lui, tandis qu’il tend à
voir dans les sensations affectives (douleur, plaisir)
de simples modifications de sa propre substance. Il
n'en est rien pourtant, car, au moment où nous
croyions tenir le mot de l’énigme, Berkeley se dé¬
robe : « Après tout, ajoute-t-il, cette distinction
n’est pas fondée en raison; car à coup sûr une sen¬
sation indifférente est aussi véritablement une sen¬
sation que telle autre plus agréable ou plus péni¬
ble; et par conséquent l’on ne peut pas supposer
que les unes plus que les autres existent en un sujet
dénué de pensée25. » Non seulement cette distinc¬
tion ne saurait légitimer l’illusion, mais elle ne peut
même pas l’expliquer, car il est impossible de fon¬
der sur elle le fait d’une inégale objectivation des
sensations comme idées. « Toutes les qualités sen¬
sibles, avait déjà déclaré Berkeley, sont également
des sensations et également réelles25. » Ce qui signi¬
fie qu’elles sont toutes également des objets et qu’il
est vain de chercher dans la différence de leur degré
d’affectivité de quoi justifier une différence relative
à leur nature d’objets, c’est-à-dire d’idées opposées
au moi. En effet, s’il a démontré qu’elle appartien¬
nent toutes au moi et sont toutes des idées du fait
que toutes comportent plus ou moins d’affectivité27,
il n’entend nullement par là enlever à ces idées
leur caractère de choses. C’est pourquoi, de même
que le plus faible degré d’affectivité ne saurait em-

a5. Ibid., I, p. 191, 1. 4i-42j p. 192, 1. i-3.


36. Principes, S 99, p. 84, I. 11-12.
37. Dial. H. P., I, pp. 176 sq.; Com. p. Book, n° 833,
io6 BERKELEY

pêcher la couleur d’être une sensation dans le moi,


car, si peu affective qu’elle soit, son caractère de
sensation est attesté par là, de même le plus fort
degré d’affectivité ne saurait empêcher la chaleur
ou le froid d’être une idée ou une chose opposée
au moi, c’est-à-dire d’être réelle. Ainsi la plus
grande différence entre leur affectivité ne saurait
empêcher les qualités sensibles d’être également
des sensations, et également réelles.
Mais on voit aussitôt que, si l’on a réussi à fonder
par l’affectivité, quel qu’en soit le degré, le carac¬
tère propre à tous les êtres perçus de n’être que des
affections d’une intelligence, on n’a en rien réussi
à fonder le caractère de toutes les sensations d’être
également les choses mêmes opposées au moi. Car,
autant la conscience commune est prête à attester la
subjectivité de tout ce qui est affectif, autant elle
se refuse à considérer le plaisir ou la douleur
comme une idée, c’est-à-dire, selon Berkeley,
comme une chose. Pour cette conscience, infailli¬
blement, toutes les qualités sensibles peuvent être
tenues également pour des sensations, mais non
également pour réelles, au sens où Berkeley le
prend. Car, par réel, il entend ce qui est réellement
objet, c’est-à-dire ce qui est actuellement perçu et
tenu pour chose distincte de mon intelligence, le
non-réel étant le subjectif : les images de la fan¬
taisie ou de la mémoire, images dont les perceptions
sont les archétypes. La douleur (ou le plaisir), res¬
sentie présentement, appartient à la perception ac¬
tuelle. Elle est donc elle aussi réelle dans ce sens,
c’est-à-dire chose. Seuls le souvenir ou l’image de
la douleur peuvent être dits subjectifs, non réels.
Par là, Berkeley contredit à la fois au langage du
PERCEPTION, IDÉE, OBJET, CHOSE IO7

peuple et à la pensée des philosophes, qui attribuent


au sujet, non simplement les images et les souve¬
nirs par opposition à Y être perçu, mais aussi les
douleurs et les plaisirs actuellement perçus,
« réels ». C’est d’ailleurs pourquoi Berkeley utili¬
sait l’affectivité présente en toute sensation pour
contraindre la conscience commune (Hylas) à recon¬
naître que tout être perçu ou chose ne peut être que
l’affection d’une intelligence; de même que Male-
branclie prouvait par l’affectivité de toute percep¬
tion qu elle n’est qu’une modification de mon
âme. Mais Malebranche en concluait précisément
que, par là même, elle ne saurait être une idée, un
objet pour mon âme.

*
* *

Berkeley a donc bien réussi à transformer les cho¬


ses en idées, mais non à transformer les idées en cho¬
ses. Utilisant la constante présence de l’affectivité
(quel qu’en soit le degré) dans toutes mes percep¬
tions, pour les convertir toutes également en sensa¬
tions également réelles, il ne saurait s’en servir en
même temps pour opposer certaines d’entre elles
comme réelles, c’est-à-dire comme objets de con¬
naissance, à certaines autres qui ne seraient pas
réelles, c’est-à-dire qui ne seraient qu’états ou sen¬
timents du sujet.
Ayant, d’autre part, fait de toutes les idées des
modifications du moi, il ne peut les opposer à ce
moi comme des entités mentales distinctes de ses
modes. Ou s’il le fait28, c’est de façon gratuite, par

28. Berkeley, Principes, S kg-


io8 BERKELEY

un démenti flagrant infligé a tout ce qu’il a établi


d’autre part. La transformation de l’idée en chose
ou de la sensation en idée paraît bien finalement
s’opérer comme celle du lapin en carpe, par la
seule vertu d’un baptême.
Il en résulte une série d’énigmes : la perception
(passivité absolue) doit être dans le moi (activité
absolue), le moi percevant doit être purement pas¬
sif en tant que lieu des perceptions, et absolument
actif en tant que moi. L’affectivité est ambiguë;
d’une part, elle fonde la subjectivité de la sensa¬
tion; d’autre part, en tant qu'actuellement perçue,
elle appartient à l’objet, à la chose opposée au sujet.
Les images et les souvenirs, pâles reflets de la per¬
ception, paraissent ne différer de celle-ci que par
le degré; mais, ressortissant exclusivement à notre
vouloir qui les évoque à sa guise, ils sont de l’es¬
prit, se séparent des perceptions qui sont du corps29.
La différence entre celles-ci et ceux-là nous apparaît
alors comme devant être de nature. Les corps, iden¬
tiques aux perceptions, sont, en tant qu’idées, per¬
çus dans l’esprit, mais par là aussi nous les per¬
cevons en eux-mêmes. Ils ne recèlent donc nulle
virtualité cachée et sont, comme le croit le sens
commun, entièrement réductibles à leurs qualités
perçues, etc.30.


♦ *

L’énumération de ces énigmes et de ces thèses


dessine un cadre que nous reconnaissons. C’est ce-

39. Dial. H. P., p. 215, 1. 9 sq.; Principes, § 28.


3o, Principes, JJ 35, 87.
PERCEPTION, IDÉE, OBJET, CHOSE IOg

lui dans lequel s’inscriront les problèmes soulevés


dans Matière et Mémoire31. Il s’agira là, dans un
monde berkeleyen, constitué par un « ensemble
d’images », « images perçues quand j’ouvre mes
sens, inaperçues quand je les ferme32 », d’inscrire
le sujet qui perçoit, c’est-à-dire qui agit, d’y insérer
la pointe de sa spiritualité qui n’est que souvenir
pur, différent par nature de la perception pure;
d’unir souvenir pur et perception pure en une per¬
ception concrète où se joignent le corps et l’esprit;
de déterminer ainsi avec « précision » le seul point
de contact entre la conscience et les choses33; d’éta¬
blir, par l’opposition entre notre action possible et
notre action réelle, une différence de nature entre
la perception et l’affectivité34. Ce sont bien là les
énigmes que Berkeley avait laissées sans réponse.
Adoptant avec lui « l’attitude du sens communs »,
refusant de détacher de la matière ses qualités pour
en faire, « comme les matérialistes, le revêtement
accidentel de l’étendue » ou, comme les spiritua¬
listes, « des représentations de l’esprit », Bergson
élimine d’elle, lui aussi, « toute puissance cachée »,
et vise à établir qu’ « elle est telle qu’elle paraît
être35 ». Mais, s’il croit pouvoir répondre au pro¬
blème que le philosophe anglais avait rendu inex¬
tricable : « Comment pouvons-nous percevoir la
matière en nous et en elle? » c’est qu’il corrige le
sens commun (et par conséquent Berkeley) sur un
point, en faisant intervenir dans la perception la

3i. Bergson, Matière et Mémoire, a5e éd., ch. i, p. 7.


3a. Ibid., p. 1.
33. Ibid., pp. 58-5g.

34. Ibid., pp. 47*5i.


35. Ibid., p. 67.
IIO BERKELEY

mémoire : celle-ci, « pratiquement inséparable »


de celle-là, « intercale le passé dans le présent, con¬
tracte ainsi en une intuition unique des moments
multiples de la durée et ainsi, par sa double opéra¬
tion, est cause qu’en fait nous percevons la matière
en nous, alors qu’en droit nous la percevons en
elle36 ».
Nous pénétrons par là le mystère devant lequel
nous tenait Berkeley : comment le moi, pure spiri¬
tualité, ainsi qu’en témoigne son pouvoir absolu
sur les images de la fantaisie et sur les souvenirs,
peut-il, tout en restant esprit, avoir en lui l'idée, le
percipi, c’est-à-dire le corps? Comment le perce¬
vant peut-il être activité du percipere en même
temps que passivité du percipi? Comment la spiri¬
tualité pure (monde des souvenirs) peut-elle descen¬
dre dans la matérialité pure (monde des perceptions
ou idées) ?
Sans doute, Bergson introduit-il de profondes
novations : la perception concrète n’est plus tout à
fait l’image (l’idée berkeleyenne comme corps,
chose), étant à la fois moins (diminuée de ce qui
n’intéresse pas mes besoins) et plus (enrichie du
souvenir); l’affectivité est scindée de la perception;
non seulement elle en diffère, mais elle en diffère
par la nature et non par le degré37, celle-ci étant

36. Ibid,., p. 67.


37. Bergson souscrit par là à la thèse de Malebranche (distinction
radicale de l’étendue et du sentiment), en accord avec le premier
chapitre des Données immédiates où il développait la thèse male-
branchiste de l’hétérogénéité radicale du qualitatif et du quanti¬
tatif. — Cf. Gtjeroult, Etendue et Psychologie chez Malebranche,
p. 47. — La qualité comprend, outre l’affectivité, la contraction
sut generis d’une multitude indéfinie d’ébranlements en une
seule intuition imposée par la durée propre, plus étroite, du sujet
percevant. — Que le véritable temps est durée psychologique, que
PERCEPTION, IDÉE, OBJET, CHOSE III

mon action possible réfléchie sur les objets, celle-


là étant l’action réelle immédiate de mon corps,
dessinée en lui, si bien que je la sens en lui, au con¬
traire de la perception que je vois comme image exis¬
tant hors de moi; l’esprit n’est pas activité en acte,
mais potentialité (rêverie) qui ne se condense en
action que pour se glisser dans le mécanisme sensori-
moteur et se matérialiser en perception achevée;
enfin, à partir de la perception pure dépouillée de
l’apport subjectif (affectivité, mémoire), et qui,
quoique moins que l’image, est de même nature que
tout ce qui lui échappe, on rejoindra « l’image en
soi »; on reconstituera ainsi la chaîne objective des
choses dont notre perception ne voit que quelques
anneaux et l’on donnera un fondement solide aux
sciences physico-mathématiques38.
Novations de portée incalculable, sans doute,
mais qui ne démentent par la filiation philosophi¬
que que nous prêtons à leur auteur, car nous com¬
prenons que toutes —- sauf la dernière — visent à
résoudre des problèmes que la philosophie de Ber¬
keley impose et dont elle suggère, indirectement
certes, mais invinciblement, les données et les for¬
mules. En outre, les images dont il part, qu’il se
refuse à interpréter, soit dans un sens idéaliste,
soit dans un sens réaliste39, ce sont bien les idées-
choses de Berkeley, qui sont indifféremment choses
et idées. Il s’agit, sans altérer leur nature d’image,
d’expliquer pourquoi elles se distribuent en deux

chaque esprit a son rythme de durée, c’est là une thèse berke-


leyenne. Comp. p. Book, nos i, 7, 9, etc.; Principes, S 98; A
Johnson, S 2, p. 293.
38. Bergson, Matière et Mémoire, p. 256.
3g. Ibid,., p. 1, premières lignes.
I 12 BERKELEY

systèmes différents : celui de la science, où chacune


rapportée à elle-même garde une valeur absolue,
où le cerveau, image parmi toutes les autres, ne sau¬
rait les produire40, celui de la conscience, où toutes
se règlent sur une image centrale (mon corps), dont
elles suivent les variations41. Selon qu’on se place
dans l’un ou l’autre de ces systèmes, ces images
sont vues tantôt comme des choses, tantôt comme
des idées, alors qu’en soi elles sont l’une autant
que l’autre. Tout au plus y a-t-il entre « l’image »
(l’être) et la « perception pure » (être perçu) une
différence de degré, un certain amoindrissement dû
à la sélection perceptive, mais en tous cas nulle
différence de nature42. C’est bien là, sous une forme
plus nuancée et plus différenciée, la pensée pro¬
fonde de Berkeley : les idées sont les choses et les
choses les idées. Dévoiler que les choses ne sont
que des idées, c’est par là même dévoiler que les
idées sont les choses. D’où l’impossibilité pour
Berkeley de distinguer entre deux processus, dont
l’un transformerait les choses en idées, tandis que
l’autre les transformerait ensuite en choses, car
l’idée ne saurait jamais cesser d’être elle-même,
c’est-à-dire chose. L’insuffisance des processus ber-
keleyens ne doit pas nous masquer leur significa¬
tion philosophique, cette sorte de positivisme de
la donnée immédiate, également éloigné du réa¬
lisme (chose opposée à l’idée) et de l’idéalisme
(chose réduite à l’idée) traditionnels, ce refus opi¬
niâtre de scinder, ne fût-ce qu’un instant, l’idée

ho. Ibid., pp. 3, 7-8; Le parallélisme psycho-physiologique, Con¬


grès de Genève, 1906. Cf. Berkeley, Dial. H. P., II, p. 209.
h 1. Matière et Mémoire, p. 11.
hi. Ibid., p. a5.
PERCEPTION, IDÉE, OBJET, CHOSE Il3

de la chose, ce qui serait, absurdement, la détacher


d’elle-même.
A vrai dire, Bergson a aperçu entre Berkeley et
lui une opposition, beaucoup plus qu’un accord.
C’est qu’il n’a vu dans la doctrine anglaise qu’une
tentative de transformer les choses en idées, non
les idées en choses, bref, un idéalisme radical. De
bonne foi, il croit s’opposer à lui en déclarant que
« la couleur et la résistance ne sont pas des états
de notre esprit, mais des éléments constitutifs d’une
existence indépendante de la nôtre43 ». C’est ce que
Berkeley soutient également, même s’il ne l’établit
pas de façon satisfaisante. Il a transformé les cho¬
ses en idées pour combattre le pur réalisme en vue
d’affirmer seulement que les choses qui existent
indépendamment de mon intelligence sont consti¬
tuées par les qualités que nous percevons et sentons.
Il ferait sienne la formule bergsonienne : « Rendre
intelligible le processus par lequel nous saisissons
dans notre perception tout à la fois un état de no¬
tre conscience et une réalité indépendante de
nous44. » De l’idéalisme radical qu’il lui prête,
Bergson voit le germe dans la différence de degré,
non de nature, instituée entre souvenir et percep¬
tion, car, dit-il, « si le souvenir n’est qu’une per¬
ception, plus faible, inversement la perception sera
un souvenir plus intense45 ». Mais, cette différence
de nature, Berkeley l’a pressentie, puisque, à la
passivité de la perception, qui est celle des corps,
il a opposé « la libre activité de l’esprit évoquant

43. Ibid., Préface, p. n.


44- Ibid., p. 337.
45. Ibid., p. 367.
8
Îl4 BERKELEY

les souvenirs à sa guise46 ». Berkeley, enfin, n’a pas


fait coïncider la matière avec notre esprit, mais
avec tout esprit, l’existence des choses hors de moi
étant leur subsistance, soit comme perceptions dans
d’autres esprits finis, soit comme idées dépouillées
d’affectivité dans une intelligence universelle47.
Bergson est donc moins loin de lui qu’il ne croit
lorsqu’il part de ces « images qui existent en soi48 »,
dépouillées de 1’ « impureté » affective étrangère à
la perception pure49, lorsqu’il convient qu'il est phi¬
losophiquement impossible de concevoir l’univers
matériel autrement que comme une « totalité d’i¬
mages » qui est « une espèce de conscience50 »,
toute réalité ayant nécessairement rapport avec la
conscience51. Mais, pour Berkeley, ce monde des
« images en soi » ne peut être rejoint, ni par la
science, ni par la métaphysique, comme le croit
Bergson52. De plus, il est imprimé en mon esprit
par une volonté divine qui rend mon esprit passif
et perceptif, alors que, pour Bergson, c’est mon
esprit qui, s’introduisant dans ce monde avec son
activité et sa liberté, le perçoit en opérant sur ses
images un prélèvement qui circonscrit en elles l’ac¬
tion virtuelle qu’il y projette. Pour l’un, le monde
des (( images en soi » appartient à la spiritualité
supérieure de Dieu; pour l’autre, il appartient à la
spiritualité inférieure de la matière, durée relâchée,
minimum spirituel. Mais, chez l’un comme chez

46. Berkeley, Dial. H. P., p. ai5, 1. 9 sq.; Principes, S 38.

47. Ibid., II, p. aïs, 1. 2-11, pp. 24o-24i.


48. Bergson, Matière et Mémoire, Préface, p. 11.
4ç. Ibid., pp. 5o, 263.
50. Ibid., pp. 262-263.
51. Ibid., p. 356.
52. Ibid.
PERCEPTION, IDÉE, OBJET, CHOSE Il5

l’autre, la perception naît de l’acte d’une spiritua¬


lité supérieure sur une spiritualité inférieure, ici
action de Dieu sur mon esprit, là action de mon es¬
prit sur cet esprit dégradé qu’est la matière.
La révolution qui sépare les deux doctrines s’ac¬
complit donc à l’intérieur d’un univers philosophi¬
que qui leur est commun. Cette communauté d’ins¬
piration s’accuse par contraste, dès que l’on évoque
un autre philosophe qui, songeant expressément à
Berkeley, a résolu, lui aussi pour son compte, avec
la virtuosité et la vigueur inégalables du génie, ce
problème difficile de l’union du passif et de l’actif
dans la perception des choses qui ne sont qu’idées
en moi. La doctrine que Fichte développe dans la
Bestimmung des Menschen, en trois dialogues de
vulgarisation qui veulent être une réplique à ceux
d’Hylas et de Philonous, malgré l’analogie des pro¬
blèmes et le désir de l’auteur de calquer là sa ma¬
nière sur celle de Berkeley, nous entraîne en des
perspectives absolument différentes. Ici, les deux
processus sont nettement séparés : en un premier
temps, on voit les choses s’évanouir dans les idées,
projections du moi; en un second, on voit les idées
redevenir les choses, mais non les choses telles
qu’elles étaient tout d’abord. Il ne s’agit plus d’une
position neutre en deçà du réalisme et de l’idéa¬
lisme, mais d’un idéalisme absolu. Les dénomina¬
tions kantiennes53, entièrement inapplicables au cas
de Berkeley, apparaissent alors comme valables :
c’est d’abord un Schwarmender Idealismus, qui, par
le «savoir», convertit le monde sensible en une fan-

53. Kant, Prolegomena, S i3. Remarque III, éd. Hartenstein, IV,


p. 4a-
116 BERKELEY

tasmagorie d’images vides; c’est ensuite un Traümen-


der Idealismus qui, par la « croyance », confère au
cosmos de nos représentations une réalité sublimée,
appropriée à notre destination pratique. L'idéalisme
magique de l’imagination, proche parent de la fantas¬
tique de Novalis, mais conçu comme purement né¬
gatif, introduit à l’idéalisme magique du cœur, ra¬
dicalement positif, celui-là, source de réalité et de
vie : le monde sensible doit s’évanouir pour pou¬
voir (t renaître », transfiguré, dans la croyance.
L’inspiration de Fichte, radicalement idéaliste, est
là essentiellement romantique. Elle est sans aucun
rapport avec celle du Bergson de Matière et Mé¬
moire, ni avec celle du premier Berkeley, lequel
vise, non à faire mourir le monde sensible, mais à
le poser dans toute sa naïveté et force, tel que le per¬
çoit le peuple (the mob). Elle est une magie que
Berkeley récuserait comme transport d’enthusiasm,
aussi énergiquement que Kant ne peut que la con¬
damner comme effusion de Schwarmerei.
ÉTUDE III

Le Dieu de Berkeley

Si l’on évoque le climat intellectuel du Trinity


College, l’âpreté des controverses avec les libres
penseurs, Toland, Collins, Tindall, etc., la vivante
personnalité de Berkeley, son enthousiasme reli¬
gieux, sont zèle de missionnaire, on ne peut douter
que son oeuvre n’ait été conçue dans de ferventes
intentions, ainsi qu’il nous le déclare lui-même :
« Ce qui mérite la première place dans nos études,
c’est la considération de Dieu et de notre devoir; la
promouvoir fut, pour l’essentiel, le but et le des¬
sein de mes travaux; aussi les estimerai-je complè¬
tement inutiles et inefficaces, si ce que j’ai dit ne
pouvait inspirer à mes lecteurs un pieux sentiment
de la Présence de Dieu; et si, pour leur avoir mon¬
tré l’erreur et la vanité de ces spéculations erronées
qui sont la préoccupation maîtresse des savants,
elles ne pouvaient les mieux disposer à révérer et
à embrasser les vérités certaines de l’Évangile1. »
Mais, à côté de cette déclaration, nous en trou¬
vons une autre : « Mon but n’est pas de présenter

i. Principes, S i56.
Il8 BERKELEY

des théories métaphysiques complètes, selon les


voies de la scolastique générale, c’est de les accom¬
moder en quelque mesure aux sciences et de mon¬
trer comment elles peuvent être utiles en optique,
en géométrie, etc2. »
Il y a donc à tout le moins deux buts, de même
qu’au Trinity College il y a deux groupes, celui des
archevêques ou futurs archevêques (W. King, Peter
Brown, etc.), celui des savants ou apparentés (le
mathématicien J. Hall, le fils de Molyneux, etc.).
Toutefois, ces deux buts ne s’excluent pas et — de
même que les religieux se trouvent être savants,
et les savants quelque peu religieux — une criti¬
que de la physique et des mathématiques, fondée
sur une philosophie de la connaissance, visera chez
Berkeley ce double résultat : rénover l’optique, la
géométrie, le calcul infinitésimal et renforcer les
pieux sentiments.
Leibniz ne parlait pas un autre langage. Toute¬
fois, le point de vue de Berkeley est diamétralement
opposé au sien. Il s’agit, pour Berkeley, de fonder
le monde sensible, tel que le perçoit le vulgaire,
comme la seule réalité que nous puissions connaî¬
tre avec certitude. Il s’agit, corrélativement, de
donner congé à tout ce qui n’est pas réalité sen¬
sible, c’est-à-dire au monde intellectuel et à l’intel¬
ligence pure : « C’est une vaine distinction que celle
du monde intellectuel et du monde matériel3. »
— « L’intellect pur, je ne comprends pas4. » —
u Sans cesse bannir la métaphysique et rappeler

2. Com. p. Book, n° 207.


3. Ibid., n° 538.
4. Ibid., n° 810.
LE DIEU DE BERKELEY
”9

l’homme au sens commun5. » — « Nous devons,


avec le peuple, placer la certitude dans le sens6. »
D’où une opposition radicale avec Malebranche,
pour qui les sens attestent l’existence des choses,
mais nous trompent sur leur nature, pour qui la
connaissance de l’objet extérieur, comme tel, n’est
possible que par la vue directe des Idées en Dieu,
si bien que je vois les choses en Dieu, et Dieu lui-
même immédiatement, quoique son essence abso¬
lue nous échappe.
Ainsi un paradoxe se fait jour : Berkeley se désin¬
téresse du monde intelligible, affirme que nous ne
connaissons intuitivement que nos idées sensibles
et notre esprit; que Dieu, comme la matière chez
Malebranche, n’est jamais directement saisissabîe;
qu’il n’est qu’inféré à partir des données sensibles
immédiates. Mais, en même temps, il prétend,
mieux que tout autre, nous assurer de sa « Pré¬
sence7 ».
*
* *

Sans doute, saisissons-nous sans peine la double


conséquence de la transformation des choses en
idées et des idées en choses, et son incidence sur
le problème théologique : la négation de la matière
hors de l’esprit porte le spiritualisme à l’absolu et
ruine toutes les conceptions introduisant l’étendue
en Dieu8; l’abolition du doute métaphysique car¬
tésien concernant l’existence de la réalité sensible

5. Ibid., n° 751.
6. Ibid., n° 740.
7. Ibid., n° 827.
8. Ibid., n° 835; Principes, $ 9a, 117.
120 BERKELEY

rend son point d’appui traditionnel à la preuve par


les effets9. Matérialisme, athéisme, scepticisme tant
à l’égard de la réalité des choses extérieures qu’à
l’égard de Dieu, sont ainsi réfutés à la fois10. C’est
par l’affirmation et non par l’exclusion préalable du
monde sensible que tout est finalement réduit à
un monde des esprits recevant de l’Esprit divin
l’univers des choses qui n’est qu’un univers d’i¬
dées.
Il n’empêche que sur la voie qui doit conduire à
prouver Dieu, Berkeley semble avoir, comme à plai¬
sir, accumulé les pires obstacles. Si l’on ne peut
concevoir de monde intellectuel, comment parler
de Dieu? S’il n’y a pas d’autre certitude que celle
des sens, comment être certain de Dieu ? Si Dieu
n’est pas une perception sensible, une idée, com¬
ment pouvons-nous assurer qu’il existe? « On peut
démontrer qu’un homme ne peut jamais être porté
à penser l’existence d’une chose dont il n’a aucune
idée. Quiconque déclare qu’il le peut joue sur les
mots11. » Aussi est-ce une « absurdité que de prou¬
ver l’existence de Dieu à partir de l’idée. Nous n’a¬
vons pas d’idée de Dieu; c’est impossible12 ». Au
surplus, « l’existence hors la perception n’est pas
une idée, c’est un mot sans usage pour le peu¬
ple13 ».
Cependant, Berkeley déclare : « Je suis certain
qu’il y a un Dieu, bien que je ne le perçoive pas, que

9. Dial. H. P., IIe Dial., p. 312, 1. 34 et sq.; IIIe Dial., p. a3o,


1 ar.
10. Principes, §$ 92-94.
11. Com. p. Book, n° 63g.
12. Ibid., n° 782.
13. Ibid., n08 57, 73, 670, 671.
LE DIEU DE BERKELEY I 21

je n’aie pas l’intuition de lui. Ceci ne présente pas


de difficulté, si nous comprenons bien le sens de
certitude14. »

* *

Il semble alors que le premier souci du philoso¬


phe, ce doive être d’établir une théorie de la cer¬
titude et de la démonstration. N’est-ce pas ce qu’a¬
vait tenté Locke pour justifier son affirmation car¬
tésienne que la démonstration de l’existence de Dieu
est au moins aussi évidente que n’importe quelle
démonstration mathématique15 ?
Effectivement, nous voyons Berkeley, dans le
Commonplace Book, annoncer cette théorie pour
l’Introduction de son futur traité et tenter déjà d’en
fixer quelques traits : la méthode et l’argumenta¬
tion des mathématiques sont, en soi, excellentes;
on les croit seules en mesure d’atteindre à la ri¬
gueur et à la certitude, et elles tirent de là tout
leur prestige; mais la morale et la métaphysique
en sont tout aussi capables; la raison et sa rigueur
conviennent infiniment mieux à leurs objets qui
sont sublimes et non sensibles qu’aux objets futiles
et sensibles des mathématiques; la sottise des ma¬
thématiciens, c’est de ne point juger des sensations
par leurs sens et de ne point donner le pas à la
sensation sur la raison16. Tout se passe donc comme
s’il s’agissait de virer la méthode rationnelle des
mathématiques au compte de la métaphysique, en

14. Ibid., n° 8i3.


15. Locke, Essay, I, ch. m, $ 16; IV, ch. x, S 1; IV, ch. 11,
ch. xvn; Berkei.ey, Com. p. Book, n°" 213, 586.
j6, Ibid., n°‘ 33g, 33o, 336, 373, 4og, 466, 468, etc.
122 BERKELEY

vertu du caractère non sensible de son objet. Et


Berkeley se promet de faire de son Traité une suite
impeccable de démonstrations rigoureuses17.
Mais en dehors de ces déclarations de principes,
que sera, au fait, la théorie elle-même ? Si Berkeley
a pu, un instant, croire que celle de Locke suffi¬
sait18, il a dû revenir sur ce jugement en vertu de
la destruction des idées abstraites19. Puisqu’il n’y
a rien d’autre que des idées sensibles particulières
pouvant servir de signes les unes pour les autres,
il n’y a plus d’ « idées moyennes » (moyens ter¬
mes) 20. Les <( propositions mentales » intervenant
dans les démonstrations logiques ou mathématiques
ne sont que verbales21. La convenance ou discon¬
venance ne résulte que des définitions de mots. La
supériorité de l’algèbre sur les raisonnements de
mots vient de ce qu’elle institue arbitrairement des
signes dont la définition, contrairement à celle des
mots, est universellement reçue22. L’erreur de
Locke a été de croire que les démonstrations de
mots peuvent porter sur des idées, parce que les

17. Ibid., n08 212, 551.


18. Ibid., n° 376.
19. Ibid., n08 586, 728, 729. Après s’être considérablement éloigné
de Locke dans l’esquisse des Principes de 1708, en niant à la fois
l’abstrait et le général, Berkeley s’en rapproche de nouveau (cf.
Husserl, Log. Untersuchungen, II, pp. 175 sq.) dans la version
définitive (Introduction), en accordant le général (tout en niant
toujours l’abstrait) qui consiste dans la signification, c’est-à-dire
dans la capacité d’un particulier de renvoyer, à titre de signe,
à plusieurs autres particuliers.
20. Com. p. Book, n08 698, 729. Cf. Locke, Essay, ch. n, S i-5.
21. Locke, ibid., ch. v, 5 3. — Les propositions mentales sont
constituées selon Locke, par les idées telles qu’elles sont dans notre
esprit, sans être revêtues de mots. —■ Cf. Berkeley, Com. p. Book,
n08 734, 739.
22. Ibid., n° 732,
LE DIEU DE BERKELEY 123

mots peuvent désigner des idées abstraites23. Il faut


donc revenir, à cet égard, au nominalisme de
Hobbes.
Parvenu en ce point, Berkeley s’aperçoit que ses
méditations ont entièrement détruit l’objet auquel
elles s’appliquaient. Si, en effet, toute démonstra¬
tion et toute certitude démonstrative ne sont que
verbales24, la métaphysique, qui n’a que faire de
certitude verbale et vise la certitude réelle25, ne
pourra être démonstrativement certaine. A propre¬
ment parler, il ne peut y avoir de démonstrations en
métaphysique. Aussi Berkeley décide-t-il de « biffer
toutes les promesses de donner beaucoup de preu¬
ves26 ». Il ne donnera même aucune preuve, si l’on
entend par preuves ces idées intermédiaires lockien-
nes permettant de montrer à l’entendement la con¬
venance et la disconvenance qu’il n’aperçoit pas du
premier coup d’œil entre les idées27.
On n’a donc pas lieu d’être surpris, si l’on ne
découvre pas, dans l’Introductions des Principes,
la théorie annoncée. A quoi rimerait-elle, en effet,
puisque ce Traité dédaigne toute démonstration ma¬
thématicienne et scolastique? Il prétendra pourtant à
la certitude et à la seule qui mérite ce nom, c’est-à-
dire à la certitude réelle, fondée immédiatement sur
le sens et sur l’intuition de mon activité spirituelle :
« Ce que je vous propose, ce sont des théorèmes cer¬
tains, ce ne sont pas des conjectures verbales de mon
cru, ni de savantes opinions d’autres hommes. Je ne

a3. Ibid.,n° 5q5.


24. Ibid., noa 730, 730 a, qSi.
25. Ibid., n° 731 a : real certainty.
26. Ibid.,n° 858.
27. Locke, Essay, IV, ch. n, SS 1-8,
124 BERKELEY

prétends pas prouver par figure, analyse, autorité.


Qu’ils se posent ou qu’ils tombent par leur évidence
propre28. » Mais comment parvenir à la certitude
réelle de Dieu si toute démonstration, preuve ver¬
bale ou symbolique, est impossible, alors que Dieu
n’est ni idée sensible, ni intuition active de notre
esprit ?

*
* *

On y parviendra en appliquant la raison, c’est-à-


dire le pouvoir de raisonner, non aux mots, mais
directement aux choses. Certes, on usera des mots
(car ils sont indispensables), mais le moins possible.
On en usera comme signes de telles idées sensibles,
de telles intuitions actives : on visera la chose réelle
par le mot et non le mot en lui-même comme s’il
était l’expression d’une idée abstraite29.
Le scepticisme que Berkeley manifeste à l’égard
de la raison mathématicienne n’est donc pas scep¬
ticisme à l’égard de la raison. La nécessité ration¬
nelle qui se manifeste dans les implications verbales
du discours est en soi valable. Mais sa signification
réelle peut être nulle. Elle l’est fatalement lorsque
la croyance aux idées abstraites, faisant jouer cette
nécessité à propos de mots et non d’idées30, nous
persuade de façon absurde que la raison pourrait
opérer avant d’avoir reçu des idées : « Si les sens
n’intervenaient pas, l’esprit ne pourrait avoir au¬
cune connaissance, aucune pensée. Toutes ces sor-

28. Com. p. Book, n° 53a.


29. Ibid., n08 693, 8o4; Principes, Introduction, S aa.
30. Com. p. Book, n08 55i, 55a, 553, 554.
LE DIEU DE BERKELEY 125

tes de réflexions, de méditations, de contemplations,


d’actes spirituels, si on les tient pour des facultés
pouvant s’exercer avant que nous ayons des idées
venues du dehors, sont manifestement absurdes31. »
Il en va tout autrement lorsque ces facultés s’exer¬
cent sur ces idées, car elles font surgir à partir de
celles-ci des concepts qui ont pour double caractère
d’être absolument nécessaires et d’être transcen¬
dants au plan de notre intuition immédiate. C’est le
cas, précisément, de Dieu. Sans doute, on dira que
cette dernière notion s’appuie sur celle de cause
efficiente et qu’elle a sa source dans une donnée in¬
tuitive immédiate : ma volonté agissante. Il n’en
reste pas moins que la position de cette cause au
delà des idées sensibles et de ma propre volonté est
transcendante à toute intuition.
D’où le Dieu ainsi posé peut-il tenir alors la cer¬
titude que nous avons de lui ? Indubitablement
d’une nécessité intérieure à notre faculté rationnelle
qui s’éprouve contrainte de poser Dieu comme rai¬
son suffisante de la passivité que je ressens.
Comment concilier cette notion non perçue avec
la réfutation des idées abstraites ? En ce que cette
notion est la pensée d’un être concret singulier que
je puis effectivement me représenter, à partir d’une
intuition singulière (celle de ma propre activité),
par analogie32, et par une extension à l’infini33, et
non un concept abstrait irreprésentable en fait et
inconcevable en droit, comme, par exemple, le
triangle abstrait qui ne serait ni isocèle, ni scalène,

3i. Ibid., n° 53g.


3a. Comp. av. Siris, S 3ag.
33. Dial. H. P., II, pp. a3i-a3a.
I2Ô BERKELEY

etc., ou la matière hors de toute intelligence, c’est-


à-dire dépourvue de toute propriété.
On voit comment le principe Esse est percipi aut
percipere peut autoriser cette extrapolation. La dé¬
monstration de ce principe — car la philosophie le
démontre34 — enveloppe de façon cachée un prin¬
cipe supérieur : ce qui n’est pas en fait représenta¬
ble et ce qui est en soi contradictoire ne peut pas
être conçu comme l’objet d’un jugement valable de
réalité : tel est le cas de la matière. De là, il résulte
a contrario, que ce qui peut être en fait représenté
par moi, et n’est pas en soi contradictoire — même
s’il n’est pas perçu — peut être l’objet d’une affir¬
mation légitime si, en même temps, je suis con¬
traint de le concevoir en vertu de raisons positives :
tel est le cas de Dieu35.
On découvre alors qu’un pouvoir dont le nom est
prononcé, certes, mais dont la théorie est absente,
exerce dès le début une influence occulte et décisive
sur les démarches de la philosophie : c’est la rai¬
son. La raison justifie le principe Esse est percipi
par des arguments qui préparent la démonstration
d’une existence inaccessible à ma perception. Ainsi,
derrière le critérium sensualiste de la réalité : le fait
d’être perçu et de percevoir, se démasque un crité¬
rium rationaliste plus ou moins inavoué : est réel
ce que la raison conçoit nécessairement être tel et
qui peut être de façon générale représenté, c’est-à-
dire soit perçu, soit — à défaut — pensé en fait,
n’étant pas en soi contradictoire. La raison ne se
contente pas de cautionner le Nouveau Principe, elle

34- Com. p. Book, nos 378, 378 a, 379, 38o.


35. Principes, Ire partie, S 24, etc.; Dial. H. P., II, pp. 225-226;
III, p. 232.
LE DIEU DE BERKELEY 127

fournit elle-même, par la nécessité qu’elle impose,


un critère valable du réel. Et cette nécessité est pro¬
duite par son acte : l’act of reason86.
Cet acte consiste ici à opposer la passivité de mes
perceptions à l’activité de mon moi, libre produc¬
teur d’idées, mais non de ces perceptions, et à pro¬
jeter nécessairement hors de moi, comme raison
suffisante de cette passivité, une volonté toute-puis¬
sante, cause de l’ensemble de mes perceptions,
c’est-à-dire de la nature entière, bref à poser Dieu37.
Cette démonstration est immédiate38. Elle ne re¬
quiert pas de moyens termes39. Elle est absolument
certaine et nécessaire. Chaque perception étant im¬
médiatement certaine, la nécessité de sa cause spiri¬
tuelle hors de nous ne l’est pas moins. La certitude
de l’existence de Dieu se trouve ainsi répétée autant
de fois que nous avons de perceptions différentes.
Alors que la certitude d’une chose sensible n’est
introduite en nous que par une seule idée, celle de
Dieu l’est par toutes40. Aussi peut-on à bon droit
affirmer que l’on établit par là au moins tout aussi
bien que Spinoza, Locke, Hobbes, Raphson, — et
l’on peut ajouter Malebranche, — qu’ « en Dieu
nous vivons, nous nous mouvons et nous som¬
mes41 ». « L’acte de la raison » justifie la déclara¬
tion initiale : a Je suis certain qu’il y a un Dieu,
bien que je ne le perçoive pas, que je n’en aie pas

36. Dial. H. P., p. 33g, 1. 9.


37. Principes, SS 36, 38, 39, etc.
38. Dial. H. P., II, p. 313, 1. 3o.
3g. Com,. p. Book, n°» 544, 55i, 553, 554, 56i, 64s, 674.
40. Principes, § 147.
41. Com. p. Book, n° 837; Principes, § 66, i4g; Dial. H. P.,
p. 314, 1. 3i.
ia8 BERKELEY

l’intuition. Il n’y a là nulle difficulté, si nous com¬


prenons bien le sens de certitude42. »

*
♦ *

La raison, seul organe de la philosophia primaiS


ou métaphysique, joue donc, en fait, dans les Prin¬
cipes, un rôle considérable et à certains égards para¬
doxal : elle fonde la certitude dans le sens (et dans
l’intuition du vouloir), — d’où la maxime qu’il n’y
a pas d’autre certitude que celle du sens, — mais ce
qui fonde la certitude devrait, en soi, posséder une
plus haute certitude. Ainsi la raison devrait être
plus certaine que le sens qu elle cautionne. Le sen¬
sualisme de Berkeley enveloppe donc, comme le ver
dans le fruit — dans le principe même qui le
fonde — un rationalisme latent qui en est, à cer¬
tains égards, la négation. D’où l’équilibre instable
de cette doctrine qui semble, constitutionnellement,
vouée à un renversement des pôles.
Originellement toutefois, uniquement préoccupé
de justifier son Nouveau Principe, Berkeley ne s’at¬
tache qu’aux sens44, et non à cette raison par la-

4a. Ibid., n° 207.


43. De Motu, SS 34, 4i, 4a, 7a; Principes, SS io5, 107; Sirit,
SS ag3, 294, etc.
44- « Les sens d’abord assaillent et maîtrisent l’intelligence.
Les apparences sensibles sont tout pour nous : nos raisonnements
s’exercent sur elles; nos désirs les prennent pour des fins, nous
ne cherchons pas plus loin la réalité ni les causes. Mais vient le
moment où l’intellect commence à poindre et lance un rayon de
lumière sur cette scène d’ombres. Alors nous percevons le vrai
principe de l’identité et de l’existence. Ces choses qui semblaient
auparavant constituer la totalité de l’être, dès qu’on les regarde
d’une vue intellectuelle, sont convaincues de n’être que des fan¬
tômes inconsistants. » Siris, § 394.
LE DIEU DE BERKELEY I2Q

quelle il institue ceux-ci comme seuls réels et cer¬


tains. De cette raison, Berkeley ne détermine nulle
part — du moins avant la Siris — l’origine, l’état
civil, le statut, la fonction, bien que les mots de
reason et de necessarily reviennent fréquemment
sous sa plume. D’où l’impression souvent ressentie
qu’il se contredit en prétendant nous imposer, par
la contrainte rationnelle, l’existence d’un être qui
ne peut être perçu. Or, il est évident qu’à moins de
lui prêter originellement l’athéisme que précisé¬
ment il combat, il n’a jamais renfermé son principe
dans les bornes étroites de sa signification littérale :
« Que d’une cause, d’un effet, d’une opération, d’un
signe, on puisse raisonnablement conclure l’exis¬
tence d’une chose non perçue et qu’il serait absurde
d’arguer contre l’existence de cette chose de l’ab¬
sence de toute connaissance directe et positive, je
l’accorde volontiers45. » Il suffît, pour que l’affir¬
mation de cette chose soit légitime, « quelle ne soit
pas en elle-même contradictoire et que nous ayons
des raisons d’y croire46 ».

*
* *

Quels sont donc les caractères de cette faculté ra¬


tionnelle ?
C’est d’abord, avant tout, un pouvoir de raison¬
nement qui obéit à des règles bien connues (the
known rules of reason and logic)47, auxquelles il
est immédiatement évident qu’on ne saurait se sous-

45. Dial. H. P., II, p. aa3, 1. 8-12.


46. Ibid., III, p. a52, 1. 36, à p. 253, l. 4.
47. Ibid., II, p. 235, 1. 34.

9
i3o BERKELEY

traire. C’est une activité intelligente d’essence vo¬


lontaire (iact of reason)48 qui oblige, en vertu de
certains principes, à poser des termes non perçus
en partant de termes perçus, qui engendre des rela¬
tions de subordination que désignent les particu¬
les49. C’est, enfin, une faculté qui, vide de réalités,
d’idées, renferme un certain nombre de principes
formels très évidents (most évident)50, constituant
des axiomes premiers. Tels sont :
i° L’implication réciproque nécessaire de la pas¬
sion et de l’action. Cette implication fonde la rela¬
tion également nécessaire entre la cause et l’effet,
le pouvoir producteur et l’idée inerte. Par elle est
démontrable l’impossibilité absolue pour l’idée pas¬
sive, ou la nature inerte, de causer une idée ou quoi
que ce soit51.
2° La commune mesure. Par elle se démontre le
principe que, seule, une intelligence peut agir sur
une intelligence et produire une idée, que l’action
de la matière sur l’esprit est impossible52.
3° Le principe de contradiction qui est supposé
par les deux précédents53.
4° L’analogie54.
Tous ces principes ont pour caractère commun

48. Ibid., III, p. 23î, 1. g.


49. Com. p. Book, nos 661 a, 667.

50. Dial. H. P., II, p. 212, 1. 3i.


51. Principes, SS 25, 26, 29, 146; Dial. H. P., III, pp. 236,
1. 19 sq., 23g, 240, 242,- 1. 36 sq.
52. Principes. S 19, etc.; DM. H. P., pp. 2i5, I. 1-6, 216, I. 3o-
3i, 237-238, etc.
53. Principes, SS 4, 9, 10, 54, 79. 88, etc.; Dial. H. P., pp. 197,
1. 10, 200, 1. 20, 209, I. 35 sq., 2i5, 1. 1-6, 232, 1. 3o sq.; 24o, 1. 3o-
45 sq.
54- Dial. II. P., II, pp. 231-232; Principes, SS 4, 5, 6, 9, 25, 72,
79, etc.
LE DIEU DE BERKELEY l3l

d’être absolument nécessaires. Ils s’opposent radi¬


calement par là aux probabilités émanées de la con¬
naissance empirique. Par exemple, les connexions
établies par les physiciens ne sont jamais évidentes
ni nécessaires, mais seulement probables et conjec¬
turales. C’est qu’elles ne reposent pas, au fond, sur
la raison, mais sur l’habitude et la mémoire. Elles
mettent en oeuvre la connexion empirique du signe
au signifié, qui consiste en une suggestion fondée
sur le souvenir, et non en une intellection mar¬
quant l’intervention d’un entendement actif55. La
raison, au contraire, établit un authentique rapport
de cause à effet, dont la nécessité est absolue et qui
diffère radicalement d’une telle connexion55. Lors
donc que la passivité est certaine, le jugement qui,
à partir d’elle, pose un pouvoir actif comme son
corrélât, est absolument nécessaire, certain et légi¬
time. C’est pourquoi la position de Dieu comme
cause de ma perception passive est nécessaire et cer¬
taine. Au contraire, lorsque « la lumière de la rai¬
son » (light of reason)57 infère la sagesse et la bonté
de Dieu à partir de la régularité des connexions
empiriques et de l’utilité que cette régularité pré¬
sente pour nous, la conclusion n’est que probable,
parce que la régularité sur laquelle elle s’appuie
n’est rien de plus que probable58.
Nous comprenons maintenant pourquoi Berkeley
affirme que la raison n’est pas faite pour les mathé-

55. Principes, SS 3o, 3i, 65, io5, 107. — « To perceive is one


thing; to judge is another. So likewise, to be suggested is one
thing, and to be infered another. » Th. of Vision Vindicated, S 42.
56. Principes, S 10; Th. Vis. Vindic., S i3,
57. Ibid., S 73.
58. Principes, S 107, sub. fin.
i32 BERKELEY

matiques, mais pour des objets plus relevés : ceux


de la métaphysique. Elle ne saurait intervenir, en
effet, là où il, s’agit d’opérer sur des idées sensibles,
puisque les rapports qui lui sont propres ont pour
caractère de renvoyer à des corrélats transcendants
à la donnée perceptive.
En revanche, n’étant qu’une faculté vide et for¬
melle, elle ne saurait nous procurer de ces corré¬
lats la moindre intuition. De Dieu, elle ne me donne
nulle connaissance immédiate, mais la certitude de
son existence. Par la relation nécessaire entre la
passion et l’action, elle me contraint de voir dans
l’idée passive l’effet d’un pur pouvoir qui la cause;
par la commune mesure et le principe de contradic¬
tion, elle m’oblige à poser ce pouvoir comme spiri¬
tuel (opposé à l’inerte ou idée sensible) et, par consé¬
quent, comme volonté, car l’intuition de mon moi
m’enseigne que tout pouvoir est vouloir. Ainsi,
après m’avoir contraint de comprendre l’idée
comme signe de Dieu, elle me contraint de com¬
prendre mon esprit com\me image de Dieu. Elle
m’autorise à concevoir Dieu par analogie, en écar¬
tant de ma volonté toutes les imperfections que j’y
remarque59. Mais elle m’apprend tout cela sans ja¬
mais me faire voir ou toucher l’être de Dieu. La
seule chose que je connaisse et qui me touche direc¬
tement, c’est le perpétuel effet de sa volonté sur mon
âme. Lors donc que Berkeley, affirmant que nous
connaissons Dieu, mais non son essence absolue60,
semble parler comme Malebranche, il entend tout

5g. Dial. H. P., pp. 23i-a32. Comp. avec Locke, Essay, II,
ch. xxxiii, JS 33-35. Cf. note de Luce, Dial. H. P., p. 23a,
6o. Principes, $ i48.
LE DIEU DE BERKELEY i33

autre chose que lui. Pour Malebranche, en effet,


je vois, par la raison, directement Dieu lui-même.
Sans doute, ce que je vois de lui n’est-il que son
Verbe, et non son essence absolue au delà du Verbe,
mais le Verbe de Dieu, c’est Dieu, en chair et en
os. Pour Berkeley, je n’ai de Dieu qu’une représenta¬
tion construite en moi par moi, et qui ne me le fait
pas plus connaître directement que l’Idée malebran-
chiste ne me fait connaître directement la matière
et les corps61.
L’affirmation de la matière hors de nous en tant
que cause des idées résulte, comme l’affirmation de
Dieu, d’une réflexion de la raison sur le donné, et
se fonde sur la relation nécessaire de l’action et de
la passion. Mais cette affirmation est fausse en ce
que, ne mettant en jeu que ce seul principe ration¬
nel, elle viole les deux autres : la commune mesure

61. « Les objets des sens étant des choses immédiatement per¬

çues, sont appelés d’une autre façon idées. La cause de nos idées,
où le pouvoir qui les produit n’est pas objet des sens, ni être lui-
même perçu, inais est seulement inféré par la raison à partir de
ses effets, à savoir de ces objets ou idées qui sont perçus par le
sens. A partir de nos idées sensibles l’inférence de la raison est
bonne pour un pouvoir, cause ou agent. Mais nous ne pouvons
pas en inférer que nos idées sont semblables à ce pouvoir, cause
ou être actif. Au contraire, il semble évident qu’une idée ne peut
ressembler qu’à une autre idée, et que nos idées ou objets immé¬
diats des sens ne renferment rien qui soit pouvoir, causalité ou
action (agency), S n. — De là il suit que le pouvoir ou cause
des idées n’est pas l’objet des sens, mais de la raison. Notre con¬
naissance de la cause est mesurée par l’effet, celle du pouvoir par
notre idée. C’est pourquoi nous n’avons rien à dire de la nature
absolue des causes ou pouvoirs. Aussi, toutes les fois que l’on
emploie l’appellation d'objet sensible dans un sens intelligible
déterminé, on l’applique pour signifier, non pas la cause ou le
pouvoir existant absolument hors des idées, mais les idées mêmes
qui sont produites par là », 5 ia. Theory of Vision vindicated,
p. a56.
i34 BERKELEY

et le principe de contradiction. La matière n’a, en


effet, aucune commune mesure avec mon esprit. Il
est contradictoire soit de concevoir comme actif
une chose inerte, qui exclut la volonté, puisqu’elle
exclut l’esprit; soit de concevoir la matière comme
chose active puisqu'excluant l’esprit, elle exclut
l’activité; soit de concevoir comme existant hors de
toute intelligence une chose qui ne peut être conçue
que par l’intelligence62. Si donc, on applique au
donné immédiat l’intégralité de la raison, c’est la
position de Dieu, et non celle de la matière, qui
apparaîtra comme nécessaire et certaine.

*
* *

Les principes précédemment énoncés sont utili¬


sés, en fait, par Berkeley, comme s’ils étaient a
priori ou innés, immuables, nécessaires. Mais il

62. Principes, SS 10, 17, a3, ih, 57 sq. —- Berkeley prétend (Dial.

H. P., p. 110) qu’il est impossible de prouver Dieu à partir du monde


sensible si l’on ne reconnaît pas le principe « Esse est percipi »
qui, identifiant perception sensible et chose matérielle, soustrait
lo sensible au doute métaphysique cartésien, et fait de lui un effet
certain à partir duquel on peut prouver sa cause (Dieu). Cette
assertion est controuvée. Ainsi Malebranche, dans les Conv. chrét.,
prouve Dieu comme seule cause efficiente à partir de n’importe
quelle chose sensible, par exemple du feu, sans qu’il soit néces¬
saire d’admettre que « iZes choses sensibles, c’est-à-dire matériel¬
les, existent ». Il suffit que nous constations la présence en nous
de la sensation comme modification passive de mon âme. La preuve
est alors à peu près identique à celle de Berkeley : de la passion,
je conclus à une chose active hors de moi; de par le principe de
commune mesure, je pose cette cause active comme nécessairement
spirituelle; de par le principe de la supériorité nécessaire de l’a¬
gent sur le patient, je pose cette cause spirituelle comme supérieure
à moi-même; ce sera Dieu, cause de toutes les sensations dans tous
les esprits. Conv. chrét., I, éd. Bridet, pp. 8 sq. — Cf. Rech. de la
Vérité, III, IIe partie, ch. vi, éd. G. Lewis, p. a5i.
LË dieu de berkeley i35

faudra attendre la Siris pour que cette innéité leur


soit reconnue63. La raison est acte, l’action est cons¬
titutive de notre esprit, donc les principes ration¬
nels ne peuvent être acquis, car ils ressortiraient
alors au passif et non à l’actif. D’autre part, si les
notions de passion et d’action peuvent se tirer
comme après coup de l’expérience de la passivité
perceptive unie à celle de l’activité de l’esprit, la
relation nécessaire réciproque de l’action et de la
passion ne saurait se tirer, elle, d’aucune expérience
externe ou interne. Il en est de même pour la com¬
mune mesure et la contradiction.
Berkeley use de la relation réciproque action et
passion, ainsi que de la commune mesure, exacte¬
ment comme Descartes, qui voit en elles des prin¬
cipes innés fondamentaux, ou comme Malebranche,
qui les considère comme des vérités éternelles aper¬
çues dans le Verbe divin. Il ne se préoccupe même
pas, comme Descartes, de fonder leur validité à
l’encontre d’un doute métaphysique possible. Il
se refuse à concevoir que ce qui est nécessaire pour
nous ne le soit pas pour Dieu, que la finitude de
notre intelligence puisse servir d’excuse64 pour
accepter des notions contradictoires comme, par
exemple, celles du calcul infinitésimal : « Par je
ne sais quelle logique on soutient que les preuves
a posteriori ne sont pas admises contre des propo¬
sitions se rapportant à l’infini. Comme s’il n’était
pas impossible même à une intelligence infinie de
réconcilier les contradictions; comme si une absur-

63. Siris, §S 3o9, 3i6, 335.


64. Com. p. Book, n° 392, cf. n° 35o a : « Par l’excuse, on entend
la finitudo de notre intelligence qui rend possible que les contra¬
dictions nous paraissent vraies. »
136 BERKELEY

dité ou une contradiction pouvait être en connexion


nécessaire avec la vérité, ou en découler65. » Ainsi,
les principes rationnels régnent sur Dieu comme
ils régnent sur moi.
De là résultent deux conséquences.

A. — Dieu, posé nécessairement par la raison en


opposition radicale avec toute passivité, est volonté
absolument libre et pouvoir absolu. Cette activité
absolue définit l’essence de la spiritualité. Intro¬
duire en Dieu une passivité qui résulterait de sa
soumission à des principes rationnels éternels, ce
serait nier sa spiritualité : «Qu’on me montre, écrit
Berkeley, une démonstration qui ne soit pas ver¬
bale et qui ne dépende pas d’un principe erroné;
ou, au mieux, d’un principe naturel qui soit la
conséquence d’une volonté de Dieu et dont nous ne
savons pas qu’il ne sera pas bientôt changé66. »
D’où la question : « Qu’advient-il des vérités éter¬
nelles? » et la réponse : « Elles s’évanouissent67. »
Dieu est à ce point libre qu’il n’est même pas,
comme chez Descartes, enchaîné à l’immutabilité
de sa volonté. A fortiori, sa volonté ne saurait-elle
être dominée par son entendement. Le Verbe qui
représente traditionnellement le logos, la raison
source de l’ordre qui commande à la volonté, par
une alliance de mots qui scandaliserait Malebran-
che, devient, chez Berkeley, le « Verbe de son Pou¬
voir68 ». Il y a une antinomie entre la validité
universelle, et immuable attribuée aux principes ra-

65. Principes, S 219.


66. Coin., p. Dook, n° 734 (mots soulignés par nous).
67. Ibid., n° 735.

68. Principes, S i4, sub fin.


LE DIEU DE BERKELEY 137

tionnels et la volonté absolument libre de Dieu.


Berkeley n’a jamais cherché à la résoudre, car il
ne paraît pas l’avoir aperçue.

B. — Il subsiste, chez Berkeley, une tendance


rationaliste inavouée, qui vient se marier subrepti¬
cement à la tendance empiriste. La tendance empi¬
riste lockienne le conduisait sur la voie qui sera
celle de Hume : non point tant exclure ce qui est
contradictoire en soi que ce qui est irreprésentable
en fait pour moi, c’est-à-dire toute idée, dit Hume,
qui ne puisse se justifier par une impression, toute
idée, selon Berkeley, qui excède les bornes de la
perception sensible, soit actuelle, soit remémorée.
La critique de l’idée abstraite ne se fondait tout
d’abord que sur cette inconcevabilité de fait pour
mon esprit, d’après ce principe : « Mon pouvoir
de représentation et d’imagination ne s’étend pas
au delà des possibilités de l’existence réelle et de
la perception69. » Ainsi, il m’est impossible, en
fait, de me représenter un homme sans couleur ni
taille particulières, un triangle qui ne serait ni iso¬
cèle, ni scalène, ni équilatéral, etc. Essayez vous-
même, dit Berkeley, et voyez si vous le pouvez70.
L’idée abstraite est donc exclue comme parfaite¬
ment « irréconciliable » en fait, « avec les enten¬
dements humains »71. Mais à cette irreprésentabi-
lité de fait, Berkeley ajoute une impossibilité en soi
et de droit fondée sur « une contradiction mani¬
feste », de nature logique72. Cette double référence

Gg. Ibid., S 5, p. 43, 1. ia-i4-


70. Ibid., Introduction, §§ 10, 13, Ire partie, §§ 5-15.
71. Ibid., Introduction, S 17.
72. Ibid., Ire partie, SS 4, 7, 9, a3, etc.
x 38 BERKELEY

est nettement indiquée à propos de la matière,


chose séparée de toute perception : Berkeley dé¬
montre qu’étant irreprésentable en fait, elle est un
néant pour nous73. Cependant, cette irreprésenta-
bilité de fait ne suffit pas, car si le néant n’a pas de
propriétés, ce qui n’a pas de propriétés pour nous
ne peut être dit, à coup sûr, un néant en soi74. Sur
ce point, Berkeley s’accorde avec Malebranche75.
En conséquence, le néant de la matière ne peut être
établi que si l’on prouve, en outre, qu’elle est en
soi impossible, c’est-à-dire contradictoire76. Ce qui
requiert une démonstration selon « les lois bien
connues du raisonnement et de la logique »77. Si ce
qui n’a pas de propriétés pour nous était ipso facto
un néant, on ne pourrait jamais inférer à partir du
perçu l’existence de choses non perçues et par es¬
sence imperceptibles; on ne pourrait jamais prou¬
ver Dieu.

*
* *

Puisque les axiomes de la raison imposent l’affir¬


mation de Dieu comme action, et par conséquent

73. Dial. H. P., II, p. 323. Dans ce cas, la matière n’étant pas
une idée, ne peut être contradictoire, car il n’y a de contradiction
qu’entre les idées. Ibid., pp. 225-226. Toutefois, il est contradictoire
qu’elle soit une notion de quoi que ce soit, III, p. 23a, 1. 3o-34.
74. Principes, S a4, etc.; Dial. H. P., II, pp. 225-326; III, p. 23a,
1. 27. L’impossibilité de se représenter en fait est parfois posée
comme signe de la contradiction. Principes, S 32.
75. Cf. Malebranche : « Quoiqu’il faille être pour être aperçu,
tout ce qui est actuellement n’est pas visible par là même. »
Rech. de la Vérité, 5e éd. et sq., IV, ch. si, S 3, éd. Lewis,
pp. 58-5g.
76. Dial. H. P., III, p. 23a, 1. 3o sq.
77. Ibid., II, p. 325, 1. 4.
LE DIEU DE BERKELEY i3q

comme volition, esprit absolument libre, seul ca¬


pable d’agir sur les esprits, Dieu ne peut être posé
que comme « Cause », « Principe actif ». D’où
les expressions d’Agent suprême, d’Agent tout
puissant, d'Esprit tout puissant, Libre Gouver¬
neur78, etc. La sagesse et la bonté79 découlent de
ce pouvoir actif, sans jamais le limiter80. L’ordre
dépend de la bonté, la bonté du vouloir, et non
l’action volontaire de l’ordre, contrairement à la
thèse de Malebranche, bien que Berkeley estime
avec lui que la régularité exprime la volonté libre
divine autant et mieux que l’irrégularité, qui ma¬
nifeste l’inconstance; ce qui explique la rareté du
miracle81.
Dans les Principes, les attributs relatifs à la con¬
naissance et à l’entendement : intelligence, omni¬
science, etc., sont relégués au second plan, et la
conception d’archétypes intelligibles en Dieu est
rejetée. Sans doute, Berkeley admet-il que, dans
l’intervalle de mes perceptions, l’univers doit exis¬
ter ou bien dans d’autres esprits créés, ou bien dans
l’intelligence d’un Esprit éternel82. Toutefois, les
allusions à cette dernière hypothèse restent vagues
et problématiques. Elles n’autorisent nullement à
penser qu’il s’agit là d’archétypes intelligibles83.

78. Principes, SS 44, 57, 106, 147, 148, i5i; Dial. H. P. : « Purely
active being », II, pp. 201, 214, 1. 1; III, p. 23i, 1. 12.
79. Le S i46 des Principes mentionne également l’éternité, l’u¬
nité, la perfection qui sont moins des attributs que des propriétés
appartenant à la définition de Dieu.
80. « La Cause première est elle-même au-dessus de toute limita¬
tion et de toute prescription quelles qu’elles soient. » Dial. H. P.,
II, p. 219, 1. 26-27.
81. Principes, S 57-63; Dial. H. P., II, p. 220, 1. 23-26.
82. Ibid.., S 6.
83. Cf. les vagues allusions, SS 48, 91.
i4o BERKELEY

Berkeley ne précise pas sous quelle forme les per¬


ceptions résideraient en Dieu. Il emploie bien à
deux reprises le terme d'archétype8*', mais ce mot
a-t-il le sens que lui donne le Commonplace Book
(perception sensible, modèle des images et des sou¬
venirs) ou celui qu’il aura plus tard (idée intelli¬
gible) ? Il semble que ce dernier sens soit expressé¬
ment exclu. Si l’archétype de l’étendue doit résider
dans une intelligence, c’est parce que l’étendue est
indissociable de la couleur, et que la couleur ne
peut exister que dans une intelligence85. Donc, cet
archétype doit être sensible. En outre, Berkeley
repousse, sous les diverses formes où il peut la ren¬
contrer, la doctrine des Idées intelligibles en Dieu.
Lorsqu’il envisage l’éventualité de ramener la ma¬
tière-occasion à des Idées inconnues dans l'Intelli¬
gence de Dieu, Idées qui guideraient ce dernier
dans la création de nos sensations comme une par¬
tition musicale conduit l’intrumentiste à l’insu des
auditeurs, c’est pour la repousser. Ce sera pourtant
l’hypothèse des Dialogues d’Hylas et de Philonoüs,
où des archétypes divins, inconnus de nous, s’im¬
posent à Dieu dans la création des ectypes. Tout en
reconnaissant qu’elle n’est pas absurde, puisqu’elle
ne suppose pas de substance non perçue, Berkeley
la juge présentement trop extravagante86. Elle lui
paraît inspirée par l’imagination livrée à sa fantai¬
sie, non par la raison qui permet seulement de con¬
clure de l’ordre régulier de nos sensations à la sa¬
gesse de l’Esprit qui les cause en nous87.

84. Principes, SS 45 (qui renvoie au § 6) et 99.


85. Ibid.., S 9g.
86. Ibid., S 71.
87. Ibid., S 75.
LE DIEU DE BERKELEY I^I

Ainsi, selon les Principes, l’hypothèse que les


idées subsistent en Dieu n’arrive pas à se formuler
comme une doctrine ferme et explicite. Dieu n’est
finalement affirmable que comme cause et non
comme siège des idées. Tout peut se réduire alors
au schéma très simple décrit par Bergson : une
activité divine qui rencontre l’activité des esprits
créés, d’où résulte pour ceux-ci la série des percep¬
tions sensibles. Dans la créature comme en Dieu se
trouve restaurée, sous une forme extrême, la vo¬
lonté cartésienne. En moi, elle est pouvoir déci¬
soire aussi absolu qu’en Dieu; la liberté, que Locke
avait dissociée d’elle, lui est restituée88, tandis que
cesse sa subordination au malaise89. L’efficacité au¬
tonome, dont Malebranche l’avait dépouillée en
vertu de l’occasionalisme, lui est rendue90. En Dieu,
non seulement elle est affranchie de cette tutelle de
l’ordre à laquelle Malebranche la soumettait, mais
encore elle est à ce point libre qu’elle n’est même
pas limitée par sa propre immutabilité. Les lois
qu’elle institue librement ne sont qu’une régula¬
rité, à chaque instant révocable, de la suite de ses
voûtions : « Les vérités éternelles s’évanouis¬
sent » 91.
Mais l’exigence de la raison, c’est-à-dire le besoin
d’intellection ou de raison suffisante appliqué au
cosmos de nos perceptions, exigence qui constitue
l’âme longtemps cachée de cette philosophie, ne
saurait se satisfaire de cette vision toute simple. 11
est impossible, en effet, de rendre compte par son

88. Com. p. Book, nos 6a6, 63i, 879, 884.


89. Ibid., n0B 5g8, 610, 611, 611 a, 6a4, 6a8, 63o, etc,
90. Ibid., n° 548; Dial. H. P., p. a37.
91. Ibid., n°" 734-735.
I42 BERKELEY

moyen de l’indépendance de l’objet à l’égard de


mes propres perceptions, alors que la conscience de
cette indépendance est l’une des conditions fonda¬
mentales de ma connaissance des choses comme
telles. Cette indépendance n’implique pas seule¬
ment, en effet, l’opposition entre l’objet et le sujet,
l’hétérogénéité des deux, ce dont Berkeley croit
pouvoir rendre compte par la passivité de la per¬
ception, l’incommensurabilité entre le passif et l’ac¬
tif92 et la distinction entre l’idée dans mon intelli¬
gence, et le mode de celle-ci93. Elle implique que
ces objets doivent continuer d’être hors de moi dans
le temps que je ne les perçois pas, car ils ne s’anéan¬
tissent pas et ne se recréent pas, selon que je ferme
ou que j’ouvre les yeux. Or, comme ces objets ce
sont des idées, le problème se pose dans les mêmes
termes que chez Malebranche : il faut rechercher
comment « l’idée doit subsiter non seulement dans
le temps que j’y pense, mais dans le temps que je
n’y pense pas et hors de la perception que j’en
ai »94.
Ce problème s’est imposé de bonne heure à Ber¬
keley95 qui cherche plutôt d’abord à l’éluder. C’est
ce dont témoignent ses diverses réponses : Quand
je pense à un arbre existant en un lieu solitaire, il
n’existe pas sans être ni conçu, ni pensé, puisque
je le conçois96. — Certes, mais exister, c’est être

93. Principes, §§ i3g, 142.


g3. Ibid.., S 4g.

94- Malebranche, Entretiens sur la Mêta. et la Rclig., I, éd.


Cuvillier, pp. 65, 6g, 70, 75. Berkeley, Principes, $§ 45, 48; Dial.
H. P., II, pp. sia, 1. 7-8, 2 3o, 1. 3i sq.
g5. Com. p. Book, n° 3ia.

96. Dial. H. P., I, p. 300, 1. 3o sq.; Com. p. Book, n° 472; Prin¬


cipes, 5 23.
LE DIEU DE BERKELEY l43

perçu, et non être seulement imaginé, l’image est


l'eus rationis opposé à l’ens reale97. On dira : d’au¬
tres esprits le perçoivent. — Mais alors ce qui existe
dans un désert, n’étant perçu par nul esprit, n’existe
pas ? — On dira : je suis certain de pouvoir le per¬
cevoir, si je le veux98 (Cf. Stuart Mill). Mais sur
quoi se fonde cette certitude? Il faut, en définitive,
aborder la difficulté de front et il n’y a pas d’autre
ressource que de se tourner derechef vers Dieu.
Suffira-t-il de l’envisager encore uniquement
comme cause ? On dira que les idées subsistent hors
de la perception que nous en avons par la subsis¬
tance hors de nous d’un pouvoir divin, capable, à
tout moment, de les produire en nous. Nous n’a¬
vons qu’à ouvrir nos sens pour que ce pouvoir nous
impressionne99. Solution insuffisante, car ce qui
subsisterait ainsi hors de nous ce ne serait pas les
idées, c’est-à-dire le monde, l’effet, mais sa cause :
Dieu seul. On se retrouverait devant l’absurdité
initiale d’un monde anéanti et recréé chaque fois
que nos sens se ferment ou s’ouvrent.
La raison nous contraint, en conséquence, de
concevoir Dieu non plus simplement comme cause,
mais comme siège des idées100.
On obtient ainsi une nouvelle preuve de Dieu qui
a pu paraître plus originale que la précédente.
Celle-ci combinait de classiques considérations phy¬
sico-téléologiques avec un procédé d’esprit carté¬
sien, concluant immédiatement à un Dieu cause
efficiente, libre et volontaire, à partir d’effets saisis

97. Com. p. Book, nos ^3, 47/t a.


98. Principes, S 3.
99. Com,. p. Book, nos 98, ag3 a.
100. Dial. H. P.,II, p. aia.
i44 BERKELEY

immédiatement en moi comme idées, au moyen de


la relation nécessaire innée qui unit la passion à
l’action. Celle-là, écartant toute considération té¬
léologique fondée sur l’astronomie et la philosophie
naturelle, semble reposer tout entière sur le prin¬
cipe Esse est percipi : ce principe, identifiant les
choses sensibles aux idées, les soustrait d’emblée
au doute cartésien, à l’urgence d’une garantie di¬
vine, les rend, contrairement à l’assertion de Male-
branche, immédiatement saisissables par intuition.
D’où cette « réflexion facile : le monde sensible est
celui que nous percevons grâce à nos différents sens;
rien n’est perçu par nos sens que des idées; aucune
idée ni aucun archétype d’idée ne peut exister au¬
trement que dans une intelligence ». Ainsi, en oppo¬
sition tant avec les Cartésiens qu’avec les Platoni¬
ciens, on peut dire non plus « Dieu existe, donc il
perçoit les choses », mais « les choses sensibles
existent, donc Dieu les perçoit ». Enfin, cette preuve
immédiate coupe court aux spéculations de Vanini,
Hobbes et Spinoza sur les séries infinies de causes
sans pensée101.
Reste à savoir si le Dieu ainsi établi coïncide avec
le concept que nous donnait de lui la première
preuve. L’intelligence infinie (infinité mind102), l’in¬
tellect (divine intellect103), l’attribut de l’omni¬
science passent au premier plan. Les idées doivent
être accommodées en Dieu aux exigences de sa na¬
ture. On doit convenir, avec Malebrancbe, qu’elles
ne sauraient être sensibles comme les nôtres, car sen-

ioi. Ibid., pp. 213-213.


io3. Ibid., p. 313.
io3. Ibid., p. 353, 1. 17-18.
LE DIEU DE BERKELEY i45

sibilité implique imperfection; que Dieu, s’il connaît


la douleur des créatures, ne saurait lui-même l’é¬
prouver104; que les idées sont intelligibles, éternelles,
immuables. Bref, elles ont des caractères entière¬
ment opposés aux idées de notre esprit dont elles
sont pourtant des archétypes, la création n’étant
que l’acte arbitraire par lequel Dieu a décidé de
nous les rendre sensibles en des perceptions qui
sont les ectypes. A la définition de Dieu comme
pouvoir pur « affranchi de toute prescription » se
substitue celle de Dieu comme entendement infini
imposant à la volonté créatrice la règle de ses ar¬
chétypes incréés. Au Verbe du Pouvoir105 a succédé
un Verbe Logos qui est, à peu de choses près, celui
de Malebranche, sauf qu’il n’est pas directement
saisi par intuition, mais seulement conçu comme
condition nécessaire de la subsistance des objets.
Au Dieu d’inspiration cartésienne qui produit direc¬
tement et en toute liberté les perceptions en nous,
se juxtapose le Dieu malebranchiste dont la volonté
est subordonnée à l’entendement, lieu de modèles
éternels.
Conciliera-t-on ces archétypes avec le purely active
being en les concevant comme actifs106? Mais
puisqu’ils sont soustraits à la volonté créatrice, leur
activité ne saurait être un vouloir. Or, toute activité
a été définie par la volition. Comment les arché¬
types seraient-ils actifs, puisque Dieu ne les veut
pas, ne les crée pas, mais qu’il y conforme sa vo¬
lonté? Serait-ce qu’ils ne font qu’un avec Dieu,

loi. Dial. H. P., III, pp. aio-aii; cf. Siris, $ 389,


105. Principes, $ 167.
106. Siris, $ 336.
io
146 BERKELEY

procédant de sa substance comme le veut Malebran-


che, par une « opération » nécessaire immanente?
Hypothèse gratuite que Berkeley n’avance nulle
part et qui ne supprimerait pas l’opposition entre
ces archétypes et le vouloir. Y verra-t-on, comme
certains interprètes, des « intentions » ? Mais une
intention n’est ni une volition, ni une action, tan¬
dis qu’un archétype n’est pas une intention, mais
le modèle que vise l’intention. La conciliation pa¬
raît donc impossible entre les deux conceptions de
Dieu auxquelles aboutit respectivement chacune des
deux preuves. Comment, en effet, une pure volonté
« soustraite à toute prescription », libre créatrice
d’un monde sans vérités éternelles, pourrait-elle
s’identifier avec une volonté soumise à la règle d’ar¬
chétypes éternels ?
En outre, la conception des archétypes intelli¬
gibles en Dieu restaure, avec ce monde intellectuel
que Berkeley avait récusé, la duplication de l’ori¬
ginal et de la copie dont il avait dénoncé les diffi¬
cultés et que le principe Esse est percipi avait pour
heureux résultat de supprimer. Si, en effet, l’arché¬
type est actif, comment peut-il ressembler à des
idées passives, puisqu’il n’y a aucune commune
mesure entre l’actif et le passif? « Un agent, une
intelligence active, un esprit ne peut être une idée,
il ne peut ressembler à une idée107. » S’il ne lui res¬
semble pas, comment peut-il être son archétype?
Tous les arguments dirigés par les Dialogues d’Hy-
las et de Phîlonoüs contre la matière en tant qu’ar-
chétype restent valables pour l’Idée archétype : nos
idées sont flottantes, sensibles, comment pour^

J07. Alciphron, VII, S 5, p. 39a, 1. 18 sq.


LE DIEU DE BERKELEY 1/Î7

raient-elles ressembler à des archétypes immuables,


non sensibles ? Les archétypes me demeurent incon¬
nus, comment puis-je savoir que mes idées leur
ressemblent? Comment puis-je alors me fier à mes
idées108 ?
De plus, si mes perceptions ne sont que la ma¬
nière propre à mon esprit de connaître des réalités
différentes de lui, on doit souscrire à la thèse de
Malebranche qui fait de ces perceptions de simples
modifications de mon âme et non des idées. Préci¬
sément, Malebranche se refuse à faire des arché¬
types les modèles de ces perceptions, qui ne leur
ressemblent en rien. Il voit, en eux, les modèles
des choses matérielles; par exemple, le cercle intel¬
ligible est l’archétype du soleil astronomique, non
de ma perception sensible du soleil. Sans doute,
la perception n’a-t-elle pas pour fonction, chez Ber¬
keley, de me faire connaître les archétypes en Dieu,
mais seulement les choses créées qu’elle constitue
entièrement, et les archétypes ont-ils pour fonction
de fonder, non la connaissance de la nature incréée
qui se trouverait enveloppée dans ma perception,
mais la subsistance des choses créées (perceptions)
durant le temps que je ne les perçois pas. C’est
pourquoi l’absence d’identité entre l’archétype et
la perception ne compromet nullement l’absolue
vérité de la perception, puisqu’elle ne met nulle¬
ment en question l’identité de la perception et de
la chose créée. Mais on retombe alors sur la diffi¬
culté initiale : ce qui subsiste dans l’intervalle de
mes perceptions, c’est l’archétype en Dieu, non
l’ectype, le monde intelligible, non le monde sem

108. Dial. H. P., I, p, ao5, 1. 3g sq,


ï48 BERKELEY

sible. Enfin, si l’archétype ne peut être sensible,


les choses étendues qui résident en Dieu ne peuvent
être des couleurs, et ainsi est renversée l'affirmation
fondamentale du Nouveau Principe. On comprend
que Berkeley ait pu juger « trop extravagante » la
conception de tels archétypes intelligibles.
Mais, ici encore, est intervenue la raison, qui,
réfléchissant sur une croyance inébranlable du sens
commun relative à la subsistance des idées-choses
hors de leur perception par les esprits finis, nous
a contraints de considérer comme fondé et néces¬
saire ce qui était originellement tenu, sinon pour
absurde, il est vrai, du moins pour imaginaire et
gratuit. Berkeley ne peut plus esquiver le problème
que se pose Malebranche : « Le cabinet, le bureau,
les chaises que je vois, tout cela est, du moins dans
le temps que je le vois », mais je ne puis admettre
« qu’il ne dépend que d’un clin d’œil pour anéan¬
tir ou pour créer mes idées109. » C’est que, ajoute
Malebranche, je découvre que mes idées sont telles
qu’elles doivent continuer d’être dans le temps que
ni moi ni les autres hommes ne les voyons plus,
car elles sont éternelles et immuables. En consé¬
quence, elles ne peuvent résider qu’en un esprit
éternel et immuable, c’est-à-dire en Dieu110 : « Tout
ce qui est immuable, éternel, nécessaire et surtout
infini n’est pas une créature et ne peut appartenir
à la créature. Donc elle [l’Idée] appartient au créa¬
teur et ne peut se trouver qu’en Dieu. Donc, il y a
un Dieu et une raison : un Dieu dans lequel se

ioq. Malebranche, Entretiens sur la Mêta. et la Relig., I, SS 6, 6,


9. Comp. Berkeley, Principes, S 45.
110. Malebranche, ibid.
LE DIEU DE BERKELEY l4g

trouve l’archétype que je contemple du monde créé


que j’habite, etc.111 »
A un problème analogue, et dans une situation
philosophique analogue, Berkeley a donné une solu¬
tion analoguem. Cette seconde preuve ne semble
donc pas aussi originale qu’elle le paraissait d’a¬
bord. Elle n’est qu’une adaptation de la preuve
malebranchiste aux postulats d’une doctrine diffé¬
rente. Entre les deux philosophes, il y a accord sur
un principe : si les idées doivent exister hors du
temps que les esprits finis les perçoivent, ce doit
être dans un esprit infini qui doit les percevoir et
qui, par conséquent, existe. La divergence entre
eux porte sur deux points : a. le fondement de cette
affirmation que les idées doivent continuer d’être
en dehors du temps que je les perçois; b. la nature
des idées résidant en Dieu.
Pour Malebranche, c’est la nature des idées qui
fonde pour moi la certitude de leur subsistance
indépendamment de mes perceptions : elles sont
infinies, nécessaires, immuables; elles s’opposent à
mes perceptions qui sont finies, contingentes, va¬
riables; je vois donc immédiatement en elles
qu’elles sont indépendantes des perceptions, irré¬
ductibles à elles, bref, qu’elles sont divines. Pour
Berkeley, les idées, ce sont les perceptions; je ne

m. Ibid,., II, S i.
112. Le terme archétype est de Malebranche. Toutefois, le couple
archétype-ectype vient de Ralph Cudwortü, The True Intellectual
System of the Universe, XXXVII, ch. m, 1. i. Cf. Cassirer, Die
Platonische Renaissance in England, Leipzig, ig32, p. 99, cité par
Bai.adi, La Pensée religieuse de Berkeley, etc., Le Caire, igt\b,
p. îtik- Mais si l’expression vient de Cudworlh, l’inspiration de la
théorie est malebranchiste. Berkeley doit peu à Cudworth, dont il
critique les conceptions. Cf. Siris, S a55.
1ÔO BERKELEY

puis donc apprendre d’elles qu’elles doivent sub¬


sister hors des perceptions que j’en ai. Bien mieux,
le principe Esse est percipi, uni au principe de con¬
tradiction, me démontre que les idées éternelles,
étant abstraites, sont impensables en fait et contra¬
dictoires en soi. La subsistance des choses hors des
perceptions que j’en ai n’est, en l’espèce, que le
fait d’une croyance du sens commun qui, loin de
pouvoir se fonder sur la nature de nos idées, est en
contradiction avec elle, et qui ne peut s’expliquer
non plus par des connexions d’idées. Mais cette
croyance est aussi irréfragable qu’elle est mysté¬
rieuse dans son origine. Il est donc nécessaire d’y
souscrire et la raison devra nécessairement poser
tous ses réquisits. Les choses de l’univers qui doi¬
vent exister hors du temps que je les perçois n’étant
que des idées, ces idées ne pourront exister que
dans un Esprit, et cet Esprit devra être infini. Donc,
un esprit infini, c’est-à-dire Dieu, existe.
Ainsi, les idées sont posées en Dieu, non parce
qu’elles ont des caractères divins, mais parce
qu’elles sont des idées. Toutefois, elles ne peuvent
être en Dieu que si elles sont divines; pour être
divines, elles ne doivent pas être sensibles; elles doi¬
vent être immuables, éternelles, intelligibles (non
sensibles). Elles doivent retrouver l’essentiel des
caractères de l’archétype malebranchiste. Mais,
alors que pour Malebranche elles étaient en Dieu
parce qu’elles étaient intelligibles, pour Berkeley,
elles sont intelligibles (non sensibles) parce qu’elles
doivent être en Dieu. Ainsi, désireux tout d’abord,
sous l’empire du sens commun, de mettre en Dieu
les idées que nous percevons pendant le temps où
nous ne les percevons pas, nous aboutissons à met-
LE DIEU DE BERKELEY î5î

tre en lui des idées que nous ne percevons jamais,


contrairement au grand principe du peuple (the
mob), qui veut qu’il n’y ait d’autres idées que des
idées connaissables et sensibles. On parvient alors,
il est vrai, à une théorie radicalement différente de
la vision en Dieu, car je ne vois pas mes idées en
Dieu, je ne vois même pas Dieu, et je ne vois pas
en lui les idées qu’il renferme. Je ne vois que des
idées en moi. Je sais seulement que ces idées sont
soutenues en moi par des idées en Dieu que je ne
connais pas. Ou, du moins, la révélation de ces
idées, c’est leur sensibilisation dans ma connais¬
sance, c’est-à-dire la création.
Berkeley et Malebranche opèrent ainsi deux cli¬
vages. Malebranche dissocie la perception des cho¬
ses en une modification perceptive qui appartient
au sujet et en une Idée intelligible qui appartient à
l’objet, c’est-à-dire à Dieu. Ce clivage ne fait, pour
lui, aucune difficulté, car : i° l’Idée que je perçois
étant originellement posée comme infinie, non
sensible, immuable, nécessaire, il n’est pas besoin
de torturer sa nature pour la mettre en Dieu; elle
exige, au contraire, d’y résider; 20 cette Idée infinie
étant celle que je perçois lorsque je perçois les
choses, les idées des choses qui subsistent hors de
ma perception et les idées que je perçois sont iden¬
tiques; 3° la certitude de la subsistance des idées
hors du temps où je les perçois est immédiatement
fondée dans l’intuition mathématique que j’ai de
leur nature.
Berkeley, au contraire, sépare la perception sen¬
sible des choses en moi et l’idée invisible en soi
qui la soutient en Dieu, idée que la raison exige
comme requisit d’une croyance de sens commun
IÔ2 BERKELEY

en la subsistance des choses hors des perceptions


que les hommes en ont. Mais ce clivage aboutit à
une triple impasse, car : i° l’existence affirmée hors
de nos perceptions, bien que perçue par Dieu, est
dépouillée de toutes les qualités sensibles hors des¬
quelles l’analyse a montré qu’elle était inconce¬
vable : l’étendue ne saurait être dissociée de la cou¬
leur; 2° le monde qui subsiste dans les intervalles
de nos perfections est un autre monde que celui
de nos perceptions; 3° la croyance commune en
cette subsistance, comme fait de conscience en cha¬
cun de nous, reste inexpliquée, sinon inexplicable.
De cette croyance, les archétypes en Dieu peuvent
bien donner un fondement ontologique; mais, de
son apparition en moi, ils ne peuvent rendre
compte, puisqu’ils me demeurent extérieurs.
Le problème de la subsistance de l’objet hors de
mes perceptions, en contraignant la raison d’in¬
troduire une vision malebranchisle à l’intérieur
d’une conception théologique de style cartésien,
trouble gravement l’économie interne de la doctrine
et la place devant des concepts hétérogènes.

*
* *

Mais une autre caractéristique de l’objet : son


identité avec lui-même sous le divers des sensations
contraint la raison à un autre pas décisif. Si, en
effet, toutes les choses ne sont que mes perceptions,
n’y aura-t-il pas autant de choses différentes que de
perceptions différentes ? Ma main tangible, ma
main visible, ma main froide, ma main chaude ne
seront-elles pas autant d’objets-mains différents?
— Conclusion absurde, observe Malebranche, car
LE DIEU DE BERKELEY l53

je sais qu’il n’y a toujours qu’une seule et même


main. C’est donc l’idée de main, la « main idéale »,
qui fonde la chose-main et non les diverses percep¬
tions que j’en ai113. — Conclusion nécessaire et
qu’il faut accepter, rétorque Berkeley, car ce n’est
pas le même objet que nous touchons, que nous
voyons, ou que nous voyons soit à l’œil nu, soit
au microscope114. Pourtant, n’avons-nous pas l’idée
d’une seule et même chose? Certes, mais c’est que
nous donnons le même nom à différentes idées
constamment associées entre elles : un même objet,
c’est un ensemble d’idées entre lesquelles nous
découvrons des connexions naturelles115.
Toutefois, lesdites connexions pouvant varier se¬
lon les perspectives des divers sujets, cette explica¬
tion, dictée par le Nouveau Principe, menace l’i¬
dée de l’objet. Elle le réduit à l’arbitraire des liai¬
sons verbales. Si chaque homme entend différem¬
ment les mots, les agrégats d’idées, donc les objets,
ne seront-ils pas différents pour chacun? D’autre
part, si chaque idée est une chose, deux hommes
ayant chacun son idée percevront-ils jamais une
même chose? Pour satisfaire à l’exigence de la
conscience commune, il faut donc supposer que les
diverses perceptions d’une même chose se rappor¬
tent à un archétype extérieur qui, toutefois, n’est
pas la chose matérielle hors de toute intelligence,
mais une idée dans l’intelligence de Dieu116. On
revient alors à la thèse de Malebranche : ce n’est

n3. Malebranciie, Rép. à Régis, ch. n, S 12; Ve Entretien sur


Métaph. et la Relig., S 5; Recueil, IV, p. 116, etc.
n4. Berkeley, Dial. H. P., III, p. 245; Com. p. Book, n° 236.
n5. Ibid., pp. 245-248.
116. Ibid., p. 248.
154 berkeley

pas la main matérielle qui constitue l’identite de


la chose sous le divers de mes perceptions, c’est
la « main idéale » résidant en Dieu. Un pas décisif
s’accomplit alors, car l’archétype n’est plus ici sim¬
plement posé hors de nous comme fondement onto¬
logique des objets perçus, mais il assume une fonc¬
tion gnoséologique, en tant qu’il rend possible en
nous et pour nous l’identité de ces objets.
Mais, pour assumer cette fonction, n’est-il pas
nécessaire que l’archétype soit connu directement
de moi dans l’unité qu’il impose aux perceptions
diverses? Or, précisément, je ne le connais pas. Dieu
seul le connaît. En conséquence, ce n’est pas moi,
mais Dieu seul qui saura s’il s’agit du même objet.
D’où l’alternative : ou les archétypes en Dieu échap¬
pent à mon intuition et, par là même, m’échappe
î’identité de l’objet; ou cette identité ne m’échappe
pas (ce qu’atteste toute conscience commune d’ob¬
jet) et je dois saisir directement l’archétype qui en
est la condition. Mais comme il ne peut être saisi
que là où il est, et qu’il est en Dieu, ne dois-je pas
le voir en Dieu? Du coup, s’accomplirait irrésisti¬
blement le renversement des pôles de certitude.
Jusqu’alors Berkeley s’est opiniâtrement accroché
au sensible, point d’Archimède à partir duquel la
raison projette nécessairement, en vertu des requisits
de notre connaissance d’objets, la nature de Dieu et
du monde intelligible, lesquels ne sont jamais saisis
directement par intuition. Maisi si je les saisis direc¬
tement comme fondement de la permanence et de
l’objet, le pôle de la réalité et de la certitude se
transportera dans la « notion » intellectuelle, dans
l’archétype divin, le sensible se dégradera corréla¬
tivement en connaisance inférieure, le point de vue
le dieü de berkeley i 55

de la Siris s’installera : « Si, poursuivant toujours


son analyse et son examen, le chercheur s’élève du
monde sensible au monde intellectuel et considère
les choses dans une nouvelle lumière et dans un
nouvel ordre, alors il lui faudra changer son sys¬
tème : il s’apercevra que ce qu’il prenait pour des
substances et des causes ne sont que des ombres fu¬
gitives, que l’Intelligence contient tout, agit en
tout, est pour tous les êtres créés source de l’unité
et de l’identité, de l’harmonie et de l’ordre, de
l’existence et de la stabilité117. » — a Les choses sont
là où est la connaissance, c’est-à-dire dans l’intel¬
ligence118. )> D’où, selon Platon, la soif de l’intelli¬
gence de recouvrer les idées intellectuelles qu’elle
a vues et perdues, etc.119.
Ainsi, la réflexion de la raison sur les conditions
de la connaissance de l’objet nous ramène irrésisti¬
blement vers Malebranche, en un point où semble
devenir inéluctable le renversement qui caracté¬
rise la Siris et où — la raison prenant enfin cons¬
cience d’elle et de sa fonction — la « barrière de
Locke », comme dit Condorcet, devra céder sous la
poussée d’une mystique rationnelle qui s’inspirera
d’ailleurs, parfois, moins de Malebranche que du
Platonisme de Cambridge.

*
* *

Avant de se demander si ce renversement de pers¬


pective assurera la conciliation sur un plan nou¬
veau de deux conceptions de Dieu qui semblent an-

117. Siris, S 295 (deux mots soulignés par nous); cf. S igti.
118. Ibid., S 3io.
119. Ibid., S 3i4.
i56 BERKELEY

tagonistes, il faut suivre la raison dans un autre


ordre de réflexion qui porte non plus sur la con¬
naissance des objets, mais sur celle des esprits. La
connaissance de Dieu apparaît alors comme un cas
particulier de la connaissance des esprits.
Ayant l’expérience personnelle des connexions
entre ce qui se passe dans mon esprit et cet amas
de perceptions que j’appelle mon corps, je suis
amené devant d’autres amas de perceptions à les
interpréter, par analogie, comme des corps appar¬
tenant à des esprits. Or, la nature, amas de toutes
mes perceptions, témoignant d’une indubitable té-
léologie et ne pouvant être produite que par une
volonté active, il en résulte que nous sommes ame¬
nés à voir en elle la .manifestation d’un Esprit. C’est
ce qu’avaient déjà pressenti les preuves physico¬
téléologiques traditionnelles. Mais celles-ci établis¬
saient, tout au plus, la présence d’une Vie dans la
nature, non celle d’une âme raisonnable120.
En réalité, nous ne sommes vraiment convaincus
de l’existence d’une personne raisonnable que si elle
nous parle. Mais, précisément, n’est-il pas évident
que Dieu nous parle, puisque la nature se révèle
à nous comme un ensemble de signes intelligem¬
ment combinés pour nous informer, dans notre
intérêt, des choses non seulement proches, mais
éloignées de nous dans l’espace et dans le temps?
Ainsi, l’esprit divin nous apparaît comme immédia¬
tement présent, non parce que nous le voyons di¬
rectement, mais parce qu’il est immédiatement li¬
sible dans le système entier de l’être121.

120. Principes, SS i46-i48; Alciphron, IV, SS 4 et 6.


121. Ibid., IV, S 6, i4; Principes, S§ 3a, 44, 106, i5a, etc.
LE DIEU DE BERKELEY

Cette troisième preuve, pour originale qu’elle


soit, s’accorde entièrement avec la première, avec
la conception originelle' du Dieu pure Volonté.
Tout dans la nature n’étant que signe et non
cause, c’est Dieu qui fait tout. Et malgré que
le signe puisse, à certains égards, être rappro¬
ché de l'occasion, le système des signes n’a rien à
voir avec le système des occasions. Le signe, en
effet, loin d’être institué pour rendre possible une
certaine perfection de la conduite de Dieu, n’a été
fait que pour l’utilité de l’homme; loin de servir
à rendre possible la loi, il est ce que la loi a pour
mission de rendre possible en tant que signe. Alors
que l’occasionalisme repose sur la sagesse de Dieu
limitant sa volonté, l’organisation des signes est
fondée sur la bonté de Dieu commandant à sa sa¬
gesse. Dieu en créant un monde soumis à des lois
n’agit nullement en géomètre soumis aux nécessités
infrangibles d’un calcul devant lequel il s’incline,
mais en grammairien instaurateur d’une langue
universelle dont les règles sont librement ajustées
aux capacités et aux besoins de l’homme librement
créé. Sa volonté n’est en rien contrainte par son
entendement.
En revanche, l’opposition est flagrante avec la
seconde preuve où l’archétype interpose entre la
volonté divine et le monde « des structures immua¬
bles », éternellement présentes dans l’entendement
de Dieu. Ces archétypes ont beau être actifs, ils
n’en demeurent pas moins des modèles éternels
soustraits au pouvoir de la volonté créatrice. Puis¬
que la structure des choses repose, en définitive,
sur ces archétypes antérieurs à l’acte créateur, il
est impossible d’affirmer qu’ « elle dépend seule-
i58 BERKELEY

ment de la bonté de Dieu et de sa bienveillance


pour les hommes dans l’organisation du monde » 122,
qu’elle se réduit à une combinaison téléologique de
signes librement agencée à notre intention. Les
causes finales, les intentions de Dieu sont dominées
par les causes formelles. Le Dieu de volonté hyper-
cartésienne que nulle prescription, nulle vérité éter¬
nelle ne domine, qui crée directement les choses en
nous en vertu d’une libre intention visant notre
bonheur, et le Dieu malebranchiste dont la volonté
créatrice est commandée par les archétypes éternels,
principes derniers de la structure des choses sont,
encore une fois, simplement juxtaposés, sans qu’on
voie comment ils pourraient être conciliés.

*
* *

Cette conciliation interviendrait-elle si la raison,


cessant de se croire rivée aux idées sensibles et aux
esprits finis, accédait à l’intuition directe (notion)
non seulement de ses actes, mais de Dieu même et
de ses Idées ?
La Siris semble accomplir cette promotion de la
raison :
« Les sens et l’expérience nous informant du
cours et de l’analogie des apparences ou effets na¬
turels, la pensée, la raison, l’intellect nous amènent
à la connaissance de leurs causes. Quoique les ap¬
parences sensibles soient d’une nature flottante,
instable et incertaine, cependant, comme elles ont
les premières occupé l’intelligence, elles rendent

iss. Principes, $ 107.


LE DIEU DE BERKELEY l5g

plus difficile, par une prévention précoce, le tra¬


vail ultérieur de la pensée; comme elles amusent les
yeux et les oreilles, comme elles sont mieux adap¬
tées aux usages vulgaires et aux arts mécaniques
de la vie, elles obtiennent aisément dans l’opinion
de la plupart des hommes la préférence sur ces
principes supérieurs, qui sont le fruit tardif de l’in¬
telligence humaine parvenue à sa maturité et à sa
perfection, mais qui, faute d’affecter les sens cor¬
porels, sont regardés comme si pauvres en solidité
et en réalité, — car, sensible et réel, au jugement
commun, c’est la même chose. Il est pourtant cer¬
tain que les principes de la science ne sont ni des
objets des sens, ni pure imagination, et que l’in¬
tellect et la raison nous guident seuls sûrement vers
la vérité123. » Changement de perspective radical :1e
sensible n’est que l’apparence, nous le croyons réel
à cause de la forte impression qu’il exerce sur nous,
alors que seule est réelle l’Idée intellectuelle, source
de stabilité et d’unité124. Langage de Malebranche125
qui contraste avec celui de Philonoüs, et avec celui
des Principes126. Certes, le Nouveau Principe subsiste
à certains égards. Il est toujours vrai que rien ne peut
être qui ne soit dans et par un esprit. Mais tout est

ia3. Siris, 5 264; cf. S 3ao.


124. « Les entia sont choses éloignées des sens, invisibles, intel¬
lectuelles, immuables et, par conséquent, sont dits véritablement
exister et plus réels que les choses corporelles sensibles, quoiqu’ils
fassent moins d’impression sur nos âmes qu’assiègent les sens. »
Siris, § 336; cf. SS 335, 264, 266, 294, 297, 33o.
125. Malebranche, Bech. de la Vérité, I, ch. xn, SS 4, 5; ch. ivm,
S 1; ch. xix, S 1, etc.; Xe Ecl.; XVe Ecl., 7e preuve; Médit, chrét.,
XIV, SS 7 sq.; Entretiens sur la Métaph., I et II; Entretiens sur la
Mort, II, éd. Cuvillier, p. 249, etc.
126. Berkeley, Dial. H. P., I, p. a 15, 1, i4-i5; Principes, $$ 34,
36, etc.
i6o BERKELEY

transformé, puisque la réalité, la chose extérieure


ne réside plus dans la passivité du perçu, mais dans
l’activité spirituelle qui instaure l’unité de la chose.
A l’Esse est per dpi se substitue le principe de Par-
ménide : « Comprendre et être, c’est identique127. »
Ce changement, toutefois, apparaît comme l’ultime
étape d’une ascension depuis longtemps commen¬
cée, étant reconnaissance explicite d’une fonction
que la raison assumait sans y réfléchir, dans le
temps même qu’elle niait sa propre réalité au pro¬
fit du sensible.
Du coup, la raison est douée du pouvoir de sai¬
sir « un autre ordre d’êtres : l’Intelligence et ses
actes », « la classe nouvelle et distincte d’objets
dont la contemplation fait naître certaines autres
notions, principes et vérités éloignés des premiers
préjugés128 ». De là résulte une stratification de l’es¬
prit selon une échelle de facultés : sens, imagina¬
tion, mémoire, raison, que la raison n’apercevait
pas jusqu’alors : « Les expériences des sens nous
familiarisent avec les facultés inférieures de l’âme;
et, de là, soit par une ascension, soit par une évo¬
lution graduelle, nous parvenons aux supérieures.
Les sens fournissent des images à la mémoire. Ces
images deviennent les sujets sur lesquels l’imagina¬
tion travaille. La raison examine et juge les imagi¬
nations. Et ces actes de la raison deviennent de nou¬
veaux objets pour l’entendement. Dans cette
échelle, chaque faculté inférieure est un degré qui
conduit à une faculté supérieure. La plus élevée
conduit naturellement à la Divinité qui est plutôt

127. Siris, S 309.

ta8. Ibid., SS 2q3, 297, 33o; cf. SS 260, a63.


LE DIEU DE BERKELEY l6l

l’objet de la connaissance intellectuelle que de la


faculté discursive même, pour ne rien dire de la
sensitive129. » Image, semble-t-il, de l’ascension
que Berkeley, au cours de sa philosophie, a lui-
même accomplie.
De là résulte une série de changements qui sem¬
blent devoir concilier des thèses en antagonisme
latent.
En même temps qu’elle saisit directement les
idées intelligibles, fondements de l’unité des objets,
la raison est investie d’un pouvoir constitutif à
l’égard des perceptions extérieures, ces idées étant
des actes d’unification. Alors qu’antérieurement
l’esprit était strictement passif dans la perception,
actif seulement dans la volonté, l’imagination et
le souvenir, il devient actif dans la perception
même. Sans doute, la Théorie delà Vision notait-elle
que la perception de la distance était un acte de
jugement plutôt qu’un acte des sens, mais cet acte,
se réduisant à la suggestion de l’habitude, n’était
pas acte de la raison. Maintenant, cet acte de la
raison devient le principe de l’unité des sensations
par où se constitue la perception de l’objet : « Dans
les choses sensibles et imaginables en tant que
telles, il semble n’y avoir aucune unité, rien qui
puisse être appelé un, antérieurement à tout acte
de l’intelligence; car, étant en elles-même des agré¬
gats, étant constituées par des parties ou composées
d’éléments, elles sont, en effet, multiples. Aussi
Themistius, savant interprète d’Aristote, fait-il re¬
marquer que rassembler plusieurs notions en une
et les regarder comme ne faisant qu’un, c’est

129. Ibid., S 3o3.


II
IÔ2 BERKELEY

l’œuvre de l’intellect, mais non celle des sens, ni


de l’imagination130. » On voit aussitôt apparaître les
formules cartésiennes : « Les sens ne connaissent
pas, l’entendement seul connaît. » Car « connaître,
c’est comprendre », et comprendre c’est « interpré¬
ter une chose, dire ce qu’elle signifie » 131. L’intellec-
tion que le physicien prend du langage de la nature
ne peut plus alors être réputée comme se réduisant
à de simples suggestions fondées sur des habitudes.
Ce langage n’est plus simplement « sensible »,
mais « raisonnable ». Bien qu’au niveau de la signi¬
fication physique nous restions confinés dans la
passivité du donné, hors des principes derniers, la
raison intervient déjà, quoiqu’à un moindre degré
qu’au niveau de la signification métaphysique :
« Les phénomènes qui frappent les sens sont com¬
pris par l’intelligence. » Le progrès de la science
est progrès de cette intellection. C’est pourquoi la
science varie avec les intelligences, l’animal étant
semblable à un homme qui entendrait une langue
étrangère sans la comprendre132.
L’antinomie originelle prend fin, car la raison,
qui fonde la certitude et la réalité, devenant elle-
même ce qu’il y a de plus certain et de plus réel,
cesse d’être moins certaine et réelle que le sens
qu’elle cautionnait. La raison étend son champ par
le bas et par le haut. Par le bas, puisqu’elle s’an¬
nexe le langage de la nature dans sa signification,
non plus seulement métaphysique, mais scienti¬
fique; par le haut, puisqu’elle accède, au moins

130. Ibid., § 355.


131. Ibid., § a53.
ï32. Ibid., SS 253-354, 285, 3o5.
LE DIEU DE BERKELEY ï63

par instants, aux objets intelligibles133. De fonde¬


ment inconnu, transcendant, de l’objet perçu, l’ar¬
chétype intelligible devient idée intellectuelle in¬
née134, immanente à notre esprit, connaissable par
lui. Il intervient directement dans notre perception
comme condition de l'unité de l’objet pour nous.
Saisie par la notion, l’activité spirituelle nous rend
intérieur le lien entre, d’une part, les archétypes en
Dieu, principes d’unité, et, d’autre part, les objets
sensiblement perçus en nous comme uns et sem¬
blables à eux-mêmes. Des archétypes, conçus comme
causes actives135, procèdent les actes unificateurs de
notre intelligence, qui participe ainsi au pouvoir
suprême d’unité propre à l’esprit divin136. Étant,
par cette unification, constitutives de l’être des cho¬
ses, les idées intelligibles sont la vraie réalité137.
Étant division, le sensible est apparence, non-être,
et ce non-être c’est la matière138. N’avait-on pas,
dès le début, établi que la matière n’est rien?
Il semble donc qu'après s’être révélée complète¬
ment à elle-même en Dieu, la raison ait opéré toutes
les conciliations nécessaires : archétypes hors de
moi et perceptions en moi, pure activité d’un Dieu
de volonté cartésienne et principes éternels du Dieu
malebranchiste, volonté divine et entendement di¬
vin139. Tout procède d’une libre activité intelli¬
gente, qui crée effectivement toutes choses, qui vere

133. Ibid., S 337.

134. Ibid., $ 335.


135. Ibid., S 335.
136. Ibid., SS 379, agi.
i3y. Ibid., SS 264, 294, 3o6, 335, 336.
i38. Ibid., SS 3o4, 3o6, 3i8, 319, 34a, 345, 346, 351, etc.
i3g. Ibid., SS i53, 254, 323.
i64 BERKELEY

efficitli0. Cette création est une procession, qui se dé¬


grade en une série d’intermédiaires reliant les pôles
extrêmes de l’être et de la privation, de Dieu et de la
matière, ce qu’il y a d’être à chaque degré étant acti¬
vité divine d’unification141. Enfin, cette procession
elle-même se justifie par un anthropocentrisme qui
donne à la nature sa signification en faisant d’elle
une symbolique à l’usage de l’homme142. Si, con¬
trairement à la première philosophie, surgit entre
Dieu et la nature une série d’intermédiaires, de
causes secondes, ces causes n’ont pas de pouvoir
propre, elles tiennent tout leur pouvoir du premier
moteur143. Elles sont, de plus, des instruments né¬
cessaires, non pas pour Dieu, mais pour l’homme,
car, (t sans eux, il ne pourrait y avoir d’ordre dans
la nature et l’homme ne pourrait la comprendre ».
Ils sont faits pour « aider, non le gouverneur, mais
les gouvernés144 ». Dieu les utilise librement par
bonté pour les hommes, comme des signes à leur
usage. La liberté absolue du divin, la gratuité de
son acte fondée sur sa bonté paraissent donc sau¬
vegardées dans les termes et selon l’esprit de la
troisième preuve, et l’on croit assister à une har¬
monisation générale.

*
* *

En réalité, cette impression est illusoire. Il s’agit


moins d’une conciliation entre les oppositions pri-

140. Ibid., S aa.


141. Ibid., $S 274, 275.
j43. Ibid., $S 253, 254, etc.
i43. Ibid., 55 154-156, 161, etc.
144- Ibid., SS 160, 261; cf. SS 34g, 352, 256, 358.
LE DIEU DE BERKELEY l65

mitives que d’une nouvelle conception opposée aux


précédentes, bien que surgie de leur évolution iné¬
luctable; d’une conception qui utilise les débris
des anciennes doctrines, tout en abandonnant ce
qui faisait le meilleur de leur originalité. A la no¬
tion d’un Dieu volonté pure agissant directement
sur moi sans intermédiaire, y déterminant ces per¬
ceptions sensibles dont la ligne ténue constitue le
tout de la nature, se substitue l’idée néoplatoni¬
cienne d’un Dieu auquel nous nous élevons par
des intermédiaires hiérarchisés, qui agit sur nous
également par une série d’intermédiaires, et produit
une nature faite de réalités allant se dégradant.
L’Agent (Dieu) communique sa force au Feu invi¬
sible, celui-ci au feu visible qui produit les sen¬
sations de lumière et de chaleur. Le premier an¬
neau et le dernier sont reconnus pour incorporels,
les deux autres pour corporels, — sans être pour
cela hors de toute intelligence145. Alors que je
saisissais mon être comme activité opposée à celle
de Dieu et que l’être des choses perçues provenait
de l’action que cette activité exerçait sur moi, tout
mon être est maintenant constitué par l’activité
divine à laquelle je participe, et l’être des choses
objets de perception, par le néant, le défaut de
l’activité divine146. Si la matière dans les Principes
n’était rien, ce rien n’expliquait rien, et le sen¬
sible était lui-même le réel opposé à ce néant. Main¬
tenant, le sensible s’explique par ce rien. Le sensible
devient lui-même néant par rapport à l’intelligible,
lieu du réel; il est aussi déprécié que chez Platon

145. Ibid., SS i3a, 220.


146. Ibid., SS 139, 149, i54, i57, 161, 220, 221,
164 BERKELEY

efficituo. Cette création est une procession, qui se dé¬


grade en une série d’intermédiaires reliant les pôles
extrêmes de l’être et de la privation, de Dieu et de la
matière, ce qu’il y a d’être à chaque degré étant acti¬
vité divine d’unification141. Enfin, cette procession
elle-même se justifie par un anthropocentrisme qui
donne à la nature sa signification en faisant d’elle
une symbolique à l’usage de l’homme142. Si, con¬
trairement à la première philosophie, surgit entre
Dieu et la nature une série d’intermédiaires, de
causes secondes, ces causes n’ont pas de pouvoir
propre, elles tiennent tout leur pouvoir du premier
moteur143. Elles sont, de plus, des instruments né¬
cessaires, non pas pour Dieu, mais pour l’homme,
car, (( sans eux, il ne pourrait y avoir d’ordre dans
la nature et l’homme ne pourrait la comprendre ».
Ils sont faits pour « aider, non le gouverneur, mais
les gouvernés144 ». Dieu les utilise librement par
bonté pour les hommes, comme des signes à leur
usage. La liberté absolue du divin, la gratuité de
son acte fondée sur sa bonté paraissent donc sau¬
vegardées dans les termes et selon l’esprit de la
troisième preuve, et l’on croit assister à une har¬
monisation générale.

*
* *

En réalité, cette impression est illusoire. Il s’agit


moins d’une conciliation entre les oppositions pri-

140. Ibid., S 22.


141. Ibid., SS 274, 275.
i4a. Ibid., SS a52, 254, etc.
143. Ibid., SS i54-i56, 161, etc.
144. Ibid., SS 160, 261; cf. SS 249, 252, 256, 258.
LE DIEU DE BERKELEY l65

mitives que d’une nouvelle conception opposée aux


précédentes, bien que surgie de leur évolution iné¬
luctable; d’une conception qui utilise les débris
des anciennes doctrines, tout en abandonnant ce
qui faisait le meilleur de leur originalité. A la no¬
tion d’un Dieu volonté pure agissant directement
sur moi sans intermédiaire, y déterminant ces per¬
ceptions sensibles dont la ligne ténue constitue le
tout de la nature, se substitue l’idée néoplatoni¬
cienne d’un Dieu auquel nous nous élevons par
des intermédiaires hiérarchisés, qui agit sur nous
également par une série d'intermédiaires, et produit
une nature faite de réalités allant se dégradant.
L’Agent (Dieu) communique sa force au Feu invi¬
sible, celui-ci au feu visible qui produit les sen¬
sations de lumière et de chaleur. Le premier an¬
neau et le dernier sont reconnus pour incorporels,
les deux autres pour corporels, — sans être pour
cela hors de toute intelligence145. Alors que je
saisissais mon être comme activité opposée à celle
de Dieu et que l’être des choses perçues provenait
de l’action que cette activité exerçait sur moi, tout
mon être est maintenant constitué par l’activité
divine à laquelle je participe, et l’être des choses
objets de perception, par le néant, le défaut de
l’activité divine146. Si la matière dans les Principes
n’était rien, ce rien n’expliquait rien, et le sen¬
sible était lui-même le réel opposé à ce néant. Main¬
tenant, le sensible s’explique par ce rien. Le sensible
devient lui-même néant par rapport à l’intelligible,
lieu du réel; il est aussi déprécié que chez Platon

145. Ibid., SS i3a, 220.


146. Ibid., SS 139, i4g, i54, 167, 161, 220, 221,
i68 BERKELEY

« Mon but n’est pas de présenter des théories méta¬


physiques complètes, selon les voies de la scolas¬
tique générale, c’est de les accommoder, en quel¬
que mesure, aux sciences et de montrer comment
elles peuvent être utiles en optique, en géomé¬
trie, etc.148 »

148. Com. p. Book, n° 307.


ÉTUDE IV

Dieu et la grammaire de la nature

Attester la présence de Dieu, combattre la libre


pensée et le déisme pour affirmer la religion posi¬
tive, tel est le dessein que Berkeley poursuit toute
sa vie, celui qui inspire tous ses écrits et toutes ses
entreprises, aussi bien celle des Bermudes que sa
croisade pour l’eau de goudron.
Le rationalisme et la libre-pensée ne valent selon
lui que pour la philosophie et les mathématiques,
non pour la religion : «, Quand je dis que je veux
rejeter toutes les propositions dans lesquelles je ne
connais pas d’une manière claire et complète ce
qu’elles signifient, je n’étends pas cette rigueur aux
propositions contenues dans les Saintes Ecritures.
Je parle de choses concernant la raison et la philo¬
sophie, non la Révélation. En cela, je crois qu’une
foi humble, implicite, nous convient (lorsque nous
ne pouvons saisir, ni comprendre la proposition),
telle que le paysan papiste l’accorde aux proposi¬
tions qu’il entend à la messe dite en latin. Des
esprits orgueilleux peuvent trouver cette attitude
aveugle, papiste, soumise, irrationnelle. Quant à
170 BERKELEY

moi, je trouve qu’il est plus irrationnel de préten¬


dre contester, chicaner, tourner en ridicule les mys¬
tères sacrés, c’est-à-dire des propositions concer¬
nant les choses qui dépassent complètement notre
savoir et qui sont hors de notre portée. — Quand
j’arriverai à la connaissance complète d’un fait
quelconque, alors seulement je professerai des
croyances explicites h »
Rien de plus inadmissible en conséquence que
de vouloir, comme certains pasteurs de l’Église
d’Angleterre, par exemple Chillingworth et Til-
lotson, imposer comme critère de la vérité reli¬
gieuse la raison, et non l’autorité ou l’Écriture; que
de vouloir avec les déistes construire par la raison
une religion naturelle qui se constituerait comme
principe d’appréciation des religions positives et
n’en laisserait subsister qu’un noyau commun, extra-
temporel. Berkeley estime un tel procédé d’abstrac¬
tion, non seulement impie, mais philosophique¬
ment absurde.
Ce n’est pas qu’il rejette la religion dans le pur
irrationnel. La religion chrétienne est au contraire
pour lui capable d’être justifiée par la raison1 2,et la
vraie, religion naturelle, c’est en réalité le christia¬
nisme lui-même. Puisque tout émane de Dieu, peu
importe que les articles de foi nous soient apportés
par la Révélation ou par la lumière naturelle3.
Cependant, cette rationalisation ne peut aller
jusqu’au bout : elle doit s’arrêter devant les mys¬
tères et les miracles qui, sans être irrationnels, sont

1. Berkeley, Com. p. Book, n° 730,


3. Alciphron, IV, S 3s.
3. Ibid.., V, S 9,
DIEU ET LA GRAMMAIRE DE LA NATURE 171

à tout le moins, supra-rationnels. Il faut récuser les


thèses de Toland du Christianisme sans mystère.
Bref, il ya une mesure à garder entre deux extrê¬
mes. Pas plus qu’on ne doit tout donner à la rai¬
son, on ne doit trop lui retirer. Ainsi, on con¬
viendra que notre connaissance de Dieu n’est
qu’analogique, mais d’autre part, analogie ne
signifiera pas ici, comme le voudrait P. Brown,
métaphore nous laissant étrangers à la chose, mais
selon le sens mathématique, similitude de propor¬
tion, en l’espèce, entre nos facultés finies et les
facultés infinies4.

*
* *

Dans ces conditions, on comprend que les grands


dogmes religieux : Dieu, Providence, immorta¬
lité, etc., deviennent autant de problèmes philoso¬
phiques et que Berkeley se soit particulièrement
attaché à prouver Dieu.
Auteur d’une philosophie originale, il prétend
également innover en cette matière. Aussi écarte-t-il
les preuves classiques (ontologiques, ou par l’impos¬
sibilité d’un progrès infini de causes) comme trop
métaphysiques, comme maniant des entités dont sa
critique des idées abstraites a, selon lui, démontré,
de façon générale, l’inanité5. Toutes les preuves
qu’il propose doivent supposer son Nouveau Prin¬
cipe : esse est percipi aut percipere, c’est-à-dire
admettre que les idées sont les choses mêmes, et
réciproquement.

h. Ibid.., IV, $ aa.


5. Ibid., II, $ 2,
172 BERKELEY

Ces preuves sont très nombreuses : preuves par


la présence en nous de perceptions passives impli¬
quant immédiatement l’action sur nous d’un esprit
actif, cause de toutes les idées-choses, c’est-à-dire
de l’univers6; preuve par la subsistance hors de
nous des idées-choses, dans le temps que nous ne
les percevons pas, ce qui implique immédiatement
l’existence d’un entendement infini où ces idées
doivent éternellement résider à titre d’archétype7;
preuve par l’identité des objets sous la diversité de
nos perceptions, ce qui implique derechef l’exis¬
tence d’archétypes divins, fondements de l’unité
des objets8; preuve par la cause du mouvement
dans l’univers, cette cause ne pouvant être, ni la
matière, puisque celle-ci n’existe pas, ni les corps
(selon l’acception où Berkeley les entend, c’est-à-
dire les idées, puisque toute idée est passive), et ne
pouvant par conséquent être que l’Esprit infini9.
Ces différentes preuve déterminent Dieu tour à tour
comme cause des idées, siège des idées, premier
moteur. Dieu est ainsi posé comme volonté infinie,
comme entendement infini, comme éternel, comme
omniprésent. Toutefois, il lui manque encore les
attributs de sagesse et de bonté par lesquels il s’at¬
testerait comme le Dieu des Chrétiens.

*
* *

Ce sont ces attributs que met en valeur une au-

6. Principes, SS 26, 28, 29, 66, 147, i4g, etc,; Dial. H. P.,
pp. 212 sq.
7. Dial. H. P., II, pp. 212 sq.
8. Ibid., III, pp. 245 sq.
g. De Motu, SS 22-3o; Lettre de Berkeley à Johnson, p. 280.
DIEU ET LA GRAMMAIRE DE LA NATURE 1^3

tre preuve qui semble la plus originale de toutes


celles que Berkeley a conçues. Cette preuve ne sort
plus, comme les précédentes, d’une réflexion sur
la connaissance des objets (idées-choses), mais
d’une réflexion sur celle des esprits. La connais¬
sance de Dieu apparaît alors comme un cas parti¬
culier de la connaissance des esprits.
Si je connais intuitivement mon esprit, je ne con¬
nais les autres esprits qu'indirectement. Mon pro¬
pre corps est un amas de perceptions extérieures,
l’expérience personnelle me permet de découvrir
des connexions entre lui et ce qui se passe dans
mon esprit. Il y a d’autres amas de perceptions que
mon corps propre, qui sont tels que je dois par
analogie les interpréter comme des signes d’une
âme. En les voyant, je crois voir un homme, alors
que je comprends seulement qu’il doit y avoir un
homme. De même, je crois voir la honte sur le
visage d’un homme, alors que je n’y vois que la
rougeur. Cette connaissance indirecte reposant sur
l’interprétation analogique n’est que probable;
mais cette probabilité d’un très haut degré vaut
pratiquement une certitude absolue10.
Or, l’ensemble des perceptions passives qui cons¬
titue la nature ne peut être produit que par une
volonté active : l’organisation téléologique générale
et particulière des choses, les lois du plaisir et de
la douleur, etc., attestent cette nature comme le
signe indubitable de l’action d’un être intelligent,
sage et bon. Ainsi nous connaissons Dieu de la
même façon que les esprits finis, par l’interpréta-

io. Com. p. Book, n° a3i; Théorie de la Vision, S 65; Principes,


$ i65; Alciphron, IV, S 4. Cf. Descartes, IIe Méditation.
174 BERKELEY

tion analogique qu’impose à nous une immense


combinaison de perceptions qui se révèle comme
signe de la présence d’un esprit11. Mais les effets de
la nature étant infiniment plus nombreux et nota¬
bles que ceux que l’on attribue aux agents hu¬
mains, l’existence de Dieu est beaucoup plus cer¬
taine que celle des autres esprits. Alors qu’un seul
assemblage fini et restreint d'idées désigne une
intelligence finie, particulière, où que nous diri¬
gions notre vue, nous percevons en tout temps et
en tout lieu des signes manifestes de la divinité12.
De plus, l’existence de Dieu est requise comme
condition de la connaissance des esprits les uns par
les autres. En effet, quand je veux me faire con¬
naître à un homme par des gestes, des contacts,
des paroles, ma volonté ne peut produire que des
mouvements de mon corps, non les sensations qui
leur correspondent dans> les autres intelligences, car
de ces sensations Dieu seul est la cause. Dieu doit
donc intervenir nécessairement par le Verbe de son
Pouvoir pour assurer cette correspondance. Sa vo¬
lonté reste toutefois en dehors des effets qu’il pro¬
duit dans les esprits, et la lumière qui les éclaire
reste invisible13. Ce en quoi Berkeley s’oppose à
Malebranche, bien qu’il ne fasse au fond qu’éten¬
dre au commerce réciproque et général des esprits
la théorie malebranchiste du langage émotionnel,
lequel est immédiatement compris en vertu d’une
règle incluse dans la loi, arbitrairement instituée
par Dieu, de l’union de l’âme et du corps. En

ii. Principes, § i46.


i3. Ibid., §S 147-148.
i3. Ibid., $ 147.
DIEU ET LA GRAMMAIRE DE LA NATURE 1^5

vertu de cette règle, les traces produites dans mon


cerveau à l’occasion du cri d’un homme, de l’air
du visage d’un homme qui me menace ou qui me
craint, sont liées aux idées de douleur, de faiblesse,
etc14.
*
* *

Cette preuve d’un nouveau type comporte deux


degrés. Au premier degré, elle se confond avec la
preuve classique physico-téléologique que Berkeley
défend par les arguments les plus traditionnels :
appropriation des méthodes lentes et détournées de
la nature à la simplicité et à la généralité indispen¬
sables à notre vie et à notre science; utilité des dé¬
sordres, des monstres et du mal en vue de produire
une variété agréable; du mélange de la douleur au
plaisir en vue de notre bien-être; des imperfections
de détail en vue de la beauté du tout, etc., argu¬
ments stoïciens ou augustiniens qu’il emprunte
tantôt à Leibniz, tantôt à Malebranche15.
Mais cette preuve physico-téléologique n’a rien de
décisif. Une structure particulière, une forme ou un
mouvement peuvent bien prouver l’existence de la
vie, non celle d’une âme raisonnable16. Le débat
relatif aux désordres physiques et moraux de l’uni¬
vers ne prouve rien. Il vise à écarter, une fois l’exis¬
tence de Dieu prouvée, des objections subsidiaires17.
Il faut donc s’élever à un degré plus haut.
Ce qui peut vraiment nous convaincre de l’exis-

14. Malebranche, Rech. de la Vérité, II, Ire partie, ch. v, S 1


15. Berkeley, Priniipes, SS 60-67, 105-109, 166.
16. Alciphron, IV, S 6, p. i48, 1. 3i sq.
17. Ibid., S 3.
176 berkeley

tence d’une personne raisonnable, c’est qu’elle nous


parle. Que l’on nous prouve donc que Dieu nous
parle, et la conviction que nous aurons de son exis¬
tence s’imposera à nous de façon inébranlable18.
Or, si l’on entend par langage, non des paroles
parlées ou écrites, mais un emploi arbitraire de
signes sensibles sans ressemblance ni connexions
nécessaires avec les choses signifiées, capables,
toutefois, de suggérer à notre intelligence une infi¬
nie variété de choses, de nous informer non seule¬
ment des choses proches et actuelles, mais encore
des choses éloignées et futures, il est évident que
Dieu nous parle19.
La Théorie de la Vision en témoigne : elle nous
enseigne que les sensations visuelles, qui sont sans
ressemblance ni connexions nécessaires avec les
sensations tactiles, signifient celles-ci, c’est-à-dire
les suggèrent d’une façon régulière. Après avoir ap¬
pris leur signification par l’usage et par l’expé¬
rience, je puis être informé par elles de la distance,
du relief, de la forme des choses.
Je puis par là, pour le bien de ma vie, orienter
au mieux mes actions en vue de ma conservation
personnelle. C’est pourquoi « les objets propres de
la vue constituent le langage universel de la nature
par lequel nous sommes instruits de ce que nous
avons à faire pour atteindre les choses nécessaires à
la préservation de notre corps et pour éviter ce qui
est propre à le blesser et à le détruire20 ».
L’extrême variété de ce langage optique, la par-

18. Ibid., 5 6.
19. Ibid., S 6.
20. Nouvelle théorie de la Vision, S 147. Cf. le titre de la nou¬
velle édition de i733 et les SS 38-4o de cette édition.
DIEU ET LA GRAMMAIRE DE LA NATURE I77

faite adaptation de ses signes et de leurs combinai¬


sons infinies à la variété infinie des choses tactiles
qu’ils ont pour mission d’évoquer, la régularité
impeccable qui préside au fonctionnement de ce lan¬
gage, prouvent non seulement qu’un esprit, mais
qu’un esprit sage et bon gouverne le monde en vue
de nos intérêts et de notre conservation21. Toutes
les sensations étant produites par Dieu, ce n’est pas
seulement le monde visible, mais le monde sensi¬
ble dans son ensemble qui constitue un système de
signes destinés à provoquer et orienter les actions
humaines. Ainsi l’esprit divin nous est immédia¬
tement présent, non parce que nous le voyons di¬
rectement, mais parce qu’il est immédiatement li¬
sible dans le système entier de l’être22.

*
* *

De toutes les preuves exposées par Berkeley, cette


dernière est la seule qui soit vraiment originale et
qui établisse entre Dieu, la nature et l’homme une
relation sui generis dont on chercherait en vain le
correspondant chez Malebranche, Leibniz, Mauper-
tuis, etc.
Tout d’abord, bien que la nature opère selon les
lois générales dont la simplicité atteste la sagesse et
la bonté de Dieu23, on se méprendrait si l’on voyait
là une doctrine de la simplicité des voies. La sim¬
plicité des voies n’a en effet de sens que par rapport

ai. « Governing Spirit », Principes, SS 3a, 44, 106, etc.; « Pro¬


vident Governor », Alciphron, IV, S i4.
aa. Principes, S i5a.
a3. Ibid., S i5i.
12
178 berkel'ey

au Dieu agent et apparaît comme nécessaire à sa


perfection.
Pour Malebranche, par exemple, Dieu, être in¬
fini, sage et omniscient, ne saurait agir comme la
créature finie par des fiat, des volontés particulières,
que ne réglerait aucun ordre préconçu; il ne peut
procéder que selon des volontés générales ou lois,
c’est-à-dire selon la voie la plus simple, car rien
n’est plus simple que de produire l’infinité des effets
divers au moyen d’une seule et même formule.
D’où il résulte inéluctablement des imperfections
dans l’ouvrage, car, si bien combinée que soit cette
formule, il est fatal qu’elle soit en défaut sur cer¬
tains points. Mais l’essentiel, c’est que le total de
la perfection de l’ouvrage et de la perfection des
voies fasse le maximum. Pour Leibniz, Dieu ne sau¬
rait non plus agir par « volontés détachées », mais
la nécessité pour lui d’agir par des lois générales
n’entraîne pas d’imperfection pour l’ouvrage, car
la perfection du composé n’est précisément pos¬
sible que par la voie la plus simple; elle est un maxi¬
mum qui ne peut s’obtenir que par le minimum.
Au lieu de limiter la perfection de l’ouvrage, elle
en est la condition nécessaire. Mais, chez Malebran¬
che comme chez Leibniz, Maupertuis et autres, la
simplicité n’est toujours conçue que par rapport à
Dieu, comme la meilleure voie exigée par sa per¬
fection.
Pour Berkeley, au contraire, la généralité des lois
qui fait la simplicité des opérations naturelles n’est
pas conçue par rapport à Dieu, mais par rapport à
l’homme. C’est parce que Dieu voulait créer un
langage à la portée de l’intelligence finie qu’il a
dû instituer une grammaire universelle dont les
DIEU ET LA GRAMMAIRE DE LA NATURE 179

règles fussent suffisamment simples et commodes


pour être comprises de ceux auxquels elle s’adres¬
sait : (( La raison pour laquelle les idées sont orga¬
nisées en machines, c’est-à-dire en systèmes ingé¬
nieux et harmonieux est analogue à celle qui com¬
bine les lettres en mots. Pour qu’on puisse faire
signifier à un petit nombre d’idées primitives un
grand nombre d’effets et d’actions, il est nécessaire
de les combiner diversement entre elles. Et pour
qu’on les emploie de manière invariable et univer¬
selle, il faut que les combinaisons se fassent selon
une règle, et d’après une habile organisation. De
cette manière, quantité d’informations nous par¬
viennent sur ce que nous pouvons attendre de telles
et telles actions et sur les méthodes convenables à
employer pour provoquer telles ou telles idées24. »
La raison de la simplicité est donc tout entière tirée
de l’homme et non de Dieu.

D’où plusieurs conséquences :

10 La généralité des lois n’implique pas pour


Dieu que ses voies soient simples : si elle est une
simplification pour l’homme, elle apparaît comme
une complication pour Dieu : « Par rapport à l’ac¬
tion immédiate d’un agent tout-puissant, ces mé¬
thodes apparaissent, en effet, comme lentes, pro¬
gressives, détournées. » Elles semblent requérir de
Dieu — si l’on peut dire — une dépense d’ingénio¬
sité supplémentaire25.

20 En réalité,. il n’y a pas de simplicité des voies,

24. Ibid.., § 65.


25. Ibid., SS 60, bit, 65, i5i, etc.
i8o BERKELEY

car toutes les voies pour Dieu sont également sim¬


ples. Étant donné son omnipotence, Dieu peut par
un fiat créer n’importe quoi sans aucune peine, un
galet avec la même facilité que le plus délicat des
organismes. La profusion et le gaspillage de la
nature, loin de prouver la faiblesse et la prodiga¬
lité de son auteur, témoignent de sa richesse et de
son pouvoir. L’idée d’appliquer à Dieu le principe
d’épargne se fonde sur des considérations mesqui¬
nes propres à la créature26.

3° Ces prétendues voies ne sont pas des voies,


mais des objets ou effets de la création. Puisque les
méthodes de la nature ne sont pas imposées à Dieu
comme la .meilleure façon pour lui de la créer, mais
comme ce qu’il y a de meilleur pour l’homme, elles
sont comprises, non dans les moyens, mais dans les
fins de la création. Elles n’ont rien à voir avec
l’administration de la cause. Elles ne sont pas une
contrainte que subit nécessairement la volonté créa¬
trice, mais l’effet librement institué par cette vo¬
lonté 27.

4° Les lois générales ne s’imposent pas néces¬


sairement à la volonté créatrice en vertu de la per¬
fection du Créateur, mais résultent librement d’un
acte gratuit de sa bonté, étant nécessaires à notre
vie28, (( convenant à l’intelligence qui les recher¬
che », si bien que la science humaine « dépend uni-

a6. Ibid,., mêmes paragraphes et S i5a.


. Dans Passive Obedience (S 1h), la généralité des lois est pré¬
37

sentée comtne la méthode employée par Dieu dans la réalisation


de ces fins. Toutefois cette méthode reste entièrement justifiée par
son appropriation au bien-être général des créatures. Elle appar¬
tient donc tout entière à l’effet du libre-vouloir.
38. Principes, S§ 3o, 3i, 63, 63.
DIEU ET LA GRAMMAIRE DE LA NATURE l8l

quement de la bonté et de la bienveillance de Dieu


pour les hommes dans l’organisation du monde29 ».
La volonté de Dieu n’est donc limitée, ni par sa
sagesse, ni par sa bonté; elle n’est astreinte, ni à
un ordre, ni à un calcul de rninimis et maximis. La
sagesse n’est pas la règle, mais l’instrument de sa
bonté qui est acte gratuit de sa volonté. La hié¬
rarchie des attributs divins telle que nous pouvons
la lire dans la nature renverse donc du pour au
contre celle qu’établissait Malebranche et qui était :
sagesse, bonté, volonté30.

5° Dieu étant seule cause efficiente, il n’y a dans


la nature que des causes occasionnelles. D’où un
rapprochement souvent signalé entre signe et occa¬
sion : le feu visible est le signe ou l’occasion de
la brûlure; la sensation visuelle est lei signe ou l’oc¬
casion des idées de proximité, de distance, etc.81
Il y a toutefois une différence fondamentale entre
le signe et l’occasion telle que Malebranche la con¬
çoit. L’occasion pour celui-ci rend possible la loi
générale en permettant de déterminer et d’établir
son efficace32. Elle n’est pas faite pour l’homme,
mais pour Dieu qui sans elle ne pourrait avoir une
conduite digne de sa perfection. L’occasion n’est
donc, ni exclusivement, ni nécessairement toujours
un signe, elle ne l’est que dans la sphère de l’union
de l’âme et du corps, non dans les quatre autres
sphères (loi du mouvement des corps, loi de l’union

29. Ibid., § 107.


30. Ibid., SS 3o, 32; Passive Obedience, § 7.
31. Cf. Luce, Berkeley and Malebranche, p. 43; Baladi, La pen¬
sée religieuse de Berkeley et l’unité de sa philosophie, pp. 82-83.
32. Malebranche, Traité de la Nature et de la Grâce, 2e Disc.j
airt. 2;,
182 BERKELEY

de l’âme avec l’intelligence universelle, loi des grâ¬


ces de l’Ancien Testament, loi des grâces du Nouveau
Testament). Pour Berkeley, au contraire, il n’y
a pas d’occasion qui ne soit signe. Loin que le
signe soit fait pour rendre possible la loi géné¬
rale, c’esi la loi générale qui est faite pour le
rendre possible, c’est-à-dire pour assurer sa fonc¬
tion signifiante. C’est que le signe est institué par
Dieu, non pour le satisfaire, mais en vue de servir
l’homme33. L’occasionalisme n’est plus fondé sur
la sagesse limitant la volonté divine, mais sur la
bonté de Dieu commandant à sa sagesse.

6° La fin de Dieu n’est plus comme chez Male-


branche Dieu, mais l’homme et le bonheur géné¬
ral de l’humanité : « Puisque Dieu est un être d’in¬
finie bonté, il est clair que la fin qu’il se propose,
c’est le bien. Mais comme Dieu jouit lui-même de
toute la perfection possible, il en résulte que ce
n’est pas son bien personnel, mais le bien de ses
créatures qu’il se propose. » En outre, « le dessein
général de la Providence n’étant limité par aucune
considération de personne, la fin de Dieu ne sau¬
rait être le bien particulier d’un homme, d’une na¬
ture, d’une époque, mais le bien-être général de
tous les hommes, de toutes les natures, de toutes les
époques du monde84 ».

7° D’où une vive opposition avec Malebranche


— et avec Leibniz —-, car la physicotéléologie cesse

33. Si les causes secondes sont nécessaires, c’est pour aider la


créature, non le Créateur. Cf. Siris, § 160 : « Les causes naturelles,
ou instruments, sont nécessaires pour aider, non le gouverneur,
mais les gouvernés. »
3lf. Passive Obedience, $ 7.
DIEU ET LA GRAMMAIRE DE LA NATURE 183

d’être théocentrique pour devenir exclusivement an¬


thropocentrique. Chez Malebranche, la création se
légitime entièrement par la gloire de Dieu, l’homme
n’étant que l’instrument de cette gloire. Certes, la
nature est aussi faite pour l’homme, mais dans la
mesure où l’une et l’autre ne sont à leur tour que
de simples moyens pour l’édification du Temple
éternel construit à la gloire de Dieu. Pour Berkeley,
Dieu fait tout pour l’homme; la gloire qu’il en
recueille résulte uniquement de la bonté infinie
qu’il .manifeste gratuitement à l'humanité et du
bonheur qu’il veut lui dispenser35.

8° La nature n’étant qu’une série de libres ac¬


tions produites par son Créateur excellent et très
sage36, et dont les combinaisons n’ont d’autre rai¬
son que leur utilité pour l’homme, il n’y a pas
entre les choses des connexions nécessaires fondées
sur des causes efficientes, mais des relations cons¬
tantes fondées sur des causes finales : « L’utilité
des expériences et la possibilité pour nous d’en tirer
des conclusions générales ne résultent pas de struc¬
tures ou rapports immuables entre les choses elles-
mêmes; elles dépendent seulement de la bonté de
Dieu et de sa bienveillance pour les hommes dans
l’organisation du monde37. » La Théorie de la Vi¬
sion témoignait que la connexion entre le visible
et le tangible, étant celle du signe au signifié, n’a
rien de nécessaire, mais que sa constance, l’identité
des suggestions qu’elle suscite dans tous les hom¬
mes, l’accord qu’elle institue par là entre leurs per-

35. Principes, 5 108.


36. Passive Obedience, éd. Fraser, IV, p. no.
37. Principes, S 107.
i84 BERKELEY

ceptions et qui leur permet de se comprendre, éta¬


blissent qu’elle a été instituée par une volonté
libre, intelligente et bonne. Ainsi s’impose à tous
la Présence de Dieu, comme principe, non seule¬
ment du règne de la nature, mais du règne des
esprits, comme Providence anthropocentrique les
enveloppant tous.

90 Le langage de la nature a une double signifi¬


cation : une signification biologique que la science
approfondit en reliant les phénomènes à leurs lois
générales; une signification métaphysique que saisit
la philosophie quand elle s’élève aux causes finales,
les seules vraies, qui nous révèlent les attributs di¬
vins38. Dans le premier cas, les idées renvoient à
d’autres idées, non en vertu d’une nécessité ration¬
nelle, mais en vertu de suggestions fondées sur l’ha¬
bitude : le rapport de signe à signifié est alors entiè¬
rement hétérogène à celui de l’effet à la cause. Dans
le second cas,, les idées renvoient à un être actif qui
les produit; le rapport de signe à signifié coïncide
entièrement ici avec celui de. l’effet à la cause, et la
signification ne peut être saisie que par un être doué
de raison. Il y a donc, entre le philosophe d’une
part, et d’autre part l’animal, l’homme du commun,
le physicien, une différence essentielle, mais non
entre ces trois derniers qui tous s’appuient sur les
suggestions naturelles. Le physicien ne fait qu’ap¬
pliquer à celles-ci la raison discursive pour dégager
les véritables constantes, déduire les phénomènes
des lois et élargir l’horizon des prévisions en les
rendant plus sures et mieux fondées39.

38. Ibid., §§ 5g, 6i, 62, 66, io5, 107-110.


3g. Ibid., §§ 3o-3i, 36, 58-5g, 60, 65, io5, etc..
DIEU ET LA GRAMMAIRE DE LA NATURE i85

*
* *

L’analyse précédente montre ce que cette preuve


a d’original, jusqu’à quel point elle s’oppose à toutes
celles que les divers philosophes — et en particulier
Malebranche — soutiennent à la même époque, bien
qu’elle conserve avec certaines d’entre elles un air
de famille qui pourrait nous abuser.
Elle prend directement racine dans l’empirisme
originel de la doctrine, dans l’interprétation de
l’univers que suggère la Théorie de la Vision. En
substituant dans le fond de la nature une finalité
émanant directement d’une volonté divine, que nul
principe ne contraint, aux lois universelles et néces¬
saires, aux structures immuables que le rationalisme
impose au Dieu de Malebranche et de Leibniz, elle
confirme métaphysiquement cette réduction des lois
naturelles aux associations qu’avait opéré l’analyse
de la perception des formes, des reliefs, et des dis¬
tances. Mais surtout, elle vise à retrouver par la
voie de la philosophie même, ce Dieu des Chrétiens
auquel le système d’un Malebranche ou d’un Leibniz
tendait à substituer un Dieu géomètre, entièrement
absorbé dans une combinatoire universelle, impas¬
sible, et tourné avant tout vers lui-même.
Certes, le Dieu de Berkeley n’est pas étranger à
la combinatoire : la grammaire de la nature, ce
merveilleux instrument de notre sauvegarde phy¬
sique et — pour peu que nous le voulions — de
notre science de Dieu, n’est rien d’autre qu’une
combinatoire remarquablement agencée. Mais la
combinatoire d’un langage fiait exprès pour l’hom¬
me n’est en rien comparable à une combinatoire
i86 BERKELEY

mathématique. Celle-ci se réfère chez Malebranche


et chez Leibniz à des nécessités qui dépassent
l’homme et Dieu lui-même. Par elle, 1 homme se
trouve comme emprisonné à 1 intérieur d’une im¬
mense machinerie dont il n’est qu’un rouage in¬
fime. Dieu, le regard fixé sur cette colossale méca¬
nique, poursuit impassiblement une fin à l’égard
de laquelle chaque homme n’est qu’un moyen par¬
mi d’autres, en lui-même indifférent.
Cette indifférence du Père et du Fils à l’égard de
la matière humaine, caractéristique de la doctrine
de Malebranche, qui choquait si fort des esprits
aussi différents que Bossuet, Arnauld, Fénelon, dis¬
paraît chez Berkeley, car, renversant l’axe de réfé¬
rence malebranchiste, concevant la généralité des
voies comme ayant sa raison, non dans les besoins
de Dieu, mais dans ceux de l’homme, il substitue
1 '(anthropocentrisme au théocentrisme de la créa¬
tion. L’impassibilité divine fait alors place à la
sollicitude. La préoccupation dominante chez Male¬
branche, Spinoza, voire Leibniz, d’infinir au maxi¬
mum notre pensée de Dieu, quitte à rendre non
seulement surhumains, mais inhumains les rap¬
ports de Dieu à l’homme, cède ici devant l’évidence
de la théologie grammaticale, révélée par la nature.
Ainsi est institué en Dieu un primat de la volonté
libre et de la bonté gratuite sur les nécessités de
l’entendement et les impératifs de l’ordre. Le rap¬
port de Dieu à sa créature n’est plus alors rien
d’autre qu’un rapport de bonté et de bienveillance,
immédiatement accessible à l’entendement et au
coeur de l’homme le plus simple. La rationalité
de la philosophie vient en l’espèce coïncider au
maximum avec cette foi, humble et aveugle, que
DIEU ET LA GRAMMAIRE DE LA NATURE 187

la Révélation peut accorder aux plus dénués des


êtres pensants, et qui est en soi, pour Berkeley,
infiniment plus raisonnable que les arrogantes ab¬
surdités du déisme. L’intention première et pro¬
fonde du rationalisme berkeleyen apparaît ici
comme pleinement réalisée.
Il resterait, il est vrai, à se demander si cette
preuve rejoint les autres, si elle est compatible avec
les implications qu’entraîne l’ensemble de la doc¬
trine. Nous avons vu dans la précédente étude qu’il
n’en était rien.
INDEX DES NOMS PROPRES

Cet index renvoie parfois à des pages où le nom du personnage


cilé ne figure pas, mais seulement une allusion précise, telle que
« la volonté cartésienne » (x41) ou même « la volonté hypercarté-
sienne « (166). Les noms propres désignant en note l’auteur d’une
édition ne sont pas retenus, à moins que l’opinion de cet éditeur
ne soit rappelée.

Archibald (R. G.), 7 n. Fénelon, 186: '


Archimède (point d’), i54. Fichte, ii5 sq.
Arnauld, g5, 186.
Aristote, 161. Gueroult (M.), non.

Baladi (Naguib), 18, i4g n., Hall (J.), 118.


181 n. Hobbes, 16, 123, 127, 144 -
Bergson, 16, 18 à 21, 38, Hume (D.), 137.
78 sq., 81, 10g à 112, Husserl, 122 n.
ii3 sq., 116, i4i.
Bossuet, 186. Jessop (T. E.A.), 7 n., 10, n,
Brown (P.), 118, 171. 12, 16 n., 23 n., 81.
Johnson (lettre à), 66 n.,
Cassirer, i4g n. iii n.
Chillingworth, 170. Johnston, i5.
Collins, 117.
Condorcet, i55. Kant, 24 ,sq., 75, 88 sq.,
Cudworth, i4g n. 91 sq., n5 sq.
Cuvillier, 53 n. King (AV.), 67 n., 118.
Descartes, 10, 16, 17, 20, 25, Lameere (Jean), 7 n.
33, 35, 42, 45, 47, 64, 6g, Leibniz, 118, 167, i75, 177,
72, 73, 83, g4, ng, 121, 178, 182, i85 sq.
i34 n., 135, i36, i4i, i43, Leroux (Emmanuel), 12 sq.
i44, 145, i52, i58, 162, 163, Leroy (André), 22.
166, i73 n. Locke, 8, 10, n, 12 sq., 14,
Duns Scot, 16, 22, 24, 25, 27 sq., 2g sc(.,
INDEX DES NOMS PROPRES 189

32 sq., 34, 36, 3g, 54 à 57, Néoplatonisme, 165, 166.


58, 5g, 60 sq., 62, 65, 66, Novalis, 116.
67, 71 sq., 7g, 80, gg, 121,
122, 123, 127, i32 n., 137, Platon, 10, i44, i55, i65.
i4i, i55. Platoniciens de Cambridge.
Lovelace (comte de), 55 n. i55.
Luce (A. A.), 8, n, 13, i5 n.,
23 n., 79, 81, i32n., 181 n.
Rand (B.), 55 n.
Raphson, 127.
Malebranche, 8, 9, 10, 11,
12 sq., i4, 25, 27 sq., 33,
Schelling, 70.
36, 4a, 45 sq., 53 sq., 61 sq.,
63 n., 65, 68, 69, 70 sq., Spinoza, 99, 127, i44, 167,
186.
79, 80, 83, 84, 89 à 91,
92 sq., g4, g5, 96, 99, Stuart Mill, 143.
100 sqi-, 102, io3 sq., 107,
110 n., 119, 127, i32 sq., Themistius, 161.
i34 n., i35, i36, i38, i3g, Tillotson, 170.
i4i, i4a, 144), i45, x46, Tindall, 117.
147, i48, i4g, i5o à i52,
Toland, 117, 171.
i52 fin, i53, i55, i5g, i63,
166, 167, 175, 177, 178, Vanini, 144-
181, 182, i85 sq. Voltaire, 71.
Maupertuis, 177 sq.
Molyneux (le fils), 118. Wild (J.), i5.

La correction des épreuves et la confection de l’index ont été


assurées par M. Roeliot, attaché au C.N.R.S.
"

»
TABLE DES MATIÈRES

INTRODUCTION

Les deux problèmes d’interprétation de la philosophie


de Berkeley . 7

ÉTUDE I

La transformation des idées en choses. 23

ÉTUDE II

Perception, idée, objet, chose. 87

ÉTUDE III

Le Dieu de Berkeley. 117

ÉTUDE IV

Dieu et la grammaire de la nature. 169

Index des noms propres


Date Due

D. L., i-ig5C. Éditeur, n° 844. — Imprimeur, n° i.3gG.


Imprimé en France.
YE RSI T>

0 64 037186

B1349 .P4G8
Guéroult, Martial.
Berkeley.

DATE ISSUED TO

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