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on écritl'histoire
TExrE rNrÉcRAL
Editions du Seuil
438 Index
tout au plus celle qu'ils croient faire ou celle qu'on leur a per-
suadé qu'ils devaient regretter de ne pas faire. Non, le débat
n'est pas vain de savoir si I'histoire est une science, car
« science >> n'est pas un noble vocable, mais un terme précis et
I'expérience prouve que I'indifférence pour le débat de mots
s'accompagne ordinairement d'une confusion d'idées sur la
chose. Non, I'histoire n'a pas de méthode : demandez donc un
peu qu'on vous montre cette méthode. Non, elle n'explique rien
du tout, si le mot expliquer a un sens ; quant à ce qu'elle appelle
ses théories, il faudra y voir de près.
Entendons-nous bien. Il ne suff,rt pas d'affirmer une fois de
plus que l'histoire parle de << ce que jamais on ne verra deux
fois o; il n'est pas question non plus de prétendre qu'elle est
subjectivité, perspectives, que nous interrogeons le passé à partir
de nos valeurs, que les faits historiques ne sont pas des choses,
que I'homme se comprend et ne s'explique pas, que, de lui, il ne
peut y avoir science. Il ne s'agit pas, en un mot, de confondre
l'être et le connaître ; les sciences humaines existent bel et bien
(ou du moins celles d'entre elles qui méritent vraiment le nom
l0 Comment on écrit I'histoire
Événements humains
Des événements vrais qui ont I'homme pour acteur. Mais le
mot homme ne doit pas nous faire entrer en transe. Ni I'essence
ni les buts de I'histoire ne tiennent à la présence de ce person-
nage, ils tiennent à I'optique choisie; I'histoire est ce qu'elle
est, non pas à cause d'on ne sait quel être de I'homme, mais
parce qu'elle a pris le parti d'un certain modç de connaître. Ou
Lien les faits sont considérés comme des indiVidualités, ou bien
cornme des phénomènes derrière lesquels on cherche un inva-
riant caché. L aimant attire le fer, les volcans ont des éruptions :
faits physiques où quelque chose se répète; l'éruption du
Vésuve en 79 : fait physique traité comme un événement. Le
gouvemement Kérenski en l9l7 : événement humain ; le phéno-
mène du double pouvoir en période révolutionnaire : phénomène
répetable. Si on prend le fait pour événement, c'est qu'on lejuge
intéressant en lui-même ; si l'on s'intéresse à son caractère répé-
table, il n'est plus qu'un prétexte à découvrir une loi. D'où la
distinction que fait Cournotr entre les sciences physiques, qui
étudient les lois de la nature, et les sciences cosmologiques qui,
cornme la géologie ou I'histoire du système solaire, étudient
l'histoire du monde ; car << la curiosité de I'homme n'a pas seu-
lement pour objet l'étude des lois et des forces de la nature ; elle
est plus promptement encore excitée par le spectacle du monde,
par le désir d'en connaître la structure actuelle et les révolutions
passées >r...
romaine et les Romains étaient aussi exotiques que les Chinois ; versaux se pose aussi aux historiens. On peut adopter provisoire-
ce n'est pas là une grosse révélation d'où il faille tirer des pages ment la distinction de Dilthey et Windelbandr : d'un côté, il y a
tragiques sur la mort et I'Occident, mais c'est un petit fait vrai les sciences nomographiques, qui se donnent pour but d'établir
qui donne plus de reliefà un tableau de civilisation. Précisément des lois ou des rypes, et de I'autre les sciences idiographiques, qui
I'historien n'apporte jamais de révélation tonitruante qui boule- s'intéressent à l'individuel; la physique ou l'économie sont
verse notre vision du monde; la banalité du passé est faite de nomographiques et I'histoire est idiographique (quant à la socio-
particularités insignifiantes qui, en se multipliant, n'en finissent logie, elle ne sait pas trop ce qu'elle est; elle sait qu'il y a une
pas moins par composer un tableau très inattendu. place à prendre pour une nomographie de I'homme et elle vou-
Remarquons au passage que, si nous écrivions une histoire drait être celle-ci ; mais souvent, sous le pavillon de la sociologie,
romaine destinée à des lecteurs chinois, nous n'aurions pas à on écrit ce qui est en réalité une histoire de la civilisation contem-
commenter I'attitude romaine en matière de tombeau ; nous poraine, et ce n'est d'ailleurs pas ce qu'on fait de plus mal).
pourrions nous contenter d'écrire, comme Hérodote : .. Sur ce
point, I'opinion de ce peuple est à peu près semblable à la Iiindiüdualisation
nôtre. >> Si donc, pour étudier une civilisation, on se bome à lire
ce qu'elle dit elle-même, c'est-à-dire à lire les sources relatives à Mais dire que l'événement est individuel est une qualification
cette seule civilisation, on se rendra plus difficile le devoir de équivoque ; la meilleure définition de I'histoire n'est pas qu'elle
s'étonner de ce qui, aux yeux de cette civilisation, allait de soi; a pour objet ce que jamais on ne voit deux fois. Il se peut que
si le Père Huc nous fait prendre conscience de I'exotisme des telle aberration considérable de I'orbite de Mercure, due à une
Chinois en matière funéraire et que le Satiricon ne nous procure rare conjonction de planètes, ne doive pas se reproduire, il se
pas le même étonnement pour les Romains, c'est que Huc n'était peut aussi qu'elle se reproduise dans un avdnir éloigné; le tout
pas chinois, tandis que Pétrone était romain. Un historien qui se est de savoir si I'aberration est racontée pour elle-même (ce qui
contenterait de répéter au discours indirect ce que ses héros serait faire I'histoire du système solaire) ou si I'on n'y voit qu'un
disent d'eux-mêmes serait aussi ennuyeux qu'édifiant. L étude problème à résoudre pour la mécanique céleste. Si, comme mû
de n'importe quelle civilisation enrichit la connaissance que par un ressort, Jean sans Terre << repassait une seconde fois par
nous avons d'une autre et il est impossible de lire le Voyage dans ici », pour pasticher I'exemple consacé, I'historien raconterait
l'Empire chinois de Huc oale Voyage en Syie de Volney sans les deux passages et ne s'en sentirait pas moins historien pour
apprendre du nouveau sur I'Empire romain. On peut généraliser cela ; que deux événements se répètent, que même ils se répètent
le procédé et, quelle que soit la question étudiée, I'aborder systé- exactement, c'est une chose ; qu'ils n'en fassent pas moins deux
matiquement sous I'angle sociologique, je veux dire sous I'angle en est une autre, qui seule compte pour I'historien. De même, un
de I'histoire comparée ; la recette est à peu près infaillible pour géographe qui fait de Ia géographie régionale considérera
renouveler n'importe quel point d'histoire et les mots d'étude coûrme distincts deux cirques glaciaires, même s'ils se ressem-
comparée devraient être au moins aussi consacrés que ceux de blent énormément et représentent un même type de relief ; I'indi-
bibliographie exhaustive. Car l'événement est différence et l'on vidualisation des faits historiques ou géographiques par le temps
sait bien quel est I'effort caractéristique du métier d'historien et ou I'espace n'est pas contredite par leur éventuelle subsumption
ce qui lui vaut sa saveur : s'étonner de ce qui va de soi. sous une espèce, un type ou un concept. L histoire c'est un
Est événement tout ce qü ne va pas de soi. La scolastique fait - décrire
se prête mal à une ÿpologie et on ne peut guère
dirait que l'histoire s'intéresse à la matière non moins qu'à la - bien caractérisés de révolutions ou de cultures cornme
de types
forme, aux particularités individuelles non moins qu'à l'essence on décrit une variété d'insectes ; mais, même s'il en allait autre-
et à la définition ; la scolastique ajoute, il est vrai, qu'il n'est pas
de matière sans forme et nous verrons que le problème des uni- l. Dilthey, lc Monde de I'esprit, trad. Rémy, Aubier, 1947, vol.l,p.262.
20 L'objet de I'histoire Rien qu'un récit véridique 2l
ment et qu'il existât une variété de guerre dont on pût donner une
dirait pas « je connais >), conrme fait le naturaliste quand on lui
description longue de plusieurs pages, l'historien continuerait à
apporte un insecte qu'il a déjà. Ce qui n'implique pas que I'his-
raconter les cas individuels appartenant à cette variété. Après
torien ne pense pas par concepts, corrlme tout le monde (il parle
tout, I'impôt direct peut être considéré comme un type et I'impôt
bien de <( passage »), ni que I'explication historique ne doive pas
indirect également; ce qui est historiquement pertinent est que recourir à des §pes, corlme le « despotisme éclairé » (la chose a
les Romains n'avaient pas d'impôt direct et quels furent les été soutenue). Cela signifie simplement que l'âme de I'historien
impôts établis par le Directoire. est celle d'un lecteur de faits divers; ceux-ci sont toujours les
Mais qu'est-ce qui individualise les événements ? Ce n'est mêmes et sont toujours intéressants Parce que le chien qui est
qu'ils sont
pas leur différence dans le détail, leur « matière », ce
écrasé en cejour est un autre que celui qui a été écrasé la veille,
en eux-mêmes, mais le fait qu'ils arrivent, c'est-à-dire qu'ils et plus génératement parce qu'aujourd'hui n'est pas la veille.
arrivent à un moment donné ; I'histoire ne se répéterait jamais,
même s'il lui arrivait de redire la même chose. Si nous nous
intéressions à un événement pour lui-même, hors du temps, Nature et histoirc
comme à une sorte de bibelot', nous aurions beau, en esthètes De ce qu'un fait est singularisé, il ne suit pas qu'en droit il ne
du passé, nous délecter à ce qu'il aurait d'inimitable, l'événe- soit pas scientifiquement explicable ; quoi qu'on dise souvent, il
ment n'en serait pas moins un « échantillon » d'historicité, sans n'y a pas de différence radicale entre les faits qu'étudient les
attaches dans le temps. Deux passages de Jean sans Terre ne sciences physiques et les faits historiques : tous sont individuali-
sont pas un échantillon de pèlerinage que I'historien aurait en sés en un point de I'espace et du temps et il serait a priori pos-
double, car I'historien ne trouverait pas indifférent que ce sible de traiter scientifiquement ceux-ci comqle ceux{à. On ne
prince, qui a déjà eu tant de malheurs avec la méthodologie de peut opposer la science et I'histoire comme lttude de I'univer-
I'histoire, ait eu le malheur supplémentaire de devoir repasser sel et celle de I'individuel; d'abord les faits physiques sont non
par où il était déjà passé; à I'annonce du second passage, il ne moins individualisés que les faits historiques ; ensuite la
connaissance d'une individualité historique suppose sa mise en
l. Cette espèce d'esthétisme de l'événement est au fond l'attitude de relation avec I'universel : « Ceci est une émeute et cela est une
Rickert, qui opposait, aux sciences physiques, I'histoire comme connais-
révolution, qui s'explique, comme toujours, par la lutte des
sance de I'individuel. Mais il songeait moins à I'individuel comme événe-
ment singularisé dans le temps qu'à l'individuel comme pièce de musée : classes, ou par le ressentiment de la canaille. » Qu'un fait histo-
seraient objets pour I'histoire, selon lui, un diamant fameux comme le rique soit ce que « jamais on ne velTa deux fois » n'empêche pas
Régent, par opposition à du charbon qui ne perdrait pas, pour être découpé, a prioi de I'expliquer. Deux passages de Jean sans Terre font
une individualité qu'il n'a pas ; ou Goethe, par opposition à un homme du deux événements distincts ? On les expliquera I'un et I'autre, et
commun. Ce qui fait de ces objets autant de personnalités est la valeur qu'ils
ont pour nous : I'histoire est râpport aux valeure : c'est une des grandes idées
voilà tout. L histoire est un tissu de processus et la science ne
de I'historisme allemand, coûlme nous le verrons au chapitre rv ; elle est la fait qu'expliquer des processus; si la chaleur se diffuse deux
réponse à I'interrogation centrale de I'historisme : qu'est-ce qui fait qu'un fois, le 12 mars et derechefle 13, le long d'une tige de fer située
fait est << historique " ? Rickert est alors obligé d'expliquer comment il place de l'Étoile, on expliquera I'un et I'autre fait individuel de
se fait que I'historien ne parle pas seulement de diamants et d'hommes de diffusion. Il est poetique d'opposer le caractère historique de
génie : raison en serait qu'à côté des objets historiques « primaires r>, comrne
Goethe. il y aurait des objets historiques à titre indirect, corlme le père de
I'homme aux répétitions de la nature, mais c'est une idée non
Goethe. On vera au chapitre rv I'influence de ces idées sur Max Weber. Sur moins confuse que poétique. La nature aussi est historique, elle
Rickert, voir M. Mandelbaum, The Problem of historical knowledge, an a son histoire, sa cosmologie ; la nature est non moins concrète
answer to relativism,1938, réimp. 1967, Harper Torchbooks, p. l19-16l; que I'homme et tout ce qui est concret est dans le temps ; ce
R. Aron, La Philosophie critique de I'histoire, essai sur une théorie alle- n'est pas les faits physiques qui se répètent, c'est I'abstraction
mande de I'histoire, Vrin, 1938, réimp. 1969, p. I l3-157.
sans lieu ni date qu'en extrait un physicien; si on le soumet au
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22 L'objet de l'histoire
Rien qu'un récit véridique ' 23
même traitement, I'hofitrne se répète tout autant. La vérité est
doute se contenterait-on de les établir et I'historiographie se
que I'homme concret a d'autres raisons que la nature de ne
réduirait-elle à la critique historique.
pas se répéter (il est libre, il peut accumuler des connaissances,
etc.); mais ce n'est pas parce que I'homme a sa manière à lui
d'être historique que la nature ne peut avoir sa manière à elle de Événements vrais
l'être. Cournot a tout à fait raison de ne faire aucune différence L'histoire est anecdotique, elle intéresse en racontant, comme
de principe entre I'histoire de la nature et celle de l'homme. Il se
le roman. Seulement elle se distingue du roman sur un point
trouve aussi, il faut I'avouer, que l'histoire du cosmos et de la essentiel. Supposons qu'on me raconte une émeute et que je
nature est scientifiquement explicable et que celle de l'homme sache qu'on entend par là me raconter de I'histoire et que cette
ne I'est pas, ou pratiquement pas : mais, comme nous le verrons
émeute est vraiment arrivée ; je la viserai coûlme étant arrivée à
à la fin de ce livre, cette différence n'est nullement due à la un moment déterminé, chez un certain peuple ; je prendrai pour
manière particulière qu'a I'homme d'être historique et pas héroïne cette antique nation qui m'était inconnue une minute
davantage au caractère individualisé des faits historiques, ou plus tôt et elle deviendra pour moi le centre du récit ou plutôt
plutôt de tout fait, historique ou naturel. Il n'y a, pour I'histo- son support indispensable. Ainsi fait aussi tout lecteur de roman.
rien, aucune impossibilité a priori d'imiter les physiciens et Seulement, ici, le roman est vrai, ce qui le dispense d'être capti-
d'extraire d'un fait humain un invariant qui, étant abstrait, est vant : I'histoire de l'émeute peut se permettre d'être ennuyeuse
éternel et vaudra pour tous les cas concrets à venir, comme la loi sans en être dévalorisée. C'est probablement pour cela que, par
de Galilée vaut pour toute chute future d'un corps; Thucydide, contrecoup, I'histoire imaginaire n'a jamais pu prendre comme
dit-on, n'a-t-il pas écrit son Histoire pour donner d'éternelles genre littéraire (sauf pour les esthètes qui lisent Graal Flibuste),
leçons de ce geme ? Nous verrons plus loin pourquoi cette oÉ- non plus que le fait divers imaginaire (sauf pcùr les esthètes qui
ration n'est pas réalisable, et nous veûons aussi que son impos- lisent Félix Fénéon) : une histoire qui se veut captivante sent par
sibilité tent à la nature de la causalité en histoire, et nullement trop le faux et ne peut dépasser le pastiche. On connaît les para-
au caractère individualisé des événements humains. doxes de I'individualité et de l'authenticité; pour un fanatique
La véritable différence ne passe pas entre les faits historiques de Proust, il faut que cette relique soit proprement le stylo avec
et les faits physiques, mais entre I'historiographie et la science lequel a été écdl le Temps perdu, et non un autre stylo exacte-
physique. La physique est un corps de lois et I'histoire est un ment identique, puisque fabriqué en grande série. La « pièce de
corps de faits. La physique n'est pas un corps de faits physiques musée >> est une notion complexe qui réunit beauté, authenticité
racontés et expliqués, elle est le corpus des lois qui serviront à et rareté; ni un esthète, ni un archéologue, ni un collectionneur
expliquer ces faits; pour le physicien, l'existence de la Lune et ne feront, à l'état pur, un bon conservateur. Quand même un des
du Soleil, voire du cosmos, est une anecdote qui ne peut servir faux peints par Van Meegeren serait aussi beau qu'un Vermeer
qu'à établir les lois de Newton ; à ses yeux, ces astres ne valent authentique (enfin, qu'un Vermeer de jeunesse, qu'un Vermeer
pas plus qu'une pomme'. Il n'en est pas ainsi pour I'historien ; avant Vermeer), il ne serait pas un Vermeer. Mais l'historien, lui,
quand il y aurait (à supposer qu'il puisse y avoir) une science qui n'est ni un collectionneur ni un esthète; la beauté ne I'intéresse
serait le corpus des lois de I'histoire, I'histoire ne serait pas cette pas, la rareté non plus. Rien que la vérité.
science : elle serait le corpus des faits qu'expliqueraient ces lois. L histoire est un récit d'événements vrais. Aux termes de cette
Reste à savoir si, une science des lois historiques existant, on définition, un fait doit remplir une seule condition pour avoir la
éprouverait encore de I'intérêt pour les faits eux-mêmes; sans dignité de I'histoire : avoir réellement eu lieu. Admirons la sim-
plicité trompeuse de cette définition où se manifeste le génie
l. Husserl, Recherches logiques, trad. Élie, PUF, 1959; vol. I, p. 260; qu'avait I'aristotélisme d'apercevoir I'essentiel et les évidences
B. Russell, The Analysis of matter, Allen and Unwin, 1954, p. 177 .
qu'on ne voit pas; on sait qu'à première vue une grande philo-
24 L'objet de l'histoire Rien qu'un récit véridique 25
et leur naturel, sans y chercher quelque autre intérêt ou quelque L histoire ne comporte pas de seuil de connaissance ni de mini-
beauté. mum d'intelligibilité et rien de ce qui a été, du moment que cela
a été, n'est irrecevable pour elle. L histoire n'est donc pas une
science ; elle n'en a pas moins sa rigueur, mais cette rigueur se
I-lhistoire est connaissance mutilée
place à l'étage de la critique.
Plus exactement, on visite, de cette cité, ce qui est encore
visible, les traces qui en subsistent; I'histoire est connaissance
mutilée '. Un historien ne dit pas ce qu'a été I'Empire romain ou
la Résistance française en 1944, mais ce qu'il est encore pos-
sible d'en savoir. Il va assurément de soi qu'on ne peut pas
écrire I'histoire d'événements dont il ne reste aucune trace, mais
il est curieux que cela aille de soi : ne prétend-on pas cependant
que I'histoire est ou doit être reconstitution intégrale du passé ?
N'intitule-t-on pas des livres <. Histoire de Rome >> ou << La
Résistance en France » ? L illusion de reconstitution intégrale
vient de ce que les documents, qui nous foumissent les réponses,
nous dictent aussi les questions; par là, non seulement ils nous
laissent ignorer beaucoup de choses, mais encore ils nous lais-
sent ignorer que nous les ignorons. Car c'est presque un effort
contre nature que d'aller imaginer que puisse exister une chose
dont rien ne nous dit qu'elle existe ; avant I'invention du micro-
scope, personne n'avait eu l'idée toute simple qu'il pût exister
des animaux plus petits que ceux que nos yeux arrivent encore à
distinguer; avant la lunette de Galilée, personne n'avait tenu
compte de I'existence possible d'étoiles invisibles à l'æil nu.
La connaissance historique est taillée sur le patron de docu-
ments mutilés ; nous ne souffrons pas spontanément de cette
mutilation et nous devons faire un effort pour la voir, précisé-
ment parce que nous mesurons ce que doit être I'histoire sur le
patron des documents. Nous n'abordons pas le passé avec un
questionnaire préétabli (quel était le chiffre de la population ? le
système économique ? la civilité puérile et honnête ?), en étant
décidés à refuser à I'examen toute période qui laisserait en blanc
les réponses à un trop grand nombre de questions; nous n'exi-
geons pas non plus du passé qu'il s'explique clairement et ne
refusons pas le titre de fait historique à quelque événement,
sous prétexte que les causes en demeurent inconnaissables.
réflexe; il
devine I'emplacement de lacunes mal ravaudées, il sants qu'elles racontent ? Le grand mot est lâché : intéressant;
n'ignore pas que le nombre de pages que I'auteur accorde aux parler d'importance historique relèverait de I'esprit de sérieux.
différents moments et aux divers aspects du passé est une Les intrigues autour de Cicéron n'ont assurément plus d'impor-
moyenne entre l'importance qu'ont ces aspects à ses yeux et tance pour nous, mais elles sont curieuses en elles-même§ et
l'abondance de la documentation; il sait que les peuples qu'on elles sont curieuses pour la simple raison qu'elles ont eu lieu;
dit sans histoire sont plus simplement des peuples dont on c'est ainsi que, pour un naturaliste, I'insecte le plus dépourvu de
ignore I'histoire et que les « Primitifs >) ont un passé, comme conséquence et de valeur est plein d'intérêt parce qu'il existe et
tout le monde. Il sait surtout que, d'une page à I'autre, l'histo- que pour les alpinistes un pic mérite d'être escaladé pour
rien change de temps sans prévenir, selon le tempo des sources, l'unique raison que, corrune disait I'un d'eux ', << il est là r>.
que tout livre d'histoire est en ce sens un tissu d'incohérences et Alors, puisqu'on ne peut faire dire à I'histoire plus que n'en
qu'il ne peut en être autrement; cet état des choses est assuré- disent les sources, il ne reste plus qu'à l'écrire coûrme on I'a
ment insupportable pour un esprit logique et suffit à prouver que toujours écrite : avec des inégalités de tempo qui sont propor-
I'histoire n'est pas logique, mais il n'y a pas de remède et il ne tionnelles à I'inégale conservation des traces du passé; bref,
peut y en avoir. pour la connaissance historique, il suffit qu'un événement ait eu
Le remède serait-il dans la modification des titres de chapi- lieu pour qu'il soit bon à savoir.
tre? Un chapitre s'intitulerait, par exemple, ., Ce que nous On verra donc une histoire de I'Empire romain, où la vie poli
savons de I'histoire rurale de Rome ,>, au lieu de « L histoire tique est mal connue et la société assez bien connue, succéder
rurale de Rome >>... Au moins pourrait-on procéder à une défini- sans crier gare à une histoire de la fin de la République où c'est
tion préalable des sources d'après leur caractère (histoire histori- plutôt I'inverse et précéder une histoire du Moyen Age qui fera
sante, anecdotique, roman, chronologie sèche, documents admi- apercevoir, par contraste, que I'histoire économfoue de Rome est
nistratifs) et leur tempo (une page pour un jour ou pour un presque inconnue. Nous ne prétendons pas mettre par là en
siècle) ? Mais comment résoudre la difficulté qu'est I'existence lumière le fait évident que, d'une periode à I'autre, les lacunes
d'aspects du passé que les sources nous laissent ignorer et que des sources ne portent pas sur les mêmes chapitres; nous
nous ignorons qu'elles nous laissent ignorer ? De plus, il fau- constatons simplement que le caractère hétérogène des lacunes
drait décider de I'importance que I'historien attribuera aux diffé- ne nous empêche pas d'écrire quelque chose qui porte encore le
rents aspects, I'histoire politique du premier siècle avant notre nom d'histoire, et que nous n'hésitons pas à réunir la Répu-
ère est connue souvent presque mois par mois; de celle du blique, I'Empire et le Moyen Age sur une même tapisserie, bien
deuxième siècle on ne connaît que les grandes lignes. Si vrai- que les scènes que nous y brodons jurent ensemble. Mais le plus
ment I'histoire se « codait » méthodiquement selon des « fré- curieux est que les lacunes de l'histoire se resserrent spontané-
quences », la logique voudrait que les deux siècles soient racon- ment à nos yeux et que nous ne les discernons qu'au prix d'un
tés sur Ie même rythme ; puisque nous ne pouvons raconter pour effort, tant nos idées sont vagues sur ce qu'on doit s'attendre
le deuxième siècle le détail des événements, que nous ignorons, a pioi à trouver dans I'histoire, tant nous l'abordons démunis
il ne resterait plus qu'à abréger le détail du premier siècle... Ne d'un questionnaire élaboré. Un siècle est un blanc dans nos
convient-il pas, dirait-on en effet, d'interroger les sources sur les sources, c'est à peine si le lecteur sent la lacune. L historien peut
faits importants et de laisser tomber la poussière des détails ? s'arrêter dix pages sur une journée et glisser en deux lignes sur
Mais qu'est-ce qui est important ? Ne s'agit-il pas plutôt de ce dix années : le lecteur lui fera confiance, comme à un bon
qui est intéressant ? Combien regrettable serait alors cette espèce romancier, et il présumera que ces dix années sont vides d'évé-
de nivellement du récit par le bas, fait au nom de la cohérence !
Pourquoi se boucher les yeux pour ne point voir, dans les l. [æ mathématicien Mallory, disparu en 1924 sur l'Everest; on ignore
sources du premier siècle, le foisonnement de détails intéres- s'il avait atteint le soûlmet.
*i-
:3'.
&-
#
32 L'objet de I'histoire Tout est historique, donc I'histoire n'existe pas 33
nements. Vixere ante nos Agamemnones multi est une idée qui exploits des Grecs et des Barbares; cependant le voyageur
ne nous vient pas naturellement ; qu'on songe à Marx et Engels Hérodote ne la sépare pas d'une sorte d'ethnographie historique.
peuplant des millénaires de préhistoire avec leur monotone De nos jours, l'histoire s'est annexé la démographie, l'écono-
communisme primitil ou encore au geffe de l'« histoire vrai- mie, la société, les mentalités et elle aspire à devenir « histoire
semblable » auquel recourent les archéologues pour reconstruire totale », à régner sur tout son domaine virtuel. Une continuité
tant bien que mal I'histoire des siècles obscurs : genre qui est trompeuse s'établit à nos yeux entre ces royaumes successifs;
l'envers de I'utopie et qui a la même insipidité trop logique d'où la fiction d'un genre en évolution, la continuité étant assu-
qu'elle, la règle du jeu étant de faire le moins de suppositions rée par le mot même d'histoire (mais on croit devoir mettre à
part la sociologie et I'ethnographie) et par la fixité de la capitale,
possible (l'historien doit être prudent) pour rendre compte de la
manière la plus économique des quelques traces que le pur à savoir I'histoire politique : toutefois, de nos jours, le rôle de
capitale tend à passer à I'histoire sociale ou à ce qu'on appelle la
hasard a choisies et laissées venir jusqu'à nous. La familiarité
que nous avons avec le passé est comme celle que nous avons
civilisation.
Alors, qu'est-ce qui est historique, qu'est-ce qui ne I'est pas ?
avec nos grands-parents; ils existent en chair et en os, si bien
Nous aurons plus loin à nous le demander; mais disons tout de
que les jours passent et que nous ne pensons jamais que leur bio-
suite qu'on ne peut se fier, pour faire la distinction, aux fron-
graphie, que nous ignorons presque entièrement, est peuplée
tières qui sont celles du genre historique à un moment donné ;
d'événements aussi passionnants que la nôtre et ne se reconstruit
autant croire que la tragédie racinienne ou le drame brechtien
pas au plus juste. La science est inachevée de jure, seule I'his-
incarnent I'essence du théâtre. Impossible, à cette étape du rai-
toire peut se permettre d'être lacunaire de facto; car elle n'est
sonnement, de fonder en raison la distinction entre histoire, eth-
pas un tissu, elle n'a pas de trame.
nographie, biographie et vulgaire fait divers ; irnpossible de dire
pourquoi la vie de Louis XIV serait de I'histoire et celle d'un
La notion de non-événementiel paysan nivernais au xvlr siècle n'en serait pas; impossible
d'afErmer que le règne de Louis XIV raconté en trois volumes
Aussi les historiens, à chaque époque, ont-ils la liberté de est de I'histoire et que, raconté en cent volumes, ce n'en est plus.
découper I'histoire à leur guise (en histoire politique, érudition,
biographie, ethnologie, sociologie, histoire naturelle '), car I'his- Qu'on essaie de faire la distinction, de poser une définition
(l'histoire est histoire des sociétés, histoire de ce qui est impor-
toire n'a pas d'articulation naturelle ; c'est le moment de faire la
tant, de ce qui importe pour nous...) : I'historisme allemand I'a
distinction entre le « champ » des événements historiques et démontré et, plus encore, I'a involontairement confirmé par son
I'histoire cornme genre, avec les différentes façons qu'on a eues échec, aucune définition ne tient; les seules frontières demeu-
de la concevoir à travers les siècles. Car, en ses avatars succes- rent, pour I'instant, les conventions variables du genre. Tout au
sifs, le genre historique a connu une extension variable et, à cer- plus peut-on constater que le genre, qui a beaucoup varié au
taines époques, il a partagé son domaine avec d'autres genres, cours de son évolution, tend, depuis Voltaire, à s'étendre de plus
histoire des voyages ou sociologie. Distinguons donc le champ en plus ; comme un fleuve en pays trop plat, il s'étale largement
événementiel, qui est le domaine virtuel du genre historique, et et change facilement de lit. Les historiens ont fini par ériger en
le royaume d'extension variable que le genre s'est découpé dans doctrine cette sorte d'imperialisme ; ils recourent à une méta-
ce domaine au cours des âges. L Orient ancien avait ses listes de phore forestière plutôt que fluviatile : ils affirment, par leurs
rois et ses annales dynastiques; avec Hérodote, I'histoire est paroles ou leurs actes, que l'histoire, telle qu'on l'écrit à n'im-
politique et militaire, du moins en principe ; elle raconte les porte quelle époque, n'est qu'un essart au milieu d'une immense
ioret qui, de droit, leur revient tout entière. En France, l'Ébole
l. Par exemple I'histoire des arts, dansl'Histoire naturelle de Pline I'An-
cien. des Annales, réunie autour de la revue fondée par Marc Bloch,
34 L'objet de l'histoire Tout est histoique, donc I'histoire n'existe pas 35
s'est attachée au défrichement des zones frontières de cet essart ; inconsistante ou même absurde ', I'histoire des sciences ne dis-
selon ces pionniers, I'historiographie traditionnelle étudiait trop paraîtrait pas, pour être ainsi expliquée; de fait, quand un his-
exclusivement les bons gros événements reconnus comme tels torien insiste sur la dépendance de I'histoire des sciences par
depuis toujours; elle faisait de l'« histoire-traités-et-batailles »; rapport à I'histoire sociale, c'est le plus souvent qu'il écrit une
mais il restait à défricher une immense étendue de « non-événe- histoire générale de toute une période et qu'il obéit à une règle
mentiel » dont nous n'apercevons même pas les limites ; le rhétorique, qui lui prescrit d'établir des ponts entre ses cha-
non-événementiel, ce sont des événements non encore salués pitres sur la science et ceux relatifs à la société. L histoire est
comme tels : histoire des terroirs, des mentalités, de la folie ou le royaume de la juxtaposition.
de la recherche de la sécurité à travers les âges. On appellera Pourtant I'impression demeure que la guerre de 1914 est tout
donc non-événementiel I'historicité dont nous n'avons pas de même un événement plus important que l'incendie du Bazar
conscience comme telle ; I'expression sera employée en ce sens
de la Charité ou que I'affaire Landru ; la guerre est de I'histoire,
dans ce livre, et c'est justice, car l'école et ses idées ont assez
le reste est fait divers. Ce n'est qu'une illusion, qui nous vient
prouvé leur fécondité.
d'avoir confondu la série de chacun de ces événements et leur
taille relative dans la série ; I'affaire Landru a fait moins de
Les faits n'ont pas de taille absolue morts que la guerre, mais est-elle disproportionnée à un détail de
la diplomatie de Louis XV ou à une crise ministérielle §ous la
A I'intérieur de I'essart que les conceptions ou les conven-
tions de chaque époque taillent dans Ie champ de I'historicité,
Itr" République ? Et que dire de I'horreur dont l'Allemagne
hitlérienne a éclaboussé la face de l'humanité, du fait divers
il n'existe pas de hiérarchie constante entre les provinces; gigantesque d'Auschwitz ? L affaire Lan$ru est de première
aucune zone n'en commande une autre ni, en tout cas, ne I'ab-
grandeur dans une histoire du crime. Mais cette histoire comPte
sorbe. Tout au plus peut-on penser que certains faits sont plus
importants que d'autres. mais cette importance elle-même moins que I'histoire politique, elle occupe une place bien
dépend entièrement dps critères choisis par chaque historien et
moindre dans la vie de la plupart des gens ? On en dirait autant
n'a pas de grandeur absolue. Il est commode de distinguer de la philosophie, et de la science avant le xvIIr siècle; elle a
I'histoire économique, I'histoire politique, celle des tech- moins de conséquences actuelles ? la diplomatie de Louis XV en
niques, etc., mais aucune règle de méthode ne nous enseigne a-t-elle beaucoup plus ?
qu'une de ces histoires précède les autres; I'enseignerait-elle Mais soyons sérieux : si un bon génie nous accordait de
et le marxisme serait-il vérité démontrée qu'il serait aussi connaître dix pages du passé d'une civilisation inconnue à ce
vérité très platonique, qui n'affecterait pas la manière de jour, que choisirions-nous ? Préférerions-nous connaître de
raconter I'histoire ; la technique ne résorberait pas I'économie, beaux crimes ou savoir à quoi ressemblait cene société, à des tri-
ni l'économie la société, et il resterait toujours à décrire par le bus mélanésiennes ou bien à la démocratie britannique ? Nous
menu les événements sociaux, économiques et techniques. Par- préférerions évidemment apprendre si elle était tribale ou démo-
fois un habile metteur en scène plante un vaste décor : cratique. Seulement nous venons encore de confondre la taille
Lépante, le xvf siècle tout entier, la Méditerranée éternelle et des événements et leur série. L histoire du crime n'est qu'une
le désert, où Allah est seul à être; c'est étager une scéno- petite partie (mais très suggestive, aux mains d'un historien
graphie en profondeur et juxtaposer, en artiste baroque, des habile) de I'histoire sociale; de même, I'institution d'ambas-
sades permanentes, cette invention des Vénitiens, est une petite
rythmes temporels différents, ce n'est pas sérier des détermi-
nismes. Même si, pour un lecteur de Koyré, I'idée que la nais-
sance de la physique au xvrr siècle pourrait s'expliquer par l. A. Koyré, Éludes d'histoire de la pensée scientifique, p. 61, 148, 260.
n. l, 352 sq.: Études newloniennes,p.29:cf. Ë,tudes d'histoire de la pensée
les besoins techniques de la bourgeoisie montante n'était pas philosophique, p.3O7
36 L'objet de l'histoire Tbut esthistorique, donc l'histoire n'existe pas 37
partie de I'histoire politique. Il fallait, soit comparer la taille des
Survient un autre historien, aux yeux de qui ce qui importe le
criminels et celle des ambassadeurs, soit comparer l,histoire
plus est la durée des événements choisis : les structures pro-
sociale et I'histoire politique. Que préférerions-nous savoir, si
fondes, les pulsations lentes, les cycles séculaires ; critère quan-
notre civilisation inconnue était démocratique et non tribale ?
Ou bien si elle était industrielle ou en était èncore à l,âge de la
titatif, mais la quantité est cette fois le temps, plutôt que le
pierre taillée ? Sans doute les deux ; à moins que nous p.éférions nombre d'hommes ou que le nombre d'heures de la journée de
nous chamailler pour savoir si le politique est plus impôrtant que chacun. Un troisième historien préêre les æuvres aux événe-
ments : le xvr siècle, c'est la physique, le baroque, le cartésia-
le social et si la mer vaut mieux que les vacanies en montagnè ?
Survient un démographe, qui proclame que la démographiàdoit nisme et la monarchie absolue. Pour un historien de l'Antiquité,
emporter la palme.
un critère non moins concevable serait I'intelligibilité : au lieu
Ce qui embrouille les idées est le genre de I'histoire dite d'offrir au lecteur une histoire trouée de lacunes comme une édi-
générale.A côté de livres qui s'intitulent les C/asses dange- tion de Sappho, il la réduira à une anthologie d'événements,
reuses ou Histoire diplomatique et dont le critère choisi est indi-
choisis pour être moins lacunaires que d'autres ; I'histoire locale
qué dès le titre, il en existe d'autres qui s'appellent le Seizième de Pompéi et l'étude prosopographique du personnel gouverne-
Siècle et dont le critère demeure tacite : il n'en existe pas moins mental prendront plus de pages que la cité de Rome et le nr siècle
et n'est pas moins subjectif. L axe de ces histoires générales a tout entier. Ou encore, il définira la civilisation par ses solnmets
été très longtemps I'histoire politique, mais il est àujourd'hui plutôt que par ses masses : la piété virgilienne sera un point de
davantage non-événementiel : économie, société, civilisation. vue sur la piété romaine, si difficile à connaître.
Tout n'est pas réglé pour autant. Notre historien raisonnera sans Il est impossible de décider qu'un fait est historique et qu'un
doute ainsi : pour ne pas disproportionner notre exposé, parlons autre est une anecdote digne d'oubli, parcq que tout fait entre
de ce_qui comptait le plus pour le plus grand nombrè de Fiançais dans une série et n'a d'importance relative que dans sa série.
sous le règne de Henri III ; I'histoire politique ne comptera plus Serait-ce la taille des conséquences qui rendrait un fait plus
beaucoup, car la plupart des sujets du roi n'avaient àffaire au important qu'un autre, comme on I'a ditr ? Heureux ceux qui
pouvorr que comme contribuables ou criminels ; nous parlerons sont capables d'isoler et de suivre jusqu'à nos jours les suites de
surtout des travaux et des jours de Jacques Bonhomme; un la défaite d'Athènes en4A4; et puis, comme on sait, <<les ori-
rapide chapitre esquissera un tableau de la vie culturelle, mais gines sont rarement trelles ». Les conséquences devraient au sur-
les habiles y parleront surtout des almanachs, des livrets de col- plus faire elles-mêmes I'objet d'un choix ; ici se placerait
portage et des quatrains de Pibrac. Mais la religion ? Lacune de I'ennuyeuse question du ., sens de I'histoire >>, du sens qu'on
taille pour le xvr siècle. Mais nous attachons-nous à décrire les choisit de lui donner : Virgile et les destins de Rome, Marx et la
lignes moyennes de la vie quotidienne à cette époque, ou ses bourgeoisie, Augustin Thierry et le tiers état, Lavisse et I'unité
sommets affectifs, qui sont évidemment intenses ei brefs à la française. De toute manière, le critère d'importance des consé-
fois ? Mieux encore, raconterons-nous ce que le xvr siècle a de quences n'est qu'une fiction suscitée par I'esprit de sérieux :
I'histoire raconte les guerres de Louis XIV pour elles-mêmes et
lnoyen, ou bien ce qui le différencie du siècle qui le précède et
de celui qui le suit ? Les géographes connaissent cet èmbarras : non pour les suites lointaines qu'elles peuvent avoir. Faudrait-il
dans telle province maritime renommée pour ses pêcheurs, on plutôt juger de I'importance relative de chaque événement
constate pourtant que la pêche n'occupe qu'un faible pourcen_ d'après les valeurs de l'époque elle-même ? C'est prendre chari-
tage de la population ; il est vrai que la province lui doii son ori- tablement pour objectivité la subjectivité des principaux intéres-
ginalité; il est également vrai que la pêche est peut-être l'élé- sés; malheureusement les valeurs sont elles-mêmes des événe-
ment sensible, le point stratégique le plus faible de son
économie ; alors, moyenne, différence ou point stratégique ? l. Voir les objections de Max Weber à Eduard Meyer, Essais sur la
théorie de la science, trad. J. Freund, Plon, 1965, p.272 sq.
38 L'objet de l'histoire
Tout est historique, donc l'histoire n'existe pas 39
ments parmi d'autres. On ne raconte pas les traités de Westpha-
entrées solennelles du roi, que I'histoire de la technique des
lie pour I'intérêt qu'y ont pris les contemporains ; si ces traités
transports sera remplacée par une phénoménologie de I'espace
étaient passés inapercus des populations, cette indifférence
et de ses médiateurs ; non, mais cela veut dire simplement qu'un
elle-même ne serait qu'un événement de plus. On ne s'intéresse
pas au cirque dans I'exacte mesure où les Romains s'y intéres- événement n'est connu que par traces et que tout fait de toute la
saient, mais on s'intéresse aussi à leur intérêt pour le cirque.
vie de tous les jours est trace de quelque événement (que cet
Serait alors historique ce qui n'est pas individuel, ce qui événement soit catalogué ou dorme encore dans la forêt
non-événementielle). Telle est la leçon de I'historiographie
concerne I'homme comme être social ? La parole est à ceux qui
se sentent capables d'opérer cette distinction ou de lui trouver
depuis Voltaire ou Burckhardt. Balzac a commencé par faire
concurrence à l'état civil, puis les historiens ont fait concurrence
un sens.
à Balzac qui leur avait reproché, dans l'avant-propos de 1842 à
Un rhume qu'a eu Louis XIV n'est pas, bien que royal, un
événement politiciue, mais il concerne l-'histoire sânitairà de la
la Comédie humaine, de négliger I'histoire des mæurs. Ils ont
population française. Le champ des événements est un entrecroi- d'abord paré aux lacunes les plus criantes, décrit les aspects sta-
tistiques de l'évolution démographique et économique. En
sement de séries. On voit alors vers quelle idée régulatrice même temps, ils découvraient les mentalités et les valeurs; ils
s'oriente I'historiographie : vers une histoire totale à laquelle s'apercevaient qu'il y avait encore plus curieux à faire que de
rien de ce qui est événement ne serait étranger ; de tait, personne
donner des détails sur la folie dans la religion grecque ou les
ne s'étonne plus de trouver, au sommaire des revues, une his-
forêts au Moyen Age : faire comprendre comment les gens de
toire du sens de la durée ou une histoire de la perception (ou de
l'époque voyaient la forêt ou la folie, car il n'existe pas de façon
la classification) des couleurs. De I'autre côté, on ne voit plus
en soi de les voir, chaque époque a la sienne et|'expérience pro-
bien quelle différence radicale il pourrait y avoir entre, d'une
fessionnelle a prouvé que la description de ces visions offrait au
part, une histoire de la société sous Louis XIY ae la peinture
pompéienne ou du terroir toscan au xtf siècle; de I'autre, une chercheur une matière riche et subtile à souhait. Cela dit, nous
sornmes encore loin de savoir conceptualiser toutes les petites
description de I'actuelle société trobriandaise, des travailleurs
perceptions qui composent le vécu. Dans le louraal d'un bour-
nord-africains dans la banlieue parisienne ou de la photographie
geois de Paris, à la date de mars 1414, se lisent quelques lignes
comme art populaire : entre l'histoire, I'ethnographie descriptive
tellement idiosyncrasiques qu'elles peuvent passer pour I'allégo-
et la sociologie comme histoire de la civilisation contemporaine,
la distinction est purement traditionnelle ou fondée sur les insti-
rie même de I'histoire universelle : « A cette époque, les petits
enfants chantaient le soir, en allant au vin ou à la moutarde :
tutions universitaires.
Votre c.n a la toux, commère,
Extension de I'histoire Votre c.n a la toux, la toux.
Or, plus I'horizon événementiel s'élargit à nos yeux et plus il
apparaît indéfini : tout ce qui a composé la vie quotidienne de Il arriva en effet, selon le bon plaisir de Dieu, qu'un mauvais
tous les hommes, y compris ce que seul discernerait un virtuose air corrompu fondît sur le monde, qui fit perdre le boire, le man-
ger et le sommeil à plus de cent mille personnes à Paris ; ce mal
dujournal intime, est en droit un gibier pour I'historien ; car on
ne voit pas dans quelle autre région de l'être que dans la vie, donnait une toux si forte qu'on ne chantait plus de
jour aprèsjour, pourrait se réfléchir l'historicité. Ce qui ne signi- grands-messes. Personne n'en mourait, mais on avait du mal à
guérir. » Qui se contenterait de sourire serait perdu pour l'his-
fie pas du tout que I'histoire doit se faire histoire de la vie quoti-
dienne, que I'histoire diplomatique de Louis XIV sera rempla- toire : ces quelques lignes font un « fait social total » digne de
cée par la description des émotions du peuple parisien lors des Mauss. Qui a lu Pierre Goubert y reconnaît l'état démogra-
phique normal des populations préindustrielles, où les endémies
40 L'objet de l'histoire Tbut est histoique, donc l'histoire n'existe pas 4l
de l'été étaient souvent relayées par des épidémies dont on bouche ou font un geste ; comment pourrairil en être autrement,
s'étonnait de ne pas mourir et qu'on acceptait avec la résignation
quand nous ne savons même pas dire où réside exactement la
que nous avons devant les accidents de voiture, bien qu'on en
différence que nous sentons bien entre une conversation fran-
mourût beaucoup plus; qui a lu Philippes Ariès reconnaîtra, au
vert langage de ces enfançons, I'effet d'un système d'éducation çaise, anglaise ou américaine, ni prévoir les savants méandres
pré-rousseauiste (or, si I'on a lu Kardiner et si I'on croit que la d'une conversation entre paysans provençaux ? Nous sentons, à
personnalité de base...). Mais pourquoi envoyer les enfants ache-
I'attitude de ces deux messieurs qui causent dans la rue et dont
nous n'entendons pas les paroles, qu'ils ne sont ni père et fils, ni
ter précisément du vin et de la moutarde ? Sans doute les autres
des étrangers I'un pour l'autre : sans doute beau-père et gendre ;
denrées ne venaient-elles pas d'une boutique, mais venaient de
nous devinons, à voir son port, que cet autre monsieur vient de
la ferme ou avaient été préparées au logis (c'est le cas du pain)
franchir un seuil qui est celui de sa propre maison, ou d'une
ou achetées le matin sur quelque place aux herbes; voilà de
église, ou d'un lieu public, ou d'une demeure étrangère. Il suffit
l'économie, voilà la ville et son terroir, et les auréoles de l'éco-
pourtant que nous prenions un avion et débarquions à Bombay
nomiste von Thünen... Resterait à étudier cette république des
pour ne plus savoir deviner ces choses. L historien a encore
enfants qui paraît avoir ses mceurs, ses franchises et ses heures.
beaucoup de travail à faire avant que nous puissions retoumer le
Admirons au moins, en philologues, la forme non quelconque de
sablier du temps, et les traités de demain seront peut-être aussi
leur chanson, avec ses deux étages de répétitions et sa raillerie à
différents des nôtres que les nôtres diffèrent de Froissart ou du
la deuxième personne. Quiconque s'est intéressé aux solidarités,
Bréviaire d'Eutrope.
aux pseudo-parentés et aux parentés à plaisanteries des ethno-
graphes admirera tout ce qu'il y a dans le mot de << commère >> ;
quiconque a lu Van Gennep connaît bien la saveur de cette UHistoire est une idéeJimite i
raillerie folklorique. Les lecteurs de Le Bras se sentiront en ter-
raln connu avec ces grands-messes qui servent d'étalon pour un Ce qui peut s'exprimer également sous cette forme : I'His-
événement. Renonçons à commenter cet << air corrompu » du
toire, avec une majuscule, celle du Discours sur I'Histoire uni-
verselle, des l-eçons sur la philosophie de l'Histoire et d'A study
point de vue de I'histoire de la médecine, ces << cent mille per-
in History, n'existe pas : il n'existe que des « histoire de... » Un
sonnes >> dans le Paris du temps des Armagnacs du point de vue
événement n'a de sens que dans une série, le nombre des séries
de la démographie et aussi de l'histoire de Ia conscience démo-
est indéfini, elles ne se commandent pas hiérarchiquement et on
graphique, enfin ce « bon plaisir de Dieu >> et ce sentiment d'un
verra qu'elles ne convergent pas non plus vers un géométral de
fatum. En tout cas, une histoire des civilisations où I'on ne toutes les perspectives. L idée d'Histoire est une limite inacces-
retrouverait rien de toutes ces richesses mériterait-elle son titre,
sible ou plutôt une idée transcendantale; on ne Peut pas écrire
quand elle aurait Toynbee pour auteur ?
cette Histoire, les historiographies qui se croient totales trom-
_ L'abîme qui sépare I'historiographie antique, avec son optique pent à leur insu le lecteur sur la marchandise, et les philosophies
étroitement politique, de notre histoire économique et sociàle èst
de I'histoire sont un nonsense qui relève de I'illusion dogma-
énorme ; mais il n'est pas plus grand que celui qui sépare I'his-
tique, ou plutôt elles seraient vi nonsense si elles n'étaient le
toire d'aujourd'hui de ce qu'elle pourrait être demain. Un bon
plus souvent des philosophies d'une « histoire de... » parmi
moyen de s'en rendre compte est d'essayer d'écrire un roman
d'autres, l'histoire nationale. Le seul bon usage qu'on puisse
historique, de même que la bonne manière de mettre à l'épreuve
faire de I'idée d'Histoire est régulateur ; cette idée, dirait Kant,
une grammaire descriptive est de Ia faire fonctionner à rebours
<< a un usage excellent et indispensablement nécessaire, celui de
dans une machine à traduire. Notre conceptualisation du passé
diriger I'entendement vers un certain but »; elle a donc <. une
est si réduite et sommaire que le roman historique le mieux
documenté hurle le fâux dès que les personnagés ouvrent la
valeur objective, mais indéterminée » et nous ne pourrions en
faire o aucun usage empirique déterminé, attendu qu'elle ne
42 L'objet de l'histoire Tout est historique, donc I'htstoire n'existe pas 43
nous indique pas le moindre critérium >> ; c'est simplement « un nique des forces centrales, les contributions directes, le fait de se
principe heuristique ». hausser légèrement sur la pointe des pieds quand on prononce
Tout va bien, aussi longtemps qu'on se contente d'affirmer, une phrase fine ou forte (ainsi faisait M. Birotteau) et autres évé-
avec saint Augustin, que la Providence dirige les empires et les nements du xx" siècle doivent évoluer selon un même rythme;
nations et que la conquête romaine était conforme au plan divin : pourquoi le feraient-ils ? Et, s'ils ne le font pas, I'impression
on sait alors de quelle « histoire de... >> on parle, tout se détraque que nous donne le continuum historique de se diviser en un cer-
quand I'Histoire cesse d'être I'histoire des nations et se gonfle tain nombre de civilisations n'est qu'une illusion d'optique et il
peu à peu de tout ce que nous arrivons à concevoir du passé. La serait à peu près aussi intéressant de discuter de leur nombre que
Providence dirigera-t-elle l'histoire des civilisations ? Mais que du groupement des étoiles en constellations.
veut dire civilisations ' ? Dieu dirigerait-il un flatus vocis ? On Si la Providence dirige I'Histoire et que I'Histoire soit une
ne voit pas que le bicaméralisme,le coilus interruptus,la méca- totalité, alors le plan divin est indiscemable ; coûrme totalité,
I'Histoire nous échappe et, comme entrecroisement de séries,
elle est un chaos semblable à l'agitation d'une grande ville vue
l. Lidée que tous les événements d'une même époque ont une même d'avion. L historien ne se sent pas très anxieux de savoir si l'agi-
physionomie et forment une totalité expressive est très répandue ; de même,
à nos yeux, chaque quartier de Paris ou tous les paysages ombriens ont une tation en question tend vers quelque direction, si elle a une loi,
même couleur locale. Spengler faisait appel à une sorte de tact (c'est son s'il y a évolution. Il est trop clair, en effet, que cette loi ne serait
mot), à une intuition qu'il se flattait de posséder à un degré exceptionnel, pas la clé du tout; découvrir qu'un train se dirige vers Orléans
pour apercevoir I'originalité et la discontinuité des saisons de I'histoire. Vers ne résume ni n'explique tout ce que peuvent faire les voyageurs
1950, la phénoménologie française espérait que, de même que le monde de la
à I'intérieur des wagons. Si la loi de l'évolgtion n'est pas une clé
perception forme une sorte d'unité mélodique, de même on pourrait saisir un
jour I'unité de style qui, à n'en pas douter, baignait tous les événements mystique, elle ne peut être qn'nn indice: qui permettrait à un
d'une même periode. Il n'en est que plus curieux de voir sur quelles bases observateur venu de Sirius de lire I'heure au cadran de I'Histoire
repose cette illusion physionomique, qui est aussi naiïe que celle du . gay et de dire que tel instant historique est postérieur à tel autre ; que
Paris ,' ou de la Belle Epoque. Elle vient surtout de la couleur rhétorique, de cefte loi soit la rationalisation, le progrès, le passage de I'homo-
la phraséologie des sources : clarté de la Grèce classique, simplicité omée de
l'époque cicéronienne où de grands seigneurs pleinement hommes se promè-
gène à I'hétérogène, le développement technique ou celui des
nent sous des portiques en parlant de I'immortalité de I'âme... Prenons le libertés, elle permettrait de dire que le xx' siècle est postérieur
Bas-Empire, qui a à nos yeux une physionomie lourde de bijoux, coruscante, au ry", mais ne résumerait pas tout ce qui a pu se Passer à I'inté-
baroque, étouffante, atroce, que ne semble pas avoir le Haut-Empire : I'ori- rieur de ces siècles. L observateur venu de Sirius, sachant que la
gine de cette physionomie est uniquement la rhétorique << kafkéenne " du liberté de la presse ou le nombre d'automobiles est un indice
Bas-Empire, cornmune à Ammien, à saint Jérôme, au Code théodosien et
aux inscriptions, qu'E. Auerbach a si finement analysée (Mimésis, trad. fr., chronologique sûr, considérerait cet aspect de la réalité pour
p.70-77'1; du reste, dès qu'on lit les papyrus du HaurBmpire, les rares dater le spectacle de la planète Terre, mais il va sans dire que les
décrets que nous avons ou les Actes des Martyrs, la même impression de Terriens n'en continueraient pas moins à faire beaucoup d'autres
lourdeur atroce apparaît : atrocité de tous les empires où I'administration, choses que de conduire des autos et de maudire leur gouveme-
lointaine, corrompue à
et glissant la surface des masses paysannes, ment dans leurs quotidiens. Le sens de l'évolution est un pro-
compense son impuissance par son atrocité et ses poses majestueuses : ainsi
dans les empires turc et chinois. On aimerait savoir pareillement ce qu'il y a blème biologique, théologique, anthropologique, sociologique
de réel derrière la sombre figure que le siècle de Villon et des danses ou patâphysique, mais pas historique, car I'historien ne se soucie
macabres a à nos yeux, et à quel niveau de réalité se place I'admirable étude pas de sacrifier l'histoire à un seul de ses aspects, cet aspect
physionomique de Huizinga; on attribue cette sombre couleur, cette obses- serait-il indice ; la physique et même la thermodynamique ne se
sion de la mort, aux circonstances du xv' siècle, à la peste, aux guelres, au
réduisent pas non plus à la contemplation de l'entropie '.
Grand Schisme. Je demande alors, si les choses s'enchaînaient aussi simple-
ment, quelle physionomie devraient avoir la littérature et la peinture du
siècle d'Auschwitz et d'Hiroshima. l. La philosophie de I'histoire est aujourd'hui un genre mort ou du moins
44 L'objet de l'histoire
Tout est histoique, donc l'histoire n'existe pas 45
vérité n'est cependant pas devenue familière avant la fin du de ce mécénat est telle que, dans une ville hellénistico-romaine,
siècle dernier et sa découverte a produit un certain choc; on a une de celles dont les touristes visitent les ruines en Afrique du
parlé de subjectivisme, de décomposition de l'objet historique' Nord ou en Turquie, la plupart des monuments que nous dirions
Ce qui ne peut guère s'expliquer que par le caractère très événe- publics ont été offerts à la cité par un notable : c'est le cas de la
mentiel de l'historiographie jusqu'au x>f siècle et par l'étroi- plupart des amphithéâtres; imaginons qu'en France la plupart
tesse de sa vision; il y avait une grande histoire, surtout poli- des mairies, des écoles et des barrages hydrauliques soient dus à
tique, qui était consacrée, il y avait des événements (< reçus >). la magnificence des bourgeois du lieu, qui, en outre, offuiraient
Uhistoire non-événementielle a été une sorte de télescope qui, aux travailleurs I'apéritif et le cinéma). Comment interpréter
en faisant apercevoir dans le ciel des millions d'étoiles autres cette masse indigeste de données où se mêlent les conduites les
que celles que connaissaient les astronomes antiques, nous ferait plus hétéroclites (les cadeaux aux fonctionnaires sont leur traite-
comprendre que notre découpage du ciel étoilé en constellations ment, le mécénat remplace I'impôt sur le revenu) et les mobiles
était subjectif. les plus différents : arrivisme, paternalisme, style monarchique,
Les événements n'existent donc pas avec la consistance d'une comrption, munificence, patriotisme local, goût de rivaliser,
guitare ou d'une soupière. Il faut alors ajouter que, quoi qu'on désir de tenir son rang, soumission à I'opinion, peur du chari-
dise, ils n'existent pas non plus à la manière d'un « géométral » ; vari ?
on aime à afftrmer qu'ils existent en eux-mêmes à la manière On pourra voir dans certaines de ces conduites mais cer-
d'un cube ou d'une pyramide : nous ne voyons jamais un cube taines seulement -
un équivalent antique de I'assistance et de la
sous toutes ses faces en même temps, nous n'avons jamais de lui
-
charité'. Ressortissent à cette intrigue le pain gratuit, les distri-
qu'un point de vue partiel ; en revanche, nous pouvons multiplier butions de terres et les fondations de colonies de peuplement, les
ces points de vue. Il en serait de même des événements : leur festins publics (où les pauvres avaient I'occasion de manger de
inaccessible vérité intégrerait les innombrables points de vue que la viande et des sucreries), les pensions versées aux << clients >>
nous prendrions sur eux et qui auraient tous leur vérité partielle. dans les bonnes maisons, le devoir de philanthropie selon les
Il n'en est rien; I'assimilation d'un événement à un géométral stoïciens ou plutôt selon la morale populaire. Certes les mots de
est trompeuse et plus dangereuse que commode. Que le lecteur pauvre et de charité sont étrangers au vocabulaire paren : ce sont
nous permette d'abord de développer un peu longuement un des concepts juifs et chrétiens; les pai'ens déclaraient agir par
exemple (ce qui nous arrivera deux ou trois fois au fil de ce livre, munificence ou patriotisme, et les secours d'assistance étaient
pas davantage), afin que nous voyions en quoi consiste cette pré- censés être destinés à tous les citoyens : c'était le peuple romain
tendue pluralité des points de vue. qui avait droit au blé public, « les citoyens » qui étaient envoyés
dans les colonies de peuplement. Mais ne soyons pas dupes des
Un exemple : l'évergétisme valeurs : dans le fait, seuls les citoyens pauvres bénéficiaient du
blé et des terres; la phraséologie n'en continuait pas moins à
Dans la société romaine, le don, ou plutôt tout ce qu'on peut dissoudre la catégorie économique des pauvres dans I'universa-
mettre sous ce vocable vague, tenait une place aussi grande que lité civique de la loi. L universalisme n'empêchait donc pas les
dans les sociétés à potlatch ou dans celles à fiscalité redistribu- pauvres d'être assistés : ou plutôt certains pauvres, ceux qui
trice et aide au Tiers Monde; pain et cirque, distributions de pouvaient se dire citoyens romains; les autres étaient abandon-
terres aux vétérans, étrennes, ., cadeaux » de I'empereur à ses nés à la misère et à la philanthropie privée. [,es distributions de
fonctionnaires, bakchich élevé à la hauteur d'une institution, tes- blé ne sont donc pas exactement, ni ce qu'en disaient les valeurs
taments où l'on distribue ses biens à ses amis et à ses domes-
tiques, clientèle banquets où I'on invite toute la ville, mécénat l. H. Bolkestein, Wohltiitigkeit und Armenpflege im vorchrtsilichen
des notables qui composent la classe gouvernante (l'importance Altertum, 1939.
Nifaits, ni géométral, mais des intrigues 6t
60 L'obiet de l'histoire
sur le passé ; à propos du concept de préromantisme, il écrit : extrêmes ne répondent évidemment pas au même intérêt, ne
« S'il n'y avait pas eu un Rousseau, un Chateaubriand, un reposent pas sur le même choix de traits pertinents, ne s'adres-
Vigny, un Hugo, non seulement on n'aurait jamais apercu, mais sent pas au même public. Il ne faut donc jamais oublier, quand
encore il n'y aurait réellement pas eu de romantisme chez les on commence à écrire, que la chronique des événements n'est
classiques d'autrefois, car ce romantisme des classiques ne se pas la seule manière d'écrire I'histoire et qu'elle n'en est même
réalise que par le découpage dans leurs æuvres d'un certain pas une pièce indispensable; qu'elle est plutôt une solution de
aspect, et la découpure, avec sa forme particulière, n'existait pas paresse. L historien n'en est pas réduit à faire défiler les épi-
plus dans la littérature classique avant I'apparition du roman- sodes consacrés, la Mame et Verdun. Il faut qu'il sente, autour
tisme que n'existe dans le nuage qui passe le dessin amusant que du « fait » (tel qu'il nous vient des documents du temps, de la
I'artiste y apercevra en organisant la masse amorphe au gré de sa mémoire collective et de la tradition scolaire), mille autres struc-
fantaisie. » Mais n'est-ce pas prendre un découpage conceptuel turations possibles, et qu'il soit prêt à changer souplement de
pour une forme substantielle ? Les thèmes qu'on poulra qualifier niveau descriptif, si l'opportunité le veut. L'opportunité, c'est-à-
un jour de préromantiques existaient déjà, sans le nom, dans le dire la cohérence interne : tous les partis descriptifs sont bons ;
classicisme ; ils ne peuvent s'y introduire après coup, car Dieu l'essentiel, une fois qu'on en a choisi un, est de s'y tenir. Un
lui-même ne peut faire que ce qui n'a pas eu lieu ait eu lieu; livre consacré à la guerre de 1914, et à elle seule, se doit d'être
l'avenir devait apporter la possibilité de rattacher ces thèmes au narratif et de raconter Verdun ; à I'intérieur d'une histoire géné-
romantisme, quand romantisme il y a eu, mais il ne les a pas rale, la guerre de l9l4 ne doit plus être représentée que par ses
créés ; on ne crée pas un fait en le découvrant. traits globaux, « sociologiques ».
Ce n'est pas le romantisme qui, en son temps, crée rétroacti- i
vement le préromantisme ; c'est seulement I'historien de la litté- Difficulté d'une synthèse cohérente
rature, à quelque époque qu'il vive. Le temps ne joue donc
aucun rôle dans le paradoxe bergsonien, en dépit des apparen- La cohérence interne, I'agilité à déplacer le niveau descriptif
ces ; le même enrichissement de I'objet joue, mais en sens des « faits >> sont choses belles, difficiles et rares; le plus sou-
inverse, quand, au xx" siècle, on entreprend de décrire le roman- vent, un livre d'histoire est fait d'une juxtaposition de descrip-
tisme comme un post-classicisme. L€ véritable problème que tions qui ne sont pas de même niveau. Un livre d'histoire
pose le paradoxe est celui du découpage historique, de la consti- romaine exposera les événements militaires de manière narra-
tution de l'événement tel qu'on le fera être. Du romantisme, du tive; les traits qui opposent la stratégie des anciens à celle des
classicisme, on peut écrire d'innombrables choses, on peut modernes (voir là-dessus Ardant du Picq) et I'enchaînement
décrire le classicisme cornme un préromantisme, on peut encore fatal de I'impérialisme romain seront réputés impliqués dans le
découper en lui mille autres intrigues qui seront toutes rece- détail de leurs manifestations; I'histoire politique sera écrite,
vables. Car on ne décrit pas dans I'absolu; toute description tantôt aujour lejour, tantôt de loin; I'exposé de la vie littéraire
implique le choix, inconscient le plus souvent, des traits qui supposera que le phénomène littéraire est toujours et partout le
seront décrétés pertinents. Le « fait >> qu'est la guerre de 1914, même et se contentera d'énumérer des ceuvres et des auteurs ; la
par exemple, peut être décrit, ou plutôt constitué, de mille vie sociale sera vue au contraire de beaucoup plus haut. Bref,
manières différentes, qui vont d'une chronique des événements I'historien paraîtra s'adresser, tantôt à un spécialiste pour qui
diplomatiques et militaires à une analyse des conditions poli- l'atmosphère romaine, les données non-événementielles sont
tiques, sociales, mentales, économiques et sratégiques qu'impli- familières et vont presque autant de soi qu'elles allaient pour les
quent ces événements, à une sorte d'analyse << en profondeur >>, Romains (qui y baignaient et que seules les nouvelles du jour
à une .< sociologie » de ce conflit, où le nom de Verdun sera à pouvaient encore intéresser); tantôt à un lecteur ignorant et
peine prononcé, sinon à titre d'exemple. Ces deux manières intelligent à qui il faut tout apprendre, à commencer évidem-
68 L'obiet de l'histoire Ni faits, ni géométral, mais des intrtgues 69
ment par les omniprésentes données non-événementielles ; ce telle difficulté qu'à cette heure il ne semble pas qu'elle ait été
lecteur voudra qu'on dégage pour lui les traits qui distinguent ou réussie pour aucune civilisation; c'est que le jour n'en est pas
rapprochent la civilisation romaine de la civilisation contempo- encore venu. Quand, grâce aux Weber à venir, les grands traits
raine et d'autres grandes civilisations dans le cadre de I'histoire différentiels de l'histoire universelle nous seront devenus une
universelle; il supportera difficilement qu'on lui livre en vrac, topique familière, on en reparlera plus opportunément.
sous la même reliure, des pages de « sociologie » et des pages En attendant, trois conséquences peuvent être utilement tirées
de chronologie. du nominalisme historique. D'abord, toute histoire est de
Satisfaire un lecteur aussi exigeant en matière de cohérence quelque manière une histoire comparée. Car les traits, retenus
serait une tâche herculéenne; il y faudrait un Max Vy'eber et comme pertinents, par rapport auxquels on décrit un fait indivi-
peut-être plusieurs. Il faudrait dire ce qui distingue Rome des duel, sont des universaux; par là, quand on trouve pertinente et
àutres civilisations vues à la même échelle, analyser, par intéressante I'existence de sectes dans la religion romaine, on est
exemple, ce qui distingue la religion romaine des autres reli- à même de dire si n'importe quelle autre religion présente ou
gionJ; cette analyse présuppose évidemment lne typologie non le même trait ; et, inversement, constater qu'une autre reli-
ôomparée du phénomène religieux. Il faudrait faire de même gion comporte une théologie amène à prendre conscience que la
pour I'administration, au prix d'une vue synthétique et compara- religion romaine n'en comporte pas et à s'étonner qu'elle soit ce
iive du phénomène administratif dans I'histoire. La société qu'elle est. Ensuite, tout « fait » est entouré d'une marge de non-
romaine devrait elle-même être replacée dans l'étude comparée événementiel implicite et c'est cette marge qui laisse la place de
des civilisations pré-industrielles et cette comparaison nous le constituer autrement qu'on ne le fait traditionnellement.
ferait prendre conscience, pour Rome, de mille particularités qui Enfin, puisque le « fait >> est ce qu'on le fait être si l'on a la
étaient restées pour nous, jusque-là, implicites et cachées dans le souplesse exigée, la discipline à laquelle I'histoire pourra être
ce-quiva-de-soi. En échange de toutes ces belles choses, notre comparée est la critique littéraire ; car on sait bien que ce que les
exigeant lecteur consentirait à nous faire grâce du détail des manuels disent sur Racine est la moindre partie de ce qu'on
guerres entre César et Pompée. C'est donc une tâche à faire pourrait dire sur cet auteur; cent critiques qui écriraient cent
trembler les plus intrépides que d'écrire une histoire générale, livres sur Racine les écriraient tous plus différents, plus vrais et
car il ne s'agit pas de résumer les « faits >>, mais de les constituer plus subtils les uns que les autres ; seuls les critiques peu doués
autrement et d'être cohérent avec le niveau adopté. Il faudra' en resteraient à la vulgate scolaire, aux << faits >>.
pour bien faire, qu'il ne reste aucun résidu de données événe-
mentielles non repensées et qui ne seraient pertinentes qu'à
l'échelle d'une chronique ou d'une monographie. Somme toute,
ce qu'on appelle, depuis Fustel de Coulanges, la .. synthèse '>
historique n'est pas autre chose que cet effort de constitution du
fait à un niveau descriptif qui n'est pas nécessairement celui du
document. Passer de la monographie à l'histoire générale ne
consiste pas à retenir, dans la seconde, les seuls traits saillants de
la première, car, quand on passe de I'une à I'autre, les traits
saillants ne sont plus les mêmes ; ce qui creuse un abîme entre la
religion républicaine et la religion imperiale à I'intérieur de
I'histoire romaine n'est pas la même chose que ce qui,en creuse
un entre la religion romaine et les autres religions. Ecrire une
bonne histoire générale serait finalement une entreprise d'une
Par pure curtosité pour le spécifique 7l
n'apprendrait rien de bien neuf et I'art est un plaisir « en dehors
CHAPITRE IV du travail ,r. D'autres archéologues concilient métier et esthé-
tisme, mais plus par I'union personnelle des deux couronnes que
Par pure curiosité pour par une unité d'essence. Uadjectif préféré de mon archéologue
ennemi du beau est le maître-mot du genre historique : << C'est
le spécifique intéressant. » Cet adjectifne se dit pas d'un trésor, desjoyaux de
la Couronne; il serait saugrenu sur I'Acropole, déplacé sur le
site d'une bataille des deux dernières guerres; l'histoire de
chaque nation est sainte à ses yeux et on ne peut pas dire « I'his-
toire de France est intéressante ,> sur le ton où I'on vante I'attrait
des antiquités mayas ou de I'ethnographie des Nuer ; il demeure
Si I'on entend, par humanisme, le fait de s'intéresser à la que les Mayas et les Nuer ont leurs historiens ou ethnographes.
vérité de I'histoire en tant que celle-ci comprend des æuvres I1 y a une histoire populaire qui a son répertoire consacré :
belles et à ces æuvres belles en tant qu'elles enseignent le bon, grands hommes, épisodes célèbres; cette histoire est partout
alors I'histoire n'est assurément pas un humanisme, car elle ne autour de nous, sur les plaques des rues, sur le socle des statues,
brouille pas les transcendantaux ; elle n'en est pas davantage un, dans les vitrines des libraires, dans la mémoire collective et
dans les prograrnmes scolaires ; telle est la dimension « sociolo-
si I'on entend par humanisme la conviction que I'histoire aurait
gique » du genre historique. Mais I'histoire des historiens et de
pour nous une valeur particulière parce qu'elle nous parle des
leurs lecteurs chante ce répertoire sur un autre ton quand elle le
hommes, c'est-à-dire de nous-mêmes. Nous ne prétendons pas
reprend ; de plus, elle est très loin de se canüonner dans ce réper-
décréter, en disant cela, que I'histoire ne doit pas être un huma-
toire. Il a existé longtemps une histoire privilégiée : un peu de
nisme ni interdire à chacun d'y trouver son plaisir (encore que le
Grèce à travers Plutarque, Rome surtout (la République plus que
plaisir de l'histoire soit assez limité quand on la lit en y cher-
l'Empire et beaucoup plus que le Bas-Empire), quelques épi-
chant autre chose qu'elle-même) ; nous estimons seulement que,
sodes du Moyen Age, les temps modernes ; mais, à vrai dire, les
si l'on regarde ce que tbnt les historiens, on constatera que I'his-
érudits s'étaient toujours intéressés à tout le passé. Au fur et à
toire n'est pas plus un humanisme que les sciences ou la méta- mesure que les civilisations anciennes et étrangères ont été
physique. Alors, pourquoi prend-on de I'intérêt à l'histoire et
découvertes, Moyen Age, Sumériens, Chinois, « primitifs »,
pourquoi l'écrit-on ? Ou plutôt (car I'intérêt qu'y trouve chacun
elles sont entrées dans notre cercle d'intérêt avec la plus grande
est son affaire personnelle : goût du pittoresque, patriotisme...), facilité et si les Romains ennuient un peu le public, c'est qu'on a
quelle sorte d'intérêt vise à satisfaire par nature le genre histo- fait d'eux un peuple-valeur au lieu de voir combien ils étaient
rique ? Quelle est sa finalité ? exotiques. Puisqu'il est de fait que nous nous intéressons à tout,
nous ne comprenons plus qu'il y a soixante ans à peine Max
Un mot d'historien : << C'est intéressant » Weber ait pu fonder I'intérêt que nous portons à I'histoire sur le
fameux « rapport aux valeurs >>.
Un archéologue de ma connaissance, passionné pour ce
métier et habile historien, vous regarde avec pitié quand vous le
félicitez d'avoir trouvé dans sa fouille une sculpture qui n'est
pas mal; il se refuse à explorer les sites prestigieux et affirme
que la fouille d'un dépotoir est ordinairement plus instructive ; il
souhaite ne jamais trouver une Vénus de Milo, car, dit-il, elle
72 L'objet de l'histoire Par pure cuiosité pour le spécifique 73
un document est aussi et d'abord un événement, grand ou petit : versent et aussi par ceux qui la maintiennent dans les vieilles
on peut définir le document coûlme étant tout événement ayant ornières; I'importance de l'événement dans sa série décide du
nombre de lignes que I'historien lui accordera, mais ne décide
laisié jusqu'à nous une trace matérielle ' ; la Bible est un événe-
pas du choix de Ia série ; c'est parce que nous avons choisi I'in-
ment de l'histoire d'Israël en même temps que sa source ; docu-
trigue politique que Louis XIV tient le grand rôle ; nous n'avons
ment d'histoire politique, elle est un événement d'histoire reli-
pas nécessairement choisi cette intrigue pour ajouter une bio-
gieuse; un tesson inscrit, trouvé dans une carrière antique du
Sinaï, qui révèle le nom d'un pharaon, est un document pour
graphie de plus à l'hagiographie de Louis KV.
I'histoire dynastique ; c'est aussi un des nombreux petits événe-
ments qui composent I'histoire de I'emploi solennel de l'écri- Le fond du problème : Weber et Nietzsche
ture, de I'habitude de dresser pour la postérité des monuments,
A vrai dire, nous avonsjusqu'ici, très intentionnellement, pris
épigraphiques ou autres. Cela dit, il en est de ce tesson comme la théorie de Weber par le petit côté de la lorgnette, en regardant
dè tout autre événement : il peut tenir, dans I'intrigue où il est si elle s'accordait avec I'activité réelle de I'historien ; aussi bien
événement, les premiers rôles ou faire seulement de la figura- est-ce I'accord avec les faits qui juge une théorie. Mais le pro-
tion : seulement, malgré ce que dit Weber, il n'y a pas de diffé- blème même qu'elle cherchait à résoudre n'en est pas réglé pour
rence de nature entre les grands rôles et les figurants; de autant ; or, pour Weber, qui était fondamentalement un nietz-
simples nuances les séparent, on passe insensiblement des uns schéen, ce problème se posait en teûnes nietzschéens; quand il
aux autres et à la fin on s'aperçoit que Frédéric-Guillaume IV dit que I'histoire est rapport aux valeurs, il ne songe pas à des
lui-même ne fait au fond que de la figuration. L'histoire de la valeurs définies (l'humanisme classique, pa1 exemple) au nom
paysannerie sous Louis XIV est celle des paysans' la vie de cha- desquelles nous préférerions I'histoire greèque à celle des
cun de ces pâysans est celle d'un figurant et le document propre- Peaux-Rouges : il veut seulement constater qu'en fait, jusqu'à
ment dit sera par exemple le Livre de raison de ce paysan ; mais son époque, aucune conception de I'histoire ne s'est intéressée à
si, dans une paysannerie, chaque paysan n'est là que pour faire tout le passé, que chacune a opéré un tri, et c'est cette sélection
inmbre, il suffit de passer à I'histoire de la grande bourgeoisie qu'il appelle valorisation. On ne préfère pas les Athéniens aux
pour c-,re I'historien désigne par leur nom les dynasties bour- Indiens au nom de certaines valeurs constiluées; c'est le fait
geoises erpasse de la statistique à la prosopographie. On arrive à qu'on les préfère qui ferait d'eux des valeurs; un geste tragique
Louis )(tV' voilà I'homme-valeur, le héros de I'intrigue poli- d'injustifiable sélection fonderait toute vision possible de i'his-
tique, I'histoi:e faite homme. Eh bien non, il n'est qu'un figu- toire. Weber érige donc en tragédie un état de I'historiographie
rant, seul sur lascène, mais figurant tout de même ; c'est comme qui devait se révéler très provisoire ; la métamorphose du gènre
chef d'État que l'historien parle de lui et non coûlme amant pla- historique en histoire totale (qui, par une curieuse coincidènce,
tonique de La Vallière ou patient de Purgon; il n'est pas un est devenue patente juste après la génération à laquelle apparte-
homme, mais un rôle, celui de monarque, qui par définition ne nait Weber) devait bien le montrer. En d'autres termes, cette
comporte qu'un seul figurant; en revanche, coûlme patient de conception de la connaissance historique implique le refus de
1
Purgon, il fait nombre dans I'histoire de la médecine, et la << rai- considérer I'historiographie comme une activité relevant d'une
son de connaître >> est ici le journal de Dangeau et les documents norme de vérité : il serait impossible à I'historien d'en appeler à
relatifs à la santé du roi. Si I'on prend pour intrigue l'évolution quelque tribunal de la raison, car ce tribunal lui-même né pour-
de la mode, cette évolution est faite par les tailleurs qui la boule- rait être constitué que piu un décret injustifiable. Telles semblent
du moins être les idées que sous-entendent les pages de Weber,
l. On a vu au chapitre lll que tout « événement » est le carrefour d'un qui ne sont pas très explicites.
nombre inépuisable d'intrigues possibles; c'est pourquoi « les documents
sont inépuisablès »r comme on le répète à juste raison. Le malheur est que, si I'on chasse la norme de vérité par la
Par pure curiosité pour le spécifique 77
76 L'obiet de l'histoire
valeur. Car le réalisme (toujours lui) veut que nous reconnaissions
porte, elle revient par la fenêtre ; Weber lui-même ne peut pas ne que I'idéal scientifique existe de facto parmi nos mobiles, de
après avoir constaté
iur iégife."t ", -utiè." d'historiographie-:il impose cette valorisa-
même que I'idéal artistique ou l'idéal du droitr, et que cet idéal
iu" iu-ritio, du passé est valorisaiion,
d'histoire
ordonne I'activité scientifique ; cette activité est toujours plus ou
tion comme une nonne' Les auteurs d'un manuel moins imparfaite par rapport à lui, mais, sans lui, elle deviendrait
pris le parti d'attacher-aulanii'imp9rta1c9 à
iiiei"t" avaient incompréhensible. Il est de fait que, de tout temps, les hommes
et américaine qu'à celle du Vieux Monde (ce
i'histoire africainê ont reconnu que la science, le droit, I'art, la morale, etc., étaient
qui n'uo.uit rien que de banal de nos jours) ; au lieu de s'incliner des activités originales qui avaient leur règle du jeu et devaient
à"uÀt geste àorisant, Vy'eber critique le manuel au nom de être jugées d'après cette règle; on peut discuter de la regle,
;; qr"""o6it etre I'histoire : ' Lidée d'une sorte enfin
d'équité
! enfin !
contester ses applications, mais non le principe qu'il y en a une.
poUtl"o-t""iute en histoire, qui voudrait bien Ce qui est intéressant pour un historien n'est pas ce qui intéresse
1- -
acco.der aux peuplades cafres et peaux-rouges, si outrageuse- sa civilisation, mais ce qui est historiquement intéressant ; de
ment méprisées jusqu'ici, une place au moins aussi importante même, .le » Moyen Age (disons : certains milieux au Moyen
qoào* Àtneni"ni, eit tout simplement nar've '' » La tragédie se
Age) a pu s'intéresser tout particulièrement aux bêtes étranges et
degraOe en académisme ; aprgs avoir montré que rien ne pernet aux animaux exotiques : les zoologistes médiévaux, eux, se sont
àài.efe.". en droit un choix à un autre, Weber en conclut qu'il occuffs ou auraient dû s'occuper de ce qui est zoologiquement
iuoi ,'"n tenir à I'ordre établi. Le passage du radicalisme ra- intéressant, à savoir tous les animaux; ils ont pu être plus ou
giqo" uu conformisme ne date pas de Weber ; sauf erreur' le pre- moins conscients de l'idéal de leur science : il demeure qu'à tout
iiià. a l'avoir pratiqué est lJ dieu Krishna : dans la Bhaga- moment un zoologiste pouvait se lever parmi eH( pour en appeler
i"agîtu, il enseigne-au prince Arjuna, qui s'apprête à faire la à cet ideal ; il se peut aussi que I'idéal zoologiste ait évolué : mais
guei;, iue, puislque la vie et la mort sont une même chose' il cette évolution aura été purement scientifique en droit et aura
i;u qo;a'ruiiË son office et à livrer bataille (au lieu de ne pas la constitué une affaire que la science avait avec elle-même.
livrei ou de chercher we via media stggérée par la prudence)'
ôn comprend alors comment, chez Weber, le nietzschéisme Uintérêt historique
assure la liaison entre sa pensée épistémologique et ses
attitudes
guerre mondiale' qui ont
folitiques avant et pendant la première
'roor"nt La cause sociologique prochaine de la naissance et de la durée
surpris de ü part d'un historien si raisonnable : nationa- d'une discipline a été de tout temps, comme I'ont dit Gramsci et
lisme teinté de pangermanisme, Machtpolüik êng-ée en norrne'
-- Koyré, I'existence d'un groupuscule specialisé (recruté parmi les
Ii ne nor. uppu.tl"rt pas d'examiner si Nietzsche marque la fin prêtres, les professeurs, les techniciens, les publicistes, les para-
de la philosofhie occidentale ou s'il n'est que .le premier sites, les rentiers, les marginaux et les bons à rien) qui se donne
des contestataiies. Du moins notre problègre a-t-il fait un
pas en
valeurs
co[lme fin Ia connaissance elle-même et qui est souvent à
n'a rien à voir avec les
avant : la valorisation selon Weber lui-même son seul public. Il n'en va pas autrement de la
d'une époque donnée, ce qui suffit à éliminer I'idée connaissance historique. Elle se dégage, comme curiosité de
"on.tinre"s
répandue que notre vision du passé serait la projection du présent' spécialistes, de ses implications « sociologiques », des fastes où
grand tra-
ia'traOuctiôn de nos valeurs eide nos interrogations : le I'on inscrit les noms des rois ou des monuments qui perpétuent
rien de coûlmun avec le
lique nietzschéen n'a tout de même le souvenir des exploits et des drames nationaux. Ce n'est pas
existentiel. La valorisation trace la frontière de I'histoire' parce que << notre » civilisation ferait un choix valorisant que le
fiaitros
Ëii" n;o.gunit" pas l'intérieur en un théâffe pour psychodrames ; à
l'intérieulr de ses limites, I'histoire est à elle-même sa propre l. H. Kelsen, Théorie pure du droit, trad. Eisenmann, Dalloz, 1962,
p.42,92,142.
1. Essais, P. 302 ; cf. 246 er279.
Par pure curiosité pour le spécifique 79
78 L'objet de l'histoire
portance qu'a singulièrement une allumette frottée par Dupont
passé n'est pas pour nous une grisaille où aucun fait ne serait un matin de septembre de telle année, elle a pour importance his-
olus importânt qu'un autre : c'est Parce que les faits n'existent torique I'importance même qu'elle a dans la vie de Dupont, si
prennent I'importance rela-
âue Oant et par des intrigues où ils I'on prend pour intrigue la tranche afférente de cette vie.
tir" que leurlmpose la logique humaine-du drame' Le temps d'un paragraphe ou deux, pensons archéÿpalement
La nature Oà t'interêi proprement historique se déduit de (car la pensée sauvage a du bon, qui est classificatrice, sinon
I'essence de I'histoire. Celie-ci raconte ce qui a eu lieu pour la structurale). Lhistoire telle qu'on l'écrit peut être rapportée à
seule raison que cela a eu lieu' ; elle ignore donc deux centres deux archétypes : << cette action est digne de vivre dans notre
d'intérêt, les valeurs et les exemples ; elle n'est pas Ïagio- mémoire » et << les hommes diffèrent entre eux >>. Ouvrons la
graphique ou instructive et délectable. Il ne sufEt Pas que la ga-1- plus célèbre des chroniques indiennes, la Râjataranginî; on y lit
,i.C"" â" Louis XfV soit arrivée à ce grand roi pour qu'elle la gloire et la catastrophe du roi Harsha et quel fut sous son
'i'o."up" beaucoup de cette maladie, sauf à enregistrer la mort règne l'éclat inoubliable de la cour ; ouvrons Hérodote : il a écrit
du roi, qui ne jouait pour I'historien qu'un t9l9 d" monarque et son enquête, dit-il, pour que « le temps n'emporte à I'oubli les
n;uraii ias individueilement de valeur pour lui' Elle ne s'occu- exploits et qu'il ne soit action d'éclat, due aux Grecs ou aux
écla-
f"tu pui non plus d'une action d'éclat ou d'une catastrophe Barbares, qui devienne un jour sans renom ». Mais Hérodote
i-t", to,rt évênements qui ont valeur exemplaire' avait trop de génie pour se bomer à I'histoire considérée comme
Peut-on vraiment croire que tout ce qui a été est intéressant ? citation à I'ordre de l'humanité et, en fait, le livre qu'il écrivit
Est-il digne de I'histoire de raconter que les hommes se sont ressortit au second archétype, « les peuples difÊrent entre eux >>
taillé les-ongles, ont épluché des pommes ou frotté des allu- dans l'espace ou le temps et << en Egypte les femmes urinent
mettes ? OuiI tout autant que de rapporter que les Séleucides debout et les hommes, accroupis » (ce qui pfophétise l'étude des
conquirent définitivement là Cælésyrie sur les. Lagidgg en 198' techniques du corps par Marcel Mauss). Il est le père de I'art du
Car,'chose curieuse, pour peler un fruit une moitié de I'humanité voyage, qu'on appelle de nos jours ethnographie (on va même
approche le couteauàu fruit tenu immobile et trouve naturel de jusqu'à s'imaginer qu'il existerait une méthode ethnographique)
p'ôeO"t ainsi, tandis que I'autre moitié, qui vit dans les îles du et de I'histoire non-événementielle. C'est ainsi que I'histoire a
ilacifique, fait tourner le fruit sur le couteau tenu fixement et pro- cessé d'être rapport aux valeurs pour devenir histoire naturelle
fesse que c'est la seule façon rationnelle de.vprocéder ; Po91 frot- des hommes, ceuvre de pure curiosité.
ter les allumettes, les Occidentaux font un mouvement d'avant
en arrière ou, au contraire, d'arrière en avant, selon qu'ils sont du
Comparaison avec les origines du roman
sexe masculin ou féminin. Ce qui ne laisse pas d'inspirer
quelques réflexions sur les techniques, la dialectique nature- En quoi elle a quelque ressemblance avec le roman (ou his-
dumie, les « rôles >> masculin et féminin, I'imitation, la diffusion toire qui ment), car le roman est pareillement passé, du rapport
des techniques et leur genèse; depuis quand se sert-on d'allu- aux valeurs, au fait de raconter pour raconter. Il débute, tant chez
mettes ? Quel autre gesie technique, lui-même différent selon les les Grecs qu'au Moyen Age et chez les modernes, par I'histoire
sexes, a rài a" moàèle quand on a commencé à en frotter ? Il
y romancée, qui parle d'hommes-valeurs, rois ou princes : Ninos
a sûrement là-dessous unè bien curieuse intrigue' Quant à I'im- et Sémiramis, le Grand Cyrus ; car on ne peut se permettre de
jeter tout de go le nom de quelqu'un dans le commerce public
que si ce quelqu'un est notoire, roi ou grand homme ; les
l. Dans le même sens, M. Oakeshott, Rationalism in politics' Methuen' hommes publics écrivent leurs mémoires et laissent écrire leur
te6) gniversity Paperbacks' 1967), p. 137-161--: « The activity of being an
ti.t ri:À » ; cetie aËtivité est .. un piocessus d'émancipation par rapport à vie, mais on n'entretient pas le public de la biographie d'un
itttit J" piatique envers le passé' qui a été la première et est restée long- simple particulier. Être nbtoire èst être quelqu\n- dont les
temps la seule ».
80 L'obiet de l'htstoire Par pure curtosité pour le spécifique 8l
premier grand rôle de l'histoire ou hgurant parmi des mil- impitoyable régularité. Les cinq centimètres de flèche sont spé-
lions d'autres, il ne compte historiquement que par sa spécifi- cifiques, ils ont un sens << collectif » et sont dignes de mémoire ;
cité. tout est historique, sauf ce dont on n'a pas encore compris le
L'argument wéberien des tailleurs du roi et le rapport aux pourquoi. A la fin de la fouille, il n'y aura peut-être aucune par-
valeurs nous cachaient la vraie position de la question, qui est la ticularité de la maison qui ne soit rattachée à son espèce ; le seul
distinction du singulier et du spécifique. Distinction innée, nous fait irréductible sera que la maison en quesüon est elle-même et
la faisons partout dans la vie quotidienne (les indifférents n'exis- qu'elle n'est pas cette autre qui s'élève à côté : mais I'histoire
tent que comme représentants de leurs espèces respectives); n'a que faire de cette singularité '.
c'est pour elle que notre archéologue puriste ne voulait pas trou-
ver de Vénus de Milo ; il ne lui reprochait pas d'être belle, mais Défrnition de la connaissance historique
de trop faire parler d'elle alors qu'elle ne nous apprenait rien,
d'avoir de la valeur, mais pas d'intérêt. Il lui aurait rendu sa Nous parvenons ainsi à une définition de I'histoire. De tout
faveur à partir du moment où, derrière la singularité du temps, les historiens ont senti que I'histoire se rapportait à
chef-d'oeuvre, il aurait aperçu la contribution qu'elle apportait à I'homme en groupe plutôt qu'à I'individu, qu'elle était histoire
I'histoire de la sculpture hellénistique, par son style, son travail des sociétés, des nations, des civilisations, voire de I'humanité,
et sa beauté elle-même. Est historique tout ce qui est spécifique ;
l. Cependant, si la singularité, I'individuation par I'espace, le temps et la
tout est intelligible, en effet, sauf la singularité qui veut que séparation des consciences, n'a pas sa place dans I'histoire qu'écrit I'histo-
Dupont ne soit pas Durand et que les individus existent un par rien, elle fait toute la poésie du métier d'historien ; le grand public, qui aime
un : c'est là un fait indéclinable, mais, une fois qu'on I'a énoncé, I'archéologie, ne s'y trompe pas: c'est elle aussi qgi décide le plus souvent
on ne peut rien en dire de plus. En revanche, une fois posée du choix de ce métier; on connaît l'émotion que-donnent un texte ou un
objet antiques, non pas parce qu'ils sont beaux, mais parce qu'ils viennent
I'existence singulière, tout ce qu'on peut énoncer d'un individu
d'une époque abolie et que leur présence parmi nous est aussi extraordinaire
possède une sorte de généralité. qu'un aérolithe (sauf que les objets venus du passé viennent d'un « gouffre ,
Seul le fait que Durand et Dupont sont deux empêche la réa- encore plus « interdit à nos sondes » que la sphère des fixes). On connaît
lité de se réduire au discours intelligible qu'on fait sur elle ; tout aussi l'émotion que donnent les études de géographie historique, où la poé-
le reste est spécifique et c'est pourquoi tout est historique, sie du temps se superpose à celle de I'espace : à l'étrangeté qu'a I'existènce
d'un lieu (car un lieu n'a aucune raison d'être là plutôt qu'ailleurs) s'ajoute
collrme on I'a vu au second chapitre. Voici notre archéologue sur
l'étrangeté du toponyme, où I'arbitraire du signe linguistique est au second
son champ de fouille, il déblaie une maison romaine ennuyeuse degré, ce qui fait que peu de lectures sont aussi poétiques que celle d'une
au possible, une habitation de type courant, et se demande ce qui carte géographique; là-dessus vient se superposer I'idée que ce même lieu
est digne de I'histoire dans ces bouts de muraille ; il cherche qui est ici a été autrefois autre chose, tout en étant à ce moment-là le même
donc, soit des événements au sens vulgaire du mot mais la lieu qu'on voit maintenant ici : remparts de Marseille attaqués par César,
-
construction de cette maison n'a sûrement pas été une grande route antique « où les morts ont passé et qui suivait le même tracé que la
"
route qu'on a actuellement sous les semelles, habitat moderne qui occupe
nouvelle en son temps soit des coutumes, des mæurs, du
-,
« collectif », en un mot, du « social ». Cette maison ressemble à
I'emplacement et continue le nom d'un habitat antique. tæ patriotisme chàr-
nel de beaucoup d'archéologues (ainsi Camille Jullian) n avait sans doute
des milliers d'autres, elle a six pièces, est-ce historique ? La pas d'autre origine. L histoire occupe ainsi une position gnoséologique qui
façade n'est pas tracée tout à fait au cordeau, elle est un peu est intermédiaire entre I'universalité scientifique et la singularité ineffable;
I'historien étudie le passé pour l'amour d'une singularité qui lui echappe par
sinueuse, il y a bien cinq centimètres de flèche : autant de singu-
le fait même qu'il l'étudie et qui ne peut être I'objet que de rêverièi en
larités dues au hasard et sans intérêt historique. Si, cet intérêt dehors du travail ». Il n'en demeure pas moins confondant qu'on se "soit
existe, cette négligence est une particularité spécifique de la demandé quel besoin existentiel pouvait expliquer I'intérêt que nous portons
technique du temps dans la construction courante ; chez nous, le à I'histoire et qu'on n'ait pas pensé que la éponse la plus simple était que
produit de grande série brille plutôt par sa monotonie et son I'histoire étudie le passé, ce gouffre interdit à nos sondes.
84 L'objet de I'histoire Par pure curiosité pour le spécifique 85
de ce qui est collectif, au sens le plus vague du mot ; qu'elle ne pal), comme le révèle son nom, il s'est marié dans son milieu;
r'o"".riuit
^)OV
pas de I'individu coûlme tel ; que, si la vie de son aftanchie devait être depuis longtemps sa concubine et il ne
Louis etait Oe l'histoire, celle d'un paysan nivernais sous I'a aftanchie que pour avoir une compagne digne de lui. Il a pu
son règne n'en était pas ou n'était que du matériau pour I'his- aussi avoir les mobiles les plus personnels de le faire : elle était
toire. ilr[ais le difEcile est d'arriver à une définition précise; peut-être la femme de sa vie ou la beauté locale la plus renom-
I'histoire est-elle la science des faits collectifs, qui ne se ramène- mée... Aucun de ces mobiles ne serait singulier, tous s'inscrivent
raient pas à une poussière de faits individuels ? La science des dans I'histoirê sociale, sexuelle et conjugalé de Rome : le seul fait
sociétés humainei ? De I'homme en société ? Mais quel histo- indifférent pour nous mais capital pour son entourage est
rien, ou quel sociologue, est capable de séparer ce qui est indivi- -
que Publicius était lui-même et pas un autre ; au lieu d'êhe cenüé -
duel de ôe qui est collectif, ou même d'attacher un sens à ces sur I'attachante personnalité de ce Dupont romain, notre roman
mots ? La diitinction de ce qui est historique et de ce qui ne I'est vrai éclate en une série d'intrigues anonymes : esclavage, concu-
pas ne s'en fait pas moins immédiatement et colnme d'instinct' binat, intermariages, motivations sexuelles dans le choix d'une
i'our voir combièn sont approximatifs ces essais de définition de épouse ; tout Publicius s'y retrouvera, mais mis en pieces : il n'y
I'histoire qu'on multipüé et rature successivement, sans avoir aura perdu que sa singularité, dont il n'y ajustement rien à dire.
jamais I'impression qu'on est « tombé juste ", il suffit de cher- Aussi les événements historiques ne se confondent-ils jamais avec
Lher à les pié"it".. SCience de quel genre de sociétés ? La nation le cogito d'un individu et c'est pourquoi I'hisfoire est connais-
tout entièie, voire I'humanité ? Un village ? Au moins toute sance par traces, cornme on I'a vu au premier chapitre. Il faut seu-
une province ? Un groupe de bridgeurs ? Etldede ce qui est col- lement ajouter que, dépeçant Publicius en intrigues, nous écarte-
lectii : I'hérolsme Iest-il ? Le fait de se tailler les ongles ? L ar- rons les vériés universelles (l'homme est sexuf, le ciel est bleu),
gument du sorite trouve ici son véritable emploi, qui est, de
àénor.". colnme mal posé tout problème où il peut être
car l'événement est différence.
Est historique ce qui n'est pas universel et ce qui n'est pas
employé. En fait, la quéstion ne se pose jamais ainsi; quand
no,rt to*-"t en présènce d'une singularité venue du passé et lingulier. Pour que ce ne soit pas universel, il faut qu'il y ait àit-
férence ; pour que ce ne soit pas singulier, il faut què ceioit
que tout à coup nous la comprenons, il se- produit dans notre spé-
cifique', que ce soit compris, que cela renvoie à une intrigue.
eïprit un déclic qui est d'ordre logique (ou plutôt ontologique) et
L historien est le naturaliste des événements ; il veut connàtre
noï sociologiqoè , nout n'avons pas trouvé du collectif ou du pour connaître, or il n'y a pas de science de la singularité. Savoir
social, maiJbien du spécifique, de I'individualité compréhen-
qu'il a existé un être singulier dénommé Georges pompidou
sible. L histoire est lâ description de ce qui est spécifique,
n'est pas de l'histoire, tant qu'on ne peut pas dire, selon leJmots
c'est-à-üre compréhensible, dans les événements humains.
d'Aristote, « ce qu'il a fait et ce qui lui est arrivé >), et, si on peut
Dès qu'elle fest plus valorisée, la singularité s'efface, parce
le dire, on s'élève par là même à la specificité.
qu'elle ést incompréhènsible. Parmi les quatre-vingt-dix mille épi-
taphes d'illustres inconnus que contient le Corpus des inscriptions
làines,voici celle d'un nommé Publicius Éros' qui naquit, mourut Histoirc de l'homme et histoire de la nature
et épousa entre-temps une de ses aftanchies ; paix à ses cendres
Si I'histoire peut ainsi être définie comme la connaissance du
et qu'il retombe au néant de I'oubli : nous ne sommes pas des
spécifique, alors la comparaison devient facile entre cette his-
romanciers et notre métier n'est pas de nous pencher sur Dupont
pour I'amour de Dupont et pour attacher le lecteur à Dupont. Seu- toire, je veux dire l'histoire des faits humains, et l,histoire des
iement il se trouve que nous pouvons sans trop de peine com-
l. La distinction du singulier et du spécifique recouwe en partie celle que
prendre pourquoi Publicius avait épousé une de ses aftanchies ; .
^ Benedetto Croce entre I'histoire et la
fait chronique : Théoni et Histoire de
àncien eiclave public lui-même (nous dirions employé munici- I'histoiographie, trad. Dufour, Droz, 1968, p. 16.
86 L'obiet de l'histoire Par pure curiosité pour le spécifique 87
faits physiques, par exemple I'histoire de la Terre ou du système fisent à expliquer dans quelle mesure nous écrivons I'histoire
solaiie. On affirme volontiers qu'il n'y a rien de commun entre des faits naturels et pourquoi nous l'écrivons moins que celle
ces deux espèces d'histoires; I'histoire de la nature, dit-on en des faits humains. Voici un petit canton de notre globe. Il y pleut
effet, ne nous importe guère, à moins que son objet ne soit et il y neige, mais il arrive aussi qu'il pleuve dans les cantons
considérable, à la taille de notre globe; mais personne n'ira voisins ; comme nous n'avons aucune raison de préférer ce can-
raconter en une chronique ce qui s'est passé sur un coin de terre ton à tout autre, les chutes de pluies se regrouperont en un même
vide d'hommes (il y a eu un gros orage tel jouq un tremblement item, oît qu'elles soient tombées. Et, comme la pluie n'a guère
de terre I'année suivante, un siècle et demi plus tard, une colonie changé depuis quelques millions d'années, nous n'avons pas
de marmottes s'installait dans le coin). Au contraire, les d'histoire à raconter d'elle ; nous ferons un tableau sempitemel
moindres incidents de la vie des sociétés humaines sont jugés de ce machinal météore. En revanche, le climat et le relief de ce
dignes de mémoire. Il faudrait en conclure que nous porterions à canton ont changé entre l'ère secondaire et l'ère tertiaire : ce
l'Èistoire humaine une attention particulière, anthropocentrique, sera un petit événement de I'histoire de notre globe, dont nous
parce que cette histoire nous parle d'êtres semblables à nous' tenons les annales. Finalement, la seule nuance qui sépare l'his-
' Il n'àn est rien. Certes, si nous écrivons l'histoire du globe ter- toire de I'homme et celle de la nature est quantitative : I'homme
restre, nous ne nous soucions guère, en revanche, de tenir la chro- varie plus que la nature et même que les animaux et il y a davan-
nique météorologique et zoologique des dlvgrs cantons de notre tage d'histoires à raconter sur lui. Car il a, comme on sait, une
gtoUe : la météorologie et la zoologie, qui étudient leurs objets culture, ce qui veut dire à la fois qu'il est raisonnable (il a des
non historiquement, nous suffisent amplement, sans nous metue fins et délibère sur la bonne manière de les atteindre ; ses
en peine deietracer I'historique des marmottes et celui des orages' recettes et ses ceuvres sont transmises à sa postérité et sont sus-
Mais, s'il en est ainsi, si notre globe a ses historiens, tandis que les ceptibles d'être comprises par celle-ci darls leur rationalité et
marmottes n'ont pas les leurs, c'est exactement pour la même rai- reprises « au présent >) comme toujours valides) et qu'il n'est pas
son qui nous fait écrire I'histoire des paysans nivemais sous raisonnable, qu'il est arbitraire (par exemple, il mange, comme
Louis XIV, mais non les biographies de ces paysans nivemais un les animaux; mais, à la différence de ceux-ci, il ne mange pas
par un : c'est par intérêt pour la seule specificité. Lhistoire n'est toujours et partout la même chose : chaque culture a sa cuisine
plus un huma-
ias un existeniiel et I'historiographie n'est pas non traditionnelle et tient pour détestable la cuisine du peuple voi-
nisme. Notre attitude est exactement la même devant les événe- sin). L historien ne racontera pas, repas par repas, tous les déjeu-
ments humains et les événements naturels : seule nous intéresse ners et dîners de tous les hommes, car ces repas, coûrme les
leur st'cificité ; si cette specificité varie dans le temps, nous écri- pluies de tout à I'heure, se regroupent en items dont I'ensemble
lr.rr. i'histoi.e de ces variations, de ces différences ; si elle ne constitue les mceurs culinaires de chaque civilisation. L historien
varie pas, nous en traçons un tableau non historique. ne prendra pas non plus la peine de dire : . l'homme mange >),
On a vu plus haut que, quand un historien s'attaque à des pay- car ce n'est pas là un événement différentiel. Mais il racontera
sans nivemàis ou à dès affranchis romains, son premier soin est I'histoire de la cuisine à travers les siècles, au même titre que
d'effacer la singularité de chacun d'eux, de l'éparpiller en don- I'histoire du globe terrestre.
nées spécifiquei qui se regroupent entre elles par items (niveau L opposition entre I'histoire de la nature et I'histoire humaine
de vie^, -*t.t màtrimoniales de la population étudiée) ; à la est inessentielle, non moins que I'opposition entre le passé, qui
place d'une juxtaposition de biographies, on obtient une juxta- seul serait « historique >>, et le présent. Contre Heidegger, contre
position d'itims, àont I'ensemble constitue « la vie des paysans l'historisme, sans oublier I'existentialisme et la sociologie de la
irir"-rir ». Tout au plus passera-t-on sous silence le fait que ces connaissance, il faut réaffinner le caractère intellectualiste de la
paysans se nourrissaient et étaient sexués, car cela est de tous les connaissance historique. Rien de ce qui est humain n'est étran-
temps. Or les deux mêmes critères, spécificité et différence, suf-
ger à l'historien, assurément, mais rien non plus de ce qui est
88 L'obiet de l'histoire Par pure curiosité pour le spécifique 89
que la
animal n'est étranger au biologiste' Buffo1 estimait rôle décisif dans le destin de la civilisation hellénistique face à
les préoccupa-
mou.tte ne devait pàt oc.up"r plus de place dans I'Asie et, par là, dans le destin de la civilisation occidentale et
o"tup" dans le théâtre de la
;i;;;;-;Àralisie qu'ellê n "n rapport aux-valeurs envers
mondiale. L intérêt de la guerre du Péloponnèse est pareil à celui
nuÀL , revanche, il ert un qu'aurait une guerre entre Cafres si un Thucydide africain l'avait
"n cygne ; à "tenuit
manière, c'était un weberien' Mais la racontée : c'est ainsi que les naturalistes s'intéressent particulière-
i" sa
"î"à uli"n
ili;Ë "tr. depuis et, après que Lamarck eut plaidé ment à un insecte déterminé, s'il existe sur lui une monographie
"î"rÉe
h;;,il Je, unimaoiinfâeurs, tout organismc est devenu bon particuliàement bien faite ; si c'est là du rapport aux valeurs, les
aux Primates'
;;;;ii" , elle n'attache pas de valeur particulière une fois p-assé
valeurs en question sont exclusivement bibliographiques,
ilI,,iei,i. ;;;;;;ri*'t" relâcher légèrement'
i""îÀË tp"",à. et devenir pht s'occuPer de I'histoirededesla
presque nulle aux.environs
I-f histoirc n'est pas individualisante
ü...t ". wàuer s;indignait qu;on N'allons pas lui rétorquer
è"fË;;,-, que oe éu" aèt Grecs' Monde et son patriotisme L histoire n'est pas rapport aux valeurs ; par ailleurs, elle s'in-
oo" f"t temps ônt changé, que le Tiers téresse à la spécificité des événements individuels plutôt qu'à
qui se penchent s.ur
il-t;;il àir; le réveil-des peuplesqu9africains d'ordre
leur singularité. Si donc elle est idiographique, si elle raconæ les
ffi Ë;l-iiir"-it beau^voir d9: considérations événements dans leur individualité, la guerre de l9l4 ou celle
et que les
oatriotioue allassent trancher d'un intérêt intellectuel du Péloponnèse, et non le phénomène-guerre, ce n'est pas par
'Àil-caiil aient plus de raisons de mépriser t'f1tiryite gre"-qoe goût esthétique de I'individualité ou par fidélité au souvenir :
àu" i"" Èu.opeèn. n'"n avaient de rnépriser I'Antiquité
cafre ; c'est faute de pouvoir faire mieux; elle ne demanderait qu'à
d'africanistes qu'il n'y
il.*",iiy-* ; àujourd'hui beaucoup plus devenir nomographique, si la diversité des éyénements ne ren-
;; ;üi t".pt de Weber et de- Frobenius' Et qui oserait n'est
dait impossible cette mutation. Nous avons vt au premier cha-
;";;;"*"rir {ue l'étude des Nuer ou des Trobriandais pitre que la singularité n'est pas un privilège que les faits histo-
que celle des Athéniens et des Thébains ? riques auraient sur les faits physiques : ces demiers ne sont pas
;;;;t;i instruciive
car on y moins singuliers. Or la dialectique de la connaissance est
Elle I'est exactement autant' à égalité de documentation'
*iipr* les mêmes ressorts ; ajoutons qte,sommaire sil'hotno historicus sous-tendue par une mystérieuse loi d'économie de I'effort. En
* révélait être un o,ganitm" plui que I'athé- vertu de cette loi, si les révolutions des peuples étaient aussi
"àiË if n'en aurait que pluJd'intérêt car il évélerait ainsi une entièrement réductibles à des explications générales que les phé-
"i"t,
or.ti" ,oirt .ornu" du plun de la Nature' Quant à savoir -
ce nomènes physiques, nous ne nous intéresserions plus guère à
âo" à".*a" aussi Webêr combien de pages il faudra consa- leur histoire : seules nous importeraient les lois qui régissent le
-
Ëi".ï i;nittoire cafre et combien à la grecque' la réponse- est devenir humain ; satisfaits de savoir par elles ce qu'est l'homme,
il;il;;-r"" on I'a vu au second chàpitre : tout dépend du nous laisserions tomber les anecdotes historiques ; ou bien nous
volume de la documentation. ne nous intéresserions à elles que pour des raisons sentimen-
La connaissance a §a fin en elle-même et n'est Pas rapport-aux tales, comparables à celles qui nous font cultiver, à côté de la
,J*. n"ur" en est la manière que nousrixes avons d'écrire I'his- grande histoire, celle de notre village ou des rues de notre ville.
des Cafres sur le
tJ" gr";d;. s'il était narf de meiire les Malheureusement, les événements historiques ne sont pas
;il; ;Ëà que les guerres des -Athéniens' quelle- rais-on comprimables en généralités ; ils ne se ramènent que très partiel-
uuoit de nous intéresser à la guerre du Pélo- lement à des types et leur succession n'est pas davantage orien-
-orrionr-nouibi",
r etuii qr" Thucydide est là pour en faire I'intérêt ? tée vers quelque fin ou dirigée par des lois de nous connues;
ffi;;;;
ïjiono*"" de cette gu"o" iut le destin du monde a été pratiqle- tout est différence et il faut tout dire. L historien ne peut imiter
;;;il" utoo qo"-t"* guelres entre États hellénistiques' qui ne le naturaliste, qui ne s'occupe que du typ€ et ne se soucie pas de
en Fiance que de cinq ou six spécialistes' ont eu
un décrire singulièrement les représentants d'une même espèce ani-
,orrt
"orr*,
90 L'objet de l'histoire Par pure curiosité pour le spécifique 9l
male. Lhistoire est une science idiographique, non de notre fait voque chez un Thucydide le dédoublement que I'on sait entre le
et pour le goût que nous aurions pour le détail des événements patriote et le théoricien', d'où vient I'impression de superiorité
humains, mais du fait de ces événements eux-mêmes, qui persis- intellectuelle que donne son livre. [æ virus du savoir pour le
tent à garder leur individualité. savoir va jusqu'à donner à ses porteurs une sorte de jouissance
quand ils voient démenties des convictions qui leur étaient
chères ; il a donc quelque chose d'inhumain ; comme la charité,
La charte de l'histoire il se développe pour lui-même, en surcroît sur le vouloir-vivre
Chaque événement est comme une espèce à lui tout seul. Et biologique dont les valeurs sont le prolongement,. Aussi fait-il
c'est au fondateur de l'histoire naturelle qu'on peut emprunter la généralement horreur et I'on sait quelle agitation de plumes
charte de I'histoire tout court. En une des pages les plus inspirées s'émut pour défendre le Capitole des valeurs, que J. Monod
que nous devions au génie hellénique, Aristote oppose l'étude parut attaquer quand il rappela cette vieille vérité que, comme
des astres, qui sont des dieux, à celle de ces intrigues de la Nature dit saint Thomas, la connaissance est la seule activité qui ait ses
que sont lJs organismes vivants de notre monde sublunaire : fins en elle-même 3. Que devient I'homme, en effet, dans tout
.i Parmi les individualités naturelles, les unes n'ont ni coûlmen-
cement ni fin et existent de toute éternité, les autres sont sujettes l. C'est I'occasion de rendre hommage à Annie Kriegel, I*s Cotr*nu-
à apparaître et disparaître. Uétude des unes coûlme des autres a nistes français, Seuil, 1968.
2. Schopenhauer, Lc Monde comme volonté et représentation, livre 3,
son intérêt. Pour les êtres étemels, le peu de connaissance que suppl. chap. 30 : La connaissance, quoique issue de la Volonté, n'en est
nous en avons nous apporte plus dejoie que tout le monde sublu- "
pas moins corrompue par cette même Volonté comme la flamme est obscur-
naire, en raison de l'éminence de cette contemplation : entrevoir cie par la matière en combustion et la fumée qui s'en dégage. Aussi ne pou-
fugitivement I'aimé apporte pareillement à I'amant plus de joie vons-nous concevoir I'essence purement objective det choses et les idées
présentes en elles qu'en ne prenant aucun intérêt aux choses mêmes, parce
què la connaissance détaillée de choses considérables' Mais, d'un qu'elles n'offrent alors aucun rapport avec notre Volonté... Pour saisir I'idée
iutre côté, pour la certitude et l'étendue du savoir, la science du au milieu de la réalité, il faut en quelque sorte s'élever au-dessus de son inté-
sublunaire ieprend l'avantage ; et, puisque nous avons déjà traité rêt, faire abstraction de sa volonté propre, ce qui exige une énergie particu-
des êtres divins et dit ce que nous en pensions, il nous reste à par- lière de I'intelligence...
»>
ler de la nature vivante, sans laisser, si possible, aucun détail de 3. Leçon inaugurale, Collège de France, chaire de biologie moléculaire,
1967 : « On entend partout aujourd'hui défendre la recherche pure, dégagée
côté, qu'il soit relevé ou bas. Il faut I'avouer, certains de ces êtres de toute contingence immédiate, mais cela justement au nom de la praxis, au
n'offrènt pas un aspect bien esthétique : mais la connaissance du nom des puissances encore inconnues qu'elle seule peut Évéler et asservir.
plan de la Nature en eux réserve, à ceux qui savent voir le pour- J'accuse les hommes de science d'avoir souvent, trop souvent, entretenu
(uoi des choses et qui aiment vraiment connaître, des plaisirs cette confusion ; d'avoir menti sur leur véritable dessein, invoquant la puis-
sance pour, en réalité, nourrir la connaissance qui seule leur impone.
inexprimables. Il ne faut donc pas céder à une répugnance puérile
L'éthique de la connaissance est radicalement différente des systèmes reli-
et nous détourner de l'étude du moindre de ces animaux : en gieux ou utilitaristes qui voient dans la connaissance, non pas le but
toutes les parties de la Nature il y a à admirer'. » lui-même, mais un moyen de I'atteindre. Le seul but, la valeur suprême, le
On voit ce qu'est I'impartialité de I'historien ; elle va plus souverain bien dans l'éthique de la connaissance, ce n'est pas, avouonsJe, le
loin que la bonne foi, qui peut être partisane et qui est générale- bonheur de I'humanité, moins encore sa puissance temporelle ou son
confort, ni même le gnôthi seauton socratique, c'est la connaissance objec-
ment répandue ; elle réside moins Cans le ferme propos de dire tive elle-même. >> Saint Thomas, Summa contra genrtbs,3,25,20f3 (éd.
vrai que dans la fin qu'on se propose, ou plutôt dans le fait de ne Pera, vol. 3, p. 33, cf. 3, 2, 1869 et I 876), oppose en cela la connaissance au
plus se proposer de fins du tout, saufcelle de savoir pour §avoir ; jeu, qui n'est pas fin en soi. Que la connaissance soit fin en soi ne veut pas
è[e se confond avec la simple curiosité, cette curiosité qui pro- dire qu'on ne peut pas I'utiliser à l'occasion à d'autres fins, utiles ou délec-
tables : mais qu'en tout cas la fin qu'elle est à elle-même est toujours pré-
l. ks Parties des animaux,l,5.644 b. sente et toujours sufhsante, et aussi qu'elle se constitue en fonction de cette
Par pure cuiosité pour le spécifique 93
92 L'objet de l'histoire
découper traditionnellement selon I'espace et le temps, « his-
cela ? Nous pouvons nous rassurer : pour contempler,,on n'en toire de France >> ou <. le xvrr siècle >>, selon des singularités
est pas moins homme, on mange, on vote et.on professe les plutôt que selon des spécificités ? Que les livres qui s'intitulent
sainès doctrines; ce vice pas toujours impuni qu'est la pure « le Messianisme révolutionnaire à travers I'histoire », « les Hié-
curiosité ne risque guère de devenir aussi contagieux que le zèle rarchies sociales de 1450 à nosjours en France, Chine, Thibet et
pour les valeurs qui nous sont indispensables' U.R.S.S. >> ou << Paix et Guerre entre les nations », pour para-
phraser les titres de trois livres récents, soient encore trop rares ?
Les deux principes de I'historiographie Ne serait-ce pas une survivance de I'attachement originel à la
singularité des événements et au passé national ? Pourquoi cette
S'il en est ainsi, l'évolution millénaire de la connaissance his- prépondérance du découpage chronologique, qui semble conti-
torique paraît scandée par I'apparition de deux principes dont nuer la tradition des fastes royaux et de I'annalistique natio-
chaàn à marqué un toumant. Le premier, qui date des Grecs, est nale ? L histoire n'est pourtant pas cette espèce de biographie
que I'histoire est connaissance désintéressée, et non pas §ouve- dynastique ou nationale. On peut aller plus loin : le temps n'est
nirs nationaux ou dynastiques; le second, qui a fini de se déga- pas essentiel à I'histoire, pas plus que ne I'est cette individualité
ger de nos jours, esi que iout événement est digne de l'histoire' des événements qu'elle subit malgré elle ; quiconque << aime
ôes deux principes dècoulent I'un de I'autre; si I'on étudie le vraiment connaître » et veut comprendre la spécificité des faits
passé par simple curiosité, la connaissance se portera sur le spé- n'attache pas de prix particulier à voir se dérouler derrière lui,
àinq"Ë, car elie n'a aucune raison de préféret u-ne individualité à en sa continuité, le majestueux tapis qui le relie à ses ancêtres
uneiutre. Dès lors, tout ordre de fait devient gibier pour I'histo- les Gaulois : il n'a besoin que d'un peu de durée, pour voir s'y
rien, dès que l'historien dispose des concepts. et catégories dérouler une intrigue quelconque. Si I'onitient au contraire, à
nécessaires pour le penser : il y aura une histoire économique ou I'exemple de Péguy, que I'historiographie est << mémoire >> et
religieuse dès qu'on aura les moyens de concevoir les faits éco- non << inscription >> ; que, pour I'historien, <( restant situé dans la
nomiques et religieux. même race, et chamelle, et spirituelle, et temporelle, et éternelle,
tt eit d'aitteuis probable que I'apparition de I'histoire totale il s'agit d'évoquer simplement les Anciens, et de les invoquer ,,
n'a pas encore proâuit tous sès effets; sans doute est-elle desti- en ce cas on ne condamnera pas seulement Langlois et Seigno-
née à bouleversèr la structuration actuelle des sciences humaines bos, mais toute I'historiographie sérieuse depuis Thucydide. Il
et à faire éclater en particulier la sociologie, comme on verra à la est déplorable que, de Péguy à Sein und Ttit et à Sartre, la cri-
fin de ce livre. Il est au moins une question que I'on peut poser tique justifiée du scientisme en histoire ait servi de tremplin à
tout de suite. Puisque tout événement est aussi historique.-qu'un tous les anti-intellectualismes. A vrai dire, on voit mal comment
autre, on peut découper le champ événementiel en toute liberté ; I'exigence de Péguy pourrait être traduite en actes et ce qu'elle
comment'se fait-il àlors que I'on persiste trop souvent à le donnerait en fait d'historiographie. L histoire n'est pas le passé
de la « race » ; comme dit Croce avec profondeurr, il peut sem-
r*f" frrr ."-a-dire de la seule vérité. Pour Thucydide, I'histoire'. qui
-
iÈrci" aét vérités qui seront toujours vraies, est une, acquisition définitive l. B. Croce, Théoie et Histoire de I'historiographie,trad. Dufour, Droz,
dans I'ordre de la cônnaissance ; et non dans I'ordre de I'action' où il s'agit 1968, p. 206. De même, écrit très justement H. Bobek, la géographie, quoi
à" ioe"r une situation singulière, ce qui rend inutiles les vérités trop géné- :
qu'on dise souvent, n'est pas la science de l'espace c'est la science
r"l;h hèma es aei : Jl de Romillÿ a fortement marqué ce point capital des régions (qui sont pour le géographe ce que les intrigues sont pour I'his-
(meconno notamment par Jaeger;, en opposant I'histoire thucydidéenne à torien) ; le caractère spatial de la région va de soi, mais n'est pas essentiel :
à"tte qui prétend donner des leçons aux hommes d'action (Polybe, Machia- savoir que telle ville est au nord d'une autre n'est pas de la géographie, pas
vel). ôe même, selon un mot connu, Platon a écrit 14 République pour plus que de savoir que Louis XIII précède Louis XIV. Voir H. Bobek,
renâre les cités meilleures et Aristote a en revanche écît La Politique polul n Gedanken über das logische System der Landeskunde », dans le recueil de
faire une théorie meilleure.
Par pure curiosité pour le spécifique 95
L'obiet de l'histoire
94 objets pour eux-mêmes >> êt « slvisags son objet à partir de points
histoire'^mais il n'est pas de vue totalement différents de ceux de I'histoire ». A cette pre-
bler paradoxal de nier le temps en à mière distinction, il faut en ajouter une seconde. L histoire axiolo-
moins vrai qoe l" conce-piàt'*tpt l':" !ï^'-"dispensable gique comprend elle-même deux moments : une évaluation prélimi-
iT'd;il;: qlui n;u u"toii q* oe êtuiorde pioc-essus
intelligible
processus sont en naire (« voici quels sont les grands écrivains >>), une histoire des
iffiÏJàn=t : de celui diintrigue); :e.s
les.découPe' ce qur objets ainsi évalués ; ce second moment qui est I'histoirc litté-
I.ïü*'lïJËnni, car c'est la pensée.à qui [-e temps' raire et artistique telle que nous la lisons - ne se distingue plus en
;;;;à,1; t*"É,sio,, chronologiquepas ce dont onvoie'
une seule
raconte I'his-
- pourrait exprimer la
rien d'une histoire tout court. Si bien qu'on
du pithécanthrope a nosiour'' ':"it chose ainsi : une histoire littéraire du xvlr siècle, écrite du point de
se développent en liberté des
toire ; c'est seulement o'i '"ifi"' oir vue non axiologique de I'histoire pure, serait une « littérature du
qu;-J*iendrait une historiographie qui xvrr siècle en son temps », tandis qu'une histoire littéraire écrite du
ffig;t-ht;t""qo"t' restes de singularités' les point de vue axiologique, cornme on l'écrit très généralement, equi-
achèverait de s'affrancnir des derniers
donn"t toutentière à la seule vaudrait à une .. littérature du xvlr siècle vue du point de vue du
;;il;;;ps et de lieu,JÀoi
'" au cours de ce livre' goût du xx" siècle >>; on comprend que le fameux paradoxe du
il; dld;e ? C'est c" qui apparaifia
" renouvellement des chefs-d'ceuvre >> soit propre à I'histoire axio-
logique, et normal pour elle seulement.
La distinction de ces trois éléments (évaluation, histoire axiolo-
gique, histoire pure) est un des mérites les plus incontestables de
APPENDICE Max Weber ; nous allons la développer ici, du mieux que nous pour-
L'HISTOIRE AXIOLOGIQUE rons (les textes de Weber ne sont pas absolument clairs : Essais sur
la théorie de la science, trad. Freund. p. 260-2§a, $4, 452-453,
cf. p.64-67). Ces distinctions éclairantes sont tropsouvent ignorées,
ayant été; point de au grand dam du problème de la neutralité des valeurs : quand on
Lhistoire s'intéresse à ce qui a été comme I'histoire de la lit- veut nier le caractère indépassable de la distinction entre jugements
celui de
,*"iî:"î'ài"irlo"ru *ign"ulËttnt de
térature ou de I'art. qut Jitcipline axiologique' définie dans de fait et jugements de valeur, on invoque ordinairement l'histoire
"Ji'unt : elle s'intéresse aux grands littéraire comme prétendue preuve de I'impossibilité de cette dis-
ses frontières p* o"uppoilu*'ur"i"t écrit Max tinction ; au grand dam, également, de la netteté méthodologique de
artistes, aux chefs-d'æ"";;'ê* histoire axiologique'causalement l'histoire littéraire : une histoire de la littérature se présente d'ordi-
il;b""';;;.i-lu, o.i"nte" la recherche des faits
'ers historique >" mais « conçoit
tonn"*iln ses naire comme une .. histoire des chefs-d'æuvre » où vient se mêler,
importants pour une
de manière capricieuse et sans principes bien fermes, une << histoire
I'idée de la vie linéraire et du goût » qui ressortit à I'histoire pure et qui
wT.
s,*r"uuuro, zum Gegenstand der Geographi-e' p'29?'Abuser de est développée, tantôt pour faire mieux comprendre I'histoire des
du iaractère spatial des phé-
inessentielle que la géographi;"î;;;;i"i"É" pour chefs-d'æuvre, tantôt pour elle-même ; d'où les inimitiés entre tem-
a, o"' par exemple à trouver sufFrsant'
nomènes amènerait
gf j;ï*ï î:":,lJîi;ï:f -:f :X'.:: J:ffi "'i
ilT:üüü;t üy s-1i 'ntipiàiæt'
péraments historiques et tempéraments littéraires, les gens s'en-
voyant à la tête les qualificatifs de simple esthète ou de vulgaire phi-
lologue et paraissant tenir ces substantifs pour de grosses injures:
x;H#i§H;,:T.{iiË:,;:ffiiÏil,fJri,f
historique
i"ï::ï-rhî.":: chacun passe, en effet, pour méconnaître ce qu'il n'a pas choisi.
ou'un événement est individua-
reulement par lui. de .e" * r"ii-leoltupt"q':1ie-glacier) 1 " L histoire pure, quand elle s'applique à la littérature, à I'art, à
qu'elle a été tout au Ce qü est sans conséquence, car I'histoire, même axiologique,
suoerstition, une fausse science, en oubliant
liÏi'iriËîr"i"1-i"rti" tt qu'en son temps croire enlelafaitthéorie parle des chefs-d'æuvre parrce que beaux, mais non en tant que
fiiàitil"îë' ;idét"'*"i;tJ lu'était I'astrôlogie étaitnous' lad'es- psy-
beaux. Qu'il s'agisse de Baudelaire ou de Béranger, les thèmes à
ïi-;-üdément scientifiquei ; de même que' chez traiter seront les mêmes : style, procédés, poétique, thèmes, nature
et
ffifiilË;;1;;"bi""'ent Par des êsprits scientifiques de la sensibilité, etc. La part d'évaluation se réduit nécessairement
plus vulgaire' jugement « c'est beau ou « ce n'est pas treau », ce qui serait un
;;;G uu nom ou
'"iJ"ü;i;;it"**iàl"giq'è
*t
sens commun le ,
doni fondéJ sur des évaluations'
au )>
peu court pour un manuel d'histoire littéraire. Un jugement de
distinction où éclate la valeur ne peut dépasser la longueur d'une exclamation. Puis donc
d'authentiques iogem",tts àà nut"* ; mais -
\trfeber e§t autre chose que ces évaluations' que, passée l'évaluation préliminaire, I'histoire axiologique res-
oénétration de
i;ï:dffiüjàn - "tt" de faire » (p' !34-'.cf' 453) semble tout à fait à de l'histoire, on comprend que les historiens de
"ierie.l'éq'emment qu''n historien.de la littérature la littérature n'aient pas éprouvé le besoin de faire certaines distinc-
üil;;iià;; ü'p-"Ëà6*"
"o'n',o p"ur être bon historien axiolo- tions et de tirer au clair les postulats implicites de leur travail. On
oeut avoir le goût mauvatt'li*fn*'
a-i" puËtigy". l.a-li1te canonique des comprcnd aussi quelle est leur faculté maîtresse : non pas le goût et
ffi;ï'î3ôÀn,; '6i* qu;it lui faut analyser la vie et
srands écrivarns ; apres q*i, ii iu"o
la sympathie, mais une faculté mimétique qui permet d'apercevoir
les valeurs, sans les juger du point de vue de I'absolu ; ce qui sufEt,
Ï..uuita" Baudelaire plttôt
'
que de Béranger'
de I'historien
îiàrî"[""-!eaiur"' ti'jelledesoit-l'auvre
son public'.détermine donc
tant que ne se pose pas un certain type de problèmes : les problèmes
d'authenticité ; là est l'épreuve de vérité. Hommage soit rendu à
lui-même ou qu'il emprunte-Le[e
p*te qui exige qu'on'ait Roberto Longhi, ou à Andé Breton auteur de Flagrant Délit-
À,"îü;,rs tàr, ogùt ôu:onaiiologique. n'est plus substantielle-
d'euxl ce
àiîiilôi . r"oî.'it itüt"pot", taüf qu'"lle- rèste centrée sur la
i*friamet[ï" àe l'histàË plus de goût' 9: *y--
sinzularité des auteurs : mais elle ne Éclâme
L;ïJËt--i"ittt'. ni quelque conaturalité avec l'æuvre
Ëlïiü.àt maîtresse de I'historien' qui
â;J t !u" exige seuleménii" iuèutt'c mimétique-; de plus' quelque
;'; ;; t;Ë;uttti", *at ià faculté
faculté
virtuosité de plume : tout-nôrmalien fera l;affaire' Cette galerie
,itiè,q*it ?gule-"nituice qt"il faut au directeur d'une
;;;;irô.., qui"peut .. i"À"tttË de n'avoir pas.de goût' ce qui lui
pennettra de mreux turJt" ti goût de. sa clientèle :
il est indispen-
poui pàuüit parler aux amateurs' qu'il sache
sable, en revanche.
sous quel angle on les æuvres d'art' quels sont les points
d'insertion des valeurs .ài*"
"onte-i"jptà dit Weber' « I'interpÉtation axiolo'
' àe l'évaluation' consiste. dans le développe'
Ëiàr", ôr;", distinguera
ment des différenæs p,it"* a" position-significaüves possibles
Ë;, dônne 1 (n''il+ ; souligné parWeber)'
- Àut *;phéfi;ne
dit, apercevoir lei valeurs est une chose' en
juger en
"-ànt pourra avoir une
în" *ii". Ün ttittoti"n du portrait romain
t-g"t les æuvres dans leur
"ti
;il.Ëï.;;;p a *l iniuniuit io".
;;;rtyié";a'r'uroi. iacè d" h uil"ut artistique absolue de
uo",n"
r.
ces portraits
CHAPITRE V
La conscience ignore I'histoire
;i;;i;;ü;, âZit-.tirè de I'homme : en revanche' tout le admirables dans la bouche d'un chef d'État : c'est un lieu commun, aussi
normal, en ce temps, qu'aujourd'hui. pour un chefd'État. de parler du péril
ont un
ii"rO" sait qu'une cité, un outil ou une recette technique priori' que la bombe atomique fait courir à l'humanité. Qiand les derniers pai'ens,
oassé humain: nous savons, disait Husserl, d'un savoir a
au v' siècle, peignent Rome cornme une vieillarde au visage i,,dé, vieto vultu,
i;;i";;;;;"s culturelles sont des créations de I'homme' Aussi' et disent que l'Empire menace ruine et est proche de sa fin, ce n'est pas
l'aveu spontané d'une classe sociale condamnée par I'Histoire et que ronge
1e sentiment de son propre déclin, mais un thème éculé ; de plus, si Rome est
pett-on
ilo. not . *h"rche : si l'Histoire a pour racine I'avenir du Dasein' une vieillarde, elle est donc une vieille dame vénérable qui mérite le respect
## â;l:il.i"i*.à*à*p.*int i oi' t'ou"t une. rationalité qui organise de ses fils. Aubigné n'était pas un sceptique décadent, lui qui, parlant dans
du moment pfosent ? Si mon peuple n'a pas encorc decidé s'il
i'tiriotiog*pt i" les Tragiques des martyrs de son parti, écrit : Une rose_ d'automne est plus
"
u"".i"Ài"rit p-vince, comÀent écrire I'histoire àe cette province dans le sens qu'une autre exquise, vous avez éjoui I'automne de I'Eglise. » On connaît
se choisit mon peuple en cefte matière'J Aussi
bien Heidegger
;;i;;;;;i;;.Ë f idée augustinienne que I'humanité est semblable à un homme qui vit son
;;;;;; iiip; .,?.utt"t u {u.tiion de.possibiliæ d'une histoire au présg1t sixième âge sur sept (voir par exemple M. D. Chenu la Théologie au dou-
ifrtistoriographi! la tâche diouwir le passé L idée qu'il y
Ëiriitü.t "'.-
celle du presgnt^a qé
:ième siècle, Vrin, 1957, p. 75 ; Dante, Convivio,2, 14, l3). La chronique
avait une différence de nature entre I'histoire du pasù et d'Otton de Freising a pour refrain « nous qui avons été placés à la fin des
sans fin en méthodologie de I'histoire ; on verra à
la fin de
ro.t"" a" temps »; n'en concluons pas à une angoisse du xrr siècle. Ce sentiment
"orfotions
qu'"ff" centrale pour une critique-de la sociologie' durera jusqu'au xtx' siècle, oir I'idée de progrès a introduit dans la
-'1.-i"ïrài
""liu." "st variations de cetie frange, voir M' Nilsson' opusc.ula
e"ormes ;onscience collective une des mutations les plus impressionnantes de I'his-
,rirà,-iol.2, p. 816: vers 1900, les paysais d'un village danois avaient toire des idées : le xvrrr siècle encore considérait que le monde est proche de
tàilienir précis d'un épisode dê la guerre de Trente Ans relatif
à
)'épuisement démographique et économique (malgré les protestations des
"."."*aË
ffi;iË; ;i; ;i"k oubliâles tirconstanceigénérales de l'épisode' ainsi physiocrates, qui opposent Columelle à Lucrèce). L€ texte le plus surprenant
oue sa date. est de Hume, Essai sur les miracles; le philosophe anglais veut opposer les
'-).ïî'i.run.he' le philosophe y pense: 'Des fondations et des ruines fais incroyables et les étrangetés croyables ; « Supposez que tous les auteurs
mes de toute espèce, conformes ou contraires au bon
ordre'
a'6"üà". de toutes les époques s'accordent à dire qu'à partir du l.,janvier 1600 il y eut
"""t
;;;;;;";;iinaires differentès, des changemen§ dans lâ nourriture et la lur toute la terre une obscurité complète pendant huit jours : il est évident
mTle espèces de chan-
üisàn,li.;"n est produit par toute la terre ; il y.' a eu
manières la nature origi-
que nous, philosophes d'à présent, au lieu de mettre le fait en doute dewions
n"*"nit qui oni transformé de mille ie recevoir pour certain et chercher les causes d'où il a pu dériver ; le déclin,
ielle des "fi-utiqués
êtres vivants » : Platon' htis.'182 a' la comrption et la dissolution de la nature sont un événement rendu pro-
104 L'obiet de l'histoire Une actiüté intellectuelle 105
les nouveaux s;ùàret, sans passé--derrière eux' qui patrie donne le courage de mourir, mais non de compiler.
sornmes 2. Hegel, Izçons sur la philosophie de l'histoire, trad. Gibelin, Vrin,
col-
,"r-*.it".ont la jeunesse du monde »' Pareilles saouleries t946,p.63.
Ë6;t ont queique chose de délibéré; il faut les mettre en 3. Seul un citoyen ecrira-t-il I'hisoire ? J'en douæ. Où commence le
de I'his-
pf*", ne làs tôuve pas toutes prêtes dans I'essence citoyen l'homme politiquement actif ? Les sujets des monarchies absolues
""
toire. Aussi bien proc'èdent-elles de la logique inversée des font I'histoire de la gloire de leur roi, des affaires des princes étrangers et
99i ryryite ses justifca-
s'intércssent aux généalogies; de tout temps, les gens ont eu la politique
iü;idi;; ; "jest lË sentiment national il esi le fait premier' l'invo-
comme spectacle de prédilection (La Bruyère I'a dit en traitant des « nouvel-
tions historiques, et non I'inverse ; listes », avant que David Riesman n'attribue le même gott aux seuls
cation àla terre et aux morts n'en est que I'orchesration' L'his- inside-dopesters des démocraties évoluées : sociologues, ce sont là de vos
IJiàit"pt r" la plus chauvine peut dônc. se montrer objective
n'a pas
coups). Une tribu de « Primitifs » fait la guerre ou palabre : ne sont-ils pas
politiquement actifs ? Un serf ecra# dans la passivité apolitique n'ecrira pas
tLr"qrriiit "àtt" b"ur"oup,-puisque.il lenepatriotisme qu'à ce I'histoire, mais n'est-ce pas parce qu'il est aussi ecrasé dans la passivité
L"roin'a" fausser la vérité pô'icttj; s'intéresse
intellectuelle ? Contemporain de ce serf et aussi politiquement passif que lui,
un courtisan écrira en revanche I'histoire du despote ou de sa cour.
l. Plalon, HiPPias maieur 285 e'
Une activtté intellectuelle ll3
112 L'objet de l'histoire
conférer à cette conscience la lourdeur opaque d'un caillou' ; il
par écrit et sous
ont décidé si elle serait effectivement couchée faudra donc croire que le même Primitif, dont on ne peut tout de
tout temps la connaissance.du passé a ali- même pas douter qu'il voit de ses yeux qu'une année ne res-
ouelle forme. De
de
que les sophismes idéologiques'
ilï; ffii-bi* r""u.io.ité
qo" I'humanité était en devenir et
semble pas à I'année précédente, n'en continue pas moins à voir
tout temDs les hommes ont toutes choses à travers des archétypes, et pas seulement à le pro-
'u
était faitê de leurs actions et de leurs
pas-
;; h"t'r;;;"il*iive a été' la mise en ceuvre' écrite et
fesser.
sions. La seule nouveauté
;;;ü;J;à;, de ces données omniprésentes i il v a eu.nais-
non d'une conscience histo- l. ta transposition en termes de conscience des activités culturclles des
;;;il;;ilhistorique, mais
Primitifs a fait des ravages et demeurera comrne un style caractéristique de
rienne.
"îrlirto.iogropt qü I'ethnologie et de I'histoire des religions dans la première moitié de notre
est un événement étroitement culturel
i" siècle; oubliant que la pensée est divisée en genrcs (un conte n'est pas un
historicité' devant
a; uuituae nouvelle devant I' théologème, un théologème n'est pas la foi du charbonnier, une hyperbole
"';;iiq*-;ar'
i;""tî"]-Nàts achèverons de nous en convaincre si nous dévote n'est pas une croyance, etc.), on a réduit toute pensée à être une cosa
mythe ethnographique menrale d'une irrespirable densité. Ainsi est né le mythe de la mentalité pri-
;;;;; une parenttrcse pout ois"oter unpas'.dit-on' I'idée d'un mitive, ou celui d'une Weltanschauung sumérienne qui semble la pensée
;;;d;. üi ni,,itiit n'auraient
cyclique ; leur
d'un termite dans sa ter,nitière, ou le mythe de la pensée mythique : cosmG.
;;;ilËi;-ps, à leurs yeux, q'e serait-répéütion gonies sacerdotales propres à quelques professionnels du sacÉ qui y cmient
;itd; ;; i"iait, teton eu*, (péter au fil des ans un dans la mesure où un philosophe idéaliste croit dans la vie quotidienne que
Et ce
arcË.É; immoaur", une nonne myttri(ue ou ancestrale'
le monde extérieur n'existe pas, élucubrations individuelles comme le trop
qui les empêcherait de penser farteux Dieu d'eau de Griaule, récits édifiants. contes pour la veillée ou la
serait cette conceptron du temP§
moisson auxquels on ne croit pas plus que les Grecs 3e croyaient à leur
It iriri* Feignons de croire un moment
,fr riari a.l'écriie' proprc mythologie, on prend tout cela en vrâc et on I'appelle mythe (le
", i, torn*" ii tant en histoire des
;;;;û;mélodramà "n "tt
ce que peut-9ieL siqn1-
contrepoison est chez B. Malinowski, Trois Essais sur la vie sociale des Pri-
Liini"r* demandons-nous seulement mitfs, Payot, 1968, p.95 sq.); derrière toute hyperbole, on met, au nom du
#Ë;;ü I "t .t"æ"î".uit >> : comment une idée' celle d'arché- sens religieux, Ia pleine charge de foi du charbonnier; qu'on imagine une
étude sur Louis XIV qui lraiterait le thème du Roi-Soleil avec autant de
irË,ïü*ir" d'en former une autre' celle d'histoire ? sérieux qu'on traite celui de la nature solaire de l'empereur romain ou celui
"Àic"t ".
X'"" Io*pæ, la si'mple existence du système-de Ptolémée aurait de la divinité du pharaon (le contrepoison est chez G. Posener, « De la diü-
ài;JË;;î;*perr,àt I'apparition de celui de Copernic iPoy- nité du pharaon ,,, dans Cahiers de la société asiatique, XY, 1960). Où ai-je
qt'oi'" supglanle- une aufie ? Mais
Àt,î-tir" t-iî
pas idée en lu, ou Évé, l'histoire de cejeune ethnographe, le Fabrice del Dongo de I'eth-
iele point: .oni-e il s'agitde Primitifs' on ne veut
pa§ nographie, qui fut presque pris au dépourvu et eut des raisons de se deman-
cultu- der s'il avait << vraiment assisté » à une scène de la vie des himitifs ? n était
";"ri
oue l'archétvpe soit une idée' un; théorie' une production allé étudier une tribu qui, Iui avairon expliqué, ., croit,' que, si ses prêtres
;ii" Ëiiüü; t;.t théories à nous; il faut que ce soit plus cessaient un instant de jouer d'un certain instrument de musique, le cosmos
;;r;dÏ;;"" toit de proches
la mentalité, de la conscience' du vécu ; aussitôt mourait de léthargie (cette musique était un de ces rites dont on dit,
sont trop de I'authenticité originelle pour en histoire des religions, qu'ils maintiennent le cosmos à I'etre, promeuvent
les Primitifs
et le grltn
tui Èt visiôni du monde, le légtr- recul théories la prospérité de la collectivité, etc.). Notre ethnographe s'attendait donc à
"*i.,
d"--"urui." foi que nous avons à l'égarà de nos les trouver, aux prêtres musiciens, la tête de gens qui retiendraient un détonateur
de bombe atomique : il trouva des ecclésiastiques qui s'acquittaient d'une
iiot umt e"t.-.ubà,'aon"
Et puis, bien sûr, ils ne iont pas gens I avojr 0e1 tâche sacrée et banale avec la conscience professionnelle ennuyée qui est
iiËài"t.'ix toot"t leurs productions culturelles et celle des bons travailleurs. Dans les Upanishad, on lit de même que, si le
ce qui aboutit à
;hlilôhtqdtr. t" ,i,"àu de la conscience' sacrifice matinal n'était pas offert, le soleil n'aurait pas la force de se lever :
cette hyperbole de style de séminaire est à la foi du charbonnier ce que
Déroulède est au patriotisme ; seul un naïf qui prend tout au pied de la lettre
Temps des dieux
l. Voir les objections de bon sens de P' Vidal-Naquet' <<
nions les plus tranchées, il est trÈs difficile de dire pour quel
parti on aurait opté pendant la Fronde, au temps des Marmousets
ou sous Octave Auguste, ou plutôt la question est puérile et gla-
ciale. Il ne suffit pas de retrouver dans le passé une catégorie
politique qui est Ia nôtre pour que notre passion s'y porte; on
n'a pas de passions par analogie. Inversement, les plus épouvan-
tables tragédies de I'histoire contemporaine, celles qui conti-
nuent de nous obséder, ne déclenchent cependant pas en nous
le réflexe naturel d'en détourner le regard, d'en effacer le souve- oruxÈÀar pnRils
nir; elles nous paraissent << intéressantes », quelque choquant
que soit le mot : en effet, nous en lisons et en écrivons I'histoire,
Le choc qu'éprouva Péguy serait celui que ressentirait (Edipe en La compréhension
assistant à une représentation de sa propre tragédie.
Le théâtre de I'histoire fait éprouver au spectateur des pas-
sions qui, étant vécues sur le mode intellectuel, subissent une
espèce de purification; leur gratuité rend vain tout sentiment
non apolitique. Il ne subsiste qu'une compassion générale sur
des drames dont on n'oublie pas un instant qu'ils furent vécus
sur le mode le plus réel. La tonalité de I'histoire est cette
connaissance attristée du mal qu'eut Dante, le mercredi de t
Pâques 13fi), quand il put, du haut du ciel de Satume, contem-
pler le globe en sa rondeur : « ce bout de terre qui nous rend si
féroces », I'aiuola che ci fa tanto femci. Ce n'est évidemment
pas une leçon de << sagesse », puisqu'écrire I'histoire est une
activité de connaissance et non un art de vivre; c'est une parti-
cularité curieuse du métier d'historien, voilà tout.