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HISTOIRES FANTASTIQUES
ET DE SCIENCE-FICTION
Collection dirigée par Alain DORÉMIEUX
LE LIVRE NOIR
DES MERVEILLES
Les meilleures histoires étranges et fantastiques de Thomas Owen
CASTERMAN
Les textes de cette anthologie ont été choisis dans six recueils publiés
chez Marabout : La cave aux crapauds et autres contes étranges,
Cérémonial nocturne et autres contes insolites, La truie et autres histoires
secrètes, Pitié pour les ombres, Le Rat Kavar, Les maisons suspectes.
ISBN 2-203-22630-7
© by Thomas Owen 1980
Sabine devait traverser le parc deux fois par jour en fin d’après-midi.
Non dans toute la longueur, mais selon une oblique qui la faisait pénétrer
du côté de l’allée des Marronniers et ressortir en face du monument au
caporal Muratori. Elle allait ainsi régulièrement, du lundi au vendredi,
suivre un cours d’anglais. Elle prenait le raccourci par le parc et revenait
par le même chemin.
Elle aurait pu choisir un itinéraire un peu différent, en longeant le parc
par l’extérieur, mais elle aimait s’enfoncer dans la petite vallée sombre
plantée de grands arbres, vestiges d’une propriété privée qui avait été
morcelée et dont la ville s’était réservé les derniers hectares en guise de
zone verte.
Les chemins de cendrée étaient propres et bien entretenus. Lorsqu’un
orage y avait creusé parfois des ornières, mettant ainsi à jour les pierres
blanches du sous-sol, des jardiniers s’affairaient très vite à réparer les
dégâts. Il y avait des pelouses où l’on ne pouvait laisser courir les chiens,
des bancs où, pendant le jour, bavardaient quelques pensionnés et, le soir,
se caressaient quelques amoureux.
Ce parc était en somme, comme tous les parcs des villes, assez banal.
Avec des arbres d’espèces diverses qui portaient leur identité sur les
écriteaux jaunes. Frêne-Fraxinus, Érable-Acerabulus, Bouleau-Betulla…
Avec aussi des corbeilles à vieux papiers, une maisonnette pour ranger les
outils des hommes de peine et des coins d’ombre derrière les buissons
tristes où les petites filles allaient faire pipi en se cachant.
On apprit un jour qu’une passante avait été assaillie à la tombée du soir
et l’on recommanda à Sabine de se rendre à son cours en évitant le parc et
en empruntant l’itinéraire extérieur. « À moins, ajouta son père en riant,
que tu ne prennes un grand couteau pour te défendre ».
Ce fut là bien imprudent propos. Il occupa plusieurs jours durant la
pensée de Sabine qui avait renoncé à regret à sa traversée du parc, mais
qui ne cessait de songer à sa promenade traditionnelle. L’aventure de la
passante assaillie ne l’effrayait pas à vrai dire, mais elle la troublait et
l’intriguait fort. Qu’était-il arrivé au juste à cette femme qu’elle jugeait
finalement plus stupide que malheureuse ? Lui avait-on volé son sac ?
L’avait-on frappée ? Et pourquoi ? Avait-on arraché ses vêtements, tailladé
son visage, ou Dieu sait quoi de pire ? Sabine avait interrogé sa mère et la
servante à ce sujet. Mais en vain.
— Évite le parc, lui disait-on. Ne te soucie pas de ces choses. Fais le
grand tour. Il ne t’arrivera rien !
C’était bien cela qui préoccupait Sabine. Elle aurait tant voulu qu’il lui
arrivât des choses… On n’est pas une petite fille intelligente et délurée,
sans être aussi imaginative, curieuse et même imprudente. La peur de
l’inconnu était bien moins forte chez elle que la peur de l’ennui.
Sabine ne pouvait se résoudre à renoncer à sa traversée du parc. Elle ne
discuta pas – à quoi bon ? – mais prit ses précautions. Elle devait
entretenir en elle un certain sens du danger. Rien n’est périlleux, elle le
savait, comme une assurance inconsidérée. Il fallait être prête à toute
éventualité, assumer le risque, mais pas inconsciemment. Elle alla donc
rechercher dans un tiroir, où elle le savait rangé et oublié depuis
longtemps, le couteau à cran d’arrêt, à manche de corne, de son aïeul le
forestier. C’était un couteau de chasse, à lame longue et pointue, qu’on
refermait en tirant sur un anneau. Ouvert, c’était une arme plus redoutable
qu’un poignard. Le manche en était lisse, pas trop gros pour la petite main
de Sabine qui prenait un étrange plaisir à sentir contre sa paume tendre
cette chose longue et ronde, légèrement incurvée, qu’elle étreignait avec
une sorte de tendresse voluptueuse.
Elle nettoya le couteau avec amour, polit la corne, huila le cran d’arrêt,
s’exerça à le manier, s’amusa à entendre le ressort claquer lorsque la lame
sortait brusquement de la fente où elle se trouvait cachée…
Sabine retourna donc au parc. Même elle s’enhardit peu à peu et
s’aventura dans les profondeurs de celui-ci. La terre des chemins y était
plus grasse, l’herbe des pelouses plus rare. Une eau sourdait du sol dans le
fond d’une vasque de porphyre. Naissait là un petit ruisseau qui serpentait
chichement au creux du vallon et le long duquel elle avait souvent joué
quand elle était petite. Elle se souvenait d’y avoir vu, un jour, entre les
pierres irrégulières d’un petit gué, dans la transparence de l’eau, reposant
sur le fond de léger gravier, une rondelle d’un beau rouge vif, pareille à un
petit soleil couchant, qui s’avéra être, dans son godet de porcelaine
blanche, une pastille de couleur à l’eau. Quand elle l’avait saisie tout
heureuse, en mouillant d’ailleurs la manche de sa robe, la chose qui lui
paraissait si belle s’était diluée et une traînée, pareille à du sang frais,
avait coulé sur sa main. Elle avait laissé s’égoutter lentement cela au bout
de ses doigts, pensant à quelque blessure, puis elle s’était rincée et n’y
avait plus songé. Et voilà qu’aujourd’hui, Sabine se remémorait sa
trouvaille, son émotion, puis sa déception pour cette chose merveilleuse
qui s’était mise à saigner, à pâlir bientôt, puis avait disparu sans laisser de
traces.
Dans la partie profonde du parc tout prenait une coloration un peu
maléfique. Les ombres étaient différentes. Les bruits de la ville
singulièrement atténués. Un chien noir, à poil lisse, passait en se tortillant
et le mouvement de son arrière-train musclé avait quelque chose de
malsain et de gênant. Cette femme sans âge, à la poitrine ballante, qui
venait apporter aux chats errants des restes de viande, elle la connaissait
de vue, mais, à vrai dire, ne la reconnaissait pas. Ce n’était plus une vieille
originale compatissante, mais une sorte de jeteuse de sort. Le gardien
poussif, au képi crasseux, qui faisait en hâte sa dernière ronde, lui sembla
suspect, complice de présences ténébreuses. Le couple adultérin d’âge mûr
qui professait d’habitude, avec une touchante impudence, que les
amoureux sont seuls au monde, eut en la croisant un drôle de regard et un
étrange sourire. La servante espagnole du dentiste, dont la noire et grasse
beauté faisait les délices de plus d’un, remontait seule en renouant son
chignon. Elle lui fit en passant un clin d’œil canaille qui la vexa. Enfin,
elle aperçut le petit vieillard… C’était un habitué des lieux. Il était discret,
secret, prompt à s’éclipser. Elle devinait confusément que, depuis tout un
temps, quelque chose entre eux s’était noué, sans qu’ils se fussent jamais
adressé la parole, sans qu’ils eussent échangé un regard.
Elle l’avait surnommé successivement « le hibou », « la pilule », « le
pic vert » et « le père Vie ». Depuis tout un temps elle le devinait attentif,
toujours à l’épier. Il évitait soigneusement de se montrer. Il allait à pas
menus, s’installait à la limite de la partie la plus déclive du parc, là où tout
devenait sombre très tôt dans l’après-midi, là où passaient peu de
promeneurs. Il attendait Sabine, l’observait en silence, déférent et réservé,
espérant sans doute qu’un jour elle irait à lui.
Cette fois, dès qu’il la vit, il marcha dans sa direction, d’un pas vif,
comme s’il était très pressé.
Dans sa hâte factice, il eut l’air un moment de lui barrer la route. Sans
doute n’était-ce que le hasard qui le faisait s’écarter dans le même sens
qu’elle, au moment où elle-même s’apprêtait à lui céder le passage. Une
fois vers la gauche, une fois vers la droite.
Sabine ressentit cela comme une provocation, mais ne se crut pas
réellement menacée. C’était un vieil homme, maigre et nerveux, inoffensif
à n’en pas douter. Il lui avait fait cependant en passant un drôle de sourire.
Il avait un visage très pâle, ivoirin, émacié, et les oreilles étrangement
longues et pointues. Il lui sembla qu’il avait quelque chose de trompeur
dans le visage, comme il arrive souvent aux vieillards qui aiment à
s’abriter dans le mensonge.
Après qu’ils se furent croisés, Sabine se retourna pour l’observer plus à
l’aise. Il allait d’un pas rapide et ferme. Il avait un long manteau de pluie,
un peu large pour lui, qu’il tenait fermé, ses mains dans les poches, se
joignant sur son ventre…
Une nouvelle rencontre, le lendemain soir, avec le petit homme
étrange, laissa la fillette sur sa faim. L’inconnu passa à côté d’elle sans un
regard, avec une parfaite indifférence, perdu dans ses pensées. Elle se
retourna pour le voir s’éloigner et fut un peu agacée de s’être laissée
prendre. Il s’était arrêté lui aussi et l’observait. Sans doute attendait-il de
sa part une manifestation de curiosité, de complaisance ? Il eut l’air de lui
faire un petit salut de la tête et elle-même, peut-être, elle ne s’en rendait
pas bien compte, avait aussi, croyait-elle, esquissé malgré elle un petit
signe de courtoisie.
Les jours suivants, elle ne le vit plus et sa présence, maintenant
ambiguë, lui manqua.
Sabine tout doucement s’habituait à sa peur. Elle s’en nourrissait. Aussi
dès le moment où elle pénétrait dans le parc et en acceptait les secrets et
les menaces, était-elle transportée dans un autre univers, dont le côté
ténébreux l’envoûtait et où elle s’ouvrait, à la fois craintive et ravie, à
toutes sortes de curiosités un peu coupables, dont elle tirait des joies
clandestines qu’elle n’eût jamais soupçonnées possibles quelques
semaines plus tôt.
Ce soir-là, elle se sentait nerveuse. Quelque chose mettait dans l’air
une menace. Ses pas, sur le chemin de terre durcie, avaient une autre
résonance. Son souffle était différent, plus court, comme celui d’un petit
animal aux aguets. La brise, dans les branches, était par instants comme un
sifflement, un signal léger, ou comme un avertissement qui tranchait
cruellement le vif de l’air telle la lanière d’un fouet. La lune était
maussade, souvent cachée par les nuages, et d’une laide couleur de suif.
Sabine se sentait étrangement seule. Elle avait toujours été seule
d’ailleurs, traitée avec un peu d’indifférence par tous les siens. On ne la
comprenait pas. Mais elle ne faisait rien pour être comprise. Au fond, il ne
lui déplaisait pas d’être laissée à elle-même, indépendante, vulnérable,
mais capable, elle le prouverait, de veiller toute seule sur soi.
— Après tout, pensait-elle, je n’ai besoin de personne. On ne m’aime
pas, mais je me passe fort bien des autres. En allant gratter au plus secret
de moi-même, je découvre un fond de méchanceté qui alimente mon
orgueil et ma solitude.
Elle s’était beaucoup regardée ces derniers soirs avant de se coucher et
elle n’était pas mécontente d’elle-même. Elle aimait son front bombé de
poupée, sa petite bouche humide qui s’ouvrait sur la douceur de sa langue
longue et mobile. Elle se trouvait le menton un peu fort, les seins encore
bien puérils.
Quand elle les tenait dans le creux de ses mains pour les soupeser, elle
constatait qu’ils ne pesaient rien. Ils restaient gentiment à leur place et
marquaient à peine un peu d’émotion. Son ventre était plat, avec un petit
nombril rieur, une ombre discrète. Elle avait par contre les cuisses bien
vigoureuses déjà, les jambes bien tournées, les pieds un peu longs. Avec
cet ongle mal formé à l’orteil droit, ce qui la chagrinait quand elle allait
nager. Mais en somme, à part son menton et ses pieds, Sabine se plaisait
assez.
Quelque chose avait bougé dans les buissons et elle se retrouva d’un
seul coup, frémissante, face à son anxiété et à sa résolution. Elle ouvrit
posément son couteau à cran d’arrêt et le tint droit dans sa poche, la lame
vers le haut, le manche appuyé contre sa paume et son poignet. Elle sentait
la pointe aiguë contre son avant-bras et veilla à ne pas se blesser.
Immobile, tendue, attentive au moindre bruit, elle se sentait
singulièrement calme et disponible.
Le destin était au rendez-vous. Surgi elle ne savait d’où, le petit
vieillard goguenard fut tout à coup en face d’elle, à quelques pas, les
mains dans les poches. Il tenait son long manteau fermé devant lui sans
qu’il fût boutonné.
— Bonsoir ! dit-il d’une voix un peu étranglée.
Sabine ne bougeait pas. Elle aurait pu continuer sa route et passer à
côté de lui. Ou faire demi-tour et remonter vers l’allée des Marronniers.
Elle demeurait immobile, consciente de ce que son attitude pouvait avoir
de provocant. Elle releva la tête et défia du regard le vieil homme qui avait
avancé d’un pas. Le soir était déjà tombé et cet affrontement imprécis se
déroulait à la lumière d’une lampe haut placée, qui bougeait dans le vent
et n’éclairait que par instants les deux personnages en présence.
— Bonsoir, ma petite belle, fit le vieux en s’approchant encore. J’ai des
bonbons pour toi…
De quel droit la tutoyait-il ainsi ? Sabine se sentit rougir devant tant
d’impudence et la sueur inonda soudain son front et ses paumes.
— Des bonbons, poursuivait l’autre. Mais, tu n’as pas peur de moi,
j’espère ? Depuis le temps que nous nous connaissons.
Elle faillit lui dire qu’elle ne le connaissait pas, qu’elle se moquait
éperdument de ses bonbons, qu’elle détestait les friandises, qu’il s’en
aille, qu’il l’ennuyait, qu’elle ne voulait plus jamais le rencontrer sur sa
route, mais une force inconnue lui imposait silence, la faisait prisonnière
du moment.
Elle sentait quelque chose de mauvais monter du plus profond de son
âme et la confirmer dans sa résolution. Ce serait aujourd’hui ou jamais.
Le petit homme était tout près d’elle. Il ne la dépassait pas de beaucoup
par la taille. Il sentait l’eau de Cologne. Il riait un peu sottement.
— Ma petite belle ! dit-il en tendant doucement la main vers son
visage, comme tes yeux sont noirs et méchants !
Il y eut, dans cet instant où Sabine réfléchissait une dernière fois, je ne
sais quoi qui n’a pas de nom, mais qui rend tout possible.
Oui, vraiment. Ce serait aujourd’hui…
Elle fit à deux reprises le geste avec une promptitude de petit fauve et
le vieil homme porta vivement les mains à son ventre. Il contint un
gémissement et se plia en deux. Son visage avait pris une expression
poignante d’étonnement et de réprobation.
Sabine en fut toute remuée. Elle tenait toujours son arme à la main. À
la lumière intermittente de la lampe, elle regardait le sang qui noircissait
la lame, qui souillait sa main, qui avait coulé sur son poignet. Elle voyait
le vieillard touché à mort se recroqueviller littéralement et se laisser aller
sur le sol, résigné aurait-on dit, comme si tel avait été depuis toujours son
destin.
Elle s’agenouilla près de lui, soudain prise de panique, lui tapota le
visage d’une main craintive.
— Monsieur, murmura-t-elle, ce ne sera rien ! Remettez-vous. Je vais
appeler un médecin. Attendez. Je vous en prie, attendez…
Mais « le hibou » n’attendait pas. Il allait mourir. Quelque chose de
visqueux apparut à ses lèvres et coula sur son menton. Déjà son regard se
voilait.
C’est alors que quelqu’un surgit sans bruit derrière Sabine, lui mit la
main sur le visage, lui enfonça brutalement un bâillon dans la bouche. On
lui tordait les bras. On allait les lui casser !… Elle avait très mal. Elle fut
entraînée violemment dans les buissons, malgré sa résistance. Elle sentit
au passage quelque chose qui griffait ses jambes nues. « Du houx », pensa-
t-elle…
PITIÉ POUR LES OMBRES
Le matin, j’étais seul. Je crus tout d’abord que ma visiteuse était allée
prendre l’air au-dehors, mais je ne la vis pas non plus à l’extérieur.
Le lit jumeau du mien, où elle avait dormi, gardait la forme de son
corps. Je m’en voulais de n’en pas savoir plus sur celui-ci, à peine entrevu
la veille, sous la douche. Mais vraiment, j’étais trop fatigué alors. Ce
matin, je me sentais plus dispos, avec ce qu’il fallait de curiosité et
d’audace pour mener à bien une aventure passagère. Mais les occasions
manquées ne se retrouvent pas et Molly devait être rangée parmi celles-ci.
Je fis ma toilette, un peu déçu, mais amusé malgré tout de ma propre
déception. Je me dis que Molly avait sans doute été rejoindre son mari et
que les querelles entre époux finissent généralement par des retrouvailles.
Je sortis, regardai encore autour de moi, puis gagnai la cafeteria. Les
deux hommes et la femme aux cheveux décolorés achevaient de déjeuner.
Sur la table, la cruche de métal contenant l’eau glacée était tout embuée.
Ne voyant pas Molly auprès d’eux, et préoccupé malgré tout à son
sujet, je m’approchai de leur table et leur dis :
— Bonjour !… Est-ce que vous avez vu Molly ?
À ma question, leur tête changea. Il y eut une courte gêne. Puis le grand
blond me fixa calmement et dit :
— Molly ? Connais pas !
— Ce n’est pas possible ! Une petite blonde assez mignonne, en
bermuda à fleurs vertes !… (J’insistai.) Molly… Molly Yung…
Cette fois, le malaise devint évident et, devant l’expression anxieuse et
tendue de leur visage, je devinai qu’ils avaient quelque chose de grave sur
la conscience.
Là-dessus, comme dans les films bien construits, entrèrent en enlevant
leurs gants deux motards de la police.
Ah ! je vous jure, à ce moment, nous avons tous frémi, les deux
hommes, la femme et moi-même ! Ils arrivaient à pic. Mais sans intention
policière. Ils venaient sans doute comme chaque matin avaler un café noir,
bien paisiblement.
Ils enlevèrent leur casque en tirant fort pour desserrer la mentonnière.
Leur blouson de cuir jeté sur une chaise, ils m’apparurent dans leur mâle
splendeur. Sentant la sueur et l’essence, en chemise kaki à manches
courtes, ils avaient les avant-bras poilus à souhait et l’un d’eux portait un
tatouage représentant une tête d’Indien.
Je les regardais, fasciné. C’est beau, un motard. Vu de près, hors de la
route. C’est étonnamment humain. Privé de sa carapace de cuir, c’est un
autre être, soudain plus accessible, plus vulnérable peut-être, comme –
proportions gardées ! – une crevette décortiquée.
Aussi je m’approchai d’eux. En entendant que j’étais étranger, ils
furent tout de suite cordiaux, détendus. Après quelques banalités sur le
vent, le goût d’aluminium du café et – heureux hasard – l’offensive des
Ardennes où le frère aîné de l’un d’eux avait été tué, je leur suggérai de
sortir ensemble, parce que j’avais quelque chose de très important à leur
raconter.
Une fois dehors, je leur parlai de Molly, de son étrange apparition
nocturne, de sa plus étrange disparition ici en rase campagne, de ses
rapports avec les trois autres, de la gêne évidente de ceux-ci.
Les motards parurent intéressés. L’un d’eux alla même déplacer sa
moto, à tout hasard, de manière à rendre impossible le dégagement du
parking et à bloquer la station-wagon. Puis il revint nonchalamment et
pénétra dans la cafeteria.
— Il va téléphoner, dit l’autre.
Comme nous n’avions plus rien à nous dire, il resta les bras ballants.
De temps en temps, il se caressait le menton. Il portait au petit doigt une
grosse bague en or, de quelque société secrète, et cela m’impressionnait
vraiment.
Derrière le carreau légèrement embué, je distinguai la tête de rat de
Bumberger cherchant à voir ce qui se passait.
Le policier revenait du téléphone. Il sifflotait entre les dents. Il me fit
signe.
— Comment s’appelle-t-elle encore, cette fille ?
— Molly Yung.
— Blonde ou noire ?
— Blonde, avec un petit visage terne et gentil. Des yeux bleus très
clairs.
— Avez-vous remarqué si elle avait des bijoux ?
— Je ne me souviens pas. Je ne crois pas. Si, cependant… Une
chaînette d’or à la cheville.
— C’est ça ! triompha le flic. Eh bien ! cette fille-là, mon garçon, vous
ne pouvez pas l’avoir vue cette nuit !
— Ah ! vraiment ?… Je me demande bien pourquoi ?
— Pour l’excellente raison qu’on a trouvé son cadavre, il y a douze
heures, balancé dans un fossé près de Dawson.
— Qu’est-ce que tu racontes là ? intervint l’autre.
— Je raconte que cette fille est morte, et que si une voiture ne s’était
pas arrêtée en panne à deux pas du corps, personne n’en saurait encore
rien.
Quelque chose de glacé me tomba sur les épaules, malgré le vent chaud
qui balayait toujours la plaine et qui ne devait pas cesser de le faire.
La révélation de ce drame me causait moins d’émotion que la
conscience d’avoir partagé ma chambre avec la morte, d’avoir écouté ses
bavardages, de l’avoir négligemment lorgnée sous la douche, d’avoir
regretté ce matin ma fatigue de la veille et de l’avoir – finalement, mais
trop tard – désirée. J’avais – par quel sortilège ? – partagé un secret avec
un fantôme et reçu ainsi de lui un message. Cela me causait une sensation
étrange et morbide qui me soulevait le cœur et m’enchantait à la fois par
sa macabre absurdité.
La voix du flic me parvint de nouveau, perçant le brouillard qui avait
embrumé mon esprit. Il se parlait à lui-même autant qu’à moi.
— Vous ne pouvez pas l’avoir vue, cette Molly, puisque à ce moment-
là, elle était morte à plus de cent milles d’ici, dans un fossé !
— Je comprends votre embarras, sergent ; mais, cependant, si je ne
l’avais pas vue, si je ne lui avais pas parlé, est-ce que je saurais ce que je
sais ?
— Et vous savez quoi ?
— Demandez donc l’identité de ces gens-là. Moi, je la connais. Je vais
vous la dire. C’est Molly qui me l’a donnée. Le blond, là, près du
comptoir, c’est son mari, Johnny Yung… Attendez… Les deux autres,
c’est Dean et Mary Bumberger. Ils s’entendent tous les trois contre elle et
elle avait des raisons sérieuses de leur en vouloir.
— Minute !
Les motards se concertèrent un instant, puis retournèrent à la cafeteria
en roulant les hanches comme des marins pédés. Ils devaient crever de
chaud dans ces culottes bouffantes de cuir noir. Ils étaient vraiment
costauds, mais un peu gras. Je voyais leur ventre reposer sur la ceinture
noire qui soutenait leur colt.
Par la fenêtre, je vis les suspects sortir leurs papiers pour vérification.
Un motard m’appela d’un geste.
— Vous avez raison. Il s’agit bien de Johnny Yung et de Dean et Mary
Bumberger. Mais tout cela ne veut rien dire. Ils assurent que votre histoire
ne tient pas debout. Qu’ils voyagent à trois depuis plusieurs jours et que
Molly Yung est chez sa mère à Denver. Qu’elle ne pouvait donc pas être ici
hier soir, ni à Dawson, ni ailleurs…
— Ils disent aussi, ajouta l’autre flic, que vous leur cassez les pieds,
qu’ils voudraient savoir votre nom et qu’ils vont porter plainte contre
vous.
Johnny Yung me regardait avec haine et stupeur. Il avait l’œil bleu trop
pâle des sadiques et des commandants de sous-marins. Bumberger était
blême et moite. Il avait l’air fiévreux et traqué. Il allait me dire quelque
chose de pas agréable, mais sa femme, le retenant par le bras, l’en
empêchait.
Elle était, des trois, celle qui se dominait le mieux. Blondasse
décolorée à l’extrême, en blue-jean délavé, avec un maillot de corps
marqué Oklahoma où pointait le relief d’une mince poitrine. Elle me
regardait d’un air rigolard et provocant, comme si mon intervention
l’amusait.
Quand je me suis mis dans un pétrin, je m’obstine. C’est ma faiblesse.
— Téléphonez donc à Denver, dis-je au flic, nous en aurons le cœur
net.
Il réfléchissait. Et à mesure que sa pensée se concentrait, j’avais
l’impression que sa tête diminuait de volume ; mais aussi qu’à mesure
qu’augmentait sa difficulté de comprendre, sa bonne volonté à mon égard
allait se muer en mauvaise humeur. Ce qui arriva brusquement.
— Mais vous, l’étranger, me dit-il d’un ton rogue, de quoi vous mêlez-
vous ?… Vous me fatiguez, à la fin !
— Ne vous fâchez pas, sergent… Je vous ai raconté une histoire que je
croyais de nature à vous intéresser. Vous avez trouvé que cela valait un
coup de téléphone à vos chefs. Vous apprenez ainsi qu’une femme morte,
assassinée sans doute, a été retrouvée il y a douze heures, près de Dawson.
Son mari, lui, la prétend à Denver depuis trois jours chez sa mère… Après
tout, c’est votre boulot. Moi, je prétends que cette femme, je l’ai vue cette
nuit, qu’elle m’a parlé, et je m’inquiète de son absence. Ou bien elle est
morte et j’ai rêvé. Ou bien elle est à Denver et vos copains de la police
vous ont raconté des blagues. Ou bien, elle est encore ici et nous sommes
tous des idiots.
Il se grattait la tête et me regardait, puis regardait Yung et les
Bumberger. L’autre motard, devenu indifférent, avait allumé une cigarette
et fumait en silence en aspirant à pleins poumons.
— Tout cela est insensé, intervint Yung, qui s’était ressaisi. On ne va
pas rester ici jusqu’à Christmas. Nous autres, on s’en va. On a encore un
bon bout de route à faire dans la journée.
— Un moment, dis-je en saisissant par son bras musclé le motard à la
cigarette. Nous revenons tout de suite.
Je traversai en courant l’espace entre la cafeteria et les motels. Le vent
avait encore augmenté et soulevait une méchante poussière jaune. Mon
assurance avait rendu étrangement docile l’énorme brute qui me suivait.
J’entrai dans ma chambre où une fille malpropre avait déjà enlevé les
draps du lit et jeté les serviettes sales dans un coin. Près de mes bagages,
elle avait rangé les objets qui traînaient. Bien en évidence, sur une chaise,
le foulard rayé jaune et noir de Molly.
Je respirai. À force d’être contredit, on finirait par douter de la vérité.
— Prenez ça, dis-je au flic, qui ne comprenait pas pourquoi je
triomphais aussi insolemment.
Je lui fourrai le foulard dans les mains, après l’avoir respiré avec une
tendresse qui me surprit moi-même.
— Molly Yung avait ça sur la tête en arrivant ici hier soir.
Le colosse fit des yeux de bœuf assommé, prit le carré de soie, le
regarda attentivement, le roula autour de son poignet.
Un court instant, je craignis qu’il ne l’escamotât comme on le voit faire
aux prestidigitateurs. Puis il quêta du regard mon avis sur ce qu’il fallait
faire.
— Mettez-leur ça sous le nez, dis-je d’un ton sans réplique, et bouclez-
les ! Vous aurez de l’avancement.
— O. K. !
Il avait compris ce qu’on attendait de lui, mais certainement pas ce qui
s’était passé. Il se dirigeait à grands pas vers la cafeteria. Sur le seuil de
ma chambre, j’attendais la suite des événements. Derrière moi, la fille de
service faisait couler l’eau du W.-C., puis essuyait les robinets.
Elle se jeta sur moi comme une folle et se cramponna à mon bras,
terrorisée, quand le coup de feu claqua. Le carreau de la cafeteria s’était
étoilé.
Cette fois, c’était le drame et plus des discussions. J’étais glacé. La
fille sentait le savon. Le soleil rendait apparent le duvet de sa lèvre
supérieure.
Cela fut très court. Je ne savais pas qui avait tiré. Le tenancier du motel
sortit, poussant devant lui sa femme et son gamin. Ils allèrent se réfugier
dans le petit hangar, près de la cuisine.
Puis je vis Yung, les bras levés, le flic tatoué lui piquant les reins avec
son colt. Puis l’autre flic s’amena avec Bumberger à qui il avait déjà passé
des menottes. Il prit le bras droit de Yung et l’enchaîna à son compagnon.
La blondasse avait l’air de trouver cela drôle. Elle regardait la scène
comme si elle n’avait rien de commun avec ces types-là. Même, elle me
fit un clin d’œil canaille. Et – pourquoi pas ? – je lui répondis de la même
manière.
Mais brusquement, une détresse sans nom s’empara de moi. Je n’étais
plus dans le présent. Je me désintéressais de ce qui allait arriver, du sort de
ces gens et des intentions des policiers. J’étais affreusement triste. C’était
comme si la mort de Molly me privait à jamais de quelqu’un que j’aurais
pu aimer, que j’aimais tout à coup. Ce n’était plus là un fait divers auquel
j’étais mêlé, mais un drame où tout mon être était impliqué.
Je revoyais le petit visage chiffonné de Molly, son expression gentille
et pathétique, cette façon qu’elle avait de froncer le nez en souriant, sa
grâce d’oiseau quand, sous la douche, elle se tenait sur un pied pour
savonner l’autre…
J’avais, comme on dit, une boule dans la gorge et je fus sur le point
d’éclater en sanglots. Je marchais lentement vers Johnny Yung, sans savoir
exactement ce que je faisais. Je le distinguais mal à cause de l’espèce de
brouillard qui embuait ma vue.
Je devinais cependant sa fureur et sa crainte à mon approche. Ce que
j’allais faire était ridicule, déplacé, mais j’avais un besoin désespéré de
tenter quelque chose avant qu’on ne l’emmenât.
Je me fis aimable, humble, presque implorant :
— Vous n’auriez pas une photo de Molly, par hasard ? J’aimerais en
posséder une…
Mes paroles tombèrent dans le silence. Johnny cracha deux fois par
terre, avec mépris, et les flics rirent bassement.
— Une photo ! dit l’un. Pourquoi pas une mèche de cheveux ?
Qui pouvait me comprendre ? Je pensais que, lors du procès, la presse
publierait des tas de photos. Celle de Molly certainement. Peut-être la
mienne aussi… Je pensais à toutes les photos de Molly qui jauniraient
dans les tiroirs… Je pensais… Je pensais des tas de choses à propos de
Molly et de ses photos… C’est pas croyable à quoi je pensais…
PÈRE ET FILLE
Mme de R… n’était pas encore une vieille dame. Elle avait été très
belle et conservait, passé l’âge des séductions certaines, un charme
étrange, un tact parfait, une tournure d’esprit d’une subtilité délicieuse.
Elle était gaie, mesurée, cultivée. Elle savait aussi l’art nuancé des sous-
entendus.
Mme de R… était grande et mince. Toujours vêtue de noir, avec cette
absence de recherche qui est la recherche même. Son sourire était très
chaud, ses yeux bruns très rieurs, ses mains fines très soignées, presque
transparentes. On avait du plaisir à toucher celles-ci.
Quand on avait bavardé un quart d’heure avec Mme de R…, on oubliait
son âge. Et comme on ne le connaissait d’ailleurs pas, c’était d’autant plus
facile. Tout au plus, par l’évocation parfois de ses souvenirs, apprenait-on
qu’elle avait connu très bien un tas de gens depuis pas mal de temps
disparus.
Elle habitait un ravissant appartement dont les fenêtres donnaient sur
un jardin presque secret, d’où montait une bonne odeur de terre et de
feuillage. Ah ! cet appartement. J’y aurais passé ma vie. Meublé comme
personne ne pourra jamais plus le faire. Avec un goût si rare, si personnel.
On y trouvait mille petites choses précieuses, désuètes et fragiles. Univers
de plumes, de coquillages, de chevaux de verre filé, d’opalines, de
pompons, de miroirs, de dentelles anciennes. Rien de cela n’était
poussiéreux. Nulle odeur de passé. C’était au contraire propre et frais,
inattendu, d’une séduction un peu perverse et, ma foi, redoutable.
Mme de R… aimait le faux et l’éphémère avec une tendresse
déconcertante.
Je fréquentais régulièrement sa maison. On y recevait peu. Je venais
faire ma cour d’amitié comme un neveu d’élection.
Mme de R… était sensible à mes visites. Elle aimait à me faire parler
des gens que je voyais, des petits à-côtés de la vie publique et du monde.
Rien ne l’amusait davantage qu’un potin un peu piquant, qu’une anecdote
indiscrète.
— Allons, raconte-moi encore un mensonge, disait-elle.
Retirée de l’intrigue, elle en savourait les parfums.
— Sais-tu que tu es horriblement méchant, faisait-elle parfois en
baissant gentiment la tête et en me regardant de côté. Et elle ajoutait
alors :
— C’est bien pour cela que je t’aime.
Mais sans doute ne m’aimait-elle pas vraiment. C’était une façon de
parler.
Elle avait, pour lui tenir compagnie, une parente jeune encore, pauvre
comme il se doit, discrète, dévouée, dont la beauté certaine n’avait nulle
occasion de se mettre en valeur. C’est le lot des femmes de cette espèce
qui vivent amèrement dans un confort qui n’est point fait pour elles.
Cette jeune personne, blonde, calme, un peu triste, était Mlle Honorine.
Je la voyais peu. Mme de R… savait, avec une grâce exquise, l’éloigner
lorsque j’arrivais.
J’avais d’ailleurs le bon esprit de ne point m’occuper d’elle, ayant
appris maintes fois, à mes dépens, que la fréquentation des femmes sans
ressources n’apporte que déceptions et soucis.
Mlle Honorine, de son côté, ne me prêtait nulle attention. Même, aurait-
on dit, elle me traitait avec une indifférence exagérée, un rien hostile,
comme si sa maîtresse, par une rouerie bien féminine, l’avait habilement
mise en garde contre moi.
Nous ne la reprîmes pas. Deux jours plus tard, tôt le matin, la voix
froide d’Honorine au téléphone :
— Elle est morte cette nuit…
Je reçus la nouvelle comme un coup en pleine poitrine. Je courus chez
Mme de R… Honorine m’accueillit comme un ami précieux.
— Elle est morte, dit-elle simplement. Elle prenait beaucoup trop de
calmants.
Elle me disait cela d’un ton sans réplique, comme pour m’enfoncer une
évidence dans l’esprit. Elle me regardait avec une calme détermination.
— Vous ne l’ignoriez pas, n’est-il pas vrai, qu’elle abusait de certaines
drogues ?
— Je m’en doutais, concédai-je.
Nous passâmes au salon. Sur la chaise longue où je l’avais vue vivante
pour la dernière fois, Mme de R… paraissait endormie. Je m’agenouillai
près d’elle et lui baisai la main.
— Je crois qu’il faudrait appeler le docteur, dit Honorine.
— Vous ne l’avez donc pas fait encore ?
Elle passa la main sur ses yeux, puis se raidit :
— J’attendais de vous avoir vu.
Que de choses en mon esprit à cet instant !
— C’est une véritable délivrance, murmura Honorine.
J’avais peur de comprendre.
— Une délivrance pour qui ?
— Mais pour elle, évidemment. Elle souffrait beaucoup.
Quelle autorité dans sa voix. Quel défi ! Était-ce là cette bouche que
j’avais baisée un soir ? Cette femme que j’avais tenue abandonnée dans
mes bras ?
— Elle prenait beaucoup trop de calmants. Vous le saviez. J’étais
debout en face de cette femme tragiquement dressée.
Je la saisis aux épaules. Elle continuait à me regarder avec une
extraordinaire dureté. Je la secouai. Je crus qu’elle allait me mordre. Elle
fit une drôle de grimace. Puis, doucement, ses larmes enfin se mirent à
couler.
— Oui, je le savais, dis-je alors. Téléphonons au docteur. Et je sentis
que je pleurais aussi.
WOHIN AM ABEND ?
C’était à Brême, dans cette ville insolite où la guerre a fait naître des
bâtiments neufs au cœur même des quartiers anciens. Je flânais au hasard
par les rues que la tombée du jour assombrissait peu à peu.
Jamais encore je n’étais venu en ces lieux et cependant j’éprouvais la
sensation d’avoir déjà vécu pareil moment. L’ordonnance de la place aux
façades sculptées, le son des cloches de la cathédrale, une certaine qualité
de l’atmosphère faisaient surgir en moi un souvenir imprécis, que mon
esprit étrangement sollicité chercha à reconstituer presque contre ma
volonté. S’agissait-il d’un rêve récent où déjà ancien, d’une réminiscence
que je n’arrivais pas à identifier, d’une projection de l’avenir ? Je n’aurais
pu le dire.
Je m’étais arrêté, appuyé au mur de la Rathaus, les yeux fixés sur la
statue de Roland. Tout en contemplant les cruelles pointes de fer qui
ornent les genoux du chevalier géant, je cherchais à me concentrer.
Je me revoyais arpentant les artères et les places d’une ville pareille,
mais infiniment plus grande, dont les proportions croissaient à mesure que
je m’y déplaçais, où des arcades gothiques succédaient à des colonnades
vertigineuses, où des portiques s’ouvraient sur des cours intérieures au
fond desquelles des palais somptueux reculaient à mon approche, créant
entre eux et moi une étendue de pierre interminable à franchir.
Je tournais l’angle d’un bâtiment et me trouvais au bord d’un fleuve où
mille lampadaires, à perte de vue le long des quais déserts, se reflétaient
dans une eau immobile. Je marchais dans une cité énorme, démesurée,
sans cesse grandissante, où je ne rencontrais personne.
Toute vie semblait s’être retirée, comme parfois, à certaines heures, le
dimanche, des quartiers généralement très animés prennent un aspect de
vacuité angoissant.
Je me concentrais pour forcer mon esprit à dominer ces réminiscences
vertigineuses, qui faisaient monter en moi une inquiétude proche du
malaise. Mais le fil de ma pensée sans cesse se rompait. Je me souvenais
d’avoir pénétré dans un parc où le gravier rond des allées crissait sous les
pas.
Il y avait là des statues de bronze figurant des animaux de toutes sortes,
groupées parfois en des monuments aux proportions démesurées, où l’on
voyait des taureaux, des sauriens et des lions se livrer d’effrayants et
silencieux combats.
J’étais passé ensuite sous un arc de triomphe, long à franchir, dont la
voûte suintait d’humidité, et j’avais débouché sur une petite place où des
volets de fer masquaient la devanture de magasins. En ce lieu, j’étais allé
certainement. Je revoyais le panneau de signalisation autorisant le
stationnement des véhicules, non loin duquel j’avais garé ma voiture. Mais
était-ce bien ma voiture ? Plus loin, une rue en pente, où dans l’encoignure
d’une entrée cochère, j’avais distingué une vieille femme aux aguets.
Vers minuit, elle se troubla, dit qu’il était grand temps pour elle de
rentrer. Elle avait à la main un petit foulard rose, en soie légère, qui devait
lui servir à se couvrir la tête au moment de sortir, pour protéger ses
cheveux du vent, mais elle le tenait à présent serré tout chiffonné contre sa
poitrine.
Elle penchait la tête pour regarder l’endroit où sa main s’appuyait et il
devina qu’elle voulait cacher une tache sur sa robe blanche.
Peu de monde au vestiaire. La fête battait son plein.
— Vous avez fait un petit malheur ? demanda-t-il.
Elle sourit, embarrassée.
— C’est du vin. Je suis très maladroite. Je n’aurais pas dû m’asseoir à
la table de ces amateurs de beaujolais. Dire que je ne bois même pas !
— N’y pensez plus !
Pour ne pas la gêner, il évita de regarder la tache qu’elle dissimulait
soigneusement. Elle insista néanmoins pour être reconduite et, dans
l’obscurité de la voiture, ne se montra pas farouche lorsqu’il lui prit la
bouche et la caressa.
Elle habitait hors de la ville, tout contre la forêt. Il suivit docilement
l’itinéraire qu’elle lui indiquait. À plusieurs reprises, ils s’arrêtèrent pour
s’enlacer. Il aimait lui laisser l’initiative et prit plaisir à la sentir mordiller
gentiment sa lèvre et sa langue. Elle se retenait visiblement d’en faire
plus. Ainsi avançaient-ils par étapes jusqu’au moment où elle déclara :
— C’est ici. Arrêtez.
Le moment de se séparer approchait. Cela donnait à leurs yeux plus de
tendresse et faisait naître une pâleur soudaine autour de leur bouche.
— Je ne vous lâche pas comme ça, dit-il d’une voix un peu rauque. On
va se revoir. Où sommes-nous donc ici ?
Elle lui demanda un bout de papier.
Il prit deux cartes de visite dans son portefeuille, lui en donna une, et
l’invita à écrire sur l’autre. Avec le stylo qu’il lui avait tendu, elle traça
ses initiales et son adresse. Avant de glisser le petit carton dans sa poche,
il ajouta, pour ne pas l’oublier, le nom qu’elle lui avait donné : Anne
Sigurd.
Elle descendit prestement de voiture et il fit de même de son côté.
Encore une fois, d’un même élan, leurs corps se cherchèrent et elle
murmura :
— À bientôt. Je vous ferai signe. Promis !
— Je suis heureux de savoir que vous existez, dit-il.
Elle partit en courant, agitant son petit mouchoir au bout de son bras
levé. Le ciel était sombre, mais il montait de la terre et des arbres une
odeur apaisante de douceur et de félicité.
Il vit assez longtemps la robe blanche bouger dans l’obscurité au
rythme de sa course. Maintenant, elle poussait une grille, entre deux petits
pavillons carrés, et cela fit un bruit de fer quand celle-ci se referma. La
jeune fille avait disparu dans la nuit d’un jardin. Il resta un moment, ne
sachant s’il était triste ou heureux. Mais il se sentit bientôt le cœur tout
gonflé de bien-être.
Donatienne tendit l’oreille. M. Sambo n’était pas là, sans doute. Aucun
bruit ne venait de son logement. Elle avait cru entendre cependant traîner
des savates. Mais que lui importait, après tout, ce M. Sambo ? Et qu’il fût
peintre, musicien ou équilibriste ? Mais, peut-être était-il un bon clown
compatissant, capable de réconforter, comme ceux que les parents riches
font venir au chevet des petits enfants malades, pour aider à les guérir ?
Dans une sorte d’évier bas, malodorant, qui servait sans doute de
vespasienne la nuit, une goutte d’eau, régulièrement, tombait du robinet
qui fermait mal. Un robinet de cuivre ourlé de vert-de-gris.
Donatienne pensa que M. Sambo devait être un bien pauvre diable.
Qu’il n’était peut-être qu’un violoniste miteux, à lorgnon et à col râpé.
Que, certainement, il n’était pas un beau clown à paillettes. Sinon, il aurait
épinglé à sa porte sa photographie avec son petit chapeau conique, tout
blanc, et une étoile sur sa pommette droite, mouche argentée.
Le robinet donnait sa goutte. Il y avait trois vieilles allumettes gonflées
d’eau, côte à côte, sur les trous de l’évier.
Donatienne monta. L’escalier devenait poussiéreux. Cela sentait à
présent la vieille literie.
À l’étage supérieur, on aurait cru entendre un babil enfantin. Illusion
sans doute. Hallucination. Obsession. Que pouvait bien faire en cette
lugubre et mortelle demeure un petit enfant à ses jeux ?
Donatienne se faisait plus légère, plus circonspecte. Avant d’atteindre
le palier, elle tendit le cou et vit la porte entrouverte. De l’intérieur, à n’en
pas douter, c’étaient bien des syllabes sans suite d’un tout jeune enfant qui
lui parvenaient, distinctes à présent. Et cette sorte de gazouillement, cette
petite mélopée, banale en toute autre circonstance, prenait ici une
signification étrange.
Donatienne monta encore trois marches et poussa la porte…
Dans une cuisine misérable, au pied d’un réchaud à gaz graisseux, un
petit enfant, assis par terre, jouait avec un bol blanc parmi des morceaux
de papier chiffonnés. Il leva le nez, sourit et reprit sa parlerie, le menton
luisant de salive.
— Hou ! Hou !… Mme Diana ! dit Donatienne. Il y a quelqu’un…
L’enfant la regarda. Pas de réponse.
Elle pénétra alors dans la pièce, caressa au passage la petite tête blonde
et marcha vers la porte qui s’ouvrait au fond de la cuisine. Là, elle
s’immobilisa, une main à la bouche pour ne pas crier…
Sur un lit sordide, une vieille femme était étendue, les yeux ouverts,
morte. Une mouche courait au bord des paupières jaunâtres. Une main
pendait hors de la couche. L’autre était posée sur la poitrine. Par terre, des
mouchoirs souillés et des bas noirs, vides et étroits comme des peaux
d’anguilles.
Donatienne recula, traversa la cuisine à tâtons, comme une aveugle,
pour ne plus voir l’enfant qui commençait à geindre. Elle fut bientôt sur le
palier. Alors, sans avoir repris son souffle, elle descendit frémissante.
*
**
Lorsqu’elle arriva, haletante, sur le seuil, elle se figea. De l’autre côté
de la rue, le vilain boutiquier lui faisait signe de venir, d’un petit
mouvement de l’index, silencieusement. D’un air ironique et amusé. Il y
avait, à ce geste si simple, – un geste d’instituteur qui vient de prendre un
gamin en défaut et l’invite à venir s’enquérir de ce qui l’attend – une force
persuasive et un pouvoir dominateur tels que Donatienne dut se raidir pour
ne pas obéir à l’instant.
Elle ne voulait pas franchir la rue et tout son mystère. Elle voulait être
seule. Ne voir et n’entendre personne. Mais sa vue se troublait. Était-ce
bien le petit homme qui lui faisait signe ainsi, ou le Don Quichotte haut
sur ses pattes, entrevu dans la vitrine, ou quelque autre personnage qu’elle
redoutait de reconnaître à présent dans cette apparition imprécise dont le
regard, point d’attraction intense, trahissait la malice, la fausse bonhomie
et la cruauté mal déguisée ?
Donatienne sentit qu’à cet instant précis elle devait se signer pour
échapper au maléfice. Sans plus attendre. Comme elle levait la main droite
vers son front, une fenêtre claqua violemment quelque part et des
morceaux de vitre brisée tombèrent sur le trottoir autour d’elle.
Elle se protégea instinctivement le visage et se mit à courir droit
devant elle.
La porte de la boutique était ouverte. Le petit homme s’effaça
prestement.
Donatienne, sans avoir compris, entra dans l’ombre…
Et la rue fut à nouveau silencieuse. Il n’y avait pas un souffle de vent.
Seule une fenêtre ouverte, carreau brisé, bougeait doucement. Était-ce un
rire étouffé qu’on entendit, ou le balbutiement de l’enfant solitaire ?
À la vitrine de la boutique de malheur, la fillette à l’oiseau avait repris
sa place.
Sur son seuil, il avait LUI, repris son guet.
LE SERPENT BLEU
Vint enfin le jour. Arthur Crowley s’éveilla, le nez flatté par une bonne
odeur de café frais.
Un coup d’œil à la fenêtre lui montra la campagne dégagée de toute
brume, grande plaine de prairies couturées de clôtures en fil de fer, avec
au loin une rangée de saules à courte chevelure de feuilles drues.
Au fond de la cour, la grange où il avait pénétré, pour sa honte,
quelques heures plus tôt. Il ressentit à sa vue une véritable nausée.
Comment de telles choses étaient-elles possibles et par quelles
monstrueuses complicités n’étaient-elles pas dénoncées ? Malgré une
fidélité rigoureuse au principe de ne jamais se mêler des affaires d’autrui,
il sentait bien qu’il allait aujourd’hui faire exception à la règle qu’il s’était
tracée. Quitte à compliquer par un retard supplémentaire l’horaire de son
voyage, il devait avertir la police de ce qui se passait en ce lieu. Il ne se
sentait nullement obligé à une solidarité quelconque avec des gens qui
l’avaient bien imprudemment lié à leurs secrets.
La valise faite, il descendit. La patronne, en petit négligé matinal, le
salua sans gêne et lui demanda s’il avait bien dormi. Voulait-il du lard ou
des œufs au jambon ?
— Pas de jambon ! Pas de lard !…
Il n’aurait pas pu. Il ne pourrait jamais plus sans doute.
— … Un œuf brouillé, du pain et du café, beaucoup de café !
Pendant qu’elle allait à la cuisine préparer ce repas, il sortit pour ranger
son bagage dans sa voiture. Comme le paysage avait changé depuis la
veille ! Par quel sortilège le brouillard et la nuit rendent-ils si menaçants
des lieux que la clarté restitue à leur paix première ?
Des oiseaux chantaient dans les buissons le long de la route. Un camion
rouge avec remorque défila lentement, doublé par une petite voiture
rapide. Un chien aboya dans le lointain…
Il traversa la cour aux pavés bombés. La grange l’attirait
irrésistiblement. Il céda à la tentation et poussa la porte. C’était bien là
qu’il avait pénétré quelques heures plus tôt. Même sol de terre battue.
Mêmes instruments remisés. L’échelle au mur, les cuvelles, les tonneaux,
le tuyau en plastique, les bouteilles…
Il ouvrit la porte du fond. Il reconnut l’odeur de sapin, de paille et de
fumier. La lumière pénétrait abondamment par une fenêtre latérale. Son
cœur battait vite. Il regardait…
Une truie énorme se mettait sur ses pattes en grognant. Elle tourna vers
lui son groin répugnant, le regarda de ses petits yeux mal fendus, où
brillait une lueur de perversité.
— Le déjeuner est prêt ! appela au-dehors la voix de la patronne.
Il sortit à reculons, fasciné par cette bête dont la vue l’emplissait d’une
indicible confusion.
Il mesura l’étonnante duplicité du visage des choses, selon qu’il fait
nuit ou que le soleil brille. Il aurait voulu trouver là des raisons d’apaiser
son esprit, mais il ne se sentait qu’à moitié soulagé.
— Café ! cria de nouveau la patronne.
Vite, une dernière fois, il jeta un coup d’œil dans la porcherie pour se
rassurer, pour n’avoir plus à l’avenir à penser à tout cela. La truie s’était
couchée sur le flanc, lui montrant son ventre mamelu.
Tout allait bien. Pas d’erreur possible. Son imagination seule avait créé
cette méchante histoire.
Et cependant, cependant… Mais où donc était passée la bicyclette de
dame qu’il avait vue la veille contre ce mur ?
PASSAGE DU
DR BABYLON
Mais il y eut bientôt autre chose. Une nuit, je fus réveillé soudain par
un sentiment d’angoisse qui me tint assis dans mon lit de longues minutes,
le souffle court, à écouter les battements de mon cœur. Puis, à l’étage
supérieur, du grenier peut-être, j’entendis descendre quelqu’un. Quelqu’un
qui s’arrêta un instant devant la porte de ma chambre, hésita, parut même
la frôler.
Je vivais seul. Qui donc pouvait ainsi circuler chez moi ? Je n’eus pas,
je l’avoue, le courage de bondir, d’ouvrir la porte, de crier « Qui va là ? ».
La crainte honteuse de je ne sais quelle indicible rencontre me paralysa. Je
demeurai immobile, haletant, en sueur. Mes lèvres tremblaient, la vie se
retirait de mes jambes glacées, mon cœur formulait je ne sais quelle
supplication intérieure…
Heureusement, on s’éloignait. J’entendis les pas décroître dans
l’escalier. La porte de la rue grinça. Elle s’ouvrait pour laisser sortir
quelqu’un. Puis tirée du dehors, se refermait aussitôt avec ce claquement
que je connaissais bien et qui faisait vibrer toute la maison.
Cette fois, j’avais repris mes esprits. Je sautai de mon lit, dévalai les
marches, fus bientôt en bas, pieds nus sur le carrelage du corridor.
Le courage m’était revenu d’être au niveau de la rue, à proximité de cet
espace rassurant où passent les gens, des autos, et où l’on peut appeler au
secours ou prendre la fuite… On sait l’inquiétant mystère des maisons
vides.
Je bondis à la porte. Je la trouve soigneusement verrouillée de
l’intérieur. L’impensable ne m’arrête pas. J’ouvre. Je suis sur le seuil. Je
regarde…
À une vingtaine de mètres, un passant s’éloigne sans hâte, silhouette
suspecte dans la rue déserte.
— Hep !… Monsieur !…
L’homme se retourne, cherche qui l’appelle, me voit debout, lui faisant
signe, dans la lumière qui troue l’obscurité des façades.
— Monsieur, s’il vous plaît !
Il revient sur ses pas. Vite, je décroche un manteau qui pend à la patère
et l’enfile sur mon pyjama.
— Excusez-moi, dis-je à l’inconnu qui s’approche méfiant, je voudrais
vous poser une question.
C’était un homme de bonne mine, de petite taille. Il portait un
vêtement de coupe sévère, presque militaire, fermant très haut, sous le
menton. Son chapeau, rejeté en arrière, dégageait un front intelligent. Il
approchait des soixante ans.
— Je vais vous paraître ridicule, dis-je. Est-ce vous qui venez de sortir
d’ici ?
Il me regarda interloqué. Il avait des yeux gris très vifs, très mobiles. Il
tint à mettre toute la courtoisie voulue à un entretien qui s’annonçait
insolite. Peut-être me prenait-il pour un fou, pour un somnambule. Peut-
être en savait-il plus que moi.
— Non, Monsieur, me répondit-il d’une voix douce, pleine de patience.
Non, je ne sors pas de chez vous.
Je baissai les yeux de crainte de surprendre le mensonge dans son
regard et je vis ses pieds. Les étranges bottines à tige de drap, fermées de
petits boutons noirs !…
Il ajoutait :
— Qu’aurais-je d’ailleurs bien pu faire chez vous ?
C’était juste. En dévisageant cet homme glabre et distingué, je me
mettais à douter de moi-même.
— Mais, demandai-je alors, assez hésitant – car la réponse ne faisait
aucun doute –, n’avez-vous vu personne quitter cette maison à l’instant ?
Nouveau regard surpris, mais compatissant.
— Rassurez-vous. Je flânais ici depuis un bon moment lorsque vous
êtes apparu sur le seuil. Avant vous, je n’ai vu personne. Je vous le
garantis. Sans doute avez-vous rêvé !
— Rêvé ?
Je regardais la rue noire derrière lui. Un rectangle de lumière
s’allongeait sur le sol, troué par nos deux ombres étirées. Il ne faisait pas
froid malgré la saison. Dans le ciel assez clair passaient lentement des
nuages épais. Non, je n’avais pas rêvé ! J’avais dans l’oreille encore le
bruit des pas dans l’escalier, le claquement de la porte refermée… Je
croisai sur ma poitrine découverte les revers de mon manteau. Je frottai
machinalement, l’un contre l’autre, mes pieds nus glacés.
— Comme vous voilà, dit l’inconnu, vous allez prendre froid. Allez
donc vous recoucher. Bonne nuit ! Je vous laisse.
Ah ! l’abjecte terreur qui m’envahit à ces mots ! Me recoucher ! Être
seul ! Je ne pouvais une seconde envisager de rester seul. C’était
désormais insupportable. Cet homme ne pouvait pas me quitter ainsi. Je
devais le lui dire.
Je saisis mon interlocuteur par le bras, à deux mains, comme on
s’accroche à qui peut vous sauver.
— Ne me laissez pas seul, implorai-je. Vous ne pouvez pas savoir.
Le visage bienveillant de l’inconnu s’altéra un peu. Malgré son calme
voulu, je devinais chez cet homme la naissance d’une inquiétude. Sans
doute, je provoquais en lui un malaise, qui n’était certes pas la peur, mais
quelque chose de voisin. Une sorte de lâcheté, le désir d’être ailleurs, la
gêne qui naît en présence d’un importun qui insiste et qu’on ne veut pas
brusquer.
— Remettez-vous, dit-il. Vous êtes encore sous le coup de votre
cauchemar. Buvez un verre d’eau fraîche et mettez-vous au lit.
Mais déjà je le tirais à l’intérieur et fermais la porte. Ah ! c’était bien
le même bruit que tout à l’heure. Je n’avais pas rêvé, j’en étais sûr.
— Enlevez donc votre vêtement, suggérai-je avec empressement.
L’inconnu ne résistait pas. Il se laissait faire. Je lui pris son chapeau
des mains. Je l’aidai à quitter son manteau de duelliste.
Pourquoi ce mot soudain me vint-il à l’esprit ? Parce que, sans doute,
mon visiteur m’apparaissait, en fine chemise de soie, comme un héros de
Stendhal.
À présent, il se regardait dans la glace et lissait rapidement ses cheveux
en souriant. Mais son visage ainsi reflété avait une expression différente.
Il ne se ressemblait pas. Il y avait là moins de courtoisie indifférente, plus
de ruse. Quelque chose d’indéfinissable qui m’inquiéta.
Mais cette impression fut de courte durée. L’homme se retournait vers
moi, attendait mon invitation à gagner l’intérieur de la maison.
Je me reprenais à douter de sa sincérité. Ne m’avait-il pas menti ?
N’était-il pas, après tout, le visiteur étrange qui m’avait tiré de mon
sommeil, que j’avais poursuivi, cherché à connaître et que finalement, au
mépris de toute raison, de toute prudence, je faisais entrer comme un ami
dans les lieux mêmes qu’il venait de quitter ?
Il était trop tard désormais pour changer d’avis. Déjà nous étions
retranchés du monde extérieur. Quelque chose se nouait entre nous, où ma
volonté n’avait plus rien à exprimer.
D’un geste las – qui était bien plus de renoncement que d’accueil – je
lui fis signe de passer devant moi.
Nous montâmes au salon et prîmes place l’un en face de l’autre dans
des fauteuils profonds. Un lampadaire répandait sa lumière intime dans le
coin que nous occupions, laissant l’ombre s’épaissir dans le reste de la
pièce. Nous restâmes un long moment sans mot dire. Puis mon visiteur, se
penchant en avant, se décida à parler :
— Mon nom ne vous dira rien, fit-il, mais la bienséance m’oblige à me
présenter. Je suis le docteur Babylon.
Je me nommai à mon tour.
— Le hasard seul, continua-t-il, m’a mené jusqu’ici, mais je suis trop
respectueux des malices du destin pour ne pas répondre à votre invitation.
Peut-être, en effet, avons-nous quelque chose à nous dire.
C’était lui, je le constatai bientôt, qui avait surtout à parler. Il se
« raconta » avec la confiance poignante de gens rencontrés en chemin de
fer ou en avion, qu’on ne reverra plus, et qui nous livrent les plus intimes
secrets de leur existence. Il avait été marié, déçu, bafoué. Il portait en lui
une blessure du cœur et de l’amour-propre qui, malgré les années, ne
s’était point cicatrisée.
Je compris, sans qu’il l’ait exprimé, qu’une froide résolution l’habitait
encore et qu’il ne désespérait pas de retrouver ceux qu’il cherchait depuis
si longtemps.
Finalement, il se déclara mort de fatigue et voulut prendre congé.
Je le retins.
— J’ai une chambre d’ami là-haut. Le lit est prêt. Faites-moi le plaisir
d’achever la nuit ici. Je vous ai déjà tant retardé. Où iriez-vous donc courir
à cette heure ?
Je ne m’étais pas enquis de savoir où il logeait. Si c’était à l’hôtel ou
dans une maison amie du voisinage. Cela importait peu d’ailleurs. J’avais
« adopté » le Dr Babylon et j’entendais me montrer hôte parfait jusqu’au
bout. Je sentais que cet homme si courtois avait quelque chose à voir avec
les enchaînements du hasard. Le cycle devait s’accomplir totalement.
Mon hôte ne se fit pas prier et accepta sans façon mon invitation. Il
tombait de sommeil. Il avait les yeux gonflés et les tenait ouverts à grand-
peine.
Je l’accompagnai à la chambre d’ami, au dernier étage de la maison.
Tout y était prêt pour une visite éventuelle. Je fermai les rideaux tandis
qu’il s’asseyait en bâillant sur le lit.
Je descendis lui chercher un pyjama et, lorsque je remontai, il était déjà
dévêtu, ne gardant sur lui qu’un essuie-main noué à la taille. Nous nous
souhaitâmes bonne nuit. Il me serra la main cordialement. Un coup d’œil à
sa montre, posée sur la table de chevet, m’apprit qu’il était quatre heures
du matin. Je gagnai ma chambre et me couchai enfin, résigné au pire. Mais
la fatigue l’emporta finalement sur mon désir de guetter le comportement
de mon hôte.
Le sommeil m’enveloppa de son réconfortant mystère.
Elle était debout devant la cheminée, très belle dans sa longue robe
blanc et noir qui, de face, la moulait étroitement et, de profil, lui faisait un
gros nœud sur les reins. Elle se tenait très droite, avec un air de provoquer
à la ronde, et vida un nouveau verre de champagne avec une lenteur
calculée. Elle le posa un peu brusquement, maladroitement, et me fit un
petit signe amical et engageant.
Les autres conversaient par petits groupes très animés. Werner B…
avait raconté avec son brio coutumier l’histoire du bidet en or, puis celle
du violoniste trop viril, et chacun, autour de lui, s’essuyait les yeux
d’avoir trop ri.
Mélusine von R… avait enlevé ses souliers et voguait de siège en siège,
debout dans les coussins ou sur les dossiers, pareille à un canari dans sa
cage, qui va de sa balançoire à son abreuvoir, sautant d’un endroit à
l’autre, et chacun s’amusait de sa légèreté et de son adresse.
Je fus alors près de la belle inconnue qui avait été loin de moi à table et
dont je n’avais pu contrôler, sur le petit carton indiquant les places, un
nom que j’avais mal compris au moment des présentations. Elle me
regardait venir et affichait un air à la fois triomphant et égaré.
— Vous ne buvez pas, dit-elle. Buvez avec moi !
Elle prit des mains d’un serveur la bouteille de champagne, emplit le
verre vide qu’elle tenait à la main et me le tendit.
— Vous avez l’air moins con que les autres.
— Ce n’est sans doute qu’une première impression.
— Faites voir votre main.
Elle regarda très rapidement ma paume tendue, ne put vraiment rien y
voir en un si court moment, rejeta mon bras, vida le verre que j’avais posé
et fit « hum ! hum ! » d’un ton entendu.
— Quoi, hum ! hum !
— Vous m’intéressez. Vous avez une main !…
— J’en ai deux, fort heureusement.
— C’est pour mieux vous palper, mon enfant ! Et puis, zut ! fit-elle en
cherchant le champagne des yeux et en levant son verre en signe de
détresse. Vous êtes aussi con que les autres !
— Venez là, ma petite jolie, lui dis-je en la faisant asseoir près de moi
sur un canapé de cuir blanc. Reprenez-vous… Qu’est-ce qui ne va pas ? Et
d’abord, comment vous appelez-vous ?
Elle était comme une petite fille malheureuse et murmura doucement :
— Suzy.
— C’est démodé. Suzy comment ?
— Suzy Banner.
Je la regardais avec gentillesse, sa main toujours entre les miennes, et
demandai doucement :
— Pourquoi avez-vous envie de pleurer ?
Elle se rebiffa vivement :
— Dites donc, vous ! Je n’ai pas envie de pleurer du tout. Je suis très
contente, très heureuse… Venez danser.
On venait de mettre un disque très rythmé et un couple commençait à
s’agiter.
— Je ne danse pas.
— Vous ne savez pas danser ? Vous êtes quoi ? Docteur, avocat,
garagiste, cul-de-jatte ?
Elle s’était levée et je la fis se rasseoir près de moi en la retenant par la
main.
— Restez ici, lui dis-je, ne crânez pas. Dites-moi ce qui ne va pas.
À ce moment, Mélusine von R… passa comme un oiseau au-dessus de
nous, se dirigeant du bras d’un fauteuil vers un appui de fenêtre, toute à
ses prouesses d’équilibriste qui n’intéressaient d’ailleurs plus qu’elle-
même.
— C’est une chic fille, dit Suzy. Un peu conne par instants. Mais chic.
— Vous lisez beaucoup ?
— Assez peu. Pourquoi ?
— Question de vocabulaire. Vous devriez l’enrichir un peu.
Elle me regarda avec une détresse à la fois comique et poignante.
— C’est trop con ! dit-elle. On ne m’a jamais parlé comme ça…
Appelez donc le type, là-bas, avec le champagne.
Elle tendit son verre et riait en faisant de la gorge un drôle de bruit
rauque.
— Mais vous ne buvez pas ! Vous me jugez mal, n’est-ce pas ? Je m’en
moque, notez-le bien, mais avec les mains que vous avez, étranges, graves,
philosophiques, je m’attendais à plus de compréhension de votre part…
Vous vous appelez comment encore ?
Je me nommai.
— Ah, oui ! J’oublie toujours. Je retiens les têtes, pas les noms. Je
voudrais vous revoir. Un jour où je serai à jeun.
Elle tendit le bras et prit sur un guéridon un petit sac doré, où elle
chercha un moment, et me donna sa carte. Elle y ajouta avec peine son
adresse et son numéro de téléphone avec le stylo qu’elle m’avait réclamé
d’un geste des doigts.
— Promettez-moi de me faire signe.
— Je ne promets jamais rien, mais je tiens souvent.
Ses yeux devenaient vagues. Elle renversa son verre de champagne
rempli à nouveau et sombra dans une sorte de torpeur soudaine.
Un homme grand, distingué et un peu inquiétant qui l’accompagnait,
qui n’était pas son mari (en avait-elle un ?), mais qui veillait sur elle, lui
dit quelques mots et l’aida à se lever.
Quelques semaines plus tard, à ma grande surprise, Suzy Banner me
relançait et me demandait, par un petit mot, griffonné d’une écriture
désordonnée, de passer chez elle au plus tôt. Cela ne me plaisait qu’à
moitié. Je n’aime pas les femmes qui boivent. Je me demandais ce qu’on
pouvait bien me vouloir. On ne fait pas une telle démarche pour une
futilité. J’avais l’impression d’une chose grave qui pesait sur la vie de
cette femme et qu’elle éprouvait le besoin d’en parler à quelqu’un d’autre
qu’un intime. C’est tellement plus facile. Il m’était arrivé plusieurs fois
déjà, en voyage, de recueillir des confidences – et peu ordinaires ! –
d’inconnus démangés par le désir de se raconter.
Rendez-vous pris, j’allai donc chez Suzy Banner. Elle occupait une
grande et belle demeure patricienne, un peu vieux jeu, pas accordée du
tout à sa remuante personne. Une soubrette du meilleur style me conduisit
dans un vaste bureau où, faisant face à une grande tapisserie de Jean Van
Noten, un portrait d’homme en pied, l’air important, souriait
imperceptiblement. C’était une œuvre ressemblante, sans aucun doute, on
y devinait la réussite, mais le style en avait, compte tenu du goût du jour,
quelque chose de déjà démodé.
Suzy Banner entra en coup de vent, me prit les deux mains avec
beaucoup d’élan, se détacha de moi pour désigner le portrait : « Mon
mari ! » dit-elle, puis me fit asseoir près d’elle sur un profond canapé de
cuir noir.
— C’est très gentil d’avoir accepté de me voir, fit-elle, j’ai un service à
vous demander.
Je gardai, je pense, un visage impassible.
— Rassurez-vous, ce n’est pas un service d’argent. J’ai l’intention de
faire de vous le confident d’une chose très importante, qui appartient à
mon passé et dont je ne puis me libérer qu’en en parlant, très franchement,
à quelqu’un qui puisse me comprendre.
— Pourquoi…
— Pourquoi vous ? Parce que, parmi mes amis et mes relations, je ne
vois personne qui me paraisse de taille à « encaisser » ce que je vais vous
raconter, et parce que vous-même – on me l’a dit – portez assez d’intérêt
aux agissements secrets des êtres et aux fantaisies du destin, pour pouvoir
m’écouter sans me croire folle.
Voilà qui promettait !
— Qu’attendez-vous de moi exactement ?
— Votre attention, votre discrétion et votre assistance.
— Cela fait beaucoup de choses, et j’ai bien peur…
— Moi pas. Vous êtes exactement l’homme qui me convient. Ni trop
modeste, ni trop suffisant, ni trop rigoriste.
Elle hésita un peu sur ce dernier mot, alla ouvrir un secrétaire ancien
qui contenait un bar-frigo et en sortit une bouteille de champagne qu’elle
déboucha avec prestesse.
Elle emplit deux coupes, en vida une, m’offrit l’autre.
— Parlons sérieusement. Il faut d’abord que vous sachiez que je suis
veuve. Il y a quatre ans que mon mari est mort. C’était un financier fort
connu, ce qui avait son beau côté. Mais c’était aussi, hélas, un incurable
détraqué. Très peu de gens ont percé le secret ténébreux de sa nature, car il
mettait une adresse extrême à jouer son personnage et se voulait aux yeux
de tous homme du monde irréprochable. Et cependant… quel esprit
torturé, quelle âme obsédée ! Mon mari était un maniaque de l’anormalité.
Était-il fou quand je l’ai connu il y a quinze ans ? L’est-il devenu depuis ?
Je n’arrive pas à me faire une idée. J’ai pris conscience qu’il n’était pas
comme les autres, lorsque j’ai découvert sa Wunderkammer.
» Depuis des années, bien avant notre mariage, il s’était constitué et
continuait à enrichir un étonnant cabinet de curiosités. Vitrines et tiroirs
étaient bourrés d’objets inquiétants ou monstrueux, ayant rapport à la
magie, l’envoûtement, l’érotisme. Il gardait ce local jalousement fermé et
personne d’autre que lui n’y pénétrait… Comme la femme de Barbe-
Bleue, je profitai un jour de son absence à l’étranger pour m’introduire
dans cette pièce à son insu et y surprendre les terribles secrets d’un
homme qui, cependant, ne passait pas pour un pervers…
Suzy Banner s’arrêta pour voir l’effet de ses propos.
— Et c’était quoi, cette collection ?
— Il y avait là de tout. Des coquillages et des racines sexuées, des
mâchoires de loup, des pierres gravées de formules magiques en caractères
inconnus, des figurines d’argile ou de cire, entourées de bandelettes
jaunies et percées d’aiguilles et de clous, des statuettes de bronze ou
d’argent évoquant des monstres et des femmes.
J’étais prodigieusement intéressé. Mon interlocutrice en fut ravie. Elle
continua de plus belle :
— Il y avait aussi, sous un globe de verre, une petite sirène desséchée,
brunâtre, dont on distinguait très bien le visage osseux, les grêles bras
humains, le reste du corps étant celui d’un poisson, mais sans écailles.
Ailleurs, un bloc de cristal de roche, aux facettes anguleuses, au centre
duquel on voyait – pris dans la masse – un homoncule hallucinant par la
grâce de ses proportions. Ou bien encore le squelette bicéphale d’un tout
jeune enfant ; un collier d’ongles et de perles alternés, des médaillons
contenant des tresses de cheveux, des broches et des bagues garnies de
dents humaines ; une collection d’yeux de verre ; des prothèses de toutes
sortes, en bois poli, en cuir, en argent terni ; que sais-je encore ?… Rien
n’était plus cynique, plus anti-humain, plus satanique que toutes ces
choses tristes et terribles en un même lieu assemblées.
— Où se trouve cette collection ? demandai-je. J’aimerais beaucoup la
voir.
— Dispersée ! détruite ! répondit Suzy Banner d’une voix triomphante.
J’ai vendu les rares choses qui avaient un réel intérêt artistique et toutes
les horreurs poussiéreuses et malsaines, je les ai brûlées ici même.
Elle désignait une grande cheminée où l’on avait pu faire de fameuses
flambées.
— Quel dommage ! murmurai-je, rêveur.
— Vous aimez donc ça ? Cela ne m’étonne pas. Mais il le fallait.
Toutes ces choses ont empoisonné ma vie et ont d’ailleurs raccourci la
sienne.
Elle remplit son verre, se pencha vers moi et me confia, un peu
exaltée :
— J’ai tué mon mari, vous pouvez le savoir… C’était un monstre.
Elle but lentement son champagne en me regardant dans les yeux avec
effronterie.
C’était trop beau ! Je flairais l’affabulation. Je dus laisser apparaître
sur mon visage une ombre de scepticisme amusé.
— Ne soyez pas vain ! dit-elle, agacée. Réfléchissez un instant. Vous
imaginez bien que si je me suis donné la peine de vous relancer, c’était
pour quelque chose qui valait vraiment le déplacement. Mentir est plus
facile que de dire certaines vérités. Que pourrait bien vous faire que je
corse mon personnage d’un piment dramatique ? Vous ne vous intéressez
pas à moi. Je vous ai donné mon adresse, mon numéro de téléphone. Vous
n’avez pas réagi. Bien d’autres l’auraient fait, cependant. Mais que je sois
une innocente femme en détresse ou une meurtrière trop rusée, cela ne
vous fait ni chaud ni froid. C’est vrai ou non ?
— D’accord.
— Si je vous ai appelé, c’est que je vous sais et que je vous crois
capable de comprendre certaines choses.
— Bon. Admettons que je sois cela. Pourquoi, diable, me faire l’aveu,
que je ne vous demande pas, d’un crime que j’ignorais ? Auriez-vous
l’intention de vous constituer prisonnière ?
Elle bomba son joli torse avec orgueil et me lança un regard de défi.
— Pas le moins du monde ! Je ne me sens pas coupable du tout et je
n’éprouve aucun besoin d’expier. Je n’ai pas de remords et je considère
que mon mari n’a eu que le châtiment qu’il méritait.
— Vous voilà bien sévère pour un collectionneur, original peut-être,
mais en somme inoffensif.
Je parlais contre ma pensée, pour la provoquer, car une conviction se
faisait en moi peu à peu. Je levai les yeux vers le portrait du mari défunt.
Il avait l’air important, le regard profond, un vague sourire un peu
inquiétant. Sous la suffisance bourgeoise, je décelais tout à coup quelque
chose de malsain et de dangereux.
— Il a fait beaucoup de choses pas très jolies, murmura sa femme,
songeuse. Je ne veux ni m’en souvenir ni m’en soucier. Mais il en est une
que je ne lui ai pas pardonnée. Et celle-là, il l’a payée de sa vie.
— Et peut-on savoir ?
Le visage de mon interlocutrice se durcit. Une expression haineuse
déforma sa bouche.
— Il a tué l’enfant que je portais.
Cette fois, ce fut moi qui remplis les verres et, je l’avoue, ma main
tremblait un peu.
Je bus une gorgée en évitant de rencontrer le regard de Suzy Banner. Je
voulais laisser pénétrer en moi cette étonnante accusation. Je ne
comprenais plus rien. Avais-je finalement affaire à une folle ?
— La vérité, poursuivit-elle, n’est pas facile à cerner. Elle est
insaisissable. Aussi, la traduire en quelques mots est impossible. Il faut
m’aider, sans chercher à simplifier.
— Je ferai de mon mieux.
— Il y a sept ans, j’ai donné le jour à un enfant mort-né. Rien ne faisait
prévoir un tel événement. J’avais eu une grossesse paisible et sans
histoires. Je fus très affectée et très déçue et je mesurai, à ce moment,
combien mon mari et moi étions étrangers l’un et l’autre.
» J’aurais dû être réconfortée dans ces heures difficiles. Bien au
contraire, mon mari prit la chose avec une extraordinaire légèreté. Lui qui
aurait dû me rendre courage, m’expliquer qu’il s’agissait là d’un accident
relativement fréquent, me promettre que j’aurais un autre petit garçon, il
se montrait détaché, fanfaron, cynique.
— Peut-être avait-il des raisons de penser que vous n’étiez pas faite
pour la maternité ? Peut-être voulait-il éviter d’entretenir chez vous des
espoirs qu’il savait devoir être déçus ?
— Non, non, c’était bien pire. Au fond, il détestait la vie. Tout ce qui
était jeunesse et fraîcheur l’irritait. Il ne se complaisait que dans ses
lectures maudites et ses collections macabres.
— Vous vous faisiez des idées.
— Quoi qu’il en soit, notre vie devint difficile. J’ignorais encore quel
rôle il avait joué dans la mort de mon enfant, mais je le pris en aversion.
Nous en arrivâmes à nous parler souvent avec amertume et dureté. On
aurait pu deviner à mille petites choses que nous étions en guerre et que ce
malentendu ne se dissiperait que par la séparation ou la mort.
» Et voilà qu’un jour, mon mari me montra un coupe-papier dont la
poignée était faite d’une minuscule main d’enfant. « C’est un souvenir de
ton fils, dit-il, le visage tordu d’une grimace. Je lui ai tranché le poignet à
l’insu de tous avec un sécateur, avant qu’on ne le mette dans son petit
cercueil. Tâche que j’avais tenu à accomplir seul, tu t’en souviens. Cette
petite chose naturalisée et baguée d’argent est bien issue de nous deux. »
— Quelle horreur ! murmurai-je.
Mon interlocutrice était comme en transe. Elle s’était dressée. Elle
vibrait sur ses jambes tendues, ses lèvres tremblaient.
— Vous ne savez pas tout !
Elle alla vers un meuble en titubant, ouvrit un tiroir, en sortit le coupe-
papier à lame d’ivoire, couronné d’une petite chose grise toute ratatinée, et
le posa devant moi après avoir écarté nos coupes.
Je regardais ce poing minuscule et crispé. Fasciné, j’avais à la fois
envie et peur de le toucher. Mais déjà, Suzy Banner revenait avec autre
chose. Une petite poupée d’une quinzaine de centimètres de long,
emmaillotée comme un nouveau-né. Cela ressemblait à première vue à un
gros index entouré d’un pansement blanc.
Mais une petite tête de cire apparaissait, presque lisse, avec de vagues
traits informes.
On m’avait tendu cela et j’étais là, maintenant, à retourner cet objet
entre mes doigts, ne sachant qu’en faire.
— Regardez bien et tâchez de comprendre. Ce que vous tenez là, c’est
l’image de mon enfant fabriquée par mon mari pour l’envoûter. Le bébé
était mort en naissant. Il portait une meurtrissure inexplicable au creux de
la fontanelle. Elle correspondait, je le compris plus tard quand je
découvris cette abominable statuette, aux traumatismes que celle-ci avait
subis.
Et elle me montra, à la partie qui simulait le crâne de cette figurine, les
têtes d’épingles entièrement enfoncées dans la cire. C’était peu, en
somme, mais il s’en dégageait quelque chose de morbide et de maléfique
qui soulevait le cœur.
— Le reste a tout naturellement suivi, dit alors Suzy Banner. Le tour de
mon mari n’allait pas se faire attendre. Je sus dominer assez ma colère et
mon ressentiment pour ne pas lui donner l’éveil. Je me mis à lire avec
passion divers ouvrages trouvés dans sa bibliothèque et que vous
connaissez certainement. Je me souviens de Jean Bodin et sa Démonologie
des sorciers, de Marius Decrespe, Anne Osmont, Albert de Rochas, Papus,
Roland Villeneuve, que sais-je encore ?…
J’étais stupéfié ! Cette femme, qui m’avait naguère paru sotte et futile,
était fort bien informée des auteurs, dont elle retenait les noms, mais aussi
des pratiques les plus secrètes des magiciens et des sorciers qu’ils avaient
décrites.
Je lui dis mon étonnement et mon admiration pour tant de savoir en si
peu de temps assimilé. Comment donc était-elle passée de la théorie à la
pratique ?
— J’ai fait tout bonnement, tout bêtement ce que recommandent les
traités de sorcellerie, dit-elle avec simplicité. Je vous épargne les détails
du rituel. Celui-ci est à la fois ridicule et terrible. On touche là le bord
même de la raison. Mais si c’est efficace, c’est tout de même un peu con.
Je la retrouvais comme au premier jour ! Mais elle ne plaisantait pas.
Elle se versa encore du champagne avec une gravité mesurée de
magicienne à ses mélanges, puis retourna à l’armoire chercher autre chose.
— Voici la statuette dont je me suis servie.
Elle me la fourra dans les mains et je pus l’examiner à loisir. Elle était
en bois et avait environ vingt-cinq centimètres de haut. Le tronc, les bras,
les jambes formaient un seul bloc. Les membres avaient été grossièrement
figurés par quelqu’un qui ne disposait pas d’outils adéquats et qui ne
connaissait manifestement rien à ce genre de travail. Par contre, la tête,
plantée sur les épaules, avait bonne allure. Elle était en cire et
étonnamment expressive. On voyait que l’artiste avait mis toute son
application à marquer les arcades sourcilières et le nez, à peindre de bleu
les yeux et de rouge les lèvres. Au milieu de la poitrine était dessiné très
soigneusement le cœur, lui aussi, comme une cible. Là, étaient enfoncés,
mais pas très profondément, des clous et des épingles. Au dos de la
statuette, était ménagée une cavité, fermée d’un bouchon en plastique
transparent provenant d’un flacon de médicaments. Se trouvaient là des
cheveux, des rognures d’ongles, un petit morceau d’ouate souillé de sang.
— Vous voyez, dit Suzy Banner, lorsque j’eus examiné attentivement
cette effigie magique, je n’ai rien négligé. J’avais choisi le cœur. C’était
son point faible. Cela n’a pas tardé. Il est mort très peu de temps après
d’un infarctus. Pas d’histoires…
Je hochai la tête, stupéfait de tant d’assurance et de calme cynisme. Je
posai l’objet et regardai au creux de ma main, comme s’il avait pu y
laisser une trace sanglante. J’étais très mal à l’aise et je demeurais
silencieux.
— Tout cela n’est pas très joli, évidemment, dit la jeune femme, et
vous comprendrez que de tels événements, dans la tension même de leur
succession assez rapide, m’avaient brisé les nerfs. Voilà pourquoi je bois,
car je bois trop, je le sais. Je cherche à m’étourdir.
Elle passa ses mains sur ses yeux et son visage comme pour enlever
une toile d’araignée, qui n’était que lassitude. Elle soupira longuement,
finit par retrouver un sourire un peu contraint et dit :
— Voulez-vous emporter ces choses et les détruire ? Je vous sais
capable de recevoir et de garder une confidence. De tous ceux que je
fréquente, vous êtes certainement le seul à pouvoir comprendre tout ceci.
Les gens comme vous se reconnaissent à quelque mystérieuse complicité
de l’âme. Ne vous en défendez pas… Je vais quitter ce pays dans quelques
semaines, sans espoir de retour. Personne ne le sait encore. L’homme qui
m’emmène et va m’épouser, ne cherche pas à deviner ni à s’expliquer
certaines choses de ma vie. Il est à cet âge où le présent seul compte
encore. Il veut mettre la distance entre mon passé et moi et me libérer en
quelque sorte de moi-même.
— Je ferai ce que vous souhaitez, dis-je du ton solennel qui convenait.
— Vous pouvez, plus tard, raconter mon histoire, en changeant les
noms, bien entendu. Elle mérite de ne pas se perdre.
Elle se leva et me tendit la main pour sceller notre entente.
J’ai fait ce que souhaitait Suzy Banner. Sauf détruire les deux figurines
d’envoûtement. Pensez-vous ! Mieux qu’une paire ! Une rareté, un père et
son fils.
Elles font partie désormais de ma collection d’objets infâmes. Je ne
montre celle-ci à personne. Petit à petit, je me constitue une
Wunderkammer. C’est un jeu passionnant.
LE VOYAGEUR
Elle vit un crapaud sur le chemin. Elle pria son guide de l’approcher de
la bête. Elle mit la pointe ferrée de sa canne sur le dos du crapaud et le
cloua au sol pierreux. La bête aplatie agitait les pattes. Patricia avait une
expression dure et joyeuse.
— Vous êtes cruelle, dit le voyageur. Vous aimez faire souffrir.
— Non, j’aime tuer. Je délivre, me semble-t-il. La vie est absurde. Que
fait de sa vie ce pauvre crapaud ?
Près de la vieille forge, au bord du ruisseau qui saute sur les pierres et
dont l’eau transparente chante et tourbillonne, ils se sont arrêtés, rêveurs.
— Savez-vous siffler ? demanda Patricia.
— Oui. Et il se mit à siffler Au clair de la lune…
— Non, non. Comme ceci.
Elle poussa cinq notes pareilles à un appel. Trois notes ascendantes,
deux descendantes.
Le voyageur l’imita, d’abord maladroitement, puis avec vigueur.
— C’est un beau signal, dit Patricia. Il me plaît de l’entendre. Sifflez
encore, je vous prie.
Elle revoyait maintenant le petit garçon qui sifflait de tout son cœur,
avec une drôle de petite moue de ses lèvres rondes et gercées.
Elle l’imitait, mais il la faisait recommencer. Il montrait du doigt
l’arrondi de sa bouche et l’invitait à plus d’application. Mais elle devait
rire et cela n’allait plus. Enfin, elle réussissait, et lui embrassait, tout
joyeux, la paume de sa main.
Alors, il disait :
— Je voudrais me marier avec toi.
— Tu es trop petit !
— Plus tard, je serai grand.
— Plus tard ! Plus tard ! C’est tout de suite qu’il faudrait l’être. Elle
le secouait avec une taquinerie presque méchante, lui faisant
successivement dure et tendre mine, et soudain l’embrassait sur la bouche.
— Va-t’en ! lui disait-elle alors en le repoussant tout déconfit. Tu es
méchant. Va-t’en… Ne reviens plus !
Patricia racontait :
— Il aimait les fleurs, les bouquets. Je trouvais à ses goûts quelque
chose de mièvre, de féminin, mais aussi, peut-être, quelque chose de
macabre. Lorsqu’il m’apportait des fleurs, j’étais touchée de son élan,
mais s’interposait entre lui et moi une image funèbre. Je voyais des fleurs
s’affaisser sur un cercueil ou pourrir sur une tombe.
» Grandissait en moi l’idée d’une prédestination et que mon jeune ami
n’était pas fait pour un long séjour en ce monde. De le savoir menacé,
fragile, je le trouvais plus charmant. Je subissais comme la tentation
qu’ont certains de toucher du doigt la fontanelle d’un nouveau-né. L’idée
qu’il mourrait bientôt me le rendait plus cher, plus tentant. Il me donnait
des pensées qui n’étaient pas toutes d’une grande sœur et je m’en voulais,
à cause de lui, de succomber à des égarements de mon imagination. J’en
venais à certains moments à le détester, à d’autres à désirer ardemment sa
présence. Cet enfant, vous l’avouerai-je, avait allumé en moi un feu
dévorant.
» Un jour – poussée par quel démon ? – j’allai rôder autour de la voie
ferrée. Ces rails luisants qui conduisent ailleurs m’ont toujours attirée. Il y
avait des fleurs sur le talus et j’incitai mon petit compagnon à m’en
cueillir un bouquet. Il obéit, tout heureux de m’être agréable. Je prenais
plaisir à le voir grimper sur l’escarpement comme un petit chamois et je
lui montrais où trouver les fleurs que j’aimais. « Là, là…» et ma main
indiquait des endroits de plus en plus difficiles à atteindre.
» Sa bonne volonté attisait mon exigence et à mesure qu’il faisait bien,
j’en voulais davantage.
» C’était cruel, car il était si petit encore, si touchant de bon vouloir.
» Mais je me sentais trop émue par sa démarche adroite et gracieuse
pour souhaiter le voir revenir auprès de moi. Le charme de cet enfant était
désormais trop redoutable pour que je ne tentasse point de le tenir à
distance. Je devais me garder de lui, c’est-à-dire de moi-même. Une fois
de plus, je lui demandai donc l’impossible. Il me sourit, mais glissa
soudain et tomba sur le ballast où il demeura inanimé. Je le regardais déjà
étranger à mon destin et je ne songeais pas à courir à lui.
» Le train survenait à cet instant… Je n’ignorais pas qu’il passait à
cette heure. Je fermai les yeux… Le pauvre enfant fut déchiqueté. J’étais
responsable de sa mort. Sans doute l’avais-je mentalement souhaitée,
voulue…
» L’émotion que je ressentis de cet événement me causa une poussée
terrible de plaisir qui me bloqua les reins. C’est depuis que j’ai perdu
l’usage des jambes. »
Elle revoyait en pensée une scène très ancienne, où l’enfant mort jouait
un rôle analogue :
— Je suis la reine, embrasse ma jambe.
Et il le faisait.
— Embrasse mon pied…
Ceci est une histoire vraie. Elle met en scène Jean Ray, avec
l’autorisation de qui je la rapporte ici, afin de verser une pièce
supplémentaire au dossier de cet homme étrange qui vécut, plus encore
qu’on ne l’imagine, en marge de notre monde quotidien.
Cela se passe à l’époque, où, pris d’une passion inattendue pour les
cimetières, qui formeront le cadre de plusieurs de ses ténébreux récits, le
grand bourlingueur cynique se mit en tête de recueillir un peu partout des
informations de première main, capables de réjouir son cœur blasé et de
stimuler encore son imagination délirante.
On connaît Jean Ray. Il avait, à l’époque de ce récit, pas loin de
soixante ans. Déjà son visage semblait de pierre grise, ses joues étaient
creuses, son masque buriné ne devait plus guère changer avec les années.
Mais une force terrible, d’une surhumaine jeunesse, habitait sa puissante
carcasse et faisait jouer ses muscles redoutables.
Mon étrange ami avait débarqué chez moi, sans crier gare. Il avait jeté
sur une chaise son chapeau de feutre incolore et me regardait sans mot
dire, en lissant d’une main nerveuse ses cheveux plats. Une lueur de
passion dansait dans ses yeux gris et froids. Quelle nouvelle aventure
s’apprêtait-il à vivre ?
— Je pars pour Bernkastel, dit-il, sur la Moselle allemande, pour une
chose importante. Si tu pouvais te libérer quarante-huit heures, tu me
ferais plaisir. Au surplus, tu ne le regretteras pas !
Que pouvait-il avoir à faire en ce coin perdu, en cette saison ? Ma
curiosité était piquée. D’ailleurs, comment résister à ce diable d’homme
dont les visites me paraissaient toujours trop rares et trop brèves ? Deux
jours en sa compagnie, pour une chose importante, valaient bien de
bousculer mon calendrier.
Nous étions à la veille de la Toussaint, ce qui facilitait les choses. Je
m’arrangeai donc sur l’heure, sans demander d’autres explications, qu’il
ne m’aurait d’ailleurs pas données, et nous prîmes la route.
Du voyage, j’ai peu retenu, sinon que nous logeâmes à Koblenz, après
un dîner fort pittoresque en compagnie d’un curieux petit vieillard, au
visage lisse et rond, qui tenait mon ami en grande estime, ne m’adressa
pas la parole et ne leva pas une seule fois les yeux sur moi. Il buvait les
propos de Jean Ray, avec une avidité presque puérile.
Celui-ci, en grande forme, lui fit un numéro philosophico-
mathématique comme seul il en a le secret. Sa voix, tour à tour sourde et
d’une belle sonorité grave, une façon bien à lui de rejeter le buste en
arrière pour défier ou pour séduire, et tant d’autres ruses dans le regard ou
le geste, envoûtèrent littéralement un interlocuteur gagné d’avance.
C’était un professeur retraité, qui avait enseigné Dieu sait quoi à
Heidelberg et à qui rendez-vous avait été fixé à l’occasion de notre
passage.
Du but de notre déplacement rien ne fut dit, tout au moins en ma
présence. Le visage poupin du professeur Riemenscheider, à mesure que le
vin du Rhin coulait dans nos hauts verres, prenait une teinte violacée qui le
faisait ressembler à une figue.
Quand il fut tout à fait mûr, Jean Ray me fit signe de les laisser et je
me retirai discrètement. Je ne devais plus revoir cet étrange petit homme
et je ne sais ce qu’il est devenu.
Je montai me coucher et ne tardai pas à m’endormir profondément.
C’était un bête petit jardin de ville. Enclos de hauts murs, non chaulés
depuis des années et verdis en leur partie basse. On y voyait un gros
peuplier bruissant et ombreux, refuge, certains jours, d’oiseaux bruyants,
des tristes massifs d’hortensias au feuillage trop pâle, poussant leurs
feuilles anémiques vers la lumière trop rare. Ici et là de grandes fougères
nourries d’humidité, quelques plants de fraisiers retournés à l’état
sauvage, des dalles moussues et une vasque de pierre bleue où
pourrissaient des débris végétaux.
Sylvain Aymar surveillait le jardin. Comme il surveillait tout et
chacun. Sa femme, ses voisins, ses fournisseurs, les rares parents qui lui
faisaient encore visite.
Il avait la soixantaine largement sonnée, mais vigoureuse encore, le
visage amer, le caractère instable et l’esprit occupé sans cesse de noires
pensées. De corpulence lourde, il avait l’apparence d’un cabaretier
retraité, sans la bonhomie, ou celle d’un camionneur, sans le courage
physique.
Pour le moment, face à la fenêtre, il venait de s’accroupir, les mains à
la tablette de marbre, le nez au raz de celle-ci. Il épiait. Il se déplaçait
tantôt à droite, tantôt à gauche, prenant grand soin de se dissimuler, et les
mouvements de son gros derrière avaient une vivacité insolite et comique.
Lorsqu’il entendit, en bas, se refermer la porte d’entrée de la maison, il
sut que sa femme était revenue et, se redressant avec un peu de peine tout
de même, il alla s’asseoir dans un fauteuil de cuir, au coin de la cheminée,
près de la télévision, et simula hypocritement le sommeil.
Féla entra dans la pièce, les bras chargés de paquets qu’elle posa sur la
table ronde. Au bruit qu’elle fit, le faux dormeur sursauta comme un qui
sort de ses rêves et murmura d’une voix plaintive et effrayée :
— Quoi ? qu’est-ce que c’est ?
— C’est moi, dit Féla.
C’était une femme alerte et saine, bienveillante en général, mais vite
agacée par la bêtise ou la méchanceté, belle encore et le sachant.
— Ah ! c’est toi… Où étais-je donc ?
— Tu dormais.
— C’est ça, je dormais. C’est fou ce que je peux dormir maintenant.
Quand je pense à moi…
— … ce qui est rare…
— … je me dis que je suis un grand malade. Que j’ai besoin de
beaucoup de ménagements, de ne pas être contrarié. C’est terrible cette
sensation de faiblesse, cette demi-absence.
Féla, qui connaissait la rengaine, ramassa ses emplettes et passa dans la
cuisine. On put entendre des armoires ouvertes et refermées avec vigueur,
l’eau couler, le réchaud à gaz s’allumer en faisant « plof », puis le
ronronnement rapide d’un moulin à café électrique.
Sylvain Aymar se leva alors prudemment et franchissant sans bruit les
quelques mètres qui le séparaient de la fenêtre donnant sur le jardin, il
reprit son guet et sa curieuse gymnastique.
Maintenant il pouvait la voir. Elle était toute jeune et noire, d’un noir
luisant d’anthracite. Sa poitrine était marquée d’une ligne rouge verticale,
étonnante comme une flamme. Sa crête commençait à peine à pousser.
C’était une poule sans aucun doute, mais elle avait l’apparence d’un
oiseau plus racé, plus fin, d’une autre espèce, exotique et ambigu.
Comment avait-elle pu s’introduire dans le jardin et d’où pouvait-elle être
venue ? Elle avait dû franchir le haut mur, à la suite d’un long vol plané et
maintenant, au pied de celui-ci, elle avait dû renoncer à repartir. Elle se
trouvait prise dans un étroit enclos, formant comme un puits, sans recul
suffisant pour prendre de la hauteur, prisonnière.
Par instants, elle apparaissait à découvert, gloussait, poussait la tête en
avant en deux ou trois saccades brusques, puis elle se dérobait derrière un
plant d’hortensias ou de fougères. Elle avait une allure gaillarde, un peu
provocante, des manières de coq, une patte haut levée, le col tendu. On
aurait dit parfois qu’elle bombait la poitrine, redressant la tête d’un air de
défi, puis l’inclinant un peu sur le côté comme pour regarder insolemment,
de son œil rond, presque artificiel.
Le silence s’était fait dans la cuisine et Sylvain Aymar regagna
vivement son fauteuil. Ce fut de justesse ! Féla pénétrait dans la pièce.
Elle n’avait pas remarqué son manège. Il la contempla d’un air triste et
résigné, se tenant le pouls, puis portant la main à son cœur.
— Ça ne va pas ? demanda Féla.
— Je me sens très essoufflé.
Il prenait un visage misérable et douloureux. Féla respira fort. Était-ce
pour marquer de l’impatience ou de la commisération ? Il vit sa poitrine se
gonfler. C’était une jolie poitrine, bien plantée, encore ferme. Quand sa
femme tourna la tête et le regarda de côté, il trouva entre son œil et celui
de la poule noire une ressemblance qui l’amusa. Il ne put s’empêcher de
rire. Et ce rire, d’abord discret, s’amplifia à mesure que l’œil marquait
plus d’étonnement. Il eut bientôt une résonance forcée, presque méchante.
— Qu’est-ce qui te fait rire ainsi ? demanda Féla mal à l’aise.
— Rien.
Elle haussa les épaules, mais il riait de plus belle, il hoquetait, il
s’essuyait les yeux.
— Ne ris pas comme cela, tu te fatigues le cœur.
Il y avait là, sans doute, une intention ironique. La recommandation
l’atteignit comme un coup. Il s’arrêta net, une main à la poitrine, eut une
expression de détresse et murmura :
— Dire que je n’ai même plus la force de rire à présent…
Féla ne dit rien. Elle disposa le couvert sur la table, sans lui donner un
regard.
— Dans dix minutes, ce sera prêt.
— Je ne sais si je mangerai, dit-il. Je ne me sens pas très bien.
— Si, si… Tu mangeras. Tu manges toujours. Trop d’ailleurs.
Dès qu’elle fut retournée à la cuisine, il ouvrit doucement l’armoire-
bibliothèque et en sortit le dictionnaire médical. Que de bonnes heures il
avait passées grâce à ce gros livre, à y chercher les symptômes de la mort
prochaine de ses ennemis ! Il y avait là une cachette. Elle contenait une
bouteille de whisky. Hâtivement debout, il avala deux gorgées et remit tout
en place.
La troisième – le mal n’a pas d’âge – était toute jeune. Mariée du matin
même, de passage dans la contrée. Un si joli pays sous le soleil !
Cette nuit-là était sa nuit de noces. Rien ne put la retenir.
Lorsqu’elle quitta l’auberge et son lit de plume, avec d’infinies
précautions pour ne point réveiller son mari, elle ne put s’empêcher de
mépriser un peu cet homme qui dormait la bouche ouverte comme un
enfant repu.
Elle était blonde et belle, avec de longs cheveux dénoués sur les
épaules. Elle avait vingt ans, l’air ingénu. Elle était calme, décidée.
La porte ne grinça point. Nu-pieds, en chemise de nuit sous son
manteau, attentive, retenant son souffle, elle descendit lentement l’escalier
et suivit le couloir aux murs ornés de trophées de chasse.
Elle souriait…
Stupide comme un mari, le village dormait.
Le lendemain, Mirone Prokop était mort dans son lit, la gorge marquée
d’une petite plaie rose, bien nette et bien propre.
Véra ne le vit pas ainsi. Elle était partie, tôt le matin, se promener à
vélo avec une amie. Celle dont elle avait dit à sa mère, avant de partir :
— Tu sais, la petite blonde, si rose et si fraîche, avec son petit cou
gracieux…